"Heropolis" de Jean-François Paillard - Extrait

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Du même auteur

Aux Éditions du Rouergue

Animos® (2000)

Un monde cadeau (2003)

Pique-nique dans ma tête (2006)

Chez publie.net

La Plus Belle Piscine du monde (2009)

Le saviez-vous ? (2010)

Un roman d’épouvante (2009 ; rééd. 2012)

Chez Crater (Coll. « Théâtre en Coulisses »)

Cortex, in Confessions érotiques (2003)

Duel (2004)

Chez Milan

Conseils philosophiques à usage quotidien (2012)

Chez Asphalte éditions

Le Parisien (2018 ; rééd. « Folio policier » n° 895, 2019)

L’Affaire suisse (2019)

L’auteur a bénéficié du concours du CNL pour l’écriture de ce roman.

Couverture : Odile Chambaut

© Éditions du Rouergue, 2024 www.lerouergue.com

Jean-François Paillard

Heropolis

la brune au rouergue

« Une seule chose restait à faire : fermer les yeux et plonger autant que possible dans cet autre monde »

Aldous Huxley, Île

« La vie, dans ces containers subdivisés, est difficilement supportable »

Jean Ziegler, Lesbos, la honte de l’Europe

« Si vous n’avez pas tout compris, vous risquez bien de vous en souvenir plus longtemps »

Nicolas Bouvier, L’Échappée belle

Première partie UNE ÎLE

1. LA COURSE

On est au lendemain de la seconde pleine lune après le solstice d’été et cinq heures environ se sont écoulées après le midi solaire, quand Z, le multimilliardaire qui se fait appeler

Périclès et que le magazine Forbes a classé au premier rang des personnes les plus riches du monde, jette du balcon cette écharpe de lin écru, légère et serpentine, voyez comme elle s’involute gracieusement dans l’air gras et immobile, les spectateurs retenant leur souffle, jusqu’à ce qu’elle vienne s’aplatir comme une chiffe molle sur le sable blond.

Aussitôt, la clameur unanime et sauvage s’élève, les portillons des stalles claquent comme des culasses d’AK-47 et vomissent sur la piste les cinq chars tirés chacun par quatre chevaux attelés de front, soit vingt cavales aux yeux fous qui dévorent à présent l’espace sous les hurlements du public, leurs quatre-vingts sabots martelant durement le sol, les colliers de grelots tintant aux encolures, leurs vingt poitrails jetés en avant par cinq cochers ivres de vitesse, de rage et peut-être de peur.

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Tous les conducteurs sont casqués de cuir à l’exception de cette fille habillée de bleu, cette diablesse de Maxima qui va chevelure au vent, chacun hurlant son huhauuu, son aïaaarrh, son hiarrrrrr, son ïahuaaa, son hiuuuu personnel. Les fouets claquent à dextre, la senestre agrippant le paquet de guides que les cinq auriges se sont enroulés autour des reins, le poignard qu’ils portent à la ceinture leur donnant la maigre assurance qu’ils pourraient les trancher en cas de chute.

Au passage des chars, un épais nuage ocre enveloppe les spectateurs des rangs inférieurs, les poussant à râler plus fort, à cracher plus loin que les autres, à gueuler des insanités qui sont reprises en chœur par la foule coincée par une chaleur écrasante dans cet hippodrome immense. Quand ils ne sont pas nus ou torse nu, les hommes, les femmes, les enfants sont affublés de toges, de tuniques légères. La plupart sont coiffés du chapeau de paille rond qu’on appelle ici pétasos. Oligarques, étrangers, thètes ou pauvres comme Job, chacun encourage depuis sa place assignée son champion en criant tantôt « Maxima ! », « Patrocle ! », « Cloanthe ! », « Balegos ! » ou « Polyctor ! », tantôt la couleur de sa tunique : « bleu ! », « rouge ! », « vert ! », « jaune ! », « blanc ! » ou tout simplement « Nika ! » qui veut dire « sois vainqueur ! »

Ici, le conducteur de char, cocher, aurige, se dit Hêniokhos1 car on y parle l’attique autant qu’on y vénère la haute culture de la Grèce ancienne, bien qu’on soit en plein XXIe siècle et qu’au vrai ce soit la même connerie de sport-spectacle qui a cours, ici comme ailleurs, les supporters affichant la même tronche tordue gueularde des tifosis du Barça, de l’Olympique de Marseille ou de la Lazio, les produits dérivés y faisant

1 En grec ancien ἡνίοχος, « qui tient les rênes ».

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pareillement florès, à cette différence que les maillots ou les écharpes estampillés F.C. Internazionale, OM ou Paris SaintGermain ont cédé la place aux lampes à huile, statuettes en terre cuite et couteaux à manche d’os ou d’ivoire sur lesquels les artisans de la basse ville ont gravé la figure de leurs héros, je veux parler des cinq casse-cou qui émergent à l’instant de la poussière comme d’un rêve fou, tous les cinq courbés en avant dans la position du missionnaire, un pied venant buter sur le garde-corps du char, l’autre calé au niveau de l’axe des roues, chacun s’efforçant de garder son équilibre sur ces caisses ultralégères et hautement instables dont le plancher n’est qu’une frêle armature de bandes de cuir.

Autant dire des cercueils roulants.

Les gueules écarquillées autour de moi le savent.

Elles n’attendent qu’une chose : ressentir le « vertige » de l’accident.

Celui qui disloque.

Celui qui éventre.

Celui qui déchiquette.

Rien que d’y penser, ça me donne envie de vomir.

Et, croyez-moi, c’est fort dommage que je n’aie plus la force de le faire. Ça lui ferait tout drôle, à mon fixeur, de me voir enfin réagir au mauvais délire dans lequel je suis plongé depuis sept de nos mois. Dégueuler sur ses sandalettes, tiens… Un traître, m’a dit Shamim. Ce brave Jassim n’aurait cessé de m’empapaouter depuis le début de cette mission pourrie. Pas que mon fixeur d’ailleurs. Le ban et l’arrière-ban. Z, Maxima, Montereau, Saint-Martin… Les ennemis et les soi-disant amis.

Tout le monde. Tous des traîtres. Sans oublier le bon Albert, de la direction technique. Cachait bien son jeu, celui-là. La Maison dans son entier, en somme. Je veux parler de Mortier.

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Du Bureau. De la Boîte. De la putain de Taule. Et pendant qu’on me trahissait à tours de bras, on me transformait en légume. Sept mois que j’ai atterri dans ce monde de cinglés et je n’ai plus le jus pour rien. Drogué jusqu’aux yeux, m’a dit Shamim. Pas un jour depuis mon arrivée sans que je m’amollisse un peu plus. Une loque, je suis devenu. Un légume en proie à des cauchemars bleus. Et quand je me réveille, j’ai l’impression d’être coupé en deux. Et cette chose, cette chose abominable que je n’ai toujours pas digérée quoiqu’en ancien militaire missionné au Congo, en Irak ou au Kosovo, j’aie vécu maintes fois la violence la plus crue. Je veux parler de cette fascination pour le sang et la mort que tous et toutes, ici, hommes, femmes et enfants compris paraissent éprouver sans aucune espèce de retenue ni remords.

« On n’est pas à Hollywood ou au Puy du Fou ! m’a braillé tout à l’heure mon fixeur, bien excité de me montrer cette poterne qui fait face à l’arc de triomphe sous lequel se pavanera le vainqueur de l’épreuve. À ce jour aucune course ne s’est soldée sans au moins un blessé grave, qu’on évacue de ce côté-ci de la piste… »

Maintenant, il se tourne vers le public d’un air extatique :

« Et ça ! Hein ? Avouez que ça a de la gueule, non ? »

Ça s’égosille, en effet, ça se lève, ça chaloupe du bassin, ça fait des grands gestes. Une femme à la figure peinte en vert agite ses seins oblongs et olivâtres sous les vivats et les applaudissements. Plus loin, un géant à gueule rouge lance son poing sur la face d’un gamin au visage de craie qui l’esquive de justesse, provoquant les rires de la foule.

« Si tu le dis… »

J’ai prononcé cette phrase avec une telle lassitude dans la voix que mon fixeur éclate d’un rire mauvais.

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« Dites donc mon vieux ! Merci de faire preuve d’un minimum d’enthousiasme, me crie-t-il à l’oreille en me tapant rudement sur le dos. Ne me faites pas regretter de vous avoir traîné jusqu’ici… »

J’avoue que je ne trouve rien à répondre.

Je reste interdit, les mains entre les cuisses, la bouche béante.

Un légume, je vous dis.

Les chars sont passés, les spectateurs arrêtent de hurler et se rassoient ; les moins bien lotis se serrent comme des sardines sur de mauvaises estrades en bois exposées aux ardeurs du soleil ; les autres, autrement dit mon voisin, moimême et tous les richards qui ont la générosité de nourrir des parasites comme moi, nous nous pavanons sur de larges bancs de pierre garnis de coussins à glands, qu’ombragent des dais marqués des sceaux des familles les plus riches de l’île : Zackenberg-Alcméonide, Dusk-Pisistratide, BatesAgiade, Huhan-Bouzyge, etc. S’ajoute l’aréopage habituel des seconds couteaux rompus à vivre sur la bête : Dan Schnitzler, Dominique de Villemin, Michael Burckhardt, Ja Yun, Francis Boogle, Helmut Spank, j’en passe. Mon fixeur Jassim et moi, on est relégués en bout de banc avec quelques autres farceurs par cet épuisant jeu de dupes qui, s’il n’est pas joué avec entrain, mène tôt ou tard à la disgrâce.

Au centre de ce festival de masques, affectant une mine impénétrable malgré la rumeur qui court sur ses crises de langueur – on parle ici d’akēdia, une forme d’ennui qui gagne périodiquement les habitants de cette île-tombeau où l’abattement le plus mortel contrecarre sans cesse l’excitation la plus folle – trône Z, lui, ses espoirs déçus, ses frisottis brou de noix et son visage caprin de pierrot lunaire.

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À environ vingt mètres à ma droite, c’est comme toujours un grand tapage du côté du carré VIP où s’exhibe le clan d’Alcibiade. Berçant dans ses bras énormes son bichon qu’il a prénommé Sōtēr2 et flanqué de ses âmes damnées Steve Dannon et Zhou Huhan, le fils adoptif de Z est un athlète aux muscles surgonflés, à la peau bleue et aux yeux titane, dont la tête jolie paraît se perdre dans sa coiffure trop large. Le jeune ambitieux a engagé dans la course pas moins de trois attelages sur cinq pour s’assurer la victoire. Ce n’est donc pas un hasard si le char paré de rouge de Patrocle, qui caracole en tête, est de son écurie. L’aurige a pris le large en serrant au plus près la spina, qui est ce muret paré de statues de marbre et de dauphins de bronze autour duquel tournent les concurrents. Passant devant la tribune d’Alcibiade, il lève haut son fouet et braque son visage couturé de cicatrices vers son chef adoré en poussant un hurlement d’hyène.

« L’imbécile ! s’étrangle Jassim. Il va finir par se flanquer dans le décor…

– Tiens donc ! Tu mises sur la victoire de l’ennemi maintenant ? Combien as-tu parié sur lui, espèce de…

– None of your business », me glisse-t-il à l’oreille en portant sa main à la bouche, car il est interdit de parler sur l’île d’autre langue que le dialecte attique.

Et comme, la tête déjà vide, je ne trouve rien à répondre, retombant fatalement dans cette hébétude poisseuse qui m’est devenue familière :

« Allons, taisez-vous maintenant ! me mouche-t-il. Depuis le temps que vous êtes ici, vous devriez savoir que ça se passe comme ça, à Heropolis. »

2 « Libérateur » en grec ancien.

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