concours de nouvelles Pierre d'Angle - L'Expédition

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Oihana Olazcuaga-Garibal L’EXPÉDITION

Le pic neigeux ressemblait à une vague. Une vague gigantesque, prête à déferler sur la grève et à tout emporter sur son passage.

Sauf qu’évidemment, figée comme elle était dans la glace, elle ne risquait pas d’emporter quoi que ce fût.

Et surtout pas le bateau de l’expédition polaire.

Clément de Frenelles, abattu, posa ses mains gantées sur le plat-bord et s’enroula plus étroitement dans sa couverture. En quittant Pierre d’Angle, l’équipage de cette expédition scientifique et d’exploration s’était préparé à tout : au froid, à la glace, à la chasse aux ours polaires, au café préparé avec des glaçons tirés de la banquise, aux lanières de viande de phoque séchée trop salée, et même à une navigation dans des eaux déchaînées, parsemées d’icebergs meurtriers.

Certainement pas à la prise rapide de la glace autour du bateau qui ouvrirait une brèche dans la coque à tribord et les clouerait sur place.

Tout avait bien commencé pourtant.

Après une bonne année de préparation, l’expédition avait quitté Pierre d’Angle à la fin de l’été. Les scientifiques, les météorologues et même la vieille nourrice du roi étaient formels : si elle souhaitait faire au pôle les meilleures observations, c’était en hiver qu’il fallait y aller.

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Bien sûr, quelques mauvais esprits avaient argué que la période n’était propice qu’aux engelures et aux amputations, mais n’était-ce pas le prix à payer pour la science ?

On avait donc affrété un navire, rempli ses cales de matériel, recruté des membres d’équipage pour leurs compétences en mer ou leurs connaissances scientifiques et décrété le départ de l’expédition. Celui-ci s’était fait par un radieux matin, en présence du roi, de la reine, de la cour et de la moitié de l’île venue assister à cet événement historique. Pensez donc ! Cinquante fringants jeunes hommes agitant leurs bérets et quittant la rade au son des canons et des vivats de la foule. Un spectacle inoubliable qui réchauffait les cœurs !

Celui de Clément de Frenelles se serra en repensant à ces instants de liesse. Comme l’enthousiasme et l’exaltation les avaient alors portés ! Les mois de navigation étaient passés presque sans que l’on s’en aperçoive. Pressés d’en découdre, les membres de l’équipage avaient affronté les grains, les mers d’huile, l’eau à peine potable, les requins, avec fougue et sans jamais se départir de leur sourire. Il n’y avait eu à déplorer qu’une seule fracture (un gabier sur la trajectoire d’une bôme s’était cassé la cheville en heurtant le bordage) et qu’une seule chute par-dessus bord (certes en pleine zone infestée de requins mais sans aucun dommage à déplorer, hormis un requin de moins en mer).

En moins de trois mois, ils y étaient : le pôle, enfin. La navigation dans un dédale d’immenses icebergs si blancs que leur luminosité faisait pleurer les yeux, le piquant de l’air et la façon dont résonnaient différemment les cris des oiseaux, il y avait de quoi s’émerveiller. Même si les gelées nocturnes qui faisaient prendre en bloc l’eau dans les tonneaux, les énormes pavés de glace dérivant lentement et le froid, le terrible froid permanent qui vous gelait jusqu’aux entrailles les avaient quelque peu fait déchanter.

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La première expédition de chasse avait été un désastre. L’ours débusqué avait fait de la résistance et croqué quelques pieds pour la forme. L’équipe d’éclopés avait subitement montré plus d’entrain à observer les étoiles et les carottes glaciaires qu’à subvenir aux besoins de l’équipage.

Lequel s’était donc rabattu sur les phoques grassouillets qui traînaient de-ci de-là, bien plus faciles à chasser, quoique très peu nombreux. La chasse, de plus, avait le mérite de garder les hommes au chaud. Il fallait courir, se démener, viser juste et haler la prise jusqu’au bateau. Oui, l’équipe de chasse était bien lotie. Elle n’avait encore eu à souffrir que de rares amputations, alors que dans l’équipe scientifique… on commençait à manquer de chaussettes pour rembourrer les galoches aux extrémités vides. L’immobilité qu’exigeaient les observations causait un carnage parmi les orteils de l’équipage.

Ces déconvenues, qui avaient dans un premier temps paru insurmontables, n’étaient rien en comparaison de ce qu’il venait de se produire.

Car la veille, les tiers de repos, grelottant dans leurs couvertures (pourtant embarquées en quantité), avaient été réveillés en sursaut par un vacarme formidable.

Craquements, grincements, hurlements du bois à l’agonie. En ce mois de novembre, le corps expéditionnaire était pris au piège d’une banquise pressée de reprendre sa forme hivernale. Soit un champ de glace compact à perte de vue, qui ne tiendrait compte d’aucun obstacle. Fût-il un bateau d’observation scientifique.

La banquise avait donc repris sa place, poussant partout où c’était possible et défonçant la coque à tribord. Le bois avait cédé vers l’intérieur dans un grand claquement sinistre. Le matelot de veille avait alerté le capitaine. Or, celui qui

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avait vu ses rêves d’expédition glorieuse s’amenuiser au fil des semaines semblait définitivement perdu pour la science. Il divaguait à propos de moutons gras s’égaillant dans les prairies, rejetait ses couvertures au prétexte qu’il mourait de chaud et jeta à peine un œil au désastre de la cale. Il fallut se rendre à l’évidence : l’équipage était livré à lui-même et devrait s’en sortir avec les moyens du bord. S’ils espéraient survivre et retrouver leur île bien-aimée, ils devraient réussir à s’extirper de là pour regagner le petit chenal, encore miraculeusement libre de glace, qu’ils apercevaient à une centaine de mètres. Le bout du monde.

Clément de Frenelles porta la main à son lobe droit (le seul restant, le gauche ayant été amputé suite à une engelure) et commença à le masser doucement. Ce geste, qui l’accompagnait depuis sa plus tendre enfance, l’aidait à se concentrer. Fallait-il construire un radeau ? Fallait-il attendre un potentiel redoux ?

– M’sieur de Frenelles !

Le scientifique se retourna à l’appel de son nom. Albert Dorec, un jeune matelot avec plusieurs campagnes de pêche fructueuses à son actif mais aux idées souvent farfelues, courait vers lui.

– Qu’est-ce qu’on fait avec la glace, m’sieur ?

– Arrête de me donner du monsieur, on a presque le même âge, c’est ridicule. Appelle-moi Clément, ou Frenelles.

L’homme de sciences observa avec intérêt le rouge monter au visage de Dorec, visible dans l’interstice laissé entre le bas de son bonnet de marin, enfoncé jusqu’aux yeux, et le haut de son écharpe, tirée sur le nez.

– Hm, oui, Frenelles, donc. On peut pas laisser la glace comme ça. Il faut qu’on se dégage de là pour regagner le chenal encore libre. Et au rythme où ça va, faut faire ça vite.

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Clément était persuadé que le jeune homme avait raison. Mais comment faire ? Dorec sembla entendre la question muette.

– J’ai eu une idée. Clément frissonna intérieurement. Le jeune matelot avait déjà proposé, lorsque l’eau était venue à manquer durant la traversée, que les hommes boivent leur urine. Il leur avait rebattu les oreilles avec ses stratégies délirantes aux échecs. Enfin, Albert Dorec avait suggéré, avant même le départ, que l’on embarque une jeune fille de son village parmi les mousses, au prétexte qu’elle était une fieffée navigatrice, et capable de faire des biscuits aux amandes qui vous « réchauffaient le cœur et les entrailles et seraient bien utiles sur la banquise ». Une fille sur un bateau ! Tout le monde savait que cela portait malheur ! Bref, des idées originales, Albert Dorec n’en manquait pas. Dans quelle folie allait-il les embarquer, cette fois-ci ? Prenant sur lui, Frenelles l’interrogea :

– Une idée… ?

– Il faut qu’on casse la glace, vrai ? Tout ce qu’on a à faire, c’est se tailler une route jusqu’au chenal. Cent mètres, on a calculé avec les gars. Donc : on coupe tout, on remorque le bateau, on se faufile jusqu’à la mer, et hop, direction Pierre d’Angle !

– Mais le bateau est éventré…

– On répare avec tout ce qu’on trouve comme bois avant de repartir. On prend tout : les portes, les escaliers, les rambardes, tout, hormis les mâts et les bômes. Une fois que c’est réparé et proprement calfaté, on améliore l’étrave. Il faut la rendre tranchante. On prend toutes les haches de l’expédition et on les fixe devant. Quand on commencera à haler le bateau, les haches casseront la banquise et on pourra avancer.

Clément de Frenelles ouvrit des yeux ronds. C’était une idée… audacieuse. Mais excellente. Il se précipita à la proue,

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suivi par Dorec et, se penchant par-dessus le plat-bord, examina l’étrave. Oui… en disposant les haches à intervalles réguliers et en quinconce… cela pouvait marcher.

Ils firent part de l’idée au second, un certain Lemoine, luimême originaire de Frenelles. Ce dernier organisa le travail : une équipe fut chargée du calfatage de la coque tribord et une autre de l’amélioration de l’étrave. Dorec devait récolter tous les bouts dont on pouvait se passer afin de fabriquer des cordes de halage. La matinée, jusque-là si morose, s’emplit soudain du joyeux vacarme des scies, des marteaux et des cris de douleur lorsqu’un marin improvisé charpentier faisait preuve d’un peu trop d’enthousiasme. À la mi-journée, le bateau était paré. Il ne restait plus une rambarde, plus une porte, plus un escalier vaillant sur tout le bâtiment. Le bureau du carré avait été lui-même transformé en planches, utilisées pour reprendre la coque qui avait peut-être l’air d’une grande blessée de guerre, mais était de nouveau parfaitement étanche. Les barils étaient bourrés à ras de glace que l’on boirait durant le trajet retour. La cambuse était aussi pleine que possible de viande et de graisse de phoque, c’est-à-dire à demi, vu les performances à la chasse.

Les deux seules peaux d’ours qu’ils ramenaient étaient tendues dans la cale, en train de sécher.

Les explorateurs les moins atteints par les rigueurs hivernales (ceux à qui il restait plus de la moitié des orteils, en somme) étaient parés à tirer le navire. Dorec et Frenelles en étaient.

– Équipage, parés à la manœuvre ! brailla Lemoine. Équipage au sol… TIREZ ! HALEZ-MOI ÇA !

Les vingt-cinq haleurs y mirent toutes leurs forces. Sans résultat. La glace, parfaitement lisse, était aussi glissante qu’une patinoire. Albert Dorec s’écrasa même face contre terre au premier pas. Le bateau n’avait pas bougé d’un iota.

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– Il faudrait… commença Clément de Frenelles.

– Des crampons ! DES FOUTUS CRAMPONS ! le coupa Dorec, le visage et l’écharpe noyés de sang. Des clous ! Un marteau ! hurla-t-il sans plus se préoccuper de son statut de simple matelot.

Intimidé, le charpentier officiel lui donna ce qu’il voulait. D’office, Albert Dorec fit se déchausser ses compagnons et commença rageusement à orner leurs semelles de clous. L’énervement le faisait travailler vite. Au bout de quelques minutes, chacun était équipé d’une paire de galoches à la semelle hérissée.

– Les têtes de clous dépassent… osa faire remarquer le charpentier d’une petite voix.

– T’as plus d’orteils de ce côté-là, rétorqua Albert, les yeux fous. Tu sentiras rien ! De toute façon, c’est ça ou mourir de froid.

Clément de Frenelles le regarda. Était-il en train de perdre la tête comme le capitaine, retrouvé en train de lécher la poignée de sa porte que l’on essayait de démonter pour réparer la coque ? Fallait-il coucher de force Albert Dorec et s’inquiéter pour sa santé mentale, son avenir ?

– ALLEZ, TIREZ ! TIREZ ! hurla le matelot à s’en briser les cordes vocales.

Sonné par ce déferlement d’énergie autoritaire, l’équipage tira.

Et le bateau bougea.

– Ça marche ! ÇA MAAAARCHE !!! exulta Lemoine, bientôt suivi par tout l’équipage. Continuez ! Je veux les gabiers prêts à affaler les voiles dès qu’on touchera l’eau ! Pour Pierre d’Angle, messieurs, allons-y !

Pas à pas, le bateau s’extrayait de sa gangue de glace. Oh, doucement, bien sûr. Il n’était pas équipé d’un véritable

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brise-glace, simplement de quelques haches judicieusement placées. Cela faisait un petit bruit de chuintement cotonneux, parfois entrecoupé de craquements secs lorsqu’un bloc se détachait d’un coup. Dans leur sillage, un chenal encombré de plaques de glaces dérivant doucement se formait, alors que l’équipe au sol, tous muscles bandés, suait sang et eau pour extraire le navire de son linceul. Chaque centimètre arraché à la banquise était une victoire. On oubliait les bras qui tiraient, les épaules à l’agonie, les nez tellement gelés qu’on ne les sentait plus, les clous qui meurtrissaient les orteils restants. Mais indéniablement : la méthode était bonne.

Au bout d’une heure harassante pour les haleurs, la moitié du chemin était parcourue.

On inversa les équipes. Naturellement, Albert Dorec prit la place qu’occupait Lemoine sans que personne y trouve à redire. Vrai, s’ils s’en sortaient, ce matelot était promis à un brillant avenir dans la marine. Il encourageait les hommes de sa voix puissante, veillait à tout, semblait avoir trois paires d’yeux. Forcément, il fut le premier à voir ce qui leur pendait au nez : la glace cédait, et c’était parfait. Mais elle cédait partout. Il ne restait que quelques petits mètres à franchir et le bateau semblait désormais tracté par un courant sous-marin un peu plus puissant que les haleurs. L’équipe au sol en serait donc bientôt réduite à flotter du mieux qu’elle pouvait, chacun sur son petit bout de glace dérivant dans le sillage du navire.

– Lâchez tout ! Lâchez tout et remontez, postillonna Dorec du plus fort qu’il pouvait. La glace cède !

Trop tard.

Le dernier fragment de banquise venait de lâcher, éparpillant dans son sillage de larges blocs de glace avec un, deux ou trois marins dessus.

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– Sautez ! Allez, les gars, comme à la marelle ! Sautez, il faut remonter !

L’équipage ne se le fit pas dire deux fois et chacun s’élança du mieux qu’il pouvait. On n’avait pas vu plus bel exercice d’adresse depuis la foire d’été de Roque-en-Faille. Vingtcinq gaillards sautillaient d’iceberg en iceberg, agitant les bras, plantant vaillamment leurs semelles cloutées avant de redécoller. L’ascension sur les échelles de corde fut un exercice digne d’un cirque de métier. Mais ils y parvinrent.

Tout le monde finit par remonter à bord, sain et sauf. Épuisés, mais radieux. Le navire était de nouveau en pleine mer, cap au sud, cap sur Pierre d’Angle. Ils en riaient d’extase.

Le soir venu, le cuistot les régala d’un ragoût de phoque agrémenté de leurs dernières patates. On rit, on but beaucoup, on joua de la guitare. Lemoine porta un toast aux idées folles mais salvatrices d’Albert Dorec.

– C’était la plus terrible des épreuves qui me soient arrivées, capitaine ! rit le jeune homme. Il ne peut rien nous arriver de pire, maintenant ! Ou alors, je mange mes bottes.

La cambuse était presque vide. Il restait des mois de traversée jusqu’à Pierre d’Angle.

Il ne croyait pas si bien dire.

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