"Bacon, juillet 1964" de Gilles Sebhan - Extrait

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Bacon, juillet 1964

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Couverture et images en pages intérieures : © RTS Radio Télévision Suisse – Continents sans Visa – Francis Bacon, peintre anglais, 1964 – réalisateur : Pierre Koralnik

© Éditions du Rouergue, 2023

www.lerouergue.com

Gilles Sebhan
Bacon, juillet 1964 la brune au rouergue

On veut transformer la vie pour un moment.

L’atelier du 7 Reece Mews. Francis Bacon, un verre de pastis à la main. Le bel inconnu. George Dyer, l’amant de Bacon. Denis Wirth-Miller, l’ami. La femme qui pleure.

LES DEUX HIBOUX

1.

Qui n’a fait l’expérience devant une image photographique d’une sorte de fascination mêlée de déception : on s’est approché plus près et pourtant. Ce fantasme de l’image vérité, photographique et bien plus encore filmique puisque c’est non seulement l’image mais aussi la voix de l’artiste qui nous est livrée, nulle part je ne l’ai senti avec plus de brutalité que dans un documentaire de 1964, d’une durée de vingt et une minutes, sur le peintre Francis Bacon. Ce document a résisté à toutes mes lectures sur l’artiste comme si, autant de fois que je regarderais ce documentaire et à autant de moments de ma vie, il ne cesserait de m’asséner une vérité énigmatique.

On ne sait pas, dit Bacon. Je ne sais pas, répète-t-il plusieurs fois en français, on verra si je vais exister, dit-il, je ne crois pas. Il évoque sa place dans l’histoire de l’art. À l’époque, cet été-là, le peintre anglais, comme le définit le titre du documentaire, est au sommet de son art. À cinquante-quatre ans, il vient

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d’avoir quelques mois plus tôt sa première grande rétrospective qui a voyagé de la Tate Gallery de Londres à la Kunsthalle de Mannheim, ainsi qu’à Turin, Zurich et au Stedelijk Museum d’Amsterdam. Cette année-là, 1964, il apparaît sur les photos le visage rond, la mèche hardie, le regard tour à tour fixe comme celui d’un oiseau ou bravache, voire moqueur. Et sûr de son fait. Sans doute est-il conscient de se tenir au-dessus de la mêlée de beaucoup de ses contemporains. Mais au regard du passé et de sa propre exigence, comme Giacometti avec lequel il partage le questionnement sans fin de la figure, il ne se sent pas grand-chose.

C’est d’ailleurs ainsi que s’ouvre le film. Sur un ratage ou cru comme tel. Un aveu d’impuissance. Je ne peux pas, dit-il au journaliste venu l’interviewer. Il faut laisser les peintures pour six mois et puis les regarder. Le journaliste : Est-ce que c’est une chose que vous, vous pouvez faire avec vos peintures ? Renoir dit ça. Est-ce que vous, vous arrivez à laisser une peinture pendant six mois ou non ? Bacon : Je ne peux pas. Je ne peux pas, parce que tout de suite qu’elles sont finies, je veux qu’elles partent. Moi je ne peux pas faire ça. Il se retourne vers une grande toile où apparaît une étonnante figure, d’autant plus âpre dans le noir et blanc qui élimine le jeu subtil des couleurs pour ne laisser apparaître que le dessin noirâtre d’un visage où sinue ce qui pourrait être l’amorce d’une trompe. On voit Bacon passer la main sur cette figure, figure plutôt que visage qui ne semble pas vraiment convenir. C’est simplement que ça n’a pas réussi du tout, mais en même temps, quand je l’ai revu, je croyais que peut-être je pouvais retravailler sur cette peinture. Parce que je vois qu’il y a des morceaux de la toile qui marchent et je crois maintenant que peut-être c’est possible de refaire.

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Bacon est connu pour avoir détruit de nombreuses toiles. On peut même dire que cette destruction a été systématique jusqu’à l’âge de trente-sept ans, puisque seules dix toiles subsistent de cette préhistoire. Il semble que Bacon ait souhaité apparaître tout armé aux yeux de la postérité. Cela témoigne d’une insatisfaction chronique de soi. Et d’un désir absolu de contrôle. Mais cette destruction n’a pas touché que les œuvres de jeunesse. Elle apparaît même comme un système, une possibilité, un horizon. Lui arracher les toiles avant qu’à nouveau il les détruise. Ainsi, poussant jusqu’au bout sa propre logique, Bacon affirme-t-il dans son premier entretien avec David Sylvester que c’est surtout quand les tableaux sont les plus réussis que la tentation de les détruire lui vient.

On s’étonne presque que le tableau raté ait survécu. Il s’intitule Étude pour un portrait (deux hiboux) et fait partie de la collection du musée d’art de San Francisco. Il est daté de 1963. Il est donc possible que Bacon ne l’ait pas du tout retouché. Ou peut-être que si. Il s’agit en tout cas d’un tableau qui appartient à la série des Papes, sans doute la plus frappante du peintre. Il finira par dire que cette série était une folie parce qu’on n’imite pas la perfection, en l’occurrence un tableau de Vélasquez. On sera d’abord frappé de ce jugement, puis on se souviendra que les tableaux les plus réussis sont ceux qu’il laissait aussi au bord de l’abîme, car la perfection ne s’atteint pas.

2.

Peu de chances, m’étais-je dit, que quiconque ait survécu à ce petit film halluciné. Que quelqu’un puisse raconter à plus de cinquante ans de distance le mystère de ces vingt minutes

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passées un soir de juillet dans le fameux atelier du 7 Reece Mews dont Bacon avait également fait son domicile trois ans plus tôt et jusqu’à sa mort. Ces vingt et une minutes de 1964 comme un accident brutal, une brèche ouverte dans le temps. Ce témoignage filmé comme une béance attirant tout l’avant et tout l’après de l’histoire de Bacon dans ce moment de magie hystérique. Un témoin de tout cela, pensais-je, existerait-il alors que le peintre lui-même était mort, que son amant George Dyer, son verre de pastis à la main, souriant doucement, s’était suicidé quelques années plus tard, au moment de l’incroyable rétrospective du Grand Palais, où précisément, ratés ou pas, Les deux hiboux avaient été montrés pour la première fois ?

Quels morceaux en particulier vous pensez pouvoir reprendre ? demande le journaliste. Bacon se retourne vivement et scrute. J’aime ces morceaux-là (il montre le visage du pape) et ça là (le bas de la toile, qu’on ne voit pas encore), je n’aime pas tout ça (le fond) mais je croyais que peut-être avec tout ça je pouvais le refaire. Je voudrais faire ces hiboux (deux silhouettes blanchâtres au pied de la figure) comme des Fates, what are they in french? Le sort, tente le journaliste qui se trompe. Il s’agit en fait des Moires, ces divinités du destin chez les Grecs, les Parques de la mythologie romaine. Francisco Goya les représentera dans une des Peintures noires de la Maison du Sourd. Non, reprend Bacon, mais comment on dit chez Eschyle ? Le journaliste : Oui chez Eschyle, elles représenteraient pour vous le sort. Oui, je pouvais les faire dans le sort, parce que moi je vois le sort, souvent il me visite. Je le vois tout directement. Il balance ces derniers mots comme s’il faisait une sale blague ou un mauvais coup, tout

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en caressant l’épaule de l’interviewer, et part d’un grand éclat de rire absolument imprévisible et glaçant.

Ce qui vient le visiter, ce que représentent ces deux hiboux dans l’esprit de Bacon, ce sont en fait les divinités de la vengeance qui dans les Euménides, persécutent Oreste. Invisibles, dans l’atelier, on sent que ces divinités sont à l’œuvre, qu’elles commencent à s’agiter autour du peintre tandis qu’il parle. Plus l’ivresse sera grande et plus elles lui deviendront visibles, il ira jusqu’à mimer une danse pour montrer comme elles s’attaquent à lui. Il vivra cette persécution comme un pur bonheur masochiste avant de s’écrouler. Depuis toujours, Bacon semble penser qu’il mérite l’acharnement de la violence contre lui. Ce sont ces divinités qui inspirent à Bacon les figures monstrueuses de Trois Études pour des figures au pied d’une crucifixion, triptyque de 1944. Elles ne cesseront ensuite de le poursuivre.

3.

Qui pourrait témoigner de ce moment unique ? Unique et tellement habituel d’après ce qu’on sait de l’artiste. Mais unique parce que nous l’avons pour une fois seulement sous les yeux. Une soirée pour toutes les soirées racontées par tous les amis artistes et ivrognes de Bacon sans que nous n’ayons jamais été invités. Un témoin qui aurait échappé à la disparition pour livrer sa version des faits, pour révéler ce qui se cache derrière les images, puisque ces images semblent une telle intrusion dans l’intimité de l’artiste, jusqu’à l’obscénité, que je ne peux pas croire que cette vérité nue dissimule quelque chose. Il y avait cet homme qui posait ses questions en français sur l’écran. Je suppose que je devais m’identifier

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à lui puisqu’il rendait visite à Bacon, et c’est bien ce qu’à distance je projetais moi aussi de faire en tournant mes pas vers le peintre, lui rendre visite dans le passé où il se trouvait et depuis lequel il ne cessait depuis de m’apparaître.

Sur un coup de tête, j’ai contacté la Radio Télévision Suisse qui avait produit le film. Durant les vingt et une minutes, le logo de la chaîne, apparaissant en haut à droite, ne laissait pas oublier qu’il s’agissait d’un reportage pour l’émission Continents sans visa – l’équivalent des Cinq colonnes à la une de l’ORTF. Il y avait peu d’indications sur ce film, aucune fiche ne détaillait l’équipe, mais du moins avais-je le nom de son réalisateur. Il fallait bien tenter le coup. S’il était toujours vivant, peut-être conservait-il la mémoire de ce moment. Pierre Koralnik, c’était son nom. Il s’est passé plusieurs jours. Plusieurs jours sans réponse, si bien que j’ai fini par oublier mon message. Je suis passé à autre chose, presque soulagé. Un soir, sur ma messagerie, le service documentaire de la RTS m’adressait ses coordonnées.

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