Numéro 18 RJSP Le droit à l'épreuve de la crise écologique

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Dossier thématique

gouvernement n’avait pris aucune mesure concrète pour mettre en place la politique nationale d’action sur le climat annoncée en 2012. 12 - Aux États-Unis enfin, l’organisation « Our Children’s Trust », qui lutte pour le droit des générations futures à un environnement vivable, a vu pour la première fois en 2016 l’une de ses actions avalisée par la justice dans l’État de l’Oregon 6. 13 - En Europe cependant, les droits de la nature sont encore à venir. Mais avec une conférence qui s’est tenue en mars 2017 au Parlement européen, l’Union Européenne (UE) rattrape la tendance internationale et commence à se pencher, timidement certes, sur les possibilités d’adoption de ces droits.

2. Quelles évolutions cette personnalisation de la nature induitelle selon vous d’un point de vue conceptuel ou d’un point de vue de la théorie du droit ? 14 - Avant toute réflexion normative, il convient d’observer que pas plus qu’aucune autre création juridique, cette institution ne peut être détachée du contexte qui lui a donné naissance. Ces décisions judiciaires assez spectaculaires et ces législations qui accordent la personnalité juridique à des entités naturelles qui n’ont rien d’humaines sont incontestablement symptomatiques d’une réalité contextuelle qui s’impose à nous avec urgence et violence : je veux bien évidemment parler des bouleversements bien visibles sur le climat et la biodiversité. Nous sommes tous globalement affectés par l’accroissement de la gravité des perturbations, des pollutions, du dérèglement climatique et du déclin de la biodiversité. 15 - Une telle appréhension ne peut s’affranchir de conséquences canoniques conduisant nécessairement à envisager la question de la personnalisation de la nature dans une dimension théorique et éthique. 16 - En ce sens, on ne peut pas, me semble-t-il, se contenter de dire avec un certain scepticisme que cette question de la personnalisation juridique de la nature répond seulement à un souci de rendre justice aux traditions, coutumes et autres droits collectifs des communautés autochtones vivant en symbiose avec les milieux naturels et développant à leur égard une responsabilité continue. Je considère qu’elle traduit en réalité, d’un point de vue épistémologique, une véritable évolution du droit, c’est en ce sens qu’il convient de parler de changement de paradigme. Là où le droit anthropocentrique, encore à l’œuvre, répond à une idée de plus en plus obsolète de séparation entre les sociétés humaines et une nature à disposition, le droit biocentrique émergeant et prenant appui sur les droits de la nature, est quant à lui plus adéquat à l’idée d’une inclusion de l’espèce humaine dans la communauté vivante. Plus précisemment, de ce point de vue de la théorie du droit, les droits de la nature reposent sur trois principaux arguments fondateurs : - les droits de la nature doivent permettre de réaliser un rééquilibrage de la protection juridique en faveur de la nature ; - les droits de la nature doivent imposer une limite au droit de propriété ; - l’attribution de droits subjectifs à la nature a pour ambition de réaliser la conversion d’un droit anthropocentrique à un droit biocentrique. 6. Our Children’s Trust (https ://www.ourchildrenstrust.org/oregon) (consulté en décembre 2019).

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LA REVUE DES JURISTES DE SCIENCES PO - N° 18 - JANVIER 2020

17 - Sur le premier argument, il ne fait guère de doute en effet, que l’institution des droits de la nature doit permettre de réaliser un rééquilibrage de la protection juridique en faveur de la nature. Là où seuls les intérêts humains sont pris en compte, les intérêts des non-humains sont nécessairement désavantagés. C’est donc l’idée de dire que le caractère anthropocentrique du droit se traduit par un déséquilibre des forces préjudiciable à la nature. Ce raisonnement du rééquilibrage de la protection juridique s’inspire de la logique du droit moderne : là où un authentique droit subjectif est reconnu, celui-ci s’impose et seul un droit peut en principe borner l’existence d’un autre droit. 18 - Dans cette idée, la personnalisation de la nature n’est qu’un artifice juridique pour mieux protéger la nature, lui imputer une capacité d’action juridique, pour lui reconnaître des droits et des devoirs parfaitement modulables, et pour lui attribuer un patrimoine que la société juge collectivement souhaitable d’instituer en personne juridique. 19 - À un second degré d’analyse, nous trouvons une autre argumentation qui consiste à dire que les droits de la nature doivent imposer une limite au droit de propriété. La prévalence des droits humains sur les intérêts de la nature et sur l’intérêt général se fait particulièrement sentir du fait de l’appropriation des espaces et des ressources naturelles. Or cette situation qui conduit à la destruction généralisée de la nature nuit à l’humanité. 20 - On retrouve ici la notion théorique de collectivité, qui met un frein à la façon dont le droit moderne s’est construit jusqu’à présent, à savoir sur une démarche d’individualisation. 21 - Dans cette perspective, il s’agirait donc moins de reconnaître des droits à la nature – selon encore une fois une conception occidentale du droit qui conduit à un enjeu de pouvoir, une séparation, un dualisme et nécessairement une hiérarchisation des droits, après le primat accordé à l’homme, le primat accordé à la nature –, mais plutôt de protéger un avoir partagé d’une vision mercantiliste. 22 - Tout ce raisonnement, on le retrouve également aujourd’hui dans la notion de droits de troisième génération, c’est-à-dire, des droits dits de solidarité, différents des droits de seconde génération, essentiellement des droits économiques et sociaux (proclamés par le préambule de la Constitution de 1946), et bien sûr des droits de première génération à savoir les droits physiques et intellectuels universels (liberté, égalité et droit de propriété, proclamés par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789). 23 - Enfin et c’est je pense le point le plus sensible et le plus innovant de cette question de la personnalisation de la nature, la dernière argumentation est de dire que l’attribution de droits subjectifs à la nature a pour ambition de réaliser la conversion d’un droit anthropocentrique à un droit biocentrique ; d’un droit centré sur la seule référence aux intérêts humains, à un droit qui prend en compte les intérêts de l’ensemble des non-humains autrement appelé de l’ensemble du vivant. 24 - Dans cette perspective, la nature n’est pas seulement un ensemble de ressources dont l’homme s’est approprié la valeur économique, elle a une valeur systémique. Cette valeur est très bien décrite par Holmes Rolston, professeur de philosophie émérite à l’université du Colorado et tenu pour le patriarche de l’éthique environnementale anglo-américaine (telle qu’elle s’est constituée en tant que champ d’investigation philosophique au début des années 1970) : « La valeur systémique (nous dit cet auteur) est une valeur d’un autre ordre que la valeur instrumentale ou la valeur intrinsèque. La valeur instrumentale est celle qui est conférée à une chose lorsqu’elle sert de moyen à une fin. La valeur intrinsèque est celle que l’on trouve à même le monde naturel lorsque nous rencontrons quelque chose qui comporte


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