(Brèves observations sur les ambivalences du principe de réparation intégrale) personnelles du juge – second élément de subjectivité – qui peut à son tour se faire le vecteur de représentations sociales particulièrement inégalitaires en termes de genre.23 S’agissant des préjudices patrimoniaux, et plus particulièrement des pertes de gains professionnels futurs consécutifs à un dommage corporel,24 la question est loin d’être inédite : elle se pose dans les mêmes termes s’agissant de la classe sociale de la victime, en particulier. Comme le souligne Mme Fabre-Magnan, la doctrine italienne a, notamment, souligné le risque de reconduction des inégalités économiques par le droit de l’indemnisation. L’existence d’une « jurisprudence de classe », en particulier s’agissant de l’indemnisation des enfants issus de milieux défavorisés, a été mise en exergue. 25 « L’idée particulièrement intéressante et importante soulevée par la doctrine italienne consistait à vouloir renverser l’ordre d’importance entre les préjudices patrimoniaux et les préjudices non patrimoniaux, pour donner la priorité à ces derniers. Les préjudices patrimoniaux présentent en effet l’inconvénient, voire l’injustice majeure, d’être proportionnels à la capacité de la personne de produire des revenus. Or, un dommage corporel étant fondamentalement une atteinte à la personne, la part principale de son indemnisation doit être la même pour tous ».26 La solution esquissée par la doctrine italienne illustre toutefois, paradoxalement, la difficulté à contourner l’obstacle majeur que représente le principe de réparation intégrale : s’il est possible de minimiser les distinctions entre les victimes, en valorisant le préjudice extrapatrimonial par rapport au préjudice patrimonial, il semble difficile de remettre en cause le mécanisme d’indemnisation du préjudice patrimonial lui-même, dès lors que l’on estime, ce qui fait consensus, que « le droit commun de la responsabilité civile doit indemniser des préjudices concrets de pertes de revenus, par une appréciation in concreto ».27 La forfaitarisation du préjudice de perte de gains professionnels futurs, théoriquement possible, s’avère en telle rupture avec les principes structurants du droit de l’indemnisation en droit civil français qu’elle semble une piste peu praticable28 :
Rappr. Lisa Carayon, Marie Dugué et Julie Mattiussi, « Réflexions autour du préjudice sexuel. Analyse de jurisprudence sous l’angle du genre », art. préc., p. 2257 : « Le risque est […] qu’à la subjectivité de la victime s’ajoutent celles du ou de la juge, de l’expert.e, de l’avocat.e, et que les décisions se fassent subrepticement le véhicule de certains préjugés ». 23
24 Sur cette catégorie de préjudice, v. Yvonne Lambert-Faivre et Stéphanie Porchy-Simon, op. cit., n° 185 et s., p. 163 et s.
V. Muriel Fabre-Magnan, « Le dommage existentiel », Recueil Dalloz 2010, p. 2376 et s., p. 2378. Comp. Yvonne Lambert-Faivre et Stéphanie Porchy-Simon, op. cit., n° 189, p. 166, à propos de l’indemnisation des pertes de gains professionnels futurs de l’enfant : « Pour ce cas, et pour ce cas seulement, on peut admettre que toute évaluation in concreto étant impossible, une évaluation in abstracto de la perte de gains par référence à la valeur statistique du salaire médian peut être retenue. Celle-ci pourra éventuellement être amendée par la prise en compte du niveau d’études de l’enfant, voire pour certains, et même si ce critère peut sembler beaucoup plus contestable, par une prise en compte du milieu familial dont l’enfant est issu ».
25
26
Muriel Fabre-Magnan, « Le dommage existentiel », art. préc., p. 2378.
27
Yvonne Lambert-Faivre et Stéphanie Porchy-Simon, op. cit., n° 186, p. 164.
28 Sur le caractère « nécessaire » du principe de réparation intégrale, v. Christelle Coutant-Lapalus, Le principe de réparation intégrale en droit privé, PUAM, 2002, n° 41 et s, p. 57 et s.
— La Revue des Juristes de Sciences Po - Printemps 2018 - N° 15 —
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