Existe t il un mode de pensée forestier / Augustin Berque

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Groupe d’histoire des forêts françaises – Journée d’étude du 28 janvier 2017 – Maison de la recherche de l’Université Paris-Sorbonne, 28 rue Serpente Forêts, arts et culture : lieux de récits et esprits des lieux

Existe-t-il un mode de pensée forestier ? par Augustin Berque berque@ehess.fr

Résumé – On rappelle d’abord la distinction mésologique entre milieu et environnement (Umwelt et Umgebung chez Uexküll, fûdo et kankyô chez Watsuji). Dans un milieu humain, la réalité d’une forêt n’est pas seulement écologique, elle est éco-techno-symbolique. Cette réalité n’est ni seulement objective, ni seulement subjective, elle est trajective. On brosse ensuite un tableau écologique des formations végétales au Japon, avant de montrer la prégnance du végétal dans la civilisation japonaise. Il n’y a pas là détermination causale de la culture par l’environnement, mais identification de la culture à son milieu par des chaînes trajectives, fonctionnant comme les « chaînes sémiologiques » barthésiennes. On termine sur l’hypothèse que la profusion de la vie dans la forêt de mousson a peutêtre favorisé une disposition à penser la complexité du concret. Plan : 1. L’approche mésologique des forêts ; 2. Les forêts japonaises ; 3. Le végétal dans la culture japonaise ; 4. Chaînes sémiologiques et chaînes trajectives ; 5. « Pensée forestière, pensée désertique » ; 6. Pensée forestière et mésologie.

1. L’approche mésologique des forêts Précisons tout de suite qu’il ne s’agira pas ici de biosémiotique, ni a fortiori de bioherméneutique. Je ne suis pas encore, et ne serai sans doute jamais en mesure de poser, comme déjà le font certains chercheurs en écologie végétale, la question « à quoi pensent les plantes ? »1. Encore moins la question « les forêts pensent-elles ? », qui est beaucoup plus complexe, et de nos jours encore passerait facilement pour une absurdité. Je suis pourtant persuadé que tous les êtres vivants, à quelque degré que ce soit, sont dotés de la capacité d’interpréter leur environnement dans un sens qui est propre à chacun, ou du moins à chaque espèce ; capacité interprétative qui n’est autre que l’ancêtre et le substrat de toute pensée, humaine y compris. Même au niveau le plus primitif, c’est accomplir déjà l’analogue du jugement prédicatif « S est P », en saisissant S (l’environnement) en tant que P (une ressource, une contrainte, un risque, un agrément) par les sens et par l’action – cela concerne tous les êtres vivants –, par la pensée – cela concerne les animaux supérieurs –, et par la parole – ce qui, double articulation oblige, ne concerne jusqu’à nouvel ordre que le seul animal possédant la parole : le zôon logon echôn, i.e. nous autres humains. Toutefois, n’étant pas assez formé dans les sciences naturelles, c’est de ces derniers seulement que je vais m’occuper ici, en me posant la question ambivalente : « comment les humains pensent-ils les forêts ? » et « la manière dont ils les pensent peut-elle avoir quelque chose de forestier ? ». Seconde précision. La manière classique de répondre à une telle question serait de recenser, en ethnologue, les modes de pensée des diverses ethnies vivant encore ou ayant vécu en milieu forestier, essentiellement de chasse, cueillette et pêche, et de voir si ces modes de pensée ont quelque chose de particulier par rapport à ceux de sociétés au genre de vie non forestier. Or même de seconde main, je ne tenterai pas la chose, parce que c’est d’un autre point de vue que je conçois la question. Ce point de vue, c’est celui de la mésologie – la Umweltlehre d’Uexküll, le fûdoron 風土論 de Watsuji2. Cela consiste d’abord à distinguer le milieu (Umwelt, fûdo 風土) de 1

Jacques TASSIN, À quoi pensent les plantes ?, Paris, Odile Jacob, 2016. Jakob von UEXKÜLL, Milieu animal et milieu humain, trad. par Charles Martin-Freville, Paris, Rivages, 2010 (Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen, 1934) ; WATSUJI Tetsurô, Fûdo, le milieu humain, 2


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