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Mais tu ne perdras pas cette sensation Tu peux jeter cette sensation à la poubelle Tu peux la fouetter comme un chien Tu peux la couper en morceaux comme la vieille souche d’un arbre Mais à chaque fois tu la reverras Quand tu rentreras chez toi Il suffit que tu l’accroches une fois sur le mur Tu n’arriveras plus à la décrocher Il y a une seule chose que tu ne peux pas perdre Et c’est cette sensation-là Au mont-de-piété tu peux mettre ta montre ou ta chaîne Mais pas cette sensation-là Elle te revient à chaque fois et toujours elle te retrouve Elle t’entend quand tu pleures Je ferai une croix sur ma jambe de bois Et je jure sur mon œil de verre Elle ne te quittera jamais Elle ne te laissera pas partir C’est plus dur de se débarrasser de sa croix que de se débarrasser d’un tatouage

La Pluie a lavé le bassin de la Rivière, le long de la Rivière poussait l’Herbe, dans l’Herbe était Sandman qui rêvait ses étranges rêves de sable. Et tout au bout, ils ont rencontré la Parole qui prononçait des mots innombrables. Tous les mots se rejoignaient en une seule Chanson qui les accompagnait sur la route comme quelqu’un qui n’avait pas de corps, qui avait juste une voix, grinçante comme un rouleau à vapeur, toujours le même chant : « Il y a une seule chose que tu ne peux pas perdre. »

Mantis

Ohé et Voilà étaient déjà tout près de leur maison. Mais là où au début de leur chemin ils avaient laissé une lande, il y avait déjà le désert. Tout était plus loin, tout avait bougé entre temps. Le désert entourait la Ville et, là où jadis se trouvait la Place, poussait une chapelle de sable, la même que celle où ils avaient entendu la Chanson qui leur avait fait quitter la Ville. Les murs de la chapelle poussaient comme des fleurs du désert entre de grands immeubles. Des fondements de la chapelle, de ses murs qui poussaient doucement, s’élevait un chant tout bas, à peine audible –

Quand avant de m’endormir, j’ai ouvert le livre avec l’histoire de Tom, toutes les pages du livre et les lettres aussi sont devenues du sable entre mes mains. J’ai regardé un instant le petit tas de sable devant moi. « La montagne, le fond de la mer, le soleil, le désert, les lettres de l’alphabet, peu importe », ai-je ainsi pensé pour moi-même. Prudemment, j’ai plongé mon index dans le sable doux – et j’ai commencé à écrire.

C’est cette sensation, la seule chose Que tu ne peux pas perdre Ohé et Voilà rentraient chez eux en suivant leurs propres traces. Ils marchaient dans le sable, ils ont croisé le berger Mathieu, la Chèvre, beaucoup plus tard l’Argile qui avait remplacé le Sable, l’Étoile au nord du ciel qui les guidait à la maison quand la nuit est tombée, la Pierre au pied de laquelle ils se sont un peu reposés. Le lendemain matin, ils ont rencontré le Mouton qui s’est joint à eux et quand on commençait à croire qu’ils allaient tous désespérément mourir de soif, ils ont croisé la Source qui les a abreuvés. Tout autour, il y avait l’Univers dans lequel se créaient les nuages et d’où tombait la Pluie.

Erik Jakub Groch (1957) est le personnage essentiel de la poésie slovaque après la Révolution de velours (après 1989). La sélection de ses plus beaux poèmes est éditée sous les noms La Deuxième naïveté (Druhá naivita), Poèmes et histoires nouveaux et chosis (Zobrané a nové básne a príbehy, 2005). La métaphore de La Deuxième naïveté reflète un retour vers une vue claire et simple des choses, sans la complexité des relations entre les humains, la nature et Dieu. Groch est un auteur qui connaît aussi le succès avec ses contes dont le plus connu est celui intitulé Le petit flâneur et Claire (Tuláčik a Klára, 2002). L’extrait Tom vient du livre Abé, Tiens et Cie (Ábé, Aha a spol.) avec le sous-titre Les contes de fées pour les enfants d’indigo (2009) où il montre une nouvelle image des histoires et des contes de fées pour la nouvelle génération d’enfants ayant un autre regard sur la réalité, en particulier la relation entre le monde spirituel et moderne – un phénomène nommé « enfants d’indigo ». Traduction: Anna Višňovská et Caroline Crépiat

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Monika Kompaníková prose

prose

« Il y a une seule chose que tu ne peux pas perdre. » Il y a une seule chose que tu ne peux pas faire C’est perdre cette sensation Tu peux la balancer d’un pont Tu peux la mettre au feu Tu peux la léguer sur un autel Elle te culpabilisera toujours de tes mensonges Tu peux la laisser tomber dans la rue Tu peux la laisser tomber Tu dis que tout ça n’est que faire la morale Mais moi je sais que ça, c’est la religion

Au bord du comptoir, dans un bol couleur argent, il y a quelques clés assorties de porteclés. Une femme en prend une, sourit au serveur comme en s’excusant et sort par le petit couloir donnant dans une petite cour. Dans la cour, des gens fument, adossés à la porte, mais dès qu’ils entendent le bruit du porteclé, ils s’écartent pour que la femme puisse ouvrir la porte. Eux aussi, ils viennent souvent chercher leur clé au comptoir. La femme est jeune et maigre, rien d’extraordinaire. Personne ne se retourne sur elle, ni quand elle trébuche contre une petite marche à l’entrée, ni quand elle toussote pour couvrir son faux pas. Elle descend l’escalier à pas prudents, sur la pointe des pieds tel un jeune voleur. Les bruits qui sortent du café s’estompent à chacun de ses pas, les verres tintent en silence, les gens chuchotent des mots à voix basse. Un miroir est accroché sur la porte des toilettes des dames, la femme s’arrête devant, se penche un peu et se lisse les cheveux. On voit sur son visage des taches rouges dues à la consommation de café, quelques pellicules de peau sèche s’en décolleront demain. Le petit groupe de gens dans la cour s’écarte de nouveau pour libérer l’entrée à une autre femme. C’est une quadragénaire, elle insère violemment la clé dans la serrure et pousse la porte du genou. Pressée, elle descend les marches comme si elle n’en pouvait plus, mais elle s’arrête devant le lavabo, et elle ouvre le robinet, et fait couler l’eau. Elle n’a pas envie de faire pipi, elle laisse couler l’eau à fond, et s’appuie sur le lavabo. Les femmes sont très laides quand elles pleurent et elle ne veut pas que les gens la voient dans cet état. Les hommes qui pleurent sont encore plus moches, mais un homme qui pleure, ça ne se voit pas. La femme crache avec fureur dans le bac du lavabo qui se remplit d’eau. Elle essaie

d’observer la salive qui tourbillonne, mais la salive se dilue et disparaît dans le tourbillon avant même qu’une image nette ne se forme à travers les larmes et l’alcool. « P-pardon, vous permettez ? », s’excuse-t-on derrière elle, d’une voix très fine. « Hein ? » la femme jette un regard surpris par-dessus son épaule et met un peu de temps pour se rendre compte de ce qui se passe. L’alcool lui fait tourner la tête, tout lui semble encore flou à travers ses yeux mouillés, son regard est assez vide. La jeune femme qui patiente derrière elle tient ses mains en l’air, on voit qu’elle a dû lever la lunette des toilettes, ses doigts sont écartés comme s’ils avaient été contaminés. « Ah, OK ! » la femme qui pleure comprend enfin et se pousse. « Excusez-moi, j’ai un peu… », sa voix se met à trembler, elle est au bord des larmes et devient laide de nouveau. Elle vacille un peu, elle doit s’appuyer contre le mur. « Ce n’est pas grave. Vous allez bien, Madame ? » les mains de la jeune femme, qu’elle fait mousser avec soin, se collent et se décollent, on dirait qu’ une telle hygiène les fait baver de gourmandise. « Tout va bien ? » demande encore la jeune femme et réduit un peu le débit de l’eau en tournant le robinet. « Vous avez un homme ? » demande la femme à la jeune, puis elle se décolle du mur et enfin elle finit par se répondre à elle-même : « Bien sûr que non, hein ? Vous êtes trop jeune. Ou bien, ça se peut que vous en ayez un… que vous ayez un mec, un petit étudiant, mais un homme… » « Un homme ? » « Un Homme, oui ! Un vrai! qui sait réparer un réfrigérateur, qui se bagarre un peu de temps en temps, bref, un

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