Journal d'une femme de chance

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Journal d’une femme de chance

Joelle Palmieri

NOUVELLE

JOURNAL D’UNE FEMME DE CHANCE

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16 avril Cabine d’Airbus A je ne sais pas combien. Ambiance sereine. Je commence ma soirée parisienne. Je sirote la petite bouteille de vin blanc made in Gironde que l’hôtesse a bien voulu me confier avec quelques bretzels au romarin. 20 h. Dans un peu moins d’une heure et demie, je boirai mon prochain verre d’alcool. En escale à la capitale avant un long périple dans le Caucase, je suis attendue chez Jeanne et Marie qui en plus d’être des copines sont amatrices de bon vin et autres délices. Bourguignonne et bordelaise. La chance ne s’invente pas. Elle se soigne. Mon verre en plastique suit les mouvements de mes doigts sur la tablette. Il oscille, penche, sans doute comme l’avion qui prépare sa descente. Le danger est réel. Cela m’amuse. Je regarde par le hublot. Je vois l’appareil piquer. Cela me parait bien tôt. J’ai pris le gobelet dans mon autre main. La situation est plus stable. Je ne bois plus. C’est confirmé, on descend. J’engloutis les der3/28


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nières gouttes du nectar. Je rechange de main, dépose le verre dans le réceptacle prévu à cet effet et me remets à l’écriture. À deux doigts. Je me sens emportée par une envie plutôt qu’une folie, j’hésite, fais des fautes, créatrices, indubitablement dues à l’alcool. Si mon voisin devinait ce que j’écris… L’hôtesse vient de retirer de son socle la preuve de mes méfaits. Ça s’est fait en deux secondes. J’appréhende l’arrivée sur Paris, sa pluie et son froid. J’ai déjà envie de retrouver Signes, son soleil et ses collines, son calme et ses criquets, ses doutes sur les électeurs et ses rebelles. J’ai mal aux oreilles. C’est sûr, on descend. J’arrête d’écrire et range le matériel avec précaution. Jeanne et Marie m’ont réservé un accueil sublime comme elles en ont l’habitude. Fauteuil Voltaire assigné, table dressée, bouteilles débouchées. Verres de Givry, Mercurey, se sont succédés pour accompagner quelques gourmandises salées et fromages de choix. Cette dégustation a 4/28


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été ponctuée d’une conversation bouleversante sur l’autonomie. De se mouvoir, d’agir, de lire, d’écrire. Le vin aidant, nous allions aborder le difficile sujet des mobilités physique et intellectuelle quand je me suis effondrée. Épuisée. 19 avril Les deux mains engourdies par je ne sais quelle douleur insolite, j’écris. Je suis allongée depuis trois jours dans un lit de passage, distrayant cette stature de quelques pauses pipi, prises d’alcool – de préférence du Pomerols –, d’absorption sommaire de nourriture – tranches de lonzo, morceaux de Salers, babas au rhum –, et de maladroites escapades dans le bureau voisin de cette chambre miniature. Point de bains, d’ablutions, de massages ou autres occupations qui pourraient s’opérer dans la même position. J’ai mal au dos. Cette douleur est davantage le résultat d’un état de crise généralisée intense que la cause. C’est la version officielle que je livre à mes hôtesses qui 5/28


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semblent faiblement s’inquiéter de cette retraite inopinée. Je suis allongée depuis trois jours et j’ai lu deux romans, quatre-vingt mails, en ai écrit une vingtaine, ai visionné deux films, ai dormi au moins trente heures, ai cogité le reste du temps. Je suis allongée depuis trois jours et n’ai pas vu les collines. Je suis allongée depuis trois jours et mon esprit, embrumé, ne fait plus de tri. Il enchaîne les événements. Une mécanique. Malgré les circonstances, je me sens être une femme de chance. Cela fait longtemps maintenant. Dans un des écrits de mon crû datant de juillet 1996, je relis : « je suis une femme de chance, celle de savoir de quoi mon avenir est fait : la maladie ». Depuis plusieurs mois, je connais ma fin. Mon éternité est relative et savoir de quoi elle sera alimentée constitue un réel soulagement. Je garde le secret de cette découverte avec délectation.

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Il y a cinq ou six jours, je suis passée de la soumission à la douleur à celle de la fatigue. Comme ça, tout simplement. Quelque chose que je ne pouvais pas prévoir, comme chacune des étapes de cette dégringolade physique. Chaque perte fonctionnelle fait surprise. Mauvaise puis rassurante. Une boucle entre tristesse et étonnement. Entre détresse et soulagement. Comment expliquer autrement mon habitat depuis vingtdeux ans ? J’oscille sans cesse à l’intérieur d’un refuge dans lequel s’entrechoquent émotions fortes et peur du danger, puissance et aphasie. Une petite fille de six ans m’a signifié mon état, il y a quelques semaines. Je la connais à peine. « Tu es mon esclave ! », s’est-elle empressée de déclamer au son de ma voix. Et d’obtenir de moi ce qu’elle voulait, comme les fatigue et douleur. Deux êtres cohabitent en moi. Le premier est une guerrière qui lutte contre ses propres armées, baisse la tête devant l’épuisement, pactise avec la souffrance à de multiples reprises, dans l’illusion de survivre, de se tenir droite. Le deuxième est 7/28


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une romantique qui donne à voir sensualité, complicité, malice, humour, séduction, au moins par sa verve ; une femme en vacances, détachée de toutes contraintes, disponible, ouverte aux possibles, laissant exprimer ses sens, librement et savoureusement. Ces deux êtres rivalisent, se livrent un combat permanent. L’un des deux va mourir avant l’autre. Le pouvoir de choisir qui des deux me quittera le premier m’appartient. Depuis longtemps déjà, je prends plaisir à me laisser porter par des béquilles créées au fur et à mesure des épisodes qui ont jalonné ma vie de quadragénaire. Repères, axes et autres mécaniques physiques ou mentales se sont construits. Ils m’aident à consolider cette chance que je mesure chaque jour un peu plus. Un bras étranger pour tenir le mien quand je descends des escaliers, une civière humaine pour cheminer quelques mètres d’une rue cabossée, une courte échelle pour ranger du linge dans l’armoire, une main tendue pour tirer ma valise sur le quai d’un train ou dans le hall d’un aéroport et des alliances 8/28


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tactiques pour assurer mon obstination, des ruses pour associer l’autre à mon invalidité. Toujours chargée comme un mulet, mes souffrances physiques sur le dos, j’aime à les partager même si la communication fonctionne à tâtons. Le vocabulaire de la douleur n’a pas été enseigné à l’école. Les conversations s’en trouvent alternativement diminuées ou éloquentes. Je persiste à échafauder des substituts, attelles, prothèses sociales. Il m’arrive d’abandonner et de me montrer odieuse. Mais, parfois, la sympathie de l’autre s’installe et je me laisse aller à ce plaisir non dissimulé de la sentir, rivée sur moi. Je me glisse avec délectation dans l’hypothèse selon laquelle la souffrance est une invention barbare pour me distraire du quotidien, pour évacuer l’ordinaire, pour aller à la rencontre de celui ou celle que je n’aurais jamais pu connaître autrement. Chaque nuit qui passe crée le jour de ma maturité et incrémente le compteur de l’héritage génétique dont seule ma mère peut témoigner, 9/28


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mon père n’étant plus là pour comptabiliser la misère. Cette indexation perpétuelle consolide mon espace-temps : de fins fils enchevêtrés, une trame que je tisse au quotidien, support d’une broderie de stratégies de détournement qui rendent l’impossible admissible. Une architecture personnelle, dans laquelle les escaliers se montent et se descendent virtuellement, où le nombre démesuré d’étages permet de s’élever sans effort, où les volumes des pièces se cumulent pour former une unique bulle vitale d’oxygène. Un luxe que la réalité, trop cruelle, voudrait interdire. 20 avril Jeanne et Marie ont jeté l’éponge. L’estime connaît ses limites. La patience aussi. Incapable de sortir de ce lit, de me lever, Marie, dressée comme un piquet à la droite de ma tête, a suggéré : « ne devrais-tu pas annuler ton voyage en Europe de l’Est et consulter ? ». J’ai toujours apprécié sa maladresse agressive. 10/28


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C’est fait. Je quitte ce lieu et ses habitantes. Des ambulanciers m’embarquent ce matin, direction l’hôpital des Armées de Saint-Mandé. Je suis à moitié dans le gaz et je n’ai pas vraiment vu arriver ce transfert. La chance tournerait-elle ? Je me retrouve allongée sur un brancard dans un couloir bruyant en attente d’une consultation. J’ai besoin d’un verre d’alcool. Avant même que j’aie conscience que mes bras sont entravés par une série de tuyaux de perfusion et mes mains plaquées à la civière, l’envie de boire a passé. Une femme ouvre une porte, les brancardiers poussent mon chariot à l’intérieur de son cabinet. Ce médecin vient s’asseoir au bord de mon lit de substitution, la tête penchée vers la mienne. D’emblée, je n’aime pas son genre, un peu sec et expéditif. Très vite elle se montre bienveillante, normale, non violente. Pourtant, j’ai peur qu’elle me défie. Je la regarde d’en bas, les yeux alternativement rivés sur son visage impersonnel et sur le plafond. Cette situation, pour le moins hiérarchisée, joue en défaveur de mon rapport de force. 11/28


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Je sais où je me trouve et où ça peut me mener. Peut-être l’enfer. Je n’ai pas la main, ne maîtrise plus mon futur. Dépendante, offerte, je ne me sens plus assez vaillante pour interpréter avec élan cette mauvaise pièce. Ça pourrait m’amuser, un moment, mais ma force se dérobe. Mon interlocutrice m’interroge avec une grâce insoupçonnée : « Alors ? Qu’est-ce qui vous amène ? ». Tout d’abord étonnée, je finis par déballer mon laïus. Je le connais par cœur. Le coup de couteau dans le dos, le lumbago, les lombalgies, la tournée des rhumatologues, des internistes, puis les traitements, inefficaces, les différents bilans, pour finir avec un diagnostic de maladie génétique dégénérative, orpheline. Symptômes : douleur et fatigue chroniques. Non mortelle. Incurable. Je retrace en dix minutes une connaissance acquise au cours de plus de vingt ans de fréquentation d’établissements hospitaliers. La toubib m’écoute avec attention et curiosité. Elle prend 12/28


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des notes. En particulier sur ma théorie des savoirs acquis par la maladie. « Une véritable expertise ! », lui dis-je dans un sursaut intellectuel. Puis, elle me pose des questions sur mon état présent, mon niveau de douleur, de fatigue, hier, avanthier, depuis la semaine dernière. Je réponds assidument. Nous jouons. Une joute gentillette. Et je me laisse tomber du haut de mon perchoir. Je la fixe bien droit dans les yeux et chute. Comme ça, tout simplement. Entre deux sourires niais, je sollicite de la part de cet énième professionnel de la santé un diagnostic. « Je ne vais pas contredire mes collègues. Nous allons toutefois réaliser quelques examens complémentaires. Vous concernant, j’ai mon idée… ». La situation atteint son climax. Hormis les antidépresseurs, les antiinflammatoires et autres « anti- » d’origine chimique ou biologique, que peut m’offrir cette femme étonnante ? « Si vous en êtes d’accord, je vous garde quelques temps pour que vous puissiez vous reposer. Dix jours. Sans médicaments ni ordinateur ». Elle sourit. « Ensuite, je vous 13/28


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intègre dans un collectif de patients où nous traitons la douleur par l’activité physique ». C’est la meilleure ! Moi qui ne peux presque plus bouger, quelle incongruité ? Je lui somme de m’expliquer par le détail de quoi il retourne. Loin de moi l’idée que le corps médical puisse proposer autre chose que des séances de marche, kiné, aquagym et autres douceurs totalement inefficaces. Pourtant… Gymnastique holistique, Qi Qonq, Zumba, hypnose, sophro… sont autant de mots qui sortent de sa bouche. Elle continue. L’ensemble de ces activités est encadré par une équipe pluridisciplinaire, formée à la gestion de la douleur et suivie par cette chère spécialiste. Algologue. J’enrichis une fois encore mon vocabulaire. Jamais entendu un truc pareil. La balance semble continuer à pencher du côté de la chance. Je suis sur le point de lui donner ma bénédiction. Pour le traitement en collectif, encore faudra-t-il que je déménage… que je m’installe en région parisienne. Ma mine change. Mes muscles se contrac-

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tent. La douleur exulte. Abasourdie, je réserve ma décision. Ma sauveuse s’est maintenant assise derrière un bureau, tapote sur son ordinateur et affiche un rictus modéré. Elle m’informe qu’elle ne peut s’attarder davantage et va me livrer sans délais au personnel compétent. Je ne touche plus le sol. Après une courte balade à travers de longs couloirs, allongée sur un brancard inconfortable, je rejoins, sans vraiment l’identifier, un énorme bâtiment en béton et son guichet d’accueil. Ça sent le formol. La mort. Les géants qui me poussent me font asseoir puis descendre du véhicule à roulettes et je rejoins cette guérite, derrière laquelle se cache un personnage en uniforme. Je n’en mène pas large. Mes jambes sont molles, absentes. Ma tête en fusion. Hyperactive. L’individu m’invite à décliner mon identité, mon âge et autres informations courantes. Me réclame des papiers. Je m’exécute. Méthodiquement. Sans résistance. Seulement tremblante. 15/28


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Deux infirmiers se dirigent désormais vers moi. Ils vont me guider jusqu’à mes appartements. J’ai beau être convaincue que ce que je vis s’inscrit dans un scénario de santé publique, j’ai les foies. Je redresse la tête pour me donner de l’allure mais aussi pour aligner mes yeux avec l’horizon. Sans lunettes, ma vision serait la même. Nulle. La conséquence de ma fatigue extrême sans doute. Le moindre de mes pas prend des allures d’expédition. Rien n’est au même niveau. J’ai l’impression de dévaler un chemin de montagne, sans chaussures adaptées. Tous les passages que j’emprunte se noient dans le flou le plus total. Uniformément gris. L’identité visuelle de la maison. Plus j’avance, plus les couloirs se rétrécissent. J’ai le vertige. Chaque marche représente autant d’obstacles. Je suis perdue. Passé quelques coursives, j’arrive dans un cul-de-sac, à première vue très éloigné du reste. Ici, deux portes seulement. Un peu plus colorées que le reste. Une d’entre elles m’est destinée. Mes guides s’arrêtent et me prennent par les coudes dans le but de 16/28


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m’aider à avancer. Le personnage masculin du couple, dont j’apprendrai plus tard qu’il s’appelle Robert, me lâche un instant pour s’emparer de la poignée de la porte. Ma surprise est à la hauteur des installations du cachot. Étoupée. Vient le moment de me débarrasser de tout. De me laisser démunir. Les tuyaux d’abord. Cathéters et sparadraps valsent. Téléphone et ordinateur portables, tablette, montre connectée, argent liquide, papiers, portefeuille, clés, bijoux, puis chaussures et vêtements suivent. Tous les vêtements à l’exception de ma misérable culotte et de mes lunettes. On me déshabille au bord d’un lit trop haut et je consens instinctivement. Sans honte. J’ai un peu froid. On me tend le teeshirt long et noir que j’ai embarqué et qui fait office de pyjama. Et des mules. En mousse. Noires aussi. J’enfile tout ça maladroitement et sans mot dire. Mes affaires de ville sont rangées dans un placard, non loin. Je perds toute propriété, celle-ci étant confiée momentanément et jus-

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qu’à nouvel ordre à l’Assistance publique. Je vais enfin pouvoir me reposer. 21 avril Je suis seule. Je prends connaissance de mon nouvel univers. Mon petit horizon. Neutre. Sans accroc. Un peu terne. Un lit électrique dont la télécommande n’a déjà plus de secret pour moi. Un fauteuil, proche. Une petite table à roulettes. Deux portes. Celle de la salle de bain et celle de la sortie. Les allées et venues du personnel provoquent un léger claquement. Le métronome de mes instants. Un rythme musical. « Le » rythme musical, car il n’y a pas d’autre son, ni bruit. Je scrute le plafond, les murs, à la recherche d’une faille, d’une fissure, d’un défaut de peinture. Rien. J’aperçois une petite araignée qui a tissé sa toile entre deux parois non loin de la fenêtre. Je la guette, la surveille, examine l’avancée de ses travaux. Plutôt feignante. Elle ne progresse guère. Je me surprends à lui parler, à tenter d’échanger 18/28


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quelques phrases. Je lui demande des nouvelles de son ouvrage, des difficultés qu’elle doit contourner, de ses éventuelles rencontres. Je l’imagine faire des signes avec ses pattes avant. Me fixer avec ses petits yeux. Les tourner à droite, à gauche. Cette idée me plait. Le monde qui nous entoure est vide. Impénétrable. Inamovible. Abstrait. Sans charme. À tel point que j’ai l’impression qu’il tourne par et sur lui-même. J’ai la sensation d’être le petit poisson dans la boule à neige, qui vogue au gré des secousses. Et puis retombe sans gêne quand tout se fige à nouveau. Je n’ai plus peur, rassurée par l’uniformité de ce cloaque. Apaisée par l’existence du rien, de l’immobilité. 22 avril J’ai envie d’écrire. Pas de feuille de papier, de stylo, de machine. Alors, je compte. Les minutes, les heures. Les pas. La cadence de l’ouverture de 19/28


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la porte. J’en suis à 37. Et je n’ai pas fini. J’ai un système. Je procède par fréquence. Comme je ne peux rien noter, j’essaie de mémoriser les opérations du personnel, nombreuses, leur durée, puis j’opère un calcul mental. Cette arithmétique m’excite. Me stimule. Quelquefois je commence à peine que j’ai perdu le premier chiffre ou j’ai oublié l’opérateur. Alors je reprends. Mon cerveau me joue des tours. Pourtant, je sens se développer en moi des capacités inconnues. Et des envies. Si j’avais du fil et une aiguille, je les utiliserais pour repriser un trou dans ce qui me fait office de pyjama. J’aimerais bien coudre. Ça me réconcilierait avec la matière. Le réel. J’y trouverais un intérêt, peut-être même un parfum. Je sculpterais le tissu comme on modèle la glaise. Le monde alors s’ouvrirait laissant place à la création. À ma créativité. Cette aubaine orchestrerait ma renaissance.

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26 avril Quelques jours ont passé. Je suis de plus en plus calme, reposée. Une infirmière m’a confié un carnet de papier, vierge, et un crayon. Je l’adore. Du coup, je la bichonne. Lui adresse une avalanche de compliments. Elle me rend cette attention par des sourires romantiques. Bernadette. Mes journées connaissent deux temps forts. Le matin, très tôt apparemment, je n’en suis pas sûre, et la fin d’après-midi. Je ne me consacre plus aux secondes, ni aux minutes. J’ai abandonné la partie. Dès l’aube, la porte s’ouvre, se referme, et avec elle la vision du sourire de l’aide-soignante qui, inlassablement, tire son chariot. La première fois, j’ai été surprise. Un rayon de lumière, très fin, était apparu. Une meurtrière lumineuse. Un plateau beige, sur lequel reposaient un gobelet en plastique rempli d’eau, un sachet de cellophane enfermant deux biscottes, un minuscule ravier de confiture de fraises, un ridicule sachet de beurre et l’indissociable godet rempli de café, vint orner 21/28


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mes draps blancs immaculés. Cette image m’effara. Un réflexe. Tout ici me paraissait si pâle. Ma maladresse endogène me fit renverser l’eau et je m’aspergeai. Après un léger sentiment de dégoût, je continuai mon tour d’horizon sensoriel. Pas plus d’odeur que de couleur. L’uniformité intégrale. Me restait le paramètre goût. Je me décidai à grignoter l’un après l’autre chacun des éléments de ce petit-déjeuner. Secs, amers, sucrés, farineux, gras, nauséeux, pâteux sous le palais, avec une saveur de poisson pour certains. Je fus très heureuse de l’exercice. Je décidai de m’appliquer à vérifier la constance de la cantine en démarrant une étude gustative rigoureuse et quotidienne de ces composants. Ma recherche court toujours aujourd’hui. J’en suis ravie. 27 avril Des nuits difficiles, l’absence de visites, des journées banales, rythment désormais ma vie. 22/28


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J’écris pas mal. Mes douleurs commencent à s’estomper ou plutôt à se faire oublier. Mon imaginaire se transforme. J’en discute quotidiennement et avec une tendresse inopinée avec Robert, équipé d’un formulaire avec cases à cocher, courbes de niveau à simuler et questions libres à renseigner. J’aspire à de l’air. Du vent qui viendrait assainir mon atmosphère, rincer mes cheveux et me caresser le bout du nez et des doigts. Je m’imagine sur une terrasse au bord de la mer, au crépuscule, assise avec un bouquin entre les mains, attendant que le rien passe et que j’en limite la durée. Avec délectation. Pour le plaisir. Je rêve que je m’ennuie. Ça me régale. J’ai droit à deux douches par semaine. Le distributeur de savon est incrusté au mur. Pratique mais décourageant. Fatigant. Je dois préalablement à chaque décrassage d’une quelconque partie de mon corps, appuyer fortement sur ce bouton poussoir avec l’immense précaution de ne pas 23/28


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en perdre une goutte. Parfois, le liquide coule seul. À plusieurs reprises, j’ai glissé. Me suis ramassée comme j’ai pu en m’accrochant à des parois hyper-lisses. Ces pauses sont toutefois exaltantes. Le contact de l’eau demeure extrêmement jouissif. Rafraîchissant. Purifiant. Tellement différent du textile, collant, fétide. Les aidessoignantes m’ont récemment invitée à y aller de mon plein gré. Seule. « Parce que je suis valide ». Valide. Dur, dur. Gratifiant au bout du compte. Une force intérieure, venue de nulle part, s’est réveillée. La tête n’a rien dicté. Le corps a repris ses droits. Inédit. Hier, j’ai fait trois pas dans le couloir, histoire de tester ma verticalité. J’ai rencontré ma voisine de couloir. Jeune, plutôt jolie. Blonde, je dirais. Je ne suis pas sûre, je confonds les blonds, châtains clair et foncé. Elle n’est pas brune. Grande, effilée. Maigre. Quand nous nous sommes croisées, je me suis arrêtée net. Je l’ai regardée avec intérêt. Elle alternait regard passif et interrogatif. J’ai cru un moment qu’elle voulait attirer l’attention sans 24/28


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trop en faire. Son horizon ? Ses pieds ou le plafond. Arrivée au bout du corridor, elle a lentement fait demi-tour. Elle est repassée devant moi et m’a dit bonjour. Machinalement, j’ai répondu « Bonjour ». Je ne suis pas sûre qu’elle ait entendu. Elle n’a rien dit. A passé son chemin. J’étais comblée de croiser une personne sans uniforme. 28 avril Aujourd’hui est une première. J’expérimente les ateliers d’activité physique. Ces quelques jours d’isolement m’ont convaincue. Allongée parterre, sur un fin tapis, une balle en mousse de dix centimètres carrés sous le coccyx, une autre en caoutchouc, de la même taille, sous l’occiput. Je fais le hamac. Je suis un hamac. Les vertèbres de ma colonne viennent se poser les unes après les autres sur le sol. Je les sens prendre leur aise. Descendre doucement, en toute flexibilité. L’infinie élasticité de mes os et muscles vient suppléer la rigidité de ma carapace. La douleur s’enfuit au 25/28


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rythme de cette danse. Euphonique. Mes bras gisent, paumes vers le ciel, le long de mon corps. J’entends une voix légère qui ordonne doucement : « Vous pouvez déplier vos jambes ». J’ouvre les yeux. « Repliez les jambes, les pieds écartés de l’espace d’un pied ». Compliqué. Je m’embrouille. Me concentre. « Mettez votre main droite sous l’aisselle gauche, la paume vers le plafond ». La droite, la gauche. Je suis perdue. « En dessinant un cercle avec votre coude droit, vous sentez votre omoplate droite pivoter sur son axe ». Je suis définitivement larguée. Alors je mate les autres patients. Une majorité de femmes. Elles ont l’air d’apprécier. Je suis impressionnée. Les regarde plus attentivement. Toutes semblent souffrir. Le dos, la hanche, le coude, le poignet, les pieds, le genou... Leur visage est tranquille. Arrêté dans le temps. Statufié. Leurs malformations m’attirent. Des orteils qui ont viré de bord. Des mains, crochues. Des dos, voûtés. Des nuques, agglomérées. Leurs articulations les ont lâchées pour leur signifier qu’elles n’avaient plus de 26/28


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prise avec le réel, plus de connexions avec l’extérieur. Ces femmes sont en pièces détachées. Comme moi. Ça me rassure. « Revenez à la position initiale. Ouvrez grand votre mandibule ». De quoi parle cette femme qui tourne autour de nous ? « Baillez ». J’ouvre la bouche et obéis. Un soulagement immense s’empare de mon corps. La séance s’achève. Je me mets debout. Le sol paraît plus éloigné qu’à l’accoutumée. Ma vue s’est éclaircie, élargie. Mon dos aussi. Mes épaules se sont éloignées l’une de l’autre. J’ai gagné au moins six centimètres. J’ai soif. Je me sens bien. Ma chance, absolue, triomphe.

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Joelle Palmieri AoĂťt 2018

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