N°1
Nommer et concevoir
: Pour une déconstruction des analyses sur le Maġrib et le Mašriq
La revue utilise la charte de translittération Arabica dans son corps de texte. Par exemple, le mot «Machrek» se lira «Mašriq».
Vous en trouverez une reproduction dans notre bibliographie en ligne.
La plupart des textes adoptent l’écriture inclusive, suivant le Manuel d’écriture inclusive de la Chaire de recherche sur la diversité sexuelle et la pluralité des genres.
Tout au long de la revue, vous trouverez un QR code, en l’utilisant, vous aurez accès à la bibliographie de chaque article.
Nous soutenons nos auteur·ice·s mais, les propos et idées rapportés ici ne sauraient nous engager au-delà de leur publication.
Nous avons pensé la Revue Saha - ﺔﺣﺎﺳ comme un espace de dialogue.
Si vous le souhaitez, nous vous invitons à donner votre avis, à critiquer et engager le débat avec nous à l’adresse revuesaha@gmail.com.
Les représentantes du comité éditorial résident, travaillent et s’épanouissent à Tiohtià :ke (« Montréal »), lieu de rencontre et d’échange entre les Premières Nations, y compris la confédération haudenosaunee et la nation anishinabeg. Territoire autochtone non cédé, dont les Kanien’kehá :ka sont les gardien·ne·s, il continue d’être le théâtre de l’oppression systémique des peuples autochtones. Humblement, nous exprimons notre reconnaissance et solidarité avec leurs luttes au Québec, au Canada et ailleurs dans le monde.
Cette revue est née de l’idée que les perspectives critiques, décoloniales et féministes offrent des voies analytiques nécessaires et pertinentes pour penser non seulement les régions du Maġrib et du Mašriq mais surtout notre avenir commun. À cet égard, nous invitons quiconque lira ces pages à s’intéresser à ce que les conceptions des peuples autochtones ont à nous apprendre et à soutenir leurs actions.
SAHA N°1 AVRIL 2023
Sommaire
Editorial - P.9
Satcha de Henning Michaëlis, Emma Limane, Abir Samih, Marion Zahar
Préface - P.10-13
Orientalisme et rapports de domination : la nécessité d’une remise en question, Jérémy Dieudonné
Entretiens - P.16-23
Laurence Deschamps-Laporte et Marie-Joëlle Zahar
Série photos au Maroc - P.24-27
Sacha Pritchard Cohen
Article - P.28-33
Langue, nation-building, et colonialisme : le lien entre francophonie, anglophonie et cohésion nationale au liban, Lynn Ghanem
Toiles - P.36-39
Baya Bahri
Article - P.40-51
La langue française dans le parcours scolaire de l’étudiant·e palestinien·ne en Algérie depuis l’Indépendance, entre obstacle et opportunité, Yannis Arab
Témoignage - P.52-57
Retour d’exposition, Louison Pigeon
Article - P.60-63
Hériter des ruines, Hugo Delattre
Poème - P.64-67
Borrowed eyes, Solea Coquin Zahles
Article - P.68-79
Les femmes dans Dā`iš : au-delà des conceptions genrées de la communauté internationale, Daphnée-Sarah Ferfache et Réda Rouabhia
Remerciements - P.81
SAHA N°1 AVRIL 2023
Saha - ﺔﺣﺎﺳ :
Cher·ère lecteur·ice,
Tour à tour emblèmes des révoltes et de leur répression, points de rencontre et de rêveries collectives, de réappropriation et de rayonnement de nos héritages, espaces sacrés ou objets de discorde, les places publiques sont chargées de sens et d’histoire. Contraintes autant qu’opportunités d’appropriation, ces lieux sont le miroir des pratiques sociales, culturelles et politiques de ceux et celles qui les occupent, les empruntent, les pensent et les convoitent (Combes et al. 2016). En outre, leurs occupations au cours de la dernière décennie nous ont obligé·e·s à réviser nos analyses qui s’entêtaient à n’aborder la région que par le spectre présupposé de l’apathie, l’irrationalité, l’autoritarisme et sa présumée résistance à la modernité occidentale.
À l’image d’une place publique, nous avons rêvé Saha - ﺔﺣﺎﺳ comme un carrefour entre les disciplines, pour faire dialoguer une communauté scientifique et artistique francophone qui approche de manière critique les régions du Maġrib et du Mašriq (élargies à l’Iran, la Turquie et l’Afghanistan pour leurs liens avec ces espaces).
Pour poser le décor, notre premier numéro est le fruit des réflexions à l’origine de la revue, à savoir comment déconstruire nos perceptions et concepts sans reproduire les analyses politiques au prisme du tout sécuritaire et les impasses scientifiques qu’elles ont produites… Il n’aborde qu’un échantillon de ces questionnements.
« Nommer et concevoir » est donc le fruit d’une réflexion critique, post-coloniale et féministe cherchant à contribuer à la réévaluation des présupposés épistémologiques et ontologiques à partir desquels nous abordons la région.
Comme vous le feriez sur une saha - ﺔﺣﺎﺳ, nous vous invitons ici à prendre le temps de l’introspection, de l’exploration et de la flânerie.
Bonne lecture.
LE COMITÉ ÉDITORIAL Satcha de Henning Michaëlis
Emma Limane
Abir Samih
Marion Zahar
SAHA N°1 AVRIL 2023 8 7 Éditorial Éditorial
(n.f.) La cour, l’espace
Préface
Orientalisme et rapports de domination :
Jérémy
Dieudonné
Jérémy Dieudonné réalise une thèse de doctorat à l’Université de Montréal sur le rôle des organisations pro-israéliennes dans l’élaboration de la politique étrangère américaine à l’égard de l’Iran. D’un point de vue théorique, il y propose une reconceptualisation de la sécuritisation à la lumière des travaux sur l’identification ainsi qu’une nouvelle compréhension du concept d’ordre. Il détient une maîtrise en Relations internationales de l’Université libre de Bruxelles (Belgique) et un MA en Conflict Resolution de la University of Essex (Royaume-Uni).
Il a accepté d’introduire ici le premier numéro de la Revue Saha - ﺔﺣﺎﺳ.
Été 1989 Alors que l’URSS s’écroule mais avant même la chute du mur de Berlin, Francis Fukuyama (1989) nous prédit « la fin de l’Histoire ». Dans son article, Fukuyama (1989, 4) envisage la fin de la Guerre froide comme « le point final de l’évolution idéologique de l’humanité et l’universalisation de la démocratie libérale occidentale en tant que forme finale de gouvernement humain ». Il affirme par ailleurs que la chute de l’URSS représente « une victoire non dissimulée du libéralisme économique et politique » (Fukuyama 1989, 3). Selon lui, « le triomphe de l’Occident, de l’idée occidentale, se manifeste avant tout par l’épuisement total des alternatives systématiques viables au libéralisme occidental » (Fukuyama 1989, 3).
L’ampleur de l’erreur de cette prédiction est évidente aujourd’hui – et pas seulement à l’aune de l’agression russe en Ukraine ou de la montée en puissance de la Chine. Cependant, ce n’est pas tant la prédiction ellemême qui apparaît comme problématique que la réflexion qui la sous-tend. En affirmant la suprématie acquise et définitive de l’Occident – ou tout au moins de ses idées – Fukuyama résume le monde à une vision occidentalo-centrée et profondément discriminatoire. Dès lors, le « reste du monde » se retrouve, au mieux, relégué à un statut de retardé en voie d’occidentalisation ou, au pire, totalement exclu. Partant, tout « autre » que l’Occident ne peut se concevoir qu’à travers ces lunettes occidentalo-centrées, à la fois universalistes et exclusivistes, traçant le cours de l’Histoire à suivre pour tendre vers le « point final » évoqué par Fukuyama (1989, 3).
Sept ans plus tard, Samuel Huntington (1996) publie un livre qui, à première vue, contredit complètement la théorie de Fukuyama : différentes civilisations affirment leurs valeurs propres et entrent en conflit sur cet aspect. Surtout, « l’Occident perd en influence relative » alors que « les civilisations non-occidentales réaffirment généralement la valeur de leurs propres cultures » (Huntington 1996, 20). Là où Fukuyama essentialisait l’Occident en tant qu’évolution suprême et homogène de l’Humanité, Huntington essentialise des supposées « civilisations » sur base de valeurs qui les différencieraient. Dans une telle vision, cependant, l’Occident reste envisagé comme le représentant de la modernité par rapport à laquelle les autres civilisations sont définies.
En cela, Fukuyama et Huntington partagent une vision orientaliste du monde qui est d’ailleurs répandue bien au-delà du strict champ des Relations internationales. Concept développé par Edward Saïd (1978), l’idée d’orientalisme renvoie à plusieurs caractéristiques décrivant une même réalité : la position de supériorité de l’Occident dans ses rapports à un Orient fantasmé. Ainsi, Saïd (1978, 12) définit l’orientalisme
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la nécessité d’une remise en question
comme « une dimension considérable de la culture politico-intellectuelle moderne [qui], dès lors, a moins à voir avec l’Orient qu’avec ‘notre’ monde ». C’est donc la construction politico-intellectuelle qui permet de « traiter avec l’Orient - en faisant des déclarations à son sujet, en autorisant des vues sur lui, en le décrivant, en l’enseignant, en le colonisant, en le gouvernant : en bref, l’orientalisme comme style occidental pour dominer, restructurer et avoir l’autorité sur l’Orient » (Saïd 1978, 3).
Cette vision orientaliste, si elle a été ici exemplifiée par les travaux de Fukuyama et Huntington, a été largement étudiée par la littérature (voir, entre autres, Barkawi & Laffey 1999 ; Tickner 2003 ; Seth 2011 ; Chandra 2013). Celle-ci a mis en avant le lien étroit entre la construction identitaire de l’Occident et l’orientalisme, en particulier l’orientalisme à l’égard du Mašriq et du Maġrib ainsi que de l’islam. Ainsi, pour Shakman Hurd (2003, 26), « l’identité occidentale moderne est dépendante de son appropriation d’un autre islamique, souvent dépeint comme “fondamentaliste”, “despotique” ou “arriéré” ». D’autres ont mis en évidence l’approche particulièrement orientaliste des analyses académiques sur l’« Autre », systématiquement étudié depuis une perspective occidentale (Tickner 2003 ; Seth 2011).
Foucault (1975) et Bourdieu (1982 ; 2001 [1991]) avaient déjà montré la manière dont la production de la connaissance participait à l’établissement et à l’essentialisation de rapports de pouvoir entre un·e dominant·e et un·e dominé·e. Bourdieu, en particulier, pointait la nécessité de cesser d’étudier la réalité à travers l’objectivation du discours sur cette réalité. Il proposait plutôt d’étudier les « luttes pour le monopole du pouvoir de faire voir et de faire croire, de faire connaître et de faire reconnaître, d’imposer la définition légitime des divisions du monde social » qui ont « pour enjeu le pouvoir d’imposer une vision du monde social à travers des principes de di-vision » (Bourdieu 1982, 137).
Dans cette perspective, Seth (2011, 168) a souligné la tendance des approches traditionnelles des Relations internationales à « décrire de manière erronée les origines et le caractère de l’ordre international contemporain », arguant la nécessité d’étudier les racines coloniales de celui-ci. De là, il montre comment cette production de connaissance sur cet « Autre » « crée ce que [cette connaissance] ne prétend que simplement connaître ou représenter ». Il suggère alors que « la théorie des Relations internationales sert à naturaliser ce qui est produit historiquement », créant des rapports de pouvoir occultés par cette même théorie (Seth 2011, 169).
Ces rapports de force résultant de visions orientalistes ne sont pas sans conséquences. Badie (2014) a mis en évidence l’humiliation subie et ressentie par les « dominé·e·s ». L’humiliation, définie comme « toute prescription autoritaire d’un statut inférieur à celui souhaité et non conforme aux normes énoncées », est alors producteur de perceptions hostiles (Badie 2014, 13). Ce regard orientaliste et les perceptions hostiles qu’il produit peuvent alors déclencher un retour de flamme que ces mêmes approches orientalistes caractériseront souvent de « terroriste », renforçant les dynamiques évoquées (Brulin 2015 ; Aoun 2019).
C’est ce regard orientaliste et patriarcal, que se proposent d’analyser et de déconstruire les travaux composant ce numéro. Partant du regard critique apporté par les approches post-coloniales évoquées plus haut et féministes (voir, entre autres, Locher & Prügl 2001), l’ensemble des articles de ce volume cherchent à comprendre comment la construction d’une certaine vision du monde établit des rapports de pouvoir et oriente les politiques. Ainsi, ils visent à mettre en évidence les contraintes résultant de l’imposition par le ou la dominant·e d’un regard particulier sur le ou la dominé·e.
Réda Rouabhia et Sarah Ferfache analysent ce regard porté par les analyses occidentales sur le rôle et la position des femmes au sein de l’État islamique. Rouabhia et Ferfache mettent en évidence la manière dont ce regard rend impossible la compréhension des motivations de ces femmes et des dynamiques d’adhésion. Par une analyse de la littérature, les deux auteur·ices pointent les biais perceptifs genrés de l’Occident dans son approche du phénomène. Partant, elles pointent la suppression de toute agentivité des femmes, pensées comme incapables de poser les actes qu’elles posent en rejoignant l’État islamique. Elles soulignent par ailleurs le caractère inadapté de la réponse occidentale qui découle de ce biais perceptif.
À partir d’une épistémologie et d’une ontologie relationnelles, Hugo Delattre étudie, lui, le cadre cognitif colonial appliqué aux infrastructures historiques. En se basant sur le cas du bois de Vincennes de Paris, il montre comment une relecture orientaliste – lire ici exotique et colonialiste – du passé dont il témoigne
a façonné le rapport entre dominant·e et un·e dominé·e. Du même coup, l’imposition de cette relecture condamne toute lecture concurrente et naturalise ce rapport de domination.
Lynn Ghanem et Yannis Arab se penchent sur une autre forme d’imposition, appelée par Ghanem « impérialisme linguistique ». Ghanem souligne la persistance de la langue française au Liban bien après le départ des colons et son caractère structurant pour la construction de la nation libanaise. Dès lors, la perception continue du français comme la langue du progrès ainsi que son instrumentalisation pour accentuer des différences internes ont conduit à de profondes dissensions dans le pays et à la perpétuation des structures de pouvoir existantes.
S’intéressant également à la langue française, Arab étudie son impact pour le parcours académique des étudiants palestiniens en Algérie. Il expose ainsi les difficultés liées à l’obligation de maîtriser le français pour obtenir certains diplômes, mais aussi les stratégies d’adaptation des sociétés d’accueil et d’origine.
En conclusion, ces différents articles scientifiques ont tous pour vocation de questionner les rapports de force entre un « centre » - l’Occident – et une « périphérie » - le « reste du monde » orientalisé. Par leurs différentes démarches, les auteur·rice·s remettent en question le caractère naturel de ces rapports de force et mettent au jour les dynamiques qui les sous-tendent. En ce sens, il·elle·s poursuivent chacun·e les objectifs de Saha - ﺔﺣﺎﺳ et « agrandissent les frontières de ce qui constitue un savoir pertinent et les manières de connaître » (Tickner 2003, 295-296).
SAHA N°1 AVRIL 2023 12 11 Jérémy Dieudonné Préface
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Entretiens
Le 28 novembre dernier, toute l’équipe de Saha - ﺔﺣﺎﺳ a reçu Marie-Joëlle Zahar (MJZ) et Laurence Deschamps-Laporte (LDL), deux chercheuses de l’Université de Montréal. À travers ces entretiens, nous souhaitons proposer collectivement une voie pour penser, saisir et analyser les régions du Maġrib-Mašriq au prisme des perspectives critiques, post-coloniales et féministes. Avec elles, nous avons parlé de l’importance du terrain, de la présentation de soi et de positionnalité. Surtout, nous avons questionné notre regard de chercheur·euse·s, et ce qu’il dit de la manière dont la région est abordée.
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I. Nous souhaitions d’abord vous donner l’occasion de vous positionner : quels sont vos champs d’expertise, vos repères, vos angles morts ? En quelques mots, présentez-vous.
LDL : Professeure adjointe en science politique à l’UdeM et directrice scientifique du CÉRIUM. Je m’identifie comme étudiant la politique étrangère et le Moyen-Orient. Le féminisme et les questions de genre sont le fil rouge de mes recherches portant sur les mouvements islamistes et le genre en politique internationale. Je suis un produit des area studies, un champ qui est né de la Guerre Froide. Post 11 septembre, il y a eu un regain d’intérêt pour cette perspective régionale au sein des universités anglophones. Malgré tout, au Middle East Center à Oxford, j’ai beaucoup aimé le fait qu’on nous poussait à aller sur le terrain. J’ai une épistémologie féministe et critique ; je tente toujours d’être en dialogue. Sur le plan plus personnel, mon travail est nourri par mon grand intérêt pour la région sur le plan ethnographique, par l’amour des peuples, qui se retrouve parfois dans mon travail à travers les arts visuels. Quant à mes angles morts, ils sont multiples mais je vous laisse les identifier ! (rire)
MJZ : Excellente réponse, je vais te l’emprunter !
Le propre des angles morts c’est justement qu’on ne les voit pas soi-même. Pour ma part, je suis professeure titulaire au département de science politique.
J’ai été initialement formée au Liban à l’Université américaine de Beyrouth, dans ce que j’appellerais un département de science politique avec une vision assez orientaliste du monde arabe.
LDL : Mais au Moyen-Orient, ce qui est assez intéressant…
MJZ : Justement ! Edward Saïd avait bien compris à quel point on peut être socialisé à se percevoir et à se comprendre à travers l’image que d’autres ont façonnée. J’ai fait mes études doctorales à McGill, à un moment où, en science politique en Amérique du Nord, les area studies étaient considérées comme un recoin non analytique que les vrais politologues devaient éviter. Je suis un produit de mon époque, j’ai consciemment refusé de m’identifier comme une spécialiste du Moyen-Orient. J’ai toujours travaillé de manière comparative : en réfléchissant au Moyen-Orient certes, mais à la lumière et en rapport avec d’autres contextes.
Au moment où j’ai fait mon doctorat, la science politique était déchirée entre un certain positivisme, lié à la montée en flèche de la théorie des jeux, et des approches plus interprétatives.
Il fallait choisir son camp. Je me définis ontologiquement comme une constructiviste : pour moi les faits sociaux ne sont pas des données objectives. Par contre, pour moi la méthode, les méthodes, sont des outils, et différents outils répondent mieux à différentes questions. J’ai entrepris des études en science politique pour répondre à des questions concrètes issues de mon expérience de la vie ; pas pour prendre parti pour un camp, particulièrement en termes d’épistémologie. Sachant tout cela, je travaille essentiellement sur tout ce qui touche à la violence au sein des sociétés. En aval, j’ai également un intérêt pour les sorties de la violence, et suite à mon passage aux Nations-Unies (NU), pour le rôle des femmes dans ces processus. Je suis devenue plus féministe en voyant à quel point il est difficile pour les femmes d’être prises au sérieux, y compris dans l’organisation qui promeut les politiques “Femme, Paix, Sécurité”.
II. Toutes les deux vous avez des formations dans des contextes plutôt conservateurs. Est-ce qu’il y a eu un moment où vous avez pris connaissance des approches critiques et où vous avez décidé de les intégrer dans vos réflexions ? Est-ce que cela a plus été progressif ? Est-ce qu’il y a des auteurs qui vous ont marquéés ?
LDL : Les milieux universitaires sont toujours un drôle de mélange des deux. Les sources de financements, les institutions peuvent être plus conservatrices alors que celles et ceux qui les habitent ne reflètent pas toujours cette identité. Moi, je ne suis pas sûre que je dirais que j’ai eu une éducation plus conservatrice. J’ai souvent pris des cours avec des approches critiques, mais pas toujours cadrés comme tels.
Mes lectures ont soutenu cela. Par exemple, j’ai beaucoup étudié l’anthropologie de l’Islam. Tous les étudiants de Talal Asad qui ont formé un noyau d’anthropologues de l’Islam que ça soit Hussein Ali Agrama qui a étudié la formation du droit islamique ou encore Charles Hirschkind qui a étudié les relations entre l’expérience auditive de l’islamisme et la montée des grands prédicateurs qui ont ramené une nouvelle version de l’Islam populaire ou encore Saba Mahmood qui a étudié la piété des femmes en Égypte. Pour moi ce sont des auteurs critiques car ils remettent en question cette idée même d’une anthropologie de l’Islam mais ces écrits ne sont pas nécessairement cadrés comme étant post-coloniaux.
MJZ : Personnellement, je pense que c’est au tout début de ma maîtrise, quand je suis arrivée à Mon-
tréal. Cela a commencé par une réaction viscérale à des expériences vécues. J’ai grandi au Liban durant la guerre civile, j’y ai vu de près le phénomène des milices et j’étais très intéressée à les étudier. Quand je suis arrivée à McGill et que j’ai donc voulu étudier les groupes armés non-étatiques, certains professeurs ont questionné l’attribution d’une rationalité, d’une agentivité à “des groupes assoiffés de sang”. Pourtant, la mafia est une organisation violente et personne ne remettrait en cause le fait qu’elle est régie par des procédures et qu’elle fonctionne selon des logiques organisationnelles. Lorsque j’ai déposé mon projet de mémoire, des membres de mon jury ont aussi questionné ma capacité à faire preuve d’objectivité dans l’étude de groupes armés dans mon pays natal. La question était posée par des spécialistes de politique canadienne, de nationalité canadienne… Je crois que c’est à partir de ces expériences que j’ai commencé à réfléchir à la manière dont la région était étudiée, comprise. […]
Tout ce qui s’est passé dans le sillage du 11 septembre en Amérique du Nord, qui a non seulement influencé l’étude de la région mais aussi la sécurité et l’intégrité des chercheurs qui travaillaient sur le Moyen-Orient, a participé à ma réflexion. Celle-ci a également été alimentée par l’opportunité extraordinaire d’entendre Edward Saïd en conférence. Ce cheminement m’a menée à différentes manières de penser ce qu’est une approche critique : la construction des concepts, des faits, […] pour ensuite réfléchir à la positionnalité des chercheurs.
C’est par la suite que j’ai articulé des postures plus féministes. Si je ne m’identifie pas comme une chercheure décoloniale, il me semble néanmoins que la prise en compte de la manière dont le colonialisme a influencé l’étude de la région et la déconstruction de ces cadres de références est essentielle.
III. Vous nous avez fait part de vos expériences passées en tant qu’étudiantes et leur influence sur votre manière d’appréhender les théories. Aujourd’hui il y a une plus grande place pour ces cadres théoriques en sciences sociales. Est-ce que vous jugez que l’implémentation est réussie et significative ? Dans quelle mesure la recherche portant sur la région a participé à leur développement ?
MJZ : Instinctivement, les travaux sur la région ont été essentiels pour le développement des études post-coloniales. Pour moi, l’émergence du champ des études post-coloniales est profondément liée aux réflexions de chercheurs qui ont travaillé au MO, notamment aux travaux d’Edward Saïd.
Par contre, je pense que la manière dont beaucoup de chercheurs abordent le MO continue de privilégier des approches structurelles voire culturelles. Le féminisme en tant qu’approche, en tant que prisme analytique, a plutôt été importé vers les études du MO. Si j’ai raison, et il se peut que je me trompe, c’est encore la preuve que l’agentivité continue à se battre contre le poids des explications structurelles. Ce n’est pas le propre du féminisme, c’est le lot de toutes les explications qui mettent de l’avant la capacité des agents de faire des choix. Globalement, je dirais qu’il reste beaucoup de chemin à faire pour que ces approches critiques soient appréciées, pas seulement pour leur dimension critique, mais comme des cadres analytiques explicatifs.
LDL : Je dirais surtout qu’après les printemps arabes, on a vu un nouveau foisonnement d’études des mouvements sociaux au-delà des écrits sur la région qui au préalable s’intéressaient surtout à l’État militaire ou aux mouvements islamistes ou encore à la relation entre les deux. Par ailleurs, l’étude du féminisme et du genre est intéressante, mais quand je faisais mes terrains, je n’ai jamais voulu d’emblée étudier les questions de genre. De toute façon, il y avait peu d’écrits sur le sujet du genre et de l’islamisme. Ces perspectives se sont imposées à moi, mais je ne suis pas arrivée avec cette préconception d’une perspective de genre. Ces perspectives ont toutefois ouvert une nouvelle fenêtre d’analyse riche et j’ai beaucoup évolué à travers l’étude des perspectives de genre.
Pour répondre à cette idée que le féminisme est un peu importé, peut-être, mais je pense qu’il faut essayer de ne pas imposer sa lecture des choses. Par exemple, il y a un devoir ethnographique d’utiliser les mots et les conceptions qui existent sur le terrain. Cela me fait penser à Sahar Amer, spécialiste de la littérature arabe qui a écrit un livre très intéressant pour identifier et débattre des mots qui décrivent la communauté queer dans la région. Elle a ainsi trouvé des archives de textes pré-islamiques pour parler de l’amour entre les femmes. Sa sœur Ghada Amer a pris ses manuscrits et elle en a fait des sculptures sur l’amour entre les femmes. Ce que je retiens de ce type de travaux-là, c’est qu’il faut nommer telle qu’une communauté se nomme et que les débats sur les termes sont en évolution constante. Ce n’est pas à moi de l’imposer, je définis l’agentivité de ces femmes que j’étudie telle qu’elles la conçoivent et c’est mon devoir intellectuel d’essayer d’avoir un recul qui n’est jamais parfait, mais d’essayer de me retenir d’imposer un cadrage.
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IV. C’est un bon enchaînement avec la question suivante : est-ce que vous pourriez revenir plus en détail sur la façon dont votre position a influencé votre rapport au terrain ? Est-ce que vos expériences de terrain vous ont amené à ré-évaluer vos outils conceptuels et comment avez-vous fait sens scientifiquement de vos expériences de terrain ? Comment avez-vous traduit votre vécu ?
MJZ : Pour ma part, j’ai eu à négocier des positions qui ne s’articulent pas toujours confortablement les unes avec les autres. J’ai à la fois été observatrice et actrice, puisque toute personne qui vit une guerre civile est acteur à différents degrés. En étudiant le Liban, je me suis mise dans une posture d’analyste de ma propre expérience et de mon propre pays. Quand on a questionné ma capacité d’objectivité, la question était certes peut-être mal formulée, mais il y avait véritablement un enjeu de pouvoir rendre compte de mes propres expériences, tout en prenant un pas en arrière pour adopter une perspective qui tienne compte de la diversité des positions et des vécus de la guerre. Je pense également que, du fait de ma position de femme venant du MO, le poids de la culture, du patriarcat se fait beaucoup plus sentir. J’ai souvent eu à négocier la tension entre le besoin d’accès à l’information et la colère qui montait en moi parce que mes interlocuteurs remettaient mon expertise en cause. Je ne veux pas présumer des expériences de Laurence, mais je sais que beaucoup de mes collègues occidentales qui ont travaillé sur les mêmes terrains que moi n’ont pas eu à prouver leur expertise comme j’ai eu à le faire. Je ne sais pas si c’est l’âge, peut-être que cela va mieux de nos jours, et si c’est le cas je serais très heureuse pour les jeunes chercheurs mais je n’ai pas l’impression que cela ait beaucoup changé… Ce qui est intéressant c’est que cette positionnalité, cet entre-deux, a contribué à alimenter ma réflexion critique.
Vous avez posé la question : est-ce que cela vous a amené à ré-évaluer vos outils ? Ma réponse est très claire, et c’est d’ailleurs quelque chose sur lequel j’ai écrit : oui ! [1] Je me suis rendue compte à quel point les concepts de la science politique étaient bâtis sur une série de présupposés qui nous empêchent de poser certaines questions. Poser des questions sur l’agentivité des acteurs armés, sur leur rationalité, sur la légitimité de l’usage de la violence, c’était tabou. Je me suis donc intéressée à la manière dont nos disciplines, qui sont aussi des disciplines de l’esprit dans le sens foucaldien du terme, nous empêchent de voir certaines choses. Derrière cela, il y a des jugements normatifs qui contribuent, dans des
régions comme celle du MO associée à l’Islam (que l’on considère comme indésirable) et à la violence, à poser les mauvaises questions et à nous intéresser aux épiphénomènes, aux conséquences, plutôt qu’aux causes. Ma positionnalité entre experte et actrice, entre politologue et citoyenne libanaise, m’a amenée à réfléchir à ces questions, et m’a permis de réaliser que des choses que j’avais vu empiriquement et sur lesquelles je voulais travailler semblait être des non-sens dans la discipline à laquelle je m’identifiais. J’ai dû lutter pour les rendre intelligibles.
Et là je pense qu’il y a une réflexion à avoir avec Laurence sur la question de notre responsabilité. Certes, notre responsabilité n’est pas de poser des étiquettes à des acteurs, mais nous avons d’autres responsabilités : rendre intelligibles non seulement les actions, mais aussi les logiques des acteurs dont la construction se fait en dehors de ce qui semble être la normalité. Expliquer pourquoi dans certains contextes ce que ces personnes-là font est non seulement normal, mais éminemment logique, rationnel, voire stratégique.
LDL : Paul Dresch a écrit « ethnography is the wilderness of mirrors » : l’ethnographie c’est la jungle des miroirs. Cette image m’a marquée parce qu’on s’imagine qu’on va aller étudier des phénomènes sur le terrain alors qu’on est autant observée que l’on observe. L’objectivité est impossible et la force d’une analyse est la reconnaissance des subjectivités avec transparence. On ne peut pas s’effacer du texte.
C’est pour ça que je trouve particulièrement intéressant d’associer la science politique à l’approche ethnographique car rien n’est indissociable de son contexte politique. La subjectivité fait partie de l’expérience, cette idée que « ce que je vois est à l’état pur » n’est pas la seule réalité.
Le fait que je sois là modifie l’environnement social : si j’arrive dans une petite mosquée de campagne, c’est sûr que l’environnement change. Évidemment la limite absolue de la chose c’est que je ne sais pas ce qui se passe quand je ne suis pas là, donc il faut le reconnaître également. Revenir plusieurs fois sur les terrains afin d’avoir une habituation des gens qui sont autour de soi aide. Au cours de mon terrain je me faisais poser une foule de questions ; j’ai mon questionnaire mais eux aussi ont leurs questionnaires.
Il y a toujours une prémisse où le chercheur est externe et a du pouvoir. Mais la subjectivité est inscrite au cœur même de la recherche, et nous sommes aussi d’intérêt pour les personnes qu’on rencontre. Être une chercheure occidentale dans un contexte social où la prédication est importante
entraîne un ensemble d’enjeux à négocier entre les exigences de la recherche, les objectifs politiques des hommes et femmes qui m’entourent, ainsi que les vulnérabilités et forces qui en découlent.
Aussi, il y a une autre complexité à naviguer lorsque l’on a un parcours en dehors du monde académique : ce n’est pas toujours facile d’évaluer ce que l’on peut partager ou non. Parfois, donner trop de détails sur sa vie personnelle peut fermer certains terrains. Plus l’on vit d’expériences, plus on a de choses à négocier : on n’est jamais un canevas blanc.
MJZ : C’est tellement vrai et en t’écoutant, je me dis que ce sont les mêmes problématiques indépendamment des acteurs que nous étudions. Ce sont les mêmes questions qui se posent et il me semble qu’au MO l’histoire augmente le degré de méfiance envers les chercheurs. Tu l’expliquais aussi tout à l’heure, en parlant d’études orientales, il y a aussi ce présupposé que le chercheur travaille toujours pour quelqu’un et que celui-ci est politique. Il y a une double barrière à déconstruire, d’où la nécessité d’approches plus ethnographiques qui permettent une habituation au terrain mais aussi, et surtout, l’établissement de relations de confiance sans lesquelles le travail n’est pas possible.
V. Justement je voulais rebondir sur l’importance des relations de confiance pour collecter des données sur le terrain. Cela rejoint la question de la langue. Est-ce que cela a représenté un enjeu pour retranscrire vos expériences avec fidélité et est-ce que finalement, c’est concevable de partir faire du terrain sans parler une des langues de la région ?
MJZ : C’est marrant de parler ‘des langues’ de la région, parce que la première chose que les gens vont vous dire, quand ils parlent du MO, c’est que la région a l’arabe et l’Islam en commun. Les dialectes, les accents régionaux sont tout aussi essentiels. Le fait d’avoir vécu trente ans à l’étranger dans un contexte où je n’ai pas la possibilité de parler ma langue régulièrement me pose également des défis. Lorsque je veux parler de sujets de science politique avec des enquêtés, parfois les mots me manquent.
C’est un enjeu plus ou moins grand selon les problématiques sur lesquelles on travaille. Si par exemple on veut analyser les opinions des populations rurales, quel que soit le sujet, on ne peut pas s’attendre à ce qu’elles répondent en français ou en anglais. Ce serait d’ailleurs une attitude très coloniale de le présumer.
Par ailleurs, même si travailler avec des traducteurs/ traductrices est une option pour les personnes qui n’ont pas suffisamment de facilités linguistiques, cela vient avec son lot de défis, de difficultés et de risques. Cela ne veut pas dire qu’on ne fait pas de recherche si on ne parle pas la langue du pays, cela veut dire qu’on reconnaît les limites et qu’on réfléchit à la manière d’aborder le terrain en pensant à comment pallier ces risques et à ces difficultés.
LDL : Je ne crois pas que les chercheurs émergents devraient dire qu’ils ne sont pas prêts à faire du terrain parce que leur connaissance de la langue n’est pas parfaite. Pour moi, c’est un processus. Il faut s’intéresser, il faut avoir les outils de base pour pouvoir au moins être capable de comprendre. Il faut avoir une compréhension de son ignorance potentielle. Mon arabe est loin d’être parfait et ce n’est pas la seule langue importante de la région. Pour moi, tout cela fait partie d’un processus qui ne sera jamais terminé, je suis constamment en apprentissage.
Personnellement, je me souviens avoir travaillé avec des gens de l’extérieur de la communauté que j’étudiais avec qui je m’asseyais toutes les semaines pour réécouter, relire, tester mes analyses, etc… Il y a tellement de codes qui s’entremêlent, qui sont seulement accessibles par la porte de la langue. Donc est-ce qu’on transcrit nos expériences avec fidélité ?
Probablement pas, les interprétations peuvent varier, mais en reconnaissant les subjectivités qui entrent en compte dans cette analyse, c’est le plus transparent intellectuellement que l’on puisse être.
Est-ce que c’est concevable de faire un terrain sans maîtriser la langue ? Il faut avoir l’humilité de reconnaître qu’on ne sait pas tout, mais il ne faut pas attendre de parler la langue parfaitement, car cela peut prendre des décennies.
VI. Pensez-vous que l’on puisse concilier recherche scientifique et militantisme ?
LDL : Pour ma part, j’ai toujours fait dialoguer mes implications politiques avec mon moi intellectuel. Je pense qu’on peut être chercheur et activiste, et j’admire beaucoup les personnes qui le font.
MJZ : Je vois mon enseignement comme une sorte d’activisme intellectuel, dans le sens où le changement passe par le développement d’une capacité de pensée critique. Si mes étudiants et étudiantes abordent la région de manière plus nuancée, s’ils sont capables de poser de bonnes questions, de démêler les faits des opinions, c’est ce qui peut impulser le changement. Le Moyen-Orient est une
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Entretiens Entretiens
région dans laquelle la polarisation a toujours eu un impact sur les discussions et sur les politiques. L’activisme passe aussi par la manière dont se développe une certaine posture critique chez les étudiants et étudiantes, quelles que soient leurs parcours de vie à la sortie de l’université. Ce que j’espère dans mes cours, ce n’est pas que mes étudiants aient des réponses, mais qu’ils sachent poser de vraies questions. C’est de plus en plus urgent, surtout aujourd’hui, dans le monde du alt-fact.
LDL : On veut leur donner les outils pour contribuer au changement.
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Entretiens
Entretiens
[1] Voir : Zahar, Marie-Joelle. (2009). Fieldwork, Objectivity, and the Academic Enterprise.
Série photos
Sacha est diplômé de photographie de l’École de Photographie (ETPA, France). Après quelques expériences en humanitaire au Liban et en Afrique, Sacha se consacre à la photographie de reportage et de documentaire au sein de l’agence Hans Lucas.
Photographe engagé, Sacha est d’abord et avant tout un narrateur. Il lie le langage des yeux et des paysages pour mieux conter des réalités qui échappent à la rigidité des mots. La série « Maroc, les derniers nomades » est le résultat d’une expérience immersive de quatre mois dans des montagnes situées à une dizaine de kilomètres de la ville d’Igoudmane, dans le Haut-Atlas marocain. Inspiré par les particularités des modes de vie en milieu autarcique, Sacha s’est intéressé cette fois-ci à un village berbère (ou amazigh en langue originelle). Nomades, ils vivent aujourd’hui principalement en Afrique du Nord, il est toutefois encore impossible à ce jour de déterminer précisément leurs origines.
Pour accéder à leur intimité, Sacha a dû s’adapter à une nouvelle routine ce qui lui a imposé de se défaire de ses préconceptions et habitudes. La confiance finalement accordée par les familles s’est méritée à force de participation aux activités de la vie quotidienne et par le respect de leurs modes de vie pendant plusieurs mois.
Ne maîtrisant pas la langue berbère, Sacha a dû se défaire des conventions du langage. En se libérant du poids de la parole, il a pu trouver dans le silence et l’observation un terrain de contemplation qui lui permit de saisir les subtilités d’un mode de vie en quasi-autarcie. La finalité de son travail n’est pas de répondre à des curiosités grossières, mais bien de rendre compte avec humilité de vécus peu visibilisés. Sacha préfère conserver la brutalité des images sans mots et laisse la quête de sens à l’œil qui témoigne.
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Sacha Pritchard Cohen
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Lynn Gahnem
Lynn Ghanem est étudiante en troisième année de baccalauréat en science politique à l’Université de Montréal. Libanaise d’origine, elle est arrivée à Montréal en août 2020 pour poursuivre ses études. Elle suit le cheminement honor de son programme et ses intérêts de recherche sont la sociopolitique du Mašriq, les révolutions et le nationalisme.
Ici, l’autrice tente de lier la fissure de l’identité nationale libanaise à l’interférence des puissances coloniales et impériales dans les institutions du pays, particulièrement dans son système d’éducation. Au Liban, petit pays méditerranéen du Mašriq, le caractère inachevé de la construction nationale est un enjeu majeur. La diversité ethnique et le système politique confessionnaliste fragilisent le tissu social. Le déclin progressif de l’arabe comme langue d’apprentissage et de mobilité sociale sur le territoire depuis la fin du XIXème siècle entrave le développement d’une cohésion nationale stable. Trois théories sont présentées pour analyser la question : celle des communautés imaginées de Benedict Anderson (1983), la théorie des choix rationnels de David D. Laitin (2007) et la thèse de l’impérialisme linguistique de Robert Phillipson (2013). L’analyse conclut que l’identité libanaise est une construction sociale très récente qui prend racine dans son passé colonial. La domination de l’anglais et du français sur l’arabe dans les écoles approfondit les clivages sociaux et complique la cohésion nationale au Liban.
MOTS-CLÉS
NATIONALISME, COLONISATION, LANGUE, LIBAN
Une expression culte au Liban est le Hi, kifak, ça va? une combinaison de trois langues comprises par l’ensemble de la population pour simplement dire «Bonjour, comment vas-tu? ». Selon l’article 11 de la constitution libanaise, l’arabe est la langue officielle de ce petit « État-nation ». La constitution précise toutefois que des lois sont en place pour décider de l’utilisation du français lorsque cela est jugé pertinent. Quoique l’ex-colonie française ne soit pas officiellement bilingue ou trilingue, le système scolaire public enseigne principalement en anglais et en français depuis 1997 (Orr et Annous 2018) ; l’arabe est encore moins présent dans les écoles privées qui sont responsables de l’éducation d’environ 70% des enfants libanais aujourd’hui (Orr et Annous 2018). L’utilisation de la langue française est répandue au Liban depuis le mandat qui lui a été imposé par la France en 1920 et qui a duré près de 25 ans (Meier, 2016). La création même de la nation est parfois attribuée au colonialisme : « Le Liban […] vit le jour ainsi à Paris, selon le tracé géographique qu’on lui connaît » (Meier 2016).
Le déclin de l’arabe au Liban s’explique par plusieurs facteurs : structurels, culturels et stratégiques. L’identité nationale libanaise est instable et se fragilise de plus en plus avec la détérioration persistante de la situation économique aujourd’hui. La question principale que je me pose est la suivante : en quoi le colonialisme a-t-il contribué à la fragilité du nationalisme libanais? L’analyse élaborée ci-dessous cherche à lier le déclin de la langue arabe au Liban au colonialisme, et à essayer d’expliquer de ce fait la crise identitaire à laquelle fait face le Liban aujourd’hui. Nous allons dans un premier temps expliquer le lien entre la langue et le nationalisme, avant de tenter d’expliquer les problèmes de la construction de la nation libanaise.
Une nation se construit autour d’une langue
Selon la théorie moderniste socio-culturelle de Benedict Anderson, une communauté politique, soit une nation, est imaginable en partie grâce à l’existence d’une langue commune dans laquelle se fait la communication entre ses membres. L’émergence des grandes nations européennes s’est faite selon trois conditions : le déclin des systèmes dynastiques, le déclin des grandes communautés religieuses, et le déclin du latin (Anderson 1983, p.42). La construction d’une nation doit essentiellement passer par la standardisation d’une langue vernaculaire, processus qui passe par l’impression de livres et de journaux dans cette langue, qui devient progressivement langue du pouvoir politique, langue de l’éducation standardisée et langue de la centralisation administrative. L’homogénéisation d’une langue encourage la communication mais aussi l’imagination : en effet, dans son livre Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism (1983), Anderson souligne l’importance de l’imaginaire collectif dans l’émergence du natio-
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Langue, nation-building et colonialisme : le lien entre francophonie, anglophonie et cohésion nationale au Liban
nalisme : une nation doit être imaginée comme limitée et souveraine certes, mais aussi et surtout comme communauté. Toutes les communautés modernes qui sont plus grandes qu’un village sont imaginées. Il faut que celles-ci soient imaginées comme horizontales : la nation doit prévaloir peu importe le statut socio-économique des individus. La standardisation de la langue permet de développer ce que Anderson appelle «community in anonymity» (communauté dans l’anonymat) (Anderson 1983). En effet, parler une seule et même langue entraîne le développement de références culturelles communes, de traditions et de rituels communs, quoiqu’imaginés. Ceci renforce le sentiment d’appartenance à la nation et facilite de ce fait son émergence (Anderson 1983).
Certains aspects de la théorie moderniste économique de Laitin (2007) mettent en valeur la langue comme moteur du nationalisme. Son élaboration de la théorie des choix rationnels met la rationalité individuelle à la base de la construction nationale : les nations sont le résultat de calculs coûts-bénéfices faits de manière individuelle selon les intérêts économiques des individus qui formeront (ou pas) la nation. Il s’agit cependant de choix individuels coordonnés, influencés par les autres membres de la société : rationnellement, on gagne plus à être d’accord avec la majorité. Laitin (2007) prend comme base les choix linguistiques pour illustrer cette théorie : en effet, si la langue de la majorité devient langue de mobilité sociale, alors les individus vont, après un calcul coûts-bénéfices fait individuellement, choisir d’apprendre cette langue, pour eux-mêmes comme pour leurs enfants. Cette théorie suppose que le nationalisme ne naît que d’incitatifs au niveau individuel, et non d’un sentiment d’appartenance à une communauté. Laitin (2007) considère que le choix de la langue d’apprentissage des enfants est le plus souvent binaire pour les parents, soit un choix entre deux langues; l’auteur décrit un tipping point, un moment ou un signe qui fait basculer le choix des parents vers une langue plutôt qu’une autre. Les individus peuvent toutefois ajouter une ou plusieurs langues à leur répertoire : il faut juste qu’une langue domine la sphère politique et économique.
Le terme « impérialisme linguistique » fait référence à la domination de certaines langues face à d’autres sur la scène internationale. Les langues dominantes dans le monde sont toutes issues de la colonisation : l’anglais, l’espagnol, le français et le portugais sur le continent américain ; l’anglais et le portugais mais surtout le français sur le continent africain (Phillipson 2013). La langue est un des héritages les plus persistants et durables de l’expansionnisme colonial européen. L’étude de l’impérialisme linguistique permet de trouver ou non un lien entre l’indépendance politique et nationale d’un pays et sa libération de l’emprise linguistique de la puissance coloniale de son passé (Phillipson 2013). Ce concept est pertinent dans le cas du Liban car il est visible dans les perceptions que détiennent aujourd’hui les jeunes libanais·e·s en ce qui concerne la langue arabe (Orr et Annous 2018). La théorie de l’impérialisme linguistique rejoint celle des choix rationnels élaborée ci-dessus : la domination d’une langue sur d’autres sur la scène internationale influencera le calcul coûts-bénéfices que les individus doivent faire pour choisir ou non d’apprendre cette langue (Laitin 2007). Si la langue est à la base de la construction nationale, alors l’impérialisme linguistique entraverait le bon développement du nationalisme.
Les théories d’Anderson (1983), de Laitin (2007) et de Phillipson (2013) nous amènent au cas du Liban, où la présence de puissances impérialistes et coloniales précède l’avènement de la nation.
mane, mais une étude récente basée sur une reconstruction génétique montre que les Chrétien·e·s ne sont pas « plus Phéniciens » que les musulman·e·s (Esseili 2017). Cet argument, quoiqu’aujourd’hui discrédité par la science et l’histoire, a laissé des séquelles en termes de division entre l’identité « purement » libanaise et l’identité libano-arabe, qui ne devraient faire qu’une selon les théories primordialistes et modernistes sociales-culturelles du nationalisme (Hermet 1996 ; Anderson 1983), puisque les Libanais ·e·s partagent une langue maternelle et un territoire.
Dans les années 1800, alors que le Liban était encore sous contrôle ottoman, la France, les États-Unis, et le Royaume-Uni, trois puissances coloniales, mettent en place des écoles missionnaires chrétiennes, dont la langue d’enseignement était le français et l’anglais respectivement ; les écoles francophones étaient concentrées dans les régions chrétiennes maronites et les écoles anglophones dans les régions musulmanes druzes (Esseili 2017). Ces écoles utilisaient leur langue coloniale respective pour les sciences et gardaient l’arabe pour les sujets littéraires (Esseili 2017). L’anglais commence à être perçu comme la langue du progrès en 1869, lorsque le Collège Protestant Syrien, premier établissement d’éducation postsecondaire institué sur le territoire (aujourd’hui l’Université Américaine de Beyrouth), déclare que l’enseignement en arabe est incomplet, car les « savants » de la langue arabe n’étaient pas aussi « avancés » que leurs équivalents anglophones (Esseili 2017). Le processus d’admission à l’université change pour n’inclure que des anglophones, et la maîtrise de l’anglais devient synonyme d’un statut socio-économique supérieur (Esseili 2017). Cette réforme renforce l’élitisme de l’institution et promeut de ce fait les inégalités sociales et les tensions sectaires.
Le mandat français
Colonialismes, impérialismes et langues au Liban
Au cours des 150 dernières années, quatre langues ont été en compétition dans le système d’éducation du Liban : le turc, l’arabe, le français, et l’anglais (Orr et Annous 2018). La majorité des Libanais·e·s s’identifiaient et s’identifient aujourd’hui encore au système francophone ou anglophone, dépendamment du système scolaire par lequel iels sont passé ·e·s, ce qui connote la persistance particulière de ces deux langues dans les écoles du pays. L’idée de l’identité libanaise comme une identité purement arabe a toujours fait polémique : certaines visions primordialistes de la nation libanaise considèrent qu’elle existait bien avant la période coloniale française. Cette perspective, appelée « phénicianisme » fait référence à une croyance selon laquelle les Libanais·e·s seraient des descendant·e·s d’une tribu prestigieuse ancienne, les Phéniciens (Ritli 2011). Le phénicianisme se présente comme complètement distinct de l’identité arabe : les descendant·e·s des Phénicien·ne·s seraient essentiel·e·s à la culture occidentale et appartiendraient à une race supérieure (Esseili 2017). Cette idéologie est étroitement associée aux populations maronites du Liban durant la période otto-
La chute de l’Empire Ottoman, les accords de Sykes-Picot de 1916 qui ont divisé le Mašriq entre mandats britanniques et français (Ritli 2011) et la mise en place du mandat français au Liban à la fin de la Première Guerre mondiale entraînent une réforme des systèmes scolaires publics et privés dans le pays : le français n’est plus réservé aux écoles privées et aux écoles missionnaires franco-catholiques. Il est maintenant une des deux langues officielles du pays, aux côtés de l’arabe. La constitution libanaise est écrite, calquée sur le modèle de la IIIème République (Meier 2016). D’un point de vue institutionnel, la France s’infiltre dans toutes les composantes de l’identité libanaise : si le nationalisme naît du besoin de lier l’État moderne à la société (Breuilly 1982), alors le nationalisme libanais ne peut que venir de la bureaucratie française. Comment, alors, homogénéiser l’identité libanaise multiconfessionnelle, si la francophonie est jusque-là associée aux maronites ? Comment créer une « communauté dans l’anonymat » (Anderson 1983) si les institutions étatiques ne sont associées qu’à une minorité de la population? Le bilinguisme ne fait que renforcer l’identité maronite : en effet, celui-ci permet le maintien d’un statu quo selon lequel les communautés maronites monopolisent les secteurs économiques et politiques, et maintiennent une « hégémonie culturelle » au Liban (Marcus 2016). La création même du « Grand Liban » et le découpage territorial que fait la France en 1919 avaient pour but de trouver un « refuge » aux chrétien·ne·s d’Orient (Meier 2016). Les Libanais·e·s n’ont donc pas délimité leur propre territoire : il leur a été imposé par le colonialisme, ce qui pourrait être une des causes qui entravent la création de la communauté imaginée nationale telle que décrite par Anderson (1983). La cœxistence de 18 confessions distinctes sur ce petit territoire et les conflits qui en résultent entraînent de ce fait des inégalités sociales tout comme économiques entre les différentes sectes. Il existe donc dans la conception même de la nation libanaise par la France un déséquilibre de pouvoir entre les confessions, et de ce fait une fissure identitaire.
La période postcoloniale et la guerre civile
Le Liban s’émancipe du mandat français le 22 novembre 1943, journée qui deviendra la fête de l’indépendance avec la mise en place du Pacte National. Malgré l’invention d’une tradition, soit la fête annuelle de l’indépendance, qui devrait selon Hobsbawm et la théorie de l’ingénierie sociale renforcer la cohésion sociale (Hobsbawm 1995), le Pacte National ne fait que fragiliser encore l’identité libanaise. En effet, dans le but d’apaiser les éventuelles tensions entre chrétien·ne·s et musulman·e·s, ce Pacte s’assure que l’indépendance du Liban n’insinue pas un rapprochement ni de l’Occident ni du monde arabe. Cela fait que l’identité
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Lynn Ghanem Langue, nation-building et colonialisme
libanaise n’a aucun « socle » stable et concret dans la région (Meier, 2016) pour se défendre contre la colonie d’établissement, Israël, qui commence à se consolider en Palestine, et avec elle l’omniprésence des États-Unis, de la France, et du Royaume-Uni dans la région. Une impression de paix dure 32 ans, mais les tensions s’accumulent au sein de la population, et une guerre civile éclate en 1975. La guerre civile qui ravage le pays jusqu’en 1990 est présentée comme une conséquence de la grande diversité du territoire, elle-même une conséquence des accords de Sykes-Picot. Il n’existe toutefois pas de consensus au sein de la population libanaise quant à la cause de la guerre ou de son déroulement. Cette absence de récit national pour raconter un événement d’une telle envergure témoigne de la fragmentation profonde de la société.
L’absence d’un gouvernement central pendant la guerre permet au secteur privé de dominer l’éducation, et celui-ci continue donc la tendance à favoriser les langues étrangères par rapport à l’arabe. L’accord de Ṭaʾf, signé en 1989, met fin à la guerre et reconnaît les conséquences néfastes du colonialisme sur la stabilité politique du pays, mais divise encore plus le gouvernement : plusieurs réformes sont entreprises pour égaliser la représentation des musulman·e·s et des chrétien·ne·s au sein du gouvernement, mais celles-ci ne sont pas satisfaisantes, et les tensions persistent (Esseili 2017). Le pays est détruit, l’enseignement scolaire en arabe ne concerne plus qu’une petite minorité de la population, et l’identité nationale libanaise repose moins sur un construit national horizontal et plus sur l’instrumentalisation de la religion par les élites, rappelant l’idée de « nationalisme comme outil politique » de Brass (1979), créant une nation – zone de conflits, avec des élites religieuses qui s’accaparent les haines culturelles anciennes, malgré leur obsolescence dans la nation moderne, pour rallier leurs sectes respectives contre les autres sectes. L’accord de Ṭaʾf reconnaît toutefois la nation libanaise comme une nation arabe, et annule la neutralité de l’État présumée par le Pacte national de 1943. Une étude démographique montre néanmoins qu’en 1996, six ans après la fin de la guerre, 72% des francophones du Liban restent chrétien·e·s (Esseili 2017). La fragmentation de la société libanaise, se basant apparemment sur la diversité confessionnelle du territoire, serait donc accentuée par les clivages linguistiques.
à la guerre civile libanaise de 1975-1990, conflits dont la génération de l’après-guerre a hérité contre son gré, et qu’elle perpétue aujourd’hui, intentionnellement et inintentionnellement, parce que les structures, les institutions, et la classe politique libanaise demeurent inchangées.
Conclusion
La création d’un nationalisme libanais souverain est un projet très récent, et l’identité libanaise est un construit social encore dominé par les séquelles de la colonisation. L’importante émigration du peuple libanais, accentuée en temps de crise, rend ce projet encore plus difficile à réussir. Grandir en ayant en tête qu’on devra certainement quitter un jour définitivement le pays dans lequel on vit pour un pays occidental rend l’apprentissage de la langue arabe moins attrayant. En 2019, un semblant de révolution, qui semble être menée par une minorité de jeunes étudiant·e·s et d’intellectuel·le·s, appelle à la fin du confessionnalisme et à la construction d’une identité nationale laïque – mais il s’agit d’une structure complètement ancrée dans le tissu de la société libanaise, et la révolution échoue. L’hyperinflation ravage aujourd’hui le pays, avec 75% de la population libanaise vivant sous le seuil de pauvreté (UNICEF 2021).
Le Liban aujourd’hui
Le concept de bilinguisme franco-arabe est aujourd’hui encore vu comme une stratégie politique de l’extrême droite pro-Occident maronite (Marcus 2016). L’éducation dans la langue anglaise est comprise comme une conséquence naturelle de la montée de l’anglais comme langue universelle du commerce et du travail sur la scène internationale (Esseili 2017). Une étude datant de 2018 conduite auprès d’étudiant·e·s d’une université majoritairement anglophone au Liban révèle trois thèmes dans les croyances tenues par la majorité des étudiant·e·s : premièrement, que la science ne peut pas être enseignée en arabe car les grands savants sont tous occidentaux; deuxièmement que mener une « bonne vie » (avoir du succès dans sa carrière) passe nécessairement par l’émigration vers les pays occidentaux, et troisièmement que les Libanais·e·s sont génétiquement prédisposé·e·s à apprendre plusieurs langues (Orr et Annous 2018). Ces résultats prouvent l’existence d’un impérialisme linguistique occidental qui participe à un effritement de l’identification à la nation. La diaspora libanaise compte aujourd’hui entre 4 et 14 millions de personnes ; on compte jusqu’à quatre fois plus de Libanais·es à l’extérieur du territoire qu’à l’intérieur (Ministère de l’Information de la République Libanaise, s.d.).
L’omniprésence de la langue française demeure lourdement critiquée, et ce depuis la fin officielle de l’occupation française. Certains penseurs nationalistes considèrent que la présence d’écoles françaises privées au Liban désavantage les enfants les plus pauvres, puisque le système français ne fait que reproduire les élites libanaises qui avaient collaboré avec les autorités françaises durant le mandat pour maintenir un certain privilège social (Orr et Annous 2018). Cette classe privilégiée est également étroitement liée à une certaine confession, soit les maronites, ce qui exacerbe les tensions sectaires (Meier 2016 ; Esseili 2017) et entrave encore la formation d’une identité nationale homogène prévalente.
Les langues étrangères sont donc, depuis l’occupation Ottomane, supposées comme langues du progrès, de la modernité, des élites ; très vite, l’arabe régresse comme langue de mobilité sociale et laisse sa place à l’anglais et au français. La langue a aussi été instrumentalisée par l’Occident pour accentuer des différences entre sectes, différences qui ont contribué à la profonde division au sein de la nation libanaise et
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Baya est une poétesse francophone de descendance algérienne amazigh et artiste visuelle multidisciplinaire. Étant née et ayant grandi à Montréal, elle a rapidement pu intégrer l’importance du rôle de l’art au sein de sa communauté. Son travail artistique, autant écrit que visuel, s’outille du surréalisme dans le but d’illustrer les multiples dynamiques humaines. Bien qu’elle écrive depuis enfant, elle a été publiée pour la première fois à 17 ans dans le cadre d’un recueil de la collection la POÉSIE pour tous.
Elle a également performé sa poésie pour le mouvement Parlons Mieux sous La Francofête et reçut une mention d’excellence en 2019.
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Baya Bahri
Le tableau voudrait que l’oasis Fasse son deuil. Il se dit plus charmeur, Quand il cache les noyades.
Alors le doute murmure à la mer, Ils s’entremêlent dans une quête Des plus vitales; Sommes-nous muettes?
Quand l’Œil impérial te dévoile Et que ton essence s’éclipse; Le voyeur prétend que le cadre Est idyllique.
Il faut admettre Que notre Maġrib est poète. Sa terre gronde et adoucit. Mais plus encore; Elle raconte.
Philosophies pillardes qui bénissent Bien moins le croissant de lune, Celui dont l’étoile complice N’est pas dupe.
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Après une licence d’histoire à Grenoble (20142017), Yannis a fait un master en Histoire à l’EHESS Paris. Ses travaux de recherche portaient sur la communauté palestinienne en Algérie depuis l’Indépendance (M1) ainsi que sur les trajectoires et expériences algériennes en Palestine à l’époque coloniale (1830-1948) et sur les retours descendants en Algérie après 1962. Depuis 2020, sa thèse de doctorat en histoire sous la direction de Madame Dyala Hamzah à l’Université de Montréal, porte sur les migrations algériennes en Palestine tout au long de l’époque coloniale (1830-1948). Il est l’auteur de deux livres sur la Palestine : Un pas vers la Paix Mémoires d’un jeune Palestinien (2015) et Palestine pour une Paix-Juste (2017).Ce présent article met en évidence l’obstacle de la langue française, dans le parcours de l’étudiant palestinien en Algérie depuis son Indépendance (1962). Sont analysées les conséquences scolaires de l’omniprésence de la langue française au sein des filières scientifiques chez l’étudiant palestinien en
Algérie (redoublement, réorientation ou abandon) et les stratégies pour le surmonter (cours intensifs de français avant le départ vers l’Algérie ou après, au sein des universités algériennes ou centre culturels français). Nous verrons combien ces expériences et trajectoires sont révélatrices du rapport paradoxal de la société algérienne à l’égard de la question linguistique, plus particulièrement du français, ce véritable « butin de guerre » comme le qualifiait le célèbre écrivain et poète algérien Kateb Yacine.
À l’occasion de la publication de cet article, je souhaiterai principalement remercier mes enquêtés, les étudiants palestiniens et les divers membres de la communauté palestinienne en Algérie, pour leur disponibilité et confiance. Les employés de l’ambassade de Palestine en Algérie pour leur accueil. Un grand merci à ma famille en Algérie, à Ain Benian, pour leur soutien. Je tiens également à remercier Amjad Bouchelaghem pour son aide et soutien permanent tout au long de mes enquêtes de terrain auprès de la communauté palestinienne en Algérie.
INTRODUCTION
MOTS-CLÉS
LANGUE, PALESTINE, ALGÉRIE, CONSTRUCTION NATIONALE
Entre 1964 et 2020, plus de 25 000 étudiants palestiniens ont été diplômés des universités algériennes selon le ministère de l’Enseignement Supérieur algérien[1]. On compte aujourd’hui plus de 1600 étudiants palestiniens au sein des universités algériennes, pour une communauté palestinienne estimée à environ 6000 membres. Chaque année, le ministère de l’Enseignement supérieur algérien offre en moyenne plus de 300 bourses d’étude à la jeunesse estudiantine palestinienne, plus principalement dans les domaines scientifiques (médecine, ingénierie, pharmacie, mathématiques, etc.), mais aussi dans les sciences humaines et sociales (droit, psychologie, journalisme, etc.). La grande majorité de ces jeunes étudiants boursiers choisissent de s’orienter vers ces filières scientifiques, gratuites et nécessitant une bonne moyenne au baccalauréat, par contraste avec les universités palestiniennes où l’accès est conditionné à une excellente moyenne et à des frais de scolarité exorbitants. Toutefois, un obstacle récurrent depuis l’Indépendance algérienne se pose au jeune étudiant palestinien désireux de suivre ces filières scientifiques : la langue française. Si les sciences humaines et sociales en Algérie sont dispensées en langue arabe, l’ensemble des filières scientifiques et techniques (médecine, sciences vétérinaires, pharmacie, architecture, informatique etc.) sont dispensées exclusivement dans la langue de Molière. Ce présent article a pour principale ambition d’analyser l’obstacle de la langue française dans le parcours de l’étudiant palestinien en Algérie, à travers une double approche synchronique et diachronique, c’est-à-dire depuis l’Indépendance jusqu’à aujourd’hui. Seront analysées les conséquences d’un point de vue scolaire de l’omniprésence de la langue française au sein des filières scientifiques pour l’étudiant palestinien (redoublement, réorientation ou abandon), ainsi que les stratégies mises en place par ce dernier en vue de surmonter cet obstacle linguistique (cours intensifs de français avant le départ vers l’Algérie ou après, au sein des universités algériennes ou centre culturels français). Nous verrons à quel point l’apprentissage de la langue reste un obstacle quotidien et intergénérationnel au sein de la jeunesse estudiantine palestinienne en Algérie. Nous observerons également que l’apprentissage, puis la maîtrise de la langue française par les étudiants palestiniens à l’issue de leurs études, ont une influence parfois décisive dans la trajectoire professionnelle de certains étudiants palestiniens, plus particulièrement chez les étudiants « aiduns » (les returnees). Nous verrons que pour cette dernière catégorie, la langue française a été vecteur d’opportunités au lendemain de leur retour/installation au sein de la nouvelle société palestinienne postOslo au milieu des années 1990, jusqu’à nos jours. À l’issue de ces développements, nous verrons à quel point ces expériences et trajectoires des Palestiniens d’Algérie sont révélatrices du rapport paradoxal de la société algérienne à l’égard de la question linguistique, plus particulièrement du français, ce véritable « butin de guerre » comme le qualifiait le célèbre écrivain et poète algérien Kateb Yacine.
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La langue française dans le parcours scolaire de l’étudiant·e palestinien·ne en Algérie depuis
l’Indépendance, entre obstacle et opportunité
Yannis Arab
Aucune étude historique jusqu’à aujourd’hui ne s’est intéressée aux expériences et trajectoires des étudiants palestiniens en Algérie, hormis une étude anthropologique du chercheur algérien Tayeb Rehail publiée en 2009 dans laquelle il s’intéresse à l’insertion des étudiants palestiniens au niveau local, au sein de l’université de Constantine et dans une approche essentiellement synchronique (Rehail 2009). Même si son étude fait émerger plusieurs problématiques intéressantes, telles que les raisons économiques et sociales ayant motivé le choix de l’Algérie pour les étudiants palestiniens, le choix des filières, les différents obstacles économiques auxquels ils font face pendant leur installation, leurs projets professionnels à l’issue de leurs études en Algérie, Tayeb Rehail oblitère la question linguistique, plus précisément l’obstacle de la langue française tout au long du parcours scolaire de l’étudiant palestinien engagé dans des filières scientifiques. Cette oblitération est d’autant plus intrigante, nous le verrons, que l’anthropologue algérien observe que la majorité des étudiants palestiniens à l’université de Constantine ont choisi une filière scientifique (médecine, ingénierie, pharmacie) au détriment des sciences humaines et sociales, qu’il explique en raison des modalités inhérentes à l’université palestinienne (frais de scolarité élevés, excellente moyenne au baccalauréat exigée comme prérequis indispensable à l’accès aux filières scientifiques).
Cette observation, c’est-à-dire la carence des études empiriques au sujet des expériences estudiantines palestiniennes en Algérie et plus généralement dans la région du Maġrib, vaut également pour de nombreuses autres thématiques autour des relations, circulations et discours entre l’Algérie et la Palestine contemporaines, ainsi qu’entre le Maġrib et le Mašriq. Que ce soient les migrations et expériences algériennes en Palestine tout au long de l’époque coloniale (1830-1948), ou à l’inverse celles des Palestiniens dans l’Algérie post-indépendance[2], peu de spécialistes des sciences sociales se sont intéressés à ces riches et intenses circulations croisées entre les deux pays. Les sciences sociales, bien trop dominées encore par le nationalisme méthodologique, semblent opérer une fausse dichotomie entre le Maġrib d’un côté et le Mašriq de l’autre. Cette séparation illusoire, due au primat de l’échelle nationale dans les historiographies algérienne et palestinienne, semble être l’explication la plus convaincante de l’absence d’études consacrées aux expériences et circulations estudiantines palestiniennes dans l’Algérie post-indépendance. Ajoutons également à cela la persistance de l’Occupation israélienne : les raids permanents sur la population civile de Gaza et les assassinats quotidiens de la jeunesse palestinienne, relèguent au second plan de cette sanglante et retentissante actualité, les riches parcours d’étudiants palestiniens dans cet espace géographique et social, l’Algérie, assez éloigné des terrains d’affrontement.
L’Algérie et la Palestine continuent jusqu’à aujourd’hui à susciter les passions et à cristalliser les mythes. Dans la conscience collective palestinienne, l’Algérie est le pays victorieux du colonialisme, « al bilad miliūn ū nūṣ šahid » (le pays au million et demi de martyrs), le modèle de lutte révolutionnaire par excellence. Pour le peuple algérien, la Palestine est soumise à un régime d’occupation coloniale similaire en de nombreux points à ce qui prévalait dans l’Algérie coloniale. N’est-ce-pas Yasser Arafat qui dans un discours à Alger en 1969 affirma que la « révolution palestinienne est la prolongation de la révolution algérienne» (Chagnollaud 1978). Pour l’historien israélien Ilan Pappé « la Palestine et l’Algérie sont devenues les modèles de la lutte anticolonialiste acharnée, courageuse » (Pappé 2008). Il semble ici y avoir un hiatus béant entre les intérêts populaires et les intérêts scientifiques concernant les deux pays. Cet article se veut donc aussi un appel à l’exploration et à la multiplication des recherches autour de ces expériences et relations humaines entre l’Algérie et la Palestine, en particulier au Maġrib et au Mašriq, d’une manière plus générale.
La grande majorité des données présentes dans cette étude concernant les expériences des étudiants palestiniens en Algérie a été recueillie au cours de mes deux principales enquêtes de terrain en Algérie en septembre-octobre 2017 et durant l’été 2018, auprès d’étudiants palestiniens actuels ou anciens. La grande majorité des entretiens a eu lieu à l’ambassade de Palestine à Dely Brahim, dans la banlieue d’Alger. Il faut tout de même préciser que ces enquêtes de terrain ne visaient pas spécialement les étudiants installés en Algérie, mais l’ensemble des acteurs composant la « communauté palestinienne en Algérie » : anciens enseignants à la retraite, médecins, avocats, officiels, étudiants, etc. Cette pluralité d’acteurs que j’ai rencontrée, que ce soit la nouvelle génération ou l’ancienne, a été déterminante, notamment pour la question de l’obstacle de la langue française dans le parcours de l’étudiant palestinien. C’est notamment cette approche intergénérationnelle qui m’a permis d’inscrire sur le temps long ledit obstacle. Tant l’étudiant palestinien des années 1960 et 1970 que celui du 21ième siècle, nous le verrons, furent confrontés à cet obstacle.
Les étudiants palestiniens en Algérie depuis l’Indépendance
La première venue d’étudiants palestiniens en Algérie semble difficile à dater. Jean-Paul Chagnollaud estime que l’Algérie n’a accueilli officiellement des étudiants palestiniens qu’à partir de la rentrée universitaire de 1968, tout en ajoutant qu’il est « possible que des étudiants palestiniens du Fatah soient venus en Algérie avant cette date. Mais à partir de 1968, c’est officiel » (Chagnollaud 1978, p.180). Salman El Herfi, l’actuel président de la Mission de Palestine, l’officine de l’Autorité Palestinienne en France, affirme avoir réalisé ses études à Alger quelques années avant le déclenchement de la guerre des Six Jours en juin 1967[3]. Mohamed Zuqlam, né en 1946 à Jaffa avant d’être expulsé vers la bande de Gaza deux ans plus tard, président de l’association des anciens enseignants palestiniens à la retraite en Algérie depuis 1996, est arrivé en Algérie trois ans après l’Indépendance : « Je suis arrivé en Algérie en 1965 en compagnie de 120 étudiants palestiniens, 50 furent originaires de la bande de Gaza comme moi, et les autres de la Cisjordanie. J’ai par la suite été inscrit au lycée Descartes à Alger »[4]. Mohamed Zuqlam fait sans doute partie des premiers étudiants palestiniens installés en Algérie au lendemain de l’Indépendance algérienne. Pour preuve, le ministère de l’Enseignement supérieur algérien, via la voix de son ancien responsable Tahar Hadjar, prend pour intervalle temporel 1964-2016 lorsqu’il mentionne le nombre total d’étudiants palestiniens diplômés des universités algériennes depuis l’Indépendance, sans pour autant nous renseigner davantage sur la première immigration estudiantine palestinienne vers l’Algérie[5]. Une chose est néanmoins certaine : les premiers étudiants palestiniens se sont installés en Algérie avant 1968 et bien avant le déclenchement de la guerre des Six Jours en juin 1967.
Le « premier » groupe d’étudiants palestiniens était composé de quelques dizaines de personnes, la plupart militants du Fatah, estime Jean-Paul Chagnollaud (Chagnollaud 1978). Le nombre d’étudiants palestiniens allait croître au fil des années, atteignant la centaine au début des années 1970 « répartis entre les universités d’Oran et d’Alger » seulement. En 1973, Constantine accueille pour la première fois des étudiants palestiniens. À cette époque la communauté palestinienne, composée majoritairement d’enseignants, d’ingénieurs et de cadres, était estimée entre 2000 et 4000 personnes. Le taux d’étudiants palestiniens par rapport à la population palestinienne en Algérie n’allait que croître au fil des décennies. 1 Palestinien sur 30 (40) en Algérie a le statut d’étudiant au début des années 1970. En 2017, c’est environ 1 Palestinien sur 4 en Algérie qui a le statut d’étudiant, soit environ 1600 étudiants pour une communauté palestinienne estimée à plus de 6000 personnes.
Obstacle intergénérationnel de la langue française dans le parcours de l’étudiant palestinien en Algérie depuis l’Indépendance
L’étude de Tayeb Rehail au sujet des étudiants palestiniens à Constantine entre 2007 et 2008 contient quelques éléments intéressants faisant directement écho aux données recueillies au cours de mes entretiens avec des étudiants palestiniens entre septembre et octobre 2017, ainsi que d’autres entretiens réalisés à distance sous forme de questionnaires ou d’entretiens oraux (téléphoniques). L’anthropologue algérien relate dans son article, et à juste titre, les problèmes d’ordre administratif auxquels font face les jeunes étudiants palestiniens durant leur séjour en Algérie : les raisons politiques (l’Occupation, le coût onéreux des études et une exigence accrue au sein des universités palestiniennes etc.) les ayant amenés à poursuivre leurs études en Algérie au détriment de leur patrie, les problèmes économiques que rencontrent certains étudiants palestiniens, les projets professionnels auxquels ils aspirent à l’issue de leurs études (rester en Algérie ou rentrer en Palestine pour ceux qui le peuvent), etc. Toutefois, un élément très important semble avoir été oublié par Tayeb Rehail : l’obstacle de la langue, plus particulièrement du français, prédominant dans les domaines scientifiques en Algérie, les plus convoités par les Palestiniens (Romani, 2007).
La question linguistique est centrale si l’on veut saisir toute la singularité de l’expérience palestinienne en Algérie. Lorsque le peuple algérien obtint son indépendance en 1962, l’une des premières mesures prises par les autorités algériennes fut de déclarer l’arabe langue nationale et officielle du pays afin de rompre avec le français, perçu alors comme la langue du colonialisme et de l’oppression. Les Palestiniens furent les premiers agents de l’arabisation massive de la société algérienne tout au long des années 1960, 1970 et 1980, jusqu’au retour de la majorité des enseignants palestiniens en Palestine au lendemain des accords d’Oslo.
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Toutefois, malgré l’investissement conséquent des autorités algériennes dans la promotion de l’arabe dans toutes les sphères de la société, et en dépit « du monolinguisme prôné par l’État, la situation linguistique est bel et bien celle d’un multilinguisme » (Abid-Houcine 2007). Comme le remarque Samira AbidHoucine, universitaire au département des langues étrangères à l’Université Djillali Liabes à Tlemcen, « l’arabe est la langue officielle mais coexiste avec d’autres langues nationales vernaculaires, notamment le berbère, ce qui donne lieu à une diglossie institutionnalisée. Le français, et ce malgré les efforts vains des gouvernements successifs, est largement usité au quotidien et est essentiellement la langue utilisée dans l’enseignement supérieur » (Abid-Houcine 2007).
La langue française, malgré les multiples campagnes et décisions des autorités algériennes en vue d’arabiser les diverses strates de la société, reste une langue incontournable et toujours d’actualité. En effet, la langue de l’ancien colonisateur est omniprésente dans la société algérienne, dans ses rues, ses écoles, sur les panneaux publicitaires, jusqu’au dialecte algérien, mélange singulier d’arabe-berbère-français-turc, tandis que l’arabe standard/classique, observe Samira Abid-Houcine, « n’est pas utilisé par les Algériens dans la communication, les échanges quotidiens et n’est la langue maternelle d’aucun locuteur. Sa fonction se limite respectivement aux échanges officiels (éducation, justice, politique) et aux sermons religieux » (Abid-Houcine 2007).
Pour ce qui est de l’enseignement supérieur, malgré les tentatives d’arabisation générale débutées au lendemain de l’Indépendance et renforcées au début des années 1990[6]. Le français « remplit toujours une fonction privilégiée dans l’enseignement supérieur et technique où les cours sont essentiellement dispensés en langue française ; seules les filières des sciences humaines et sociales sont enseignées en langue arabe » (Abid-Houcine 2007) :
Ce qui frappe de prime abord, c’est le caractère récurrent et intergénérationnel de l’obstacle linguistique dans le parcours historique et quotidien de l’étudiant palestinien en Algérie. En effet, le facteur linguistique, plus particulièrement la pré pondérance du français au sein de la société algérienne n’est pas une chose nouvelle ou encore anecdotique, mais révèle d’un obstacle s’inscrivant dans un temps long, puisqu’il fut rencontré quotidiennement par la jeunesse palestinienne installée en Algérie durant les années 1960-1970, jusqu’à nos jours.
Anwar Abu Eisheh, futur ministre de la culture au sein de l’Autorité palestinienne en 2013, qui fut étudiant palestinien en Algérie au début des années 1970 jusqu’en 1977, date à laquelle il obtint une maîtrise de droit à Oran, revient sur ses premiers jours en Algérie, dont notamment l’obstacle de la langue française :
En 1970, le Fatah a obtenu de nombreuses bourses à l’étranger pour tous les bacheliers qui veulent poursuivre leurs études, et je fais moi-même partie des 100 boursiers qui partent pour l’Algérie […] Le 23 novembre 1970, j’arrive avec mes compa triotes à Alger. On nous emmène directement à Dely Ibrahim, situé à une dizaine de kilomètres de la capitale, dans un ancien camp militaire français. […] Nous passerons 40 jours dans ce camp, dormant à 40 dans un seul dortoir. On nous transférera ensuite à Alger même, où nous serons dispersés dans plusieurs hôtels. Nous étions censés étudier le français mais les cours étaient mal organisés et peu nombreux de telle sorte que je passais la plupart de mon temps chez d’anciens étudiants qui m’aidaient à étudier et je potassais encore mes livres le soir en rentrant. À ce rythme-là je faisais en moyenne 10 heures de français par jour. Ce problème de langue a d’ailleurs été un handicap sérieux lors de mon arrivée en Algérie. Non seulement les cours étaient au début quasiment inexistants mais il faut savoir que les Arabes du Mašriq ont du mal à comprendre leurs frères du Maġrib […] En plus les Algériens refusaient de nous parler français car nous étions censés, en fait, leur apprendre l’arabe plutôt qu’ils n’étaient censés nous enseigner le français (Abu Eisheh 1982).
Suzanne el Farra, palestinienne de confession chrétienne[7], née en 1958 à Gaza, venue s’installer en Algérie avec ses parents enseignants en langue arabe en 1965, revient avec humour sur son rapport difficile à la langue française dès les premières années de son installation :
À l’école, j’ai dû faire douloureusement mes preuves. Juste arrivée, je ne parlais pas un traître mot de français. […] Je serrais les dents, ouvrais l’œil, tendais l’oreille, et j’engrangeais. Chez moi, j’éclatais en sanglots, mais ma mère m’encourageait et essayait de m’aider, elle prenait mon livre, et nous déchiffrions. Il me reste encore cette phrase en mémoire : « Le livre est dans l’armoire ». Nous avons mis des heures à en comprendre le sens ! « Le », nous avons vite compris qu’il s’agissait de l’article ; « livre », j’avais compris ; « est » nous l’avions écarté, « armoire » je l’avais vu en classe, mais « dans » nous posait problème, nous en prononcions le s final, et, bien sûr, nous l’assimilions au verbe danser (par rapport à l’anglais). Alors
cette phrase devenait insensée. Comment un livre pouvait-il danser, et quel rapport avec l’armoire ? Peut-être qu’ici les livres dansaient dans les armoires ? Cependant, je persévérais, jusqu’au jour où j’ai levé le doigt pour lire et je me suis entendu dire dans un ricanement : Ah, maintenant la petite Égyptienne veut lire en français... J’ânonnai d’abord, et puis je lu ! Le livre s’appelait : « Bachir et ses amis », que j’aimerais tant retrouver[8].
Les filières scientifiques, filières privilégiées par les étudiants palestiniens en Algérie
La question de la langue, comme obstacle et opportunité, demeure centrale dans l’expérience quotidienne estudiantine palestinienne en Algérie. Ce fait semble d’autant plus vrai lorsque l’on sait que la plupart des étudiants palestiniens en Algérie s’orientent dans des filières où les cours sont essentiellement dispensés en langue française. Comme l’écrit Vincent Romani, en Palestine « les formations en pharmacie, médecine, ingénierie, sont les plus prisées car susceptibles d’assurer un emploi partout dans le monde aux étudiants, mais ce sont aussi les formations les plus sélectives et les plus coûteuses » (Romani 2003). Bien que Tayeb Rehail oblitère la question de la langue dans son étude consacrée à la jeunesse estudiantine palestinienne à Constantine en 2008 l’anthropologue algérien écrit qu’ils sont généralement inscrits « dans les filières de médecine, d’architecture et de droit (avec près de 60 °/° d’inscrits dans ces filières). Ce sont les formations les plus recherchées en Algérie car les plus sélectives et les plus coûteuses dans leur pays » (Rehail 2009). Bien que les cours en filière de droit soient enseignés en langue arabe, les deux filières médecine et architecture restent deux formations dispensées exclusivement en langue française. Tayeb Rehail estime en 2008 à 87 le nombre d’étudiants palestiniens à l’Université de Constantine, dont 14 sont nés en Algérie. Sur ces 87 étudiants, environ la moitié, 40 si l’on s’en tient aux diverses statistiques avancées par l’anthropologue, suivent des formations dispensées en langue française. Ainsi aurait-il été intéressant d’analyser au niveau local (l’Université de Constantine) comment ces jeunes étudiants palestiniens, outre les obstacles administratifs et financiers auxquels ils font face, mentionnés à juste titre par l’anthropologue algérien, ont-ils vécu l’apprentissage de cette nouvelle langue étrangère.
Un calcul analogue peut-être réalisé sur les nouveaux étudiants palestiniens fraîchement débarqués ou s’apprêtant à étudier en Algérie les dernières années : selon le ministère de l’Enseignement supérieur palestinien qui a publié le 14 août 2017 sur son site la liste des candidats pour la bourse d’études vers l’Algérie, sur 247 étudiants 78 ont postulé pour le droit, 8 en commerce, 3 en sciences économiques, 1 étudiant en sciences de la gestion et d’économie, 104 en ingénierie, et 54 en médecine[9]. Mis à part les filières de droit de commerce et de sciences économiques, toutes les formations citées ci-dessus sont dispensées en langue française. Si les 90 étudiants palestiniens en droit, commerce, et sciences économiques répartis sur l’ensemble du territoire national algérien n’auront pas à affronter les rouages de la langue française, le reste des étudiants, c’est-à-dire 158 Palestiniens, devront suivre des cours de français en Palestine avant leur départ ou dès leur arrivée en Algérie comme prérequis indispensable à la réussite de leurs études.
Conséquences de l’obstacle de la langue française sur le parcours de l’étudiant palestinien en Algérie
La question de l’apprentissage de la langue française pour les étudiants palestiniens ayant fait le choix de se spécialiser dans des formations dispensées en français, semble être primordiale dans la mesure où elle détermine la réussite des étudiants dans ces formations souhaitées. Deux choix se présentent aux Palestiniens rencontrant des difficultés face à l’apprentissage de la langue française : la réorientation ou le redoublement. Anwar Abu Eisheh lui, suivit la première voie. Après un séjour linguistique (Abu Eisheh, 1983, p.55) en France durant l’été 1971, Anwar rentre en Algérie. Après son transfert à l’Université d’Oran afin d’y suivre la médecine, dispensée en langue française, Anwar se réoriente en droit en raison de ses difficultés d’apprentissage de la langue :
[En médecine à Oran] Nous avons près de 40 heures de cours par semaine dans un amphi de 300 à 400 étudiants. J’ai malgré tout beaucoup de mal à écrire correctement le français et cela ne facilite pas les choses car je dois passer beaucoup de temps à recopier mes cours. Jusqu’aux premiers jours du Ramadan je m’obstine mais je me rends compte ensuite que
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c’est peine perdue. Or je ne peux pas me permettre de rater cette année universitaire. Je décide donc de m’inscrire à la faculté de droit. Nous avions une seule matière enseignée en français et je réussis très bien mes examens (Abu Eisheh, 1983, p.156).
Obstacle également rencontré par Mohamed Zuqlam, né à Jaffa en 1946, venu s’installer en Algérie au lendemain de l’Indépendance :
Avant mon départ vers l’Algérie, j’avais eu écho que les cours étaient dispensés en langue française, ainsi durant ma première année en Algérie j’ai étudié le français à l’université Descartes à Alger en compagnie de quelques amis palestiniens. Durant une année, nous avions deux heures de français par jour. Malgré mes efforts et en raison de l’obstacle du français, je me suis réorienté en littérature. Quelques amis palestiniens ont réussi à apprendre la langue, toutefois une grande partie s’est réorientée dans l’enseignement à cause de cet obstacle linguistique[10].
Pour les étudiants palestiniens optant pour le redoublement ou encore l’arrêt temporaire des études en vue d’apprendre en profondeur la langue française, un constat s’impose : ces étudiants ne se voient tout simplement pas réaliser des études littéraires politiques ou juridiques[11]. Les Palestiniens ont à faire face à un dilemme. L’obstacle de la langue dans l’accès à ces formations scientifiques semble peu contraignant face à l’impossibilité de réaliser de telles formations en Palestine. Bien que celles-ci soient dispensées en anglais/arabe au sein des universités palestiniennes, leur accès semble impossible ou conditionné, comme nous l’avons observé, à une moyenne élevée au baccalauréat (plus de 90 pour cent au baccalauréat tandis qu’une moyenne de 16/20 au baccalauréat en Algérie permet à l’étudiant algérien/palestinien d’accéder à n’importe quelle formation) ; et à un capital financier conséquent afin des payer des frais d’inscriptions universitaires onéreux dont de nombreuses familles palestiniennes ne disposent généralement pas, tandis qu’en Algérie l’accès à l’université ne nécessite au préalable aucune dépense financière. El Watan, le journal quotidien d’information algérien, dans sa contribution inédite au sujet de la communauté palestinienne en Algérie (Benfodil 2018), relate le témoignage de Merouane Abed, 52 ans et actuel responsable des relations extérieures au bureau du Fatah à Alger. Merouane est arrivé en Algérie en 1983 après avoir bénéficié d’une bourse d’ingénierie en génie civil à Oran, formation dispensée en langue française : « À l’époque, on touchait 2700 DA par trimestre. Je logeais à la cité universitaire Zeddour Brahim Belkacem. […] J’ai été obligé de suspendre mes études pendant deux ans pour apprendre la langue française »[12].
Akram Abu Shawish, né à Gaza en 1972, résidant en France depuis 2003 et actuellement infirmier à la clinique Lambert à La Garenne-Colombes en Île-de-France, est venu en Algérie à la fin de l’année 1992 pour des études de biologie, puis de médecine. Akram redoubla sa première et deuxième année de médecine en raison des difficultés d’apprentissage de la langue française malgré des sessions intensives au centre culturel français d’Alger[13].
Ahmed Abu Azab, né à Khan Younès en 1986, ayant étudié à l’Université de Tizi-Ouzou. a connu un parcours analogue à Akram puisqu’il a lui aussi redoublé ses deux premières années de médecine :
J’ai redoublé ma première et deuxième année de médecine à cause des difficultés liées à l’apprentissage du français. À l’époque, dans la cité universitaire, il y avait quatre Palestiniens originaires de diverses zones géographiques (deux venaient de Cisjordanie, un de Gaza et un autre était originaire de Jordanie) et les quatre qui suivaient des filières scientifiques rencontraient des problèmes similaires aux miens en matière d’apprentissage de la langue française. Ce problème de la langue m’a aussi posé problème durant ma troisième année de médecine, année durant laquelle les étudiants commencent à réaliser certains stages dans les hôpitaux, par conséquent à entrer en contact quotidien avec les patients algériens. Je pouvais comprendre certaines phrases en kabyle, « awid aghlom » (va me chercher du pain) « awid émen » (va me chercher de l’eau) ; avec des jeunes kabyles de 20, 30, 40 ans, je pouvais facilement communiquer avec eux étant donné qu’ils maîtri saient soit l’arabe ou le français, mais avec des personnes âgées ne maîtrisant ni l’un ni l’autre mais seulement le kabyle, ce fut difficile de travailler dans ces conditions. En raison notamment de ces obstacles linguistiques, je quittais Tizi Ouzou pour Alger en 2009. C’est là-bas que j’ai terminé mes études de médecine en 2015[14].
Stratégies adoptées par l’étudiant palestinien pour surmonter l’obstacle du français.
L’obstacle de la langue tout au long du parcours étudiant d’un jeune Palestinien, nous amène aussi à penser l’évolution des stratégies développées par l’étudiant afin de surmonter cet obstacle quotidien, venant s’ajouter à d’autres plus formels (bourses dérisoires, soucis administratifs, etc.). L’évolution des stratégies, mais aussi des structures en Algérie et en Palestine permettant à l’étudiant palestinien - avant son départ ou à son arrivée - d’améliorer son apprentissage de la langue française dans des institutions (gouvernementales ou non), n’existaient pas il y a quelques décennies. Deux possibilités s’offrent aux étudiants palestiniens ayant obtenu une bourse d’étude dans des formations dispensées en langue française en Algérie : conscients des difficultés que peut générer la non-maîtrise de la langue française au cours de leurs futures études en Algérie, certains Palestiniens débutent l’apprentissage du français bien avant leur départ vers l’Algérie dans des structures formelles en Palestine. D’autres préfèrent débuter l’apprentissage du français dès leur arrivée en Algérie, de façon individuelle ou dans des centres spécialisés. Généralement, ceux débutant l’apprentissage de la langue française en Palestine continuent leur apprentissage en Algérie. Selon Ziad Meddoukh, président du département français à l’Université Al-Aqsa à Gaza :
Depuis 2005, entre 15 et 20 étudiants Gazaouis s’apprêtant à aller étudier en Algérie se sont inscrits au département français de l’Université Al-Aqsa à Gaza. Pour un semestre, l’étudiant qui s’inscrit officiellement au département de français doit débourser environ 200 euros. Celles et ceux qui s’inscrivent en auditeur libre ne paient rien. Au centre culturel français, le fonctionnement est différent : il me semble que les cours de français se font par session de 40 heures et par niveau. Pour obtenir un niveau il faut débourser 100 euros[15]. À l’issue de l’obtention du niveau, l’institut vous donne une attestation[16].
Hakim Sabbah, directeur de Project Hope, une ONG palestinienne qui œuvre avec des volontaires internationaux auprès de jeunes dans les camps de réfugiés et dans la vieille ville de Naplouse en Cisjordanie, et ayant dispensé de nombreux cours en français à disposition des Palestiniens, affirme avoir accueilli ces quinze dernières années de nombreux Palestiniens s’apprêtant à aller étudier en France ou en Algérie[17].
Monir Sayhoun, né à Gaza Ville en mars 1991, étudie l’instrumentation biomédicale à l’Université de Skikda depuis octobre 2011, date à laquelle le jeune gazaoui est arrivé en Algérie. Monir fait partie des étudiants gazaouis ayant suivi des cours de français avant leur départ vers l’Algérie :
Avant de venir j’avais la sensation que l’Algérie était un pays où le français était quasi-présent au détriment de l’arabe ; sur les réseaux sociaux la plupart des algériens que je voyais écrivaient soit en français ou en « daridja » algérien (dialecte algérien) en utilisant un alphabet français. Par ailleurs, je savais que les cours dispensés en Algérie, dans le cadre de ma filière, étaient en français. Ainsi, avant de venir en Algérie j’ai donc commencé à suivre des cours de français à l’institut français à Gaza, environ 6 heures par semaine durant 6 mois[18].
D’autres étudiants ont choisi de commencer l’apprentissage de la langue dès leur arrivée en Algérie. C’est le cas du gazaoui Mohamed Al Helou, ayant suivi des cours de français dans un centre privé à Constantine de février à juillet 2008, soit au cours des six premiers mois de sa présence en Algérie[19]. Scénario similaire pour Akram né à Hébron en 1989. À peine arrivé à Oran en décembre 2007, Akram se mit à l’apprentissage du français jusqu’en janvier 2009. En octobre 2009, il commença la faculté de médecine, jusqu’en 2017 : « Le plus difficile dans mon apprentissage de la langue française a été la grammaire. Malgré tout j’en garde un bon souvenir »[20].
Là encore, cette stratégie, c’est-à-dire suivre des cours collectifs en vue d’apprendre le français n’est pas chose nouvelle dans le parcours de l’étudiant palestinien en Algérie depuis l’Indépendance. Recourir à des cours collectifs, dans un cadre informel ou formel, prévalait également dans les années 1960 et 1970. Mohamed Abu Ghali, médecin de carrière et actuel maire de Jénine depuis le 23 mai 2017, a résidé en Algérie entre 1976 et 1992 dans le cadre de sa formation estudiantine, date à laquelle il retourna résider en Palestine avec sa femme Nadia, d’origine algérienne, et ses deux enfants nés en Algérie. Dans un entretien téléphonique, Mohamed est revenu sur son expérience algérienne et les obstacles qu’il a rencontrés dans le cadre de son apprentissage de la langue française et notamment son stage de perfectionnement linguistique à Tours durant l’été 1978 au sein de l’Institut Touraine en compagnie de dix étudiants palestiniens eux aussi établis en Algérie. Anwar Abu Eisheh, dont on a relaté le témoignage plus haut, quelques mois avant de débuter sa
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La langue française dans le parcours scolaire de l’étudiant·e palestinien·ne Yannis Arab
formation de médecine à Oran en octobre, passa son été 1971 « en France pour améliorer encore la langue [française] que j’avais envie, et besoin, de pratiquer » (Eisheh 1983, p.155).
La langue française : vectrice d’opportunités pour les étudiants palestiniens d’Algérie à leur retour en Palestine
Véritable obstacle au cours de leurs études en Algérie, pour certains Palestiniens la langue française semble avoir été dès leur retour en Palestine dans les années 1990 jusqu’à aujourd’hui, un véritable vecteur d’opportunités tant sur le plan professionnel que personnel. Ziad Meddoukh, l’actuel directeur du département français à l’Université Al-Aqsa fit l’apprentissage de la langue française lors de son séjour étudiant en Algérie entre 1991 et 1994 dans le cadre de son Master de sciences politiques à l’Université de Tizi-Ouzou[21].
D’autres Palestiniens, ayant étudié en Algérie au cours des années 1970-1980, allaient jouer un rôle conséquent dans la promotion du français au sein de la société civile palestinienne post-Oslo. C’est particulièrement le cas pour Anwar Abu Eisheh, ayant été confronté à l’obstacle de la langue française durant son expérience algérienne au cours des années 1970, et qui allait se révéler vingt ans plus tard l’un des plus grands acteurs palestiniens de la francophonie à Hébron, sa ville natale. Marié à une française, président de l’association d’échanges culturels Hébron-France et ministre de la Culture de l’Autorité palestinienne entre 2013 et 2014, Anwar Abu Aisheh est surnommé « le plus francophone des Palestiniens » par la journaliste Mélinée Le Priol dans un article qui lui est consacré : « Les Hébronites, nombreux à le connaître, l’appellent respectueusement « docteur Anouar ». Anouar Abou Eisheh n’est pourtant pas médecin mais professeur de droit civil à l’université palestinienne de Jérusalem, al-Qods » (Le Priol 2016). Amusant paradoxe, quand on sait que ce furent les difficultés liées à l’apprentissage de la langue française qui ont poussé Anwar, le « Parisien » comme le surnomme Mahmoud Abbas, à abandonner la faculté de médecine d’Oran au profit du droit, en octobre 1971.
Une trajectoire presque similaire pourrait être retenue chez Mohamed Abu Ghali, ancien étudiant en médecine d’Alger au cours des années 1980, revenu dans sa ville natale en 1992 avec sa femme algérienne et ses deux enfants. Au cours d’un entretien téléphonique, le maire de Jénine me rappela à quel point la langue française, véritable obstacle durant ses années d’études, était devenue par la suite centrale dans sa vie – langue parlée dans le foyer familial – dont notamment celle de sa femme qui dispensa des cours de français à la jeunesse palestinienne dès leur arrivée : « Ma femme donnait parallèlement des cours de français au centre culturel français de Naplouse, puis au sein même de l’hôpital de Jénine où elle apprenait le français à certains médecins, pharmaciens, des personnes du milieu médical, désireux de poursuivre leur carrière en France »[22].
La présence de la langue française chez les Palestiniens en Palestine, comme marqueur d’une expérience passée en Algérie, semble intimement liée à la question des returnees, c’est-à-dire des milliers de Palestiniens retournés dans les Territoires palestiniens occupés dès la création de l’Autorité palestinienne en 1994[23]. Les étudiants, enseignants, médecins, nés ou ayant vécu en Algérie pré-Oslo ont particulièrement participé à la promotion du français dans les territoires palestiniens. Lors d’un entretien avec Christophe Oberlin, chirurgien français ayant réalisé plus d’une quarantaine de missions humanitaires à Gaza depuis décembre 2001, celui-ci m’a affirmé avoir « organisé un dîner francophone qui a réuni 19 Palestiniens, médecins, enseignants, tous francophones. En fait, et je le sais, la majorité d’entre eux ont étudié en Algérie ou y ont travaillé en tant que médecins avant Oslo »[24]. Propos corroboré par Amir Hassan, poète palestinien francophone originaire de Gaza, résidant actuellement à Paris : « Les professeurs de français à Gaza sont pour la plupart nés en Algérie ou y ont étudié à l’instar de Ziad Meddoukh Ihab Abou Mouammar ou Assia Kilani[25]»[26].
De nombreux autres Palestiniens nés en Algérie, où ils ont suivi des filières scientifiques, ont eu un parcours analogue à celui d’Assia Kilani. C’est le cas de Nedjma Fares née à Oran en 1973, diplômée d’une licence d’ingénierie en chimie industrielle en 1997 et ayant enseigné le français les quatre premières années de son installation à Gaza (1997-2001) ; Ihab Abu Maamar, enseignant de français au centre culturel français de Gaza depuis 1998, diplômé d’une licence en physique à l’université de Tizi-Ouzou, ville où il a vécu entre
1976 et 1997, ou encore Bassem Aboudrouz, né en 1969 à Tizi Ouzou, enseignant puis inspecteur de français au sein des écoles palestiniennes à Gaza depuis 1999[27]. Tous ont une histoire similaire : leurs parents ont été des acteurs de l’arabisation en Algérie depuis leur installation au cours des années 19601970 jusqu’à leur départ au lendemain de la création de l’Autorité Palestinienne en 1994, avant qu’ils ne deviennent eux-mêmes des acteurs de la francophonie dans leur nouvelle société d’accueil et d’origine. Si l’apprentissage du français se révèle être un obstacle temporaire dans le parcours de l’étudiant palestinien en Algérie, il semble être un vecteur d’opportunités important à son retour en Palestine. L’influence majeure des returnees palestiniens ayant vécu en Algérie, dans l’enseignement ou la promotion de la langue française à la fin des années 1990 et jusqu’à aujourd’hui en est l’illustration la plus criante. Néanmoins, il ne faudrait pas idéaliser ce phénomène, et à défaut de pouvoir le quantifier, il semble indispensable de le contextualiser. Les étudiants palestiniens (nés en Algérie ou en Palestine) apprenant le français dans le cadre de leurs études scientifiques en Algérie, ne deviennent pas tous à leur retour des agents formels de la francophonie. Loin de là. La majorité d’entre eux ont un profil en commun : il s’agit principalement des returnees nés en Algérie dans les années 1970-1980, qui ont suivi des études supérieures scientifiques, donc en français, sont retournés en Palestine au lendemain d’Oslo, et ont exploité leur capital linguistique dans un marché de l’emploi en crise. Ainsi, les Palestiniens ayant connu une expérience passée en Algérie et contribuant à leur retour à l’enseignement du français ont souvent des trajectoires personnelles à la fois singulières et communes : soit l’étudiant accorde un intérêt personnel majeur pour la langue et désire l’enseigner dans un cadre professionnel, soit elle constitue dans son parcours un capital intellectuel à exploiter en Palestine. La dernière alternative dans un marché de l’emploi en crise et asphyxié par l’Occupation, une opportunité professionnelle à ne pas manquer. Le témoignage d’Assia et d’autres Palestiniens nés en Algérie interviewés à distance convergent vers cette seconde option : ce n’est pas tant l’intérêt personnel ou idéologique pour la langue française qui les ont poussés à leur retour d’Algérie vers Gaza à enseigner la langue française, mais l’absence d’alternatives, dans la mesure où la plupart d’entre eux se prédestinait à des métiers scientifiques[28]. La contribution inédite de la journaliste française Agnès Rotivel pour le journal La Croix intitulée « Les Palestiniens d’Algérie étouffent à Gaza » publiée le 8 novembre 1997 au sujet de ces returnees palestiniens ayant vécu en Algérie tout au long des années 1960, 1970 et 1980, puis fraîchement débarqués à Gaza au lendemain d’Oslo, vient corroborer cette interprétation des faits et semble ne pas avoir perdu de son actualité :
Ils sont palestiniens, nés pour la plupart en Algérie, ont entre 20 et 30 ans. Ces dernières années, ils ont suivi leurs parents de retour en Palestine. […] Il y a vingt-six mois que Mounir et sa famille, Palestiniens d’Algérie, sont rentrés à Gaza. […] Son père a quitté Gaza en 1964, bien avant la guerre des Six Jours. En Algérie, il enseignait l’arabe. Avec sa femme venue elle aussi de Gaza, ils ont fondé une famille, 4 garçons et 3 filles, sont nés, tous en Algérie. […] Pour ces jeunes « Algériens », c comme les désignent les habitants de Gaza, bardés de diplômes, et à qui l’Autorité palestinienne confiait qu’ils seraient les bâtisseurs de ce « futur État palestinien », les fruits du retour ont un goût amer. Quand j’étais enfant, Yasser Arafat était pour nous un leader. Mais le processus de paix a vidé notre lutte de son sens. Gaza est devenue une prison. Aujourd’hui, Mounir, diplômé en sciences, travaille à mi-temps dans une ONG et suit une formation à l’université pour être professeur de français. Paradoxalement, la France, à travers son centre culturel, est devenue le point de ralliement, sinon le refuge de tous ces « Palestiniens d’Algérie » à la recherche d’une identité (Rotivel 1997).
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La
Yannis Arab
langue française dans le parcours scolaire de l’étudiant·e palestinien·ne
La langue française dans le parcours scolaire de l’étudiant·e palestinien·ne Yannis Arab
[1] Site officiel de l’Université Frères Mentouri de Constantine.
[2] Mes deux objets de recherche durant mes deux années de Master à l’EHESS (2017-2019). Ma thèse de doctorat actuel porte sur les migrations algériennes en Palestine à l’époque coloniale ( 1830-1948), sous la direction de Madame Dyala Hamzah à l’Université de Montréal.
[3] Site officiel de l’Association France Palestine Solidarité.
[4] Entretien avec Mohamed Zuqlam, 27 juillet 2018 à Rouiba, Wilaya d’Alger.
[5] Site officiel de l’Université Frères Mentouri de Constantine.
Conclusion
Les débats récurrents sur l’influence grandissante de l’anglais au sein de l’enseignement supérieur algérien, de la question de l’arabité-francophonie en Algérie, ou plus inédite encore, de l’enseignement du français dans la société palestinienne, au lendemain d’Oslo jusqu’à aujourd’hui par les returnees francophones palestiniens ayant vécu en Algérie (ou ailleurs au Maġrib), mériteraient de plus larges études et de plus profondes interrogations, mais ne peuvent être, dans le cadre de cet article, développées plus longuement. Ce qu’il faut surtout retenir c’est que l’obstacle de la langue française chez l’étudiant palestinien en Algérie s’inscrit non seulement dans le temps long, depuis l’Indépendance algérienne jusqu’à nos jours, mais dans un espace dépassant les frontières de l’Algérie : cet obstacle prévaut également en Tunisie et au Maroc avec des modalités similaires[29]. L’approche synchronique, si elle permet d’inscrire l’obstacle de la langue française dans un temps long, révèle également les changements structurels relatifs aux dispositifs mis en place par les sociétés d’accueil et d’origine en ce qui concerne l’apprentissage de la langue. Si l’étudiant palestinien des années 1960 jusqu’à la veille des accords d’Oslo, ne pouvait bénéficier à l’époque de cours de français dans son pays d’origine, il peut aujourd’hui en bénéficier au sein d’instituts spécialisés, moyennant des frais d’inscription.
La langue de Molière a en Algérie encore de beaux jours devant elle. Sans doute au grand désarroi des jeunes étudiants palestiniens qui devront encore redoubler d’efforts afin de saisir les règles parfois saugrenues de la langue française, la 10ème langue au monde parmi les plus difficiles à apprendre, selon un récent classement de l’UNESCO (Girardo 2017). Ou pour le plus « grand bonheur » d’une petite frange d’entre eux, dont la découverte puis l’apprentissage de langue française a pu, dans leur expérience personnelle, jouer le rôle de révélation ou de vecteur d’opportunités, au point même qu’ils deviennent, une fois retournés en Palestine, des agents informels de la francophonie, par contraste amusant avec leurs anciens compatriotes/parents palestiniens installés en Algérie tout au long des années 1960, 1970 et 1980 venus arabiser la jeunesse algérienne.
C’est là où réside le double paradoxe de cette expérience palestinienne inscrite dans la longue durée : venus en Algérie au lendemain de l’Indépendance dans le but de participer à l’arabisation de la société algérienne au détriment du français, « la langue du colon », ces enseignants palestiniens n’avaient sans doute pas prévu que certains de leurs enfants participeraient dans une échelle bien moindre évidemment, à l’enseignement du français au sein de la jeunesse palestinienne post-Oslo. Second paradoxe : cette expérience palestinienne, plus particulièrement celle des étudiants, à travers cette double approche diachronique-synchronique, joue le rôle de révélateur du pays d’accueil. Pays inavoué et enfant rebelle de la francophonie, appendice linguistique, passerelle historique et trait d’union informel entre la Palestine et la France, l’Algérie n’a pas encore – et ne le fera probablement jamais, en dépit du monolinguisme arabe prôné par l’État depuis l’Indépendance –rompu avec le français « la langue du colonialisme et de l’oppression », héritage direct de plus d’un siècle de
[6] Notamment la loi – symbolique - n° 91-05 du 16 janvier 1991 portant sur généralisation de l’utilisation de la langue arabe dont l’article 4 dispose : « Les administrations publiques, les institutions, les entreprises et les associations, quelque soit leur nature, sont tenues d’utiliser la seule langue arabe dans l’ensemble de leurs activités telles que la communication, la gestion administrative, financière, technique et artistique ».
[7] Probablement la seule famille palestinienne d’origine chrétienne à s’être installée en Algérie au lendemain de son Indépendance.
[8] Suzanne el Farra, qui vit actuellement à Nantes, et enchaine les allers et retours avec l’Algérie, d’où est originaire son mari, m’a personnellement envoyé ce texte, issu de son article « Palestine, Algérie, une histoire de miroirs » dans Notre rapport au monde, Amir Khan, dir. Alger, Editions Chihab, 2017, 150 p.
[9] Site officiel du ministère de l’enseignement supérieur palestinien.
[10] Entretien avec Mohamed Zuqlam, 27 juillet 2018 à Rouiba, Wilaya d’Alger.
[11] Anwar Abu Eisheh n’a pas redoublé ou arrêté temporairement ses études en Algérie : il a changé de voie.
[12] Merouane Abed, que j’ai rencontré à l’ambassade de Palestine en juillet 2018, est décédé le 12 janvier 2020 des suites d’une maladie. Il est enterré à Oran.
[13] Entretien téléphonique, le 1er juin 2018.
[14] Entretien téléphonique sur Skype le 24 mars 2018.
[15] Selon le site de l’institut français de Jérusalem, dans une rubrique consacrée à son antenne à Gaza il est dit que « L’IFJ Gaza accueille ses élèves et étudiants de français dans un cadre agréable et moderne : 4 salles de cours spacieuses et climatisées, pouvant accueillir entre 15 et 20 étudiants, et équipées de tableaux blancs interactifs avec projecteur, ordinateur et wifi. De nouvelles sessions débutent tous les deux mois environ, et s’adressent à tous les niveaux. Chaque session de 40 heures et coûte environ 250 à 300 NIS (entre 50 et 60 euros). » URL : https ://jerusalem.consulfrance.org/L-Institut-Francais-de-Gaza
[16] Entretien téléphonique sur Skype le 12 mars 2018.
[17] Conversation écrite sur les réseaux sociaux avec Hakim Sabbah, le 26 mars 2018.
[18] Entretien à l’Ambassade de la Palestine à Dely Ibrahim (Alger) le 28 septembre 2017.
[19] Entretien à l’Ambassade de la Palestine à Dely Ibrahim (Alger) le 09 octobre 2017.
[20] Entretien à l’Ambassade de la Palestine à Dely Ibrahim (Alger) le 28 septembre 2017.
[21] Entretien téléphonique sur Skype le 12 mars 2018.
[22] Entretien téléphonique réalisé le 18 mai 2018.
[23] A ce propos lire Picaudou, Nadine et Isabelle Rivoal. (2006). Retours en Palestine, trajectoires, rôles et expériences des returnees dans la société palestinienne après Oslo, Paris, Editions Karthala, 289 p.
[24] Entretien au domicile de Christophe Oberlin le 17 mai 2018
[25] Cette dernière, Assia Kilani, née à Stawali (ville située à 20 km à l’ouest d’Alger) en 1972 et ayant suivi des études de biologie à l’université de Bab-Ezzouar (banlieue d’Alger) entre 1989 et 1996, dispense depuis vingt ans, en parallèle à son métier d’enseignante de français, des cours de français destinés aux étudiants palestiniens ayant décroché une bourse pour le Maġrib ou, plus rarement, la France.
[26] Conversation Facebook 24 mai 2018. Amir Hassan a d’ailleurs écrit une courte nouvelle intitulée « Le premier visage fait le dernier voyage », un récit fictif qui raconte le parcours tumultueux d’une jeune algérienne ayant épousé en 2005 un Palestinien en Algérie travaillant à l’Ambassade de Palestine à Alger, et leur départ pour Gaza. C’est à la suite de la lecture de cette nouvelle, ayant remporté le 3ième prix lors d’un concours de lecture au sein du consulat de France à Jérusalem, que j’ai pris contact avec son auteur. Amir Hassan a également une petite sœur de 18 ans étudiant le droit en Algérie.
[27] Entretiens téléphoniques avec Nedjma, Ihab, et Bassem, respectivement le 19, 24 et 25 mai 2018.
[28] Avec une différence néanmoins : Assia a continué à enseigner la langue française, contrairement à Nedjma. Seul le facteur originel les réunit : c’est le manque d’alternative sur le marché de l’emploi à Gaza dès leur retour d’Algérie, dans leurs domaines respectifs, qui les ont poussés à se tourner vers l’enseignement.
[29] Au pays du Jasmin, les étudiants palestiniens sont estimés à 1000 en 2020, selon Hazem Taala, ancien responsable de l’Union générale des étudiants palestiniens en Tunisie. Conversation avec Hazem sur Facebook, le 4 avril 2020. Les données sont manquantes pour le Maroc.
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TémoignageRetour d’exposition
Louison Pigeon a obtenu une licence en histoire de l’Art et Archéologie à l’Université de Bordeaux Montaigne et à l’Université Paris 10 Nanterre. Après un road-trip en Asie, Louison Pigeon prépare son entrée à la Générale de Montreuil (école de costume historique) où elle développera ses compétences en couture et son intérêt pour les arts du spectacle. Sa culture personnelle l’a poussé à avoir une grande connaissance des travaux de Sonia Delaunay, des arts décoratifs, de la photographie mais aussi de l’urbanisme.
artistique orientaliste. Cependant, l’étude des œuvres issues de ce courant m’a imposé certaines représentations du Maġrib et du Mašriq produites par et pour l’Occident. D’une certaine manière, mes nombreux séminaires portant sur ce sujet ont impacté ma propre approche des arts provenant de cette région et ont encouragé des biais personnels. Même s’il est difficile de l’admettre, mon travail de reconstruction était et est toujours nécessaire pour approcher les arts de la région de manière éthique et juste. Cette exposition, en mettant de l’avant des œuvres très actuelles et critiques m’a permis de comprendre autrement les arts de la région, ce que certains cours universitaires dans le domaine ont encore du mal à transmettre aux étudiant·e·s. Pour ce qu’elle m’a apporté, je considère que la déconstruction personnelle mais plus largement celle d’un récit national français politisé peut passer en partie par l’art et la culture d’où l’importance de soutenir le travail artistique critique.
Durant cette exposition, deux œuvres m’ont interpellé : Femmes d’Alger d’après Delacroix, peintes en 1962, de Souhila Belbahar et Mémoire dans l’oubli, réalisée par Halida Boughriet en 2010. À travers leurs peintures et leurs photographies Belbahar et Boughriet remettent en question les codes esthétiques orientalistes qui ont façonné dès la fin du XIXème siècle les représentations des populations issues de la région Mašriq et Afrique du Nord mais surtout des femmes de la région.
Propos introductifs
Récemment, je suis allée à l’exposition : « Algérie mon amour, Artistes de la fraternité algérienne 19532021 » à l’Institut du monde arabe (IMA) de Paris, qui se déroulait du 18 mars au 31 juillet 2022. Présentant 18 artistes et relevant une petite partie de la production contemporaine d’Algérie et des diasporas de 1953 à nos jours, cette exposition atteste, à travers 36 œuvres aussi bien picturales que photographiques de l’immense créativité de trois générations d’artistes. L’exposition était petite, courte, avec une muséographie épurée empruntée au White Cube.
Je n’avais jamais eu l’occasion d’assister à une exposition temporaire de l’IMA, mais cette expérience a été très enrichissante. En effet, durant mes études d’histoire de l’Art et d’Archéologie j’ai beaucoup étudié le courant
L’orientalisme est avant tout un mouvement artistique, à la fois pictural et littéraire, qui apparaît au XIXème siècle en Europe, suite aux campagnes napoléoniennes et à la colonisation du Maġrib et du Mašriq. Même s’il n’est pas tout à fait un art de propagande, car il ne répond pas toujours à des commandes d’État, l’orientalisme a en commun avec les œuvres de propagande de revenir à un style classique, avec peu d’innovation artistique, signe d’une forme de conservatisme et de traditionalisme. Les représentations stéréotypées racistes et sexistes qu’il a fait véhiculer a permis à l’Occident de se définir culturellement et d’imposer sa domination sur les autres cultures de la région. En effet, ce mouvement d’abord artistique puis politique a contribué au développement et à la reproduction de représentations biaisées permettant l’exclusion et l’assujettissement de diverses cultures : pour cette raison il ne peut être dissocié de l’entreprise coloniale européenne.
Bien qu’il fût remis en question et critiqué dès la fin des années 1990 sur le plan politique notamment grâce aux théories postcoloniales, le besoin de réappropriation des œuvres considérés classiques au mouvement artistique est encore capital. Les œuvres de Belbahar et Boughriet proposent ainsi une véritable réappropriation de certains systèmes d’identification des anciennes puissances coloniales présents dans les œuvres classiques de l’orientalisme. De fait, leurs œuvres nous permettent de questionner la prégnance de l’orientalisme sur nos perceptions contemporaines.
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Louison Pigeon
Souhila Belbahar, Femmes d’Alger d’après Delacroix, 1962
Entre 1958 et 2016, Belbahar exécute neuf variations autour du tableau d’Eugène Delacroix, Femmes d’Alger dans leur appartement (1834). Eugène Delacroix est un des chefs de file du mouvement orientaliste en France. Contrairement à d’autres peintres orientalistes comme Jean-Auguste-Dominique Ingres, Delacroix a voyagé au Maroc en 1832, ce qui ne l’empêcha pas de représenter une scène de harem fictive. La scène se déroule dans un intérieur fastueux. Quatre femmes sont peintes, trois modèles féminins et une esclave noire dans une atmosphère tamisée. Delacroix utilise le corps noir pour mettre en avant la blancheur de l’autre, le blanc étant l’idéal de beauté absolue faisant référence à la Grèce Antique. Il y a également un sens symbolique : il symbolise la soumission de l’Afrique sur l’Europe. Les femmes sont parées d’une abondance de précieux bijoux, l’une s’appuie négligemment sur un coussin et nous regarde, les deux autres semblent discutaient légèrement et doucement. Une œuvre explicitement érotique où la sensualité des femmes, leurs attitudes abandonnées, suggèrent une lascivité impossible à concevoir en Occident.
Souhila Belbahar revisite cette œuvre. En effet, dans son interprétation, l’artiste se concentre sur les personnages centraux du tableau de Delacroix, en retirant l’esclave. Les traits des visages et les courbes des corps presque esquissés contrastent avec le détail minutieux des motifs colorés ornant les vêtements et le mobilier. Les deux femmes sont dans des postures plus droites, elles sont moins proches et l’aspect lascif est abandonné. Les couleurs sont vives, l’intérieur est plus lumineux. Le gros plan apporte un aspect de proximité, et donne l’impression d’assister à une scène d’intérieur banal plutôt qu’à la représentation d’un harem. La perspective classique de la scène est volontairement éclatée. Tous ses changements retirent la sensualité de la scène.
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Retour d’exposition SAHA N°1 53 54 Louison Pigeon
Femmes d’Alger dans leur appartement, 1834, Huile sur toile, 180 x 229 cm, Musée du Louvre de Paris
Souhila Belbahar, Femmes d’Alger d’après Delacroix, 1962, Technique mixte sur papier, 54 x 88cm
La photographie fait partie d’une série de portraits de veuves qui ont subi la violence de la guerre en Algérie. L’artiste propose une approche critique des représentations autrefois dominantes et ne sépare plus la réalité de son humanisme.
L’œuvre mesure 120cm sur 180cm, une dimension assez imposante pour une photographie, qui confère à la scène une atmosphère solennelle. Une femme âgée habillée en blanc est allongée sur une banquette, elle nous regarde mais semble assoupie. La lumière de la scène provient d’une fenêtre au-dessus de la protagoniste. L’intérieur banal du quotidien est sobre, et s’oppose aux décors ornés et idéalisés des orientalistes. L’artiste utilise la typologie de la peinture orientaliste pour déconstruire et reconstruire l’image de la femme maghrébine. De plus, Halida Boughriet réemploie la posture allongée avec un modèle âgé qui vient contraster avec la nudité juvénile omniprésente de l’orientalisme.
Pour les artistes occidentaux la femme maghrébine est souvent un objet à la fois pudique, désirable, et soumise comme en témoignent les odalisques de Benjamin Constant. « L’orientalisme fera de l’attrait du sexe son sujet : les femmes non blanches, sous le regard des peintres, deviennent des objets et non plus des sujets de désir » écrit Laure Adler dans Le corps des femmes (2020).
En effet, en Europe, depuis le XVIIIème, les normes de beauté sont imprégnées de la culture grecque antique. Selon l’archéologue allemand Johann Joachim Winckelmann, le beau doit imiter le grec pour espérer avoir une place au salon, les femmes sont représentées sous les traits ou le titre des déesses grecques, la plus connue étant Vénus sujet de désir puissant. Même quand en France le courant réaliste va émerger (fin du XIXème), les peintres ne prendront pas l’initiative de figurer des scènes de travail ou d’intérieur où les femmes occidentales sont sexualisées et inactives (cf : Les Glaneuses Jean François Millet, 1857). Finalement, l’inaction démesurée des modèles « orientaux » évoque de façon frappante le mode de vie des femmes de la haute société occidentale à la même époque, enfermées et cantonnées au domestique. À travers les représentations d’un Orient imaginé et des femmes qui l’occupent, les peintres occidentaux vont esquisser les vices de leur propre société et faire des zones colonisées un exécutoire de leurs représentations interdites.
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Louison Pigeon Retour d’exposition
Benjamin-Constant, L’Odalisque allongée, Vers 1870, Huile sur toile, 115 x 149 cm, Musée d’Orsay
Halida Boughriet, Mémoire dans l’oubli, 2010, photographie numérique, 180x120
Mémoire dans l’oubli, réalisée par Halida Boughriet en 2010
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Hériter des ruines
Hugo Delattre est originaire du département 94 en Île de France au Perreux sur Marne. Il a obtenu une licence en école de design à Paris et a travaillé dans un cabinet d’architecture pendant deux ans. Suite au COVID-19, Hugo a décidé de reprendre ses études à l’École Supérieure d’Art et de Design d’Orléans en 2021 afin d’obtenir un master en médias visuels. Il s’intéresse à tout ce qui fait image dans ce qui l’entoure et tente de construire sa politisation avec les questionnements qu’ils soulèvent.
Hugo Delattre
Ici, il s’interroge sur les modalités de l’héritage de notre histoire, des ruines qui portent une histoire commune autour de la colonisation et comment les inscrire dans le prisme de la décolonisation. Ce texte est une réflexion sur l’héritage d’un patrimoine chargé négativement et interroge des ouvertures vers de nouvelles ontologies relationnelles.
Hugo remercie sa famille et ses amis qui l’ont soutenu mentalement durant son parcours scolaire, ainsi que Sylvia Fredriksson pour sa patience, sa disponibilité et sa clairvoyance qui lui ont permis de mener à bien ses recherches.
MOTS-CLÉS
DESIGN, EXPOSITION COLONIALE, DÉCOLONISATION, COMMUNS NÉGATIFS, RUINES
Vestige de la forêt qui entourait Lutèce pendant l’Antiquité, puis lieu de chasse des rois français, le bois de Vincennes abrite aujourd’hui le jardin d’agronomie tropicale René-Dumont, lequel a été inauguré à la fin du XIXème siècle. Si le bois de Vincennes détient le titre d’espace le plus vert de Paris, la grandeur de ce jardin anachronique découle aussi d’un procédé historique. Les ruines qui jalonnent le jardin amènent à s’interroger sur les enjeux qu’elles soulèvent sur les questions de l’identité, de l’émigration et des patrimoines liés au colonialisme.
Partant d’un point de vue occidental et en adoptant une perspective décoloniale, on peut se questionner sur le sens et l’usage que pourrait incarner un tel lieu fondé sur les vestiges d’un épistémicide (Khemilat 2018) des cultures des territoires colonisés par l’Empire français. Les ruines des bâtiments du jardin d’agronomie tropicale qui datent de l’exposition coloniale de 1907 prennent désormais le statut d’héritage historique défini par la notion d’un commun négatif (Monnin et Maurel, 2021). À partir de ce cas, je m’intéresse à la manière dont les sociétés occidentales héritent des infrastructures marquées par l’époque coloniale en tant qu’objet pédagogique pour penser le contemporain. Il s’agira de montrer les pratiques qui par l’architecture et le design — selon des formes d’agencement et de programmation de l’espace — ouvrent la voie à de nouvelles épistémologies et ontologies relationnelles.
Épistémologie : les épistémicides coloniaux, dénaturaliser une culture dans l’espace
Comment regarder aujourd’hui l’histoire de la colonisation française ? Au XXème siècle, la communication faite autour de la colonisation semble n’avoir eu pour seul effet que de masquer les réalités des populations victimes, en occultant leurs luttes et souffrances. On peut se pencher sur l’épisode de la conquête de Madagascar menée par le général Gallieni en 1897 sur lequel le militant décolonial Seumboy Vrainom revient dans une émission sur sa chaîne Youtube Histoire Crépues. La propagande alors mise en place par le pouvoir dénature le concept de colonisation pour le modifier en simulacre (Baudrillard 1981) de l’exotisme appuyé graphiquement par l’Art nouveau (Bertrand-Dorléac 2012) et la fascination pour le monde vivant qui se popularise à la fin du XIXème siècle par la parution de L’origine des espèces de Charles Darwin. Le patrimoine architectural colonial de la France servait de reflet dans lequel l’épistémologie des civilisations conquises était mise en scène dans un cadre artificiel à l’image des zoos humains (Bancel et Boëtsch 2002). Ses édifices appelés pavillons, qualifiés par un renvoi à l’appellation coloniale des cultures, faisaient office de vitrines afin
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d’exhiber la multiplicité des cultures rassemblées sous sa domination et réduire l’ensemble de ces dernières derrière des vitrines. Le Musée intercommunal de Nogent-Sur-Marne dispose encore aujourd’hui de cartes postales d’époque qui témoignent de riches collections d’art exposées dans les pavillons, des villages reconstitués ainsi que la mise en scène d’un « zoo humain ». On retrouve dans ce schéma une programmation des rôles bien définie : le rapport de conquête s’illustre par la « mise en cage » de populations aliénées, au sein de reconstitutions erronées de leurs épistémologies, et les visiteur·euse·s se promènent en et se positionnant comme « voyeuristes ». On peut aujourd’hui désigner cette pratique de monstration, telle que l’énonce Fatima Khemilat, comme « mort silencieuse des autres formes de sciences, de savoir, de culture, d’apport qui ont pu exister pour une seule domination, un seul type de ces entités substituées à une culture globale véhiculée par les livres d’histoire » (Khemilat 2018). Entretenus par cette propagande impérialiste, les sentiments de supériorité et de légitimité ont structuré une pédagogie à son service dans laquelle l’architecte du jardin a conçu spatialement les rapports de dominations. La programmation du lieu exige la création d’un chemin réservé aux visiteur·euse·s qui observent les différents espaces et leurs occupant·e·s limité·e·s à leur zone. De loin, sans fondamentalement créer un échange avec les personnes censées représenter les différents territoires de l’empire colonial, les visiteur·euse·s sont amené·e·s à se conforter dans leurs aprioris, noyé·e·s dans leur imaginaire romantique et de fabuler sur des contrées lointaines dont il·elle·s pourront acheter les produits le lendemain dans leur magasin “exotique”.
blies par la pensée coloniale du début du XXème siècle et de développer une réflexion basée sur l’ontologie relationnelle. Il s’agit ici de déconstruire notre pensée universaliste occidentale et d’intégrer les visions plurielles d’un héritage commun. Pour mettre en pratique cette démarche, il est nécessaire d’établir un moyen d’échanger entre des communautés diverses. Réconcilier, ou créer de nouveaux modes d’échanges, se traduit par un enjeu de réhabilitation de l’infrastructure et de l’usage du patrimoine architectural déraciné de son lien terrestre et humain pour redéfinir sa politique et le « faire atterrir », comme le suggère Bruno Latour, au statut de commun positif (Latour 2017). La transition positive de ce lieu fait de lui un espace de rassemblement et de partages épistémologiques dont les richesses ne sont pas à tenir pour acquises, mais impliquent un processus de réhabilitation évolutif et actif dans la distribution de ses bénéfices. Ainsi, la vocation du patrimoine architectural colonial à ouvrir une porte sur des épistémologies de communautés prend forme dans des espaces transitionnels qui orientent son ontologie vers le plurivers (Baur 2010). Sur les ruines de notre héritage colonial, il convient d’élaborer et de proposer une vision ontologique du design comme pratique critique contemporaine permettant d’établir de nouvelles modalités d’échanges. Dans notre cas, il convient à mon sens de solliciter un architecte appartenant à la culture qu’il·elle représente. Le bâtiment répondra à la programmation du lieu conçu par l’architecte en connaisseur·euse des besoins spatiaux et esthétiques spécifiques à la culture de son pays. Le patrimoine culturel issu d’un héritage commun devient vecteur d’échanges de différentes épistémologies et prend vie au sein de nouvelles expériences de rassemblement et de partage organisées sur les ruines d’une vision du monde devenue caduque.
Enjeux contemporains : entre pénitence et proactivité (comment mettre en place une dynamique de réhabilitation du vivant)
La ruine n’est pas que bucolique. Il convient de la désacraliser comme univers contemplatif romantique ainsi que le suggère la pratique de l’urbex et son exotisation. Aller au-delà de la caractérisation esthétique de sa matérialité permet d’ouvrir une réflexion sur son origine et son histoire et de s’interroger sur la manière d’en hériter. Ici, la ruine, en tant qu’existant, peut être regardée à la lumière de la notion de « commun négatif ».
Cet héritage prend la forme d’une entité matérielle, sociale ou culturelle nécessitant une prise de conscience et une prise en charge par un groupe d’individus construit autour de cette même entité. Il s’agit donc de prendre en considération cette ruine en tant qu’infrastructure matérielle, mais aussi en tant qu’entité engendrée par le capitalisme et le colonialisme.
Comme l’énonce le chercheur Diego Landivar, il s’agit d’ « hériter d’un monde où le capitalisme hypercolonial a créé des dépendances infinies de nos existences quotidiennes à des choses qui sont devenues caduques » (2022).
En m’appuyant sur les travaux du laboratoire Origens Media Lab, je me suis questionné sur les raisons qui justifient la conservation d’infrastructures dans un état de ruine prolongé. De manière générale, on explique le phénomène des friches urbaines ou industrielles par les logiques de marché et les mécanismes fonciers et immobiliers qui se mettent en place : le contexte économique provoque des cessations d’activité et la fermeture de sites, la création de richesse est stoppée, mais l’infrastructure demeure dans l’attente de la reprise par un nouvel investisseur, avec toutes les problématiques sociales que cela engendre.
Dans notre cas, cette friche culturelle, naguère propriété de l’État et lieu de monstration et d’exposition coloniale éphémère en 1907, révèle la manière dont nos sociétés occidentales n’envisageaient pas (ou ne prenaient pas en considération) les enjeux d’héritage et de fermeture de leurs infrastructures conçues dans une logique de mise en spectacle du monde. La ruine de cet espace constitue une manifestation matérielle d’un désintéressement général, doublé d’une carence de responsabilité qui se sont manifestés au cours du temps. La ruine semble alors incarner le déni de conscience d’une période de notre histoire coloniale.
Cet état des lieux interroge la réhabilitation de ces lieux et la proactivité du designer quand il aspire à remodeler un héritage en lui faisant face. Pour commencer à réfléchir à la réhabilitation d’un lieu marqué par la colonisation, on peut s’intéresser aux travaux de l’anthropologue américano-colombien Arturo Escobar (2018). Il propose, dans son ouvrage Sentir-Penser avec la Terre, d’écouter les perceptions différentes éta-
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Hériter des ruines
Borrowed Eyes
Solea Coquin Zahles est une artiste indépendante, autodidacte et hétéroclite. Ses supports artistiques sont diversifiés : peinture, dessin, poème, photographie et arts numériques. En parallèle, Solea suit la maîtrise en Affaires Publiques Internationales à l’Université de Montréal. L’artiste a récemment été exposée au WIP, à l’occasion du vernissage féministe organisé par l’Association Étudiante de Science Politique et Études Internationales de l’Université de Montréal.
Sa contribution s’inspire de l’essai Covering Islam : How the Media and the Experts Determine How We See the Rest of the World (1981) d’Edward Saïd et se compose d’une photographie et d’un poème.
Celle-ci interpelle notre lassante familiarité face aux représentations qui construisent et homogénéisent l’image des femmes musulmanes voilées dans les sociétés occidentales (notamment en France) et qui sont relayées par nombreux médias occidentaux.
La politisation des femmes voilées et l’hyper-médiatisation qui relaie leurs représentations en ont fait un quasi-symbole et un objet de passions occidentales et ne permet pas une approche éthique du fait religieux chez les femmes issues des minorités. Ce traitement médiatique et le discours (néo) orientaliste qu’il véhicule est dénoncé ici car ils objectifient les minorités, encouragent la discrimination intersectionnelle et l’exclusion.
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Solea Coquin Zahles
Les femmes dans Dā`iš [1] : au-delà des conceptions genrées de la communauté internationale
Daphnée-Sarah Ferfache termine sa maîtrise en études internationales, spécialisation cultures, conflits et paix. Titulaire d’un baccalauréat et d’un doctorat en psychologie clinique, elle valorise l’interdisciplinarité. Elle est également interpellée par les enjeux entourant la radicalisation religieuse. En 2015-2016 elle a travaillé en milieu scolaire collégial, lors de la mise en place d’un plan d’action pour prévenir la radicalisation chez les élèves.
Daphnée-Sarah
Ferfache
Réda Rouabhia termine sa maîtrise en sciences politiques volet affaires publiques et internationales. Il est titulaire d’un baccalauréat en études internationales et langue moderne ainsi qu’un certificat en coopération internationale. Il se spécialise sur les mouvances politiques au Maġrib et au Mašriq. Les enjeux liés aux droits humains et la sécurité dans la région le passionnent tout particulièrement. Il entreprend présentement un stage au sein d’Affaires mondiales Canada pour le bureau du Maġrib et de l’Égypte.
Cet article a été pensé et rédigé à contribution égale par les deux auteur·ice·s. Les auteur·ice·s tiennent à souligner les facteurs d’influence de leur perspective : tou·te·s deux ont des origines maghrébines, et une connaissance des particularités culturelles au Maġrib. Il·elle·s ont toutefois étudié exclusivement dans le système universitaire nord-américain.
Réda Rouabhia
MOTS-CLÉS
FÉMINISME, ISLAMISME, MOBILISATIONS, GENRE, RADICALISATION
Introduction
Le groupe État Islamique en Irak et au Levant[1], aussi appelé Dā`iš, s’est formé sur la base de diverses tensions et instabilités politiques présentes à partir du début des années 2000, notamment la guerre en Irak déclenchée par l’invasion américaine, les révolutions arabes, ainsi que la guerre civile en Syrie (Hove 2018; Oosterveld et al. 2017; Shamieh et Szenes 2015). L’ascension rapide du groupe djihadiste et l’ampleur des actes de violence perpétrés par ses membres ont engendré une vaste mobilisation de la communauté internationale. L’organisation est à ce jour reconnue comme l’une des plus dangereuses : le Conseil de Sécurité des Nations Unies, dans sa résolution 2379, la qualifie de « menace mondiale […] pour la paix et la sécurité internationales… » (2017 : 1).
Pour soutenir les interventions menées en Irak et en Syrie par la communauté internationale, de nombreuses études ont tenté de comprendre la structure sociale de Dā`iš, considéré par certain·e·s auteur·ice·s comme une micro-société voire un proto-État (Brown 2018; Spekhard et Yayla 2015; Van Engeland 2017). Cette littérature comprend deux failles importantes. Premièrement, la question de l’implication des femmes dans Dā`iš y est sous-représentée (Davis 2020; Pearson et Winterbotham 2017) comparativement à la question de la place occupée par les hommes et les enfants. Deuxièmement, de nombreuses sources médiatiques et scientifiques sont empreintes de biais perceptifs occidentaux concernant les questions de genre dans cette organisation (Davis 2020; Santoire 2021). La littérature souffre donc d’une mauvaise compréhension du rôle de la femme au sein de Dā`iš, ainsi que d’un cadrage du sujet alimentant les stéréotypes genrés (Eggert 2020; Gielen 2018; Mohamed 2017; Pearson et Winterbotham 2017; Schmidt 2020). Par exemple, Schmidt (2020) rapporte que les femmes au sein de ce groupe djihadiste sont décrites comme des victimes sans réelle agentivité, voire comme soumises, manipulées et peu intelligentes. Davis (2020), Eggert (2020) et Gielen (2018) soulignent que les études scientifiques préalables ne se sont penchées que sur les motivations personnelles des femmes à s’impliquer dans le groupe État islamique, alimentant la perception de ces dernières comme apolitiques et sans réelle conscience de ce à quoi elles participent.
La littérature ne permet pas de bien comprendre l’implication des femmes dans Dā`iš et influence la perception que la communauté internationale entretient à leur égard. L’objectif principal de l’article sera de mettre en exergue les biais perceptifs genrés du monde occidental, et d’apporter un regard nouveau sur les femmes impliquées dans les factions syrienne et irakienne de Dā`iš. Pour ce faire, différentes théories féministes moyen-orientales seront mobilisées : le féminisme islamique, le féminisme islamiste, et le féminisme
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djihadiste[2]. Elles permettront de mieux comprendre les rôles occupés par les femmes dans l’organisation. Le deuxième objectif sera d’exposer comment les biais genrés interfèrent avec les interventions de la communauté internationale auprès de ces femmes.
L’article se veut une réflexion théorique. En ce sens, les auteur·ice·s proposent une revue narrative de la littérature basée sur des sources secondaires.
La démarche descriptive sera complétée par une réflexion adoptant une perspective critique. Elle permettra de mettre en parallèle deux aspects de la littérature rarement adressés conjointement : certaines formes de féminisme, et la participation de femmes aux activités de Dā`iš. Le texte est divisé en cinq sections : (1) une brève description du groupe État islamique; (2) une typologie des différents rôles occupés par les femmes au sein des factions irakienne et syrienne du groupe État Islamique; (3) une analyse des compatibilités entre le projet socio-politique de Dā`iš et les perspectives féministes au Mašriq; (4) le regard porté par la communauté internationale sur les femmes au sein de Dā`iš, et ce dans différents contextes d’interventions. Une discussion permettra de faire émerger les points saillants de l’analyse.
LE GROUPE ÉTAT ISLAMIQUE : MISE EN CONTEXTE
Ce portrait succinct des principales caractéristiques du groupe État islamique permettra de mieux comprendre l’implication des femmes dans ce groupe mais également les réactions de la communauté internationale face à ses membres.
Formation
Les différents conflits armés au Mašriq ont contribué à alimenter les tensions déjà existantes entre les communautés sunnites et chiites (Oosterveld et al. 2017). Toutes deux issues de l’Islam, elles fondent toutefois leurs rites et pratiques sur les paroles de guides différents : Muhammad pour les sunnites et Ali pour les chiites (Shamieh et Szenes 2015).
En 2002, Abu Musab al-Zarqawi, se sépare du groupe terroriste Al-Qaeda avec d’autres membres (Myers Raben 2018) pour former son propre groupe armé (Glenn et Rowan 2019). Ce n’est qu’en 2013 qu’Abu Bakr al-Baghdadi, ayant succédé à Abu Ayyoub al-Masri, adopte officiellement le nom « État islamique » (Gulmohamad 2014). En 2014, al-Baghdadi se proclame Calife du monde musulman (Oosterveld et al. 2017). Les différentes factions du groupe contrôlent principalement des régions situées en territoires irakien et syrien (Gulmohamad 2014). À son apogée, il est estimé que Dā`iš contrôlait environ le tiers de la Syrie et 40% de l’Irak (Glenn et Rowan 2019).
Idéologie
Le groupe, dont l’idéologie prend racine dans les rites sunnites, revendique la formation d’un État entièrement régi par les Lois islamiques qu’il souhaite voir s’étendre (Mohamed 2017; Shamieh et Szenes 2015). À ces fins, l’organisation s’attaque à toute personne non sunnite : les individus de confession religieuse dont la tradition est non-abrahamique comme les yézidi·e·s, mais également les individus de confession religieuse dont la tradition est abrahamique (au même titre que les sunnites), comme les chrétien·e·s et les musulman·e·s chiites (Shamieh et Szenes 2015; Caruso 2021). Les musulman·e·s sunnites qui s’opposent au Califat sont également la cible d’attaques perpétrées par Dā`iš (Shamieh et Szenes 2015). Autrement dit, le groupe État Islamique ne tolère aucune opposition, seul·e·s les membres de l’organisation ne sont pas considéré·e·s comme des ennemi·e·s (Gulmohamad 2014; Mohamed 2017).
Pérennité
L’organisation parvient à rejoindre différents groupes sociaux, localement et internationalement, par l’usage massif des médias (Ali 2015; Smith et al. 2016) notamment les réseaux sociaux (Mohamed 2016; Shamieh et Szenes 2015). Son discours met de l’avant les injustices et les attaques subies par la communauté musulmane sunnite pour recruter (Ali 2015; Europol Specialist Reporting 2019) par l’induction de sentiments de peur et d’insécurité (Oosterveld et al. 2017).
Les femmes sont aussi ciblées par les campagnes de recrutement (Europol Specialist Reporting 2019; Hoyle et al. 2015; Mohamed 2016) et sont intégrées dans le groupe qui prend peu à peu l’allure d’une société (Mohamed 2016) : des liens relationnels et une vision commune se tissent et les unissent les un·e·s aux autres (Hoyle et al. 2015).
Quoique non exhaustifs, ces éléments révèlent un groupe organisé dont la structure sociale prend de l’expansion. Au cœur de cette structure sociale, les femmes occupent différents rôles.
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Les femmes dans Dā`iš
Daphée-Sarah Ferfache et Réda Rouabhia.
LE RÔLE DES FEMMES DANS DĀ`IŠ
Le rôle des femmes au sein des factions syrienne et irakienne de Dā`iš a initialement été occulté par la communauté internationale : les actes d’extrême violence sont commis principalement par les hommes du groupe (Patel et Westermann 2018) et des stéréotypes genrés amènent à sous-estimer l’agentivité des femmes dans leur participation (Patel et Westermann 2018; Speckhard et Ellenberg 2021).
Pourtant, la littérature fait ressortir la variété des fonctions occupées par ces dernières. Ici, il ne sera pas question de nier les actes de violence ou de coercition perpétrés par les hommes de l’organisation envers les femmes. Ces violences basées sur le genre sont d’ailleurs bien documentées (Ahram 2015; Caruso 2021; Hassen 2016; Shahali et al. 2020). Il s’agit plutôt de déconstruire les perceptions genrées stéréotypées de la communauté internationale en exposant la pluralité des fonctions qu’il est possible de retrouver parmi les femmes ayant été impliquées dans l’organisation[3].
et la diffusion de matériel de propagande par le biais d’internet (Ali 2015; Hoarau 2015; de Bont et al. 2017). Cette relation démontre l’instrumentalisation des dynamiques de genre et l’importance que Dā`iš leur accorde dans leur stratégie politique et sociale.
D’autres rôles, associés aux activités militaires traditionnellement réservées aux hommes, sont également attribués aux femmes (Mohamed 2017). Par exemple, une brigade féminine, āl ḫansaʾ, est constituée à titre de police morale. Les femmes qui y participent assurent le maintien de l’ordre et le respect des préceptes religieux (Spencer 2017). Quelques études mentionnent des actes terroristes, comme des attentats à la bombe, commis par des femmes (Pearson 2018). Le nombre exact d’actes de violences commis par ces dernières fait encore débat : le genre des auteur·ice·s de ces actions n’étant pas répertorié, les attentats commis par des femmes se retrouvent sous-estimés (Huckerby 2020).
Cette section a mis en lumière la pluralité des rôles occupés par les femmes dans Dā`iš, ainsi que quelques biais genrés de la communauté internationale. Pour mieux comprendre cette implication des femmes, il faut en revenir aux éléments communs sous-jacents à la fois à l’idéologie de Dā`iš et aux mouvements féministes du monde moyen-oriental.
Les rôles traditionnels des femmes dans les factions syrienne et irakienne de Dā`iš
Les rôles des femmes dits traditionnels au sein de Dā`iš sont en adéquation avec l’idéologie genrée promue par le groupe, attribuant aux hommes des rôles liés au combat et à la guerre, et aux femmes des rôles liés aux tâches conjugales et familiales (Chatterjee 2016; Mohamed 2017; Patel et Westermann 2018; Spencer 2016).
Sur la base de cette distinction binaire et hiérarchique, les femmes ont initialement deux fonctions principales. Premièrement, elles occupent le rôle d’épouses responsables du foyer, lequel a été vastement véhiculé par les médias occidentaux sous l’étiquette « Jihadi brides ». Cette désignation a contribué au développement du stéréotype de femmes sans agentivité, entièrement soumises à l’autorité masculine (Jacoby 2015; Martini 2018; Owe 2017). Deuxièmement, elles occupent la fonction de mères, responsables d’éduquer leurs enfants et de leur transmettre les valeurs et l’idéologie du groupe pour former la nouvelle génération de djihadistes (Brown 2016; Chatterjee 2016; Spencer 2016).
Ces rôles peuvent être activement investis par certaines femmes. Par exemple, Hoarau (2015) et Tarras Wahlberg (2016) rapportent que nombre d’entre elles encouragent ouvertement leur époux à participer aux combats et aux activités terroristes. De plus, pour certaines, le fait d’occuper des rôles traditionnels est perçu comme un privilège : elles sont détentrices de la responsabilité de préserver les fondements culturels, religieux et sociaux du groupe (Spencer 2017; The Carter Center 2017), et les discours propagandistes de Dā`iš les présentent comme étant essentielles à la survie de la communauté (Brown 2016).
Si l’attribution de ces rôles traditionnels est toujours d’actualité (Gan et al. 2019), de nouvelles fonctions sont revendiquées par certaines femmes membres de Dā`iš (Patel et Westermann 2018).
DĀ`IŠ ET LES PERSPECTIVES FÉMINISTES DU MAŠRIQ : COMPATIBLES ?
Cette section tâchera de démystifier les incompréhensions de la communauté internationale quant à l’enrôlement et la place des femmes dans Dā`iš. Elle permettra également de démontrer qu’il peut être question d’activisme féminin au sein de Dā`iš. En effet, plusieurs paradigmes conceptuels féministes au Mašriq peuvent expliquer ce qui pousse certaines femmes à rejoindre le groupe État islamique, et pourquoi l’Occident ne comprend pas pleinement les enjeux sous-jacents à l’enrôlement volontaire de ces dernières. Dans un premier temps, nous tisserons des liens entre ces thèses féministes et l’implication de la société civile féminine au sein de Dā`iš. Par la suite, il sera question de pousser l’analyse afin de comprendre : (1) ce que la communauté internationale ne saisit pas concernant les dynamiques de genre au sein du groupe État islamique ; (2) pourquoi la société civile féminine au sein de Dā`iš ressent un niveau d’agentivité suffisant pour prendre les armes et défendre la cause islamiste malgré la structure inégalitaire et patriarcale du groupe.
L’objectif ici n’est pas de présenter de façon exhaustive les différentes approches féministes et écoles de pensées. La littérature à ce sujet est vaste. Les éléments présentés sont ceux permettant d’expliquer en quoi le projet social et politique proposé par Dā`iš peut convenir à certaines femmes en quête de sens et d’émancipation.
Les rôles contemporains des femmes dans les factions syrienne et irakienne de Dā`iš
Les rôles des femmes au sein de Dā`iš ne sont pas statiques. Cette section décrit les nouvelles fonctions qu’elles se sont vu attribuer au fil du temps, notamment le recrutement, le maintien de la brigade āl ḫansaʾ, et les activités terroristes.
Les femmes sont utilisées comme agentes importantes pour l’enrôlement de nouve·lles·aux adhérent·e·s (Makanda 2019; de Bont et al. 2017), et ce de diverses manières. Premièrement, les instances de Dā`iš instrumentalisent l’image de la femme afin d’encourager les hommes hésitants à rejoindre le groupe (Foster and Minwalla 2018). Plus précisément, la dynamique de genre est instrumentalisée pour atteindre les hommes dans leur ego : « It is believed that women who join the ISIS project other Muslim men who are not willing to join ISIS as weak followers of Islam » (Makanda 2019, 146). Ainsi, les femmes deviennent un outil de recrutement en soi. Deuxièmement, les femmes déjà établies en Irak et en Syrie participent à la publication
Différentes approches féministes au Mašriq
Tout comme la politique et les enjeux sociaux, l’activisme pour l’émancipation des femmes dans la région vibre entre autres au rythme de l’Islam (Sirri 2020). Le féminisme islamique et le féminisme islamiste diffèrent dans leur déclinaison conceptuelle (Pepicelli 2011). Dans le premier cas, il est question d’une relecture égalitaire et non discriminatoire du Qur’an (Sirri 2020). Par exemple, en mettant de l’avant des propos du livre sacré qui évoquent l’égalité absolue dont bénéficient les hommes et les femmes devant Dieu. Le féminisme islamique s’inscrit donc dans le contexte de la modernité et du renouveau de la société arabo-musulmane (Sirri 2020). Dans le deuxième cas, il n’y a pas de motivation réformatrice de la société. Il est plutôt question de quête d’agentivité et de recherche d’équité tout en restant dans le cadre de la société patriarcale et du rôle qu’elle confère aux femmes. L’homme reste le protagoniste au sein des sphères publiques décisionnelles et la femme reste reléguée au cadre privé (M’chichi 2002). Selon cette approche, les femmes rechercheraient une émancipation dans un cadre religieux où elles répondent à un modèle de femmes musulmanes dites pieuses (Pepicelli 2011)[4].
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Daphée-Sarah Ferfache et Réda Rouabhia. Les femmes dans Dā`iš
Le féminisme djihadiste mérite d’être présenté afin de mieux comprendre en quoi le projet de Dā`iš peut séduire des femmes en quête de sens et d’émancipation : le féminisme djihadiste. Il permet une émancipation féminine fondée sur des bases djihadistes. Makanda (2019) suggère que cette approche s’impose comme l’une des explications principales à l’augmentation de l’implication des femmes dans les activités terroristes. Ce mouvement découle directement des principes du féminisme islamiste précédemment présenté, mais propose des prémices plus radicales : « One of the rights as espoused in the current paper, is a Quranic calling for all Muslim women to part and take part in either frontline or supportive military roles and defend the religion of Islam » (Stenger 2017, cité dans Makanda 2019, 140). Cette perspective concorde avec les rôles contemporains des femmes dans Dā`iš. Également, la recherche d’agentivité des femmes est comblée par le rôle d’éducatrice qui leur est conféré (Pepicelli 2011). Elles sont responsables de faire de leurs enfants de bon·ne·s musulman·e·s et ainsi de garder la lignée sur le pieux chemin (Brown 2016). D’après le féminisme djihadiste, l’éducation par les femmes est une façon de défendre la religion contre les menaces externes, selon les principes du ǧihād tels qu’interprétés par Dā`iš (Makanda 2019).
Ainsi, les mouvements présentés conçoivent communément la femme comme protectrice et gardienne du bon fonctionnement de la société. Également, ils la placent comme agente responsable de la perpétuation des bonnes valeurs, devenant ainsi la maîtresse de la pérennité du projet djihadiste de Dā`iš (Brown 2016).
Ainsi, l’Occident souffre d’une incompréhension quant à l’agentivité des femmes impliquées dans Dā`iš. Comme le mentionne Schmidt (2020), les femmes au sein de ce groupe seraient la plupart du temps décrites comme des femmes soumises, manipulées et peu intelligentes. Les éléments présentés précédemment contredisent cette affirmation et exposent les oppositions entre le paradigme occidental et celui de Dā`iš. L’enjeu de cette incompréhension est de taille : elle se répercute sur l’interventionnisme occidental dans la région.
LE TRAITEMENT DES FEMMES IMPLIQUÉES DANS DĀ`IŠ PAR LA COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE
Liens entre la posture de Dā`iš et les différentes approches
Il existe une scission au sein des différentes mouvances féministes au Mašriq. En effet, les modèles féministes émancipateurs et réformistes comme le féminisme islamique ou le féminisme laïque (Pepicelli 2011) ne répondent pas entièrement à cette quête d’agentivité et d’accomplissement pour les femmes impliquées dans Dā`iš : ce désir est plutôt matérialisé par un besoin de rester dans une société possédant un cadrage genré qui prédéfinit le rôle de l’homme et de la femme (Pepicelli 2011). Le féminisme islamiste et le féminisme djihadiste. Hoarau (2015)[5] explique que remplir adéquatement les rôles de mère et d’épouse est l’une des principales sources d’émancipation féminine dans Dā`iš : « nurturer, wives, mothers, widows, those roles can empower women because they are becoming the symbols and the custodians of honour and cultural social religious values ».
Cette vision contredit l’idée occidentale préconçue qui dépeint les femmes comme des « ISIS Brides » (Hoarau 2015), sans agentivité. Au contraire, Hoarau (2015) les décrit comme des « mères spartiates » qui, même en tant qu’épouses jouent un rôle prépondérant au sein de Dā`iš. Leur agentivité réside dans le fait d’encourager leur mari, de s’assurer qu’ils poursuivent leur mission, que cela mène à leur mort ou non. Hoarau (2015), propose même que ce soit le désir de devenir veuve d’un martyr qui les anime et leur permet une émancipation dans Dā`iš : « she wants her husband to find honour in combat and encourages his heroic behaviour. She admires the fact that he will achieve the greatest honour by killing and being a martyr » (Hoarau 2015).
Bien que le groupe État islamique soit actif depuis le début des années 2000, ce n’est qu’à la suite de deux évènements majeurs que la communauté internationale intervient plus concrètement auprès de femmes impliquées dans l’organisation. Premièrement, la vaste médiatisation du génocide perpétré par Dā`iš envers la communauté yézidie à partir de 2014 (Buffon et Allison 2016; Foster et Minwalla 2018) suscite de vives réactions. Deuxièmement, en 2019, la perte de Baghouz marque l’effondrement du contrôle territorial établi par Dā`iš en Syrie (Al Jazeera 2019), impliquant une dispersion des membres du groupe et le retour de certaines femmes dans leurs pays d’origine (Patel et Westermann 2018; Vale 2019). Ces moments décisifs ont rendu inévitable pour la communauté internationale d’intervenir auprès de femmes impliquées dans le groupe État islamique. Les stéréotypes déjà identifiés peuvent affecter l’intervention des acteurs internationaux.
Perception de la menace et sanctions judiciaires
Autant en Syrie et en Irak que dans les pays occidentaux, peu de cas de poursuites judiciaires à l’encontre des femmes ayant fait partie de Dā`iš sont rapportés. Ce qui aurait pu laisser croire que des mesures autres que la judiciarisation aient été mises en place, mais la littérature démontre que des stéréotypes genrés biaisent la perception de la communauté internationale, menant à une application discriminatoire du droit international en matière d’actes terroristes (Huckerby 2020).
La perception occidentale et sa lentille focale désaxée
À la lumière de la section précédente, une question se pose : l’approche occidentale, laquelle projette sa compréhension des désirs des femmes au sein de leur société sur les désirs des femmes de Dā`iš empêcherait-elle la compréhension des mouvances genrées dans cette organisation ? La rhétorique voulant que la femme souhaite se départir d’une emprise masculine et patriarcale est remise en cause par l’activisme féministe dans le cadre islamiste de Dā`iš (Pepicelli 2011). L’argumentaire de Saba Mahmood (2005) expose comment l’Occident, à travers son interprétation du féminisme, n’est pas en mesure de comprendre ce qui attire certaines femmes dans le cadre patriarcal comme celui de Dā`iš. Cela comporte un risque : celui de considérer le désir de libération complète des femmes comme objectif ultime de tous les mouvements féministes (Mahmood 2005). Cet argumentaire permet d’entrevoir que Dā`iš propose une forme d’émancipation féminine dans un univers islamiste extrémiste (Kneip 2016). Les femmes se trouvent être dans un cadre institutionnel qui répond à la fois à leur besoin de conserver une structure sociale patriarcale ; à la fois à leur besoin d’émancipation.
Quelques chercheur·euse·s se sont intéressé·e·s à l’évaluation de la menace que pouvaient représenter les femmes revenues d’Irak ou de Syrie, ainsi qu’aux peines prononcées à leur encontre. Les études démontrent que la menace représentée par les femmes impliquées dans Dā`iš est sous-estimée (Brown 2016; Gielen 2018; Strømmen 2016), principalement en raison d’une mauvaise connaissance des rôles occupés par celles-ci au sein du groupe (Brown 2016; Davis 2020; Mohamed 2017). Selon Strømmen (2016), cela se traduirait entre autres par des peines réduites comparativement à celles prononcées à l’encontre des hommes. L’auteure a étudié différents dossiers de femmes judiciarisées pour avoir été impliquées dans Dā`iš. Elle rapporte que les perceptions stéréotypées des femmes comme étant des victimes, naïves et influencées, contribuent à des réductions de peine basées sur la non-reconnaissance de leur agentivité en ce qui concerne leur participation au groupe État Islamique (Strømmen 2016). Néanmoins, d’après Gaub et Lisiecka (2016), certaines femmes accusées d’avoir participé de quelconque façon aux activités de Dā`iš mettraient elles-mêmes de l’avant cette image de victimes comme stratégie de défense lors des procès.
Dans le même ordre d’idée, Gaub et Lisiecka (2016) identifient un second stéréotype genré en jeu dans les sanctions judiciaires imposées par la communauté internationale aux femmes impliquées dans Dā`iš. Les auteures mentionnent, parmi les chefs d’accusation pour lesquels ces femmes ont été poursuivies, le fait d’avoir compromis la sécurité de leurs enfants en raison de leur participation aux activités de Dā`iš (Gaub et Lisiecka 2016). S’il n’est pas question ici de contredire le bienfondé des préoccupations quant aux conditions de vie des enfants au sein des factions de Dā`iš, ce chef d’accusation traduit toutefois les difficultés de la communauté internationale à considérer la femme comme activement violente plutôt que protectrice et pacifique (Huckerby 2020). Ces chefs d’accusation, basés sur des stéréotypes genrés, prévoient des sanctions moins sévères comparativement à celles imposées aux hommes accusés d’activités terroristes violentes (Huckerby 2020). En se représentant des mères passives et négligentes, la communauté internationale démontre son ignorance face au fait que ces femmes aient pu se sentir activement investies dans leur rôle
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Les
dans Dā`iš
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femmes
de transmission des valeurs de Dā`iš.
Outre l’importance de bien comprendre le rôle des femmes au sein de l’organisation État islamique pour une évaluation plus juste de la menace qu’elles peuvent représenter, cette compréhension est également essentielle pour d’autres formes d’interventions, notamment la réinsertion sociale.
teur et incomplet de classifier en deux catégories l’expérience subjective des femmes au sein de Dā`iš, face à la multitude et la variété d’expériences possibles (Chatterjee 2016).
À cet effet, plusieurs chercheur·euse·s soulignent que les programmes appelés P/CVE (Preventing and Countering Violent Extremism), qui prennent généralement en charge les démarches de réinsertion sociale, ne devraient pas être établis de façon standardisée et uniforme. Plutôt, ils devraient permettre des évaluations au cas par cas, afin de tenir compte du vécu et des facteurs contextuels de chaque individu pour éviter les catégorisations limitatives (Bosley 2020; Eggert 2020; Gielen 2018).
La réinsertion sociale des femmes ayant vécu au sein de Dā`iš
Dans la section précédente, il importait de souligner la possibilité d’un rôle actif des femmes impliquées au sein de Dā`iš. Néanmoins, cette perspective n’est pas sans risque et peut nuire aux interventions visant la réinsertion sociale de ces dernières. En effet, il devient aisé de tomber dans le piège d’une perception genrée binaire et polarisée, amenant à catégoriser la femme soit comme « victime », soit comme « actrice » (Chatterjee 2016; Eggert 2020). Aucune de ces deux catégorisations réductrices ne permet de mener des interventions productives.
Lorsque les femmes sont perçues comme ayant été « actrices », les communautés locales et les États européens seraient plus réticents à accepter sur leur territoire certaines de leurs ressortissantes de retour de Syrie ou d’Irak (Kanhai et Abbas 2020). Comme le souligne Bosley (2020), la participation active de femmes à des activités terroristes est encore perçue comme une transgression des normes genrées, pouvant conduire la société à les rejeter. Or, une attitude de réticence et de fermeture laisse présager un risque d’exclusion ou de marginalisation de ces femmes, et ce même au sein des programmes de réinsertion (Eggert 2020) alors que, paradoxalement, la discrimination, l’exclusion sociale et la marginalisation sont parmi les principaux facteurs de radicalisation (Bosley 2020; Eggert 2020; Gielen 2018; Khalil et Zeuthen 2016).
Pour ce qui est des femmes considérées comme étant des victimes de Dā`iš, les stéréotypes genrés sont tout autant délétères. Le cas des femmes yézidies permet d’en donner un aperçu. Kidnappées à Sinjar et réduites à l’esclavage sexuel par le groupe État islamique en 2014 (Cetorelli et al. 2017), elles ont été vastement présentées par les médias occidentaux comme des victimes auxquelles il était nécessaire de venir en aide (Hoarau 2015). Sans contester que ce qu’elles ont vécu est inhumain, cette couverture médiatique a toutefois contribué à véhiculer une image de celles-ci centrée sur la victimisation et le traumatisme qui ne concorde pas avec leur réalité socio-culturelle (Buffon et Allison 2016; Foster et Minwalla 2018). En effet, la résilience est une trame narrative importante de la mémoire collective des yézidi·e·s : les événements de 2014 seraient la 74ème tentative de génocide à laquelle il·elle·s survivent au cours de leur histoire (Kizilhan 2017; Smith 2019). De plus, les cas de femmes yézidies s’étant opposées et ayant lutté contre les agressions des membres du groupe État islamique ont été peu présentés par les médias occidentaux, occultant la notion d’agentivité et de résilience chez ces femmes (Hoarau 2015; Minwalla et al. 2020).
De plus, à la suite de cette large couverture médiatique, la communauté internationale se serait mobilisée pour permettre aux femmes kidnappées ayant réussi à fuir Dā`iš de réintégrer leur communauté (Hoarau, 2015). De nouveau, cette initiative ne tenait pas pleinement compte de la réalité des femmes yézidies. En effet, les viols perpétrés par Dā`iš à leur encontre ont initialement amené le myr, chef spirituel de la communauté, à les renier (de la Bretèque 2020), ainsi que les enfants nés des viols (Greaser 2018). Bien que le myr soit revenu sur cette décision (Allison 2017; de la Bretèque 2020) de nombreuses femmes yézidies se sentiraient rejetées même en ayant réintégré leur communauté (Ibrahim et al. 2018).
Ainsi, que ce soit lorsque les femmes sont considérées comme des participantes actives ou comme des victimes, dans les deux cas les interventions empreintes de stéréotypes genrés sont inadéquates au regard de la véritable question de fond, celle de la complexité de l’agentivité des femmes au sein de Dā`iš (Chatterjee 2016; Hoarau 2015). En effet, les femmes peuvent être victimes d’actes criminels sans que la victimisation ne définisse leur identité, voire sans que la victimisation n’affecte leur capacité à décider et agir (Hoarau 2015). Elles peuvent également avoir volontairement participé aux activités de Dā`iš, ce qui n’empêche pas qu’elles puissent être victimisées au sein du groupe ou être traumatisées par les brutalités dont elles ont pu être témoins (Saripi 2015). Finalement, elles peuvent avoir décidé de prendre part activement aux activités de Dā`iš de leur plein gré, pour des motifs qui sont propres à chacune (Hoarau 2015). Ainsi, il serait réduc-
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Daphée-Sarah Ferfache et Réda Rouabhia. Les femmes dans Dā`iš
DISCUSSION ET CONCLUSION
Cet article, qui se livrait à une réflexion critique, permet de faire émerger plusieurs éléments. Rappelons tout d’abord le premier objectif de l’article, qui était d’exposer comment la perspective occidentale concernant les questions de genre pouvait amener à une mauvaise compréhension des rôles joués par les femmes au sein du groupe État Islamique. Le second objectif était d’expliquer en quoi les biais perceptifs genrés de la communauté internationale pouvaient mener à des interventions inadaptées aux réalités des femmes enrôlées au sein Dā`iš en Irak et en Syrie.
L’article, en abordant le cadre conceptuel des féminismes moyen-orientaux et de l’islamisme conjointement aux interventions menées auprès des femmes ayant été impliquées dans Dā`iš, permet de faire ressortir un élément important. Non seulement la pensée occidentale entretient une perception stéréotypée de la femme comme étant forcément pacifique, douce, sensible, ou autres caractéristiques dites féminines (Mohamed 2017), mais la faille va au-delà : elle consiste à penser que, lorsque les femmes ne sont pas activement combattantes au sein de Dā`iš, c’est-à-dire lorsque leurs actes ne s’apparentent pas à des actes militarisés ou violents, elles ne sont pas activistes. Il s’agit d’une erreur plus profonde, qui occulte une part importante de l’agentivité de la femme (Hoarau 2015) : celle de pouvoir combattre pour des idées et des valeurs de façon non militaire, à travers des rôles décrits comme domestiques présentés par les médias occidentaux de façon péjorative sous l’appellation « Jihadi brides ».
Cette erreur conceptuelle ne permet pas de comprendre que Dā`iš ait pu représenter pour certaines femmes un espace socio-politique et un espace de militantisme émancipateur. Cette réalisation pourrait changer les perspectives d’interventions auprès des femmes impliquées. En effet, plusieurs auteur·ice·s ayant étudié les mécanismes de déradicalisation et de réinsertion sociale soulignent l’importance de recréer un lien social entre les femmes revenues de Syrie ou d’Irak et leur société d’origine (Bosley 2016). Néanmoins, sur la base de l’analyse produite, il est possible de croire qu’elle ne permette pas de répondre au besoin d’exercice de l’agentivité que certaines femmes ont pu trouver au sein de Dā`iš, à savoir : occuper un espace socio-politique au sein d’un groupe qui promeut la hiérarchisation des genres, et contribuer à la pérennité de cet espace à travers leur rôle d’épouse ou de mère. Si la vision occidentale perçoit les tâches domestiques comme une limitation à l’exercice de l’agentivité de la femme, certaines femmes peuvent y voir l’occasion de contribuer à leur société (Pepicelli 2011). Il se pourrait donc que le besoin des femmes revenues de Syrie ou d’Irak aille au-delà de la création du lien social, d’autant plus dans une société dont l’organisation et les valeurs ne font pas sens pour elles. À cet effet, quelques auteurs, mais peu, ont souligné la nécessité de créer un espace participatif pour ces femmes, afin de leur permettre de se réengager dans des causes sociales et politiques (Mohamed 2017), ce qui va au-delà de l’importance de tisser un lien social.
Pour conclure, il serait irréaliste d’assumer une compréhension complète de la problématique sans combiner les études scientifiques basées sur des sources secondaires et des études de terrain. Néanmoins, le présent article propose une première réflexion permettant d’intégrer divers aspects essentiels à considérer pour une lecture plus juste de la complexité du sujet, à savoir : les biais perceptifs genrés de la communauté internationale et leur influence sur les interventions auprès des femmes impliquées dans le groupe État islamique.
[1] De nombreux articles de doctrine ont abordé l’impossibilité de qualifier juridiquement d’État le groupe État islamique (voir par exemple Chaumette, 2014). Le présent article emploiera donc les termes « groupe/organisation État islamique » ou « Dā`iš ».
[2] Les lecteur·ice·s peuvent consulter Pepicelli (2011) et Makanda (2019), en bibliographie, pour la distinction entre ces formes de féminisme. Les concepts seront succinctement présentés dans la troisième section de l’article.
[3] Les différents rôles décrits dans cette section ont été sélectionnés pour représenter une certaine diversité, mais ne constituent pas une liste exhaustive.
[4] L’article qualifiera cette approche d’activisme islamiste féminin plutôt que de féminisme islamiste, dans l’optique de ne pas engendrer de débat sur les propriétés oxymoriques du terme.
[5] Le document cité n’est pas paginé.
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Remerciements
Le comité de direction de Saha - ﺔﺣﺎﺳ remercie les contributeur·ice·s Baya Bahri, Hugo Delattre, Louison Pigeon, Lynn Ghanem, Réda Rouabhia, Sacha Pritchard Cohen, Daphnée-Sarah Ferfache, Solea Coquin-Zahles et Yannis Arab, qui nous ont fait confiance et nous permettent de publier leurs contributions.
Nous tenons également à remercier notre comité de révision : Adam Laroussi, Garance Robert, Hiba Zerrougui, Julie Levasseur, Nicolas Klingelschmitt, Olivier Sabourin, Philippe Chassé et Zhixiang Wang qui ont permis aux contributeur·ice·s scientifiques de bénéficier d’une révision par les pair·e·s de qualité.
Merci à Jérémy Dieudonné, Laurence Deschamps-Laporte et Marie-Joëlle Zahar d’avoir accepté notre invitation à participer à ce premier numéro.
Également, un grand merci à nos partenaires, l’AECSSPUM, la FAECUM et le FISCUM pour leur confiance et leur soutien financier.
Un immense merci à François Jaillardon, qui a créé notre identité visuelle, nous a guidées et a conçu l’intégralité de la direction artistique de la revue. Merci pour la beauté et l’originalité mises au service des idées !
Finalement, merci à tous nos proches et nos familles pour leur soutien dans ce beau projet.
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Signé Abir, Emma, Marion, Satcha
Imprimé par Grasphican à Tiohtià :ke (« Montréal »), en mars 2023. En accord avec nos positionnements et nos convictions, nous avons privilégié une impression durable, en petite quantité et sur un papier aussi respectueux que possible de l’environnement.
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