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Interview de Franck Giovannini

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Gérance

Gérance

FRANCK GIOVANNINI

« JE FAIS UN MÉTIER DE PASSION ! »

Aux commandes depuis 2016 du restaurant de l’Hôtel de Ville de Crissier, le chef triplement étoilé Franck Giovannini imagine une cuisine très personnelle s’inscrivant dans la modernité tout en respectant la tradition du célèbre restaurant créé par Frédy Girardet. Rencontre avec un passionné.

Le temps passe et vous êtes toujours au sommet, quel est votre secret?

Je ne sais pas s’il y a un secret, mais je crois qu’avant tout il y a la passion pour ce que l’on fait. On exerce des métiers qui ne sont pas toujours simples où l’on fait deux services par jour, où l’on n’a pas le droit d’être mauvais, de ne pas avoir envie ou de dire: on finira demain! Il y a deux performances par jour, deux matchs par jour comme disait Monsieur Rochat. Mais c’est la passion de plein de choses et avant tout celle de faire plaisir aux gens. Le métier n’est pas simple, mais en contrepartie j’ai 110 clients chaque jour qui sont heureux de venir au restaurant et de passer un bon moment. J’ai aussi des collaborateurs épanouis et des jeunes passionnés qui ont envie d’apprendre. C’est vraiment génial de former cette jeunesse. Je trouve passionnante cette transformation des produits frais que la nature nous offre. Ils arrivent chaque matin au restaurant et on a le résultat deux fois par jour, à midi et le soir. Ma seule hantise est qu’un jour cette passion disparaisse, car si on n’a plus la flamme, après c’est vraiment dur. Mais pour le moment tout va bien! Avec les années, on acquiert aussi beaucoup de rigueur. Chaque jour, on réalise près de 1000 assiettes avec une dizaine de plats différents pour 110 clients. Si une assiette n’est pas au niveau, cela se remarque. Chaque produit que l’on cuit, chaque assiette que l’on dresse, chaque chose doit être la plus parfaite possible. C’est un état d’esprit.

Combien êtes-vous en cuisine?

Nous sommes 25 en cuisine et 60 en tout dans la maison. Avec l’ouverture de la boulangerie, située en face du restaurant, nous sommes maintenant 80. Nous avions depuis 18 ans, depuis l’époque de Philippe Rochat, notre laboratoire dans les locaux de l’entreprise Kudelski. Nous faisions le pain pour le restaurant et pour une vingtaine de clients professionnels de la région. Les clients nous demandaient souvent où ils pouvaient acheter nos pains, alors quand une boulangerie proche de notre restaurant s’est libérée, nous l’avons reprise et nous avons ouvert en décembre dernier. C’est génial parce que je n’aurais jamais fait une boulangerie à l’autre bout de Lausanne. Maintenant les clients n’ont plus qu’à traverser la rue pour acheter le pain.

Vous êtes originaire de Tramelan, dans le canton de Berne, comment est née votre passion pour la cuisine?

J’ai grandi à Tramelan jusqu’à l’âge de 13 ans, mes parents ont déménagé ensuite dans le canton de Vaud. J’ai toujours été attiré par les métiers de bouche, mais au début c’était plutôt la boulangerie qui m’intéressait. Je suis fan du pain, je suis incapable de manger sans pain! J’ai fait des stages dans des boulangeries, mais j’ai vite réalisé que tous les jours à la même heure on faisait la même chose, alors j’ai essayé la cuisine. Je viens d’une famille où tout le monde travaille dans le bâtiment, je fais un

autre métier. Mon père aurait voulu être cuisinier, mais mon grand-père ne lui a pas laissé le choix. Pour lui, mon père devait reprendre l’entreprise familiale, c’est-à-dire dans l’esprit de mon grand-père, avoir un vrai travail, et cuisiner à la maison pour le plaisir. Mon père ne m’a jamais dit: «Tu feras du plâtre». Il m’a laissé faire ce que je voulais faire et il m’a aussi un peu dirigé dans cette voie comme c’était aussi un peu son rêve quand il était jeune. Quand on fait des petits stages à droite à gauche dans des restaurants, c’est tou-

Parfois les gens trouvent dommage de «casser» le plat, tellement il est beau

jours cool, mais c’est en travaillant vraiment dans ce secteur qu’on réalise la difficulté de ce travail. J’ai eu la chance que ce soit vraiment mon truc.

C’est cette même passion qui vous a amené au restaurant de l’Hôtel de Ville de Crissier?

J’ai toujours travaillé chez des chefs qui étaient des anciens de Crissier, d’abord, en Suisse, à Apples, dans le canton de Vaud, aux côtés du chef Claude Joseph, et ensuite à New York avec Gray Kunz. C’est lui qui m’a suggéré d’essayer chez Girardet car il m’a dit qu’il ne serait pas là pendant encore 20 ans. Je suis dans la maison depuis 27 ans.

Vous avez eu la chance de côtoyer de grands cuisiniers comme Frédy Girardet, Philippe Rochat et Benoît Violier. De quelle manière ont-ils influencé votre style culinaire?

En 1996, nous étions les quatre dans la cuisine pendant un an sans savoir, bien sûr, qu’un jour chacun de nous allait à son tour diriger la maison. Le style, la philosophie est restée celle de Girardet, dans le choix des produits et les goûts simples, mais il y a eu une énorme évolution. En ce qui me concerne, par exemple, j’ai apporté le végétal, la minutie, le détail, les textures, la présentation, la légèreté… Tout évolue, mais on peut dire au client que l’on fait toujours du Girardet à notre manière. Il y a aussi la personnalité du chef qui compte. Chacun avait la sienne. J’ai travaillé deux ans avec Girardet et je n’ai pas eu la même relation avec lui qu’avec Philippe Rochat qui était comme mon deuxième papa car on a passé 18 ans ensemble dans cette maison. Quant à Benoît, il était comme mon frère, nous avons travaillé ensemble pendant 20 ans. Les trois étaient différents dans leur manière de voir, mais il y avait toujours cette ligne directrice créée par Girardet. La première force de cette maison est la qualité des produits. Après, le produit doit être reconnaissable dans l’assiette. Girardet disait toujours: «Pas plus de trois saveurs, sinon on commence à se perdre.»

Pour celles et ceux qui ne sont encore jamais venus déjeuner ou dîner chez vous, comment leur présentez-vous votre restaurant et les différents mets?

Si on prend l’exemple d’un menu, le plus important est d’avoir les meilleurs produits de la saison et des goûts simples, mais derrière il y a un travail phénoménal ainsi que - et ça c’est mon truc! - une minutie extrême pour la présentation. Parfois les gens trouvent dommage de «casser» le plat, tellement il est beau et, pour moi, c’est une belle évolution d’en être arrivé là. Je suis aussi assez fier de l’état d’esprit qui règne maintenant dans la maison. Les gens sont à l’aise. Avant on travaillait en cuisine dans un calme impressionnant et l’ambiance du restaurant était plus froide, un peu guindée. Aujourd’hui, c’est toujours professionnel, mais très décontracté. On se sent vraiment comme à la maison. C’est une remarque que les clients me font souvent quand je fais mon tour en salle.

Vous avez travaillé avec trois grands chefs. Comment était-ce?

Frédy Girardet était la rigueur même, il ne laissait rien passer. En plus, il avait un caractère tel qu’il ne fallait pas être trop sensible, ça gueulait dans la cuisine. Au début, je me demandais si j’allais pouvoir tenir, mais je m’y suis fait. Girardet c’était aussi une autre époque. Les gens venaient manger ce que Girardet voulait leur faire manger. Je me souviens de clients qui trouvaient le foie gras trop salé, Girardet l’a goûté, il a dit que non et il a refusé de préparer autre chose. Les clients ont dû partir. Avec Philippe Rochat, l’équipe a senti qu’il nous faisait confiance. On a commencé à être nommé sous-chef, à participer à l’élaboration des menus. Rochat pouvait être dur, il parlait très fort, mais il était adorable. Il avait un cœur énorme et il avait le côté paternel même s’il criait. Avec Benoît, nous étions vraiment très proches. Quand il a su qu’il allait reprendre la maison, c’était évident pour moi de continuer avec lui car nous avions cette complicité.

Quelle est la place du végétal dans votre cuisine?

Les légumes sont beaucoup plus présents et nous accordons aussi davantage d’importance à leur origine géographique. Nous avons choisi de privilégier la proximité pour tous les produits frais qui viennent de Suisse, de France et d’Italie. J’ajoute toujours une touche de légumes aux plats et, l’été, les légumes sont même notre produit principal, ce qui aurait été inconcevable à l’époque de Rochat. J’utilise beaucoup les légumes crus dans les plats pour le goût, bien sûr, mais aussi pour les textures.

Comment travaillez-vous à l’élaboration de vos menus?

Je ne m’impose pas de plages horaires fixes, je travaille tous les jours un peu. J’ai besoin de deux mois ou deux mois et

demi pour chaque saison. Si je ne suis pas en avance, je travaille un peu le weekend chez moi, mais je suis meilleur quand je suis au restaurant. Je crée le menu d’abord par écrit et ensuite je travaille en cuisine. Je regarde toujours ce qui a déjà été fait. Je suis obnubilé par les répétitions, je ne fais pas deux fois la même assiette, je n’utilise pas deux fois le même produit… Cela va même jusqu’aux mots! Pas deux fois le même!

Ecrin fondant de morilles et asperges valaisannes crème légère déglacée à l'Or Jaune de Satigny. Billes de fois gras de canard poudrées au balsamique des glaciers, pointes blanches de Saillon soigneusement acidulées.

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