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La reine des neiges
La snowboardeuse ANNA GASSER est la reine de sa discipline. Un titre que cette Autrichienne de 30 ans est bien décidée à défendre encore longtemps. Pour The Red Bulletin, sa compatriote Doris Knecht, auteure et journaliste, nous livre un portrait littéraire royal. Hommage à une femme qui n’abandonne jamais.
ANNA GASSER La Reine des neiges
Un conte d’hiver
par Doris Knecht
C’est une reine sans couronne mais toujours coiffée d’un gros bonnet en laine, d’où s’échappent les mèches blondes de sa longue chevelure. Blonde comme un champ de blé au soleil, elle retombe en cascade sur ses épaules, parfois domptée en de fnes nattes lâchement tressées.
À première vue, la reine ressemble à une petite princesse ingénue. Enfant de l’été, née dans les montagnes du sud de l’Autriche, elle se souvient d’une enfance idyllique, remplie de bons souvenirs et de chaleur, elle se souvient que ses héroïnes préférées s’appelaient Heidi et Elsa – une autre reine des neiges.
Elle parle de sa famille et du cocon dans lequel elle a été bercée : à la maison, la malbouffe était interdite. Quant à la mobylette qu’elle rêvait d’avoir pour ses seize ans, il lui faudra attendre son vingtcinquième anniversaire pour la recevoir enfn. La jeune reine grandit dans un décor de conte de fées, une vallée verdoyante bénie par un climat plutôt doux, au bord d’un lac où il fait bon se baigner en été et dont les eaux semblent se reféter dans ses yeux.
Quand elle n’est pas occupée à dévaler les pentes enneigées de sa Carinthie natale, la reine aime se retirer dans son petit « château » privé, un appartement baigné de soleil à la décoration chaleureuse.

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De son grand balcon, elle peut admirer la vue sur Milchstatt, son lac et le ciel qui s’y refète, et sur les montagnes qui se perdent au loin. Quand sa sœur lui rend visite, les deux se lancent dans des séances d’acrobatie à donner le vertige, l’une se balançant sur les épaules ou sur les pieds de l’autre, s’empoignant mutuellement comme des danseuses de cirque, à tel point qu’on s’attend à voir, d’une minute à l’autre, l’une des deux sœurs passer par-dessus le balcon. Il paraît que c’est du yoga, disent-elles… Dans ses chroniques illustrées, qu’elle alimente régulièrement via son compte Instagram, on peut voir Anna virevolter dans les airs, seule ou avec sa sœur, avec une telle énergie qu’on ne peut s’empêcher d’avoir parfois peur pour elle.
Il faut dire qu’Anna Gasser n’est pas une reine comme les autres. En lieu de piédestal ou de trône, un tremplin de saut ; en lieu de sceptre, une petite planche en bois, légèrement incurvée, aux couleurs vives. Son royaume, elle le gouverne de sa force, une force aussi puissante qu’insoupçonnée, qu’elle dissimule sous une apparence frêle et de multiples couches de vêtements, mais qui explose dès lors qu’elle est en piste ou lorsqu’en été, elle dévoile son corps musclé pour exécuter quelques sauts acrobatiques dans les eaux du lac. * La reine est, assurément, bien entourée : il y a d’abord sa mère, qui lui offre avant chaque compétition un petit bracelet doré en guise de porte-bonheur. Il y a évidemment son père, sa sœur Eva, son manager Sani Alibabic, quelques amis proches. Il y a aussi un roi à ses côtés, un roi aux yeux clairs et aux boucles rousses : Clemens Millauer.
L’heureux élu, dont on devine l’amour, voire l’admiration fervente qu’il lui porte, flme sa reine partout où elle va, en s’assurant grâce à ses vidéos que le monde entier reste informé des exploits de sa belle. Filmer Anna Gasser en train de dévaler, de survoler les pistes n’est pas une tâche facile, mais son roi en est capable. C’est d’ailleurs à lui que l’on doit une séquence mémorable, dont Anna dira qu’elle la préfère entre toutes et qui est désormais visible sur internet – et dans The Spark Within, le flm qui sort sur la reine autrichienne du snowboard : il s’agit de ce moment où Anna Gasser a réussi son premier triple underfip – le premier jamais réalisé par une femme.
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« La reine est incroyablement rapide, elle connaît toutes les fgures, et elle sait voler. »

Anna Gasser dans le rôle de la Reine des neiges, photographiée pour The Red Bulletin par Corinne Rusch, mise en scène par Katharina Heistinger et maquillée par Sophie Kaspar.
Elle raconte avoir décidé au dernier moment de le faire, parce qu’elle se sentait prête. Elle le réalisa, sous l’œil extatique de son compagnon, qui était alors en train de flmer et qui – comme on peut l’entendre en arrière-plan – laisse exploser sa joie.
Dans la vie de la reine, il y a enfn un magicien : elle se tourne vers lui lorsqu’elle a besoin de se vider la tête, de s’extraire du tumulte et du stress que sa vie de championne apporte inévitablement. Ce magicien, c’est Harry Potter, dont elle savoure les livres audio, les yeux fermés, le casque plaqué sur ses deux oreilles royales.
* Son trône, son royaume, la reine Anna ne l’a pas hérité d’un quelconque paternel ou d’un mariage fructueux. Elle se l’est bâti toute seule, à force de ténacité et d’obstination. Toute petite, Anna aime sauter dans tous les sens : dans les eaux du lac de Milchstatt, sur les tapis de sol lorsqu’elle apprend la gymnastique puis lors de ses compétitions de gymnaste. Son trône, elle a fni par le gagner après de nombreuses batailles, qu’elle a parfois perdues et souvent remportées. De plus en plus souvent, jusqu’à ce qu’elle fnisse par venir à bout des meilleurs et des plus coriaces adversaires. Elle y a gagné le respect et un surnom : « Anna the Warrior ».
Une guerrière aux yeux et au sourire angéliques, une princesse aux joues roses débarquée un beau jour, dans ce milieu de l’extrême où personne ne soupçonnait ses talents. On l’a prise de haut, avec ses allures d’elfe fragile. Mais Anna insiste, persiste et tient bon. À chaque chute, elle se relève, redouble d’effort, se raccrochant à sa passion. Et fnit par se tailler une place au frmament. Jusqu’à devenir LA meilleure, la plus courageuse, la plus acharnée, celle qui décroche l’or. Celle qui replace la barre plus haut, qui pose de nouveaux jalons dans sa discipline. Une princesse descendue dans l’arène pour en découdre, poussée par une force indomptable, une soif inextinguible de toujours s’améliorer, de repousser ses limites, chaque fois un peu plus loin.
C’est une force qui ne connaît pas l’abdication, la capitulation, la complaisance dans la demi-mesure, la satisfaction d’un “good enough”. Car notre reine est une perfectionniste qui n’a que faire d’une seconde place sur le podium. Cette ambition lui a d’abord apporté le respect des autres snowboardeuses, puis celui des hommes : aujourd’hui, son talent suscite l’unanimité et des adjectifs comme « impressionnante » ou même « un peu folle » sont souvent utilisés pour la décrire.
L’intéressée, elle, ne se considère pas du tout comme folle, mais comme quelqu’un de courageux, de téméraire et de volontaire. Volontaire : c’est fnalement l’adjectif qui semble la décrire le mieux.
Car dans son univers, celui du snowboard freestyle, il faut être prêt à en baver : ça lui est arrivé, comme aux autres, de dormir dans sa voiture entre deux compétitions, de se blesser, de pisser le sang, d’être couverte de bleus, de se casser quelques os (jusqu’à passer à deux doigts de la paralysie). Il n’y a qu’à voir toutes les scènes de chute dans The Spark Within pour s’en convaincre : si la reine est souvent tombée, elle a toujours su se relever.
Il faut tout de même avouer que lorsqu’elle tombe, elle ne fait pas les choses à moitié, on est loin de l’image immaculée que l’on se fait d’une reine : on la voit se vautrer littéralement, exécuter un vol plané avant de s’écraser de tout son long sur la piste, mordre la poudreuse la tête la première… puis se relever et repartir. Jusqu’à la prochaine scène de chute, d’où elle ressort le nez en sang.
Une séquence du flm la montre en train de dégringoler une pente neigeuse particulièrement raide, après avoir sauté d’un tremplin. La reine ressemble, suite à cette chute mémorable, à un gros bonhomme

« Elle ne s’épargne rien, s’astreint à une discipline de fer et ne connaît pas la peur. »
Anna Gasser a présenté un cab double 1080 frontside grab lors de la Spring Battle 2021 à Flachauwinkl (qui rassemble l’élite du snow en Autriche), compétition qu’elle a également remportée.
de neige. On l’entend s’exclamer « Et merde ! » – dans un accent typique de sa région natale – sans pour autant y déceler la moindre trace de colère ou de frustration. C’est un « merde » qui sonne plutôt comme un « oups », lancé par une reine qui, après avoir remis discrètement sa couronne en place, repart au combat, vaille que vaille.
Anna Gasser avoue effectivement être relativement « dure au mal ». Et on la croit, car comment expliquer sinon cette persévérance, cet entrain qui la pousse à ne jamais abandonner, à toujours essayer de concrétiser ses objectifs, même si ça fait mal, très mal parfois, même si l’on ressemble, à la fn de la journée, à un pantin désarticulé, couvert de neige, de bosses et d’hématomes. * Si elle ne semble pas disposer de superpouvoirs, la reine Anna a bel et bien des os étonnamment solides. À 30 ans, elle n’accuse en tout et pour tout que deux véritables fractures : l’une au poignet, l’autre au talus, l’os qui relie la jambe au pied ; ce fut sa plus longue convalescence, résume-t-elle.


Le saut qui a propulsé Anna dans l’élite du freestyle. Deux ans à peine après son premier cab triple underflip, elle réitère son exploit au même endroit: le Prime Park Sessions, snowpark de la station du Stubaier Gletscher, dans les montagnes du Tyrol.
Un backside 180 melon grab, au coucher du soleil. La fédération de ski autrichienne et la station de ski du Kaunertaler Gletscher, un autre haut-lieu des sports d’hiver dans le Tyrol, se sont associées pour permettre aux sportifs de s’entraîner pendant le confinement de mai 2020.


La réponse d’Anna quand on lui demande où elle se voit dans dix ans, juste après s’être levée le matin.
Il y a pourtant eu une blessure qui a failli lui faire tout arrêter, un accident qui aurait pu la clouer défnitivement sur un fauteuil roulant : un déplacement de vertèbre qui a entraîné, à l’époque, de courts accès de paralysie. Elle fut à deux doigts d’abdiquer, de mettre un terme à sa carrière et de passer à autre chose. Mais elle fnit par se rétablir : elle repart alors de plus belle, se jetant une nouvelle fois, corps et âme, dans la compétition. C’est une reine qui ne s’apitoie jamais sur son sort ni sur ses bleus, qui s’astreint à une discipline de fer, qui ne connaît pas la peur. Et quand il lui arrive de râler ou de pleurer après une chute, c’est surtout par crainte de devoir rester clouée au lit sans pouvoir s’entraîner, sans pouvoir faire ce qu’elle aime le plus au monde : glisser sur son snowboard. C’est pour vivre ce sentiment de « voler dans les airs » qu’elle semble prête à braver tous les dangers : un sentiment « indescriptible, qui ressemble parfois à de l’extase ».
Ainsi se poursuit l’histoire de la reine Anna. Un conte sans fées ni baguette magique, sans superpouvoirs ni cheval blanc. C’est l’histoire d’une jeune femme que rien au monde n’enchante davantage que de tournoyer dans les airs à dix mètres du sol, d’enchaîner les sauts de 35 mètres, de collectionner les médailles et les « premières » mondiales – des sauts qu’aucune femme n’avait accomplis avant elle. Une histoire dont l’héroïne a encore de nombreux chapitres à écrire, tant qu’elle aura en tête « quelques tricks [qu’elle aimerait] encore maîtriser ». Qu’elle soit la première femme à les réaliser, évidemment, c’est encore mieux.
Ce conte d’hiver parle de succès, mais aussi d’échecs, de batailles âprement livrées, de déceptions, de toutes les fois où elle est tombée sous les yeux de centaines, de milliers de spectateurs. Pour se relever, après chaque chute, remettre sa couronne en place, et repartir, tête baissée, au combat.
En parlant d’échec : la reine Anna n’est pas facile à approcher. Elle s’entraîne dur, concentrée sur ses objectifs, ses projets à elle. Elle ne veut plus, nous explique-t-elle, se disperser. Les cheveux dans les yeux, elle est devant nous, souriante, sans artifce ni aucune arrogance, et nous explique simplement qu’elle était trop occupée à s’entraîner en Suisse, à Saas-Fee.
* À 30 ans, Anna Gasser en veut toujours autant : « Mon objectif principal, pour l’instant, ce sont les Jeux olympiques. » Elle espère évidemment ramener une médaille de Pékin, même si elle ne part pas, contrairement aux autres années, en grande favorite. À l’époque, en 2018, elle était rentrée de Corée avec l’or en poche, l’un des meilleurs souvenirs de sa vie. Désormais, le cercle des favorites s’est agrandi, et c’est tant mieux, déclare-t-elle, car elle sent moins de pression. On l’écoute sans trop y croire : on sait bien qu’elle ne vise qu’une chose, l’or, la première place, et qu’elle est prête à tout risquer pour y arriver.
Fidèle à elle-même, jusqu’au bout. Alors quand on lui demande ce qu’elle s’imagine faire dans dix ans, à quoi ressembleront ses matinées, la réponse ne nous surprend guère : elle ne les passera pas dans sa voiture pour aller au travail ou à apprêter des enfants pour les emmener à la crèche. « Je continuerai à faire ce qui me rend heureuse, à glisser sur mon snowboard. Mes matinées ressembleront sans doute à celles que je vis aujourd’hui. » Une reine bien décidée à ne pas lâcher son trône ni son royaume de neige. Une reine que l’on verra encore tournoyer dans les airs, sa planche aux pieds, les cheveux plaqués sur ses joues roses. Anna, la reine qui vole, n’est décidément pas près d’atterrir.
Le monde merveilleux d’Anna Gasser: anna-gasser.com; Instagram: @annagassersnow