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Le son d’Atlanta

EARTHGANG et J.I.D sont des rappeurs d’Atlanta d’un nouveau genre. Cette ville du sud des États-Unis qui a transformé le hip-hop au cours des dix dernières années est en mutation, et ces trois MCs comptent bien avoir un rôle à y jouer.

Princes

Alerte rouge: EarthGang (cette page) et J.I.D (cicontre) sont prêts à exploser.

de la ville

Texte MAURICE G. GARLAND Photos CAM KIRK

«La musique est collective. Tu ne peux pas travailler dans ton coin et t’attendre à ce que les gens la ressentent.»

J.I.D

L’

entrée du bâtiment en briques des Cam Kirk Studios, au cœur d’Atlanta, en Géorgie, se trouve à quelques pas d’une gare d’autocars Greyhound où les sans-abris qui rôdent à l’extérieur vous demandent de la monnaie, de la nourriture, un chargeur de téléphone ou, selon l’heure, les trois. Les hautes fenêtres du studio offrent une vue en plongée sur le légendaire club de strip-tease Magic City qui a désormais ajouté le mot «Kitchen» à son nom, après que son menu a gagné en popularité lorsque le basketteur Lou Williams, favori de sa ville natale et joueur de la NBA, a pris le risque de violer le protocole du COVID et de la bulle sociale de 2020 en passant par le célèbre établissement rien que pour commander une assiette d’ailes de poulet. L’arrière du bâtiment se trouve dans l’ombre du centre de détention de la ville d’Atlanta – ou, comme les locaux l’appellent, «The Jail» – qui, au cas où vous vous poseriez la question, a actuellement une moyenne de 2,4 étoiles sur les avis Google, le commentaire le plus récent précisant: «pas recommandé». Sachant cela, ce n’est pas forcément un coin où vous avez envie de traîner.

Une fois que vous êtes à l’intérieur du bâtiment, il n’est pas difficile de trouver le studio proprement dit. Vous pouvez soit suivre le son de la musique qui jaillit à chaque fois que la porte s’ouvre, soit suivre discrètement jusqu’à l’ascenseur du quatrième étage le premier jeune dans la vingtaine que vous voyez et qui porte un

vêtement conçu par Kanye West, Virgil Abloh ou Travis Scott. Les murs du studio sont décorés de photos nettes et très contrastées des nombreux clients du studio, principalement des rappeurs d’Atlanta qui ont défini le son du rap – et, par extension, de la musique pop – depuis au moins les sept dernières années. Migos, Gucci Mane, Lil Baby, Young Thug, 2 Chainz et 21 Savage font partie de la liste. Cependant, le client d’aujourd’hui, qui a également gagné une certaine notoriété, a remarqué qu’il ne s’y trouvait pas.

«Quand est-ce que tu vas me mettre sur un de ces murs, mec?» demande J.I.D, en plaisantant et en saluant le propriétaire qui a donné son nom au studio.

«On change ça aujourd’hui», répond Cam Kirk du tacau-tac, en s’échappant du nuage flottant autour de J.I.D.

L’omission, tout involontaire qu’elle soit, témoigne de l’image de la scène rap d’Atlanta dans son ensemble. Avec ses amis et compagnons de label Dreamville, WowGr8 et Olu, de EarthGang, J.I.D est un membre fondateur de Spillage Village, un collectif musical basé à Atlanta qui comprend également la chanteuse Mereba, les rappeurs Jurdan Bryant et 6lack, et les producteurs Hollywood JB et Benji. Si les trois membres de Spillage Village ont tous été en nomination aux Grammy Awards et satisfont ainsi à toutes les exigences pour se voir inclus dans le groupe de musiciens affichés sur les murs, ils ne sont pas toujours les plus souvent mentionnés lorsque la vague actuelle d’artistes rap de la ville est évoquée. Ils s’attendent à ce que cela change lorsque leurs nouveaux albums, Ghetto Gods d’EarthGang et The Forever Story de J.I.D, sortiront plus tard cette année.

«C’est parce qu’on ne ressemble pas forcément aux artistes typiques d’Atlanta tels qu’ils sont dépeints dans les médias», développe Olu qui, avec WowGr8, est diplômé du Benjamin E. Mays High School d’Atlanta, un établissement à la riche histoire qui a également été fréquenté par les quatre membres du légendaire groupe de hip-hop Goodie Mob.

Dans ce cas, le terme «typique» se situe dans une zone grise très bigarrée puisque pratiquement tous les rappeurs d’Atlanta – qu’ils fassent de la trap (le genre distinct de hip-hop sudiste de la ville, associé à des artistes tels que T.I. et Ghetto Mafia) ou non – partagent les mêmes accents, les mêmes coiffures, les mêmes goûts en matière de mode, ou ce désir constant de prouver que «le Sud a quelque chose à dire». Mais, de la même manière que les producteurs de télé-réalité passent sous silence le riche héritage des réalisations des Noirs de la ville dans les domaines des affaires, de la politique, de l’immobilier, de l’enseignement supérieur, de la médecine et de la technologie pour privilégier les drames spectaculaires, la couverture de la scène musicale d’Atlanta tend à être obsédée par la trap, tout en ignorant presque complètement tout ce qui se passe en dehors de celle-ci. Ce qui n’a pas toujours été le cas.

Avant que le rappeur T.I. ne lui donne sa notoriété, la «trap music» restait confinée à une zone bien délimitée, tandis que les combinaisons de musique positive (Arrested Development), enjouée (Outkast) et festive (Ludacris) ont eu droit aux honneurs de l’émission musicale télévisée Rap City et ont donc gagné d’autres villes. Mais avec l’arrivée d’Internet, survenue au moment où Atlanta devenait rapidement le numéro Un de l’inégalité des revenus aux États-Unis, l’information et les outils sont devenus plus accessibles, et tout ce qui était considéré comme underground ou tout en bas a tracé son chemin et est, ultimement, parvenu au sommet des charts. Avec Ghetto Gods, son prochain album, EarthGang prend délibérément une direction différente de celle de leur album phare de 2019, Mirrorland. La COVID n’est pas créditée en tant que producteur exécutif, mais elle a joué un rôle dans la conception de l’album. Entre le confinement et les concerts qui se sont arrêtés net, EarthGang n’a pu faire de tournée. Cela leur a donné l’occasion de s’enfermer «On ne ressemble chez eux et de renouer avec l’énerpas forcément aux gie qui alimentait le début de leur carrière. artistes typiques «Lorsque tu enregistres pend’Atlanta tels que dant que tu voyages, tu apprends sur le monde mais aussi beaucoup dépeints dans les sur toi-même», explique Olu, qui médias.» EARTHGANG admet que le duo n’avait pas enregistré de projet uniquement à Atlanta depuis la signature de son contrat en 2017 chez Dreamville, le label du rappeur et producteur superstar J. Cole. «C’était comme montrer un reflet de tout ce que tu as vu dans le monde et les cultures que tu as expérimentées.» Travail à la maison oblige, la plupart, sinon la totalité, des invités de Ghetto Gods sont des artistes d’Atlanta, de Yung Baby Tate à CeeLo Green, tandis que parmi les producteurs de l’album, on retrouve des prodiges de la platine comme JetsonMade et Big Korey, fils du légendaire Big Oomp. Cet album est en quelque sorte leur manière de claquer des talons comme Dorothy dans Le magicien d’Oz et de dire: “There’s no place like home” (trad. On n’est jamais mieux que chez soi). «Mirrorland était un peu comme Atlanta: The Musical: un spectacle de Broadway, dit WowGr8. Ghetto Gods, c’est le film, la télé-réalité.»

Quand WowGr8 et Olu sont arrivés aux Cam Kirk Studios aujourd’hui, ils étaient trop fatigués pour prêter attention aux photos sur le mur ou demander pourquoi ils n’y apparaissent pas, contrairement à J.I.D. La question qu’ils se posent est simplement: «Qu’est-ce qu’on fait ici aujourd’hui?» Disons-le franchement, la séance de photos pour cet article a été prise en sandwich entre une prestation au festival Lollapalooza à Chicago la veille et le concert de Gorillaz auquel ils devaient participer à Londres le lendemain. Alors oui, aujourd’hui, leur priorité, c’est leur agenda. La situation est classique, étant donné que EarthGang et J.I.D ont essentiellement vécu sur la route depuis leur première tournée en 2014, en première partie d’Ab-Soul.

«On voulait juste que cet album sonne comme Atlanta.»

Changement de cap: avant de se lancer dans la musique, J.I.D (ici avec son tee-shirt Sly Stone bien-aimé) avait prévu une carrière dans le football américain, mais celle-ci a été interrompue par une blessure.

«J’essaie de faire évoluer mon art, afn qu’il reste frais, et de prouver à mes fans qu’ils ont raison.»

J.I.D

Olu (à gauche) et WowGr8 se sont rencontrés au lycée. Ils étaient alors connus sous les noms de Johnny Venus et Doctur Dot.

À partir de là, ils ont acquis la réputation d’être des artistes électrisants, participant à des tournées avec Mac Miller, Bas et J. Cole, tout en codirigeant leur propre tournée Never Had Shit.

«Depuis que je suis en tournée, je n’ai pas écrit une seule chanson sans penser à la jouer sur scène», déclare WowGr8, qui dit aussi avoir arrêté d’écrire récemment, estimant que les textes bavards doivent céder la place à une clarté que les auditeurs peuvent ressentir et comprendre. «Certains sont tellement concernés par l’aspect sportif de leur rap, qu’ils essaient de montrer qu’ils peuvent faire plein d’acrobaties verbales. C’est cool, mais pour une foule? Personne ne s’en souviendra.»

Il est intéressant de noter que la seule exception est en fait dans son équipe. J.I.D – connu pour ses prouesses au micro et pour parfois devoir faire des pauses après les chansons pour reprendre son souffle – a une fois failli faire s’effondrer une scène et un plafond à cause des piétinements synchronisés de la foule lors d’un spectacle à Ithaca College en 2019. Là, en revanche, probablement que quelqu’un s’en souvient.

«J’ai un dernier objectif personnel à atteindre en tant qu’artiste, poursuit WowGr8. Une tournée dans les arénas. Ce n’est pas que je tienne à jouer le jeu des ventes ou celui du streaming mais je dois remporter celui des tournées. Nous venions de commencer une tournée en tête d’affiche en 2019 et nous aurions donc dû commencer à faire les amphithéâtres l’année suivante et les arénas par la suite.» Cet objectif ne semble pas inaccessible si l’on considère que EarthGang a une réputation assez solide pour faire des shows à l’autre bout de la planète au plus fort d’une pandémie mondiale.

En décembre 2020, le duo a failli devenir viral lorsque des images d’eux se produisant devant une foule sans masque ont fait surface sur Instagram. Certains fans ont laissé des commentaires demandant s’il s’agissait

d’extraits filmés bien avant, tandis que d’autres les ont accusés d’être imprudents. Ce qu’ils voyaient en fait, c’était EarthGang devant des foules de 7000 à 15000 personnes pendant trois jours – à l’extérieur – en NouvelleZélande, qui était à l’époque le pays le plus sûr du monde avec aucun cas de COVID. Le spectacle avait été réservé en 2019 pour 2020, mais nous savons ce qui s’est passé ensuite. «Je joue au Monopoly mondial, je n’arrête pas de vous le dire, s’est vanté leur manager Barry “Hefner” Johnson dans la légende d’un de ses posts montrant le concert. EarthGang est le seul groupe de hip-hop aux États-Unis à faire des festivals en ce moment, j’en suis presque sûr!»

À l’époque, c’était tout à fait vrai. Surtout si l’on considère que les dates se situaient entre le 31 décembre et le 5 janvier, ce qui signifie que EarthGang s’est rendu en Nouvelle-Zélande deux semaines avant la quarantaine, donc avant les concerts, sacrifiant ainsi les vacances en famille et, dans le cas de WowGr8, manquant Noël avec son fils de trois ans.

«Manquer Noël est un gros truc, admet WowGr8, qui est plutôt ouvert sur le fait qu’il est le principal responsable de son enfant. Mais revenir avec un tas d’argent, c’est aussi une grosse affaire.»

Un tas d’argent et comment le dépenser. C’est désormais le sujet de discussion dans la loge de J.I.D. L’artiste, qui a renoncé à se faire raser par le coiffeur engagé pour la séance de photos et a apporté ses propres vêtements parce qu’il est «toujours prêt à être photographié», a sorti un précieux tee-shirt vintage arborant le musicien Sly Stone qu’il a rangé dans son sac de sport Louis Vuitton. Il justifie la dépense de 700 € pour cet article – le tee-shirt, pas le sac – parce que, premièrement, c’est son artiste préféré; deuxièmement, il n’a jamais vu son visage sur un tee-shirt auparavant; et troisièmement, il «le porte tout le temps», y compris en ce moment.

«N’oubliez pas d’écrire que ce pantalon date des années 1930», dit J.I.D, laissant entendre que le pantalon en patchwork qu’il porte aujourd’hui a également coûté une jolie somme. Mais en même temps, il essaie de gratter ici et là en demandant à la styliste: «Je peux prendre ça?» chaque fois qu’elle sort une nouvelle paire de chaussettes.

Bondir partout fait partie du tempérament nerveux de J.I.D. Il parle à peu près à la même cadence qu’il rappe, avec de courtes explosions verbales dans lesquelles il produit plus de mots que ce qui semble humainement possible. Mais aujourd’hui, il n’a pas beaucoup de mots à offrir au sujet de son nouvel album. «Je ne peux pas te le dire», est l’une de ses réponses lorsqu’on lui demande des détails, et: «C’est celui que je préfère dans ceux que j’ai faits jusqu’à présent» est ce qu’il répond lorsqu’on lui demande de manière plus générale. «J’essaie juste de faire évoluer mon art et de le garder frais et de prouver

à mes fans qu’ils ont raison», dit-il dans l’une des rares occasions où il s’ouvre au sujet de la nouvelle musique présentée sur l’album. «Je veux qu’ils parlent de moi et disent: “C’est une sacré somme de travail.” C’est toujours la partie la plus intense, faire quelque chose que personne n’a jamais entendu auparavant.» WowGr8 plaisante sur le fait que J.I.D a tendance à sur-rapper avec le «syndrome d’Eminem», mais ce syndrome l’a aidé à construire un mélange solide de caractéristiques sur des chansons d’artistes tels que Doja Cat, Dua «Si nous faisons Lupa, Conway the Machine, une musique qui n’a Denzel Curry, Free Nationals, et même les rappeurs émergents pas de lien avec les d’Atlanta, Grip et Kenny Mason. habitants d’Atlanta S’il ne dit pas qui sera invité sur The Forever Story, J.I.D insiste alors c’est que nous ne sur le fait qu’il s’agit du produit faisons pas les choses d’un casting global, car c’est ainsi qu’il faut le faire. «La musique correctement.» est une activité communautaire. Tu ne peux pas travailler dans ton coin et espérer que ceux qui t’écoutent la ressentent, dit-il. Il te faut des réactions de l’extérieur.» Le duo EarthGang partage des sentiments similaires, révélant que de nombreuses personnalités, dont Andre 3000 et David Banner, sont passées pendant l’enregistrement de Ghetto Gods, bien qu’il n’y ait aucune confirmation quant à leur participation sur l’album. «Je sais que beaucoup de Blacks disent qu’on économise de l’argent en enregistrant à la maison, parce qu’on n’a qu’à se lever et créer, dit Olu. C’est chouette, c’est vrai. Mais j’adore aller au studio. C’est comme aller à la salle de gym pour faire de l’exercice, ou aller sur un terrain pour y jouer avec un ballon. On trouve beaucoup de cette énergie qu’on ne peut pas avoir en restant enfermé chez soi devant son ordinateur. Même si vous ne faites pas de musique, le simple fait d’être entouré de créatifs, c’est ça le vrai plaisir.» Le plaisir est quelque chose que les deux artistes semblent ressentir alors qu’ils – et le reste du monde – attendent avec impatience de pouvoir à nouveau se déplacer librement sur la planète. Mais alors que EarthGang et J.I.D commencent à retourner à leur vie sur la route, l’espoir est qu’ils continuent à emmener leur ville avec eux partout où ils vont, même si cela ne correspond pas à l’idée que le reste du monde se fait d’Atlanta; la ville telle qu’elle est, changeant de minute en minute. «Le fait d’être ici depuis un an m’a aidé à comprendre que le monde vient ici, dit Olu. Nous devons embrasser tout ça, tout en gardant notre essence. Il y a un lien entre les histoires qu’on raconte et les trucs que les gens voient. Les bâtiments ont une durée limitée; c’est une question d’esprits.» «Tout ce que nous voulions, c’est que cet album sonne comme Atlanta, que ce soit une illustration sonore de la ville, ajoute-t-il. Certains trucs que nous faisons sont tellement cérébraux, ce qui est cool et différent. Mais les Blacks ont aussi besoin de choses dont ils ne peuvent détourner le regard.» Instagram: @earthgang; @jidsv

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