Bom Povo Português - Mickaël Robert-Gonçalves

La Révolution des œillets vécue par le cinéma : anticiper, conquérir, s’organiser

Mickaël Robert-Gonçalves

L

a Révolution des œillets se caractérise par la période dite du processus révolutionnaire en cours (PREC) qui s’étend du 25 avril 1974, jour d’un coup d’État militaire faisant fuir les anciens tenants du pouvoir fasciste, jusqu’au 25 novembre 1975, jour d’un contre-coup d’État permettant d’écarter les communistes des affaires du pays et d’amener la normalisation démocratique. Durant un an et demi, et peut-être un peu plus, les professionnels du cinéma, dans l’euphorie et la foi en une autre société possible, essaient de prendre le « pouvoir de la création »1 selon une expression du cinéaste João Botelho.

Les films d’intervention sociale et politique des années 1970 au Portugal restent souvent réduit à l’état de documents, d’archives, par extension d’objets datés donnant simplement un « air du temps » ou offrant au regard les images répétitives d’une Révolution passée et échouée. Pourtant, il est évident que se déploie une densité d’analyse et de perception incommensurable dans ce corpus de films. L’historien y trouve non seulement des images du passé, mais également des documents à questionner, en cela qu’archive et film se mêlent étrangement dans des films où la caméra devient un témoin et un acteur ; l’anthropologue peut y cerner les formes d’organisation, les cris et les gestes d’un peuple libéré, le politique doit pouvoir y voir comment accompagner le changement ou comment s’en méfier, l’esthète, lui, doit s’accommoder de tous les regards, et trouver dans les images les raisons de leur existence et de leur nécessité. La compréhension des relations de pouvoir entre ceux qui font le cinéma et l’État amène à revoir les films à l’aune d’une ambition résumée par la formule de Glauber Rocha décrivant l’auteur engagé avec « une caméra à la main, les pieds sur terre, et une idée dans la tête »2.

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Cité par Jacques Lemière, « Le cinéma comme interpellation du pays. Parcours de cinéastes, événement politique et idée nationale. Le cas du Portugal après 1974 », thèse de doctorat en sociologie, sous la direction de Michel Rautenberg, Université des Sciences et Technologies de Lille, décembre 2007, p. 236.

Propos rapportés par Fernando Matos Silva lors d’un entretien en portugais réalisé en février 2011.

Nous traduisons.

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Avant le cinéma d’Avril, le Cinema Novo Le cinéma de la Révolution n’est pas apparu ex nihilo en avril 1974. De la même manière que le régime politique de Salazar avait disparu avec la mort de son leader charismatique, des ferveurs et des audaces favorisaient l’effritement de conceptions surannées et permettaient à des cinéastes d’étirer le champ des possibles.

L’expression de Cinema novo, homonyme d’un mouvement similaire au Brésil dans les années cinquante (et qui a pour figures mémorables Glauber Rocha, Nélson Pereira dos Santos, Ruy Guerra, Caca Diegues ou Joaquim Pedro de Andrade), permet de situer dans les années 1960 une génération de cinéastes portugais qui a rompu avec le conformisme ambiant sous la dictature salazariste. Plusieurs éléments s’étayent à la toute fin des années 1950 et au début des années 1960 : le premier d’entre eux correspond à l’émergence d’une nouvelle génération de jeunes gens se vouant au cinéma, formée par les ciné-clubs ou la critique cinéphile. Plusieurs d’entre eux bénéficient de bourses d’études accordées par le Conseil du Cinéma et partent étudier le cinéma dans les plus grandes institutions étrangères comme l’IDHEC (devenue Fémis) à Paris ou la London Film School. L’un des hommes importants de cette génération, António da Cunha Telles, fonde, avec Fernando Garcia, le Studio universitaire de cinéma expérimental dans le cadre du Centre universitaire de Lisbonne. Ce studio est un laboratoire qui fait se croiser les futurs cinéastes et techniciens du nouveau cinéma portugais et de la Révolution : les frères Fernando et João Matos Silva, Elso Roque, Acácio de Almeida, Gabriela Gamito, Teresa Olga, Manuel Fernandes, ou encore Alfredo Tropa3.

Alors que Pierre Kast et François Truffaut tournent respectivement Vacances portugaises (1963) et La Peau douce (1964), films dont Antonio da Cunha Telles est co-producteur, ce dernier présente Os Verdes Anos réalisé par Paulo Rocha en 1963, dans un style « nouvelle vague ». Autre film phare du nouveau cinéma portugais, Belarmino de Fernando Lopes sort en 1964 et suit l’exemple du cinéma-vérité. Pourtant, ces productions sont des échecs commerciaux, le cinéma produit par Cunha Telles ne trouve pas son public, malgré une empreinte singulière, loin du cinéma conventionnel prôné par le régime en place. Devant la difficulté de ce cinéma pour exister dans l’espace audio-visuel dominé par les images du régime et la télévision, les réalisateurs

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Cette énumération qui donne un premier aperçu de ces personnalités amenées à faire le cinéma des décennies à venir reprend une liste non exhaustive citée par Luís de Pina dans Jean-Loup Passek (dir.), Le cinéma portugais, Paris, L’Équerre / Centre Georges Pompidou, 1982, p. 38.

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soutiennent des projets de manière indépendante, signifiant la fin d’une production organisée.

Une seconde phase du nouveau cinéma portugais intervient à partir de 1968, suite à la Semaine du nouveau cinéma portugais organisée par le Ciné-club de Porto où se réunissent la plupart des cinéastes souhaitant abattre le conformisme et faire un autre cinéma. Un texte intitulé Le Métier du cinéma au Portugal y est alors produit et soumis à la Fondation Gulbenkian qui décide alors de financer la première coopérative de cinéastes portugais, le Centre portugais du cinéma (CPC). Les premières productions des « années Gulbenkian »4 sont projetées entre 1971 et 1972 ; on relève notamment Le Passé et le présent (O Passado e o Presente, 1971) de Manoel de Oliveira, A Pousada das Chagas (1972) de Paulo Rocha, et A Promessa (1972) de António Macedo.

Anticiper La création de la première coopérative regroupant tous les cinéastes de l’opposition et les premières productions du CPC, souvent censurées ou malmenées par le régime de Marcelo Caetano (qui a succédé à Salazar, malade, dès 1968), sont comme l’atteste, dans un article de synthèse5, Lauro Antonio, un fameux indice de la détérioration du régime : les films Le Mal-aimé (O Mal Amado, 1973) de Fernando Matos Silva, La Douceur de nos mœurs (Brandos Costumes, 1974) de Alberto Seixas Santos, ou Sophie et l’éducation sexuelle (Sofia e a Educação Sexual, 1973) de Eduardo Geada étaient tout simplement « impensables »6 avant la mort de Salazar. Confirmant l’idée que ce cinéma était en avance sur son temps, le régime avait réussi à maintenir les interdictions de diffusion commerciale pour les films cités plus haut, notamment Le Mal-aimé de Fernando Matos Silva, unique film ayant été complètement interdit à l’époque, les autres étant plus souvent coupés partiellement. Et comme le souligne Lauro Antonio7, après le 25 Avril, ces films surgissent sur les écrans de Lisbonne, confirmant le réajustement entre liberté réelle, vécue dans les rues, et liberté d’expression et de création. Plus précis encore, et s’appuyant sur une source très intéressante, Jacques Lemière, auteur

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Période synthétisée dès 1974 par António Roma Torres dans Cinema português – ano Gulbenkian, Porto, José Soares Martins, 1974, 100 p.

Lauro Antonio, « O 25 de Abril no cinema português », dans Historia, mars 2004, n° 64.

Lauro Antonio, op. cit., p. 53. Nous traduisons.

Ibid.

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d’une thèse sur le cinéma portugais après 19748, prend pour signe exemplaire la publication de la revue de cinéma Cinéfilo ; il relève dans un article de João César Monteiro au sujet de Jaime, le premier film de Antonio Reis, tout un lexique de la rupture qui lui permet, partant de l’événement artistique, de pressentir le politique : On est justifié à y voir l’expression symbolique de ce que le cinéma portugais, les gens du cinéma portugais, du fait de leurs combats antérieurs, de 1962 à 1972, étaient prêts à rencontrer l’événement, ce qui ne signifie pas (c’est le propre de l’événement) qu’ils ne seraient pas pour toujours perturbés et transformés par lui ; on est tenté d’y apercevoir le signe d’une capacité de ce cinéma à l’anticipation artistique de l’événement politique.9 L’émergence du cinéma de la Révolution n’est donc pas le résultat d’une modification brutale du champ des possibles, mais résulte bien plus d’une dynamique latente, croissante, convulsive, qui cherchait à tout prix à ébranler la rigueur d’un régime dépassé.

La prise de pouvoir du cinéma La conquête d’une création libre s’est également faite dans les actes, en même temps que dans les images. La Révolution opère aussi dans l’institution cinématographique : c’est toute la structure de création qui est prise en main par les cinéastes eux-mêmes.

Une première étape dans l’avènement d’un nouveau cinéma est contenue textuellement dans le mot d’ordre qui fleurit au moment de la Révolution : « le pouvoir aux cinéastes et à tous ceux qui font le cinéma ». Dans cette utilisation du terme « pouvoir » se révèle la nécessité pour les cinéastes et les techniciens de détenir les clés de la production et de la diffusion des œuvres. Étroitement liée aux convictions politiques ou partisanes de chacun, la lutte pour la prise de pouvoir dans les institutions fait partie, dans le champ du cinéma, de l’histoire de la Révolution.

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Jacques Lemière, « Le cinéma comme interpellation du pays. Parcours de cinéastes, événement politique et idée nationale. Le cas du Portugal après 1974 », op. cit., 590 p.

Jacques Lemière, « Le cinéma et la question du Portugal après le 25 avril 1974 » dans Matériaux pour l’histoire de notre temps, 2005, n° 80, p. 49 ; http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mat_0769-3206_2005_num_80_1_1065 (consulté le 29 novembre 2010)

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Du 25 avril jusqu’au 1er mai 1974, l’euphorie l’emporte sur les divisions et les sensibilités. Cet unanimisme permet à la mobilisation des cinéastes – pour la plupart des membres du Centre portugais du cinéma (CPC) – de gagner le terrain des institutions du cinéma. Le 29 avril, quatre jours après l’abdication de Marcelo Caetano, les cinéastes font leur « 25 Avril »10 en descendant dans la rue, scandant des « Victoire, Victoire ! », pour occuper le siège de l’Institut portugais du cinéma (IPC) et celui de la Direction des services des spectacles qui exerçait la censure. José Filipe Costa dans O CineCouverture du numéro ma ao Poder !, ouvrage très précis sur les organisations de 31 de la revue Cinéfilo cinéastes et les politiques de cinéma durant la Révolution célébrant la fin de la censure. des œillets, décrit le 29 avril comme « le point culminant d’une mini-chronologie vertigineuse – du 25 au 30 avril »11.

Il souligne lui-aussi l’importance de la revue Cinéfilo non seulement comme espace d’expression libéré mais aussi comme organe de transmission de l’effervescence au sein du milieu cinématographique.

Après l’appui au programme du Mouvement des Forces Armées (MFA), après la prise en main des institutions du cinéma pour arrêter la censure qui est effectivement abolie début mai après une réunion avec des représentants du MFA, le Syndicat des professionnels de cinéma travaille à un nouveau règlement sur la classification des œuvres en fonction de l’âge des spectateurs. Les films interdits sont enfin projetés comme l’annonçait Cinéfilo et le film Les Armes et le peuple enregistre les images de l’affiche du Cuirassé Potemkine sur la devanture du cinéma Império au centre de Lisbonne.

Cette éphémère unité des cinéastes face au régime commence à se déliter rapidement, et les premières tensions internes au CPC se font notamment jour lors du 1er mai 1974. De ce croisement du politique et de la création, on peut trouver plusieurs explications. Pour Jacques Lemière qui se fonde notamment sur les propos du cinéaste José Alvaro Morais, les dissensions au sein du groupe de cinéastes formant le CPC remontent bien avant la révolution, à travers le fonctionnement de la distribution des subventions de la Fondation Gulbenkian (les cinéastes se répartissaient à tour de rôle,

10 Expression reprise de José Filipe Costa, auteur d’un ouvrage sur l’histoire politique du cinéma de la Révolution, O Cinema ao Poder ! A revolução do 25 de Abril e as políticas de cinema entre 1974-1976 : os grupos, instituições, experiências e projetos, Lisbonne, Hugin, 2002, 220 p.

11 José Filipe Costa, op. cit., p. 18. Nous traduisons.

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par équipe, les sommes de la Fondation pour réaliser un film par an en moyenne). José Alvaro Morais, qui revenait de son exil en Belgique comme Rui Simões, semble même dire que les tensions pouvaient provenir également des choix et des goûts esthétiques.

Cependant, et comme le souligne José Filipe Costa en s’appuyant sur les propos de cinéastes comme Fernando Lopes ou António Pedro Vasconcelos, les désaccords tenaient pour beaucoup à l’orientation politique des intéressés : La réinterprétation des cinéastes protagonistes de ces événements, comme Fernando Lopes ou António-Pedro Vasconcelos liés à l’avènement du Cinema Novo et à la formation des coopératives en 1975, valorise par dessus tout le poids substantiel du PC dans l’impulsion des premiers mouvements, au détriment des autres formations ou partis.12 La place singulière du Parti communiste portugais tient sûrement au fait qu’il était le seul parti à posséder une cellule de cinéma convenablement organisée, à laquelle participaient des gens comme Manuel Neves et le producteur Henrique Espírito Santo.

Finalement, la réalisation du film As Armas e o Povo (Les Armes et le peuple) devait rester comme le dernier symbole d’une union possible. Malgré ces conflits entre cinéastes et artisans du cinéma, José Filipe Costa montre qu’il y a réellement une divergence d’opinions sur les moyens d’atteindre des buts sur lesquels la plupart des cinéastes se retrouvait : croire en un cinéma qui peut transformer la réalité, profiter d’une opportunité unique de dynamiser le cinéma portugais, et identifier le rôle de l’État par rapport à la production, la distribution et la diffusion des films13.

L’ère des coopératives de cinéastes Dans son ouvrage, José Filipe Costa observe à juste titre que le principal lieu du consensus entre les divers courants et syndicats était la lutte contre l’impérialisme cinématographique américain. C’est ainsi que peut s’expliquer, selon une première lecture, le choix dans de nombreux documentaires de revenir sur le Portugal, de (re)trouver une certaine image (ou imaginaire) du Portugal, loin des images dominantes importées des États-Unis d’Amérique. Néanmoins, malgré cet accord plus ou moins général sur

12 José Filipe Costa, op. cit., p. 22. Nous traduisons.

13 José Filipe Costa, op. cit., p. 23.

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l’idée d’une défense d’un cinéma portugais au service de la Révolution et contre l’impérialisme américain, la construction d’un cinéma national reste soumise aux grandes tensions que vivaient, dans l’exercice d’une démocratie balbutiante, tous les Portugais.

La naissance des coopératives n’est pas simplement une réaction aux conflits internes au CPC, mais plutôt une actualisation des différents courants politiques au sein de ce vaste groupe de cinéastes et de techniciens et aussi des affinités présentes dans le groupe. Par ailleurs, la Cinequanon, une des premières coopératives à apparaître, existait déjà de manière informelle, dès le début de l’année 1974. L’idée d’une auto-gestion de la production cinématographique par les professionnels avait en effet fait son chemin et trouvait une légitimité à être mise en place durant le processus révolutionnaire en cours. Les deux coopératives les plus importantes en termes de nombres de personnes y participant par rapport à l’effectif d’origine du CPC sont la Cinequanon et la Cinequipa. La première s’organise autour d’António Macedo, la seconde autour des frères João et Fernando Matos Silva.

En octobre 1974, comme le souligne José Filipe Costa14, la composition et l’objectif des coopératives sont publiés dans le journal Expresso. L’objectif commun de ces coopératives est de produire un autre cinéma et surtout de pouvoir repenser ou détruire le système de production et de distribution d’alors, sans pour autant être complètement d’accord sur les moyens d’y parvenir et sur le système nouveau à valoriser, d’où des coopératives différentes selon les courants de pensée. Néanmoins, il faut souligner que ces coopératives se reconnaissent également dans un projet esthétique particulier.

Alors que Cinequipa se revendique comme un « groupe de cinéma expérimental et en même temps une société coopérative de travailleurs du cinéma »15, la Cinequanon souhaite produire un cinéma alternatif en opposition au cinéma commercial dominant. Son principe d’action direct implique une production intense, presque en série, de programmes pour la télévision et le cinéma. Le cinéma produit par Cinequipa et Cinequanon est en effet indissociable des programmes télévisés durant la Révolution.

Il fallait répondre à l’urgence révolutionnaire et ses transformations par un cinéma d’intervention direct, à même de saisir une réalité bouillonnante.

Il est évident que l’entente entre les cinéastes devenait très complexe, entre les idées politiques contradictoires, la volonté d’intervenir par tous les moyens artistiques sur le processus révolutionnaire, et le rapport entretenu alors entre la télévision et le

14 José Filipe Costa, op. cit., pp. 42-43.

15 José Filipe Costa, op. cit., pp. 43-44. Nous traduisons.

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cinéma. Les parcours des cinéastes sont ainsi symptomatiques de ce que le système des coopératives et cette période trouble a pu donner : certains ont pu continuer dans le cinéma, d’autres ont eu une activité irrégulière, se sont « réorientés » dans les institutions culturelles portugaises ou l’enseignement (ce fut en partie le cas d’Alberto Seixas Santos), d’autres enfin n’en sont jamais vraiment sortis et peinent à pouvoir encore faire du cinéma.

D’autres collectifs militants ont existé également avec plus ou moins de constance et d’efficacité, telle l’Unité de production cinématographique n°1 qui fut créée pour produire des journaux d’actualités. Les autres collectifs sont des organes liés au PCP et à l’Intersyndicale. Reste également dans une situation plus nette de dépendance vis-àvis d’un parti politique, la Cellule de cinéma du PCP qui produisait des films utilisant plutôt les méthodes de l’agit-prop.

Après avoir tenté de modifier les statuts du Centre portugais du cinéma pour que le cinéma soit au service de la lutte des classes – ce qui excluait de fait le cinéma de Manoel de Oliveira, victime alors d’une vindicte contre son projet intitulé Amour de perdition (qui sortira en 1979) – Alberto Seixas Santos fonde sa propre coopérative, le Grupo Zero. Très influencé lors de son passage en France par les groupes Medvedkine et surtout Dziga Vertov, Seixas Santos met au point avec le Grupo Zero des équipes de production réactives et légères, soumises à des plans de production annuels. Le Grupo Zero se constitue en partie à travers la critique de Seixas Santos de la présence des travailleurs venus de la publicité dans le cinéma qui empêchent la poursuite d’un cinéma exigeant digne du Cinema Novo.

Le cas Virver La coopérative Virver de Rui Simões relève encore d’une autre chronologie et presque d’une autre raison d’être. Si les coopératives étaient dans l’air du temps, comme le soulignent la plupart des cinéastes, Rui Simões actualise avec Virver le groupe avec lequel il travaillait déjà en partie depuis Deus, Pátria, Autoridade (1975). Regroupement de personnalités du monde du cinéma mais aussi du journalisme, de l’art et de la culture en général, Virver s’apparente plus à un laboratoire qui réunissait des personnalités peut-être moins intégrées dans les structures préexistantes telles que le CPC. Bien sûr, la particularité de Rui Simões, exilé depuis 1966, constitue un élément supplémentaire de marginalisation par rapport aux autres cinéastes. Au sein de Virver, qui ressemble à s’y méprendre – comme le dit non sans humour Rui Simões lui-même – à une communauté hippie, le fonctionnement était lui aussi expérimental et collectif :

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J’avais créé un dispositif, […], j’avais une grande maison, avec un espace ouvert, j’avais installé la production dans le garage, derrière, le montage avec la Steenbeck, et le studio son, et tout cela fonctionnait connecté, mais à l’ancienne, c’était fou, on faisait la bande sonore et en même temps, on montait directement, sans passer par le repiquage. Le processus cinématographique était très compliqué, on aurait dit qu’on faisait déjà de l’électronique, alors que tout était mécanique, toutes les étapes étaient liées. S’il fallait un plan ou un son, la production lançait une équipe pour trouver ce plan ou ce son. C’est comme ça qu’on a travaillé pour Bom Povo Português pendant quatre ans.16 Malgré l’émergence de ces coopératives distinctes, le Centre portugais du cinéma, qui par sa forme, était la première coopérative de cinéastes du Portugal, continue d’exister, mais il devient alors « une coopérative comme les autres »17.

Durant le processus révolutionnaire en cours, les cinéastes actualisent les tensions et les courants qui traversent le Portugal et qui rythment la vie politique du pays. Pour autant, un vrai conflit s’ouvre autour de la question du cinéma portugais : quels films faire ? Pour quel public ? Comment promouvoir un certain cinéma chargé d’accompagner le mouvement révolutionnaire ? Durant le PREC, voire un peu après encore, près d’une centaine de films, du format court jusqu’au long-métrage, sont produits au sein de ces différentes coopératives expérimentant sur tous les supports de diffusion ; beaucoup des programmes de la Cinequipa étaient faits pour la télévision abordant des thèmes sociaux forts (l’avortement, l’alcoolisme, le divorce, le travail des enfants, l’exploitation capitaliste), les productions de Virver se sont surtout concentrées sur le long-métrage Bom Povo Português de Rui Simões. Ces films, pour la plupart peu montrés, très méconnus, sont les dernières traces d’une des dernières grandes révolutions européennes du xxe siècle.

Le cinéma portugais n’a pas été simplement le témoin capable de mémoriser les événements de la Révolution, il en a été un acteur parmi d’autres, mobilisant dans son champ la réflexion sur la production à faire, sur l’orientation à donner à l’organisation d’un cinéma national. Interrogeant même, en allant plus avant, la nécessité et la profondeur même de ce que « faire une image » veut dire, le cinéma tentait alors, comme tout un peuple, de faire la révolution.

16 Extrait d’un entretien avec Rui Simões avec l’auteur, réalisé en avril 2010.

17 Propos de José Alvaro Morais, cité dans Jacques Lemière, op. cit., p. 231.

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