Le droit à la vie privée, un droit aux multiples facettes-2020

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LA CONVENTION EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME, UN INSTRUMENT ESSENTIEL AU CŒUR DE L’ÉVOLUTION DES DROITS FONDAMENTAUX

QUESTION CHOISIE : LE DROIT À LA VIE PRIVÉE, UN DROIT AUX MULTIPLES FACETTES

Letizia DE LAURI

DECEMBRE 2020

Introduction 4 1. La protection du droit à la vie privée et familiale 4 1.1 Le droit à la vie privée personnelle 4 Le droit au respect de la correspondance 4 Le droit à la protection des données personnelles 4 Le droit à l’image 6 Le droit au respect du domicile 6 1.2 Le droit à l’autonomie personnelle et au développement personnel 7 Le droit de choisir de mettre fin à ses jours (autonomie personnelle) 7 L’identité de genre (reconnaissance) 8 Le droit d’avoir des relations sociales 9 1.3 Le droit au respect de la vie familiale 10 2. Le contrôle des ingérences dans le droit à la vie privée et familiale 10 2.1 L’ingérence est prévue par la loi 11 2.2L’ingérence doit poursuivre un but légitime 11 2.3 L’ingérence est nécessaire dans un Etat démocratique 12 Conclusions 13 SOMMAIRE

Introduction

L’année 2020 marque le 70e anniversaire de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). La Convention européenne des droits de l’homme a été ouverte à la signature des Etats le 4 novembre 1950. La Belgique faisait alors partie des douze Etats primo-signataires de la convention. L’Etat belge a ensuite ratifié la convention en 1955. Elle s’applique donc en droit belge depuis maintenant 65 ans.

La Convention européenne des droits de l’homme a vu le jour au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, avec une intuition certaine que ce n’est qu’en consolidant « ladémocratieetl’Étatdedroitquel’onpeut parvenir à la paix et à la stabilité1 ». Cette affirmation se trouve également dans le préambule de la Convention : « les libertés fondamentales constituent les assises mêmes de la justice et de la paix dans le monde 2 ».

Au fil des années, la convention européenne des droits de l’homme a démontré qu’elle était bien plus qu’un traité d’après-guerre permettant la construction du Conseil de l’Europe, elle est la gardienne des valeurs fondamentales des sociétés européennes : Démocratie, Etat de droit, Liberté et Dignité humaine3

Le préambule évoque directement ce rôle de gardienne, énonçant ainsi un instrument permettant « la sauvegardeetledéveloppementdesdroitsdel’hommeetdeslibertésfondamentales». La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui assure le respect de la Convention, a permis de mettre en exergue ces deux rôles.

La « sauvegarde » implique que les droits et libertés énoncés dans la Convention soient garantis en toutes circonstances. Le « développement » permet une évolution et une innovation dans la portée des droits et libertés garanties par la Convention4

Comme le disait la Juge Tulkens lors du soixantième anniversaire de la Convention : « Voilà donc l’intelligence/legéniedelaConventioneuropéennedesdroitsdel’homme,quiapermisàcelle-cid’être(…) uninstrumentvivantpertinentdanslecontextedenossociétéscontemporaines 5».

Nous avons donc choisi d’étudier la Convention européenne des droits de l’homme à travers l’évolution que la Cour européenne des droits de l’homme a donné à un droit fondamental.

Plus spécifiquement, la présente note aura pour objet de présenter les différentes facettes que recouvre le droit à la vie privée et familiale consacré par l’article 8 de la Convention.

Le premier volet sera consacré au droit à la vie privée et familiale et son étendue à travers la jurisprudence de la Cour européenne qui met en exergue les différents aspects que recouvre ce droit (I). Nous analyserons également les balises de contrôle lorsqu’une ingérence est établie à l’encontre de ce droit (II). Une conclusion sera également présentée (III).

1 M. Pejčinović Burić, Secrétaire Générale du Conseil de l’Europe ; D. Zalkaliani, Président du Comité des Ministres et Ministre des Affaires étrangères de la Géorgie ; R. Daems, Président de l’Assemblée parlementaire ; L-A. Sicilianos, Président de la Cour européenne des droits de l’homme, « 70e anniversaire de la Convention européenne des droits de l’homme : une convention pour les peuples », disponible sur https://www.coe.int/fr/web/portal//70th-anniversary-of-european-convention-on-human-rights-a-convention-for-the-people

2 Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, préambule §5.

3 L- A. SICILIANOS, « La Convention européenne des droits de l’homme a 70 ans : dynamique d’un instrument international unique », Revue trimestrielle des droits de l’homme n°124/2020, p. 818 à 834.

4 Fr. Tulkens, «Introduction», in Cour européenne des droits de l’homme, Dialogue entre juges. Quelles sont les limites à l’interprétation évolutive de la Convention?, Strasbourg, Conseil de l’Europe, 2011, p. 7

5 ibid., p.8

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1. La protection du droit à la vie privée et familiale

Le droit à la vie privée et familiale est garanti par l’article 8 de la Convention qui dispose que :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2.Ilnepeutyavoiringérenced’uneautoritépubliquedansl’exercicedecedroitquepourautant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique,estnécessaireàlasécuriténationale,àlasûretépublique,aubien-êtreéconomique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santéoudelamorale,ouàlaprotectiondesdroitsetlibertésd’autrui».

Dans son sens usuel, lorsque l’on parle de « vie privée », cela laisse entendre qu’il s’agit d’une sphère personnelle et propre à chaque personne.

Mais il serait restrictif de « delimiterlavieprivéeàun«cercleintime»oùchacunpeutmenersa viepersonnelleàsaguise(…) » La notion de « vie privée » est une notion large qui peut englober de multiples aspects relatifs à l’identité personnelle et sociale d’un individu6

Ainsi au travers de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme nous pouvons identifier que le droit à la vie privée recouvre un droit à la vie privée personnelle (A), un droit à l’autonomie et au développement personnels (B) et le droit à une vie familiale (C).

1.1 Le droit à la vie privée personnelle

Le droit à la vie privée personnelle recouvre le champ classique de la portée du droit à la vie privée. Dans le droit à la vie privée personnelle, nous retrouvons les droits liés à l’intimité d’un individu7

Ainsi, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme a considéré que faisaient partie du droit à la vie privée :

Le droit au respect de la correspondance

Le droit au respect de la correspondance s’est surtout posé devant la Cour européenne des droits de l’homme comme le droit au secret de la correspondance

En effet, la plupart du temps, dans les affaires qui se sont présentées devant la Cour européenne des droits de l’homme il s’agissait d’interceptions de la correspondance des individus8

6 Cour européenne des droits de l’homme, « Guide sur l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme », Conseildel’Europe, Strasbourg, avril 2020, p.22 disponible sur https://www.echr.coe.int/Documents/Guide_Art_8_FRA.pdf

7J. Andriantsimbazovina ; G. Gonzalez ; A. Gouttenoire ; F. Marchadier ; L. Milano ; H. Surrel, D. Szymczak, F. Sudre (sous dir.) ; « Chapitre 4- le droit au respect de la vie privée et familiale », in Les Grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, 9e éd., Paris, éd. PUB, p. 503 et s.

8. Andriantsimbazovina ; G. Gonzalez ; A. Gouttenoire ; F. Marchadier ; L. Milano ; H. Surrel, D. Szymczak, F. Sudre (sous dir.), Ibid., p.505

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Nous observons que la Cour européenne des droits de l’homme s’est adaptée à l’évolution des technologies pour consacrer ce droit pour tous les types de communication qui se font entre des individus quel que soit le type de relations9 (familiales, professionnelles10, ou avec des tiers) et quel que soit le support utilisé (courrier, e-mail, téléphonie, serveur informatique, utilisation de messagerie sur internet11, etc.).

Le droit à la protection des données personnelles

Le droit de la protection des données à caractère personnel est depuis plusieurs années au cœur des débats d’actualités. L’exploitation des différents réseaux sociaux et des banques de données, l’établissement du RGPD de l’Union européenne ou encore récemment dans le cadre des applications de tracing, dans le cadre de lutte contre la covid19… la protection des données à caractère personnel fait souvent parler d’elle.

La Cour européenne des droits de l’homme, au titre du droit à la vie privée, a pu définir ce qu’elle entendait par la notion de « données à caractère personnel »12

La convention n°108 du Conseil de l’Europe du 28 janvier 1981, qui sert de base de référence à la Cour européenne des droits de l’homme, définit les données à caractère personnel comme étant : « touteinformationconcernantunepersonnephysiqueidentifiée ou identifiable13 ». Le règlement de l’Union européenne RGPD du 27 avril 201614 comporte une définition similaire : « toute information se rapportant à une personne physique identifiée ou identifiable ; est réputée être une «personne physique identifiable»unepersonnephysiquequipeutêtreidentifiée,directementouindirectement, notammentparréférenceàunidentifiant,telqu'unnom,unnumérod'identification,des donnéesdelocalisation,unidentifiantenligne,ouàunouplusieursélémentsspécifiques propres à son identité physique, physiologique, génétique, psychique, économique, culturelle ou sociale ».

Dans son arrêt de principe S.etMarperc.Royaume-Uni15, la Cour européenne des droits de l’homme évoque les critères, qu’elle utilise dans sa jurisprudence, afin de déterminer si des données à caractère personnel sont protégées par le droit à la vie privée : la nature des données, le contexte dans lequel les données sont recueillies, leur conservation (modalités et durée de conservation des données), et la manière dont les informations sont utilisées et traitées ainsi que les résultats qui peuvent en être tirés1617 .

Dans ce même arrêt, la Cour rappelle l’importance du droit à la vie privée et les balises nécessaires lorsqu’une ingérence est établie : « La protection des données à caractère personneljoueunrôlefondamentalpourl'exercicedudroitaurespectdelavieprivéeet

9 Cour européenne des droits de l’homme, « Guide sur l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme », op.cit., p.105

10 Cour Eur. D.H., arrêt Niemetz c. Allemagne, Requête, 16 décembre 1992, req. n° 13710/88, § 32.

11 Cour Eur. D.H., arrêt Copland c. Royaume-Uni, 3 avril 2007, req. n° 62617/00, § 41-42

12 J. Andriantsimbazovina ; G. Gonzalez ; A. Gouttenoire ; F. Marchadier ; L. Milano ; H. Surrel, D. Szymczak, F. Sudre (sous dir.), op.cit. , p. 516

13 Article 2- Convention pour la protection des personnes à l'égard du traitement automatisé des données à caractère personnel du 28 janvier 1981

14 Règlement (UE) 2016/679 du parlement européen et du conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE (règlement général sur la protection des données).

15 Cour Eur. D.H., arrêt S. et Marper c. Royaume-Uni, 4 décembre 2008, req. n° nos 30562/04 et 30566/04.

16 Ibid., §67

17 R. Bellanova, P. De Hert, « Le cas S. et Marper et les données personnelles : l’horloge de la stigmatisation stoppée par un arrêt européen », Cultures & Conflits n°76 – 2009, p. 101-114

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familialeconsacréparl'article8delaConvention.Lalégislationinternedoitdoncménager des garanties appropriées pour empêcher toute utilisation de données à caractère personnel qui ne serait pas conforme aux garanties prévues dans cet article (…). La nécessité de disposer de telles garanties se fait d'autant plus sentir lorsqu'il s'agit de protégerlesdonnéesàcaractèrepersonnelsoumisesàuntraitementautomatique(…).Le droitinternedoitnotammentassurerquecesdonnéessontpertinentesetnonexcessives parrapportauxfinalitéspourlesquellesellessontenregistrées,etqu'ellessontconservées sous une formepermettantl'identificationdespersonnesconcernéespendantunedurée n'excédant pas celle nécessaire aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées (…). Ledroitinternedoitaussicontenirdesgarantiesaptesàprotégerefficacementlesdonnées àcaractèrepersonnelenregistréescontrelesusagesimpropresetabusifs(…)L'intérêtdes personnesconcernéesetdelacollectivitédanssonensembleàvoirprotégerlesdonnées à caractère personnel, et notamment les données relatives aux empreintes digitales et génétiques, peut s'effacer devant l'intérêt général légitime (…). Cependant, compte tenu ducaractèreintrinsèquementprivédecesinformations,laCoursedoitdeprocéderàun examenrigoureuxdetoutemesurepriseparunEtatpourautoriserleurconservationetleur utilisationparlesautoritéssansleconsentementdelapersonneconcernée18 ».

Le droit à l’image

Le droit à l’image n’est pas repris textuellement dans le texte de l’article 8 de la Convention. C’est un droit qui a été développé par la Cour européenne des droits de l’homme dans sa jurisprudence.

La Cour a ainsi à plusieurs reprises considéré que le droit à l’image fait partie des éléments se rapportant à l’identité d’une personne et qu’il est garanti par le droit à la vie privée19

Pour la Cour, l’image d’un individu est un attribut de sa personnalité en ce que l’image dégagée est un élément original qui permet de se distinguer des autres personnes. Ainsi, la protection de l’image constitue, selon elle, un composant essentiel de l’épanouissement personnel d’un individu20

Le droit au respect du domicile

Le droit au respect du domicile se trouve directement dans le libellé de l’article 8.

La notion de domicile est interprétée par la Cour européenne des droits de l’homme de manière large. A cet égard, la Cour analyse cette notion de manière autonome indépendamment des définitions données par le droit des Etats partis à la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour considère que le domicile ne se réduit pas à l’endroit qui est légalement occupé mais vise « lelieud’habitationaveclequelunindividuentretientdeslienssuffisantsetcontinus 21».

18 Cour Eur. D.H., arrêt S. et Marper c. Royaume-Uni, op.cit.., §103 et 104

19 Cour Eur. D. H., arrêt Von Hannover (1) c. Allemagne, 24 juin 2004, req. n° 59320/00.

20 Cour Eur. D. H., arrêt Reklos et Davourlis c. Grèce, 15 janvier 2009, req. n° 1234/05, § 40

21 Cour Eur. D. H., arrêt Winterstein et autres c. France, 17 octobre 2013, req. n° 27013/07, § 141

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La Cour a également admis que le droit au respect du domicile s’applique également aux personnes morales22 et aux lieux professionnels.

Le droit au respect du domicile permet de garantir la jouissance de son habitation et établit des garanties contre sa perte ; il est fondé sur la possession ou l’occupation. Les mesures d’expulsion et la possibilité d’offrir des solutions alternatives font partie du champ du droit au respect du domicile. Cependant, pour la Cour, l’article 8 ne garantit pas un droit absolu à retrouver un logement pour celui qui se retrouverait dans cette situation. La Cour l’a explicitement énoncé en évoquant que cela relevait de la politique propre à chaque Etat : « Il importe de rappeler que l'article 8 ne reconnaît pascommetelledroitdesevoirfournirundomicile,pasplusquelajurisprudencedelaCour.Ilest àl'évidencesouhaitablequetoutêtrehumaindisposed'unendroitoùilpuissevivredansladignité et qu'il puisse désigner comme son domicile, mais il existe malheureusement dans les Etats contractantsbeaucoupdepersonnessansdomicile.Laquestiondesavoirsi l'Etat accorde desfondspourquetoutlemondeaituntoitrelèvedudomainepolitiqueetnonjudiciaire23 ».

1.2 Le droit à l’autonomie personnelle et au développement personnel

Le droit à l’autonomie et au développement personnel est un composant récent du droit à la vie privée qui a été développé dans la jurisprudence.

Ils garantissent le droit à la détermination subjective d’un individu quant à son identité et ses choix de vie24 et le droit de bénéficier d’une sphère dans laquelle il peut poursuivre librement le développement et l’épanouissement de sa personnalité25

Dans son célèbre arrêt Prettyc.Royaume-Uni, la Cour européenne des droits de l’homme évoque : « (…)la notion de “vie privée” est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive. Elle recouvre l’intégrité physique et morale de la personne (…). Elle peut parfois englober des aspects de l’identité physique et sociale d’un individu (…). Des éléments tels, par exemple, l’identification sexuelle, le nom, l’orientation sexuelle et la vie sexuelle relèvent de la sphère personnelle protégée par l’article 8 (…). Cette disposition protège également le droit au développement personnel et le droit d’établir et entretenir des rapportsavecd’autresêtreshumainsetlemondeextérieur 26»

Ils couvrent plusieurs droits : le droit aux documents d’identité (nom et prénom), la nationalité, le droit à l’identité ethnique, l’identité de genre, les convictions religieuses, le choix quant à son apparence, le droit de choisir de mourir, la liberté sexuelle, le droit d’avoir des relations avec ses semblables27

Nous avons choisi de présenter quelques droits parmi ceux-ci :

Le droit de choisir de mettre fin à ses jours (autonomie personnelle)

Dans l’affaire Pretty, la Cour européenne des droits de l’homme devait se prononcer sur la compatibilité au droit à la vie privée du refus des autorités britanniques d’appliquer la demande de madame Pretty. Cette dernière souhaitait échapper à la souffrance qu’elle allait devoir endurer, en

22 Cour Eur. D. H., arrêt Niemetz c. Allemagne, op.cit., § 44.

23 Cour Eur. D. H., arrêt Chapman C. Royaume-Uni, 18 janvier 2001, req. n°27238/95, § 99

24 H. Hurpy, « Fonction de l’autonomie personnelle et protection des droits de la personne humaine dans les jurisprudences constitutionnelles et européenne », RDLF, 2014 disponible sur http://www.revuedlf.com/theses/fonction-de-lautonomie-personnelle-et-protection-des-droits-de-la-personnehumaine-dans-les-jurisprudences-constitutionnelles-et-europeenne-resume-de-these/

25 Cour européenne des droits de l’homme, « Guide sur l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme », op.cit., p. 55

26 Cour Eur. D. H., arrêt Pretty c. Royaume-Uni, 29 avril 2002, req. n° 2346/02, § 61

27 Cour européenne des droits de l’homme, « Guide sur l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme », op.cit., p. 37 et 55 à 63.

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raison de sa maladie, en permettant à son mari d’exécuter sa volonté de pouvoir mourir par la voie médicale sans que ce dernier ne soit poursuivi.

Face à cette situation inédite, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que « Bien qu'il n'aitétéétablidansaucuneaffaireantérieurequel'article8delaConventioncomporteundroità l'autodéterminationentantquetel,laCourconsidèrequelanotiond'autonomiepersonnellereflète unprincipeimportantquisous-tendl'interprétationdesgarantiesdel'article8(…).LaCourobserve quelafacultépourchacundemenersaviecommeill'entendpeutégalementinclurelapossibilité de s'adonner à des activités perçues comme étant d'une nature physiquement ou moralement dommageableoudangereusepoursapersonne28 (…)Enmatièremédicale,lerefusd'accepterun traitement particulier pourrait, de façon inéluctable, conduire à une issue fatale, mais l'imposition d'un traitementmédicalsansleconsentementdupatients'ilestadulteetsaind'esprits'analyserait enuneatteinteàl'intégritéphysiquedel'intéressépouvantmettreencauselesdroitsprotégéspar l'article8§1delaConvention(…) 29».

La Cour poursuit encore en évoquant que : « La dignité et la liberté de l'homme sont l'essence même de la Convention. Sans nier en aucune manière le principe du caractère sacré de la vie protégée par la Convention, la Cour considère que c'est sous l'angle de l'article 8 que la notion de qualité de la vie prend toute sa signification. A une époque où l'on assiste à une sophistication médicale croissante et à une augmentation de l'espérance de vie, de nombreuses personnes redoutent qu'on ne les force à se maintenir en vie jusqu'à un âge très avancé ou dans un état de grave délabrement physique ou mental aux antipodes de la perception aiguë qu'elles ont d'elles-mêmes et de leur identité personnelle. (…) La requérante en l'espèce est empêchée par la loi d'exercer son choix d'éviter ce qui, à ses yeux, constituera une fin de vie indigne et pénible. La Cour ne peut exclure que cela représente une atteinte au droit de l'intéressée au respect de sa vie privée, au sens de l'article 8 § 1 de la Convention (…)30 » .

Depuis cet arrêt, la Cour a développé une large place à l’autonomie de la volonté, sans toutefois aller jusqu’à reconnaître un droit à mourir au sein de l’article 2 de la Convention31. L’affaire Vincent Lambert le démontre. Cette affaire a eu beaucoup de retentissements médiatiques en France et a été portée devant la Cour européenne des droits de l’homme. Dans un arrêt du 5 juin 201532, la Cour a estimé que la procédure qui était prévue en France et qui permet d’établir une autorisation d’interrompre l’alimentation et l’hydratation artificielles d’une personne se trouvant dans un état végétatif irréversible ne violait pas le droit à la vie protégée par l’article 2 de la Convention33. Dans cet arrêt, la Cour a donc privilégié le droit à l’autodétermination et la volonté du patient.

L’identité de genre (reconnaissance)

Dans l’affaire Goodwin34, il s’agissait d’un homme ayant choisi de devenir femme et ayant suivi le processus physique pour y parvenir. Cependant, la législation britannique ne reconnaissait pas ce changement de sexe sur l’Etat civil ce qui entraînait des conséquences néfastes, selon le requérant, sur sa vie sociale.

Dans cet arrêt, la Cour opère un véritable revirement. Jusqu’à cet arrêt, dans les arrêts relatifs à la reconnaissance du changement de sexe, la Cour avait botté en touche considérant qu’il y avait une

28 Cour Eur. D. H., arrêt Pretty c. Royaume-Uni,op.cit., §62

29 Cour Eur. D. H., arrêt Pretty c. Royaume-Uni,op.cit., § 63

30 Cour Eur. D. H., arrêt Pretty c. Royaume-Uni,op.cit., § 65 et § 67

31 M- P. Allard, P. Tapiero, G. Willems, Chronique de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en matière de droit de la personne et de la famille (2015-2018), Revue de droit familial 1/2020, p. 15

32 Cour Eur. D. H., Lambert et autres c. France, 5 juin 2015, req. n° 46043/14

33 M- P. Allard, P. Tapiero, G. Willems, op.cit., p.17

34 Cour Eur. D. H., Christine Goodwin c. Royaume-Uni, arrêt du 11 juillet 2002, req. n° 28957/95

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large marge d’appréciation dans le chef des Etats parties à la Convention pour définir le statut des personnes ayant opéré un changement de sexe. Dans l’arrêt Goodwin, la Cour s’est fondée sur la nécessité d’avoir une « interprétation et une application de la convention qui s’imposent à l’heure actuelle 35».

La Cour explique ensuite son raisonnement : « Ilfautégalementreconnaîtrequ'ilpeutyavoirune atteintegraveàlavieprivéelorsqueledroitinterneestincompatibleavecunaspectimportantde l'identitépersonnelle36(…)ladignitéetlalibertédel'hommesontl'essencemêmedelaConvention. Sur le terrain de l'article 8 de la Convention en particulier, où la notion d'autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l'interprétation des garanties de cette disposition, la sphère personnelle de chaque individu est protégée, y compris le droit pour chacun d'établir les détails de son identité d'être humain. Au XXIe siècle, la faculté pour les transsexuels de jouir pleinement, à l'instar de leurs concitoyens, du droit au développement personnel et à l'intégrité physiqueetmoralenesauraitêtreconsidéréecommeunequestioncontroverséeexigeantdutemps pourquel'onparvienneàappréhenderplusclairementlesproblèmesenjeu.Enrésumé,lasituation insatisfaisantedestranssexuelsopérés,quivivententredeuxmondesparcequ'ilsn'appartiennent pasvraimentàunsexeniàl'autre,nepeutplusdurer(…) »37

Le droit d’avoir des relations sociales

Le droit à la vie privée englobe également le droit pour l’individu de nouer et développer des relations avec ses semblables38

La Cour européenne des droits de l’homme considère que le droit de développer des relations avec d’autres personnes et avec le monde extérieur est inclus dans le droit à la vie privée39

La Cour a admis que certaines relations personnelles dépassant le « cercle intime » sont protégées par le concept de la vie privée : « LaCournejugenipossibleninécessairedechercheràdéfinirde manièreexhaustivelanotionde"vieprivée".Ilseraittoutefoistroprestrictifdelalimiteràun"cercle intime" où chacunpeutmenersaviepersonnelleàsaguiseetd’enécarterentièrementlemonde extérieuràcecercle.Lerespectdelavieprivéedoitaussienglober,dansunecertainemesure,le droit pour l’individu de nouer et développer des relations avec ses semblables40». La Cour a ainsi admis que les relations professionnelles et commerciales faisaient partie également du droit à la vie privée41

Le droit d’avoir des relations sociales a également trouvé un écho dans la jurisprudence de la Cour en matière d’immigration notamment dans les affaires relatives à des mesures d’expulsion.

La Cour a admis, qu’en matière d’immigration, l’article 8 pouvait être invoqué à un autre titre que le respect de la vie familiale (v. infra). Ainsi, elle considère que certains étrangers peuvent présenter des « attachesténuesaveclepaysoùilsviventsanspourautantyavoirdefamille42». Dans l’arrêt Silvenkoc.Lettonie, la Cour a considéré que les relations personnelles, sociales et économiques que les requérantes avaient noué sans interruption dans leur pays d’accueil étaient constitutives de la

35 Ibid., § 75

36 Ibid, § 77

37 Ibid., § 90

38 Cour européenne des droits de l’homme, « Guide sur l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme », op.cit., p. 25

39 U. Kilkelly, « Le droit au respect de la vie privée et familiale- Un guide sur la mise en œuvre de l’article 8 de la Convention européenne des Droits de l’Homme », Précis sur les droits de l’homme, n° 1, Conseil de l’Europe, 2003

40 Cour Eur. D.H., arrêt Niemetz c. Allemagne, op.cit., § 29

41 Cour Eur. D.H., arrêt Niemetz c. Allemagne, op.cit., § 29

42 S. Sarolea et H. Gribomont, « L’obligation positive de statuer dans des délais raisonnables dans la procédure d’asile », Newsletter EDEM, novembre 2016 disponible sur https://uclouvain.be/fr/instituts-recherche/juri/cedie/actualites/cour-eur-d-h-13-octobre-2016-b-a-c-c-grece-req-n-11981-15.html

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vie privée 43. L’ancrage d’une personne étrangère au sein de la société dans laquelle elle vit est protégé au titre de la vie privée sans pour autant donner ipsofacto le droit à un titre de séjour qui relève de la marge d’appréciation des Etats. Le droit à la vie privée est utilisé par la Cour pour analyser, en fonction des circonstances de la cause, l’intensité des liens entre la personne immigrée et son pays d’accueil44

1.3 Le droit au respect de la vie familiale

La vie familiale est une notion tout aussi large que la vie privée. En vertu de la Convention, la Cour a développé une jurisprudence qui le démontre. Elle concerne les couples non mariés, les couples de même sexe, ainsi que les proches parents, comme les grands-parents et les petits-enfants, et les frères et sœurs45

En effet, depuis son arrêt Marckx c. Belgique46, la Cour européenne des droits de l’homme a eu une interprétation évolutive de la famille considérant que : « Laquestiondel’existenceoudel’absenced’unevie familialeestd’abordunequestiondefait,quidépenddel’existencedelienspersonnelsétroits(…).Lanotion de « famille » visée par l’article 8 concerne les relations fondées sur le mariage, et aussi d’autres liens « familiaux»defacto,lorsquelespartiescohabitentendehorsdetoutlienmaritaloulorsqued’autresfacteurs démontrentqu’unerelationasuffisammentdeconstance(…).Ledroitaurespectd’une«viefamiliale»ne protège pas le simple désir de fonder une famille ; il présuppose l’existence d’une famille (…), voire au minimum d’une relation potentielle qui aurait pu se développer, par exemple, entre un père naturel et un enfant né hors mariage (…), d’une relation née d’un mariage non fictif, même si une vie familiale ne se trouvait pas encore pleinement établie (…), d’une relation entre un père et son enfant légitime, même s’il s’estavérédesannéesaprèsquecelle-cin’étaitpasfondéesurunlienbiologiqueouencored’unerelation néed’uneadoptionlégaleetnonfictive(..)47 ».

La jurisprudence qui s’est développé indique donc que le droit au respect de la vie familiale repose sur le fait que des relations familiales puissent se développer normalement et que les membres d’une famille puissent être ensemble. La question de l’existence ou de l’absence d’une « vie familiale » est d’abord une question de fait dépendant de la réalité pratique de liens personnels étroits48. En l’absence de reconnaissance juridique de l’existence d’une vie familiale, la Cour examine donc les liens familiaux de facto , tels que la cohabitation des personnes, la durée de leur relation, la preuve de leur engagement, l’existence d’enfants communs, etc49

2. Le contrôle des ingérences dans le droit à la vie privée et familiale

L’article 8 de la Convention tend d’une part, à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires d’une autorité publique dans l’exercice par lui de son droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance et d’autre part, l’obligation positive pour les Etats partis de garantir que les droits découlant de l’article 8 soient effectivement respectés50

43 Cour Eur. D. H., arrêt Silvenko c. Lettonie, 9 octobre 2003, req. n°48321/99

44 Cour Eur. D. H., arrêt C. c. Belgique, 7 août 1996, req. n°21794/93, § 25

45 Conseil de l’Europe, « Le droit au respect de la vie privée et familiale », Boîte à outils, fiche VIII disponible sur https://www.coe.int/fr/web/echr-toolkit/ledroit-au-respect-de-la-vie-privee-et-familiale

46 Cour Eur. D. H., arrêt Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, req. 6833/74

47 Cour Eur. D. H., arrêt Paradiso et Campanelli c. Italie, 24 janvier 2017, req. n°25358/12, § 140

48 Cour européenne des droits de l’homme, « Guide sur l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme », op.cit., p. 64.

49 Cour européenne des droits de l’homme, « Guide sur l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme », op.cit., p. 64.

50 Cour européenne des droits de l’homme, « Guide sur l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme », op.cit., p.9

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Cependant, le droit à la vie privée et familiale n’est pas un droit absolu. Moyennant certaines balises énoncées dans l’article 8 et développées par la jurisprudence, un Etat partie à la Convention peut adopter des mesures limitant le droit à la vie privée et familiale.

Ces balises relèvent de ce qu’on appelle le contrôle de proportionnalité. Afin de juger si une ingérence dans le droit à la vie privée et familiale ne viole pas l’article 8 de la Convention, la Cour vérifie si trois critères sont remplies :

L’ingérence est « prévue par la loi » ; L’ingérence repose sur un « but légitime » ; L’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

La Cour analyse minutieusement au regard des circonstances de l’espèce si ces critères sont remplis.

Ces balises permettent à la Cour d’établir une balance des intérêts entre les objectifs que poursuit la législation d’un Etat et les droits des individus, et de contrôler s’il n’y a pas une atteinte disproportionnée au droit à la vie privée et familiale qui entrainerait une violation de la Convention.

2.1 L’ingérence est prévue par la loi

Comme le prescrit l’article 8 de la Convention, l’ingérence d’un Etat au droit à la vie privée doit être prévue par la loi.

La Cour européenne des droits de l’homme a affirmé à plusieurs reprises que cette exigence signifiait que la législation interne doit être claire, prévisible et suffisamment accessible afin de permettre aux individus d’en prendre connaissance et de s’y conformer51

Cette exigence permet également de déterminer l’étendue du pouvoir d’appréciation exercé par les autorités publiques afin de le circonscrire à un objectif ciblé et d’assurer aux citoyens de l’Etat une garantie minimale de protection de leur droit52. Ainsi, en matière de surveillance et de protection du droit à la vie privée, la Cour a rappelé que : « L’existence de règles claires et détaillées en la matière apparaît indispensable, d’autant quelesprocédéstechniquesnecessentdeseperfectionner 53».

Cette exigence vaut également pour l’application que les juridictions internes d’un Etat font de la législation. En effet, au-delà du libellé de la législation, l’interprétation et l’application par les juridictions internes ne doivent pas revêtir un caractère manifestement déraisonnable. Dans son arrêt Altay c. Turquie , la Cour l’a énoncé comme suit : « laCourconclutque,bienquel’espritetlalettredeladispositioninternetellequ’en vigueuràl’époquedesfaitsfussentsuffisammentprécis – exceptionfaitedel’absencedelimitetemporelle àla restriction en question – le tribunaldel’exécution d’Edirneen a, danslescirconstancesdelacause,fait une interprétation et une application quiétaient manifestement déraisonnables et n’étaient donc pas prévisibles au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.Il s’ensuit qu’une interprétation aussi large de la disposition interne en cause en l’espèce n’était pas conforme à l’exigence de légalité posée par la Convention »54 .

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51 Cour européenne des droits de l’homme, « Guide sur l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme », op.cit., p. 11 52 Cour Eur. D. H., arrêt Piechowicz et Horych c. Pologne, 17 avril 2012, req. n° 20071/07, § 212 53 Cour eur. D.H., arrêt Valenzuela Contreras c. Espagne, 30 juillet 1998, req. n° 27671/95, § 46 54 Cour Eur. D. H., arrêt Altay c. Turquie, 9 avril 2019, req. n° no 11236/09

2.2 L’ingérence doit poursuivre un but légitime

L’article 8§2 de la Convention énonce qu’une ingérence n’est admissible que si elle est : « nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la préventiondesinfractionspénales,àlaprotectiondelasantéoudelamorale,ouàlaprotectiondesdroits et libertés d’autrui ».

Les justifications potentielles énumérées sont formulées en termes vagues, il appartient donc aux Etats qui établissent une ingérence d’identifier le ou les buts de l’ingérence55. A cet égard, nous observerons que les Etats parties à la Convention ont une marge d’appréciation importante. Cette marge d’appréciation est d’autant plus large, lorsqu’il n’existe pas de consensus européen56

Les justifications qui permettent de déterminer s’il y a un but légitime se référent soit à la protection de l’intérêt général soit à la protection des droits d’autrui. Autrement dit, un Etat peut limiter le droit à la vie privée si l’intérêt général le nécessite ou si, dans la mise en balance avec les droits d’une autre personne, le droit à la vie privée doit être limité. A cet égard, une vaste jurisprudence existe sur la mise en balance entre le droit à la vie privé et la liberté d’expression.

La Cour évalue l’existence d’un ou plusieurs buts légitimes afin de vérifier s’il existe un « besoin social impérieux » permettant de justifier une ingérence au droit à la vie privée57. Pour juger de l’existence d’un tel besoin, la Cour tient compte des circonstances particulières de l’affaire et de l’atmosphère régnant dans le pays à l’époque des faits58

2.3 L’ingérence est nécessaire dans un Etat démocratique

Pour apprécier ce critère, la Cour européenne des droits de l’homme apprécie la proportionnalité de l’ingérence par rapport au but poursuivi.

Dans ce cadre, la Cour analyse, in concreto59, si la mesure est circonscrite à son objectif et si elle ne porte pas atteinte de manière disproportionnée au droit à la vie privée et familiale. Cela implique donc un « juste équilibre » entre l’objectif poursuivi et l’impératif de respect des droits fondamentaux60

Lors de l’examen de proportionnalité, la Cour met en balance les intérêts en présence afin de déterminer si une ingérence nationale est justifiée. A cet égard, la limite dans le temps, le contexte dans lequel la mesure a été prise, l’existence d’une menace pour l’intérêt général, etc sont des éléments qui permettent de vérifier la proportionnalité d’une mesure d’ingérence.

De plus, de manière générale, la Cour européenne des droits de l’homme a affirmé que « pour qu’une mesure puisse être considérée comme proportionnée et nécessaire dans une société démocratique, l’existence d’une mesure portant moins gravement atteinte au droit fondamental en cause et permettant d’arriver au même but doit être exclue61 ».

55 U. Kilkelly, « Le droit au respect de la vie privée et familiale- Un guide sur la mise en œuvre de l’article 8 de la Convention européenne des Droits de l’Homme », op.cit., p. 31

56 Cour Eur. D. H., arrêt Animal defenders International c. Royaume-Uni, 22 avril 2013, n°48876/08, § 123

57 Cour européenne des droits de l’homme, « Guide sur l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme », op.cit., p.13

58 S. Greer, Les exceptions aux articles 8-11 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, Dossierssurlesdroitsdel’hommen°15, éd. Conseil de l’Europe, 1997

59 F. Sudre, «Le contrôle de proportionnalité par la Cour européenne des droits de l’homme. De quoi est-il question? », JCP E, 13 mars 2017, p. 505

60 M. Fatin-Rouge Stefanini, « Standards européens et exceptions nationales », in La norme et ses exceptions : quels défis pour la règle de droit ?, Bruxelles, Bruylant , coll. A la croisée des droits, 2014, pp. 157-177

61 Cour Eur. D. H., Glor c. Suisse, 30 avril 2009, req. n° 13444/04, § 94

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Conclusion

La Convention européenne des droits de l’homme fête ses 70 ans. Elle garantit un ensemble de corpus de droits fondamentaux essentiels pour garantir l’Etat de droit et la démocratie dans nos sociétés européenne. La gardienne du respect de la Convention est la Cour européenne des droits de l’homme.

A travers l’analyse du droit à la vie privée nous avons vu que la Cour a développé une jurisprudence pour assurer l’effectivité de ce droit. A cet égard, elle a développé une jurisprudence dynamique et évolutive au regard des évolutions sociétales afin de permettre d’étendre l’interprétation de ce droit à toutes les composantes qu’il revêt.

Ainsi, nous avons pu voir que le droit à la vie privée et familiale est bien plus large que ce qu’on entend dans son sens usuel. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme montre qu’il permet de garantir le respect du domicile, de la correspondance et des données ; mais aussi qu’il a permis de garantir un droit à l’autonomie personnelle et au développement personnel. Le droit au respect de la vie familiale a aussi une étendue large, la Cour considérant qu’il repose avant tout sur des liens étroits entre des individus.

Grâce à ces interprétations dynamiques, la Cour européenne des droits de l’homme a permis des avancées majeures dans les garanties du droit à la vie privée et familiale. D’une part, en rappelant aux Etats leur obligation négative de ne pas interférer de manière disproportionnée sur la garantie de ce droit quelle que soit les circonstances ; et d’autre part, en établissant une obligation positive à certains égards de garantir certains volets de ce droit.

Cependant, ce droit n’est pas absolu. Comme le rappelle l’article 8, §2, de la Convention, il peut faire l’objet d’exceptions. Ces exceptions ne pourront se faire qu’en respectant les principes établis par la Convention et appliqués par la Cour. A savoir, une exigence de légalité, l’existence d’un objectif légitime, et l’établissement d’une proportionnalité entre l’ingérence et l’objectif poursuivi.

Si l’interprétation de la Convention a permis des avancées majeures pour développer le droit à la vie privée et familiale, ces avancées doivent s’apprécier in concreto au regard du contexte propre à chaque Etat.

Ainsi, si le droit à la vie privée et familiale contient un socle commun, il n’en reste pas moins que son évolution n’est pas le même dans chaque Etat partie à la Convention. De même, lorsqu’une ingérence est établie à son encontre, la Cour analyse cette ingérence au regard de la marge d’appréciation des Etats. Cette marge étant plus large lorsqu’il n’existe pas de socle commun au niveau européen.

Là est tout l’enjeu d’avenir de la Convention. Par le passé, la Cour européenne n’a pas craint permettre des avancées majeures et a ainsi permis de montrer qu’un droit, comme le droit à la vie privée et familiale, possède une portée large et évolutive. Si aujourd’hui, certains Etats parties à la Convention font preuve de méfiance, la Cour ne doit pas faillir.

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C’est son interprétation évolutive à travers les âges qui a permis à la Convention de rester la pierre angulaire de la protection des droits fondamentaux en Europe. A l’heure de son 70ème anniversaire, nous lui souhaitons de le rester encore longtemps.

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Résumé

Savez-vous que la Convention européenne des droits de l’homme a fêté ses 70 ans en 2020 ?

Cet incroyable outil a donc vu le jour au sortir de la seconde guerre mondiale en vue de garantir un socle commun de droits fondamentaux dans l’ensemble des pays du Conseil de l’Europe.

Aujourd’hui, la modernisation des droits fondamentaux implique de s’intéresser d’une part, aux nouveaux droits à consacrer et d’autre part, à l’évolution des droits fondamentaux.

Dans ce cadre, la présente note d’éducation permanente a pour objet de décrire l’évolution des droits fondamentaux au travers d’une question choisie : le droit à la vie privée.

Ainsi, nous présentons les différents droits couverts par le droit à la vie privée qui ont connu une évolution et une consécration grâce à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.

Cette jurisprudence qui nous montre que le droit à la vie privée est un droit aux multiples facettes.

Institut Emile Vandervelde Bd de l’Empereur, 13 B-1000 Bruxelles Téléphone : +32 (0)2 548 32 11 Fax : + 32 (02) 513 20 19 iev@iev.be www.iev.be

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