Vers une cotisation sociale sur la technologie-2017

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ETAT DE LA QUESTION

VERS UNE COTISATION SOCIALE SUR LA TECHNOLOGIE ?

DÉCEMBRE 2017

ER Gilles Doutrelepont13 Bd de l’Empereur1000 Bruxelles
De Lauri
Letizia
SOMMAIRE 1. Automatisation, robotisation ou numérisation de l’économie : simple histoire de définitions ou phénomènes différents ? 3 2. L’incidence de ces technologies sur l’emploi et les raisons d’être de leur développement 4 3. La numérisation de l’économie : une question au cœur débat politique 6 4. Vers une cotisation sociale sur la valeur ajoutée produite par la technologie 7 4.1. Le paradoxe de Solow enfin résolu 7 4.2. Une cotisation sociale sur la technologie 8

« Ce n’est point le perfectionnement des machines qui est la vraie calamité; C’est le partage injuste que nous faisons de leur produit. »

L’automatisation, la robotisation et la numérisation constituent des innovations technologiques qui, par leur nature et leur ampleur, modifient en profondeur les modes de production, de consommation et d’échange de biens et services2. Au-delà du seul système productif, la diffusion de ces innovations induit des transformations profondes dans les relations de travail et par conséquent sur l’organisation du système social3.

1. Automatisation, robotisation ou numérisation de l’économie : simple histoire de définitions ou phénomènes différents ?

Les différentes étapes de l’évolution de la technologie à des fins économiques ont pour effet d’élargir le spectre des tâches et des fonctions de l’entreprise pouvant être automatisées, ainsi que des secteurs concernés.

Jusque dans les années 1970, le terme « automatisation » se confondait avec celui de mécanisation : il renvoyait à des technologies permettant de faire exécuter de manière mécanique certaines tâches par des machines liées essentiellement à la fabrication de produits industriels4

Dès les années 70, l’informatique a été intégrée à l’ensemble des moyens et procédés de production. C’est l’apparition de la micro-électronique. Elle est associée à une croissance exponentielle des capacités de calcul, entraînant un bond technique important en matière d’automatisation de la fabrication de produits. Cette technologie a permis l’émergence des machines à commande numérique qui assurent le pilotage d’une machine-outil à partir d’un ordinateur. La convergence entre les technologies de la mécanique et les technologies informatiques a par ailleurs entrainé le développement, à partir du milieu des années 1980, de robots industriels munis de capteurs et d’actionneurs, et contrôlés par des programmes exécutés par des ordinateurs 5. Concrètement, on voit à cette époque l’apparition de machines dotées d’un bras articulé pouvant se déplacer sur plusieurs axes, en fonction des opérations qu’ils ont à réaliser.

A partir des années 1990, l’émergence et la diffusion de l’informatique a également permis d’élargir considérablement le spectre des tâches et des fonctions de l’entreprise pouvant être automatisées, ainsi que les secteurs concernés en s’étendant notamment au-delà de l’industrie pour toucher les services.

Apparaissent également à la même époque, les logiciels de traitement de texte ou encore les programmes informatiques essentiels aux métiers de bureau. Ces logiciels présentent davantage une complémentarité qu’une substitution de l’homme au travail. C’est le cas également des tablettes que peuvent utiliser certains vendeurs dans les magasins, qui ne se substituent pas à ces derniers mais leur permettent d’accéder plus rapidement à des informations concernant les produits vendus ou à l’historique d’achat du client qu’ils conseillent.

L’émergence et le déploiement d’internet à partir des années 1990 a marqué le démarrage d’une nouvelle vague de transformation du système productif, celle de la numérisation de l’économie.

En 1994, Jeremy Rifkin soulignait déjà que parallèlement à ces évolutions, il fallait avoir égard à l’impact de ces technologies sur l’emploi : « A new era of production has begun. Its principles of organization are as different as those of the industrial era were different from the agricultural. The cybernation revolution has been brought about the combination of the computer and the automated self-regulating machine. This results in a system of almost unlimited productive capacity which requires progressively less human labor. »6

1 Nouveaux principes d’économie politique, ou de la richesse dans ses rapports avec la population (1819).

2 Conseil d’orientation pour l’emploi (France), Rapport sur l’automatisation, la numérisation et l’emploi, Paris, janvier 2017

3 M. Husson, « Le partage de la valeur ajoutée en Europe », La Revue de l’IRES, n° 64, 2010/1.

4 B. Ballet, « L’automatisation et l’informatisation dans l’industrie », Quatre pages des statistiques industrielles, n° 80, juillet 1997.

5 Conseil d’orientation pour l’emploi (France), Paris, Janvier 2017, op.cit, p. 12. Audition de Raja Chatila, directeur de recherche au CNRS, directeur de l’Institut des systèmes intelligents et de robotique (ISIR- France), devant l’OCDE le 13 septembre 2016.

6 J. Rifkin, The End of Work: The decline of The Global Labor Force and The Dawn of The Post-Market Era, New York, éd. Tarcher, 1994, p. 81.

Etat de la Question 2017 • IEV 3

Au sens strict, « la numérisation est la conversion des informations d›un support (texte, image, audio, vidéo) ou d’un signal électrique en données numériques que des technologies informatiques peuvent exploiter »7

Toutefois, le terme de numérisation est désormais utilisé pour appréhender le phénomène plus large de diffusion des supports numériques et technologies informatiques à l’ensemble du système productif et, plus globalement, à l’ensemble de la société8

Si internet constitue le point de départ de cette révolution numérique, l’émergence d’autres outils et technologies tels que les smartphones dans les années 2000 ou encore, une décennie plus tard, les technologies dites de big data permettant de stocker et traiter des flux toujours plus importants de données ont également contribué à ce phénomène9.

De même, des machines intelligentes communiquent désormais entre elles, tandis que les interfaces homme-machine se sont considérablement améliorées. Les processus de circulation instantanée d’information permis notamment par le développement de plateformes numériques qui restaient au cours des décennies précédentes largement internes aux entreprises s’étendent également entre entreprises (fournisseurs et clients), et jusqu’au client final.

2. L’incidence de ces technologies sur l’emploi et les raisons d’être de leur développement

Alors que l’impact des technologies de la robotique et du numérique était, jusqu’il y a peu, limité à certains secteurs et métiers, on assiste depuis la fin des années 2000 à une diffusion de ces technologies à l’ensemble des activités productives et, plus globalement, de la société10

Au moins trois facteurs peuvent être avancés pour expliquer ce phénomène de diffusion des technologies numériques :

- Les technologies numériques ont vu leur coût chuter de façon considérable au cours des dernières décennies11 ;

- Les technologies informatiques et numériques peuvent être intégrées à de nombreuses autres technologies, avec pour effet d’en améliorer les performances ;

- En conduisant à une baisse des coûts de transaction, ces technologies démultiplient les effets de réseau et permettent donc souvent de produire à rendements croissants.

Les entreprises utilisant les technologies les plus novatrices sont à l’affût des dernières demandes des consommateurs et y répondent rapidement. Les algorithmes contenus dans les machines dernier cri permettent de collecter et de traiter des flux de données volumineux, ce qui permet d’entretenir des effets de réseau et d’obtenir des rendements croissants. Dans ce cadre, le client lui-même participe en contribuant à faire connaître le bien ou le service concerné, mais aussi en fournissant des données exploitables pour améliorer les performances des entreprises. C’est sur ces effets de réseau que reposent pour partie le succès des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon).12

Ces différents facteurs ont pour conséquence de modifier profondément la structure et le périmètre des entreprises. En baissant les coûts de transaction et en fluidifiant la circulation de l’information, les technologies numériques favorisent l’externalisation de fonctions.

Elles permettent également le développement de formes d’entreprises étendues et d’un travail présenté comme collaboratif.

Pour mesurer leur incidence sur l’emploi, plusieurs études ont été menées. Leurs résultats diffèrent selon les modèles mis en œuvre. Deux types de méthodologies sont utilisées pour mesurer cette incidence : une approche fondée sur les métiers et l’autre sur les tâches.

7 B. Ballet, « L’automatisation et l’informatisation dans l’industrie, Quatre pages des statistiques industrielles », n° 80, juillet 1997.

8 K. Schwab, The Fourth Industrial Revolution, World Economic Forum, janvier 2016.

9 G. Postel-Vinay, « L’industrie du futur » in Réalités industrielles, novembre 2016, http://annales.org/ri/2016/ri-2016.html, consulté le 10 février 2017.

10 B. Stiegler, La société automatique : L’avenir du Travail, éd. Fayard, 2016, p. 397.

11 Georg Graetz, chercheur à l’université d’Uppsala, audition devant le Conseil d’orientation pour l’emploi le 11 octobre 2016.

12 N. Colin, A. Landier, P. Mohnen et A. Perrot, « L’économie numérique, Notes du Conseil d’analyse économique », Conseil d’analyse économique (France), n°26, octobre 2015.

Etat de la Question 2017 • IEV 4

En 2013, selon une transposition en Belgique13 d’une étude de l’université d’Oxford basée sur la sensibilité de différents métiers à la numérisation14, 39% des emplois seraient menacés. La numérisation est reprise dans cette étude comme une automatisation complète d’une profession existante selon l’éventail des tâches que cette profession impliquait au moment de l’étude15

Par contre, une étude menée par l’Organisation de la coopération au développement économique (OCDE), appliquant une approche fondée sur les tâches, conclut que seuls 7% des emplois disparaîtraient à cause de la numérisation16.

Selon l’étude publiée récemment par l’économiste du Massachusetts Institute of Technology (MIT) Daron Acemoglu, un robot remplacerait de trois à six travailleurs17.

Si ces résultats diffèrent à ce point, c’est notamment parce que ces analyses reposent sur des estimations très vagues. Il n’est pas possible aujourd’hui de mesurer avec certitude l’ampleur du phénomène18.

Alors que l’impact des technologies de la robotique et du numérique était, jusqu’il y a peu, limité à certains secteurs et métiers, on assiste depuis la fin des années 2000 à une diffusion de ces technologies à l’ensemble des activités productives et, plus globalement, de la société19

Il ressort d’une étude de David Autor et Anna Salomons, publiée en juin 2017, que l’évolution technologique, au-delà de la question de l’impact qu’elle aura sur la demande d’emplois, s’articulera essentiellement sur la transition et la répartition des emplois20. Ainsi, les gains générés par l’évolution technologique ne bénéficieraient à terme qu’à la main-d’œuvre hautement qualifiée. Cette évolution risque donc de renforcer les inégalités21

En effet, la numérisation a provoqué un phénomène de polarisation de l’emploi dans les pays développés. Si l’on observe l’évolution de l’emploi selon le niveau de qualification, cette tendance se confirme également en Belgique. Pour la période allant de 2000 à 2013, la part des professions moyennement qualifiées a baissé de 3,3 points de pourcentage en Belgique, alors que la part d’emplois hautement qualifiés progressait de 3,9 points de pourcentage et que celle des emplois faiblement qualifiés restait relativement stable22

Plusieurs facteurs expliquent cette polarisation : la fragmentation accrue des chaînes de production, rendue possible par l’amélioration des technologies de l’information et de la communication, et l’augmentation du capital high-tech, ont notamment joué un rôle à cet égard23

Dans un article publié en avril 2015 dans la Harvard Business Review, la chercheuse J. Bessen souligne que la technologie entraînera une augmentation des salaires, car les travailleurs vont devoir développer leurs compétences et connaissances afin de garder le contrôle sur les « machines ». Cependant, elle souligne également que la transition sera difficile24

Pour Bernard Stiegler, « la question (…) est d’inventer une nouvelle façon de produire de la valeur par la redistribution intelligente des gains de productivité. L’automatisation génère des gains de productivité qui ne sont plus redistribuables sous forme de salaire, puisque cette productivité nouvelle consiste à remplacer l’emploi salarié par le robot. Or, on ne va pas donner un salaire au robot : le robot ne consomme pas plus que l’énergie dont il a besoin. C’est donc aux individus privés d’emploi par les robots qu’il faut donner un salaire. »25

L’économiste américain Paul Krugman, prix Nobel d’économie en 2008, a publié en 2012 un article dans le New York Times intitulé Robots and robber barons. Il explique pourquoi les profits des entreprises sont à la hausse alors que les salaires et le taux d’emploi ne suivent pas. Il souligne notamment que le développement des technologies et les positions de monopole sur les marchés sont deux facteurs qui expliquent ces distorsions26

13 Conseil supérieur de l’emploi (Belgique), Economie numérique et Marché du travail, rapport 2016, p. 128

14 C.B. Frey et M.A. Osborne, The Future of Employment: How Susceptible are Jobs to Computerisation?, Oxford Martin School, 2013

15 Conseil supérieur de l’emploi (Belgique), « Economie numérique et Marché du travail », rapport 2016, p. 125

16 M. Artntz, T. Gregory et U. Zierahn, « The Risk of Automatisation for Jobs in OECD Countries: a Comparative Analysis », , OECD Social, Employment and Migration Working Papers, 2016.

17 D. Acemoglu , P. Restrepo , « Robots and jobs: Evidence from the US Labor Markets », Economics MIT, publié le 17 mars 2017

18 Conseil supérieur de l’emploi (Belgique), « Economie numérique et Marché du travail », rapport 2016, p. 132.

19 B. Stiegler, La société automatique : L’avenir du Travail, Paris, éd. Fayerd, 2016, p. 397.

20 Autor D. et Salomons A., « Does Productivity Growth Threaten Employment? », Paper prepared for the ECB Forum on Central Banking, juin 2017.

21 C. Look, « Rising Inequality May Be the Real Risk of Automation », Bloomberg markets Journal, 27 juin 2017.

22 J. De Mulder et C. Duprez, « La réorganisation de la production mondiale a-t-elle bouleversé la demande du travail ? », Revue économique de la Banque nationale de Belgique, 2015.

23 J. De Mulder et C. Duprez, ibid.

24 J. Bessen, « How Technology Has Affected Wages for the Last 200 Years », Harvard Business Review, 29 avril 2015. Passage : « Aujourd’hui, toutefois, l’automatisation et la délocalisation ont éliminé bon nombre de ces emplois pour les tisserands, les métallurgistes et les typographes. Bon nombre des anciennes compétences sont obsolètes. Néanmoins, de nouvelles opportunités apparaissent, car la technologie crée des emplois qui exigent de nouvelles compétences. Toutefois, la transition vers de nouveaux emplois est lente et difficile.

B. Stiegler, L’emploi est mort, vive le travail, Paris, éd. Mille et une nuits, mai 2015, p. 71.

26 K. Kelly, « Où va l’économie numérique ? Robotisation ou monopolisation ? », Le Monde, 2 août 2013, disponible sur http://internetactu.blog.lemonde.fr/2013/08/02/ ou-va-leconomie-numerique-robotisation-ou-monopolisation/

Etat de la Question 2017 • IEV 5

A l’argument selon lequel le développement de la robotique ramène de l’emploi sur le territoire, il répond que « l’une des raisons pour lesquelles certains fabricants de haute technologie tentent un mouvement de retour de leur production aux Etats-Unis est que la pièce la plus précieuse d’un ordinateur, la carte mère, est essentiellement fabriquée par des robots, donc la main-d’œuvre asiatique bon marché n’est plus une raison pour les produire à l’étranger ».27

Une enquête du Financial Times met en avant que la puissance des robots et de la technologie permettent de réduire le taux d’emploi. Mais, plutôt que d’aider ceux qui ont perdu leur emploi à cause de la technologie, les entreprises utilisent la puissance de leurs monopoles pour augmenter le rendement du capital. C’est ce qui explique la montée d’inégalités28

D’une part, les technologies numériques constituent une évolution en matière d’automatisation des tâches et d’optimisation des procédés de production et de prestations de services qui pourront entraîner des pertes d’emplois et, d’autre part, elles remettent radicalement en cause le fonctionnement et l’organisation de certains secteurs et filières, et vont peut-être permettre l’émergence de nouveaux.

Il convient d’intervenir pour réguler et légiférer afin d’encadrer ces phénomènes29. La direction dans laquelle les innovations technologiques se développent ne doit pas dépendre uniquement des possibilités technologiques et des intérêts économiques mais également des choix posés par les gouvernements, les travailleurs, les syndicats et les consommateurs.

3. La numérisation de l’économie : une question au cœur du débat politique

La question de l’impact des technologies sur l’économie et l’emploi est également à l’ordre du jour des questionnements européens.

Dans son rapport de 2016 sur la robotique, approuvé par le Parlement européen en séance plénière le 16 février 2017, l’eurodéputée luxembourgeoise Maddy Delvaux a proposé à la Commission « d’envisager la nécessité de définir des exigences de notification de la part des entreprises sur l’étendue et la part de la contribution de la robotique et de l’intelligence artificielle à leurs résultats financiers, à des fins de fiscalité et de calcul des cotisations de sécurité sociale »30. Autrement dit, les entreprises seraient taxées sur la part de leur chiffre d’affaires imputable aux productions automatisées, pour alimenter le pot commun de la sécurité sociale.

Ce rapport a fait l’objet d’une analyse par les autres commissions parlementaires. L’avis de la commission « Affaires sociales et emploi » relève que « malgré les avantages indéniables apportés par la robotique, sa mise en œuvre risque d’entraîner une modification du marché du travail et la nécessité de réfléchir en conséquence à l’avenir de l’éducation, de l’emploi et des politiques sociales. »31

La commission « Industrie, recherche et énergie » souligne quant à elle que la robotique et l’intelligence artificielle jouent un rôle important dans l’amélioration de la compétitivité et de la productivité de l’économie européenne et pourraient, à moyen terme, acquérir davantage d’influence sur la compétitivité des différents secteurs32

Le Parlement européen est cependant unanime sur un point : il demande à la Commission d’évaluer la nécessité de moderniser la législation ou d’élaborer des lignes directrices européennes afin de garantir une approche commune de la robotique et de l’intelligence artificielle.

La résolution du Parlement européen souligne que « le développement de la technologie robotique devrait avant tout servir à compléter les capacités humaines et non à les remplacer »33

27 P. Krugman, « Robots and robber barons », New York Times, 9 décembre 2012.

28 I. Kaminzka, « Alphaville is completely free », Financial Times, 10 décembre 2012.

29 R. Went, M. Kremer et A. Knottrenus, « De robot de baas : de toekomst van werk in het tweede machinetijdperk », Wetenschappelijke Raad voor het Regeringsbeleid, Amsterdam University Press, 2015.

30 Commission des affaires juridiques de l’Union européenne, Rapport contenant les recommandations à la Commission concernant les règles de droit civil pour la robotique, 2015/2103 (INL), 27 janvier 2017.

31 A Kosa (rapporteur), Avis de la commission de l’Emploi et des Affaires Sociales à l’intention de la commission des Affaires juridiques contenant des recommandations à la Commission concernant des règles de droit civil sur la robotique, 9 novembre 2016, Parlement européen, disponible sur http://www.europarl. europa.eu/sides/getDoc.do?pubRef=-//EP//TEXT+REPORT+A8-2017-0005+0+DOC+XML+V0//FR#title6.

32 K. Kallas (rapporteur), Avis de la commission de l’Industrie, de la Recherche et de l’Energie à l’intention de la commission des Affaires juridiques contenant des recommandations à la Commission concernant des règles de droit civil sur la robotique, 15 décembre 2016, Parlement européen, disponible sur http:// www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?pubRef=-//EP//TEXT+REPORT+A8-2017-0005+0+DOC+XML+V0//FR#title8.

33 Résolution du Parlement européen du 16 février 2017 contenant des recommandations à la Commission concernant des règles de droit civil sur la robotique (2015/2103(INL)).

Etat de la Question 2017 • IEV 6

4. Vers une cotisation sociale sur la valeur ajoutée produite par la technologie

4.1. Le paradoxe de Solow enfin résolu

Robert Solow est un économiste américain qui fut l’un des premiers à montrer que le développement économique s’explique par trois paramètres : les deux premiers sont l’accroissement des principaux facteurs de production – à savoir le capital (au sens d’investissement) et le travail (quantité de main-d’œuvre) – et le troisième est le progrès technologique34

En 1987, il soulève un paradoxe : « You can see the computer age everywhere except in the productivity statistics » Il a ainsi fait remarquer que l’introduction massive des ordinateurs dans l’économie, contrairement aux attentes, ne s’était pas traduite par une augmentation visible de la productivité. Cette absence de visibilité se justifiait par une raison de timing. Selon Solow, il existe un décalage dans le temps entre le moment où l’investissement technologique a lieu et le moment où on peut observer son impact sur la croissance économique. Entre ces deux moments, il y a un besoin de formation et des effets d’obsolescence.

Dans le paradoxe soulevé par Solow, deux éléments doivent être distingués. D’une part, le progrès technologique apparaît comme un phénomène extérieur auquel les entreprises ne s’attendent pas. D’autre part, il existe un temps d’adaptation de l’entreprise, qui empêche de prendre en compte directement l’effet de la technologie sur la productivité de l’entreprise.

La productivité à l’ère de la robotisation remet ce paradoxe à l’ordre du jour mais y apporte également une certaine réponse. L’étude de Solow repose sur le fait que la technologie constitue un phénomène externe et qu’elle nécessite un temps d’adaptation. Cependant, cette étude ne tient pas compte du rôle joué par l›organisation interne des entreprises. Or, ces dernières années, les entreprises se sont appropriées le progrès technologique et ont incité à son développement. En d’autres termes, nombre d’entreprises ont adapté leur organisation interne au vu des évolutions technologiques en cours ou à venir.

L’étude de ce facteur de réorganisation offre une solution au paradoxe qui vient d’être soulevé. En effet, l’organisation de l’entreprise tenant compte des évolutions technologiques lui permet d’abandonner la logique de la production de masse et, à travers le bon usage des données récoltées par les algorithmes, d’exploiter les informations sur l’évolution de la demande et des exigences des consommateurs – ou des clients – afin de s’orienter vers une optimisation de la production.

Ce nouveau modèle repose donc sur la collecte d’informations en direct afin de répondre directement à la demande des consommateurs. La multiplication des ordinateurs et des connections favorise la récolte et l’analyse des données en temps réel afin d’adapter immédiatement la production aux demandes du consommateur.

Aujourd’hui, nous pouvons donc de plus en plus mesurer l’impact de la technologie des entreprises sur la productivité et sur la croissance. Selon les conclusions d’une étude de la Brookings Institution, les robots industriels constitueraient un moteur substantiel pour la productivité industrielle et la croissance économique35. Cette étude analyse 14 branches d’activité réparties dans 17 pays. L’analyse explique que l’utilisation de la robotique générerait une croissance annuelle de la productivité et du PIB de 0,36 et 0,37 point respectivement36

Cependant, l’influence des développements technologiques et en particulier de la robotisation sur l’économie belge est difficilement mesurable.

Comme nous l’avons vu, en appliquant les résultats de ces études à la Belgique, nous pouvons observer que l’impact sur l’emploi donne des résultats variables. L’étude basée sur les emplois évalue que 39% des emplois disparaitront, alors que l’étude basée sur les tâches évalue l’impact à 7%.

Afin de clarifier la situation, il importe que les entreprises se dotent d’instruments renforçant la transparence sur leurs investissements. Il sera alors plus aisé de percevoir les mouvements que créent les évolutions technologiques, au premier rang desquelles figurent la numérisation et la robotisation, et leur impact sur l’emploi.

Actuellement, ce type d’obligation de transparence n’existe pas. Ainsi, les investissements dans l’innovation et les changements d’organisation de l’entreprise que cela peut entraîner ne sont pas répertoriés. Il convient d’y

34 R. Solow, « A Contribution to the Theory of Economic Growth », The Quarterly Journal of Economics, 1956, Vol. 70, n° 1, pp. 65–94.

», https://www.brookings.edu/blog/the-avenue/2015/04/29/dont-blame-the-ro-

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35 Scott Andes et Mark Muro, « Don’t blame the robots for lost manufacturing jobs bots-for-lost-manufacturing-jobs, consulté le 8 décembre 2017. 36 G. Graetz et G. Michaels, « Robots at Work », publication de la London School of Economics, 27 février 2015.

remédier en établissant une obligation de transparence des entreprises qui investissent dans la robotisation et la numérisation37 (cf. infra).

Par ailleurs, en vue de protéger les consommateurs, il devrait y avoir une certification des algorithmes et de la transparence dans leur utilisation. Ainsi, les robots qui emmagasinent des données sur la clientèle et la production doivent être contrôlés quant à l’utilisation que l’entreprise fait de ces données.

De même, l’utilisation des données des citoyens qui se connectent à des sites web, des réseaux sociaux ou de plateformes impose de penser de nouvelles formes d’obligations pour les sociétés qui les conçoivent, les développent ou les utilisent. Il s’agit notamment de s’assurer que l’utilisateur fournit ses données de manière éclairée, consentie et libre.

4.2. Une cotisation sociale sur la technologie

La robotisation et la numérisation vont permettre une meilleure productivité et de meilleures performances. Elles vont également pourvoir au développement de la croissance économique.

Cependant, la richesse produite par ces évolutions technologiques n’est pas partagée équitablement entre tous les individus. Ces phénomènes creusent les inégalités sociales. Comme le souligne Paul Jorion, « on progresse insensiblement vers une économie que les Américains résument par ‘The winner takes all’ : le vainqueur emporte tout, où un très petit nombre de travailleurs très qualifiés créent une part disproportionnée de la nouvelle richesse créée, tandis que les détenteurs du capital et les propriétaires des robots et des logiciels impliqués se partagent avec ces salariés hyper-qualifiés les bénéfices des nouvelles entreprises innovantes. Parallèlement, le reste de la population se bat pour obtenir un poste mal payé, puisque sa valeur ajoutée est désormais négligeable. »38

L’organisation du travail s’est toujours construite dans un rapport direct et dépendant de la technique et des enjeux scientifiques d’une époque39. Actuellement, le travail se définit comme l’exécution de prestations exprimées en termes d’unité de temps et de lieu. Au travail est associée une rémunération, à laquelle on rattache des droits sociaux40

La numérisation de l’économie nous amène à repenser le modèle du travail mais aussi à repenser le financement du système social en faisant en sorte que la technologie, qui entraine des pertes d’emploi, participe également à garantir les droits sociaux et à garantir la transition vers un modèle en devenir.

Le remplacement de l’homme par la machine robotisée dans les secteurs productifs de biens s’effectue déjà à grande échelle. Prenons par exemple le géant taïwanais Foxconn qui a confirmé le remplacement d’une partie de sa main-d’œuvre par plus d’ un million de robots en trois ans. 300.000 robots ont déjà été introduits dans ses chaînes de production. Les machines robotisées y suppléent les humains pour des tâches courantes telles que l’assemblage, la soudure et la peinture. Foxconn employait jusqu’à 1,2 million d’ouvriers dont la majorité en Chine pour la fabrication des produits Apple, HP, Dell, Nokia ou encore Sony41

37 A. Rouvroy et T. Berns, Gouvernementalité algorithmique et perspectives d’émancipation, Le disparate comme condition d’individuation par la relation ?, Réseaux, 2013/1 (n° 177).

38 P. Jorion, Le robot a gagné, Trends–Tendances, 12 février 2015, disponible sur http://www.pauljorion.com/blog/2015/02/13/trends-tendances-le-robot-a-gagne-jeudi-12fevrier-2015/#more-73126

39 B. Teboul, L’Uberisation, l’automatisation… Le travail, les emplois de la seconde vague du numérique, présenté lors du séminaire G90 , Big data et emploi : Principaux enjeux et conséquences en matière d’emploi (18 au 21 janvier 2016), p. 3.

40 D. Méda, « Introduction », Le travail, Paris, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ?», 2007.

41 Foxconn mise sur les robots plutôt que sur les ouvriers, Le Monde, 27 mai 2016, disponible sur http://www.lemonde.fr/economie/article/2016/05/27/foxconn-mise-sur-lesrobots-plutot-que-sur-les-ouvrier_4927577_3234.html.

Etat de la Question 2017 • IEV 8

La Fédération internationale de la robotique a dressé l’état des lieux de la densité de robots dans chaque pays.

Ce tableau, datant de 2015, mesure la densité de robotisation industrielle par pays. La norme figurant dans ce tableau mesure le rapport entre le nombre de robots industriels de tous types et le nombre de salariés dans les mêmes secteurs. La Belgique présente un ratio de 169 robots industriels pour 10.000 emplois salariés42. La densité moyenne de robots dans le monde s’élève à 69 robots pour 10.000 employés.

En plus des robots, les nouveaux actifs des entreprises sont désormais les données (data), les algorithmes, les flux et les traitements des données. Les ordinateurs et robots constituent l’enveloppe physique qui permet de concrétiser également une automatisation et une numérisation de l’emploi.

Une « cotisation sociale sur la technologie » est une piste sérieuse pour pallier les défis sociaux de la robotisation et la numérisation. Il s’agit de créer une cotisation par un prélèvement assis sur la valeur ajoutée créée par des robots, ordinateurs et services experts (algorithmes, etc.). Ce prélèvement aurait le caractère d’une cotisation sociale, bien qu’il soit perçu sur la partie de l’excédent brut d’exploitation que l’on attribue aux « robots ».

Cette cotisation prend appui sur l’idée que la généralisation de la sécurité sociale exige une participation de tous les facteurs de production à son financement : non seulement du travail, comme c’est le cas actuellement avec le financement par les cotisations sociales, mais aussi du capital (au sens large donc incluant les nouveaux actifs technologiques).

Il s’agirait d’établir un prélèvement social pour les entreprises qui réduisent la part de la masse salariale dans la valeur ajoutée, ainsi que les entreprises hautement capitalistiques.

Dans ce modèle, afin d’éviter les écueils, la cotisation serait calculée sur la somme des salaires et des bénéfices nets soumis à l’impôt sur les sociétés. Ainsi, chacun des acteurs de la production de la valeur ajoutée, le capital comme le travail, participerait à la sécurité sociale. Le calcul des cotisations à la charge des employeurs veillera à diminuer la contribution des entreprises employant beaucoup de main-d’œuvre et à faire participer davantage à la solidarité les machines et les robots destructeurs d’emplois.

Le prélèvement sera versé au budget de la sécurité sociale. Au sein de la sécurité sociale, la cotisation sociale sur la technologie doit servir à assurer la transition économique due à la numérisation et à la robotisation. Autrement dit, elle doit avoir pour vocation d’établir un filet de sécurité pour les personnes qui perdent leur emploi en raison de l’automatisation et servir à leur assurer une transition professionnelle.

Ainsi, les start-up, les petites entreprises, les entreprises de services de proximité seraient moins sollicitées pour financer la solidarité que les multinationales du BEL 20.

Etat de la Question 2017 • IEV 9
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International Federation of robotics, statistics reports 2015, disponible sur https://ifr.org/worldrobotics/

Une sécurité sociale ainsi financée par le travail et le capital ouvrirait la voie à une diminution significative du temps hebdomadaire de travail qui, ajoutée à ce nouveau mode de calcul de la contribution sociale des entreprises encourageant l’emploi, permettrait enfin d’inverser définitivement la courbe du chômage.

Etat de la Question 2017 • IEV 10

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La pauvreté infantile et juvénile en Fédération Wallonie-Bruxelles

Etat des lieux et leviers d’action

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RÉSUMÉ

Aujourd’hui la question de l’impact des technologies sur l’emploi fait l’objet de débats tant au niveau scientifique que politique. L’évolution technologique a toujours appelé à relever de nouveaux défis pour construire les modèles économiques et sociaux. L’analyse des différentes études sur les pertes d’emplois dues à l’évolution technologique ne débouche pas sur une unanimité. Cependant, plusieurs éléments convergents se dégagent de ces études. La technologie aura un impact négatif sur les emplois existants et elle s’implantera à tous les niveaux auprès des travailleurs et des consommateurs. Il y aura donc un état de dépendance face aux technologies.

Le présent Etat de la question de l’IEV met en lumière plusieurs pistes susceptibles de rencontrer les dangers liés à l’automatisation, la robotisation et la numérisation. Premièrement, l’absence de transparence sur les investissements technologiques ne permet pas d’avoir une lisibilité claire de l’impact des technologies sur l’emploi et sur la valeur ajoutée des entreprises. Deuxièmement, cette absence de transparence couplée à des décisions qui visent uniquement à garantir les rendements financiers renforcent les inégalités sociales. Pour les progressistes, il s’impose que l’Etat providence puisse intervenir afin d’assurer la transition. Concrètement, le présent Etat de la question avance l’idée d’une cotisation sociale sur la valeur ajoutée produite par l’utilisation de robots qui remplacent l’homme. Cette cotisation permet directement de prendre en compte l’impact de l’utilisation de la robotisation sur les bénéfices d’une entreprise. La cotisation ainsi conçue doit servir à assurer une couverture sociale et une transition professionnelle à l’ensemble des travailleurs concernés par le basculement technologique.

Téléphone : +32 (0)2 548 32 11

Fax : + 32 (02) 513 20 19

iev@iev.be www.iev.be

Institut Emile Vandervelde Bd de l’Empereur, 13 B-1000 Bruxelles

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