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10. DE LA LOI DEPENALISANT PARTIELLEMENT L’AVORTEMENT A AUJOURD’HUI

Si la loi de 1990 eut inévitablement de nombreuses conséquences pour les femmes, elle eut surtout pour effet de démentir ses détracteurs qui estimaient, à tort, que la loi allait avoir de nombreux effets néfastes. Voici quelques constats proposés par le Centre d’Action Laïque pour la période comprise entre 1993 en 201375 :

Le nombre de femmes belges qui ont avorté à l’étranger (chiffres néerlandais, non repris dans les statistiques belges) a fortement diminué, passant de 2.794 à 681 cas entre 1993 et 2010.

Le nombre d’IVG pour 100 naissances est resté stable : 14 à 15 %.

La loi n’a pas incitée les mineurs à recourir à l’avortement. Le pourcentage d’avortements pratiqués sur des femmes de moins de 20 ans est resté stable en Belgique : 13 à 14 %.

Preuve a été faite que les avortements clandestins augmentent les risques d’infertilité postérieure, contrairement aux avortements sous contrôle médical.

Toujours est-il que, moins de trente ans plus tard, « les opposants n’ont pas disparu, et qu’au contraire, ils sont de plus en plus présents, de plus en plus actifs, de mieux en mieux organisés, et roués à une communication pernicieuse. Sites internet mensongers, évangélistes en charge d’éducation sexuelle dans les écoles, lignes téléphoniques d’urgence noyautées par des anti-IVG, la liste est longue »76

Le danger se fait également sentir au sein du parlement. Par exemple, lors de la formation du gouvernement de 2014, les négociateurs se mettent d’accord pour revoir la législation sur l’enregistrement des enfants mort-nés. Mais en réalité, ce sont des propositions d’octroi d’un statut juridique au fœtus qui sont déposées sur la table de la Commission justice du Parlement. Le Centre d’Action Laïque rappelle qu’« il a fallu alerter sur l’imminence du danger contenu dans cette volonté d’inscrire les embryons et fœtus dans les registres d’État civil, car il s’agit de l’argument fondateur des mouvements anti-IVG. Selon cette logique, si tout embryon est reconnu comme un enfant à naître, l’IVG sera assimilée à un meurtre77 ».

En mars 2016, un collectif de citoyens (Manifeste des 350) publie son propre manifeste pour exiger la dépénalisation totale de l’avortement78. Des personnalités de tous horizons et de toutes professions, dont des mandataires de différents partis politiques, ont été rejointes en quelques jours par des milliers de signataires. L’appel est entendu et différents partis politiques déposent des propositions de loi entre le 10 mai 2016 et le 12 juin 2017 (SP.A, DéFI, PS, Ecolo/Groen, PTB, Open VLD)79. La NV-A et le CD&V, ne voulant pas entendre parler ni d’allongement du délai, ni de dépénalisation complète, closent les débats en Commission de la justice pendant l’été 2017.

La majorité suédoise (MR, Open VLD, N-VA, CD&V), avec le soutien du CDH, signe toutefois peu après la loi d’octobre 2018 « sortant » l’avortement du Code pénal, sans pour autant le dépénaliser80. La loi, présentée par le gouvernement comme une avancée ou un gage de bonne volonté, n’est en fait pas une réelle dépénalisation. Les associations féministes ou de médecins, tout comme plusieurs partis politiques, la décrivent comme un leurre ou une fausse dépénalisation :

Les sanctions pénales sont maintenues (des peines de prison sont toujours possibles), tant pour les femmes que pour les médecins, si l’IVG est pratiquée en dehors des conditions prévues par la loi.

Le délai de 12 semaines de grossesse au-delà duquel l’avortement est interdit, est également maintenu81

75 Voir le site web du Centre d’Action Laïque : https://www.laicite.be/app/uploads/2013/02/droit-a-l-avortement-en-belgique-etat-des-lieux-2013.pdf

76 Sylvie Lausberg, op. cit., p. 25.

77 Sylvie Lausberg, op. cit., p. 24.

78 Voir le site web du Manifeste des 350 : http://www.manifestedes350.be/

79 Voir le tableau comparatif proposé par le Centre d’action laïque (Sylvie Lausberg, op. cit., pp.26 et 27 : https://www.laicite.be/app/uploads/2017/09/l-avortementet-le-code-penal-en-belgique-1867-2017.pdf

80 Les articles 348 et suivants sont abrogés et remplacés par la loi du 15/10/2018.

81 La notion d’état de détresse pour la femme n’est par contre plus exigée pour recourir à un avortement. Pour des raisons médicales urgentes, le délai de 12 semaines pourrait être prolongé de quelques jours.

Le délai de réflexion de six jours, préalable à toute intervention, est également maintenu.

Estimant qu’il est possible d’aller plus loin, différents partis (PS, Spa, Ecolo-Groen, Défi, PTB, Open VLD) déposent ensuite cinq propositions, qui diffèrent en plusieurs points :

Seuls le PS, le PTB et Défi proposent une dépénalisation totale. A savoir la suppression des sanctions pénales tant pour les femmes que pour les médecins si l’avortement se réalise hors du cadre prévu par la loi. Pour ces partis, l’avortement doit être considéré exclusivement comme un acte médical, qui répond au prescrit de la loi relative aux droits du patient.

La proposition d’Ecolo-Groen ne prévoit, elle, que la suppression des sanctions pour les femmes mais pas pour les médecins.

La proposition de l’Open VLD n’envisage, de son côté, aucune suppression de sanctions pénales.

Ces propositions permettent de rapprocher la Belgique des délais pratiqués dans quelques pays européens. Une des intentions est en effet d’uniformiser le droit belge par rapport aux pays étrangers, quand on sait qu’entre 500 et 1.000 femmes belges se rendent encore chaque année dans un pays voisin pour se faire avorter. Par exemple, la proposition du PS de prolonger le délai pour pouvoir avorter n’est pas un cas unique en Europe. En effet, même si le délai de rigueur reste dans la toute grande majorité des cas maintenu à 12 semaines dans les pays européens, il est de 22 semaines aux Pays-Bas, 24 semaines en Grande-Bretagne, 18 semaines en Suède et 14 semaines en Autriche et en Finlande.

11. LA NOUVELLE PROPOSITION DE LOI

Suite aux élections de mai 2019, les députées de huit partis (PS, SP.A, Ecolo, Groen, MR, Open VLD, DéFI et PTB82) se sont accordées sur des amendements à faire sur la proposition de loi du PS83. Le moment est opportun, le gouvernement est en affaires courantes et le parlement dispose d’une « fenêtre de tir favorable », avant que des négociations gouvernementales ne commencent. Les amendements sont adoptés le 27 novembre 2019 en première lecture en commission justice de la Chambre.

La proposition amendée va plus loin qu’une « simple » dépénalisation de l’avortement. Elle vise en plus à éliminer les éléments culpabilisants encore énumérés dans la loi de 1990 : le délai dans lequel un avortement peut être pratiqué est prolongé à 18 semaines après la conception, au lieu de 12 semaines actuellement.

Le délai de réflexion imposé à la femme après la première consultation est réduit à 48 heures, au lieu de 6 jours actuellement.

Les dispositions du Code pénal qui incriminent la publicité, la vente ou la fabrication de moyens quelconques pour pratiquer l’avortement sont supprimées.

La sanction du délit d’entrave est étendue. « Mettre les femmes dans l’impossibilité d’accéder à un établissement de soins qui pratique des interruptions de grossesse en diffusant des fausses informations ou en dissimulant des informations, par exemple, est érigé en infraction au même titre que d’empêcher physiquement quelqu’un d’accéder à ce genre d’établissements84 » .

Des précisions sont également apportées, notamment pour imposer au médecin qui ne souhaite pas pratiquer une IVG de diriger la patiente vers un confrère, un centre ou un hôpital qui la pratique.

83 Voir la proposition de loi d’Eliane du 16/07/2019 : https://www.lachambre.be/FLWB/PDF/55/0158/55K0158001.pdf

84 Voir la proposition de loi d’Eliane Tillieux du 16/07/2019: https://www.lachambre.be/FLWB/PDF/55/0158/55K0158001.pdf

Les clauses de conscience collective sont par ailleurs interdites. Dès lors qu’une telle clause s’applique à toute une institution, elle aurait alors pour effet de priver l’ensemble des soignants de leur droit subjectif de conscience, estiment les auteures.

Les auteures veulent également que l’interruption volontaire de grossesse soit désormais considérée comme un acte médical à part entière. Il sera donc inscrit dans la loi sur les droits des patients et les sanctions pénales en cas de non-respect de la loi, à moins d’un avortement contraint, sont supprimées, aussi bien pour les femmes que pour les médecins. Les députées estiment en effet qu’il n’y a aucune raison de maintenir des sanctions pénales spécifiques à l’encontre des médecins qui agissent pour ces actes médicaux avec la même conscience professionnelle que lorsqu’ils accomplissent tout autre acte médical.

Les partis opposés au projet de loi (CDH, CD&V, Vlaams Belang et NVA) font tout pour retarder le vote de la loi. Le CD&V a déjà annoncé qu’il demandait une deuxième lecture du texte. Cette procédure prendra deux semaines. C’est seulement à ce moment-là que l’ensemble du texte pourra être voté en Commission justice, avant d’être transféré en plénière. A ce moment-là, CD&V, N-VA et Vlaams Belang ont déjà annoncé qu’ils demanderaient un avis au Conseil d’Etat. Cet avis devrait prendre un à deux mois. Pour être adoptée en plénière, la proposition de loi devra recueillir l’adhésion de plus de la moitié des députés présents (76 si l’hémicycle est complet)85

12. LES ARGUMENTS DES OPPOSANTS A CETTE LOI

Les arguments des opposants à cette loi sont nombreux et variables en fonction des partis qui les défendent.

Les opposants à la loi estiment qu’elle ne permettra plus de sanctionner les avortements non réglementaires. Selon Catherine Fonck (cdH): « une loi sans sanction est une loi sans balises ou avec des balises que l’on ne veut guère faire respecter86 ». Cette théorie est rejetée par les partisans de la loi qui estiment que le droit commun continuera de s’appliquer et que le médecin qui pratique un avortement illégal sera toujours passible de sanctions disciplinaires : la déontologie des médecins et les recours qui existent déjà en dehors d’une loi spécifique, au civil et au pénal suffisent (poursuites pour coups et blessures par exemple).

Le CD&V a annoncé qu’il épuiserait tous les moyens parlementaires pour s’opposer au projet de loi. Joachim Coens, alors candidat président du parti, a annoncé malgré tout que sa formation mettrait ce point sur la table des négociations d’un gouvernement s’il était élu87. Le parti évoque aussi les risque d’avortements fondés sur le sexe de l’enfant à naître, à partir du moment où cette donnée est connue.

La NVA s’oppose principalement au délai de 18 semaines. La députée Valérie Van Peel déclare à la presse qu’elle estime que « l’avortement sera beaucoup plus difficile physiquement et psychologiquement, et que le fœtus sera bien plus formé et se rapprochera du seuil de viabilité »88

Si le projet de loi parvient à franchir tous les obstacles posés par les partis qui y sont opposés, la loi ne pourra être définitivement votée que dans le courant des mois de janvier ou février 2020.

13. CONCLUSIONS

L’avortement est resté un sujet politique tabou dans la société belge jusqu’à l’arrestation du docteur Peers en 1973. L’affaire Peers a pour effet immédiat de provoquer une forte mobilisation provenant de tous les secteurs progressistes, forçant les partis politiques à sortir de leur réserve. Les analyses de l’histoire de ce dossier montrent que le Parti Socialiste est le premier parti à déposer un projet de loi en la matière, à manifester, puis à demander une dépénalisation complète de l’avortement.

85 Les huit partis favorables au projet de loi comptent 90 députés au total.

86 Dépêche Belga, 27/11/2019.

87 La députée Els Van Hoof a quant à elle rappelé dans une tribune libre publiée par De Standaard pourquoi son parti s’opposait au texte qui n’aura pas de majorité du côté néerlandophone. « Une modification rapide et irréfléchie de la récente loi se fera sans le CD&V et nous épuiserons tous les moyens parlementaires pour l’argumenter », avertit la députée.

88 Dépêche Belga, 27/11/2019.

L’avortement devient toutefois un sujet « hors compromis » et ne peut faire l’objet de discussions qu’au sein du Parlement, de manière à préserver l’existence des coalitions gouvernementales. Chaque nouvelle proposition pour régler la question de l’avortement se heurte à des frictions entre coalitions libérales et sociale-chrétiennes d’un côté, socialistes de l’autre. Les socialistes, demandant des mesures radicales (comme la dépénalisation complète), bloquent de leurs côtés, les propositions « restrictives » des autres partis, afin de protéger la situation de fait développée par l’action des centres extrahospitaliers pratiquant l’avortement de manière illégale.

L’impossibilité de trouver un nouveau cadre juridique oblige en même temps les juges à dépendre d’une loi de 1867, appliquée de manière inégale d’une province à l’autre en Belgique.

Il faut attendre la clairvoyance de sénateurs comme Roger Lallemand (PS) et Lucienne Hermann-Michielsens (PVV) pour atténuer les revendications de chacun afin d’obtenir le 19 avril 1986 un premier accord avec les autres partis. Si la loi de 1990 constitue un accord acceptable aux yeux des associations féminines et citoyennes, militant depuis des décennies pour obtenir un cadre juridique protégeant la santé et la liberté de décision des femmes, il ne faut pas oublier qu’elle n’est à l’époque qu’un compromis temporaire aux yeux des militants pour l’avortement. Le nouveau projet de loi devra, espérons-le, pouvoir enfin sortir l’avortement du code pénal.

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