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5. L’ENLISEMENT POLITIQUE SUITE A LA « TREVE » DES

POURSUITES JURIDIQUES (1973-1978)

Soucieux d’apaiser l’importance des revendications, le Premier ministre Léo Tindemans, social-chrétien flamand, annonce, dans sa déclaration gouvernementale d’avril 1974, la création d’une « Commission Nationale pour les Problèmes Ethiques »28. Il demande parallèlement une trêve parlementaire pendant toute la durée des travaux de la commission, qui dureront deux ans (1974-1976), empêchant donc toute nouvelle initiative législative (sa composition est en outre vivement critiquée par les milieux progressistes29). Malgré cette esquisse de solution et malgré le désir du gouvernement de mettre en veilleuse la question de l’avortement, le sénateur socialiste Pierson dépose le 15 mai 1974 une nouvelle proposition de loi, en tous points similaires à celle qu’il avait déposée sous le gouvernement précédent. Mais cette proposition n’est suivie d’aucun vote : « en effet, un débat à ce propos risquait à tous moments de remettre en cause une majorité qui était déjà des plus précaires »30 .

Le ministre libéral de la Justice, Herman Vanderpoorten, obtient, en juin 1974, des procureurs généraux des cinq arrondissements judiciaires du pays un moratoire d’une durée de quatre ans en matière de poursuites pour faits d’avortement.

Le 26 juin 1976, la Commission d’éthique remet un avis partagé : treize membres se prononcent pour la modification de la loi, douze contre. La commission était censée produire un seul rapport, mais elle va produire un rapport majoritaire et une note de minorité, note qui refuse toute avancée sur l’interruption volontaire de grossesse. L’impasse gouvernementale demeure tandis que de nombreuses femmes et autant d’associations descendent dans la rue. La même année, les comités de dépénalisation de l’avortement, dits « comités Peers », sont créés dans le but d’aider les femmes qui ont subi un avortement, mais aussi de provoquer une réaction des pouvoirs publics et des milieux médicaux.

A partir de 1977 (Gouvernement Tindemans II), les gouvernements successifs décident de retirer la question de l’avortement au moment des formations des coalitions gouvernementales31, tandis que les gouvernements constitués renoncent à tout projet en la matière et laissent l’initiative au Parlement. L’avortement devient ainsi un sujet « hors compromis », de manière à préserver l’existence des coalitions gouvernementales32

Cette « stratégie » va de pair avec celle des sociaux-chrétiens, qui adoptent dès 1974 une politique de nondécision en s’opposant au dépôt de tout projet de loi en matière d’avortement, et en « globalisant » ce dossier avec d’autres questions connexes, telles l’adoption ou l’anonymat de la mère33. Le seul « gage de bonne volonté » des sociaux-chrétiens est constitué par l’acceptation de l’abrogation en 1973 de la loi Carton de Wiart concernant la publicité des moyens contraceptifs.

La question de l’avortement fait l’objet de nombreux débats aux Parlement et l’immobilisme des sociaux-chrétiens incite différents partis à déposer des projets de loi. Les libéraux, plutôt divisés entre leur aile francophone et néerlandophone, déposent tout d’abord des projets de loi34 assez restrictifs (laissant l’avortement punissable), puis, prévoient la suspension des articles punissant le corps médical (à condition que l’avortement ait lieu en milieu hospitalier). Les petits partis (FDF35 et PCB36) vont plus loin et déposent des projets de lois demandant la dépénalisation partielle de l’avortement endéans les 12 semaines37. Les socialistes déposent en cinq ans, de juillet 1977 à mars 1982, six propositions de loi visant, soit à modifier la législation relative à l’avortement, soit à

28 Cette commission est créée par arrêté royal le 13/12/1974 et installée le 23/01/1973.

29 Les milieux progressistes estimaient que la commission était trop « technocratique » et que la majorité des personnalités présentes étaient loin de présenter un courant novateur (manque de représentants des organisations sociales, composition unique d’universitaires éloignés de la vie quotidienne). Sources : Gisèle Barbier, op. cit., p. 7.

30 Gisèle barbier, op. cit., p. 8.

31 Sortir l’avortement du code pénal belge. Actes des colloques, Centre d’Action Laïque, Bruxelles, 2017-2018, p. 25. Voir le document disponible sur internet : https://www.laicite.be/app/uploads/2018/01/sortir-l-avortement-du-code-penal-actes-des-colloques-2018.pdf

32 Berengère Marquès-Pereira, L’interruption volontaire de grossesse: un processus de politisation 1970-1981 (II), op. cit., pp. 2-6.

33 Eliane Gubin, Avortement. In : Encyclopédie d’histoire des femmes (Belgique XIX-XXèmes siècles), Racine, Bruxelles, 2018, pp. 55-59.

34 Proposition de loi J. Pede du 20/01/1977, proposition de loi Herman-Michielsens du 11/01/1978, proposition de loi Risopoulos du 29/06/1978, proposition de loi Herman-Michielsens du 20/03/1981 suspendre les poursuites et/ou les articles du code en attendant une réforme de la législation. Pris en considération, les textes sont toutefois considérés comme trop radicaux aux yeux de la majorité, et systématiquement rejetés38 :

35 Le FDF dépose des projets de loi, fruits d’initiatives personnelles, proposant la dépénalisation partielle de l’avortement : proposition Payfa déposée au Sénat le 11/05/1979, proposition Risopoulos rejetée par la Commission justice de la Chambre le 24/06/1981.

36 Les communistes déposent trois projets de lois entre 1977 et 1981 : proposition de loi Levaux et Van Geyt en 1978, proposition de loi Dinant du 05/03/1981, proposition de loi Renard-Dussart du 23/04/1981.

37 B. Marques-Pereira, L’interruption volontaire de grossesse : un processus de politisation 1970-1981 (II), op. cit., pp. 36-38.

La proposition de loi Pierson (PSB) du 7 juillet 1977 (identique à celles des 7 novembre 1973 et 15 mai 1974)39

La proposition Detiège (BSP)-Brenez (PSB)-Adriaensens (BSP), déposée le 8 décembre 1977, propose la dépénalisation totale de l’avortement. Cette proposition provient en réalité du Centre d’Action Laïque40

La proposition de loi Lallemand (PS) et Payfa (FDF), déposée le 10 avril 1979, demande de suspendre les articles incriminés du code pénal pour trois ans afin de reconnaître et permettre la liberté de décision de la femme.

La proposition Detiège (SP)-Adriaensens (SP)-Brenez (SP) déposée le 16 mai 197941, « prise en considération » par la Chambre le 19 février 198142

La proposition Lallemand (PS)-Delmotte (PS)-Wijninckx (SP), déposée le 17 mars 1981, demandant la dépénalisation des actes médicaux.

La proposition Detiège (SP), rejetée par la Chambre le 4 mars 1982, vise à suspendre pendant deux ans les articles du Code pénal relatifs à l’avortement43.

Un changement s’opère lors des élections législatives du 17 décembre 1978. Le programme présenté par le Parti Socialiste mentionne clairement et pour la première fois, une volonté de dépénalisation. Le texte s’inspire en fait directement du manifeste du Groupe d’Action des Centres Extrahospitaliers Pratiquant l’Avortement (GACEHPA)44

« Il [le PS] considère (…) qu’il appartient à la femme et à elle seule, de prendre une décision (…), le recours à l’avortement doit résulter d’un choix qui relève de la conscience de chaque intéressée. C’est pourquoi il réclame la dépénalisation de l’avortement. L’interruption volontaire de grossesse doit être considérée comme un acte d’exercice de l’art médical et remboursé par la sécurité sociale »45. Les propositions de loi du PS se radicalisent et sont plutôt le fruit d’initiatives personnelles. Le remplacement au Sénat de Marc-Antoine Pierson par Roger Lallemand, un avocat soutenant depuis longtemps l’action des centres extrahospitaliers, marque l’influence croissante des femmes et des associations pour l’avortement au sein du Parti Socialiste46

Notons que le PS et le Parti Communiste sont les premiers partis politiques à prendre part à des manifestations pour le droit à l’avortement lors de la Journée d’Action Internationale pour la Contraception et l’Avortement le 31 mars 197947.

6. LA MOBILISATION CITOYENNE CONTINUE

En 1975, des centres extrahospitaliers commencent à pratiquer ouvertement des avortements « dans le but de provoquer une réaction des pouvoirs publics, du corps médical et de l’opinion publique, et de faire avancer ainsi les choses au niveau juridique »48. La création de ces centres provient d’un mouvement de désobéissance civile se basant sur deux postulats : l’émancipation de la femme et la santé publique. La première initiative provient du centre de planning « Aimer à l’ULB »49 en 1975. L’objectif est de combattre l’avortement clandestin et de permettre une prise en charge plus intime que dans un hôpital. Les plannings familiaux, réunis au sein de la FBPFES50, commencent alors à distribuer des brochures donnant des conseils aux femmes souhaitant se faire avorter, puis

38 Marie De Patoul, L’avortement en Belgique, Ecole Ouvrière Supérieure, Bruxelles, 1981, p. 15.

39 B. Marques-Pereira, L’interruption volontaire de grossesse : un processus de politisation 1970-1981 (II), op. cit., p. 33.

40 Morale Laïque, Fédération des Amis de la Morale Laïque, n°167, Bruxelles, 2010, p. 7.

41 Gouvernement Martens I.

42 B. Marques-Pereira, L’interruption volontaire de grossesse : un processus de politisation 1970-1981 (I), op. cit., p. 29. Ce projet est l’un des plus radicaux à l’époque. Il considère « qu’à notre époque, il n’est plus admissible d’instaurer un nouveau régime qui considère la femme comme légalement incapable et de lui imposer une décision, après que son problème, quand même très personnel, aura été discuté, examiné, et apprécié par d’autres, selon des critères qui ne sont pas les siens ? ».

43 Xavier Mabille, Le débat politique d’avril 1990 sur la sanction et la promulgation de la loi. In : Courrier hebdomadaire du CRISP, n°1275, Bruxelles, 1990, p. 22.

44 B. Marques-Pereira, L’interruption volontaire de grossesse : un processus de politisation

45 Programme du Parti Socialiste, 17/12/1978, pp. 68-70.

1970-1981 (II), op. cit., p. 35.

46 B. Marques-Pereira, L’interruption volontaire de grossesse : un processus de politisation 1970-1981 (II), op. cit., p. 35.

47 Fanny Filosof, L’avortement aujourd’hui en Belgique. In : Chronique féministe, n°46, Bruxelles, 12/1992-01/1993. Article cité dans Chronique féministe, n°105, 2010, p. 23.

48 Sylvie Lausberg, L’avortement et le code pénal en Belgique, 1867-2017, Centre d’Action Laïque, Bruxelles, 2017, p. 14. Ce dernier ouvrage cite une brochure du GACEHPA (La pratique de l’avortement en Belgique, 1981).

49 Le centre s’appelait à l’époque Information et Orientation du Couple progressivement, prennent le risque de pratiquer des avortements en milieu non hospitalier. Les centres flamands, favorables à une dépénalisation de l’avortement, orientent quant à eux les demandes d’avortement vers les PaysBas51, l’Angleterre, ou vers les centres francophones52. Le CEVO, premier centre flamand opérant en milieu extrahospitalier, n’est créé qu’en 1980.

50 Fédération Belge pour le Planning Familial et l’Education Sexuelle.

Une des conséquences directes de la création de ces centres est non seulement de pouvoir donner des chiffres précis sur les motivations des femmes à avorter (et démontrer que les avortements sont essentiellement liés à des raisons socio-économiques), et aussi de pouvoir quantifier avec plus de précision le nombre d’avortements en Belgique et à l’étranger53. Toujours est-il que le nombre d’hospitalisations, liées à des avortements clandestins, diminue drastiquement54

7. LA REACTION DES AUTORITES JUDICIAIRES

Le conflit se radicalise avec les autorités judiciaires à partir de 1978, lorsque des centres hospitaliers et des hôpitaux universitaires laïques revendiquent publiquement pratiquer des avortements. Ces « actions » contribuent à établir une situation de fait que ne peuvent plus ignorer ni le pouvoir politique, ni le pouvoir judiciaire. Une telle situation amène certains parquets à rompre la trêve et à reprendre les poursuites judiciaires en 1976, 1978 et 1981.

Révoltés par ce retour en arrière, les mouvements contre l’avortement s’organisent et demandent publiquement le développement d’une pratique, certes illégale, mais non plus clandestine :

En 1978, le Comité pour la Suspension des Poursuites judiciaires est créé, par Monique Rifflet et Monique Van Tiechelen.

Les Comités pour la Dépénalisation de l’Avortement élaborent un manifeste. Par leur souscription, les signataires s’engagent à soutenir toute proposition de loi visant à dépénaliser l’avortement.

Crée en 1979, le Groupe d’Action des Centres d’extrahospitaliers pratiquant l’Avortement (GACEHPA55), se donne pour but d’offrir la protection des médecins poursuivis par la justice.

Lorsque, le 23 janvier 1981, Victor van Hosté, procureur général près de la Cour d’Appel de Bruxelles, annonce à Philippe Moureaux, ministre de la Justice, sa volonté de reprendre les poursuites, le Bureau du PS s’insurge et se déclare solidaire des femmes et médecins traduits devant les hôpitaux.

L’immobilisme des organes législatifs et exécutifs en matière d’avortement oblige les cours et tribunaux à prendre des mesures impopulaires. Les juges, tenus au respect de la loi, continuent à organiser la répression en se basant sur l’argument inhérent au principe de la séparation des pouvoirs d’un Etat de droit selon lequel le débat éthique ne concerne en rien la sphère judiciaire. Les condamnations sont nombreuses, médiatisées, et se terminent souvent par des acquittements.56

51 De nombreux centres pour avortements se situaient près des frontières étant donné que 70 % des femmes avortées aux Pays-Bas étaient étrangères. De manière assez paradoxale, si les Pays-Bas interdisaient totalement l’avortement, les juridictions ne poursuivaient plus les avortements depuis 1953, lorsque ceux-ci étaient pratiqués par le corps médical. L’avortement est légalisé aux Pays-Bas en 1981.

52 Gisèle Barbier, op. cit., p. 26.

53 On dénombre en 1979 : 3.000 avortements en hôpitaux, 3.800 en centres extrahospitaliers, 7.950 à l’étranger.

54 Le nombre d’hospitalisation à l’hôpital Saint-Pierre à Bruxelles passe, à titre d’exemple, de 120 unités par an en 1969, à 5 en 1979. Source : Note de la Commission (francophone) des Femmes-interpartis. Fonds des Archives Viviane Jacobs, IEV, boîte n°2.

55 Voir le site internet du GACEHPA : http://www.gacehpa.be/index.php/histoire

56 En 1982, par exemple, 28 inculpés dont 13 médecins et une psychologue sont poursuivis au cours du procès du docteur Hubinont. La plupart des femmes et des personnes qui ont aidé à un avortement obtiennent la suspension du prononcé pendant un an. Quant au docteur P.O. Hubinont, il est condamné, le 10 janvier 1983, à 18 mois de prison avec sursis de trois ans. Au même moment, Jean-Jacques Amy, chef du service de gynécologie de l’Academische Ziekenhuis de la Vrije Universiteit Brussel, est condamné à 4 mois de prison avec sursis. Finalement, six mois plus tard, le 30 juin 1983, la cour d’appel de Bruxelles acquitte les professeurs P.O. Hubinont et J. J. Amy, ainsi que dix-sept autres médecins, collaborateurs paramédicaux et parents. Si les peines sont relativement légères et toujours prononcées avec sursis, les femmes n’ont toujours pas leur mot à dire, elles dépendant toujours d’une société que l’on peut qualifier de patriarcale. C’est le règne de l’arbitraire. Voir : Sylvie Lausberg, L’avortement et le code pénal en Belgique, 1867-2017, Centre d’Action laïque, Bruxelles, 2017, p. 14.

C’est pourtant grâce aux actions menées au sein des tribunaux que les premiers changements apparaîtront. La résistance des associations féministes et, entre autre le GACEHPA, vont se structurer pour organiser la défense des prévenus et accusés et ainsi amener le débat politique dans la sphère judiciaire.

8. VERS UN COMPROMIS

Malgré les premières initiatives politiques pour dépénaliser l’avortement, il continue de faire l’objet d’un blackout politique tout au long des années 1980. Les « familles chrétiennes » bloquent la légalisation de l’avortement pendant toute la durée des gouvernements Martens-Gol, alors que 90 % de la population belge y est favorable57 Acceptant tacitement cette position, la « famille » libérale fait preuve d’une certaine ambigüité. Si certaines factions du PRL militent pour la légalisation de l’avortement, la majorité du parti préfère « donner un gage en matière éthique » à la famille chrétienne… en échange d’une alliance sur la stratégie socio-économique de droite58

Si la « stratégie de non décision » de la majorité sociale-chrétienne (néerlandophone principalement) est souvent pointée du doigt, le blocage s’explique également en fonction des alliances politiques du moment (linguistiques et communautaires notamment), sans considérations philosophiques et éthiques par rapport à la question de l’avortement. Chaque nouvelle proposition pour régler la question de l’avortement se heurte à des frictions entre coalitions libérales et sociale-chrétiennes d’un côté, socialistes de l’autre.

Les socialistes, demandant des mesures radicales (comme la dépénalisation complète), bloquent de leurs côtés, les propositions « restrictives » des autres partis, afin de protéger la situation de fait développée par l’action des centres extrahospitaliers. Si cette mesure est positive pour les centres hospitaliers, elle empêche toutefois toute nouvelle proposition de loi59

Progressivement, un rapprochement des positions des libéraux (le PVV principalement60) vers les socialistes va s’opérer. Les socialistes atténuent leurs revendications pour parvenir à un compromis, en abandonnant la revendication du retrait total de l’avortement du Code pénal et en acceptant l’idée de délais différenciés. « Quant aux libéraux, ils s’accordent pour accepter la pratique médicale dont font preuve les centres extrahospitaliers et reconnaitre l’autonomie de décision des femmes »61

Ce rapprochement socialiste-libéral prend forme le 19 avril 1986 lorsque la proposition de loi, élaborée conjointement par Lucienne Hermann-Michielsens (PVV) et Roger Lallemand (PS) est acceptée en discussion au Sénat62

« Face à cette proposition, la résistance socio-chrétienne s’organise autour de deux propositions donnant à l’enfant à naître la personnalité juridique dès sa conception. Cependant, ces propositions n’aboutiront pas et l’on commence à observer l’apparition de fissures au sein du clan catholique, entre francophones et néerlandophones, entre PSC et CVP »63. En effet, le CVP, de même que le Vlaams Blok voteront unanimement contre la loi, tandis que les votes du PSC à la Chambre et au Sénat, seront caractérisés par cinq abstentions64

9. LA LOI DE 1990 ET L’INTERVENTION DU ROI BAUDOUIN

Le projet de loi Lallemand-Hermann-Michielsens est finalement voté au Sénat et à la Chambre avec une majorité confortable. La loi passe ensuite le cap du vote du gouvernement le 3 avril 1990, même s’il ne recouvre pas la même majorité.

57 Carine Jansen., Dépénalisation de l’avortement - vingt an après In : Socialisme, 1988, n°207, p. 177.

58 B. Marques-Pereira, L’interruption volontaire de grossesse. In : Courrier hebdomadaire du CRISP, n°1127, Bruxelles, 1986, p. 14.

59 B. Marques-Pereira, L’interruption volontaire de grossesse : un processus de politisation 1970-1981 (II). In : Courrier hebdomadaire du CRISP, n°930-931, Bruxelles, 1981, p. 39.

60 Xavier Mabille, Le débat politique d’avril 1990 sur la sanction et la promulgation de la loi. In : Courrier hebdomadaire du CRISP, n°1275, Bruxelles, 1990, p. 22.

61 Sylvie Lausberg, op. cit., p. 14.

62 La loi est contresignée par Robert Henrion (PRL), Monique Rifflet (PS), Jos Wijninckx et Paul Pater (SP), J.-F. Vaes (Ecolo), Magda Alvoet (Agalev) et Jacques Lepaffe (FDF). Elle est examinée entre le 26/11/1986 et le 07/07/1987 au cours de 17 réunions réunies des commissions Justice et Santé publique et de l’environnement. Par suite de la dissolution des chambres le 08/11/1987, l’examen de la proposition est interrompu. Sources : Xavier Mabille, Le débat politique d’avril 1990 sur la sanction et la promulgation de la loi. In : Courrier hebdomadaire du CRISP, n°1275, Bruxelles, 1990, p. 5.

63 Marie-Noëlle Coetsier, op. cit., p. 6.

64 Xavier Mabille, Le débat politique d’avril 1990 sur la sanction et la promulgation de la loi, op. cit., p. 14.

La loi a fait l’objet de nombreuses concessions de la part des socialistes, des libéraux et des associations défendant l’avortement. Des amendements, aujourd’hui remis en cause, sont toutefois adoptés afin de contenter l’opposition :

Le délai pour pratiquer un avortement est revu à la baisse, passant de 15 semaines de grossesse, comme le prévoyait la proposition de loi, à 12 semaines65 (soit 14 semaines d’aménorrhées)66

Un amendement impose également la notion de « détresse » comme condition pour pouvoir avorter, comme si la détermination d’une femme à avorter était illogique67. L’amendement maintient dès lors le déni d’autonomie de décision des femmes. Autre fait marquant, le personnel médical pratiquant les avortements est obligé, selon la loi, de porter à la connaissance de la femme enceinte qu’elle peut bénéficier d’aides sociales si elle « garde son enfant », ou même le confier à l’adoption. L’avortement est par conséquent considéré comme la pire des solutions.

Un délai de six jours est exigé entre la prise de contact avec le médecin et l’avortement proprement dit, comme si la femme demandait un acte irréfléchi. Le recours à l’IVG reste par conséquent marqué par la culpabilisation des femmes.

L’article 2 de la loi stipule encore l’obligation faite au médecin « d’informer la femme des risques médicaux actuels ou futurs qu’elle encourt suite à une IVG »… Alors qu’il n’y a pas de réelle base scientifique à cette affirmation68

La loi reste dans une logique de répression pénale envers les équipes médicales et les femmes. Si l’ensemble des conditions de la dépénalisation partielle ne sont pas respectées, les sanctions prévues peuvent aller d’une amende et d’un emprisonnement de trois mois à un an pour le médecin, et d’une amende et d’un emprisonnement d’un mois à un an pour la femme.

L’avortement est toujours, sous le regard du droit, inscrit dans le Code pénal comme « délit contre l’ordre des familles et la moralité publique »69. Cette notion indique qu’il s’agit toujours, dans l’esprit du législateur, d’une question morale et non d’une question de santé publique.

Enfin, une Commission Nationale d’Evaluation, devant rendre rapport tous les deux ans au Sénat, est imposée et installée le 2 septembre 199170. Issue de la volonté des sociaux-chrétiens francophones, l’intention est de pouvoir, le cas échéant, dénoncer une hausse spectaculaire des avortements en Belgique (ce qui n’a jamais été le cas). L’utilité de la commission sera remise en cause par le CRISP, notamment, en 200271.

La loi est le fruit d’un compromis rassemblant de nombreux acteurs philosophiques (laïques et catholiques), sociétaux (mouvements féministes et acteurs de la santé), et politiques (sociaux-chrétiens72, libéraux et socialistes). La loi entraîne pourtant une crise politique institutionnelle puisque le roi Baudouin, en « âme et conscience » , refuse de signer ce texte et demande à son premier ministre Wilfried Martens (CVP) de trouver une solution. Le roi Baudouin exprime en effet dans sa lettre au gouvernement du 4 avril 1990 que « ce projet de loi soulève en moi un grave problème de conscience. Je crains en effet qu’il ne soit compris, par une grande partie de la population, comme une autorisation d’avorter durant les 12 premières semaines après la conception »73. Le gouvernement va donc constater son impossibilité de régner pendant 24 heures, signer et promulguer la loi. Wilfried Martens, profondément opposé à la loi, dira plus tard, dans ses mémoires, qu’il a signé la loi à la place du roi pour sauver le gouvernement, mais aussi la monarchie (non sans ajouter que « mener une vie libertine, ne pas mettre de préservatif et recourir ensuite à l’avortement est une attitude indigne d’un être humain »)74

65 Au-delà des 12 semaines de grossesse, il ne s’agit plus d’une interruption de grossesse (IVG), mais bien d’une intervention médicale de grossesse (IMG), soumise à l’accord préalable de deux médecins et exclusivement pratiquée si la santé de la mère et/ou de l’enfant présente(nt) un danger en cas de poursuite de la grossesse.

66 Marie-Noëlle Coetsier, op. cit., pp. 5 et 14.

67 Sylvie Lausberg, op. cit. p. 16.

68 Sylvie Lausberg, op. cit., p. 25.

69 Sylvie Lausberg, op. cit., p. 12.

70 Steve Jacob, Frédéric Varone, La loi du 3 avril 1990 dépénalisant l’interruption volontaire de grossesse. In : L’évaluation des politiques publiques. Six cas au niveau fédéral. In : Courrier hebdomadaire du CRISP, Bruxelles, 2002, n°1764-1765, p. 42.

71 Steve Jacob, Frédéric Varone, La loi du 3 avril 1990 dépénalisant l’interruption volontaire de grossesse. In : L’évaluation des politiques publiques. Six cas au niveau fédéral. In : Courrier hebdomadaire du CRISP, n°1764-1765, Bruxelles, 2002, p. 47.

72 Avec comme chef de file Herman Van Rompuy (CVP, aujourd’hui CD&V).

73 Xavier Mabille, Le débat politique d’avril 1990 sur la sanction et la promulgation de la loi, op. cit., p. 15. Wilfried Martens, Mémoires pour mon pays, Racine, Bruxelles, 2006, p. 187.

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