Quelles solidarité entre les âges dans une société de longévité?-2020

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QUELLE SOLIDARITÉ ENTRE LES ÂGES DANS UNE SOCIÉTÉ DE LONGÉVITÉ ?

DECEMBRE 2020

Benoît ANCIAUX
Introduction 3 1. Les repères chronologiques de l’âge 3 1.1. La division par l’âge ou le calendrier des transitions 3 1.2 La flexibilité du cours de la vie dans la société actuelle 4 2. Le concept de génération 5 2.1. Existe-t-il une « génération de jeunes » ? 5 2.2. Les générations compares dans leur perspective de vie socio-économique 6 3. L’équité intergénérationnelle 8 3.1. Le danger d’une comptabilité par génération 8 3.2. La coopération entre les générations ou le vrai sens de l’équité 9 3.3. Les difficultés du vivre ensemble 11 3.4. La crise liée au Covid-19 : quelles conséquences ? 11 4. Conclusion 12 SOMMAIRE

Introduction

Les conséquences du vieillissement démographique sont abordées le plus souvent sous le seul prisme du financement des systèmes de retraites et des réformes qu’il conviendrait de mener pour assurer leur pérennité.

Aussi importante qu’elle soit, une telle approche du vieillissement est néanmoins très réductrice. Les profondes mutations sociales qui se manifestent depuis plusieurs décennies doivent conduire à un réexamen de nos manières de penser et d’assurer les solidarités entre les âges car, en définitive, la question interpelle directement les fondements mêmes du contrat social qui s’est progressivement construit avec l’avènement de la société industrielle. Ce contrat dit « tacite » entre les générations est fondé sur les « trois temps de vie » (éducation, travail, retraite). Sa gestion segmentée est devenue le mode prévalant d’organisation des réponses publiques aux différents problèmes sociaux. Or, la gestion « par l’âge » n’a pas seulement perdu de sa pertinence dans un contexte de plus en plus marqué par ce qu’on appelle parfois « la nouvelle flexibilité temporelle du cours de la vie ». Elle a aussi engendré des effets pervers qui tendent à opposer les générations entre elles.

Le passage à une gestion décloisonnée, celle qui prend en compte la « diversité des âges », ne va pas de soi car des arbitrages sont inévitables quant aux mécanismes de redistribution qui ont été déployés au fur et à mesure que l’on prenait conscience du défi démographique. La manière dont cette gestion est organisée permet de mesurer le degré d’équité dans les rapports d’obligations morales et matérielles entre les différentes classes d’âge.

1. Les repères chronologiques de l’âge

1.1. La division par l’âge ou le calendrier des transitions

L’édification des systèmes de retraite a contribué, avec d’autres politiques sociales, à institutionnaliser et standardiser le cycle de vie. Il y aurait ainsi « trois âges » auxquels on attribue à chacun une fonction bien précise : la jeunesse (l’éducation), l’âge adulte (le travail) et la vieillesse (la retraite, ce qui sous-entend l’inactivité en échange d’un droit à un revenu de remplacement).

La gestion segmentée par l’âge des populations a peut-être trouvé son point culminant lors du développement de l’Etat-providence1

Le temps du travail est le temps-pivot. C’est lui qui rythme les autres temps sociaux, pas seulement au niveau de l’âge de la fin de l’obligation scolaire ou de l’âge de la retraite mais aussi dans son organisation « interne ». Ainsi, par exemple, dans les nombreuses mesures pour l’emploi et la formation, dans l’évolution des salaires (indirectement via les augmentations barémiques), dans les aménagements de fin de carrière, dans le travail autorisé des pensionnés, etc. Il faut être conscient que les dispositifs d’âge débouchent sur un renforcement des barrières, potentiellement discriminantes, à contresens d’une culture du droit au travail à tout âge 2

Le modèle « ternaire » du cours de la vie a longtemps été un modèle standard réservé aux hommes, considérés comme chefs de famille et « gagne-pain ». Les femmes connaissaient une temporalité différente,

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1 The State and the life course, K. Mayer, U. Schoepflin, Annual Review of sociology, XV, 1989. 2 Le droit au travail à tout âge ne signifie pas pour autant qu’il faille autoriser le cumul intégral d’un revenu de remplacement avec un revenu du travail.

essentiellement tournée vers la sphère domestique. Leur participation à la sphère du travail était partielle, souvent exercée dans le caring3 et ne procurait qu’un revenu d’appoint à celui de l’homme.

1.2. La flexibilité du cours de la vie dans la société actuelle

Depuis de nombreuses années, nous assistons à un enchevêtrement des temps sociaux et donc à une déstandardisation des trajectoires de vie.

Si l’âge n’est plus le marqueur principal du déroulement du cours de la vie, il n’en demeure pas moins que de nombreuses barrières persistent, singulièrement sur le marché du travail (voir ci-dessus, point 1.1).

Toutefois, les transitions sont devenues en quelque sorte plus « réversibles ». Ainsi, par exemple, il n’est plus rare de voir fonder une famille à un âge considéré auparavant comme « tardif », de quitter le toit familial de plus en plus tard (ou d’y retourner), de prendre un congé « thématique », de connaître (ou de subir) des périodes temporaires de chômage (travail à temps partiel, travail intérimaire), de se lancer après 45 ans dans une formation qualifiante, d’exercer une activité bénévole ou rémunérée après l’âge de la pension, etc.

Ce qu’il faut bien comprendre dans ce cours de la vie devenu flexible, c’est que la réponse du politique peine parfois à « sécuriser les trajectoires », à assurer une continuité en dépit de la multiplication d’états changeants (activité/inactivité). En effet, la protection sociale a été conçue à une époque où les risques étaient bien inventoriés et correspondaient très largement au standard des trajectoires de vie de la population. Aujourd’hui, l’indemnisation du risque n’est plus qu’une fonction parmi d’autres assumée par la protection sociale, ses instruments normatifs devant sans cesse s’adapter pour couvrir les multiples transitions qui émaillent les parcours de vie.

Deux facteurs sont à l’origine de ce phénomène de « brouillage » des âges. En premier lieu, les mutations du travail qui sont liées à l’émergence d’une société du savoir, de l’information et des nouvelles technologies (recul du modèle fordiste). Cette évolution contraint à l’acquisition de nouvelles compétences et à des reconversions multiples à tous les âges de la vie active, ce qui rend les itinéraires professionnels beaucoup plus incertains. En second lieu, les transformations démographiques qui concernent surtout l’augmentation de l’espérance de vie à un âge de plus en plus avancé. Les dernières décennies ont vu la conjonction paradoxale entre, d’une part, les progrès de la longévité et, d’autre part, un raccourcissement de la vie de travail qui s’explique par l’insertion plus tardive (et instable) des jeunes et par des formes de retrait précoce du marché du travail4. Sur ce dernier point, notons que les restrictions intervenues ces dernières années en matière de retraite anticipée, de prépensions (RCC) et de chômage5 n’ont pas empêché une explosion très inquiétante des dépenses dans l’incapacité de travail de longue durée. Ce constat doit forcer le débat sur les relations entre santé et travail, avec une attention particulière pour les 55 ans et plus dont le nombre a augmenté dans le régime de l’invalidité de plus de 30% entre 2015 et la seconde moitié de 20206

Cette évolution de la distribution des temps sociaux sur le parcours des âges met évidemment les systèmes de retraite sous pression. Répondre aux défis du vieillissement démographique7 ne doit pas occulter le fait que ce qu’on appelle le « vieillissement actif » n’est pas limité à une question - aussi importante qu’elle soit -

3 Le travail du care reste toujours essentiellement féminin. Voir à ce propos l’Etat de la question, Crise du Covid-19 : vers un nouveau contrat social ? (Juillet 2020).

4 Les travailleurs âgés ont longtemps été confinés dans des statuts durables d’inactivité (« antichambre » à la pension définitive). Ces mesures - dont l’efficacité a été très limitée auprès des jeunes demandeurs d’emploi - ont pourtant été très ancrées dans la société au point d’être considérées comme des « droits acquis ». Certains n’ont pas hésité à parler d’une protection sociale « contre l’emploi ».

5 Suppression des compléments d’ancienneté, disponibilité pour le marché du travail des chômeurs âgés de 60 ans et plus (avec ou sans RCC), …

6 Invalidité : « LeCovidpeutfaireexploserlacasseroleàpressionen2021-2022 ». Evolution du nombre d’invalides en Belgique (2000-2020). Entretien avec François Perl, Directeur général du Service des indemnités de l’INAMI, dans La Libre Belgique du 18 novembre 2020. Toutes branches confondues (invalides INAMI, fonctionnaires, handicapés, accidentés du travail, …), on estime que l’incapacité touche 17 à 18% de la population active (entre 800.000 et 850.000 personnes).

7 Dans son Rapportannuel2020 (9 juillet 2020), le Comité d’études sur le vieillissement (CEV) estime que pour la période 2019-2040 l’évolution des dépenses sociales et du coût budgétaire du vieillissement passeraient de 24,8% à 29,8% du PIB, soit à 5,0 points de pourcentage du PIB).

https://www.conseilsuperieurdesfinances.be/fr/publication/comite-detude-sur-le-vieillissement-rapport-annuel-2020

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de « forces de travail » dans un contexte économique marqué d’ailleurs par des pénuries de main d’œuvre8

A cet égard, l’opinion des travailleurs actifs à l’allongement de la vie professionnelle n’est pas tranchée, mais ce qui indubitablement pose un problème ce sont les conditions et l’intensité de travail)9. Quant au profil du retraité d’aujourd’hui, il n’est plus le même que celui de son prédécesseur. L’allongement de la vie en bonne santé s’accompagne naturellement de nouvelles aspirations : transmission de savoir, acquisition de nouvelles compétences, volontariat pour la collectivité, travail rémunéré, loisirs, choix de la résidence, etc.

2. Le concept de génération

2.1. Existe-t-il une « génération de jeunes » ?

Le concept de « génération » conduit généralement à considérer ceux qui sont nés la même année, critère très insatisfaisant dans la mesure où l’identité sociale des générations n’est jamais immédiate. Il n’existe pas de liens privilégiés dans un groupe défini uniquement par son année de naissance.

La sociologie culturaliste nous apprend que la génération désigne un groupe d’individus relativement contemporains qui se retrouvent autour d’un nœud fédérateur, révélateur de mentalités ou d’aspirations communes. La génération se formerait donc sur des évènements historiques à forte portée symbolique et culturelle. L’exemple le plus frappant est celui de l’année 1968. « Ceux qui avaient vingt ans en 1968 » étaient donc supposés former une « génération », éprise de libertés et soudée par des revendications communes, même si le mouvement ne se résumait pas aux « jeunes » au sens étroit de personnes âgées de 18 à 25 ans.

Pour adhérer à cette lecture, on se heurte pourtant à des obstacles. Des facteurs objectifs sociologiquement structurants tels que l’origine sociale, les conditions culturelles et réelles d’apprentissage (soit les chances d’accès à un diplôme) ou encore l’emploi/le chômage sont généralement négligés. La question de l’homogénéité (réelle ou supposée) de la génération qui eut vingt ans en 1968 n’est pas l’objet de la question ici, mais elle forcerait la comparaison au regard d’un certain état de fragmentation sociale et culturelle des jeunes d’aujourd’hui. Par conséquent, affirmer que ces derniers forment une « génération » ne serait pas adéquat d’un point de vue culturaliste.

Cette lecture10 - fort pessimiste - date des années ‘2000 et nous pensons qu’elle doit être revue en fonction d’une nouvelle dynamique dont l’avenir nous dira en quoi elle est structurante. Dans un article paru dans La LibreBelgique du 9 novembre 2020, l’auteur part du constat que l’Europe est confrontée à une triple crise (économique, climatique et géopolitique). Dans le contexte du Covid-19 marqué par un temps de clôture inédit, « Comment imaginer que cette année de réclusion passée dans l’appréhension et le questionnement n’imprégnera pas les consciences, les aspirations et les valeurs ? (…). Comment imaginer que dans une partie de la jeunesse, la plus généreuse, la gravité et la raison critique ne gagnent du terrain, récusant la pensée unique et recréant ainsi un contexte psychologique propice à des choix collectifs audacieux au niveau européen ? »11

8 La prolongation de la vie au travail est l’instrument privilégié par l’OCDE et la Commission européenne pour répondre aux défis financiers des systèmes de retraite.

9 Lors d’une enquête parue dans Le Soir du 12 juin 2018, il apparaît que les travailleurs ne sont pas hostiles à travailler plus longtemps mais en échange d’une moindre intensité de travail. Toutefois, selon eux, l’âge idéal de la retraite serait en moyenne de 63,3 ans.

10 Lasolidaritégénérationnelle,bonheurfamilialiste,passivitépublique, Louis Chauvel dansRepenserlasolidarité (sous la direction de Serge Paugam), Le Lien social, PUF 2007. On peut résumer la fragmentation sociale et culturelle de la jeunesse comme suit : déclin économique, déclassements sociaux et déprise vis-à-vis du politique.

Generations,CultureandSociety, J. Edmunds, B.S. Turner, Phildelphia (PA), Open University Press, 2002. Lesnouvellesgénérationsdevantlapanneprolongéedel’ascenseursocial, L. Chauvel, Revue de l’OFCE, n°96, 2006b.

11 AvoirvingtanspartempsdeCovid-19, P. Defraigne, Directeur exécutif du Centre Madariaga-Collège d’Europe.

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2.2. Les générations comparées dans leur perspective de vie socio-économique

Une telle approche est nécessairement basée sur des positions historiques spécifiques, c’est-à-dire sur des périodes (et des formes) distinctes d’entrée dans la vie active ou « d’adulte ».

Au moment de l’adoption du Projet d’Accord de Solidarité Sociale (1944), le problème de l’acquisition d’une pension décente dès l’âge de 60 ans avait été posé par les organisations syndicales. Pourquoi ? Parce que les conditions de vie (surtout) des ouvriers avaient été particulièrement éprouvantes pendant les années de guerre. Beaucoup comptabilisaient déjà 45 années de carrière et leur état de santé ne leur permettait aucune espérance de vie durable à la veille de leur pension.

Le débat global (rapport entre les conditions de travail et l’espérance de vie) n’a jamais vraiment eu lieu, sans doute parce que le financement de la réduction de l’âge de la retraite aurait demandé à ce moment un effort excessif à la population active en emploi. Les travailleurs directement concernés étaient nés bien avant l’année 1900 mais leurs enfants (nés en moyenne autour de 1910-1915) connurent également un sort difficile. Certes, ils connaîtront les « trente glorieuses » (1945-1975), mais ils avaient déjà dépassé les trente ans lors de la mise en œuvre du projet d’Accord de Solidarité. Quant à la revendication d’une pension décente, le régime du revenu garanti aux personnes âgées n’a été instauré qu’en 1969 (moyennant une enquête sur les ressources) tandis que la pension minimum ne verra le jour qu’en 1980. Dans les deux dispositifs, l’âge de 65 ans est aussi la règle. La pension minimum permet un assouplissement de la condition de carrière mais celle-ci doit être au moins égale aux deux tiers d’une carrière complète (soit 30 années). Le minimum garanti représente évidemment une fraction du montant minimum.

Pour les premiers nés du baby-boom , soit la génération née vers 1945, l’ascenseur social a très bien fonctionné par rapport à leurs parents. Si les chiffres de la croissance sont dérisoires dans les années qui ont suivi immédiatement la deuxième guerre, ils s’expliquent surtout par la désorganisation de notre marché intérieur et par la perte des marchés d’exportation. Toutefois, à partir des années ’60, notre pays a pleinement profité de l’expansion du commerce international et a connu une très forte croissance économique qui se prolongera jusqu’en 1974. Mécaniquement, ce sont les mêmes années qui permettront la croissance de l’emploi salarié grâce surtout à l’extension du secteur tertiaire12. Cette croissance sera d’ailleurs supérieure à celle de la population active totale13. Les dépenses liées au chômage seront au plus bas à la fin des Golden sixties

Suite au premier choc pétrolier (1973), la sécurité sociale va être de plus en plus sollicitée dans un contexte de crise économique dont l’ampleur est sans précédent depuis 1944. Dans un premier temps, les politiques pour contrer les conséquences du premier choc pétrolier sont essentiellement défensives parce que l’on pensait, à tort, que la crise était de nature conjoncturelle. Si le chômage augmente (bien qu’il s’explique en partie par une augmentation de la population active), on ne note pas de rupture dans l’évolution des revenus primaires des ménages : maintien de l’indexation des salaires, développement des emplois subsidiés, compensation partielle de pertes d’emploi du secteur privé par des créations d’emploi dans le secteur public,

12 Le secteur des services étendra sa part dans le PIB de manière continue à partir de l’année 1960 (en 1992, sa part atteignait les 74%). La croissance du secteur secondaire (industriel) sera réelle mais faible et essentiellement due à l’impact du plan Marshall. Le déclin du secteur primaire (fermeture progressive des charbonnages) sera continu.

13 Ceci nous permet d’identifier globalement quelles sont les personnes qui contribuent au régime général de la sécurité sociale. Dans le secteur primaire, caractérisé par un grand nombre de travailleurs indépendants, c’est une erreur de croire que les travailleurs dans l’industrie extractive (les mineurs de fond et de surface) ou encore dans la pêche maritime étaient assujettis au régime général de la sécurité sociale. Ils avaient un statut social propre construit à la mesure de la pénibilité de leur métier.

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etc. On observera que les revenus salariaux des ménages dans le partage des revenus primaires14 passeront de 60,6% en 1970 à 69,5% en 198015.

Par contre, les choses seront radicalement différentes lors du second choc pétrolier. Les politiques menées ne résistaient plus à la baisse de la rentabilité des entreprises et au déficit des finances publiques. La réorientation de la politique économique sera traduite par une modification fondamentale de la structure des revenus primaires : baisse des revenus salariaux mais envol des revenus de la propriété, surtout des revenus financiers. A titre d’exemple, la part salariale (en % du revenu national) passera de 69,5% en 1980 à 62,6% en 1985 et même à 58,1% en 1990. Le « tournant des années ‘80 » se manifeste aussi dans la redistribution sociale. Les prélèvements sociaux s‘accroissent (au déplafonnement du calcul des cotisations sociales succèdent des retenues spécifiques sur les allocations familiales, sur le pécule de vacances, etc.) mais, dans le même temps, on assiste à des coupes sélectives dans les prestations sociales. Quant à la redistribution fiscale, elle creusera davantage les inégalités : la taxation du capital sera en baisse (déductions fiscales accordées pour l’acquisition d’actifs patrimoniaux) tandis que la taxation du travail salarié sera en hausse sauf pour les revenus supérieurs (réduction progressive des taux marginaux les plus élevés)16

Il n’est pas difficile de comprendre que les premières victimes de la crise sont les générations nées à partir de 1955, autrement dit celles qui avaient vingt ans lors de l’apparition des premiers signes d’un chômage structurel. Il est donc « préférable » d’avoir vingt ans en 1970 lorsque les dépenses de chômage s’élevaient à 0,6% du PIB, qu’en 1975 ou (surtout) en 1985 lorsque les dépenses culminaient à plus de 3%17

Le contexte socio-économique actuel, considérablement dégradé par la pandémie due au Covid-19, est probablement le plus défavorable pour la génération née après 1990.

On ne va pas faire, ici, un inventaire de la précarité et des difficultés des parcours de vie (pas seulement au travail) qui ponctuent le quotidien de très nombreux jeunes. Ceux-ci accumulent les épreuves et doivent affronter un marché du travail particulièrement en berne pour le moment mais qui - dans sa « normalité »ne semble offrir que peu d’emplois durables depuis plusieurs années.

Soulignons tout de même que la démocratisation de l’accès aux études, toute légitime qu’elle soit, a produit une surabondance de diplômés par rapport aux positions socio-professionnelles disponibles. Ceci met en évidence la nécessité absolue d’orienter la formation vers des métiers d’avenir. Déjà à partir des années ‘80, les jeunes diplômés ne pouvaient plus envisager les mêmes carrières que celles de leurs aînés. Il s’ensuit des trajectoires professionnelles en dents de scie mais aussi un phénomène de « surqualification à l’embauche » qui accentue les difficultés des jeunes moins qualifiés sur le marché du travail. Dans la mesure où la socialisation suppose des caractéristiques durables, une fois passé un certain âge se réinventer une trajectoire professionnelle relève d’un exercice très difficile. La contradiction entre les réalités du quotidien et les discours « sur l’emploi » est d’ailleurs propice au développement de la « dyssocialisation » qui peut générer des comportements anomiques dont on ne mesure pas assez l’intensité.

Devons-nous accepter pour autant les termes de « génération sacrifiée » ? C’est l’immobilisme qui est la meilleure manière de créer une génération « sacrifiée », d’où l’urgence de mettre sur pied un plan de relance crédible. En plus d’œuvrer à l’insertion dans le monde du travail, un tel plan se doit de donner à chacun de réelles perspectives à long terme. L’accès à un emploi qualifié se doit d’être assorti d’un cadre qui permette

14 La répartition primaire des richesses correspond au partage de la valeur ajoutée entre les différents agents économiques. Les enjeux sociaux se situent surtout dans les négociations salariales.

15 Politiquefiscaleetredistributiondesrevenus:quelleslignesdirectricespourdemain ? Christian Valenduc, Conseiller général des Finances, dans Bulletin de Documentation, Ministère des Finances, LXe année, n°2, février 2000, pages 105 à 144 (contribution au Colloque organisé les 21 et 22 octobre 1999 à l’occasion des 10 ans de la Section « Fiscalité et Parafiscalité du Conseil supérieur des Finances).

16 Politiquefiscaleetredistributiondesrevenus:quelleslignesdirectricespourdemain ? Op.cit.

17 Les fondements macro-économiques dans Lesdifficileséquilibresdeschiffres,50ansdesécuritésociale…,Etaprès ? Pages 29 à 48, Bruylant Bruxelles, 1995.

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au travailleur de se constituer une identité au travail et de se projeter dans l’avenir (percevoir des opportunités de progression professionnelle, être autonome dans son choix de vie, etc.).

C’est ici que l’équité/la solidarité intergénérationnelle revêt toute son importance car l’emploi durable ne se concrétisera pas sans des investissements publics à la mesure du défi.

3. L’équité intergénérationnelle

La question de l’équité intergénérationnelle est très problématique car elle soulève des difficultés à la fois conceptuelles et méthodologiques, portant sur ce que l’on entend par génération et « équité », sur la mesure des écarts entre générations (en termes de bien-être) et sur le choix des indicateurs.

Dans les milieux académiques, il n’y a absolument aucune convergence quant à la manière d’appréhender et de mesurer l’équité intergénérationnelle18. S‘il existe plusieurs approches, elles se caractérisent toutes par leur complexité et soulèvent bien des questions. Nous n’en aborderons qu’une seule, la plus controversée et la plus dangereuse, celle qui consiste à comparer les générations sur base d’un exercice « comptable ».

La question est d’autant plus importante qu’un conflit est toujours possible du fait que les enjeux générationnels sont examinés sous l’angle de la répartition des ressources publiques19. Le poids des retraites qui accaparerait une part « insoutenable » des richesses produites par les jeunes générations au travail fait craindre un scénario de « guerre des âges », certaines générations pouvant se sentir spoliées et penser que cela relève d’une politique délibérée, partisane et même « électoraliste ».

3.1. Le danger d’une comptabilité par génération

Le concept de Generational Equity a fait son apparition aux Etats-Unis dans les années 198020. C’est originellement un concept très libéral, porté par les partisans d’un abandon du système de retraite par répartition. Il repose sur un prétendu constat : l’amélioration continue de la situation des plus âgés est liée à la dégradation de celle des plus jeunes. Pour cette raison, il s’impose de réorienter la protection sociale vers les assurances privées tout en maintenant une obligation de redistribution mais très sélective, ciblée sur ceux qui ne disposent pas (encore ou définitivement) du discernement suffisant quant à leur « responsabilité individuelle » dans le système socio-économique.

Pour les tenants de la version « comptable » de l’équité intergénérationnelle, l’équité est atteinte lorsque chaque génération reçoit autant, en proportion, que ce à quoi elle a contribué. Une telle approche est inacceptable car elle s’attaque directement au système de répartition21. Affirmer que les retraités d’aujourd’hui sont des « privilégiés »22, c’est oublier que les mécanismes internes de solidarité aux régimes de retraite et de protection sociale en général se sont construits au fil du temps. C’est un précieux héritage que les jeunes générations/futurs pensionnés ont à préserver - et surtout à consolider - s’ils ne veulent pas tomber dans le piège du « chacun selon son dû ou selon son effort ».

18 Pour un condensé de la problématique et de ses différentes approches, voir Uninévitableconflitdesgénérations ? Carole Bonnet, dans Informations sociales, Démographie et protection sociale, 2014/3 (n°183), pages 136 à 144.

19 Jusqu’au début des années ’80, s’il y avait un conflit de génération il portait plutôt sur les valeurs et la culture.

20 Déficit des systèmes de retraite aux Etats-Unis.

21 Pour rappel, dans un système de répartition les travailleurs ne cotisent pas pour eux-mêmes. La redistribution est contemporaine et non longitudinale : les cotisations des actifs d’aujourd’hui financent les prestations d’aujourd’hui.

22 En quoi d’ailleurs les retraités formeraient-ils un groupe « homogène » ?

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Par ailleurs, l’approche part du principe que la répartition primaire des revenus entre les générations est équitable. C’est pour le moins curieux lorsque l’on sait que la part salariale est en constante régression et que les revenus du capital sont surtout concentrés dans les classes d’âge supérieures (nonobstant les transferts intergénérationnels privés dont on ne connaît pas l’ampleur). Le problème qui nous occupe, ici, n’est pas tellement la distribution primaire mais surtout sa « correction » pour obtenir une plus grande justice (redistribution sociale et fiscale).

On comprendra aussi que l’idée de transferts publics qui seraient inéquitables dans leur répartition est d’autant plus dangereuse qu’elle s’inscrit aujourd’hui dans un contexte inédit, celui de la crise sanitaire liée au Covid-19 dont on ne mesure pas encore toutes les conséquences sur le plan socio-économique. Dans son rapport du 9 juillet 2020, le Comité d’études sur le vieillissement prend en compte - avec toute la prudence qui s’impose - certains impacts de la crise du « printemps 2020 » dont on s’attend à ce qu’elle ait des effets macroéconomiques de long terme23 : « Ainsi, on enregistrerait une perte permanente du PIB et le taux de chômage structurel à long terme serait atteint plus tardivement qu’en l’absence de cette crise24 (…) Pour ce qui concerne la soutenabilité sociale du vieillissement, les effets de la crise se marqueront surtout au niveau du seuil de pauvreté et de la comparaison des prestations minimums à ce seuil. La crise n’aura pas un effet prononcé sur le montant des pensions. Toutefois, le recul général du revenu disponible en 2020 engendre une baisse du seuil de pauvreté, si bien que la situation relative des revenus des pensionnés s’améliore et que les pensionnés seront exposés, en moyenne, à un risque de pauvreté plus faible que dans un contexte hors crise (…) »25

3.2. La coopération entre les générations ou le vrai sens de l’équité

En raison des contextes historiques dans lesquels les différentes générations ont évoluées, garantir une parfaite « équité » relève de l’impossible, de l’utopie même, ou alors d’un pari très risqué qui indubitablement engendrera des réflexes d’auto-défense qui accentueront le risque d’une « guerre entre les générations ». Du reste, comme nous allons le voir ci-après, le concept est galvaudé dans sa signification exacte.

Peu importe les différentes approches de « l’équité intergénérationnelle », elles reposent sur des considérations monétaires qui impliquent de limiter d’une manière ou d’une autre la redistribution entre les générations. C’est la raison pour laquelle les opposants au concept anglo-saxon de Generational Equity parlent plutôt de GenerationalInterdependance (interdépendance ou coopération entre générations).

Ouvrir un livre comptable sur « ce que doit une génération par rapport à une autre » relève de l’aventure. Dans un système de répartition, cela n’a aucun sens. Par contre, il est impératif de tenir compte de manière proportionnée des « différences de situations ». C’est peut-être ici qu’apparaît le vrai sens du mot « équité » que l’on confond trop souvent avec le mot « égalité », y compris dans la sociologie contemporaine.

L’égalité repose sur la volonté d’offrir la même chose à tout le monde. Or, elle ne peut être atteinte que si tous les individus partent du même point de départ et ont les mêmes besoins.

L’équité, sur le plan socio-économique, repose sur l’octroi de moyens différenciés en fonction des besoins d’un groupe d’individus (« répartir les ressources de manière équitable »)26. Un exemple, on l’a vu ci-dessus,

23 Rapport annuel 2020 du CEV, op.cit. (Synthèse, page 4).

24 En raison des mesures de soutien temporaire aux travailleurs (y compris les indépendants).

25 Les minima et la GRAPA augmentent plus vite que le seuil de pauvreté. Un premier facteur d’explication est celui de la liaison au bien-être qui est un mécanisme indépendant de la croissance des salaires (ceux-ci subissent depuis des années une politique de modération salariale aggravée d’ailleurs par les modifications de la loi de 1996 sous l’ancienne législature). La redistribution (par les partenaires sociaux) de l’enveloppe globale « plancher » a toujours été d’accorder une priorité aux plus basses/anciennes pensions. La participation accrue des femmes au marché du travail est un autre facteur de la diminution du risque de pauvreté.

26 Dans le domaine social, l’équité permet les « discriminations positives ». Attention, il existe un courant qui affirme que l’équité est arbitraire (qu’est- ce qui est juste ou injuste ?) et qu’elle affaiblit le droit par le principe de la dérogation. Sous prétexte que les droits fondamentaux ne sont pas respectés,

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est l’investissement dans l’éducation et la formation. L’équité se mesure ici dans le transfert de moyens au profit des générations non encore actives sur le marché du travail mais aussi actives. En effet, les impératifs de la société de la connaissance ne doivent pas être rencontrés par un différentiel d’accès selon les âges mais sur l’ensemble du cycle de vie. La mesure est équitable non pas seulement parce qu’il s’impose de « soutenir les pensions » mais aussi parce qu’il exige d’offrir un avenir positif aux travailleurs concernés. Un autre exemple est le relèvement des plus basses pensions. L’objectif n’est pas d’égaliser les montants des pensions mais bien de lutter contre la pauvreté ou, mieux, de la prévenir27

Les pensionnés d’aujourd’hui ont connu les goldensixties , un progrès marquant du niveau de vie, l’emploi rapide, une capacité d’épargne stimulée par des taux appréciables, des prépensions attractives, etc. Les pensionnés de demain, eux, auront connu les crises économiques et les plans d’austérité, la précarité et la flexibilité de l’emploi, la stagnation des salaires, l’emprunt de plus en plus difficile, etc. A cela s‘ajoute l’affaiblissement du rôle « d’amortisseur social » que peuvent jouer les aînés vis-à-vis de leurs cadets (effet mécanique des générations successives, prolongation de l’espérance de vie qui s‘accompagne de besoins nouveaux en termes de consommation). A ce propos, s’en remettre aux transferts familiaux comme une sorte de « pilier » de la solidarité relève de la philosophie conservatrice. Les solidarités familiales contribuent à la reproduction des inégalités, la proximité et la générosité (y compris culturelle) favorisant l’autonomie des jeunes des familles aisées (accès au logement, à l’emploi, aux loisirs …) alors que les jeunes issus des classes populaires sont très souvent condamnés à une dépendance prolongée au sein de leur famille. Pour ces derniers, la décohabitation est conditionnée à l’emploi et/ou à des garanties d’obtention d’un logement. Lorsque le maintien du jeune sous le toit familial n’est pas possible, pour des raisons économiques ou relationnelles (les deux vont souvent de pair), la grande précarité n’est pas loin … Les solidarités familiales ne nourrissent pas une nouvelle réflexion sur la solidarité sociale. Elles n’en demeurent pas moins attachées aux transferts publics ascendants sans lesquels elles risqueraient d’être enrayées28. En effet, la peur des restrictions dans le régime de répartition, essentiellement dans les pensions et les soins de santé, serait de nature à compromettre les transferts privés descendants.

Sur le plan de la redistribution sociale et fiscale, une fois passé l’âge de la retraite, le revenu (pas seulement la pension) est trop souvent considéré comme « acquis » une fois pour toute. Avec cette idée implicite « pourquoi faudrait-il encore contribuer à la redistribution puisque des cotisations et des impôts ont été payés pendant toute la vie active ? ». La vieillesse n’est pas un évènement (un « risque ») aléatoire, seul est aléatoire à un certain âge29 le risque lié à la santé et à la dépendance (ce qui justifie le prélèvement d’une cotisation « soins de santé » sur les pensions)30. Ceci dit, s‘il n’est évidemment pas question de revenir sur le régime actuel de répartition, encore faudrait-il réfléchir à des modifications quant à la base imposable (des actifs comme des inactifs) qui - si elles sont bien ajustées sur l’axe vertical des revenus - peuvent contribuer à une juste redistribution entre les générations. N’est-ce pas précisément le rôle de l’impôt progressif ?

l’équité inventerait des « sous-droits » et de nouveaux concepts. Ainsi, par exemple, comme le droit au travail ne correspond pas à la réalité, on crée le droit à l’insertion, à l’intégration ou même à « l’activité ».

Le Monde du 24 janvier 2005 https://www.lemonde.fr/societe/article/2005/01/24/egalite-ou-equite...

27 En particulier, l’amélioration des pensions des travailleuses (via divers mécanisme de solidarité) est équitable tant que l’égalité salariale (mais pas uniquement) ne sera pas une réalité sur le terrain.

28 A l’inverse d’un courant libéral qui, tout en ne voulant pas s‘immiscer dans les « affaires de famille », met l’accent sur la responsabilité individuelle et la neutralité actuarielle des transferts sociaux. A l’inverse aussi de la pensée sociale-démocrate qui mise sur des services collectifs accessibles à tous.

29 L’âge est ici entendu au sens de la prise effective de la pension (à l’âge légal ou après cet âge), ce qui pose tout le problème de l’inégalité des conditions de travail et de l’espérance de vie (les « métiers pénibles »).

30 Il existe aussi une cotisation de solidarité mais appliquée sur les grosses pensions. Elle a été conçue (en principe !) dans un objectif de solidarité intragénérationnelle, ceci afin de ne pas alourdir les contributions des travailleurs actifs au financement du vieillissement démographique. Depuis l’instauration du mécanisme de liaison au bien-être, on peut s‘interroger sur le maintien de cette cotisation, sauf peut-être à l’affecter autrement dans une logique de solidarité intergénérationnelle (aux efforts de formation, par exemple).

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3.3. Les difficultés du vivre ensemble

La coopération entre les générations ne se limite pas à une juste redistribution des ressources publiques. Elle concerne aussi le vécu « au quotidien » des groupes d’âge.

Pour les travailleurs vieillissants, le tutorat en entreprise (transmission du savoir et de l’expérience) est un dispositif qu’il convient d’encourager s’il génère des interactions positives entre les deux parties et non une « verticalité » empreinte de paternalisme et de méfiance.

Dans la sphère sociale et familiale, deux obstacles existent. On insiste, à juste titre d’ailleurs, sur la ségrégation entre milieux sociaux, mais on oublie trop souvent que nous vivons aussi dans une société marquée par la ségrégation spatiale entre les âges. « Se retrouver entre soi » ou « chez soi » est parfois un choix contraint et encouragé par les pouvoirs publics. Lorsque l’on évoque la famille, surgit une image de proximité entre les plus jeunes et les plus âgés, de chaleur des relations et de solidarité. Il paraît cependant nécessaire d’apporter des nuances à une vision trop idyllique. Beaucoup de personnes âgées n’ont plus de famille proche ou n’ont plus de contacts avec elle. D’autre part, le fameux « âge pivot » (entre les enfants et les parents) peut être très impactant sur la santé et source d’infantilisation et même de maltraitance des personnes âgées. Le degré de solidarité s’estompe avec l’âge, les petits-enfants et arrière-petits-enfants devenu adultes, même si le lien affectif demeure, ont de moins en moins d’espace à consacrer à leurs aînés.

3.4 La crise liée au Covid-19 : quelles conséquences ?

Il est impossible de savoir aujourd’hui ce que la crise sanitaire aura comme effet sur les relations entre les générations et le vivre ensemble au sein de notre société. Toutefois, de nombreuses expériences positives se fondant sur des actes de solidarité ont été observées au plus fort de la pandémie. Si elles perdurent audelà de la période exceptionnelle que nous vivons, elles renforceront la cohésion sociale et contreront la solitude qui touche un nombre croissant d’individus, et pas uniquement dans les tranches d’âge supérieures. La solitude, ce n’est pas simplement se sentir isolé mais surtout d’avoir le sentiment de ne compter pour personne.

Par contre, la crise sanitaire peut menacer le lien entre les générations de trois manières différentes mais qui peuvent se nourrir l’une l’autre.

Tout d’abord, nos représentations des générations sont souvent déformées par des préjugés tenaces. On a pu entendre des stéréotypes comme « le Covid-19 est une maladie de vieux, nous les jeunes nous ne sommes pas concernés » ou - dans l’autre sens - « le comportement irresponsable de la jeunesse est la cause de la pandémie et nous en payons le prix, ils préfèrent faire la fête au lieu de travailler ».

Ensuite, le ressenti concret des conséquences économiques et sociales de la pandémie (explosion du chômage et de la précarité, surtout chez les jeunes) qui peut s’accompagner d’un ressentiment vis-à-vis des retraités accusés d’avoir « profité des belles années et de laisser une ardoise colossale31 aux générations suivantes ».

Enfin, les générations issues du baby-boom ou (surtout) celles nées avant-guerre sont désignées explicitement comme « générations fragiles ». Ce n’est pas sans conséquence car, au-delà du fait que les chiffres de mortalité liés à la pandémie montrent que les plus âgés paient un lourd tribut, le fait que les autorités publiques et sanitaires mettent en évidence la « grande vulnérabilité » de ces personnes implique

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- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -31 Y compris la dette « climatique ».

que les premières se sentent « responsables » des secondes. Mais le danger est une forme de « minoration » de ce public dans le cadre d’une politique « surprotectrice » : isolement institutionnel drastique (dans les maisons de repos32) et fortes recommandations de « distanciation sociale » (à laquelle nous devons d’ailleurs préférer les termes de « distanciation physique »).

Si la logique est de ne prendre aucun risque, sa contrepartie produit désespérance et souffrance. Si nous entendons bien les mesures de protection, la responsabilité politique est de toujours mettre en tension ce qui est pertinent sur le plan de la santé publique et ce qui l’est sur le plan de la santé individuelle. C’est d’autant plus important pour les plus âgés pour qui l’environnement familial ou amical est souvent le seul lien qui les rattache au monde et leur raison essentielle de vivre. Les en priver durablement risque d’altérer leur état de santé de façon irrémédiable. Le cloisonnement sanitaire en fonction de l’âge33 - fût-il temporairene risque-t-il pas d’enrayer les contacts personnels entre générations différentes et de rendre invisible toutes les contributions des aînés à la vie dans notre société ?34

4. Conclusion

Aucune approche de l’équité intergénérationnelle ne fait l’impasse d’un calcul monétaire reposant sur la recherche d’un prétendu « équilibre » entre les générations. L’idée implicite est tantôt de démanteler le système de répartition, tantôt - au mieux - de le maintenir moyennant une comptabilité approximative et forcément partisane.

Nous devons refuser toute approche comptable du niveau de vie des générations successives qui résulte en grande partie de circonstances économiques, l’Etat se doit d’être le garant du « contrat » entre les générations pour que celles-ci acceptent d’y adhérer et d’y participer. Mais ce contrat doit être « rénové » en tenant compte de la dimension de génération afin de s‘assurer que certaines générations - les plus récentes notamment - ne soient pas pénalisées sur l’ensemble de leur cycle de vie.

Les réformes doivent s‘articuler sur une juste répartition des ressources publiques et sur un marché du travail où il s‘agit de passer de « la gestion par l’âge à une gestion de la diversité des âges ». Le contrat entre les générations, issu de l’ère industrielle, peine à s‘adapter. Spécialiser les âges dans le travail ou l’inactivité ne correspond plus aux nouveaux parcours de vie et constitue un vecteur d’opposition entre les générations, mais insistons sur le fait qu’il ne s‘agit en aucun cas d’un plaidoyer pour renier les grands principes qui soustendent notre protection sociale (l’Accord de Solidarité) mais bien de les adapter afin de répartir les temps de vie et surtout de les sécuriser. « Entretenir son employabilité » exige de nouvelles garanties pour les travailleurs, jeunes et moins jeunes. Il est nécessairement lié à des moyens nouveaux car, en définitive, investir dans le capital humain est le meilleur gage d’une croissance future et - par conséquent - la meilleure garantie pour un régime de répartition.

Nous avons vu que le sentiment de solitude est un fléau de notre société et particulièrement en cette période de crise sanitaire. Le regard porté sur la vie et la mort conditionne le vécu des personnes les plus fragilisées, tous âges confondus. Les ségrégations en fonction de l’âge mais aussi en fonction des positions socioéconomiques ne sont rien d’autre que la dévalorisation de la vie sociale et des valeurs communes qui la sous-tendent.

32 Avec les drames que l’on a connus lors de la première vague, certains n’hésitant pas à accuser les autorités « d’euthanasie passive ».

33 Lors du déconfinement progressif de l’été 2020, certains ont même émis l’idée de ne pas l’autoriser pour les personnes âgées. Dans une interview accordé à La Libre Belgique (10/11 novembre 2020), l’épidémiologiste Y. Coppieters s’interroge concernant les fêtes de fin d’année 2020 : « Va-t-on laisser organiser des repas de fêtes sans les grands-parents ? Devront-ils rester chez eux ? ».

34 Voir l’article du Monde du 4 septembre 2020 (Ségolène Cordier) https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/09/04/les-liens-entre-generations-a-l...

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La question des solidarités, de leur exercice entre les citoyens et entre les générations, est au cœur des enjeux car l’équilibre sociétal et l’harmonie sociale en dépendent.

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Résumé

Les conséquences du vieillissement démographique sont abordées le plus souvent sous le seul prisme du financement des systèmes de retraites. Cette approche est réductrice. Les profondes mutations sociales qui se manifestent depuis plusieurs décennies doivent conduire à un réexamen de nos manières de penser et d’assurer les solidarités entre les âges car la question interpelle directement les fondements mêmes du contrat social qui s’est construit avec l’avènement de la société industrielle. Ce contrat dit « tacite » entre les générations est fondé sur les « trois temps de vie ». Or, la gestion « par l’âge » a perdu de sa pertinence et elle a engendré des effets pervers.

Dans la présente analyse, nous nous interrogerons sur la nouvelle flexibilité du cours de la vie et sur ce que cela implique pour les générations. Celles-ci seront comparées dans leur contexte historique respectif. Enfin, nous aborderons la question centrale de ce qu’on appelle « l’équité intergénérationnelle ».

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