Ici commence le chemin des montagnes. Artistes au Pyrénées.

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MARIE BRUNEAU _BERTRAND GENIER

ICI COMMENCE LE CHEMIN DES MONTAGNES

artistes aux pyrénées






--Cauterets, route de la Raillère


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« C’était le soir, une odeur de sapins déferlait, on voyait des montagnes grises à travers, en haut brillait la neige. Un ciel bleu, rasséréné, s’étendait au-dessus. – Ces choses-là, nous ne les voyons jamais telles qu’elles sont, nous les recouvrons toujours d’une fine membrane psychologique – c’est alors celle-ci que nous voyons. Des sentiments hérités, des états d’âme personnels s’éveillent en présence de ces objets de la nature. Nous voyons quelque chose de nous-mêmes – dans ce sens, ce monde est aussi notre représentation. Forêts, montagnes, ne sont pas seulement des concepts, elles sont notre expérience et notre histoire. »

Friedrich Nietzsche, « Humain trop humain », Frag. posthumes (1876-78), 23 [178], éd. Gallimard, 1968. ---

/C.

© 2020, éditions/Cairn. BP 1503 – 64015 Pau Cedex www.editions-cairn.fr ISBN 978-2-35068

Dépôt légal 1er trimestre 2020 --Des mêmes auteurs aux éditions Cairn : – 55 jours, une traversée des Pyrénées de l’Atlantique à la Méditerranée, 2012 – Passages, les Pyrénées du nord au sud et réciproquement, 2014 Prix Binaros du Salon du livre pyrénéen de Bagnères-de-Bigorre, 2015

--Mis en pages par les auteurs. Typographies : – ITC New Baskerville : John Baskerville, 1760-1775, et John Quaranda, 1978 ; – Frutiger et Centenial : Adrian Frutiger, 1985 et 1986, pour Linotype ; – Adobe Garamond : Claude Garamond, 1540-1550, et Robert Slimbach, 1989. Relecture : Dominique Roux. Achevé d’imprimer le 2 mars 2020 sur les presses de l’imprimerie Ulzama, Pampelune / Iruña, Navarre, Espagne.

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--Paris, gare Montparnasse

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--Paris, rue des Pyrénées

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--Bordeaux, quartier des Chartrons

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--Massif du NÊouvielle, lac de la Glère

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--Bordeaux, Quai des marques

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--Hauteurs du canyon d’Ordesa, à l’entrée du Parque Nacional du Monte Perdido

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--Bagnères-de-Luchon, Musée du Pays de Luchon

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--Honfleur, Normandie

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--Auberge du Maillet, cirque de Troumouse

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--Col du Tourmalet

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--Faubourg de Campo, Aragon, Espagne

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--Collioure

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--Paris

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--Cirque de Troumouse

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--Autoroute A65

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--Soumoulou, Pyrénées-Atlantiques

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La première image date du siècle d’avant. Nous étions novices, et Marc s’était mis en tête de faire notre éducation de montagnards. Partis de Bordeaux dans l’après-midi, nous avions laissé la voiture au port de Boucharo. Le soir tombait lorsque nous arrivâmes en vue du refuge des Sarradets. Nous n’avons pas osé protester lorsque Marc nous proposa de poursuivre notre chemin sans nous y arrêter… Nous n’avions pas de tente. Où allions-nous passer la nuit ? Notre ami s’était bien gardé de nous dévoiler l’existence, juste derrière la Brèche de Roland, de ces petits abrissous-roche exposés au sud, parfaitement plats, encore tout chauds du soleil de l’après-midi. À nos pieds, les vigoureux reliefs d’un désert minéral, brûlé. Plus loin, et jusqu’aux confins de l’horizon, la succession infinie des sierras espagnoles : un autre monde. Seuls avec les chocards, nous avons longuement contemplé la montée de la brume. Et ce fut la nuit. Longue. Étrangement douce. Initiatique. C’est là, sous les étoiles, que nous avons définitivement scellé un pacte avec la montagne. Demain matin, nous serons les premiers au sommet du Taillon. Beauté au sud, beauté au nord, beauté dans le ciel (nuages), beauté sur les montagnes. Et le vent, aigre, pour confirmer que nous venions de gravir notre premier trois mille. C’est dans ces années-là que nous découvrons les premières œuvres de Richard Long au Capc de Bordeaux.1 L’homme se disait artiste marcheur, voilà de quoi nous interpeller… Jusqu’ici, la marche était pour nous une activité de loisir, et la montagne notre espace de liberté. Et quelqu’un venait ici déclarer tranquillement qu’il voulait faire de la marche son travail. Mieux, il posait la marche en elle-même comme œuvre, et tirait de ce postulat fondateur la conséquence que ce qu’il donnerait à voir serait la trace de cette expérience : textes, dessins et photographies parfois accompagnés de cartes ou de sculptures réalisées à partir de matériaux prélevés dans l’environnement… Voilà qui allait bouleverser durablement notre relation à l’art en établissant des connexions insoupçonnées avec notre expérience physique de la montagne.

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En 1986, toujours au Capc, Wolfgang Laib dépose un carré de pollen de noisetier sur le sol de la grande nef.2 Et quelque chose surgit, ici et maintenant, qui vient d’ailleurs : « Un petit cône de pollen vu d’en haut est un petit tas jaune, vu du sol, il devient une montagne qui demande le respect. Une surface de pollen rectangulaire vue d’en haut est une surface d’un jaune éclatant, mais vue à hauteur des yeux, elle devient une planète. »3 Étonnante, puissante irradiation d’une matière végétale pourtant si ténue. Quelque dix ans plus tard, c’est au tour de Robert Morris de prendre à partie les espaces de l’Entrepôt pour y rejouer, en intérieur, Steam piece 4, l’une des premières œuvres du Land Art. Et le visiteur se retrouve soudain au cœur d’un espace de pierres et de brouillard. Odeur fade. De rivière et de boue. Chaos de galets. Repères brouillés. Nous sommes ici. Dans le grand dehors. La montagne est là. Pour la troisième fois, une œuvre directement connectée à la nature réactivait, sans intermédiaire, ce fagot de sensations amassé bien loin d’ici, et soigneusement stocké dans quelque recoin de notre mémoire, à des années-lumière du musée dans lequel nous venions d’entrer. Un autre événement survient le 12 août 1997, sur le chemin du Canigou. Nous sommes en montagne depuis une semaine. Plusieurs orages et beaucoup de pluie nous contraignaient, hier, à rebrousser chemin jusqu’à Eyne pour y trouver refuge dans le grenier du gîte Cal Pai. Nous y dînons, ce soir, à la table des pensionnaires, avec le statut de « randonneurs réfugiés ». Le lendemain, séchés et bien restaurés, nous remonterons la belle et longue vallée avant de mettre le cap à l’est, en direction de la Méditerranée, cheminant pleines crêtes entre France et Espagne, pour établir notre campement près des sources du Mantet – seul point d’eau à des kilomètres à la ronde. À la tombée du jour, une harde d’isards s’immobilise sur la crête voisine. Nous essayons de les compter – trente ? cinquante ? Nous en dénombrerons soixante-trois. Ils viennent boire, comme à leur habitude… Sauf qu’aujourd’hui, notre présence les gêne. Silence. Au bout d’un long moment d’observation réciproque –

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« le lien objectif des vivants qui se voient mutuellement et qui ont peur les uns des autres »5 –, le plus hardi d’entre eux, à demi rassuré, se décide à gagner un peu de terrain, immédiatement suivi par le reste du groupe. Mètre après mètre, les isards se rapprochent jusqu’au point d’eau, dans une longue séquence hors du temps. Enfin, ils peuvent boire. Ne s’attardent pas pour autant. Pfuit ! En trois bonds, ils sont déjà loin. Nous n’avons pas fait une seule photo. Que s’est-il passé ? Presque rien. C’est-à-dire tout. Le 7 juillet 2011, nous partons d’Hendaye, sacs sur le dos, pour une traversée pédestre des Pyrénées jusqu’à la Méditerranée. Audelà d’une semaine, marcher chaque jour c’est s’extraire de la vie courante (cesser de courir ?) pour s’inscrire dans d’autres rituels : monter la tente, faire son sac, consulter la carte, chercher de l’eau… Vivre dans l’intimité de la montagne. Un pas, un pas, un pas : la marche est souvent monotone. Mais voilà un col, et le paysage bascule ; survient un orage, et tout devient terrifiant ; un tendon douloureux et tout le corps s’inquiète. Nous voulions saisir cette longue succession de paysages à la fois dans son unité d’isthme et dans la singularité de chacune de ses nuances. À notre insu, la répétition de ces cinquante-cinq jours de vie nomade, nourris tout autant d’extrême lenteur et de variations infimes que d’événements et de ruptures, nous a profondément transformés. Mais le plus surprenant c’est peut-être la force de ce désir qui vient dès que le but est atteint : c’est quand, qu’on repart ? Jean-Luc Kerebel, le créateur des éditions Cairn, nous engage à en faire un livre. Ce sera 55 jours, une traversée des Pyrénées de l’Atlantique à la Méditerranée 6. Un second volume suivra, Passages, les Pyrénées du nord au sud, et réciproquement 7, avec le projet de questionner quelques-uns de ces passages qui font communiquer les deux versants de la cordillère pyrénéenne, pour y mettre au travail cette jolie formule d’Henri Lefebvre : « Les Pyrénées séparent et relient la France à l’Espagne… »8 Récits d’espaces, chroniques géographiques, fragments d’histoires, chacun de ces textes prend à partie une situation précise. Leur point commun, c’est que la marche y est première.

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Ce livre est donc le troisième que nous consacrons aux Pyrénées. Il n’a rien d’un récit de voyage à proprement parler. C’est pourtant un livre de marche, du Pays basque à la Catalogne. Certains souhaiteront peut-être suivre, sur le terrain, les traces de l’un ou l’autre des artistes dont il est ici question : ils y trouveront les indications nécessaires. D’autres préféreront le voyage immobile. C’est leur droit le plus absolu. Il ne s’agit pas d’un catalogue d’exposition, ni d’un beau livre au sens éditorial du terme, encore moins d’un traité d’histoire de l’art répondant aux critères académique du genre… C’est peut-être la dénomination d’essai qui lui conviendrait le mieux – ouvrage dont le sujet, sans viser à l’exhaustivité, est traité par approches successives, et généralement selon des méthodes ou des points de vue mis à l’épreuve à cette occasion.9 Nous n’en avons pas fini avec l’art…

Comment regardons-nous ces montagnes, aujourd’hui ? Qu’estce qui nous trouble, nous émeut, nous étonne ? Où voyons-nous la Beauté ? Que sélectionne notre regard et qu’évite-t-il pour ne reconnaître que cette montagne idéale que nous portons en nous ? « À partir du 18e siècle, la montagne est devenue un sujet pour les peintres, un décor de roman pour les écrivains et un “laboratoire” (selon l’expression d’Henri-Benedict de Saussure) pour les naturalistes », écrit Serge Briffaud.10 Le géographe qui cherche à mettre un ordre dans le chaos qui l’environne, l’artiste qui tente de rendre compte de son expérience de la marche ou celui qui choisit d’intervenir in situ, le peintre romantique dont les œuvres continuent à inspirer la fabrication de nos images touristiques, nous donnent des nouvelles de l’art, de la culture, et de la connaissance. Il est passionnant de retrouver à travers leurs images les différentes ruptures formelles et conceptuelles qui ont traversé la grande histoire, et celle de l’art depuis deux siècles. « Nous ne voyons que ce que nous connaissons », écrit Nietzsche.11 Comment cerner plus sobrement ce travail continuel de réorganisation qui s’accomplit en chacun de nous pour interpréter le réel ? Dans le même ordre d’idées, Oscar Wilde note

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que « regarder une chose et la voir sont des actes très différents », fondant ainsi l’un de ses plus célèbres paradoxes – « La vie imite l’art beaucoup plus que l’art n’imite la vie » – sur le fait qu’avant Turner et Monet, personne n’avait encore véritablement vu les brouillards de Londres.12 Aujourd’hui, les Pyrénées sont très largement « anthropomorphisées » même si les représentations que l’on en publie gomment généralement tout ce qui ne ressort pas du cliché « arcadien » d’une montagne idyllique et préservée. L’image de ces montagnes reste donc majoritairement celle d’un monde prémoderne, « intact », encore très largement inspiré du paysage immortalisé par Rousseau dans La Nouvelle Héloïse (1761), seulement marqué par des traditions et des pratiques « forcément » ancestrales. – On n’y voit rien.13 La Grande Dépression qui frappa les États-Unis au début des années 1930 était bien plus qu’une crise économique : elle a bouleversé jusqu’à la conception que les Américains se faisaient d’euxmêmes. L’une des idées fortes de l’administration Roosevelt fut de constater qu’on n’y voyait plus rien, et que la crise était d’abord une crise de la visualisation du pays par lui-même.14 Les agences du New Deal lancèrent alors de vastes programmes envoyant sur le terrain des photographes comme Dorothea Lange ou Walker Evans, mais aussi des écrivains chargés de recueillir des histoires de vies d’Américains ordinaires et de les compiler… Pourrait-on s’inspirer de cette démarche ? « La crise écologique que nous traversons aujourd’hui est d’abord une crise du concept de nature, écrit Émilie Hache15 dans une étude d’Alpi, film de l’artiste Armin Linke. De quoi parle-t-on en effet quand on parle de crise écologique ? Qu’est-ce qui est en crise ? On pourrait répondre en premier lieu que c’est le type de lien que la modernité a inventé et entretenu avec les non-humains qui est mis en question. Cette crise interroge aussi ces formes de représentation qui jusqu’alors nous paraissaient “naturelles” et qui se révèlent historiquement et géographiquement situées. Que représente-t-on quand on dessine la “nature” ? Quelle conception du réel se joue dans ces représentations ? »

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Il sera question ici de quelques situations choisies en certains lieux de la chaîne pyrénéenne dans lesquels des artistes ont inscrit ou initié, à différentes époques, certains de leurs travaux. Nulle prétention encyclopédique dans ce choix opéré de manière tout à fait subjective : nos maîtres (ou nos héros ?) sont peintres, dessinateurs et walking artists, photographes et cartographes, géologues, voyageurs, etc. Certains sont intervenus de manière éphémère ou pérenne dans le paysage, d’autres se sont consacrés à la représentation de la montagne, d’autres encore ont fait œuvre utile en apportant une contribution déterminante pour la connaissance et l’image des Pyrénées. Notre protocole est simple, et tient en peu de mots : marcher, encore16, sur les traces de quelques artistes et se saisir de leurs œuvres comme pré-texte : non seulement un texte premier à déchiffrer, mais aussi l’occasion (l’excuse ?) d’aller mener l’enquête sur le terrain. Notre propos ne sera pas de jouer au petit jeu de la comparaison littérale entre l’œuvre et le site qui l’a inspirée – plutôt de tenter, en vraie grandeur, une expérience. Se passerait-il quelque chose (et quoi?) si nous parvenions à retrouver cette situation précise ? Le regard de l’artiste pourrait-il alerter notre propre regard sur la montagne ? Et, en retour, l’observation très attentive d’une œuvre in situ – à la différence de ce qui se passe dans une galerie ou un musée – pourrait-elle affecter notre émotion, et notre relation à cette œuvre ? Autrement dit, parviendrions-nous, en l’interrogeant dans le contexte spatial de son origine, d’une part à soulever un petit coin du voile qui enveloppe l’œuvre d’art, et d’autre part à sentir différemment la montagne, ou en comprendre quelque chose qui, jusque-là, nous aurait échappé ? L’expérience consiste, finalement, à interroger, en même temps, la montagne et l’art. Ou plutôt la montagne par l’art, et réciproquement. Et si l’art est une énigme, comme le dit Jean Le Gac17, aurionsnous quelque chance de la résoudre en allant enquêter sur les lieux mêmes qui l’ont fait naître ? Non, sans doute. C’est bien pour cela qu’il importe de le faire ! Nous avons rendez-vous avec vingt-cinq artistes dans les Pyrénées.

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Ne pas se demander pourquoi quitter l’abri sûr. Renoncer d’avance au confort d’une journée sans histoire. Boucler le sac… – La gourde est pleine ? On y va ! M+B --NOTES 1. Sculpture/Nature, Bordeaux, capc Centre d’arts plastiques contemporain, 1978. 2. LAIB, Wolfgang (1950-), Pollen de noisetier, 320 x 360 cm, Bordeaux, capcMusée d’art contemporain, 1986. 3. KERN, Hermann, cité par Jean-Marc Avrilla, in Wolfgang Laib, Passage, éd. capcMusée d’art contemporain, 1992. 4. MORRIS, Robert (1931-2018), Steam piece, 1967. Ce nuage de vapeur qui s’élève depuis un bloc de rochers est considéré comme une des premières pièces du Land Art, travaillant sur le caractère aléatoire, changeant et éphémère de la forme, en interaction avec le paysage, les éléments naturels (lumière, température, vent) et la participation du spectateur. Robert Morris en a proposé différentes déclinaisons, dont celle-ci – Steam, 1967-1995 –, à l’occasion de l’exposition De l’attitude à la sculpture, dans la grande nef de l’Entrepôt, Bordeaux, capcMusée d’art contemporain, 1995. 5. BAILLY, Jean-Christophe, Le versant animal, Bayard, 2007. 6. 55 jours, une traversée des Pyrénées de l’Atlantique à la Méditerranée, Cairn, 2012. 7. Passages, les Pyrénées du nord au sud, et réciproquement, Cairn, 2014, prix Binaros du salon du livre pyrénéen, Bagnères-de-Bigorre 2015. 8. LEFEBVRE, Henri, Pyrénées, éd. Rencontre, Lausanne, 1965. 9. Définition donnée par le Centre national des ressources textuelles et lexicales. https://www.cnrtl.fr/definition/essai 10. BRIFFAUD, Serge, Naissance d’un paysage, La montagne pyrénéenne à la croisée des regards, éd. Cima / CNRS, 1994. 11. NIETZSCHE,Friedrich, La volonté de puissance, 1881-82. 12. WILDE, Oscar; « Le déclin du mensonge », in Intentions (1928), éd. 10-18, 1986, pp. 56-57. 13. ARASSE, Daniel, On n’y voit rien. Descriptions, éd. Gallimard, 2003. 14. DIDIER, Emmanuel, En quoi consiste l’Amérique ?, La Découverte, 2009. 15. HACHE, Émilie « Alpi, d’Armin Linke. Getting back to the wrong nature », Sciences de la société [En ligne], 87 | 2012, consulté le 13 octobre 2019. http://journals.openedition.org/sds/1575. www.arminlinke.com/alpi. 16. Marcher, encore : c’est le titre que nous avons longtemps pensé donner à ce livre. 17. LE GAC, Jean, cité par Catherine Francblin, in Jean Le Gac, éd. artpress / Flammarion, 1984.

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Sommaire # 1. Je suis ce que je vois.

1. Les Eaux-Bonnes, vallée d’Ossau...........................p. 42 Eugène Delacroix (1798-1863), Carnet des Pyrénées, 1845

2. Pic de Bergons, Pays Toy ........................................p. 62 Rosa Bonheur (1822-1899), Les Pyrénées ou Cirque de Gavarnie, 19e siècle

3. Cabanes d’Ansabère, vallée d’Aspe .......................p. 78 Hubert Damelincourt (1884-1917), Les Aiguilles d’Ansabère à l’aube, à midi et le soir, 1913 --# 2. L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible.

4. Environs de Cauterets ............................................p. 108 Jean Le Gac (1936-), L’Excursion, 1974

5. Vallée des Aldudes, Pays basque ............................p. 132 Philippe Fangeaux (1963-), Aldudes, 2008

6. Cirque de Moundelhs, vallée d’Ossau...................p. 148 François Flamichon (vers 1750-1788), Vue du Pic de Midi de la Vallée d’Ossau, 1781

7. Pic du Midi de Bigorre ...........................................p. 178 Franz Schrader (1844-1924), Table d’orientation, 1908

8. Cañon d’Ordesa, Haut-Aragon..............................p. 208 Lucien Briet (1860-1921), photographies, 1894-1911 Albert Gusi (1970-), Ochetibo : a Coda de Caballo, 2010 ---

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--# 3. L’espèce humaine commence par les pieds.

9. Porto, Portugal........................................................p. 248 Hamish Fulton (1946-), The Way to the Mountains starts here, 2001

10. Lizarrate, Alava........................................................p. 272 Georg Hoefnagel (1542-1600), La Sierra de San Adrián en Biscaia, 1567

11. Portbou, Catalogne.................................................p. 294 Dani Karavan (1930-), Passages, mémorial à Walter Benjamin, 1990-1994

12. Port de Venasque, massif de la Maladetta.............p. 316 Richard Long (1945-), A circle in Huesca, 1994

13. Pyrénées...................................................................p. 340 Claude Lagoutte (1935-1990), En route / (Montagne et eau) Pyrénées, 1984

14. Vallon d’Ets Coubous, Néouvielle .........................p. 358 Bernard Cazaux (1946-), Ramond Roc, 2009

15. Cirque d’Estaubé, massif du Mont-Perdu .............p. 382 Louis Ramond de Carbonnières (1755-1822), Vallée d’Estaubé, 1801 --# 4. À moins qu’un animal, muet, levant les yeux, calmement nous transperce.

16. Roc del Maure, massif du Canigou........................p. 414 Wolfgang Laib (1950-), La chambre des certitudes, 2000

17. Abri de Chimiachas, sierra de Guara, Aragon......p. 432 Le cerf, – 8 000 à – 3 000 BP

18. Vallée d’Ossau .........................................................p. 446 Pierre Bernard (1942-2015), Emblème des Parcs nationaux de France, 1990

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19. Bigorre.....................................................................p. 462 Christine Deknuydt (1967-2000) Crever les enclos, 1996

20. Ermitage de la Corona, Piracés, Monegros ..........p. 484 Fernando Casás (1946-), Árboles como arqueología, 1998-2003

21. Aulus-les-Bains, Couserans .....................................p. 498 Suzanne Husky (1975-), Dernières bouchées sauvages, 2012 --# 5. La montagne est toujours là.

22. Terrasse du Castellas, Céret....................................p. 530 Pierre Brune (1887-1956), Céret, les Capucins et les Albères, 1931

23. Taüll, vall de Boí, Catalogne ..................................p. 548 Jean Dieuzaide (1921-2003), Site de Sant Climent de Taüll (11e siècle) et la Maladetta, 195?

24. Saint-Antoine de Galamus......................................p. 566 Antoine-Ignace Melling (1763-1831), Ermitage de Saint-Antoine de Galamus, 1821

25. Boulevard des Pyrénées, Pau .................................p. 584 Victor Galos (1828-1879), Gelos et la chaîne des Pyrénées, 1862 --Apostille.....................................................................p. Peter A. Hutchinson (1930-), Looking from my Garden to Giverny and on to the French Alps, 1991 Albert Gusi (1970-) Mapa excursionista 19M, GR-Pirineus de la ciutat de Barcelona, 2011 Ambrogio Lorenzetti (vers 1290-1348) Allégorie et Effets du Bon Gouvernement, Sienne, Palazzo Pubblico, 1338-1339

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#1. 36


Je suis ce que je vois. --Alexandre Hollan, Notes sur la peinture et le dessin, Êd. Erès 2015.


--Alexandre Hollan (1933-), Le grand chêne foudroyé, le soir, 1997, gouache sur papier, 60 x 100 cm. © Évreux, Musée d’art, histoire et archéologie, inv. 98.1.1 © Adagp Paris 2020

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--L’homme qui, un après-midi d’été, s’abandonne à suivre du regard le profil d’un horizon de montagnes ou la ligne d’une branche qui jette sur lui son ombre – cet homme respire alors l’aura de ces montagnes, de cette branche… Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique,1935.

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--Paul Huet (1803-1869), La Cascade du Gros-Hêtre aux Eaux-Bonnes, 1846, huile sur bois, 61 x 50 cm, Pau, Musée des beaux-arts, inv. 62.2.1.

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--Didier Sorbé (1954-2017), Lac d’Ariel inférieur, photographie in Traversée à 4 voix, p. 21, éd. du Pin à crochets, 2014.

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--Le Montagnon d’Iseye et le Saint-Mont (ou rochers des Cinq-Monts), depuis les hauteurs d’Aas, vallée d’Ossau, juillet 2018.

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Eugène Delacroix


--Eugène Delacroix (1798-1863), Carnet des Pyrénées, 1845, carnet à demi-reliure de basane vert-noir, plats cartonnés de papier gaufré imitation cuir vert foncé, 12,2 x 20,3 x 1,6 cm, 7 cahiers reliés par une couture sur deux ficelles de chanvre, papier vélin crème sans contremarque ni filigrane, 62 feuillets numérotés de 1 à 62, Paris, Musée du Louvre, inv. RF52997. --doubles pages suivantes : Panorama de montagnes, inv. RF52997-21-folio14, RF52997-22-folio15. Vue de montagnes dans la nuit [pétard fantastique], inv. RF52997-23-folio15, RF52997-24-folio16. Arbre, cours d’eau et rochers dans la montagne, bords du Valentin, inv. RF52997-10-folio8, RF52997-11-folio9, RF52997-10-folio8, RF52997-11-folio9. Torrent du Valentin dans la gorge de la villa Castellane, inv. RF52997-39-folio29, RF52997-40-folio30. Torrent du Valentin dans la gorge de la villa Castellane inv. RF52997-41-folio31, RF52997-42-folio32. Aquarelles, graphite, annotations, 23 x 39,8 cm, Paris, Musée du Louvre, DAG, photos © RMN-Grand Palais (Musée du Louvre), clichés Philippe Fuzeau.

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--Eugène Delacroix (1798-1863), Torrent du Valentin dans la gorge de la villa Castellane.


Les Eaux-Bonnes, vallée d’Ossau

En 1845, Eugène Delacroix quitte Paris pour venir prendre les eaux dans les Pyrénées. De son voyage, et son séjour de trois semaines dans la station thermale des Eaux-Bonnes, il rapporte, en plus de quelques dessins et aquarelles, le Carnet des Pyrénées, aujourd’hui classé « trésor national » et conservé au Musée du Louvre. --Eugène Delacroix (1798-1863), Carnet des Pyrénées, 1845, Paris, Musée du Louvre, inv. RF52997. --Peintre français considéré comme un des principaux chefs de file du mouvement romantique, il se fait connaître avec un de ses premiers tableaux, La Barque de Dante, en 1822. Son style tranche avec le néoclassicisme en vogue à l’époque et choque alors la critique. Eugène Delacroix est notoirement connu pour son tableau La Liberté guidant le peuple (1830), devenu un symbole de la démocratie. Il est un des premiers peintres à se rendre au Maroc et en Algérie, où il réalise de très nombreux croquis (1832). Delacroix vient en cure aux Eaux-Bonnes en 1845.

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Le carnet vert sapin

« Toute cette belle nature qui m’entoure m’est profondément indifférente. J’admire par moments, mais je ne peux rien en faire. D’abord le gigantesque de tout cela me déconcerte. Il n’y a jamais de papier assez grand pour donner l’idée de ces masses et les détails sont si nombreux qu’il n’est pas de patience qui puisse en triompher. »1 Face à la montagne, le grand Delacroix (oui, celui de La liberté guidant le peuple) doute. Une série de problèmes picturaux se dresse devant lui. Comment rendre compte de ce qui est? Comment tirer parti sans les trahir de cette puissance, de cette complexité, de cette échelle, de ce mélange d’exubérance et de minéralité? Le défi est immense. Pas question pour autant de renoncer. D’où la rage. Nous verrons jusqu’où elle va le mener. C’est l’été. Eugène Delacroix écrit à ses amis pour leur donner des nouvelles de son séjour… À 47 ans, celui que Baudelaire présente comme le dernier des Renaissants et le premier des Modernes est déjà célèbre. À Paris, l’obligation d’interrompre son chantier en cours dans la bibliothèque du palais du Luxembourg – « Je me trouve avoir un petit moment de vacances, parce qu’on ne peut me faire échafauds [nous dirions échafaudages] avant que la clôture des Chambres ne soit prononcée » – vient de le conduire à accepter de suivre une cure aux Eaux-Bonnes, en vallée d’Ossau, pour soigner la laryngite aiguë dont il souffre depuis déjà deux ans : « La faculté m’envoie à l’improviste dans les Pyrénées. Mon docteur m’a forcé séance tenante à aller retenir ma place le jour

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même où le parti en a été pris, c’est-à-dire avant-hier. Ayant très peu de temps à consacrer à me soigner, j’ai donc été forcé de prendre ce parti. » Mais pas question pour autant de laisser sa pratique en jachère : « Je vais vous rapporter des paysages des Pyrénées ; en prenant les eaux, je n’oublierai pas tout à fait la peinture. » Parvenu à destination, il pose son regard sur ce monde nouveau pour lui. Et il admire, sans réserve : « La nature est ici très belle. On n’entend de tous côtés que chutes d’eaux qui vous font croire qu’il pleut à chaque instant. On est jusqu’au cou dans les montagnes et les effets en sont magnifiques. Toi qui ne crains pas de grimper, tu serais tout à fait dans ton élément. » Mais bien vite l’agacement perce : « Je me suis vu d’abord ici dans un véritable guêpier : on rencontre tous ces gens qu’on salue à peine à Paris et qui s’accrochent à vous de manière impitoyable. Il faut une certaine adresse pour éluder les rencontres, et c’est fort difficile dans un endroit qui est fait comme un entonnoir et où on est par conséquent les uns sur les autres. » Les derniers développements de la science médicale ont alors lancé la mode des cures thermales. Plusieurs médecins hydrologues pyrénéens œuvrent pour asseoir cette autorité sur des bases solides, se livrant à d’importants travaux de recherche et multipliant les publications savantes. C’est le point de départ d’un engouement qui va bien vite s’amplifier, et déborder largement la seule motivation curative. On vient aux Eaux-Bonnes pour se soigner, certes, mais aussi pour le plaisir. Les curistes (qui ne sont pas encore touristes) sont aussi des voyageurs, et le voyage aux eaux est à la mode. D’une vingtaine de maisons en 1835, on est passé à une cinquantaine en 1840. Eaux-Bonnes se présente alors (c’est encore vrai aujourd’hui) comme une enclave urbaine enserrée en pleine montagne, tracée au cordeau et bâtie autour d’un jardin. Hippolyte Taine, pour mieux souligner le paradoxe, feint de s’étonner : « Je comptais trouver ici la campagne, un village comme il y en a tant d’autres, de longs toits de chaume ou de tuiles, des murs fendillés, des portes branlantes, et dans les cours un pêle-mêle de charrettes, de fagots, d’outils, d’animaux domestiques, bref, tout le laisser-aller pittoresque et charmant de la vie rustique. Je rencontre une rue de Paris et les promenades du

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bois de Boulogne. Jamais campagne ne fut moins champêtre : on longe une file de maisons alignées comme des soldats au port d’armes, toutes percées régulièrement de fenêtres régulières, parées d’enseignes et d’affiches, bordées d’un trottoir ayant l’aspect désagréable et décent des hôtels garnis. »2 Pleine saison

Eaux-Bonnes connaît alors une vogue extraordinaire : on s’y presse tant et si bien que, malgré les récentes extensions, la place continue à manquer. « Les Eaux-Bonnes sont au grand complet, pouvait-on lire en juillet 1845 dans le Mémorial des Pyrénées.3 La coupe est pleine, une goutte d’eau de plus et le liquide va déborder. Depuis la cave jusqu’au grenier, tout est envahi. Pour les nouveaux arrivants, le lit, le vrai lit, est devenu un objet fabuleux… » Delacroix n’échappe pas au sort commun, et son premier souci, c’est de trouver un toit : « Il y a un tel engouement pour ces eaux à présent, qu’il est de la plus grande difficulté de se loger : j’ai été deux jours dans une chambre qui était un vrai galetas. Je ne suis établi que depuis hier soir dans un gîte respectable. » Chic, on va s’ennuyer !

Le grand Delacroix en parle en connaisseur : « Vous croirez difficilement que l’ennui le plus extrême avait paralysé en moi jusqu’à la faculté la plus élémentaire, que je n’écrivais et ne lisais pas, et que je n’étais occupé qu’à m’ennuyer, et dans un pays admirable encore… » Aujourd’hui encore, et malgré tous les efforts des professionnels du tourisme, l’association d’idées entre cure thermale et ennui reste forte. Nous partons à notre tour pour les Eaux-Bonnes, persuadés de tenir là une bonne occasion de rompre avec l’injonction d’être actifs, et d’avoir trouvé le filon qui va nous permettre de nous plonger enfin dans les délices du temps long, encore ralenti par toute la nostalgie qui suinte du « spectacle poignant d’une ville en apnée. »4 Il est vrai qu’en ce début du mois de juillet 2017, la bourgade dégage un parfum de belle endormie. Mais qui a parlé de s’ennuyer ? Nous disposons d’un véhicule automobile ! Et je mets au défi quiconque se trouverait, dès midi, englué au cœur d’un brouillard épais et visiblement bien parti

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pour stagner pendant des heures dans la forêt de Gourzy, de renoncer à monter voir là-haut, du côté du col d’Aubisque, s’il n’y aurait pas une chance de retrouver grand soleil et ciel bleu… Le carnet des Pyrénées

Delacroix est familier depuis longtemps de cet outil de captation le plus minimal, mais aussi le plus riche de potentialités : un simple carnet. On connaît ceux qu’il ramena de son voyage de six mois au Maroc (1832) : fourmillant de dessins et d’aquarelles, de croquis et de notes, ils témoignent de l’acuité de son regard, de sa capacité à saisir sur le vif et à restituer les sensations qui se présentent à lui au cours du voyage. Emporter un carnet dans les Pyrénées va donc de soi, et on peut même imaginer qu’il a pris le plus grand soin à le choisir de petit format (il faut pouvoir l’emporter facilement dans la poche), de proportion très allongée et relié à l’italienne (par le petit côté).5 Avant même d’avoir tracé le moindre trait, voilà déjà une première façon de se tirer d’affaire : quelle toile offrirait une surface d’un rapport de format aussi panoramique pour rendre compte, précisément, des grands paysages que l’on rencontre en montagne ?6 L’intérêt du carnet est aussi ailleurs : c’est d’être un et pluriel à la fois. Impossible de faire entrer toute la montagne dans une page ? Eh bien, prenons plusieurs pages ! Multiplions les points de vue, mixons plans larges et plans serrés. Nous voilà au cinéma : un carnet, ce n’est pas « juste une image », mais plutôt une série d’images qui s’organisent en séquences, et se déploient dans le temps. Le carnet des Pyrénées (suite)

La seule façon de vraiment se rendre compte de l’expérience plastique de Delacroix dans les Pyrénées serait donc de feuilleter son carnet. – Feuilleter le Carnet pyrénéen de Delacroix ? Vous n’y pensez pas ! Il s’agit d’un « Trésor national », à ce titre précieusement conservé à l’abri de la lumière, dans les réserves du musée du Louvre !7 Et même en admettant que vous parveniez à obtenir l’autorisation de le voir, n’espérez pas pouvoir le feuilleter à votre

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guise : au mieux, il vous faudra enfiler des gants blancs, mais il est très probable que vous ne puissiez pas le manipuler vous-même… De toute façon, ce sera compliqué ! – ??? Par bonheur, le Musée du Louvre vient de publier une reproduction intégrale, et à l’échelle, de ce carnet.8 Imprimé avec grand soin et accompagnée d’une étude très complète, cet objet est rigoureusement identique à celui qui est conservé par le musée. – Un fac-similé intégral ? Un peu comme Lascaux 4, alors ? – Mais celui-ci est disponible en librairie. Soixante-deux feuillets en tout : aucune page ne manque, même celles qui sont vierges de tout dessin. Douze aquarelles et vingt-cinq dessins à la mine de plomb consacrés aux Eaux-Bonnes et à la vallée d’Ossau ; les autres pages concernent les haltes de Delacroix, en visite chez son frère (sur le bassin d’Arcachon et à Bordeaux), et quelques croquis et notes prises après son retour à Paris. Sur les feuillets de garde, diverses annotations de la main de l’artiste. Inutile de chercher dans ce carnet une vue des Eaux-Bonnes, un portrait de curiste ou de dandy : vous n’en trouverez pas. Par contre, vous y verrez des arbres et des cascades, des nuages et des brumes, un orage, le torrent du Valentin, plusieurs paysages et panoramas des montagnes environnantes.9 Sur le terrain

Suivre les traces de Delacroix aux Eaux-Bonnes ne devrait pas présenter de difficulté particulière : il suffit de parcourir les promenades tracées depuis le village – à commencer par celle qui est dite horizontale10, dont la saveur s’apprécie en contrepoint de la raideur des escarpements qui la bordent –, ou bien d’emprunter la petite route qui mène au village tout proche d’Aas. On y reconnaîtra facilement le panorama des montagnes séparant la vallée d’Ossau de celle d’Aspe, qui se déploie en pleine largeur dans le Carnet pyrénéen. À la page suivante, il est moins question de décrire avec précision la configuration du paysage que de traduire l’émotion d’un instant : l’orage menace, sur la route d’Aas. Au premier plan, la silhouette d’une pente sombre ; au fond, du côté du pic

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de Ger, les crêtes sont encore éclairées de lumière blanche. Pétards fantas[tiques], note Delacroix, laissant dire aux mots ce que ne peut montrer le dessin. Nous y sommes, et ça pète ! Plusieurs pages du carnet sont peuplées de silhouettes de paysans, de bergers et de lavandières. Si, comme dans tout le SudOuest, on trouve encore, au 21e siècle, quelques porteurs de béret en vallée d’Ossau, les gilets en flanelle blanche, les vestes de drap rouge, les culottes coupées sous le genou ne sortent plus guère que les jours de fête folklorique, de même que les sabots de bois, les jupes à régusse et les capulets. Aujourd’hui, les bergers s’habillent comme tout le monde chez Décathlon, et il est impossible de distinguer, par ses vêtements, un Ossalois d’un touriste. En revanche, les gestes, les silhouettes et les attitudes n’ont pas changé, et Delacroix – c’est son métier et c’est son son art – est très fort pour les saisir au vol. Le 11 août, si Delacroix fait pivoter son carnet pour l’utiliser en pleine page verticale, ce n’est pas pour affirmer l’élancement de quelque pic, mais au contraire pour plonger son regard dans les profondeurs du Valentin qui creuse la vallée séparant les flancs du mont Gourzy de ceux de la Montagne verte. L’artiste, en quelques traits de crayon, quelques touches de couleur et quelques mots parsemés sur quelques centimètres carrés de papier, parvient à capter la qualité très particulière de ce petit coin du monde. Formidablement attirant, cet endroit ! C’est exactement là que nous voulons aller. Reste à le localiser. – Il faudrait trouver quelqu’un qui connaît bien la rivière… Nous finissons par rencontrer notre homme, présentement occupé à jouer à la pétanque devant l’Office de tourisme. Il reconnaît très vite les lieux. D’ailleurs, précise-t-il, les bâtiments que l’on voit tout en haut de la seconde aquarelle, « c’est la ferme Domecq ». Mais il s’empresse aussitôt de décourager toute tentative de descente. – De toute façon, vous ne pourrez pas accéder au torrent : c’est très en pente et plein de ronces… Nous n’aurons pas de mal à repérer, au bord de l’étroite route qui longe la rive gauche du Valentin, et en amont du camping éponyme, une imposante dalle de marbre, scellée au mur d’une maison d’allure assez banale, fermée : Villa Castellane. Ça doit

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être par là… Oui, mais comment descendre ? Le terrain est très escarpé, et les broussailles barrent tout accès. Faudrait-il donc renoncer ? Après deux tentatives infructueuses, nous finissons par deviner les traces d’un ancien chemin qui mène à deux terrasses superposées. Jusque-là, tout va bien. Mais au-delà, la pente s’accentue. Par bonheur, dans ce taillis devenu hêtraie, les troncs offrent suffisamment de prises pour se retenir de glisser, et nos pas s’enfoncent dans une épaisse couche de matière végétale en décomposition. Odeurs de tabac et de fermentation, légèrement âcres et proches de celles qui flottent autour des balles d’herbe que l’on stocke pour l’ensilage. Descendre, et descendre encore, entre branches mortes et troncs couverts de lichen : retrouver le lieu où Delacroix s’est installé pour dessiner le torrent devient notre quête du Graal. L’obligation de nous frayer un chemin pour progresser sur ce terrain difficile – n’exagérons rien : il n’y a pas de danger – donne du prix à notre progression. Enfin, le clos des arbres s’entrouvre : voilà le torrent. Il coule quelques mètres plus bas, mais les falaises qui le bordent nous interdisent de faire un pas de plus. Nous venons de pénétrer ici par effraction et, nous le sentons bien, n’y sommes que tolérés. Dénicher un petit replat où nous asseoir, tirer du sac le carnet de Delacroix, et lentement se laisser envahir par cette bousculade d’impressions qui se pressent et se superposent. Fouillis végétal, enchevêtrement de lianes et de branches cassées, de fougères délicates, de mousses et de lichens… La lumière danse avec l’ombre. Aucun bruit du dehors pour contredire le murmure continuel de l’eau. Ici, à quelques dizaines de mètres en contrebas de la route et des pâturages, la nature reste inviolée. Le luxe, c’est de se trouver là, mais être là en compagnie du peintre, c’est le luxe absolu ! Nous déchiffrons, comme on tendrait l’oreille, les mots tracés d’une écriture très fine qui parsèment les pages du carnet et se baladent dans les dessins. Il dit (ou plus exactement, il écrit, mais c’est pareil) « l’écume »… Tiens, je n’aurais pas pensé à ça. Il insiste sur les couleurs : « vert, rose, blanc ». Il désigne un tout petit morceau de « ciel », tout là-haut. Il parle, surtout, de cet étrange phénomène lumineux : « clair du ciel, jour d’en haut », et nous fait prendre conscience de ce paradoxe : ici,

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au cœur de cette voûte sombre, la plus grande clarté ne tombe pas des étoiles (pardon, du ciel), mais elle ricoche à partir de l’eau en mouvement. Il écrit (ou plus exactement il trace du bout de son crayon, mais c’est pareil) la variation infinie des courbes et des méandres que forment les ricochets du torrent. Il préserve, sans l’opacifier, la transparence de l’ombre en touches de couleurs légères. Et surtout, il laisse respirer la lumière : c’est le blanc du papier, laissé en réserve, qui troue l’espace, comme les flaques de soleil trouent les feuillages autour de nous. Le carnet, encore

À la différence de la vision romantique qui prévaut à son époque, Delacroix ne se déclare pas effrayé par les sublimes horreurs des paysages de montagne qu’il découvre ici pour la première fois ; il constate simplement que ce qu’il voit défie ses capacités de représentation. Renoncer ? Ce serait démissionner. Alors, plutôt que d’attaquer frontalement le problème dans le registre de la peinture – Delacroix ne ramènera aucune étude peinte de son séjour –, il préfère le contourner (l’apprivoiser ?) par le dessin et l’aquarelle. Et quand il sent que l’image ne suffit pas, il a recours aux mots : les pages du carnet fourmillent d’annotations écrites qui précisent une impression, déplient une nuance – creusent, par exemple, les infinies variations du vert : vert-bleu, plus vert, grisvert, vert et gris, beau vert, vert léger, vert tendre, vert plus ten[dre], vert vénitien, vert plus ocre, vert noir… –, ou soulignent un trait saillant. Dans l’instabilité du voyage, le carnet permet de noter très rapidement ce que capte le regard. C’est aussi un moyen commode d’enregistrer la fulgurance d’une impression, en accumulant des données, visuelles, de forme, de couleur, de lumière. Delacroix n’emportait pas ses pinceaux sur le terrain mais, le soir, il posait des couleurs sur les esquisses relevées sur le motif. Pour lui, ces documents sont précieux – « Je ne pourrais offrir des croquis ou des dessins dont je ne me sépare jamais11 » – car ils représentent une réserve documentaire de formes disponibles qui, versées à son magasin personnel, alimenteront ses futures compositions picturales plus complexes. Il y a fort à parier, en l’occurrence, que le carnet vert sapin ramené du séjour aux EauxBonnes soit ainsi devenu source book dans l’atelier du peintre, à

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Paris, et que le fond de scène de la fresque qu’il doit alors livrer à l’Assemblée nationale ait gardé quelque chose du paysage des montagnes d’Ossau. L’historien de l’art Théophile Silvestre, qui assista à la vente du fonds d’atelier organisée après le décès du peintre, confirme la méthode : « Cette collection d’aquarelles et de dessins est une véritable encyclopédie figurée d’impressions. […] C’est la vie prise sur le fait par l’observateur, et rendue plus intense par le poète. »12 Hors de son atelier, Delacroix n’oublie jamais qu’il est peintre. Il observe, essayant de profiter de tout ce qu’il peut capter, et il prend des notes, avec des moyens très élémentaires : un carnet (même pas luxueux), un crayon à la mine de plomb et quelques couleurs. Si son carnet nous touche, c’est qu’en le feuilletant, la distance qui nous sépare des grandes peintures du grand Delacroix s’abolit: nous y rencontrons le peintre au travail et, en le regardant travailler, nous entrons dans l’intimité d’un homme qui cherche. M./ --NOTES 1. Sauf indication contraire, les citations d’Eugène Delacroix sont extraites de différentes lettres à ses amis, juillet-août 1845, in Correspondance générale d’Eugène Delacroix, publiée par André Joubin, 1838-1849, Librairie Plon, Paris, 1936. 2. TAINE, Hippolyte-Adolphe, Voyage aux Pyrénées, Librairie L. Hachette & Cie, Paris, 1955. 3. Journal Mémorial des Pyrénées, 27 juillet 1845, article cité par René Ancely, « Un voyage d’Eugène Delacroix aux Pyrénées », in Bulletin Pyrénéen, Marrimpouey Jeune, Pau, 1937. 4. MÉLOT, Jean-Pierre, « Les Eaux-Bonnes, grandeurs et misère d’une courtisane », in Le Festin, revue d’art en Aquitaine, n° 82. 5. Il s’agit d’un carnet de qualité ordinaire. Le grammage du papier vélin n’est pas constant, sans doute du fait d’une fabrication ordinaire, non luxueuse, faite à partir de stocks. La couture est décalée dans le dernier cahier pour les mêmes raisons… d’après Marie-Pierre Salé, Carnet des Pyrénées, Musée du Louvre, Paris, 2016. 6. Le Carnet des Pyrénées présente un rapport de format (1,64 sur 1) proche de ceux des écrans de cinéma dits « panoramiques européens » (1,66 sur 1). Ouvert, chaque double page offre alors une surface d’un rapport de format que les rêves hollywoodiens les plus fastueux sont loin d’approcher (3,28 sur un, alors que le procédé cinématographique VistaVision de la société Paramount (1954) qui enregistrait des images d’un rapport 2,2 sur 1). 7. Classé Trésor national en 2003, et acquis par le Musée du Louvre en 2004. 8. DELACROIX, Eugène, Carnet des Pyrénées, accompagné d’une étude de Marie-Pierre Salé, chargée des collections d’art graphiques au 20e siècle, Musée du Louvre, Paris, 2016.

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--Eugène Delacroix (1798-1863), Orphée vient policer les Grecs encore sauvages et leur enseigne les arts de la Paix, 1847, peinture à l’huile et à la cire, 735 x 1 098 cm (détail), Paris, Assemblée nationale, cul-de-four de la Paix. On dit parfois que Delacroix n’aurait pas rapporté de grandes œuvres de son séjour au Pyrénées, mais n’y a-t-il pas un peu des montagnes d’Ossau dans le panorama qui occupe le fond de la monumentale fresque qu’il peint à son retour pour la bibliothèque de l’Assemblée nationale ? --Justin Ouvrié (1806-1879), Vue des Eaux-Bonnes, 1845, huile sur toile, 153 x 195 cm, Pau, Musée des beaux-arts, inv. 89.1.1. L’année où Delacroix séjourne en vallée d’Ossau, Justin Ouvrié travaille sur ce « valeureux morceau de peinture », qui met en scène l’affrontement entre montagne et architecture. La facture romantique de l’œuvre souligne le contraste entre la nature sauvage et grandiose du site et l’irruption soudaine d’un alignement de façades aux allures haussmanniennes.

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