Ma vraie nature (extrait)

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L’auteure : «Aline de Pétigny est une poétesse moderne dont les dessins et l’humour parcourent inlassablement le chemin du savoir-être-heureux. Son inspiration s’abreuve à la source du bonheur d’exister qu’elle aime partager avec les petits et les grands sous forme de petites pensées pour illustrer de grands moments. Avec tendresse, avec simplicité, ses personnages pénètrent dans le coeur de chacun, là où s’établit la vraie vie. C’est ainsi que grands et petits se rencontrent en une réalité qui les fait se comprendre.» Davina Delor

© 2019 Pourpenser Éditions 20 rue Marie Baudry, 49300 Cholet www.pourpenser.fr Auteure - Illustratrice : Aline de Pétigny Maquette : Athena Lecoussis Correction : Sophie Loubier Merci à Dimitri pour son regard. Toute reproduction, même partielle, de cet ouvrage est interdite sans autorisation de l’éditeur. Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. Dépôt légal : janvier 2019 Imprimé par BDM en Pays de la Loire - France


Aline de Pétigny

Pourpenser Éditions



Une chose est cer taine dans ma vie : quand j’arrive à la cabane, Zoé est tout le temps là. Quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit, de l’hiver ou de l’été, de l’automne ou du printemps, quand je vais à la cabane, Zoé est là, qui m’attend. C’est à la fois étonnant et normal, presque rassurant. Au milieu de la cabane, il y a un arbre, un arbre énorme !

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Mais il n’y a pas tout l’arbre, ce n’est pas possible, il y a juste la par tie basse de son tronc. La cabane a sans doute été construite autour de l’arbre pour le protéger, lui faire une maison. Mais maintenant qu’il est grand, qu’il a sor ti sa tête et ses longs bras par le toit et les fenêtres, c’est lui qui veille sur la cabane. Bien souvent, avec Zoé, nous grimpons dans l’arbre, qui nous aide de ses branches. Nous allons le plus haut possible, mais nous avons beau monter, jamais nous ne voyons le ciel. L’arbre semble ne pas finir. C’est à la fois normal et étonnant, presque inquiétant. – Crois-tu qu’un jour nous réussirons à apercevoir le ciel ? – Peut-être la prochaine fois, me répond Zoé en souriant. Et lorsque nous sommes haut dans ses branches les plus basses, le plus haut possible pour nous, entre les feuilles, nous admirons les prés et les montagnes, les mers et les océans. Et tranquillement, nous rions. Ce jour-là, comme d’habitude, plus j’approchais de la cabane, plus j’étais calme. Mon cœur s’apaisa, et quand je vis Zoé, un sourire naquit sur mes lèvres, un joli sourire, tendre et tranquille.

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Au milieu de la cabane, il y a un arbre, un arbre enorme !


– Tu viens, on y va ? dit Zoé en se dirigeant vers l’arbre. Et, tous les deux, légers, nous nous mîmes à grimper, puis à sauter de branche en branche. L’odeur ver te des feuilles se mêlait à l’odeur brune du tronc, les scarabées et les chenilles allaient et venaient le long des tiges, caressant et massant ainsi l’arbre, qui soupirait de bien-être. Nous pouvions l’entendre respirer, et nous aimions ça. – Si on allait jusqu’en haut ? – Tu veux dire… vraiment tout en haut ? – Oui, je crois qu’aujourd’hui est un beau jour pour y aller ! dit Zoé, debout sur Armande. Chaque branche a un nom, c’est bien normal. Aller et venir sur l’arbre, cela crée des liens ! On se connaît mieux, on apprend à s’apprécier. Armande, par exemple, est la branche préférée de Zoé, car plein de jeunes pousses s’y développent. Son écorce, recouver te par endroits de mousse, est douce et fraîche, ce qui ne l’empêche pas d’être solide.

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Et l’arbre ? L’arbre n’a pas de nom… Ou, plus exactement, il se nomme l’Arbre, avec un A majuscule pour souligner son élégance, sa force, sa fier té. – La dernière fois, nous nous sommes arrêtés sur Edgar. Allons lui dire bonjour ! Edgar est une belle branche, la plus haute sur laquelle nous ayons grimpé jusqu’à présent. C’est une grosse branche sombre, presque noire. Si elle était ver ticale, elle pourrait se prendre pour un tronc. Mais elle est parfaitement horizontale, et si droite, si large, presque majestueuse, qu’il est facile de lui courir dessus, d’y jouer à la marelle ou bien de s’y endormir. De là, on voit encore le toit de la cabane, on l’aperçoit ou, plus exactement, on le devine entre le feuillage. On pourrait confondre ses tuiles de bois avec les branches, mais la petite cheminée de terre orange est là pour faire s’envoler les doutes. – Plus haut ? – Plus haut ! – À tout à l’heure, Edgar. Edgar sourit, l’Arbre frémit.

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Il nous fallait découvrir de nouvelles branches. Bien sûr, nous ne pouvions pas toutes les rencontrer une à une, elles étaient trop nombreuses. Mais les moins timides semblaient nous appeler. Nous f îmes ainsi connaissance avec plusieurs dizaines de branches et quelques rameaux. Retenir le nom de chacun ne fut pas chose aisée. Il nous fallut du temps pour les mémoriser et les reconnaître. Il eût été dommage de les confondre. Cer taines branches sont assez susceptibles, et si elles se vexent, hors de question alors de laisser le passage aux maladroits ! Mais tout se passa bien, nous prîmes même le thé avec quelques jeunes rameaux, heureux de nous offrir l’arôme de leur feuillage. Avez-vous déjà bu un thé avec des rameaux ? Ils sont adorables, tout en délicatesse. Un rien les fait rire. Je regardais Zoé, humais la fraîcheur, écoutais les bruissements

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Nous primes meme le the avec quelques jeunes rameaux.


de l’Arbre, et je m’aperçus que j’étais bien, tout simplement. J’entendis un toussotement près de moi, un de ceux qui veulent dire « je suis là, ne me voyez-vous pas ? ». Je me tournai, curieux. Il n’y avait personne, juste quelques rameaux dansant avec le vent. J’entendis Zoé rire et mon regard glissa vers elle. Le toussotement reprit, plus insistant. Cette fois-ci, j’aperçus un regard à travers le feuillage. – Bonjour, dis-je tout bas, pour ne pas déranger les rires qui m’entouraient. Le regard me fixait, l’air étonné. – Bonjour, insistai-je sans hausser le ton. – Savez-vous pourquoi ? – Pardon ? – Savez-vous pourquoi ? Je cherchais à comprendre cette drôle de question, mais je n’arrivais pas à en trouver le sens. – Pourquoi quoi ? répondis-je avec l’étrange impression de faire l’écho. – Pourquoi je suis ici et pourquoi vous êtes là ? Pourquoi la vie va et vient et pourquoi demain sera ce qu’il sera sans attendre ? Pourquoi je suis là et pourquoi vous êtes ici ? Pourquoi tout est éphémère et si long à la fois ? Pourquoi ? Le savez-vous ?

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Il avait dit cela d’une traite, sans inquiétude. J’avais la sensation qu’il posait ces questions par curiosité. C’était pour lui une espèce de gourmandise. Il interrogeait, mais n’attendait pas de réponse. Et puis, que répondre à tout cela ? Le regard reprit de plus belle : – Savez-vous pourquoi ? Pourquoi il est vain d’attendre, pourquoi le temps se fige, puis soudain s’envole ? Pourquoi à chaque fois qu’il pleut, des gouttes tombent ? Pourquoi ne s’envolent-elles pas comme le temps ? Il s’interrompit brusquement, regarda les rires qui m’entouraient, puis murmura : – Ils ont raison. Comment ne pas rire de tout cela ! Puis, l’air de rien, il dit : – Savez-vous comment ? Il me tourna alors le dos et je le vis par tir, passant d’une branche à l’autre, tout en se régalant de comment, comme d’autres dégustent des madeleines. – On continue la balade ? me demanda Zoé avec un reste de rire dans la voix. – Pourquoi pas ! dis-je en perdant de vue l’étonnante rencontre.

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Au fur et à mesure que nous montions, l’Arbre changeait. Des fleurs commençaient à apparaître ici et là. Absentes au début de l’ascension, elles étaient désormais de plus en plus présentes. Bien que petites, avec leurs pétales qui allaient du rose le plus clair au blanc le plus pur, elles offraient à l’Arbre une lumière étrange dans laquelle les feuilles semblaient flotter. Nous nous assîmes sur une branche, Nina, qui ne recevait que peu de visites. Sa timidité, sans doute, empêchait les oiseaux de passage d’apprécier son accueil. Elle fut très touchée de l’attention de Zoé qui lui demanda gentiment si nous pouvions profiter de sa présence pour nous reposer. Ses rameaux, heureux de cette rencontre, s’agitèrent légèrement pour nous appor ter un peu de fraîcheur. Doucement bercés par Nina, nous nous endormîmes.

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Pourquoi ?




– Tu es sûr ? La voix de Zoé me sor tit du profond sommeil dans lequel je m’étais glissé. Mais c’est une drôle de voix grave et souriante qui me réveilla totalement. – Bien sûr ! Tu me connais, Zoé, je ne dis pas trop de bêtises. – C’est vrai ! Mais c’est tellement étonnant ce que tu me racontes là ! Ah, Anselme ! Je te présente Alphonse, qui vient de là-haut. – De Très-là-haut, précisa Alphonse. Alphonse n’était pas une branche, ni un rameau. Il était végétal, sans nul doute, mais ses feuilles étaient différentes de celles de l’Arbre. Je ne l’avais jamais rencontré, mais Zoé semblait bien le connaître. Je compris au détour de la conversation qu’Alphonse était une liane. Il avait pris racine très jeune sur l’Arbre et aimait plus que tout s’y promener. Chose surprenante, il n’était jamais

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descendu au pied de l’Arbre. Quand nous lui parlâmes de la par tie basse du tronc, des racines, il eut du mal à nous croire. Il ne connaissait de l’Arbre que le Très-là-haut. Il semblait penser qu’en dehors de l’Arbre rien d’autre n’existait. L’Arbre était à la fois son monde, son dieu, de lui dépendaient sa vie et sa mor t, du moins le croyait-il. Je n’osais, de peur de le blesser, le questionner davantage sur ce qu’il ignorait. Avec Zoé, il riait de temps à autre sans que je sache pourquoi. J’avais un petit pincement au cœur à chaque fois, comme si, bien qu’étant assis sur la même branche nous n’étions pas sur le même arbre. Il l’avait dit, il venait de Très-là-haut, ce qui était à la fois clair et obscur. « Là-haut » aurait pu vouloir dire « en haut de l’Arbre », mais « Très-là-haut » semblait vouloir dire : « Attention ! Si vous pensez que l’Arbre est haut, vous vous trompez. Il l’est plus encore que tout ce que vous pouvez imaginer ! » Je laissai mes idées vagabonder quelques instants en essayant d’imaginer le Très-là-haut et réalisai que j’ignorais sans doute au moins autant de choses qu’Alphonse. Je connaissais la par tie basse de l’Arbre et ce qui gravitait autour. Mais je ne savais rien sur le Très-là-haut. Et je ne pouvais même pas l’imaginer. Alphonse, qui devait repar tir, nous proposa de

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profiter du voyage. – Vous n’aurez qu’à vous tenir à moi et à vous laisser por ter. Nous serions bien restés en compagnie de Nina, mais nous ne pouvions refuser cette occasion de monter vers le Très-làhaut ! Après avoir remercié Nina et ses rameaux, nous nous installâmes donc sur Alphonse, nous agrippant bien à lui, sans trop le serrer pour ne pas le gêner. La liane frémit, trembla et, soudain, se mit à se rouler, se dérouler, s’emberlificoter, s’entor tiller de branche en branche. Plus nous montions, plus les fleurs étaient présentes, plus leur parfum se répandait.

D’un léger mouvement, Alphonse me déposa en un lieu de l’Arbre semblable à un champ de fleurs, un champ où même le ciel est rempli de fleurs, toutes plus belles les unes que les autres. J’eus juste le temps de voir Zoé continuer à monter, sauter dans l’Arbre quelques branches plus haut et remercier Alphonse d’un geste.

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– Auriez-vous la bonté de ne pas nous piétiner ? demanda gentiment une fleur moins timide que les autres. – Oh, désolé ! J’étais très embarrassé, car je ne savais comment faire. Il y avait des fleurs par tout et il était impossible de les éviter. – Sautillez, dansez, bondissez, volez si vous le pouvez, mais ne marchez pas, ne courez pas, me souffla une fleur en voyant mon embarras. Comme pour m’accompagner dans ma danse, le vent doucement se mit à souffler entre les branches, les feuilles et les fleurs, entre les lianes, les tiges et les rameaux. Il soufflait une douce musique, légère, telle une brise. Je sentis soudain mon pied droit se lever. Étonné de le voir prendre son indépendance, je décidai de le reposer au sol, sans doute pour tenter de me prouver que c’était bien moi et moi seul qui prenais les décisions. Mais cela me fut impossible, mon pied refusa tout net de se plier à mes désirs. J’étais donc là, un pied levé, ne sachant quelle attitude adopter. Je m’appuyai, l’air fier, contre une branche à laquelle je n’avais pas encore été présenté. Je la sentis frissonner à mon contact. Mais, trop occupé par mon pied droit, je n’y prêtai pas attention.

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Puis ce fut au tour de mon pied gauche… C’est à ce momentlà que je réalisai qu’il était inutile de vouloir contrôler quoi que ce soit. Mes pieds avaient fait ce qu’il fallait pour que je n’écrase pas les fleurs. Je me retrouvai donc à flotter dans l’Arbre, étonné de trouver tout cela presque normal. – Vous auriez pu vous présenter ! C’était la branche contre laquelle je m’étais appuyé qui, un peu vexée, me faisait cette remarque. – Oui, excusez-moi, je suis désolé. Mais, voyez-vous, je ne suis pas très habitué à voler. – Vous flottez, mais vous ne volez pas encore, dit la branche avec une moue. Nos feuilles, elles, volent. Dès qu’elles sont en âge de quitter leur branche, elles s’en vont, légères, elles s’envolent, insouciantes, elles s’élèvent dans les airs. Puis, un jour, elles reviennent, changées en oiseaux. C’est alors magnifique de les voir chanter. Savez-vous que les feuilles chantent vraiment très bien ? Beaucoup mieux que les fleurs, je trouve. D’ailleurs, je ne me souviens pas avoir entendu une fleur chanter. Et vous ? – Je… les oiseaux ne sont pas… Je m’arrêtai soudain, conscient que tout ce que je pourrais dire à propos des feuilles et des oiseaux ne saurait convaincre la branche.

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– Que disiez-vous ? me demanda-t-elle. – Que… que vos feuilles doivent devenir de bien beaux oiseaux. – Oui, regardez ! En voici une justement. Un oiseau, ou peut-être était-ce une feuille, presque aussi petit que la plus petite des feuilles, vint se percher sur mon épaule, comme pour m’accompagner dans mes premiers pas flottés. – Allez-vous devenir un oiseau ? me demanda la branche d’un air dubitatif. Je ne pense pas, répondit-elle, avant même que j’aie pu prononcer un mot. Ou bien un oiseau assez laid, ma foi. Elle renifla après m’avoir toisé, puis haussa ses rameaux : – Je ne sais vraiment pas ce que vous allez devenir, mon pauvre ami ! Une brise soudaine m’éloigna de cette branche si peu accueillante. Je n’arrivais pas à me diriger. J’avais beau tendre les bras, bouger les pieds avec force, rien n’y faisait, j’allais là où le vent me poussait et nulle par t ailleurs.

Malgré tout, j’étais d’accord avec cette branche, je ne savais pas ce que j’allais devenir. Reprendrais-je pied un jour ou bien vais-je flotter ainsi le reste de ma vie ?

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Cet état était assez agréable. Je ne décidais de rien, me laissant por ter par la brise, et la seule chose que je pouvais faire était de profiter du paysage. Les fleurs me regardaient, étonnées de me voir. – Quel genre d’oiseau êtes-vous ? me demanda l’une d’elles. – Je ne suis pas un oiseau. – Bien sûr, dit-elle, vexée de s’être trompée, vous n’avez pas d’ailes... Mais qu’êtes-vous donc ? – Je suis un humain. – Ah… Quelle drôle d’idée ! C’était une réflexion vraiment étonnante. Comme si j’avais eu le choix, le désir, d’être humain. À bien y réfléchir, je trouvais l’idée intéressante. Qu’aurais-je voulu être si je n’avais pas été humain ? – Avez-vous choisi d’être fleur ? demandai-je. – Je ne sais pas, je ne m’en souviens plus. Mais si j’ai eu à choisir, alors j’ai fait le bon choix. C’est une vie riche et palpitante que d’être fleur. Ne trouvez-vous point ? – J’avoue que je manque d’expérience. – Oui, c’est vrai… répondit la fleur qui, décidément, parlait souvent sans réfléchir. S’éparpiller dans l’air grâce à son parfum est une aventure incroyable. Imaginez-vous, par tir dans toutes les directions tout en restant uni. À la fois par tout et ici.

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Je n’avais jamais vraiment réfléchi à la vie des fleurs, mais l’idée de s’éparpiller ainsi dans l’air me séduisit immédiatement. – Quelle drôle de chose que la vie, murmurai-je. – Oui, c’est une drôle de chose. N’avez-vous pas vu mon Ozth ? – Pardon ? Une fois encore, la fleur semblait parler sans réfléchir. – Mon Ozth, ne l’avez-vous pas vu ? – Je ne sais pas… Qui est Ozth ? La fleur me sourit gentiment et soupira. – Vraiment, mon cher, vous m’étonnerez toujours ! Elle avait dit cela comme si nous étions de vieilles connaissances puis, sans plus s’occuper de moi, elle se tourna vers ses compagnes et se mit à papoter. Un coup de vent m’empor ta soudain, et après quelques secondes de surprise, je profitai pleinement de cette sensation de liber té qui arrive quand on abandonne tout désir personnel et qu’on se laisse por ter par le courant. Dans ces moments, la meilleure chose à faire est d’admirer le paysage. Ce que je fis durant quelques minutes. L’air s’amusait à me faire passer entre des branches que j’avais à peine le temps de saluer. Je frôlais des rameaux, m’excusant de les déranger. Je les entendais rire, sans doute se moquaient-ils de mes maladresses. Il est vrai que c’est un ar t de savoir se laisser por ter ainsi.

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N’avez-vous pas vu

mon Ozth ?


L’air me déposa doucement sur une branche et, après une dernière caresse sur ma joue, me quitta. Je retrouvai alors le poids de mon corps et en fus étonné.

Une fleur, seule sur la branche, me regardait tendrement. – La légèreté est bien agréable, n’est-elle pas ? Je souris, et soupirai, repensant à cette sensation à la fois nouvelle et tellement naturelle. – Oui, c’est vrai. J’observais autour de moi, aucune autre fleur ne semblait pousser dans cette par tie de l’Arbre. – Pourquoi êtes-vous seule ? Elle me regarda, semblant ne pas me comprendre. – Comment pourrais-je bien être seule ? répondit-elle enfin. Sa question me prit au dépourvu. – Vous êtes la seule fleur de la branche. – Et vous ? – Je ne suis pas... Je n’osai finir ma phrase. Tout ce que j’aurais pu dire sur le sujet me sembla soudain incongru.

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La fleur, voyant ma gêne, sourit. – Savez-vous qu’il est impossible d’être seul en sa propre compagnie ? Je fermai les yeux et écoutai les chuchotis des feuilles, les murmures des branches. Quand j’ouvris à nouveau les yeux, il y avait, assis près de moi, une espèce de fantôme gris. Ce n’était pas vraiment un fantôme, mais c’est la meilleure description que je puisse faire de mon compagnon. Ma première réaction fut la peur qui, lorsque nos regards se croisèrent, s’envola. Il y avait dans ses yeux toute la tristesse du monde. Un immense chagrin m’envahit soudain, et je ne pus réprimer un sanglot. En un instant, cette émotion avait tout balayé sur son passage. Fini les moments de légèreté, terminé les remarques étranges des fleurs. Place à ce vide insondable, à cette solitude envahissante, à cette tristesse universelle. Je me plongeai dans cette émotion, avec la douce pensée de m’y noyer. M’y noyer pour ne plus la ressentir, mais l’être entièrement. Au moment où je perdais pied, où je me laissais engloutir par ce regard, j’entendis Zoé au loin.

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Quandsune branchesrit, ellessecoue toutes s es feuilles, qui rient elles aussi.


– Anselme ? Zibelin, veux-tu arrêter de jouer avec Anselme ! Regarde dans quel état tu l’as mis ! Le regard de Zibelin changea brusquement, la tristesse laissant place à un sourire, une joie pétillante. Je fus comme remonté à la surface et, tel un noyé, je pris une grande respiration, avalai l’air goulûment, et me remplis de joie, de bulles de gaieté. Zibelin me regarda, pencha la tête et, d’un air malicieux, disparut. – Ça va ? me demanda Zoé. C’est un farceur. Il aime s’amuser. – S’amuser ? J’avais du mal à percevoir cette envie de me noyer dans cet océan de tristesse comme un jeu. – Il ne te serait rien arrivé. Zibelin n’est pas méchant. Il flottait en moi des nuages de joie, alors je ris sans me préoccuper du reste. Et comme cela est contagieux, Zoé rit avec moi, ainsi que les branches autour de nous. Quand une branche rit, elle secoue toutes ses feuilles, qui rient elles aussi. Et comme le rire est contagieux, ce fut bientôt l’Arbre entier qui se mit à rire. J’aperçus, entre deux branches, Zibelin qui me regardait, les yeux souriants, heureux. Après son fou rire, l’Arbre soupira de bien-être, ce qui fit frissonner chaque feuille.

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Zoé était repar tie de son côté. Je l’entendais discuter avec une branche. – Et l’hiver ? N’avez-vous pas trop froid ? Moi, quand j’ai froid, je me fais un bon feu et... Oh, pardon ! Je suis désolée ! Veuillez m’excuser, je vous en prie ! Je ne pensais pas à mal ! Heureusement, la branche n’était pas rancunière. – Ne vous inquiétez pas, dit-elle en souriant, nous le savons, nous ne faisons que passer. Et si, une fois dans le Très-Par tout, nous pouvons encore être utiles, c’est avec plaisir. Je sus beaucoup plus tard qu’à le suite de cela, Zoé, dès qu’elle allumait un feu, remerciait chaque bûche, chaque branche de bois sec pour la chaleur qu’elle allait lui offrir. Je m’assis tranquille sur une branche après lui avoir demandé la permission. J’avais besoin de me reposer, de profiter du silence bruissant de l’Arbre. C’était une branche très accueillante, charmante, mais bavarde et un peu fatigante.

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Elle n’arrêtait pas de parler, de la pluie qui était bien agréable, mais qui mouillait quand même beaucoup, du soleil qui réchauffait, mais parfois un peu trop, des saisons qui se répétaient au cours des ans et des écureuils qui, sans le faire exprès, la chatouillaient en courant sur elle. – Vous comprenez, ils sont adorables, je les aime beaucoup, mais ils ne cessent d’aller et venir. Regardez ! Encore un ! Oh, ce n’est pas qu’ils me gênent, il est toujours bien agréable d’avoir de la visite, mais je dois être trop sensible de l’écorce ! Dès que l’un d’eux passe, ça me chatouille tout le long ! Même mes feuilles en frémissent ! Je n’y peux rien, voyez-vous, c’est ainsi, mais… Je m’étais levé, doucement, avec l’intention de m’éloigner d’elle pas à pas. – Oh ! Vous par tez déjà ? Il est délicat dans pareil cas de s’en aller sans être grossier. Alors je mentis, un peu… – Oui, je dois retrouver une amie. – Je vous ennuie, c’est ça ? Je suis trop bavarde, je le sais bien. Mais, voyez-vous, les visites sont tellement rares. – Et les écureuils ? La branche sourit tristement et haussa les rameaux. – Vous les avez vus ? me demanda-t-elle. Ils sont sans cesse pressés. Mais, je vous en prie, allez-y, je ne vous en voudrai pas.

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Elle s’interrompit un instant, puis reprit gaiement : – Vous savez, c’est le printemps, les oiseaux vont bientôt revenir de leur long voyage. Il me tarde de les voir. Tous les ans quand ils sont de retour, ils me racontent tout ce qu’ils ont fait. C’est toujours passionnant ! Je la saluai avec maladresse, par peur de devoir rester à l’écouter, lui fis un baisefeuille comme on fait un baisemain et, en quelques bonds, continuai mon ascension dans l’Arbre.

Je montai ainsi de branche en branche, sans me préoccuper du temps et, je dois l’avouer, sans plus penser à Zoé ! Là où j’arrivai, il était presque impossible de voir le ciel tant était dense le feuillage. Mais, étrangement, les feuilles étaient dans des tons de bleu si variés que je me croyais au bord de la mer. Leurs mouvements, ainsi que le bruit du vent dans les branches, faisaient penser aux vagues. Je m’assis sur une branche, comme on s’assoit sur un rocher. Seule me manquait la fraîcheur de l’eau sur mes pieds, car, était-ce mon imagination – sans doute – un air marin flottait autour de moi. Je fermai les yeux et respirai.

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Un courant d’air léger passa sur mes pieds, m’offrant cette sensation de fraîcheur que peut appor ter l’eau. L’instant était parfait. Je ne sais combien de temps je suis resté ainsi sur ma plage. J’étais bien, là était l’essentiel. Quand je me réveillai, car je m’étais assoupi, un oiseau étrange était là, me regardant, l’air intrigué. Je me redressai, et m’aperçus qu’il ne s’agissait aucunement d’un oiseau. Il avait bien des plumes, ou peut-être des écailles… Avait-il des ailes ? Rien n’est moins sûr. En tout cas, il n’avait pas de bec, c’était cer tain. Ce n’était donc pas un oiseau. – Quelle étrange créature… murmura le non-oiseau en m’observant. J’ouvris la bouche, mais ne sus que répondre. – Êtes-vous un poisson ? me demanda-t-il. – Non. – En êtes-vous sûr ? Le non-oiseau me regardait de haut, et je me sentis comme pris en faute. J’ouvris une fois de plus la bouche, sans qu’aucun son n’en sor te. – Ah ! Vous n’en êtes pas sûr ! C’est bien ce qu’il me semblait.

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Vous êtes donc un poisson. C’est étrange. Je n’imaginais pas les poissons comme ça. Mais vous en êtes un, c’est évident. Une fois encore, j’ouvris la bouche et ne répondis rien. Il est vrai qu’ainsi je devais ressembler à un poisson. – Vous êtes un poisson à longues pattes, conclut-il. Un cousin d’une branche éloignée m’a parlé de votre espèce il y a bien longtemps, après un voyage dans le Très-Bas-là-bas. – Je suis un humain. Le non-oiseau m’observa, me dévisagea, cherchant à comprendre ce que je voulais dire. – Un poisson-humain… soit ! dit-il en regardant mes jambes. Vous ressemblez for t aux poissons à longues pattes. Son regard fut attiré par un oiseau qui venait de se poser non loin de nous. Il me jeta alors un dernier coup d’œil, puis se désintéressa de moi. Je n’eus pas le courage de lui expliquer que je n’étais pas un poisson. Après tout, peut-être que pour lui j’en étais un. Quelle différence cela pouvait-il bien faire ? Je suis ce que je suis, peu impor te le nom que l’on me donne. Et puis, suis-je si sûr d’être un humain ? Après tout, qu’est-ce que cela signifie exactement ? Je m’imaginai alors poisson, oiseau, écureuil, fleur, feuille, branche, Arbre et même pierre. Je me sentis nager, voler, sauter. Je ressentis mes racines qui s’enfonçaient dans la

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Il n’etait pas necessaire de parler pour savoir qu’on se ressemblait.


terre, mes ailes qui me por taient au plus haut, ma légèreté de feuille, mon parfum de fleur et ma rudesse de roche. Je fus tout cela, non pas un mélange de tout, mais chaque chose, chaque être vivant à la fois. J’étais riche de toutes ces vies, à la fois si différentes et si semblables. D’un bond, je me levai, heureux d’être un poisson dans cet océan de feuilles. Je continuai ma promenade, me sentant écureuil, puis oiseau, ou encore humain. Je grimpais, sautais, volais presque à cer tains moments. J’étais moi.

J’étais si bien à me promener dans l’Arbre ! Je m’amusais à aller le plus loin possible au bout des branches pour tenter de voir l’horizon. Ce n’était pas facile de trouver le bon point de vue, car l’Arbre était vaste. Enfin, après quelques recherches, j’arrivai sur la branche idéale. Assez for te pour me por ter jusqu’au bout sans ployer et assez longue pour m’emmener au-delà de ses compagnes. C’était une branche à l’esprit vagabond, de celles qui n’en finissent jamais de pousser, de celles que l’on n’arrête pas, de celles qui grandiront, quoi qu’il arrive. Elle faisait plaisir à voir. Elle

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me sourit, heureuse de sentir qu’on se comprenait si bien et qu’il n’était pas nécessaire de parler pour savoir qu’on se ressemblait. Je m’assis à son extrémité, tranquille. Elle me balançait tout doucement, heureuse de par tager son bout de ciel avec moi. Nous étions là, tous les deux, main dans la feuille, profitant de cet instant. Qu’il était bon de se sentir ainsi compris ! Le temps n’existait plus. Je me sentais à ma place. Peut-être l’étais-je ? La nuit commençait à tomber. La lumière se faisait plus tamisée. À ma grande surprise, des fleurs apparurent sur les branches. En un instant, l’Arbre fut couver t de ces fleurs en boutons qui s’ouvrirent petit à petit, lumineuses, chacune à sa façon, tels des lampions. Elles donnaient à l’Arbre un air de fête. Les branches, de toute évidence heureuses, balançaient leurs fleurs-lampions, ce qui donnait une étrange sensation de flottement. J’avais l’impression d’être dans un navire, voguant dans le ciel. Était-ce une impression ? Rien n’est moins sûr…

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