Cerveau & Psycho #164 - Avril 2024

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EST-CE NORMAL DE NE PAS AVOIR DE DÉSIR SEXUEL ?

Angoisses, doutes, idées noires


JE PENSE TROP !

Comment dire stop aux ruminations

EXPÉRIENCE DE MORT IMMINENTE QUAND L’ESPRIT SE DÉTACHE DU CORPS

SANTÉ ARRÊTER DE FUMER GRÂCE AUX ONDES MAGNÉTIQUES

HARCÈLEMENT SCOLAIRE LES PHRASES QUI FONT DU BIEN AUX VICTIMES

PEOPLE PLEASERS CES PERSONNALITÉS QUI NE SAVENT

JAMAIS DIRE NON

L 13252 - 164 S - F: 7,50 € - RD N°164 Avril 2024 Cerveau & Psycho Cerveau & Psycho JE PENSE TROP ! Comment dire stop aux ruminations N° 164 Avril 2024 DOM 9,00 € – BEL./LUX. : 9,00 € – CH

10H-11H

GRAND BIEN VOUS FASSE !

ALI REBEIHI

photo : © Christophe Abramowitz / RF

N° 164

NOS CONTRIBUTEURS

p.14-16

Carissa Wong

Docteure en immunologie, contributrice des revues Nature et New Scientist, elle rĂ©vĂšle comment les injections d’hormone de croissance contaminĂ©e ont provoquĂ© des cas de maladie d’Alzheimer.

p.52-57

David Gourion

Médecin psychiatre et docteur en neurosciences, il décrypte le fonctionnement de nos ruminations et propose plusieurs approches pour les neutraliser.

p. 58-65

Bruno Humbeeck

PsychopĂ©dagogue, docteur en sciences de l’éducation, chargĂ© d’enseignement Ă  l’universitĂ© de Mons et responsable du Centre de ressource Ă©ducative pour l’action sociale, il o re un regard nouveau sur le harcĂšlement scolaire.

p. 68-74

Allison Parshall

Journaliste scientiïŹque Ă  la revue ScientiïŹc American, elle a enquĂȘtĂ© sur la montĂ©e de l’asexualitĂ© comme nouvelle orientation sexuelle Ă  part entiĂšre.

SÉBASTIEN BOHLER

Rédacteur en chef

Des nouvelles de l’ñme

Dans les tombes de la XIIIe dynastie Ă©gyptienne, il y a plus de 4 000 ans, on voit des dessins montrant un oiseau survolant une momie. C’est l’ñme, le ba, qui se dissocie du corps aprĂšs la mort. Cette idĂ©e fera forĂšs dans la plupart des religions, christianisme en tĂȘte. Mais aussi dans la philosophie de Platon, pour qui l’ñme, avant notre naissance, a cĂŽtoyĂ© les dieux dans le monde immatĂ©riel des idĂ©es. Et peut se rĂ©incarner, comme dans les religions hindoues. Des siĂšcles plus tard, Descartes perpĂ©tuera cette notion de sĂ©paration du corps et de l’esprit Ă  travers son fameux dualisme. D’oĂč vient l’universalitĂ© de cette croyance ? Certains psychologues arguent que notre esprit est incapable de se reprĂ©senter ce qu’est l’absence de conscience, car pour ce faire il lui faudrait ĂȘtre conscient. D’autres font valoir que la mort nous fait peur et que nous prĂ©fĂ©rons la nier. Mais il existe une autre explication : l’ñme ne serait qu’un tour que nous joue notre cerveau. Celui-ci peut, dans certaines circonstances, nous montrer notre corps de l’extĂ©rieur. C’est ce qu’on appelle l’« expĂ©rience de sortie du corps », oĂč certaines personnes se sentent fotter jusqu’au plafond et observent leur propre corps du dessus. Ce type d’expĂ©rience arriverait Ă  environ 10 % d’entre nous au cours de leur vie. Et, surtout, elle s’explique assez simplement par des mĂ©canismes perceptifs que l’on peut reproduire en laboratoire et que vous pourrez dĂ©couvrir en page 22 de ce numĂ©ro.

Ce petit coquin de cerveau nous aurait peut-ĂȘtre ainsi jouĂ© un tour qui aurait donnĂ© naissance Ă  des religions, dont le poids sur l’histoire du monde a Ă©tĂ© immense. Mais je suis sĂ»r que tout le monde ne sera pas d’accord. ÂŁ

3 N° 164 - Avril 2024
ÉDITORIAL

SOMMAIRE

p. 6-44

DÉCOUVERTES

p. 6 ACTUALITÉS

Sucre, graisses : votre estomac vous manipule !

Les vacances requinquent le couple

Les arbres chassent l’anxiĂ©tĂ© des enfants

L’écran, tĂ©tine virtuelle ?

Des cerveaux au service de l’IA

Coup de chaud sur la dépression

Addiction Ă  la musique : quand devient-on accro ?

Plus d’inĂ©galitĂ©s, plus de cupiditĂ©

p. 14 FOCUS

Des cas d’Alzheimer liĂ©s Ă  l’hormone de croissance ?

Il y a plusieurs décennies, des injections mal contrÎlées auraient transmis la maladie à certains patients.

p. 18 NEUROTECHNOLOGIE

Neuralink : que fait l’implant cĂ©rĂ©bral d’Elon Musk ?

La société fondée par le milliardaire technophile a inséré sa premiÚre puce dans un cerveau humain. Avec quels résultats ?

p.

p. 22 NEUROSCIENCES

Sortie de corps : un « bug cérébral » ?

Se sentir ïŹ‚otter au-dessus de son corps, s’élever jusqu’au plafond : ces sensations semblent rĂ©sulter d’une panne de traitement des informations dans notre cerveau.

Janosch Deeg

p. 30 INFOGRAPHIE

Comment reconnaĂźtre un AVC

Texte : Anna von Hop garten

Illustration : Yousun Koh

p. 32 ADDICTION

Des ondes magnĂ©tiques pour arrĂȘter de fumer

La stimulation magnétique transcrùnienne fait la preuve de son e cacité en matiÚre de sevrage tabagique.

Simon Makin

p. 40 NEUROANATOMIE

Notre « petit cerveau », maßtre des émotions et du mouvement

LogĂ© Ă  l’arriĂšre de notre cerveau, le cervelet fait bien plus que gĂ©rer nos mouvements.

Douglas Fields

p. 45

p. 46 SCIENCES COGNITIVES

DITES STOP AUX PENSÉES NÉGATIVES

Assez de tourner encore et toujours dans votre tĂȘte les mĂȘmes pensĂ©es angoissantes ?

La méthode de « suppression de pensées », validée par des expériences récentes, est faite pour vous.

Wickelgren

p. 52 SANTÉ MENTALE

« LES RUMINATIONS SONT UN TOUR QUE NOUS JOUE NOTRE CERVEAU »

Restructuration mentale, TCC, mĂ©ditation, rĂ©orientation de l’attention : un vaste Ă©ventail d’approches peut ĂȘtre mis en Ɠuvre pour cesser de ressasser les mĂȘmes pensĂ©es. Entretien avec David Gourion

p. 18 p. 22 p. 32 p. 40
Dossier
JE
45-57
PENSE TROP !
4 N° 164 - Avril 2024

p.

58 p. 68 p. 80 p. 66 p. 76 p. 86 p.

p. 58-78

p. 80-91

p. 92-98

ÉCLAIRAGES VIE QUOTIDIENNE LIVRES

HarcÚlement scolaire : comment réagir ?

Cette forme « d’agressivitĂ© hiĂ©rarchique » ne se rĂ©glera pas par l’exclusion d’un individu.

Bruno Humbeeck

CrÚme quantique : le « marketing pseudoprofond »

La publicité pour la derniÚre crÚme de Guerlain tend un piÚge à vos neurones !

p. 68 SEXUALITÉ

Pas de dĂ©sir sexuel : et si c’était normal ?

L’asexualitĂ© est en passe de devenir une orientation sexuelle Ă  part entiĂšre.

Allison Parshall

YVES-ALEXANDRE THALMANN

Pensez-vous comme un arbre ?

Penser « en arborescence », signe de haut potentiel intellectuel ? Rien de plus faux.

p. 80 PSYCHOLOGIE COMPORTEMENTALE

« People

pleasers

» :

quand on ne sait pas dire non


Ils disent toujours oui quand on leur demande un service, n’osent pas exprimer leur dĂ©saccord en public : les people pleasers en oublient qui ils sont ! Hanne Peeters

p. 86 L’ÉCOLE DES CERVEAUX

JEAN-PHILIPPE LACHAUX

Le par-cƓur, c’est bon pour le cerveau !

Ce mode d’apprentissage crĂ©e des « ponts neuronaux » qui amĂ©liorent la rapiditĂ© et la crĂ©ativitĂ©.

p. 90 LA QUESTION DU MOIS

Les femmes enceintes ont-elles un odorat plus développé ?

5 N° 164 - Avril 2024

p. 92 SÉLECTION DE LIVRES

L’Inconscient freudien : y a-t-il quelque chose à sauver ?

L’Addiction, comment s’en sortir ?

Parents animaux

L’Envers du divan

Le Guide parental pour comprendre son ado

S’estimer et s’oublier

p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE

SEBASTIAN DIEGUEZ

Troll : psychologie de ceux qui pourrissent internet

Ce numĂ©ro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, brochĂ© en cahier intĂ©rieur, sur toute la di usion kiosque en France mĂ©tropolitaine. Il comporte Ă©galement un courrier de rĂ©abonnement, posĂ© sur le magazine, sur une sĂ©lection d’abonnĂ©s. En couverture : © Khosro/Shutterstock
Dans son dernier roman, EirĂ­kur Örn Norddahl livre une description du troll informatique qui correspond trait pour trait Ă  ce que nous en disent les Ă©tudes scientiïŹques ! 94
p. 92
p. 58 ÉDUCATION
Agniezska Sabiniewicz

CARISSA WONG

Docteure en immunologie et contributrice des revues Nature et New Scientist

NEUROSCIENCES

Des cas d’Alzheimer liĂ©s Ă  l’hormone de croissance ?

Selon une Ă©tude rĂ©cente, des injections d’hormone de croissance rĂ©alisĂ©es il y a plusieurs dĂ©cennies pourraient avoir favorisĂ© l’apparition de la maladie d’Alzheimer chez certains patients.

Des injections d’hormone de croissance prĂ©levĂ©e sur des cerveaux de personnes dĂ©cĂ©dĂ©es (une pratique aujourd’hui abandonnĂ©e) auraient transmis la maladie d’Alzheimer Ă  certains patients : telle est la conclusion d’une Ă©tude rĂ©cente parue dans la revue Nature En effet, des chercheurs af rment avoir identi Ă© de nouvelles preuves l’appui d’une hypothĂšse controversĂ©e, selon laquelle les protĂ©ines l’origine d’agrĂ©gats qui sont la signature de la maladie d’Alzheimer peuvent ĂȘtre transmises d’une personne l’autre par le iais de certaines procĂ©dures chirurgicales.

Les auteurs de cette Ă©tude, ainsi que d’autres scienti ques consultĂ©s, soulignent que ces travaux de recherche reposent actuellement sur un petit Ă©chantillon d’individus et qu’ils portent sur des pratiques mĂ©dicales qui n’ont actuellement plus cours. Ces travaux ne suggĂšrent pas que les formes de dĂ©mence telles que la maladie d’Alzheimer pourraient ĂȘtre contagieuses.

NĂ©anmoins, « nous aimerions prendre des prĂ©cautions l’avenir

Cet article a Ă©tĂ© publiĂ© initialement dans la revue Nature du 29 janvier 2024 sous le titre « Signs of “transmissible” Alzheimer’s seen in people who received growth hormone ». www.nature.com

© Springer Nature Limited

pour rĂ©duire ces rares cas », signale le neurologue John Collinge, de l’University College London, qui a dirigĂ© cette recherche publiĂ©e dans la revue Nature Medicine datĂ©e du 29 janvier.

UNE DÉMENCE ANORMALEMENT PRÉCOCE

En quoi a consistĂ© cette enquĂȘte ? Depuis dix ans, John Collinge et son Ă©quipe ont Ă©tudiĂ© des patients au Royaume-Uni qui, pendant leur enfance, ont reçu de l’hormone de croissance dĂ©rivĂ©e d’hypophyses de personnes dĂ©cĂ©dĂ©es [comme cela a pu ĂȘtre fait en France au cours de la mĂȘme pĂ©riode, oĂč des centaines d’enfants ont eu des injections de cette hormone de croissance contaminĂ©e par des protĂ©ines du mĂȘme type responsables de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, ndlr] pour traiter des problĂšmes mĂ©dicaux tels qu’une taille trop petite. La derniĂšre Ă©tude rĂ©vĂšle que, des dĂ©cennies plus tard, certains de ces patients ont dĂ©veloppĂ© des signes de dĂ©mence prĂ©coce. Les symptĂŽmes, tels que les troubles de la mĂ©moire et du

N° 164 - Avril 2024 14 DÉCOUVERTES Focus

Dans le cerveau de personnes dĂ©cĂ©dĂ©es aprĂšs avoir reçu des injections d’hormone de croissance contaminĂ©e, sont apparues des lĂ©sions vasculaires annonciatrices de la maladie d’Alzheimer.

langage, ont Ă©tĂ© diagnostiquĂ©s cliniquement et, chez certains, sont apparus en mĂȘme temps que des plaques du peptide ÎČ-amyloĂŻde dans le cerveau, une caractĂ©ristique de la maladie d’Alzheimer. Les auteurs avancent que cette protĂ©ine, prĂ©sente dans les prĂ©parations hormonales, aurait Ă©tĂ© « ensemencĂ©e » dans les cerveaux et aurait causĂ© les dommages que l’on constate aujourd’hui.

L’HORMONE DE CROISSANCE CONTENAIT DE L’AMYLOÏDE


Ces travaux s’appuient sur des investigations antĂ©rieures de la mĂȘme Ă©quipe, qui portaient alors sur des individus ayant reçu de l’hormone de croissance prĂ©levĂ©e sur des morts, une pratique laquelle le Royaume-Uni a mis fin en 1985 [et la France en 1988, ndlr]. En 2015, l’équipe de John Collinge a dĂ©crit la dĂ©couverte post-mortem de dĂ©pĂŽts de peptide ÎČ -amyloĂŻde dans le cerveau de quatre personnes qui avaient

Ă©tĂ© traitĂ©es avec l’hormone de croissance. Elles Ă©taient dĂ©cĂ©dĂ©es, un Ăąge moyen, de la maladie neurologique mortelle de Creutzfeldt-Jakob, qui est causĂ©e par des protĂ©ines infectieuses mal repliĂ©es appelĂ©es « prions ». Ces derniers Ă©taient prĂ©sents dans les lots d’hormone de croissance.

Les quatre cas analysĂ©s dans cette Ă©tude sont dĂ©cĂ©dĂ©s avant que les signes cliniques liĂ©s l’accumulation de peptide ÎČ -amyloĂŻde n’aient pu ĂȘtre observĂ©s. Mais la prĂ©sence de ces plaques dans les vaisseaux sanguins de leur cerveau suggĂšre qu’ils auraient dĂ©veloppĂ© une maladie appelĂ©e « angiopathie amyloĂŻde cĂ©rĂ©brale » (AAC) – qui provoque des hĂ©morragies dans le cerveau et est souvent un prĂ©curseur de la maladie d’Alzheimer.

L’équipe de chercheurs a Ă©galement localisĂ© et examinĂ© des lots archivĂ©s de l’hormone de croissance obtenus postmortem. Dans une Ă©tude de 2018, ils ont

rapportĂ© que certains lots de la prĂ©paration hormonale contenaient du peptide ÎČ -amyloĂŻde et que, lorsque ces prĂ©parations Ă©taient injectĂ©es des souris, cela se traduisait par le dĂ©veloppement de plaques amyloĂŻdes et l’apparition d’AAC chez ces animaux.

L’équipe de John Collinge s’est donc demandĂ© si les prĂ©parations hormonales contaminĂ©es auraient Ă©galement pu provoquer l’apparition de la maladie d’Alzheimer chez les patients qui les avaient reçues, les plaques amyloĂŻdes Ă©tant censĂ©es provoquer la perte de neurones et de tissus cĂ©rĂ©braux.

Dans sa derniĂšre Ă©tude, elle a constatĂ© que cinq personnes sur huit ayant reçu le traitement hormonal dans leur enfance – mais sans dĂ©velopper la maladie de Creutzfeldt-Jakob – ont prĂ©sentĂ© des signes comportementaux de dĂ©mence prĂ©coce plus tard dans leur vie, entre et ans. es scienti ques af rment que ces cinq individus que

N° 164 - Avril 2024 15
© Atthapon Raksthaput/Shutterstock

DES CAS D’ALZHEIMER LIÉS À L’HORMONE DE CROISSANCE ?

les chercheurs ont Ă©tudiĂ©s en clinique ou par le biais de dossiers mĂ©dicaux et de scanners cĂ©rĂ©braux – rĂ©pondaient aux critĂšres de diagnostic de la maladie d’ l heimer dĂ© ut prĂ©coce.

UN ALZHEIMER TRANSMISSIBLE ?

La maladie d’Alzheimer prĂ©coce est gĂ©nĂ©ralement causĂ©e par certaines variantes gĂ©nĂ©tiques, mais les chercheurs n’ont pas dĂ©tectĂ© ces derniĂšres chez trois des patients qui prĂ©sentaient des signes d’Alzheimer et dont les Ă©chantillons d’ADN Ă©taient disponibles pour des tests. « Ce constat est cohĂ©rent avec le fait que ces patients ont dĂ©veloppĂ© une forme de maladie d’ l heimer la suite d’un traitement pendant l’enfance avec cette hormone hypophysaire contaminĂ©e », dĂ©clare John Collinge. Prises dans leur ensemble, ces Ă©tudes suggĂšrent que, dans de rares cas, la maladie d’Alzheimer pourrait ĂȘtre transmise par un transfert de matĂ©riel biologique, af rment les auteurs.

Toutefois, la petite taille de l’étude limite la soliditĂ© des rĂ©sultats, explique Tara Spires-Jones, neuroscienti que l’ nstitut ritannique de recherche sur la dĂ©mence, l’universitĂ© d’Édimbourg. « Les traces de peptide ÎČ-amyloĂŻde issues du traitement hormonal jouent-elles un rĂŽle dans le dĂ©veloppement de la dĂ©mence ? l est dif cile de le dĂ©terminer sur la seule base d’un Ă©chantillon de huit personnes », reconnaĂźt-elle.

Selon Mathias Jucker, neuroscienti que au Centre allemand des maladies neurodĂ©gĂ©nĂ©ratives, de TĂŒbingen, il n’est pas exclu que certains patients aient pu dĂ©velopper une dĂ©mence indĂ©pendamment du traitement hormonal. « Ces personnes prĂ©sentaient de nombreuses pathologies diffĂ©rentes qui auraient pu augmenter le risque de dĂ©velopper une maladie neurodĂ©gĂ©nĂ©rative comme la maladie d’Alzheimer », explique-t-il. Les chercheurs se

Cinq personnes sur huit ayant reçu le traitement hormonal contaminé dans leur enfance ont développé des signes comportementaux de démence précoce entre 38 et 55 ans.

demandent Ă©galement si les cas atteints de dĂ©mence Ă©taient rĂ©ellement touchĂ©s par la maladie d’Alzheimer, indĂ©pendamment des diagnostics cliniques.

« De frĂ©quentes erreurs sont commises dans le diagnostic du type de dĂ©mence dont souffre un patient de son vivant », reconnaĂźt Andrew Doig, chercheur en neurosciences l’universitĂ© de Manchester, au Royaume-Uni. En stricts termes de santĂ© publique, il n’y a pas lieu de s’inquiĂ©ter aujourd’hui d’une dĂ©mence transmissi le », af rme ainsi Tara Spires-Jones, qui rappelle que ce traitement n’existe plus aujourd’hui.

Bibliographie

G. Banerjee et al., Iatrogenic Alzheimer’s disease in recipients of cadaveric pituitary-derived growth hormone, Nature Medicine, 2024

Alors, beaucoup de bruit pour rien ? MalgrĂ© les limites de l’étude, la recherche permet de mieux comprendre les maladies neurodĂ©gĂ©nĂ©ratives, de l’avis des scienti ques. « Je suis heureux que des gens poursuivent des recherches aussi minutieuses pour nous aider mieu comprendre l’ensemencement des maladies neurodĂ©gĂ©nĂ©ratives par le peptide ÎČ -amyloĂŻde », rĂ©sume Tara Spires-Jones. Et selon Mathias Jucker, « de nombreux autres scienti ques vont maintenant chercher des preuves supplĂ©mentaires pour explorer l’idĂ©e d’une maladie d’Alzheimer transmissible ». ÂŁ

16 N° 164 - Avril 2024
DÉCOUVERTES Focus

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ALLIÉ
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Des ondes magnétiques pour

Cet article est paru initialement en anglais dans la revue Nature, sous le titre Brainzapping technology helps smokers to quit , le 7 juin 2023.

© Springer Nature Limited

32 N° 164 - Avril 2024

DÉCOUVERTES Addiction

arrĂȘter de fumer G

Envoyer des ondes Ă©lectromagnĂ©tiques dans le cerveau pour aider les gens Ă  dĂ©crocher de la cigarette : il s’agit d’un nouveau traitement par stimulation magnĂ©tique transcrĂąnienne rĂ©pĂ©titive, ou rTMS. Les rĂ©sultats sont prometteurs, mais il reste de nombreuses mises au point Ă  rĂ©aliser pour que la technique soit e cace pour chaque fumeur.

Makin, neuroscientiïŹque et journaliste scientiïŹque pour ScientiïŹcAmerican et New Scientist.

EN BREF

ÂŁ La stimulation magnĂ©tique transcrĂąnienne (rTMS) consiste Ă  stimuler des rĂ©gions prĂ©cises du cerveau Ă  l’aide d’un casque et d’une bobine posĂ©s sur la tĂȘte, de façon non invasive et sans e ets secondaires notables.

ÂŁ Un premier essai clinique a montrĂ© que la technique serait assez e cace pour arrĂȘter le tabac, car elle ciblerait le rĂ©seau cĂ©rĂ©bral impliquĂ© dans les addictions.

ÂŁ Mais il s’agit encore de prĂ©ciser les rĂ©glages et les protocoles de la stimulation pour que chaque fumeur puisse en bĂ©nĂ©ïŹcier.

alit Blecher n’a jamais voulu commencer Ă  fumer. Mais lors de son service militaire en IsraĂ«l, elle a craquĂ©. « Tout le monde fumait dans l’armĂ©e israĂ©lienne. » Elle a tenu bon plus d’un an jusqu’à ce qu’on l’affecte dans le dĂ©sert, oĂč sa dĂ©termination s’est brisĂ©e. « Je faisais trois heures de route au milieu de nulle part, plusieurs fois par semaine. Je m’endormais. »

De retour Ă  la vie civile, elle a arrĂȘtĂ© de fumer Ă  deux reprises avec l’aide d’un antidĂ©presseur de la gamme des psychotropes appelĂ© « bupropion » – commercialisĂ© entre autres sous le nom de Zyban. Ce mĂ©dicament est connu pour rĂ©duire les envies de consommer la drogue – le craving, en anglais – et faciliter le sevrage. Mais la jeune IsraĂ©lienne a repris la cigarette Ă  chaque fois. Puis,

en 2017, elle a participĂ© Ă  un essai clinique pour tester un nouveau traitement destinĂ© aux personnes ayant essayĂ© d’arrĂȘter le tabac plusieurs fois, en vain. Elle n’a jamais plus fumĂ© depuis. « AprĂšs le Zyban, j’avais toujours envie d’une cigarette lorsque je voyais d’autres fumeurs
 Mais cette fois, je suis vraiment dĂ©goĂ»tĂ©e par le tabac, je ne supporte plus l’odeur. »

UN TRAITEMENT APPROUVÉ

AU PREMIER ESSAI

Ce fameux traitement qui a libĂ©rĂ© Galit de sa dĂ©pendance est nommĂ© « stimulation magnĂ©tique transcrĂąnienne rĂ©pĂ©titive, ou rTMS ». Il utilise des champs magnĂ©tiques pour stimuler des rĂ©gions du cerveau impliquĂ©es dans l’addiction. Le taux d’arrĂȘt du tabac au cours de cet essai a Ă©tĂ© modeste, mais comparable Ă  celui obtenu avec le bupropion, un composĂ© qui bloque les rĂ©cepteurs de la nicotine dans le cerveau. Ce qui a suf pour convaincre la Food and Drug Administration (FDA) – l’agence amĂ©ricaine du mĂ©dicament – d’approuver, en aoĂ»t 2020, l’utilisation de la rTMS pour aider les patients Ă  arrĂȘter de fumer.

33 © Ernesto Ochoa/Shutterstock
N° 164 - Avril 2024

DES ONDES MAGNÉTIQUES POUR ARRÊTER DE FUMER

outefois, les scienti ques qui travaillent sur cette nouvelle approche de sevrage tabagique ne sont pas au bout de leurs peines, car la maniĂšre de l’administrer dĂ©pend d’un grand nombre de variables. Les chercheurs du monde entier s’efforcent donc de mettre en commun leurs connaissances a n de standardiser la technique et de soutenir le maximum de fumeurs. En cela, ils sont aidĂ©s par une comprĂ©hension de plus en plus prĂ©cise des rĂ©seaux cĂ©rĂ©braux impliquĂ©s dans l’addiction, ce qui leur permet de rendre la rTMS plus ef cace. Certains d’entre eu tentent mĂȘme d’utiliser l’imagerie cĂ©rĂ©brale pour bien adapter le traitement au cerveau de chaque individu.

Galit Blecher faisait partie des 262 individus dĂ©pendants Ă  la cigarette recrutĂ©s pour cet essai clinique. « Il s’agissait de personnes qui fumaient beaucoup et depuis de nombreuses annĂ©es », e plique raham angen, neuroscienti que l’universitĂ© Ben-Gourion du NĂ©guev, en IsraĂ«l, qui a dirigĂ© l’étude. L’expĂ©rience a consistĂ© Ă  administrer Ă  la moitiĂ© des volontaires une stimulation cĂ©rĂ©brale rĂ©elle, grĂące Ă  un casque contenant une bobine Ă©lectromagnĂ©tique, et, Ă  l’autre moitiĂ©, une stimulation ctive la o ine factice produisait des sons et des vibrations semblables aux sensations que l’électroaimant provoque sur le cuir chevelu, mais sans Ă©mettre de champ magnĂ©tique.

COMME UN CHOC ÉLECTRIQUE À LA TÊTE

Les rĂ©gions cĂ©rĂ©brales ciblĂ©es par la stimulation Ă©taient le cortex prĂ©frontal latĂ©ral, situĂ© sur la face antĂ©rieure et externe du cerveau, et l’insula, enfouie plus en profondeur. L’intensitĂ© Ă©tait rĂ©glĂ©e Ă  120 % de celle nĂ©cessaire pour provoquer un mouvement du pouce de chaque participant. Pour que la stimulation cĂ©rĂ© rale soit ef cace, il faut utiliser des intensitĂ©s et des frĂ©quences Ă©levĂ©es », annonce Abraham Zangen. C’est assez inconfortable pour les sujets. « C’est comme un choc Ă©lectrique Ă  la tĂȘte ; vous sentez votre mĂąchoire se serrer. Ce n’est pas trĂšs douloureux, mais ce n’est pas agrĂ©able. »

Les gros fumeurs ont d’abord reçu le traitement chaque jour pendant trois semaines, puis une fois par semaine au cours des trois suivantes. D’une durĂ©e de trente minutes, chaque sĂ©ance dĂ©butait par la prĂ©sentation, aux patients, d’indices de rĂ©activation, par exemple un paquet de cigarettes ou leur odeur, a n de susciter en eu l’envie de tabac. De fait, cela activait leurs rĂ©seaux cĂ©rĂ©braux mis en jeu dans cette sensation. « Lorsqu’un circuit est actif, il est ensuite plus facile de le reconfigurer », explique le

chercheur. Puis, un psychothĂ©rapeute formĂ© aux addictions dĂ©livrait aux volontaires un bref discours a n de les motiver arrĂȘter de fumer.

Durant les quatre semaines suivantes, les scientifiques surveillaient rĂ©guliĂšrement la consommation de tabac des sujets, Ă  la fois selon leurs dires et en recherchant dans leurs urines la prĂ©sence de cotinine, un produit de dĂ©gradation de la nicotine par le foie. Les personnes qui n’avaient pas replongĂ© Ă  ce stade ont Ă  nouveau su i des tests dou e semaines plus tard. Ă©sultat 28 % des fumeurs ayant reçu le vrai traitement Ă©taient toujours abstinents, contre 12 % de ceux ayant eu la stimulation ctive. es personnes sevrĂ©es par rTMS ont aussi annoncĂ© qu’elles ne ressentaient plus du tout le besoin de fumer


L’ENVIE DE FUMER DISPARAÎT

« Si l’on considĂšre la part des participants qui a arrĂȘtĂ© le tabac, elle n’est pas trĂšs importante », dĂ©clare Abraham Zangen. D’autres traitements, comme les substituts nicotiniques, ont Ă©tĂ© approuvĂ©s par la FDA avec de meilleurs taux de sevrage. Mais souvent, ces thĂ©rapies de substitution Ă©taient testĂ©es chez des fumeurs moins addicts, qui n’avaient pas tentĂ© – et manquĂ© –d’arrĂȘter aussi souvent que les volontaires de l’étude d’Abraham Zangen. Par ailleurs, ces rĂ©sultats se fondaient uniquement sur les dĂ©clarations des participants ou sur des mesures de leur consommation de tabac Ă  partir du monoxyde

Les personnes sevrées par rTMS ne ressentent plus du tout le besoin de fumer


d’a ote dans l’haleine, qui ne sont ef caces qu’une heure aprĂšs la derniĂšre bouffĂ©e. « En revanche, on peut dĂ©tecter dans l’urine des traces de cotinine jusqu’à une semaine aprĂšs une seule cigarette fumĂ©e, explique le chercheur. Nos taux de succĂšs sont faibles, car nos critĂšres d’arrĂȘt du tabac sont trĂšs stricts. Mais ils sont tout Ă  fait signi catifs sur le plan clinique. »

Qui plus est, ce nouveau traitement par rTMS comporte peu d’effets secondaires. Au cours de l’essai clinique, les plus frĂ©quents Ă©taient des

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maux de tĂȘte, des malaises transitoires et de la fatigue. NĂ©anmoins, on ne peut administrer la stimulation que sous surveillance mĂ©dicale, en raison d’un risque non nul de crises d’épilepsie. Aucun des participants Ă  cette Ă©tude n’en a fait. Mais des travaux antĂ©rieurs concernant d’autres pathologies ont rĂ©vĂ©lĂ© qu’environ 1 personne sur 5 000 recevant une thĂ©rapie par rTMS pouvait souffrir d’une telle crise.

Certains organismes d’assurance maladie aux États-Unis couvrent dĂ©jĂ  la rTMS pour le traitement de la dĂ©pression, mais pas encore contre le tabagisme, explique Abraham Zangen. « Pourtant, ils devraient le faire, car le coĂ»t des hospitalisations et des journĂ©es de travail perdues pour cause de bronchopneumopathie chronique obstructive, de cancer ou autre maladie liĂ©e au tabac est beaucoup plus Ă©levĂ©. » Actuellement, le traitement est disponible dans plus de 50 centres et cabinets de psychiatrie aux États-Unis, mais aussi en Europe, en France (voir l’entretien page 39) et en Inde. Les psychiatres et les mĂ©decins peuvent orienter une personne vers un centre pratiquant la rTMS pour aider leurs patients Ă  se sevrer du tabac.

C’est en 2008 que la rTMS a Ă©tĂ© approuvĂ©e pour la premiĂšre fois comme traitement, a n d’aider les personnes atteintes de dĂ©pression. Dix ans plus tard, c’était pour soigner les troubles obsessionnels compulsifs. Son utilisation contre

Le neuroscientiïŹque Abraham Zangen (Ă  droite) et deux de ses Ă©tudiants avec une premiĂšre version de leur casque de stimulation magnĂ©tique transcrĂąnienne rĂ©pĂ©titive (rTMS).

les addictions ne fait que commencer l’étude laquelle Galit Blecher a participĂ© Ă©tait le premier essai dit « contrĂŽlĂ© randomisĂ© » de stimulation cĂ©rĂ©brale non invasive pour le traitement d’une addiction, quelle qu’elle soit d’ailleurs [ce qui signi e qu’un groupe de participants Ă©tait traitĂ© par r M et l’autre par une stimulation ctive, sans que ces derniers ni les expĂ©rimentateurs ne sachent qui recevait quoi, ndlr]. « Le fait de cibler certains circuits cĂ©rĂ©braux impliquĂ©s dans des sympt mes prĂ©cis s’est dĂ©j rĂ©vĂ©lĂ© ef cace pour le traitement de divers troubles mentaux », explique Michael Fox, neurologue Ă  la Harvard Medical School de Boston, dans le Massachusetts. « Et nous sommes optimistes quant Ă  la possibilitĂ© d’aider des patients souffrant d’addiction. »

QU’EST-CE QUE L’ADDICTION ?

La dĂ©pendance n’est pas un comportement simple ni unique c’est un cycle de rechutes frĂ©quentes. Un cycle se caractĂ©rise par une sensibilitĂ© croissante aux signaux associĂ©s Ă  la drogue (par exemple une soirĂ©e entre amis, la prĂ©sence de tabac, d’alcool, une ambiance particuliĂšre
) et Ă  l’anticipation de la rĂ©compense qu’elle va procurer, et par un Ă©moussement de la sensibilitĂ© Ă  cette grati cation lorsqu’elle survient es personnes addicts souffrent aussi d’une perte de maĂźtrise de soi, elles sont davantage stressĂ©es et ressentent plus souvent des Ă©motions nĂ©gatives.

35 N° 164 - Avril 2024 © Dani Machlis/ Ben-Gurion/University of the Negev

DÉCOUVERTES Addiction

DES ONDES MAGNÉTIQUES POUR ARRÊTER DE FUMER

es neuroscienti ques ont identi Ă© de nom reuses rĂ©gions cĂ©rĂ©brales associĂ©es Ă  ces sensations et Ă  ces comportements. En particulier, le cortex prĂ©frontal, qui contrĂŽle entre autres les Ă©motions et les impulsions, et l’insula, dont on pense qu’elle lie les Ă©motions Ă  la motivation et serait donc Ă  l’origine de la sensation de manque.

Au dĂ©but de sa carriĂšre, Abraham Zangen a Ă©tudiĂ© le fameux rĂ©seau cĂ©rĂ©bral dit « de la rĂ©compense » [dont font partie le cortex prĂ©frontal et l’insula, ndlr] chez des animaux de laboratoire, au National Institute on Drug Abuse, Ă  Baltimore, dans le Maryland. Il a dĂ©couvert que la stimulation Ă©lectrique du cerveau de rats avait un effet opposĂ© Ă  celui de la cocaĂŻne sur les rĂ©cepteurs cĂ©rĂ©braux impliquĂ©s dans ce rĂ©seau. « Je me suis demandĂ© si la stimulation de zones prĂ©cises dans le cerveau des animaux devenus dĂ©pendants pouvait provoquer des changements de leur comportement », explique-t-il. Et en 2007, alors qu’il travaillait Ă  l’institut Weizmann des sciences de ehovot, en sra l, il l’a en n dĂ©montrĂ©. « Il s’agissait de la toute premiĂšre Ă©tude scienti que rĂ©vĂ©lant que la stimulation cĂ©rĂ© rale, chez des rats, diminuait leur comportement de recherche de drogue, explique-t-il. En parallĂšle, je rĂ©fĂ©chissais des stratĂ©gies pour transposer ces expĂ©riences de l’animal Ă  l’homme. »

ors des premiĂšres Ă©tudes scienti ques sur le sevrage tabagique, la rTMS ciblait donc le cortex prĂ©frontal des fumeurs ; les effets furent encourageants
 mais Ă©phĂ©mĂšres. À la recherche d’une mĂ©thode pour les prolonger, Abraham Zangen et ses collĂšgues se sont intĂ©ressĂ©s Ă  l’autre rĂ©gion plus centrale du cerveau impliquĂ©e dans ces pro lĂ©matiques l’insula. ne Ă©tude rĂ©alisĂ©e en 2007 avait en effet montrĂ© que

Juho Joutsa, neurologue Ă  l’universitĂ© de Turku, en Finlande, tente avec ses collĂšgues de stimuler le « rĂ©seau cĂ©rĂ©bral de sevrage » pour aider des fumeurs Ă  arrĂȘter le tabac.

des personnes ayant subi des lĂ©sions de cette aire avaient plus de chances d’arrĂȘter le tabac que des sujets ayant souffert de dommages ailleurs dans le cerveau. Les chercheurs ont donc supposĂ© que la stimulation de cette rĂ©gion aurait des rĂ©sultats similaires, en interfĂ©rant avec l’envie de fumer. « Si nous diminuons l’activitĂ© du cortex insulaire, nous devrions rĂ©duire l’attirance pour la cigarette. »

TROUVER LES BONNES BOBINES ET LES BONNES FRÉQUENCES

Toutefois, les bobines standard des stimulateurs (en forme de 8) utilisĂ©es lors de ces premiers essais chez l’homme ne permettaient pas aux ondes de pĂ©nĂ©trer assez profondĂ©ment dans le cerveau pour modi er complĂštement l’activitĂ© de l’insula. Les chercheurs ont donc expĂ©rimentĂ© un nouveau modĂšle de casque capable d’atteindre cet objectif et qu’Abraham Zangen avait contribuĂ© Ă  mettre au point lors de son sĂ©jour aux États-Unis. Le brevet de cet Ă©lectroaimant est dĂ©sormais dĂ©tenu par BrainsWay, une sociĂ©tĂ© de technologie mĂ©dicale de Burlington, dans le Massachusetts, qui fournit maintenant l’équipement de stimulation Ă  de nombreux centres mĂ©dicaux (Abraham Zangen y est consultant scientique . Par ailleurs, d’autres chercheurs Ă©tudient comment les bobines Ă©laborĂ©es par le neuroscienti que et ses collĂšgues pourraient ĂȘtre utilisĂ©es pour cibler d’autres rĂ©gions cĂ©rĂ©brales.

Les recherches dĂ©jĂ  rĂ©alisĂ©es sur la rTMS avaient montrĂ© qu’une stimulation Ă  haute frĂ©quence a tendance Ă  exciter la rĂ©gion cĂ©rĂ©brale ciblĂ©e, et les basses frĂ©quences Ă  l’inhiber. Comme Abraham Zangen et son Ă©quipe cherchaient Ă  supprimer les envies de fumer, ils s’attendaient Ă  ce qu’une stimulation Ă  basse frĂ©quence dirigĂ©e contre l’insula ait l’effet dĂ©sirĂ©. Mais, Ă  leur grande surprise, c’est le contraire qui s’est produit la stimulation haute frĂ©quence s’est rĂ©vĂ©lĂ©e ef cace.

Comment expliquer ce rĂ©sultat contre-intuitif ? Si l’effet Ă  court terme d’une rTMS Ă  haute frĂ©quence est bien d’augmenter l’activitĂ© de la zone ciblĂ©e, Ă  long terme, ce serait l’inverse. « Si nous stimulons les rĂ©seaux pathologiques quotidiennement, pendant plusieurs jours, nous perturbons probablement le traitement de l’information dans son ensemble, explique le chercheur. C’est une façon de l’expliquer. »

Mais ce n’est pas la seule. « L’autre thĂ©orie est que nous n’atteignons pas vraiment l’insula
 » L’idĂ©e que la stimulation exciterait une autre rĂ©gion du cerveau est Ă©tayĂ©e par une Ă©tude publiĂ©e en 2022. L’équipe du neurologue Juho

36 N° 164 - Avril 2024 © Suvi/Harvisalo/University of Turku

Joutsa, de l’universitĂ© de Turku, en Finlande, a en effet cartographiĂ© le cerveau de 129 fumeurs qui ont su i des lĂ©sions cĂ©rĂ© rales diverses 34 d’entre eux ont subitement arrĂȘtĂ© le tabac juste aprĂšs leurs dommages au cerveau. Et ils n’ont plus jamais eu envie de cigarettes depuis.

LE RÉSEAU CÉRÉBRAL DE SEVRAGE

Les lĂ©sions de ces personnes sevrĂ©es ne se trouvaient pas toutes dans l’insula (voir la fgure ci-dessus). « De nombreuses anomalies qui ont produit un arrĂȘt de la dĂ©pendance au tabac n’ont pas touchĂ© cette rĂ©gion profonde, ce qui signi e qu’on ne connaĂźt pas encore toute l’histoire
 », dĂ©clare Juho Joutsa. Toutefois, les zones endommagĂ©es appartenaient toutes Ă  un mĂȘme circuit cĂ©rĂ©bral que le neurologue aime appeler « rĂ©seau de sevrage » [mais qui aurait de nombreux points communs avec le rĂ©seau de la rĂ©compense, ndlr]. Dans ces derniers, de nombreuses aires du cerveau sont interconnectĂ©es au niveau de diffĂ©rents « nƓuds ». Certains nƓuds sont dits « positifs », c’est-Ă -dire que leur activitĂ© provoque une excitabilitĂ© ailleurs dans le rĂ©seau ; d’autres sont dits « nĂ©gatifs », car ils rĂ©duisent l’activitĂ© du circuit, probablement grĂące Ă  des connexions inhibitrices.

Cette dĂ©couverte va certainement avoir des consĂ©quences considĂ©rables sur notre comprĂ©hension du mode d’action de la rTMS contre le tabagisme. Elle suggĂšre que, pour aider les personnes addicts, il faudrait stimuler les nƓuds nĂ©gatifs. D’ailleurs, Juho Joutsa a examinĂ© les rĂ©sultats d’ raham angen et de ses collĂšgues il pense que c’est exactement ce que fait leur thĂ©rapie par rTMS. « Ils ont eu la gentillesse de partager le modĂšle de champs magnĂ©tiques produit par leur bobine de stimulation profonde, et la stimulation la plus intense se situait en fait dans le cortex frontopolaire mĂ©dian, explique le chercheur, le plus grand nƓud nĂ©gatif du rĂ©seau de

sevrage. Leurs résultats correspondent parfaitement à une excitation de ce dernier. »

Selon Hamed Ekhtiari, psychiatre Ă  l’universitĂ© du Minnesota, Ă  Minneapolis, aux États-Unis, ces donnĂ©es indiquent que le cortex prĂ©frontal dorsolatĂ©ral est une cible clĂ© du traitement. « Lorsque nous exposons des personnes dĂ©pendantes Ă  des stimuli Ă©vocateurs de leur drogue, la rĂ©gion prĂ©frontale de leur cerveau s’active aussi », explique-t-il. Qui plus est, ce cortex est non seulement connectĂ© Ă  l’insula qu’Abraham Zangen avait l’intention de cibler, mais aussi Ă  plusieurs aires du systĂšme limbique, comme l’amygdale et le noyau accumbens. « Ces rĂ©gions interviennent dans la motivation Ă  l’égard des drogues et, de fait, dans l’envie de consommer », ajoute le psychiatre. La stimulation de cette zone du corte pourrait donc modi er l’activitĂ© de nombreuses autres rĂ©gions impliquĂ©es dans l’addiction. « Mon idĂ©e est que lorsque nous stimulons la rĂ©gion prĂ©frontale, nous modi ons des noyaux sous-corticaux [rĂ©gions du cerveau enfouies plus en profondeur sous le cortex, ndlr] de fa on Ă©nĂ© que », ajoute t il.

DES EXPLICATIONS PARTIELLES
 mesure que les scienti ques apprennent oĂč et comment stimuler le cerveau de façon optimale, les traitements par rTMS deviennent de plus en plus complexes. Des dispositifs capables de cibler plusieurs rĂ©gions cĂ©rĂ©brales de diffĂ©rentes façons sont dĂ©jĂ  en cours de dĂ©veloppement. « C’est sur ce point que le domaine Ă©volue lentement », explique Juho Joutsa. Il se pourrait qu’il faille exciter certaines rĂ©gions et, au contraire, en inhiber d’autres. Selon Abraham Zangen, BrainsWay travaille sur un stimulateur multicanal. « J’en ai un prototype dans mon laboratoire », prĂ©cise-t-il.

La rĂ©gion ciblĂ©e n’est pas la seule variable d’ajustement de la r M la frĂ©quence,

Certaines personnes ont subitement arrĂȘtĂ© de fumer aprĂšs une lĂ©sion cĂ©rĂ©brale touchant leur cortex frontopolaire mĂ©dian A . Par ailleurs, l’analyse des zones activĂ©es lorsqu’on cible l’insula avec des ondes magnĂ©tiques B montre que cette derniĂšre est idĂ©alement placĂ©e pour stimuler le cortex frontopolaire C Ce qui pourrait expliquer l’e cacitĂ© de la rTMS contre l’addiction au tabac.

37 N° 164 - Avril 2024 © J. Joutsa et al., Nature Med. 2022.
A B C

DES ONDES MAGNÉTIQUES POUR ARRÊTER DE FUMER

l’intensitĂ©, la durĂ©e et le mode de stimulation peuvent aussi infuer sur les rĂ©sultats, tout comme le nombre de sĂ©ances de traitement. La plupart de ces aspects ont Ă  peine Ă©tĂ© explorĂ©s, et encore moins optimisĂ©s. « L’étendue des paramĂštres Ă  calibrer est Ă©norme, dĂ©clare Juho Joutsa. J’espĂšre que nos rĂ©sultats aideront Ă  diminuer l’erreur spatiale, afin que nous sachions au moins oĂč stimuler
 »

L’incertitude quant Ă  la meilleure façon d’administrer la rTMS pour traiter les addictions a conduit Ă  une grande variĂ©tĂ© de schĂ©mas de stimulation, ce qui explique en partie pourquoi une synthĂšse des travaux rĂ©alisĂ©s Ă  ce sujet (une mĂ©taanalyse), pourtant favorable Ă  ce traitement et publiĂ©e en 2022, prĂ©sentait toutefois une mise en garde les preuves disponi les ne permettaient pas aux auteurs d’avoir un niveau de confiance Ă©levĂ© dans leur Ă©valuation. Pour rĂ©soudre ce problĂšme, de nombreux chercheurs ont dĂ©cidĂ© de collaborer sous la banniĂšre de l’International Network of tES/TMS Trials for Addiction Medicine (INTAM). Leurs objectifs sont de partager leurs protocoles de stimulation pour proposer de bonnes pratiques, mieux comprendre les mĂ©canismes cĂ©rĂ©braux en jeu dans les dĂ©pendances et trouver des traitements efcaces grĂące Ă  la rTMS. « Nous avons besoin d’un village d’experts travaillant ensemble pour rĂ©soudre ce problĂšme », explique Hamed Ekhtiari, auteur principal d’un article de consensus que le groupe de scienti ques a pu liĂ© en 2019. « Nous essayons d’harmoniser nos efforts pour que chacun sache ce que font les diffĂ©rents laboratoires dans le monde entier. »

PERSONNALISER LE TRAITEMENT

EN CIBLANT LA STIMULATION

Le psychiatre tente aussi d’optimiser le traitement par rTMS d’une autre maniĂšre – en la personnalisant. « Les cerveaux diffĂšrent beaucoup d’un individu Ă  l’autre », explique-t-il. Ce qui signi e que l’endroit e act oĂč stimuler de façon optimale le cortex prĂ©frontal dorsolatĂ©ral peut varier selon les patients. Son Ă©quipe essaie donc d’utiliser l’imagerie cĂ©rĂ©brale pour caractĂ©riser ces diffĂ©rences et accroĂźtre la prĂ©cision du ciblage. Un groupe de recherche de l’universitĂ© Stanford, en Californie, a dĂ©jĂ  rĂ©alisĂ© cette prouesse au cours d’un essai clinique en utilisant un protocole nommĂ© SAINT (Stanford accelerated intelligent neuro odulation t erapy , les neuroscienti ques ont constatĂ© une rĂ©duction de 53 % des symptĂŽmes de dĂ©pression chez les patients traitĂ©s par rTMS personnalisĂ©e (avec imagerie cĂ©rĂ©brale), contre 11 %

Chaque sĂ©ance de 30 minutes commence par la prĂ©sentation au fumeur d’indices qui vont Ă©veiller en lui l’envie de tabac. Des ondes magnĂ©tiques viennent ensuite stimuler les rĂ©gions cĂ©rĂ©brales responsables de cette envie et les remodĂšlent.

Bibliographie

B. Petit et al., Non-invasive brain stimulation for smoking cessation : A systematic review and meta-analysis, Addiction, 2022

A. Zangen et al., Repetitive transcranial magnetic stimulation for smoking cessation : A pivotal multicenter double-blind randomized controlled trial, World Psychiatry, 2021

H. Ekhtiari et al., Transcranial electrical and magnetic stimulation (tES and TMS) for addiction medicine : A consensus paper on the present state of the science and the road ahead, Neurosci. Biobehav. Rev., 2019

dans le groupe ayant re u une stimulation ctive – un rĂ©sultat qui a conduit la FDA Ă  approuver ce traitement antidĂ©presseur en septembre 2022. « C’est l’idĂ©e que nous avons aussi pour le tabac et pour d’autres types d’addiction », dĂ©clare Hamed Ekhtiari.

En effet, de nombreux chercheurs espĂšrent que la r M sera ef cace non seulement pour le sevrage tabagique, mais aussi pour le traitement de diverses dĂ©pendances Ă  des substances, voire Ă  des comportements. Juho Joutsa et ses collĂšgues ont dĂ©jĂ  constatĂ© que les lĂ©sions cĂ©rĂ©brales associĂ©es Ă  un risque plus faible d’abus d’alcool prĂ©sentent des schĂ©mas de connexions semblables Ă  ceux du rĂ©seau « tabagique ». « Cela ne prouve pas que les rĂ©sultats sont exactement les mĂȘmes dans l’alcoolisme, mais cela suggĂšre qu’ils pourraient ĂȘtre pertinents pour d’autres substances addictives », dĂ©clare Juho Joutsa.

Il est trop tĂŽt pour dire si la rTMS aura l’impact escomptĂ© par ses partisans en addictologie. Toutefois, mĂȘme sous sa forme actuelle, la technique est dĂ©jĂ  utilisĂ©e pour aider des personnes Ă  arrĂȘter la cigarette. Certes, le nombre de fumeurs sevrĂ©s ainsi est encore modeste, mais, pour ces derniers, les Ă©nĂ© ces sont considĂ©rables. « Je suis vraiment soulagĂ©e d’avoir arrĂȘtĂ© le tabac, dĂ©clare Galit Blecher. À cause de l’odeur, et pour mes enfants et mon mari, qui n’aime pas ça. Sans compter, Ă©videmment, les problĂšmes de santĂ©. Je ne reviendrai jamais en arriĂšre. » ÂŁ

38 N° 164 - Avril 2024 DÉCOUVERTES Addiction

SOMMAIRE

p. 46

Dites stop aux pensées négatives

p. 52 Interview

« Les ruminations sont un tour que nous joue notre cerveau »

JE PENSE TROP !

Et si c’était la troisiĂšme guerre mondiale ?

Si la situation internationale dĂ©gĂ©nĂ©rait encore plus, que les États-Unis se dĂ©solidarisaient de l’Otan et que Poutine attaquait la Pologne ? Vous ĂȘtes dans votre lit et vos pensĂ©es tournent en boucle aprĂšs avoir vu les nouvelles du soir. Puis, vous pensez Ă  votre ado qui veut partir en Jordanie l’étĂ© prochain avec un garçon que vous n’avez jamais vu. Est-ce qu’il n’y a pas eu des attentats rĂ©cemment en Jordanie ? Vous devez vous renseigner. Et puis zut ! Il y a encore ce ïŹchu projet Ă  prĂ©senter demain aprĂšs-midi, vous ĂȘtes sĂ»r que ça va mal se passer. Ça va encore ĂȘtre la catastrophe
 Notre cerveau est une machine Ă  envisager les di Ă©rents scĂ©narios possibles – y compris les pires –, nous explique le psychiatre David Gourion dans ce dossier. Parce que cela a augmentĂ© nos chances de survie, il y a bien longtemps, dans un monde peuplĂ© de prĂ©dateurs. Mais aujourd’hui, mĂȘme sans prĂ©dateurs dans les parages, il continue Ă  fonctionner de cette façon. Et quand il a vĂ©cu des Ă©pisodes di ciles, voire traumatisants, il ne cesse de nous repasser les images en boucle. Heureusement, ce dossier nous apprend que si l’on se force rĂ©guliĂšrement Ă  ne plus penser Ă  une chose, cela ïŹnit par marcher. Et en s’entraĂźnant Ă  avoir des pensĂ©es rassurantes, on revient Ă  une vision plus rationnelle des problĂšmes. Les stratĂ©gies antiruminations sont nombreuses et il faut se tester pour trouver celle qui nous convient le mieux. Autrement dit
 il y a une solution pour tout le monde !

Sébastien Bohler

45 N° 164 - Avril 2024
Dossier

DITES STOP AUX PENSÉES NÉGATIVES

Vous en avez assez de tourner encore et toujours dans votre tĂȘte les mĂȘmes pensĂ©es angoissantes ? Vous voulez en ïŹnir avec un souvenir traumatisant ? Une nouvelle mĂ©thode fait ses preuves : s’entraĂźner Ă  chasser ces pensĂ©es de son esprit Ă  chaque fois qu’elles se prĂ©sentent.

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Dossier

EN BREF

£ La « suppression cognitive » consiste à chasser volontairement de sa conscience les pensées qui nous tourmentent.

ÂŁ Contrairement Ă  ce qu’on a longtemps supposĂ©, les pensĂ©es ainsi refoulĂ©es ne reviennent pas forcĂ©ment Ă  la charge.

ÂŁ Selon des donnĂ©es scientiïŹques rĂ©centes, les ruminations diminuent et l’on se porte mieux.

Zulkayda Mamat est une habituĂ©e des souvenirs traumatiques. D’origine ouĂŻgoure, elle a quittĂ© la Chine Ă  l’ñge de 12 ans Ă  la suite d’une rĂ©volte dans la rĂ©gion du Turkestan oriental, oĂč vit toujours la plus grande partie de sa famille. Plus d’un million de OuĂŻgours ont Ă©tĂ© dĂ©tenus de maniĂšre arbitraire dans des camps et prisons d’« Ă©ducation politique », comme on les appelle. « Je connais des personnes dans ces camps. J’ai vu des familles se briser, des vies modi Ă©es en profondeur », relate avec Ă©motion la jeune femme, qui vient tout juste d’obtenir un doctorat en neurosciences cognitives Ă  l’universitĂ© de Cambridge.

u l des annĂ©es, la chercheuse a o servĂ© comment les plus rĂ©silients des OuĂŻgours rĂ©ussissaient Ă  surmonter leur traumatisme. Leur solution semble simple : ils chassent de leur esprit leurs plus mauvais souvenirs. Zulkayda Mamat elle-mĂȘme est douĂ©e pour cet exercice. « C’est presque intuitif pour moi de contrĂŽler mes pensĂ©es », explique-t-elle.

Supprimer ses pensĂ©es nĂ©gatives pourrait pourtant s’avĂ©rer contre-productif, selon de nombreux psychologues cliniciens : aprĂšs un temps, elles reprendraient de plus bel et conduiraient Ă  aggraver la santĂ© mentale de la personne. La psychanalyse propose donc, plutĂŽt que de bloquer ces idĂ©es noires, d’en chercher l’origine et la signi cation mĂȘme quand elles ont Ă©tĂ© enfouies au plus profond de notre esprit.

a neuroscienti que ul ayda Mamat apporte nĂ©anmoins aujourd’hui des donnĂ©es qui confortent son intuition. Dans son article publiĂ© le 20 septembre 2023 dans la revue Science Advances, elle et son directeur de thĂšse, Michael Anderson, chercheur en neurosciences cognitives Ă  l’universitĂ© de Cambridge, dĂ©montrent que la santĂ© mentale des participants Ă  cette Ă©tude

47 © Khosro/Shutterstock

DITES STOP AUX PENSÉES NÉGATIVES DOSSIER

dont la majoritĂ© prĂ©sentaient des trou les mentau s’amĂ©liore aprĂšs qu’ils ont Ă©tĂ© entra nĂ©s supprimer leurs pensĂ©es nĂ©gatives. « Faire dispara tre ses idĂ©es noires, ien loin de reprĂ©senter un danger, sem le au contraire Ă©nĂ© que, en particulier pour celles et ceux qui en ont le plus besoin : les personnes souffrant de dĂ©pression, d’anxiĂ©tĂ© ou de stress post-traumatique », dĂ©clare Michael Anderson.

Leurs travaux remettent ainsi en question le prĂ©supposĂ© selon lequel les individus souffrant de troubles mentaux seraient incapables de chasser leurs mauvaises pensĂ©es. Selon Zulkayda Mamat, ce n’est pas le cas, bien au contraire. « La majoritĂ© des personnes prises en compte par notre Ă©tude qu’elles aient ou non un pro lĂšme de santĂ© mentale ont Ă©tĂ© surprises de constater qu’elles pouvaient apprendre Ă  rĂ©duire au silence certaines de leurs pensĂ©es indĂ©sirables. »

Cette technique prĂ©sente des similitudes avec les thĂ©rapies comportementales classiques, explique Charan Ranganath, chercheur en psychologie et neurosciences Ă  l’universitĂ© de Californie. Dans les deux cas, les patients sont confrontĂ©s Ă  des situations ou des Ă©lĂ©ments qui provoquent chez eux un sentiment de peur ou d’anxiĂ©tĂ©. Comme le fait d’ĂȘtre placĂ© face au vide pour quelqu’un qui a le vertige. L’objectif est alors d’apprendre Ă  inhiber ces rĂ©actions de peur. La nouveautĂ© de cette approche ? Le patient apprend Ă  stopper l’irruption de ses propres pensĂ©es nĂ©gatives. « Le simple fait de dire au sujet de bloquer ces pensĂ©es est suf sant en soi. l s’agit d’un fait Ă©tonnant qui pourrait ĂȘtre utile dans de nombreuses thĂ©rapies », ajoute le chercheur.

Cette approche, pour autant, ne fait pas l’unanimitĂ©. Pour certains, elle comporte des risques. Pour d’autres, il y a peu de chances qu’elle devienne un outil thĂ©rapeutique ef cace. Mais si des recherches plus approfondies venaient Ă  balayer ces critiques, il serait alors possible de s’entra ner supprimer ses mauvaises pensĂ©es de plusieurs façons : soit seul, soit Ă  l’aide d’une thĂ©rapie cognitivo-comportementale, ou encore d’une thĂ©rapie d’exposition (le patient est exposĂ© Ă  une situation angoissante de maniĂšre rĂ©pĂ©tĂ©e, a n qu’il s’y ha itue progressivement , en croire Michael Anderson.

L’OURS BLANC NE REVIENT PAS AU GALOP

Un tel discours contraste avec la vision conventionnelle selon laquelle il serait inef cace, voire dangereux, de vouloir chasser volontairement ses idées noires. Dans les années 1980, le psychologue américain Daniel Wegner, de

l’universitĂ© Harvard, a popularisĂ© cette idĂ©e grĂące Ă  sa cĂ©lĂšbre « expĂ©rience de l’ours blanc ». Celle-ci Ă©tait menĂ©e sur deux groupes de sujets, le premier ayant pour consigne de penser Ă  un ours blanc et le second, de ne surtout pas y penser. RĂ©sultat : ayant reçu ces instructions, les sujets du second groupe pensaient encore plus que les premiers Ă  un ours blanc. Le psychologue en a conclu que lorsqu’on essaie de ne pas penser Ă  quelque chose, c’est l’inverse qui se produit : la pensĂ©e de cette chose revient encore plus fort, par « effet rebond ».

Ces o servations ont eu une infuence considĂ©rable en psychologie clinique. Mais, depuis maintenant deux dĂ©cennies, les travaux de Michael Anderson et son Ă©quipe suggĂšrent que, pour les souvenirs nĂ©gatifs, il n’y a pas forcĂ©ment d’effet rebond, et s’efforcer de les tenir Ă  distance permettrait ef cacement de les estomper, et donc de les rendre moins pĂ©nibles. Leurs expĂ©riences ont pour objectif d’ĂȘtre au plus prĂšs de la rĂ©alitĂ©, oĂč les gens sont souvent exposĂ©s Ă  des situations qui leur rappellent des scĂšnes angoissantes vĂ©cues, et oĂč ils ont le choix de s’y attarder ou non.

Jusqu’à prĂ©sent, Michael Anderson n’avait pas encore eu l’occasion de tester l’ef cacitĂ© de cette approche, qu’il appelle « suppression de la rĂ©cupĂ©ration », en tant que thĂ©rapie Ă  grande Ă©chelle Notamment au prĂ©texte que les personnes atteintes de trou les mentau a priori les plus Ă  mĂȘme de Ă©nĂ© cier de cette thĂ©rapie seraient incapables de suivre cette mĂ©thode en raison d’un fonctionnement cĂ©rĂ©bral diffĂ©rent. Bien que

La nouveautĂ© de cette approche tient au fait que le patient apprend Ă  bloquer l’irruption de ses propres pensĂ©es indĂ©sirables.
48 N° 164 - Avril 2024
PENSE TROP !
JE

HĂŽpital HĂŽpital

certaines donnĂ©es con rment cette idĂ©e, ul ayda Mamat n’en est pas convaincue. Elle pense que n’importe qui peut ĂȘtre capable d’apprendre Ă  ma triser ses pensĂ©es si on lui montre comment s’y prendre.

L’ANXIÉTÉ BAISSE

En mars 2020, elle souhaite en avoir le cƓur net. Seul problĂšme : en cette pĂ©riode, le Covid interrompt toutes les recherches en cours, y compris le projet d’imagerie cĂ©rĂ©brale que la neuroscienti que entend mener ien. Elle propose alors Ă  son directeur de thĂšse de tester cette thĂ©rapie de « suppression » en ligne, sur internet. D’autant plus que le Covid et ses multiples connements ont engendrĂ© une forte vague d’anxiĂ©tĂ©, de dĂ©pression et de nombreux autres problĂšmes de santĂ© mentale sur la population.

Elle lance alors un vaste appel aux participants. N’importe quel adulte anglophone peut se porter volontaire Ă  condition de ne pas ĂȘtre daltonien, de ne pas souffrir de troubles neurologiques et de ne pas avoir de dif cultĂ©s de lecture. 120 personnes issues de 16 pays diffĂ©rents rĂ©pondent Ă  cet appel. Parmi ces volontaires, un grand nombre rencontrent des problĂšmes de santĂ© mentale. 43 % prĂ©sentent des niveaux d’anxiĂ©tĂ© cliniquement prĂ©occupants, 18 % des symptĂŽmes dĂ©pressifs importants et 24 % un trouble pro a le de stress post traumatique P .

Avant de commencer la thĂ©rapie, la chercheuse demande aux participants de citer quelques Ă©vĂ©nements nĂ©gatifs par e emple, des faits venir qu’ils redoutent de voir arriver , mais aussi d’autres neutres comme des tĂąches et activitĂ©s routiniĂšres , et des Ă©vĂ©nements positifs, tels des

La mĂ©thode de suppression de pensĂ©es testĂ©e par Michael Anderson Ă  l’universitĂ© de Cambridge consiste Ă  regarder des mots-clĂ©s qui font surgir systĂ©matiquement des pensĂ©es stressantes (par exemple le mot « hĂŽpital », qui fait penser au Covid). Dans un deuxiĂšme temps, dĂšs que la pensĂ©e parasite surgit, il faut s’e orcer de la chasser en se focalisant sur le mot-clĂ© uniquement. EnïŹn, au bout de plusieurs rĂ©pĂ©titions de cet entraĂźnement, la pensĂ©e stressante cesse de revenir.

espoirs prochains qui apportent au sujet joie et excitation. Pour chacun de ces Ă©vĂ©nements, le participant doit fournir un indice, c’est-Ă -dire un mot qui s’y rĂ©fĂšre spĂ©ci quement comme h pital » pour Covid » . vant de commencer le test, les chercheurs mesurent en n le niveau d’an iĂ©tĂ©, de dĂ©pression et de bien-ĂȘtre des participants.

L’expĂ©rimentation proprement dite a ensuite pu commencer. Elle a consistĂ© Ă  exposer, douze fois par jour et pendant trois jours, 61 des participants Ă  des indices qui correspondaient Ă  leurs peurs futures. Pour reprendre l’exemple prĂ©cĂ©dent, une personne inquiĂšte que ses parents soient hospitalisĂ©s Ă  cause du Covid avait pour indice le mot h pital ». u cours de leur entranement, les sujets avaient pour consigne de se rappeler l’évĂ©nement reliĂ© Ă  l’indice pendant quelques secondes, puis de bloquer toutes les pensĂ©es ou images qui pouvaient s’y rapporter. Si jamais une pensĂ©e leur venait Ă  ce sujet, ils devaient la chasser immĂ©diatement de leur conscience et reporter leur attention sur l’indice. En outre, ils avaient interdiction de penser Ă  autre chose qui aurait pu les distraire, les chercheurs souhaitant dĂ©montrer l’ef cacitĂ© de la suppression des pensĂ©es » et non d’une stratĂ©gie de « remplacement ». Un groupe contrĂŽle de 59 personnes a suivi le mĂȘme entra nement, la diffĂ©rence que les indices se rapportaient cette fois Ă  des Ă©vĂ©nements neutres. L’indice « opticien » leur Ă©tait par exemple prĂ©sentĂ©, se rĂ©fĂ©rant Ă  l’évĂ©nement neutre d’une visite che l’opticien. la n de ces entra nements, la santĂ© mentale et le ien ĂȘtre des sujets Ă©taient Ă  nouveau testĂ©s.

Comme les chercheurs s’y attendaient, la suppression des pensĂ©es nĂ©gatives a rĂ©duit l’intensitĂ©

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Montage Cerveau&Psycho avec : Ruslan Galiullin/Shutterstock, Prathankarnpap/Shutterstock, maybealice/Shutterstock, Miloje/Shutterstock
A B C

des peurs des participants. ls se sont souvenus de maniĂšre moins dĂ©taillĂ©e des Ă©vĂ©nements concernĂ©s que d’évĂ©nements n’ayant fait l’objet d’aucune consigne spĂ©ci que. utrement dit, lorsque les patients bloquaient leurs pensĂ©es, les souvenirs concernĂ©s s’estompaient ! Mieux encore : ceux qui avaient repoussĂ© leurs pensĂ©es relatives aux souvenirs nĂ©gatifs ont vu leur santĂ© mentale s’amĂ©liorer, bien plus que les participants du groupe tĂ©moin. Les niveaux d’anxiĂ©tĂ© et de dĂ©pression mesurĂ©s Ă©taient Ă  la baisse, Ă  l’inverse du niveau de bien-ĂȘtre qui a quant lui augmentĂ©. Cet entra nement semble permettre aux patients de stopper le dĂ©ferlement de pensĂ©es nĂ©gatives », Ă©nonce Charan Ranganath.

S’ENTRAÎNER À NE PLUS Y PENSER, ÇA FONCTIONNE !

Supprimer ses pensĂ©es nĂ©gatives est donc Ă©nĂ© que, mais peut on o tenir le mĂȘme effet en engendrant plus d’images positives ? Pour le savoir, les scienti ques ont mis sur pied une e pĂ©rience complĂ©mentaire. Cette fois, les participants, exposĂ©s Ă  des indices relatifs Ă  des Ă©vĂ©nements positifs ou neutres, ont eu pour consigne, Ă  l’inverse de la premiĂšre expĂ©rience, de crĂ©er des pensĂ©es positives ou neutres. À la grande surprise, les expĂ©rimentateurs constatĂšrent que cela n’eut aucun effet Ă©nĂ© que sur la santĂ© mentale des sujets. Produire des pensĂ©es positives serait donc ien moins ef cace que loquer ses pensĂ©es nĂ©gatives, selon Michael Anderson.

Par ailleurs, les chercheurs ont dĂ©montrĂ© qu’avec cette approche de « suppression de pensĂ©es », celles-ci ne refont pas surface, contrairement Ă  ce que laissaient penser les expĂ©riences sur l’ours blanc du psychologue Daniel Wegner. Et, quand bien mĂȘme l’anxiĂ©tĂ© ou la dĂ©pression de certains sujets se seraient aggravĂ©es chez certaines personnes aprĂšs la thĂ©rapie, ces cas Ă©taient moins nombreux dans le groupe de « suppression nĂ©gative » que chez les sujets qui bloquaient les pensĂ©es neutres. Pour Charan Ranganath, la qualitĂ© mĂ©thodologique de cette Ă©tude a permis de dĂ©montrer que cette thĂ©rapie de « suppression » n’avait pas d’effets indĂ©sirables.

Trois mois aprĂšs le dĂ©but de l’étude, les scores de dĂ©pression ont continuĂ© Ă  baisser pour l’ensemble du groupe. Toutefois, en ce qui concerne les mesures de l’anxiĂ©tĂ© et de l’état de stress posttraumatique, les effets Ă©nĂ© ques de la thĂ©rapie n’ont Ă©tĂ© mesurĂ©s que pour les personnes qui Ă©taient dĂ©primĂ©es, anxieuses ou qui prĂ©sentaient des signes d’état de stress post-traumatique au dĂ©but de l’étude. « Les sujets qui souffraient d’un

82 %

des personnes sou rant de syndrome de stress post-traumatique ont rĂ©duit leur niveau d’anxiĂ©tĂ© par la mĂ©thode de suppression des pensĂ©es.

mal-ĂȘtre avant que la thĂ©rapie ne commence ont montrĂ© des rĂ©sultats positifs constants », expose Michael Anderson. l sem le d’ailleurs que plus une personne prĂ©sentait des symptĂŽmes anxieux ou dĂ©pressifs, plus elle Ă©tait susceptible d’utiliser la technique de suppression des pensĂ©es nĂ©gatives aprĂšs la formation les chercheurs n’y avaient pourtant pas invitĂ© les sujets aprĂšs la pĂ©riode de formation de trois jours. Parmi les individus souffrant probablement d’un syndrome de stress posttraumatique, par exemple, 82 % ont rĂ©duit leur niveau d’anxiĂ©tĂ© et 63 % ont dĂ©clarĂ© que leur humeur s’est amĂ©liorĂ©e. Ces changements, les participants les ont justement attribuĂ©s Ă  la thĂ©rapie de suppression qu’ils ont jugĂ©e utile. « Ce sont ces personnes qui ont constatĂ© Ă  quel point la suppression pouvait leur ĂȘtre Ă©nĂ© que », relĂšve le chercheur.

Les sujets ont Ă©galement indiquĂ© que la formation avait amĂ©liorĂ© leur capacitĂ© Ă  chasser de leur esprit certaines de leurs pensĂ©es la n des trois jours d’entra nement, ils ont Ă©valuĂ© leur compĂ©tence comme Ă©tant bien plus Ă©levĂ©e qu’au premier jour. Les trois quarts ont ainsi dĂ©clarĂ© avoir Ă©tĂ© surpris par leur nouvelle facultĂ© : « Je ne parvenais pas croire que cela pouvait ĂȘtre aussi ef cace. J’ai vraiment constatĂ© Ă  quel point mon cerveau Ă©tait puissant », commente l’un d’eux.

Cette approche continue toutefois de susciter des critiques. « Ces travaux pourraient conduire certaines personnes Ă  vouloir supprimer les souvenirs d’un Ă©vĂ©nement traumatique rĂ©cemment vĂ©cu, ce qui, d’aprĂšs les recherches, augmenterait le risque de dĂ©velopper un syndrome de stress post-traumatique », dĂ©clare ainsi Amanda Draheim, psychologue au Goucher College, de Baltimore.

La validitĂ© de cette technique nĂ©cessite donc encore un essai clinique contrĂŽlĂ© et randomisĂ© avec plusieurs centaines de participants, ce que Michael Anderson envisage de faire. Zulkayda Mamat a d’ores et dĂ©jĂ  mis au point une application pour smartphone qui pourrait ĂȘtre exploitĂ©e dans le cadre d’une telle expĂ©rience, et qui, elle l’espĂšre, sera un jour disponible pour une utilisation gĂ©nĂ©ralisĂ©e.

Bibliographie

Z. Mamat et M. C. Anderson, Improving mental health by training the suppression of unwanted thoughts. Science Advances, 2023.

Pour sa part, la jeune neuroscienti que ressort grandie de cette expĂ©rience. Au cours de son Ă©tude, elle a appris conna tre chacun des participants, en leur parlant Ă  distance pendant des heures depuis son appartement. L’un d’eux a fondu en larmes en lui con ant que cette e pĂ©rience avait changĂ© sa vie. Un autre a dĂ©crit la « suppression » comme un « superpouvoir » et souhaite l’enseigner Ă  ses enfants
£

50 N° 164 - Avril 2024
STOP AUX PENSÉES NÉGATIVES
JE PENSE TROP !
DITES
DOSSIER

HĂ©lĂšne a aidĂ© Alice Ă  donner aux jeunes de 5 collĂšges les moyens d’agir pour la planĂšte.

HĂ©lĂšne verse chaque annĂ©e 1% de son chiffre d’affaires Ă  des associations agréées 1% for the Planet dont For my Planet. onepercentfortheplanet.fr

YVES-ALEXANDRE THALMANN

Professeur de psychologie au collĂšge Saint-Michel et collaborateur scientiïŹque Ă  l’universitĂ© de Fribourg, en Suisse.

PENSEZ-VOUS COMME UN ARBRE ?

Penser « en arborescence » serait un signe de haut potentiel intellectuel ! Rien de plus faux. Mais savoir faire la di érence entre pensée convergente et divergente est trÚs utile.

Pensez-vous comme un arbre ? La question est plus sĂ©rieuse qu’il n’y paraĂźt : rien Ă  voir avec une insulte dĂ©nigrante, ni une nouvelle mode de dĂ©veloppement personnel vantant le retour Ă  la nature. Pas plus qu’une mĂ©taphore s’inspirant de la subtilitĂ© des interactions et symbioses au sein du monde vĂ©gĂ©tal. Pour l’heure, il ne me semble pas que l’on vende des stages pour dĂ©velopper notre « intelligence sylvestre » (alors que, par ailleurs, certains auteurs nous encouragent Ă  penser et Ă  vivre comme des chats). En revanche, l’expression « pensĂ©e en arborescence » est incontournable dĂšs lors que l’on parcourt la littĂ©rature populaire consacrĂ©e au haut potentiel intellectuel (HPI). Il existe en effet plĂ©thore d’ouvrages, de sites internet et de formations en lien avec la surdouance. Dont eaucoup af rment que le HPI se caractĂ©rise par un mode de

pensée spécifique et différent de la norme dite « neurotypique » : la pensée en arborescence. La science valide-t-elle cette conception ?

Commençons par un petit rappel. Il y a plus d’une centaine d’annĂ©es, le psychologue lfred inet s’est vu con er la mission de dĂ©pister les Ă©lĂšves prĂ©sentant un risque de rencontrer des dif cultĂ©s dans leur scolaritĂ©. l a créé cette n l’échelle mĂ©trique de l’intelligence, qui servira plus tard Ă  David Wechsler pour mettre au point un test d’intelligence toujours utilisĂ© de nos jours et permettant de calculer le quotient intellectuel (QI). Le QI Ă©tait – et est toujours – un excellent prĂ©dicteur de la rĂ©ussite scolaire. Du point de vue mathĂ©matique, le QI au sein d’une population adopte une distribution gaussienne, ou en cloche : la plupart des gens ont une intelligence proche de la moyenne le score moyen est Ă© , et plus on

s’en Ă©carte, moins il y a de reprĂ©sentants. Ainsi, 68 % de la population tĂ©moigne d’une intelligence comprise entre 85 et et environ d’un situĂ© entre et . n au del de est considĂ©rĂ© comme trĂšs supĂ©rieur Ă  la norme et entre dans la catĂ©gorie du haut potentiel. Cela concerne un peu plus de 2 % de la population – taux qui ne peut pas varier puisque les normes du test sont constamment mises Ă  jour : si nous devenons tous plus intelligents, les barĂšmes Ă©voluent, mais la moyenne reste Ă©e et il n’y aura pas plus d’individus au del de . n individu ayant un haut potentiel intellectuel est donc quelqu’un dont le score dĂ©passe au test de actuellement, les spĂ©cialistes parlent davantage de « zones de haute potentialitĂ© », tant il est vrai qu’une personne peut obtenir des notes trĂšs Ă©levĂ©es pour certains indices du test, comme la comprĂ©hension verbale,

76 N° 164 - Avril 2024 ÉCLAIRAGES L’envers du dĂ©veloppement personnel

et plus modestes pour d’autres, comme la vitesse de traitement ou la mĂ©moire de travail). VoilĂ  pour l’aspect scientique de la question. Mais, on s’en doute, la surdouance prĂ©sente d’autres enjeux, notamment auprĂšs des jeunes scolarisĂ©s. Car une intelligence plus vive n’est pas forcĂ©ment synonyme d’a sence de difcultĂ©s scolaires, mĂȘme si statistiquement la rĂšgle qui prĂ©vaut en matiĂšre d’intelligence est : le plus, le mieux, le QI Ă©tant positivement corrĂ©lĂ© aux moyennes d’examens. Et comme on peut s’y attendre, un marchĂ© forissant d’accompagnements d’enfants HPI a vu le jour, moyennant espĂšces sonnantes et trĂ©buchantes


QU’EST-CE QUE LA PENSÉE ARBORESCENTE ?

’une des spĂ©ci citĂ©s et en mĂȘme temps pierre d’achoppement du HPI

serait justement la pensĂ©e en arborescence. En clair, il s’agirait d’une dif cultĂ© Ă  linĂ©ariser sa pensĂ©e, Ă  la contraindre Ă  des transitions logiques strictes, de faible « distance sĂ©mantique », c’est-Ă -dire sans sauter du coq Ă  l’ñne : la pensĂ©e A amĂšne la pensĂ©e B qui elle-mĂȘme dĂ©bouche sur la C, et ainsi de suite. ne pensĂ©e en arborescence suivrait un autre dĂ©veloppement, l’image de la rami cation des branchages d’un arbre. Elle stimulerait des associations proli ques et au sens parfois trĂšs distincts, ces associations Ă©tant elles-mĂȘmes Ă  l’origine de nouvelles, toujours plus Ă©loignĂ©es de la pensĂ©e initiale.

Par exemple, l’image d’un bateau fait naĂźtre celle d’un navire de croisiĂšre, mais aussi d’un habit de la marque Petit Bateau. Le bateau active Ă©galement l’idĂ©e de tempĂȘte, mais aussi celle de fret maritime, qui fait penser au commerce

mondialisĂ© et par association au rĂ©chauffement climatique. Quant Ă  la marque d’habits, elle renvoie Ă  l’enfance, puis Ă  l’insouciance


l est Ă©videmment dif cile de dĂ©crire une pensĂ©e en arborescence par du texte, puisque justement l’écrit oblige Ă  linĂ©ariser la pensĂ©e. Mais l’analogie de la rami cation des ranches est elle vraiment adĂ©quate pour dĂ©crire le mode de pensĂ©e HPI ? On peut en douter ! Les recherches sur l’attention sont catĂ©goriques sur ce point : l’attention ne peut se diviser. Comme une lampe torche, son faisceau ne peut Ă©clairer que dans une seule direction la fois. Ce qui signi e que l’on ne peut parcourir qu’une branche de l’arbre Ă  la fois. Et faire des sauts de branche en branche
 e concept scienti que qui se cache derriĂšre la pensĂ©e en arborescence est la notion de divergence. En effet, les

N° 164 - Avril 2024 77

ÉCLAIRAGES L’envers du dĂ©veloppement personnel

PENSEZ-VOUS COMME UN ARBRE ?

associations d’idĂ©es spontanĂ©es peuvent ĂȘtre de nature plutĂŽt convergente ou divergente, suivant la distance sĂ©mantique entre les pensĂ©es. Par exemple, la chaĂźne chien – balle – niche – os – collier morsure peut ĂȘtre quali Ă©e de plus convergente que chien – chat – lait –chocolat – carie – dentiste. Il se pourrait que les personnes dotĂ©es d’un HPI manifestent naturellement une pensĂ©e plus divergente. Ou alors que celle-ci soit plus rapide, ce qui est aussi une possibilitĂ©, et donc que davantage d’associations soient effectuĂ©es par unitĂ© de temps, emmenant ainsi le sujet plus loin dans ses divagations mentales spontanĂ©es.

LES HPI NE PENSENT PAS COMME DES ARBRES !

Cependant, plutĂŽt qu’une caractĂ©ristique de l’individu, ou de son intelligence, la divergence semble surtout dĂ©pendre de son Ă©tat d’humeur. Les recherches du professeur Moshe ar, l’universitĂ© Bar-Ilan, en IsraĂ«l, ont formellement Ă©tabli qu’il existe un lien causal entre l’humeur et le degrĂ© de divergence mentale. Des personnes qu’on met de bonne humeur, par exemple en leur faisant visionner des dessins animĂ©s ou des lms comiques, o tiennent de meilleurs scores de divergence que d’autres qu’on a exposĂ©es Ă  des nouvelles tragiques. La pensĂ©e divergente Ă©tant un Ă©lĂ©ment de la crĂ©ativitĂ©, cela explique pourquoi on conseille d’ĂȘtre plutĂŽt de bonne humeur avant de se lancer dans des tĂąches visant l’originalitĂ©. es travau de Moshe ar ont Ă©galement identi Ă© un phĂ©nomĂšne surprenant le lien causal entre humeur et divergence s’exerce Ă©galement dans l’autre sens. Se forcer Ă  penser de maniĂšre divergente entraĂźne une lĂ©gĂšre amĂ©lioration de l’humeur. Car il est tout Ă  fait possible de s’entraĂźner Ă  penser de façon plus divergente. l suf t pour cela de se poser rĂ©guliĂšrement des questions associant des termes a priori Ă©trangers : quel est le point commun entre un pingouin et un aspirateur ? Qu’est-ce qui relie un cafĂ© au Cervin ? Quelle analogie y a-t-il entre la Joconde et un boulon ?

Imaginer que nos idĂ©es peuvent se diviser en plusieurs branches est totalement irrĂ©aliste. Si on essayait, on ne pourrait parcourir qu’une branche de l’arbre Ă  la fois. Et, Ă  la limite, faire des sauts de branche en branche.

L’esprit procĂšde par association d’idĂ©es. Certains semblent s’adonner Ă  des associations plus divergentes que d’autres, donnant l’impression d’une rami cation plus foisonnante. De lĂ  Ă  en faire une caractĂ©ristique d’un type d’individus, il y a encore un pas Ă  franchir ! En revanche, si les associations divergentes se traduisent par plus de plaisir, elles vont naturellement ĂȘtre renforcĂ©es, et donc favorisĂ©es. S’il est plaisant de laisser diverger sa pensĂ©e, la linĂ©ariser peut au contraire paraĂźtre contraignant et peu attractif. Laisser son esprit vagabonder peut ainsi devenir une ha itude, qui plus est dif cile Ă  contrer. Apprendre Ă  penser linĂ©airement, ce qui est essentiel quand il s’agit de se faire comprendre d’autrui, nĂ©cessite un effort laborieux. On ne rĂ©pĂ©tera jamais assez les vertus de la lecture


PlutĂŽt que d’associer une pensĂ©e prĂ©tendument en arborescence Ă  une intelligence supĂ©rieure, il serait plus juste de dire que l’intelligence consiste prĂ©cisĂ©ment Ă  savoir penser de maniĂšre plutĂŽt divergente ou convergente selon les contextes et les impĂ©ratifs des tĂąches Ă  effectuer. En d’autres termes, apprendre penser de maniĂšre fe i le et dynamique. Tout le contraire de la mĂ©taphore de l’arbre ! ÂŁ

Bibliographie

J. Reilly et al., What is semantic distance ?

A review and proposed method for modeling conceptual transitions in natural language, Psychology and Psychiatry Journal, 2022.

S. Brasseur et C. Cuche, Le HPI en questions, Mardaga, 2017.

M. F. Mason et M. Bar, The e ect of mental progression on mood, Journal of Experimental Psychology, 2012

78 N° 164 - Avril 2024

PRENONS UNE LONGUEUR D’AVANCE SUR LE CANCER

QUI RESTE LA 1ÈRE CAUSE DE MORTALITE PREMATUREE EN FRANCE

PRENONS UNE LONGUEUR D’AVANCE SUR LE CANCER

QUI RESTE LA 1ÈRE CAUSE DE MORTALITE PREMATUREE EN FRANCE

Crédit photo : @michelnguyen

Crédit photo : @ Sylv a GALMOT

Chaque année, 400.000 nouveaux cas de cancer, tout type confondu, sont dépistés.

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UVIE QUOTIDIENNE La question du mois

Les femmes enceintes ont-elles un odorat plus développé ?

LA RÉPONSE DE

AGNIEZSKA SABINIEWICZ

Psychologue et chercheuse au Centre interdisciplinaire de l’odorat et du goĂ»t Ă  la clinique universitaire Carl-Gustav-Carus, Ă  Dresde. (un peu comme si un chant d’oiseau faisait subitement l’effet d’un grincement de porte). La diffĂ©rence ne se situerait donc pas au niveau du nez, mais dans le cerveau !

ne nuit, alors que j’étais enceinte de mon premier enfant, j’ai senti une odeur bizarre et pĂ©nĂ©trante. J’avais beau me retourner en tous sens dans mon lit, je ne comprenais pas d’oĂč elle venait et m’étonnais d’une telle puissance. Ma surprise a clairement redoublĂ© quand j’ai dĂ©couvert son origine : c’était l’odeur de mon mari !

Pourtant, je tiens Ă  souligner qu’il a une odeur tout Ă  fait normale. Mais c’était ma perception olfactive qui avait changĂ© ! Et les femmes qui attendent un enfant sauront de quoi je parle. On a l’impression que notre nez est devenu plus sensible. Et cela peut aller jusqu’à donner la nausĂ©e. Des sondages rĂ©cents montrent que les trois quarts des femmes enceintes ont la sensation d’avoir l’odorat exacerbĂ©. Pour beaucoup, c’est une odeur particuliĂšre qui devient marquante ou quelques-unes ien identi Ă©es un parfum, du ta ac, ou du fumet de poisson.

Mais, dans les faits, ce n’est pas l’odorat qui devient plus sensible. orsqu’on tente de quanti er cette prĂ©tendue hypersensibilitĂ©, elle Ă©chappe aux mesures. Ainsi, des chercheurs ont demandĂ© Ă  des femmes enceintes de sentir des bĂątonnets olfactifs imprĂ©gnĂ©s

d’arĂŽmes divers, de l’ananas Ă  la cannelle. RĂ©sultat : elles n’ont pas Ă©tĂ© plus aptes que d’autres Ă  percevoir ou nommer les diffĂ©rentes notes olfactives qu’on leur prĂ©sentait. En 2022, une Ă©quipe dirigĂ©e par Shaley Albaugh, de la facultĂ© de mĂ©decine de l’universitĂ© de Chicago, a rĂ©alisĂ© une synthĂšse globale des Ă©tudes sur ce sujet, pour conclure qu’en moyenne les femmes enceintes rĂ©ussissent mĂȘme un peu moins bien que les autres Ă  dĂ©tecter les odeurs


L’ÉVALUATION SUBJECTIVE DES ODEURS EST MODIFIÉE

Quand j’ai parlĂ© de ces rĂ©sultats Ă  ma sƓur, qui est mĂšre de deux enfants, elle n’a pas voulu en dĂ©mordre. Rien Ă  faire, pour elle son odorat avait dĂ©cuplĂ© pendant sa grossesse. En dĂ©pit de dĂ©monstrations expĂ©rimentales diamĂ©tralement opposĂ©es. Alors, d’oĂč vient ce paradoxe ?

Ce n’est pas le traitement sensoriel qui change, mais l’évaluation subjective que les femmes enceintes ont des odeurs. Autrement dit, elles ne les dĂ©tectent pas avec une sensibilitĂ© accrue, comme une personne Ă  l’ouĂŻe trĂšs ne percevrait le moindre son, mais elles les trouvent plus dĂ©sagrĂ©ables

Ăč interviennent de telles modi cations ? À ce jour, on ignore encore avec prĂ©cision quelles modi cations neuronales sont Ă  l’origine de ce processus. Des recherches sont en cours pour Ă©lucider ce point. Mais il est probable que la grossesse modi e le fonctionnement de zones cĂ©rĂ©brales intervenant dans le traitement des stimuli olfactifs. En l’occurrence, il s’agit du cortex piriforme (une section du cortex cĂ©rĂ©bral qui reçoit les informations odorantes depuis les cellules situĂ©es dans la muqueuse nasale et le bulbe olfactif intermĂ©diaire) ou encore de l’amygdale et de l’hippocampe, des zones du systĂšme limbique impliquĂ©es dans les Ă©motions et la mĂ©moire. Le cortex orbitofrontal, rĂ©gion antĂ©rieure du cerveau oĂč convergent les informations sur l’odeur et le goĂ»t, doit probablement jouer aussi un rĂŽle.

Une dĂ©couverte rĂ©cente que nous avons rĂ©alisĂ©e plaide en faveur d’une telle explication. En effet, nous avons observĂ© que la perception de substances telles que le piment, la menthe ou

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Ce n’est pas le traitement sensoriel qui change, mais l’évaluation subjective que les femmes enceintes font des odeurs qui les environnent.

l’eucalyptol, qui provoquent respectivement une sensation de brĂ»lure, de picotement et de fraĂźcheur, est Ă©galement diffĂ©rente chez les femmes enceintes. Celles-ci ont rĂ©agi de maniĂšre nettement moins sensible Ă  ces stimuli piquants et les ont dĂ©crits comme moins douloureux et moins intenses que ne l’ont fait des femmes qui n’étaient pas enceintes. L’évaluation subjective des sensations, qu’il s’agisse d’odeur ou de piquant, sem le donc el et ien modi Ă©e.

Un constat étonnant, car la sensation de brûlure occasionnée par les

substances piquantes passe par le nerf trijumeau, censĂ© protĂ©ger contre les toxines. Mais il est possible que cet effet soit un sous-produit d’une rĂ©action de stress attĂ©nuĂ©e : physiologiquement, les femmes enceintes se laissent moins facilement dĂ©stabiliser. Il s’agit lĂ  aussi d’un avantage Ă©volutif, car de grandes quantitĂ©s d’hormones de stress pourraient provoquer une naissance prĂ©maturĂ©e
 On le voit, les mystĂšres de l’odorat et d’autres sens au cours de la grossesse sont encore des sujets en gestation. ÂŁ

Bibliographie

S. L. Albaugh et al. Olfaction in pregnancy : Systematic review and meta-analysis, Chemical Senses, 2022

P. Duarte-Guterman et al., The long and short term e ects of motherhood on the brain, Frontiers in Neuroendocrinology, 2019

K. T. LĂŒbke et al., Pregnancy reduces the perception of anxiety. ScientiïŹc Reports, 2017

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© Nastasic/iStock photo

p. 92 Sélection de livres p. 94 Troll : psychologie de ceux qui pourrissent internet

ANALYSE

SÉLECTION

NEUROSCIENCES

L’Inconscient freudien : y a-t-il quelque chose à sauver ?

Dominique Campion

Odile Jacob, 2023, 208 pages, 23,90 €

Que penser d’a rmations comme celles du psychanalyste GĂ©rard Pommier, qui claironnait que la science valide la pensĂ©e de Lacan ? C’est ce qu’examine le psychiatre Dominique Campion dans cet ouvrage, oĂč il se penche sur une sĂ©rie de thĂ©ories psychanalytiques portant sur l’inconscient et le refoulement, mais aussi sur l’autisme ou la schizophrĂ©nie. Chacun de ces thĂšmes est l’occasion d’une enquĂȘte scientiïŹque, oĂč l’auteur dĂ©voile progressivement quelles donnĂ©es de la gĂ©nĂ©tique et des neurosciences appuient ou invalident les thĂ©ories de la psychanalyse.

Concernant le refoulement – la dissimulation Ă  la conscience d’un souvenir toujours prĂ©sent –, Dominique Campion conclut en dĂ©faveur du freudisme. On peut certes exhiber maints arguments empiriques pour avancer que certains souvenirs sombrent dans l’oubli et que la conscience n’est qu’une fraction de ce que fait un cerveau, laissant aux processus inconscients la part belle. Il est aussi vrai que certains souvenirs disparaissent ou deviennent inaccessibles, parfois par le passage impitoyable du temps ou Ă  la suite d’un traumatisme. Toutefois, si tout cela semble Ă©voquer la doctrine du psychanalyste viennois, on en reste trĂšs loin. Car le refoulement freudien n’est pas de l’oubli, mais une rĂ©tention de souvenir intentionnelle et motivĂ©e, orchestrĂ©e par un inconscient personniïŹĂ©, capable de volontĂ© et de prise de dĂ©cision. Or, de cela, les neuroscientiïŹques ne trouvent nulle trace. Les conceptions de Lacan sur la schizophrĂ©nie ne rĂ©sistent pas davantage aux rĂ©sultats de la gĂ©nĂ©tique et des neurosciences. Mais qu’il s’agisse de Freud ou de Lacan, on retiendra surtout du livre la description accessible de belles dĂ©couvertes apportĂ©es par la gĂ©nĂ©tique et les neurosciences. On en ressort convaincu de l’intĂ©rĂȘt de ces disciplines pour Ă©tudier des matiĂšres aussi Ă©thĂ©rĂ©es que les Ă©motions ou l’inconscient. Bien plus qu’un rĂ©quisitoire contre la psychanalyse, c’est donc un superbe plaidoyer pour la science que nous o re l’auteur. En cela, son ouvrage est bien plus riche que son titre ne pourrait le laisser croire.

Nicolas Gauvrit est enseignant-chercheur en sciences cognitives Ă  l’universitĂ© de Lille.

ADDICTION

L’Addiction, comment s’en sortir ?

Caroline Chiron et al. De BƓck SupĂ©rieur 2023, 192 pages, 19,95 €

Ce qui rend ce livre particuliĂšrement e cace, c’est son organisation trĂšs structurĂ©e. Chaque chapitre dĂ©taille une facette importante du traitement, par exemple l’apprentissage de la rĂ©gulation Ă©motionnelle, et se subdivise en une sĂ©rie de rubriques standardisĂ©es : point sur les idĂ©es reçues, tĂ©moignages de patients, exercices Ă  accomplir, conseils de psychologues spĂ©cialisĂ©s
 On y navigue donc trĂšs facilement, que ce soit pour apprendre Ă  surmonter son addiction ou pour mieux accompagner un proche touchĂ©. Les professionnels du soin y trouveront Ă©galement de prĂ©cieux outils.

PSYCHOLOGIE

ANIMALE

Parents animaux

Raymond Nowak

Humensciences

2023, 360 pages, 22 €

Au milieu de la profusion actuelle d’ouvrages sur la parentalitĂ©, en voilĂ  un qui adopte un angle original : l’explorer chez nos cousins animaux.

Entre blattes qui allaitent, singes papas poules et mamans crocodiles qui accourent au moindre cri de leurs petits, on dĂ©couvre la fascinante diversitĂ© de cette relation Ă  travers le monde vivant. Tout en apprenant Ă  relativiser le don de soi qu’elle implique pour nous : chez certaines araignĂ©es, la mĂšre se laisse littĂ©ralement dĂ©vorer par sa progĂ©niture. Les scientiïŹques parlent de « soin maternel suicidaire » !

LIVRES
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THÉRAPIE

L’Envers du divan Delphine Py et Juliette Mercier Leduc

2024, 160 pages, 20,90 €

Si vous envisagez d’entamer une thĂ©rapie mais n’osez pas franchir le pas, ou si vous ĂȘtes tout simplement curieux de ce qui se passe dans le cabinet des psys, cette bande dessinĂ©e est pour vous. Au grĂ© d’une galerie de portraits attachants, la psychologue Delphine Py nous y prĂ©sente quelques-uns de ses patients et raconte ses consultations avec humour. En plus de dĂ©mystiïŹer les psychothĂ©rapies, cet ouvrage donne une idĂ©e prĂ©cise et concrĂšte des techniques employĂ©es pour soigner les troubles psychiques.

PARENTALITÉ

Le Guide parental pour comprendre son ado Florence Brami De BƓck SupĂ©rieur 2024, 208 pages, 19,90 €

Contrairement Ă  ce que l’on a trop souvent tendance Ă  croire, les ados ne viennent pas d’une autre planĂšte et ne sont pas fondamentalement irrationnels. C’est en substance le message de Florence Brami, psychologue et docteure en psychologie. Forte de sa longue expĂ©rience clinique, elle distille ici des conseils et informations proïŹtables pour maintenir – ou rĂ©tablir – la communication avec sa progĂ©niture, et l’accompagner au mieux. À commencer par quelques notions de vocabulaire. Pour savoir comment rĂ©agir quand son ado se dit « en bail » ou perturbĂ© par un « DM »  encore faut-il comprendre ce que cela signiïŹe !

DCOUP DE CƒUR

PSYCHOLOGIE

S’estimer et s’oublier

Christophe AndrĂ© Odile Jacob, 2024, 400 pages, 22,90 €

ans ce nouvel ouvrage, on retrouve Christophe AndrĂ© tel qu’on le connaĂźt : psychiatre sensible et pĂ©dagogue, volontiers philosophe, voire poĂšte, et toujours lumineux. Il entend ici nous aider Ă  trouver le juste Ă©quilibre en matiĂšre d’estime de soi, aïŹn de mieux nous tourner « vers plus intĂ©ressant encore que nous-mĂȘme : le monde, les autres, la vie ». En deux mots, S’estimer et s’oublier.

L’auteur nous o re un abĂ©cĂ©daire foisonnant, Ă  lire et Ă  relire. Il y distille des repĂšres fort utiles (allez voir, par exemple, aux entrĂ©es « AntidĂ©presseurs » ou « Comparaisons, mode d’emploi »), des conseils d’a rmation de soi et de psychologie positive, ainsi que des stratĂ©gies issues des thĂ©rapies comportementales et cognitives (notamment pour apprendre Ă  mieux tolĂ©rer l’incertitude). Il nous fait part d’une multitude d’anecdotes personnelles, comme un ami nous conïŹerait ses leçons de vie (l’entrĂ©e « Sourire » en est une trĂšs belle illustration), et de son expĂ©rience de la notoriĂ©tĂ© – qu’il qualiïŹe humblement de « petite et passagĂšre » –, dont il a tirĂ© de riches enseignements. EnïŹn, il nous Ă©claire sur les travers de notre Ă©poque, Ă  commencer par l’immense toxicitĂ© des rĂ©seaux sociaux pour l’estime de soi, et nous explique comment nous en prĂ©munir. En tant que psychiatre spĂ©cialiste de la thĂ©rapie d’acceptation et d’engagement, je suis particuliĂšrement sensible aux mĂ©taphores, qui reprĂ©sentent une des clĂ©s de voĂ»te de cette mĂ©thode (pour faire comprendre la notion d’acceptation, mieux vaut Ă©voquer un nageur pris dans un fort courant avec lequel il doit faire corps plutĂŽt que de se livrer Ă  de tortueuses explications). Et Christophe AndrĂ© propose prĂ©cisĂ©ment une mĂ©taphore qui rĂ©sume admirablement la nature et les enjeux de l’estime de soi. Celle-ci, nous dit-il, est comme la quille d’un bateau : invisible, elle nous permet de rester stables malgrĂ© une mer agitĂ©e et d’avancer face aux vents contraires. Cet ouvrage vous sera alors prĂ©cieux pour contrĂŽler ce qui se passe sous votre ligne de ïŹ‚ottaison


François Bourgognon est psychiatre et spĂ©cialiste de la thĂ©rapie d’acceptation et d’engagement.

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François Bourgognon
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LIVRES Neurosciences et littérature

SEBASTIAN DIEGUEZ

Docteur en neurosciences, auteur, enseignant et chercheur Ă  l’universitĂ© de Fribourg, en Suisse.

Troll Psychologie de ceux qui pourrissent internet

La description du troll informatique livrĂ©e par EirĂ­kur Örn Norddahl dans son dernier roman rend compte assez ïŹdĂšlement des donnĂ©es scientiïŹques sur la personnalitĂ© de ces semeurs de discorde.

Si on a pu croire un instant que les nouvelles technologies de communication allaient favoriser l’échange d’informations, la transmission de la connaissance, le rapprochement des individus et mĂȘme l’essor des valeurs dĂ©mocratiques, force est de constater qu’il a fallu dĂ©chanter. Malheureusement, il est aujourd’hui devenu impossible d’échapper Ă  la toxicitĂ© d’internet et des rĂ©seaux sociaux, et en particulier l’omniprĂ©sence d’une gure redoutable et dĂ©routante : le troll.

e terme sem le Ă©merger dĂšs les premiers al utiements d’internet, la n des annĂ©es , et son Ă©tymologie reste clivĂ©e entre deu sources possibles. On pense d’abord Ă©videmment aux crĂ©atures difformes et cruelles du folklore scandinave, censĂ©es se dissimuler sous des ponts et poser Ă  leurs victimes des questions ardues, dont la rĂ©ponse dĂ©terminera leur sort. Mais le trolling

EN BREF

ÂŁ Le roman de l’écrivain islandais met en scĂšne un fervent adepte du trolling sur internet.

ÂŁ Sa motivation principale semble ĂȘtre un besoin de chaos permanent, typique de ce qu’ont identiïŹĂ© les recherches sur le sujet.

ÂŁ Il est en outre bien Ă©tabli que le comportement en ligne des trolls ne rĂ©sulte pas seulement de l’anonymat du web, mais s’ancre dans une personnalitĂ© particuliĂšrement dĂ©sagrĂ©able.

est aussi une technique de pĂȘche la ligne, qui consiste appĂąter ou faire rĂ©agir » les poissons en laissant tra ner un l derriĂšre un ateau et de fait, les trolls cherchent ferrer » les ons poissons, ceu qui rĂ©agiront sincĂšrement leurs interventions, d’oĂč la recommandation de « ne pas nourrir le troll ».

Mais qui sont-ils au juste, ces cyberperturbateurs qui nous pourrissent le quotidien ? Comment s’y prennent-ils, et qu’est-ce qui les motive ? Doit-on attribuer leur comportement aux structures pernicieuses des environnements virtuels, ou refĂšte t il simplement le fond de la nature humaine, dont les plus bas instincts ont trouvĂ© un terrain de jeu idĂ©al ?

TROLLS STRATÉGIQUES OU IDÉOLOGIQUES ?

Pour ceux que le philosophe américain ndre Morgan appelle les trolls stratégiques »

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ou idĂ©ologiques », l’o jectif est Ă©vident : orienter le dĂ©bat public Ă  des ns de propagande ou de dĂ©sta ilisation c’est typiquement ce qu’on observe avec les fameuses « fermes Ă  trolls » russes. Mais pour tous les autres, ceu qui agissent sans soutien politique ou nancier ? a ction peut nous aider Ă  mieux comprendre leurs motivations, car le troll est devenu, aux cĂŽtĂ©s du hackeur et autres cybercriminels, un personnage littĂ©raire part entiĂšre. ’écrivain islandais EirĂ­kur Örn Norddahl en a mĂȘme fait un hĂ©ros particuliĂšrement comple e dans son roman Troll, paru en . HĂ©ros ou hĂ©roĂŻne ? La particularitĂ© du troll de Norddahl est prĂ©cisĂ©ment de se jouer des questions aujourd’hui ardentes autour du concept de genre, et ce faisant d’enrayer les schĂ©mas, attentes et prĂ©jugĂ©s qui norment les dĂ© ats politiques et culturels en gĂ©nĂ©ral. Et pour cause, lmur h ll est nĂ©e hermaphrodite, assignĂ©e au genre fĂ©minin et Ă©levĂ©e comme une petite lle, avant de se renommer, l’ñge adulte,

EXTRAIT

ans l r. el est Ă©galement un e troll autorevendiquĂ© e le personnage et le roman utilisent l’écriture inclusive, notamment les pronoms iel », lea » ou ellui » , qui ne recule devant aucune provocation pour revendiquer Ă  la fois sa transidentitĂ© et
 quoi d’autre, exactement ?

Dif cile dire, car ce qui frappe dans le roman, c’est l’éclectisme et le caractĂšre nausĂ©a ond des causes » revendiquĂ©es par ans BlĂŠr, allant de la dĂ©fense d’un potentiel violeur Ă  de multiples croisades homopho es, racistes et grossophobes (voir l’extrait). En cela, et malgrĂ© le pro l trĂšs particulier du personnage principal, le roman Ă©claire nombre d’aspects psychologiques et sociau du trollage » contemporain. De fait, les trolls sont souvent associĂ©s Ă  l’extrĂȘme droite, ou Ă  l’alt-right, une de ses rami cations trĂšs active sur internet. ans BlĂŠr, qui devrait a priori ĂȘtre du cĂŽtĂ© de l’ouverture et de la tolĂ©rance, se complaĂźt au contraire Ă  dĂ©boussoler le public en prenant fait

« AU MOMENT LE PLUS INOPPORTUN »

L’idĂ©e n’était pas forcĂ©ment d’ĂȘtre mĂ©chant·e – Hans BlĂŠr n’était pas le troll le plus ordurier, et les propos qu’iel tenait n’avaient gĂ©nĂ©ralement rien de haineux ni de condamnable. Iel Ă©tait un·e farceur·se. Un diablotin. Pas tant dans la teneur de ses propos que dans la maniĂšre, et le moment oĂč iel les tenait – iel sait toujours quoi dire au moment le plus inopportun. [...]

Hans BlĂŠr avait encouragĂ© Ă  voter pour le directeur accusĂ© de viol d’un centre pour personnes dĂ©pendantes Ă  l’élection de l’homme de l’annĂ©e de la radio nationale, iel avait fait fermer le Blue Lagoon « en raison d’une Ă©pidĂ©mie imminente de sida », inscrit l’actrice BryndĂ­s Schram sur Tinder « en quĂȘte de satyres en rut », dĂ©butĂ© et entretenu un interminable ïŹl de discussion sur Facebook pour savoir qui des policiers ou des musulmans Ă©taient les plus nombreux en Islande, et qui gagnerait s’ils venaient Ă  se battre [
], iel avait rendu publiques les coordonnĂ©es de la directrice de l’Association contre la grossophobie et lui faisait envoyer des pizzas, des gĂąteaux et des vĂȘtements moulants de trop petite taille [...]

Un vrai troll – un troll avec de l’ambition, le seul qui mĂ©rite ce qualiïŹcatif – Ă©tait une performance visant Ă  rĂ©vĂ©ler les contradictions d’une Ă©poque, l’hypocrisie et la bienveillance teintĂ©e d’arrogance, tout en divertissant les masses.

Troll, de EirĂ­kur Örn Norddahl, traduit de l’islandais par Jean-Christophe SalaĂŒn, 2018, MĂ©tailiĂ©, pp. 168-176.

Arrogant, manipulateur, cynique : le troll prend plaisir à provoquer et observer la sou rance chez autrui


et cause contre la ien pensance », en se faisant l’alliĂ© des forces rĂ©actionnaires qui le soutiennent et le suivent dans ses frasques.

Comment expliquer ce paradoxe ? C’est que le troll ne cherche pas particuliĂšrement dĂ©fendre des idĂ©es prĂ©cises : son but est plutĂŽt de crĂ©er une situation de dĂ©sordre si confuse qu’il devient impossible de s’y retrouver et d’argumenter, c’est dire un rejet pur et simple des normes ordinaires du dialogue et des valeurs dĂ©mocratiques. Une Ă©quipe danoise a ainsi identi Ă© un facteur psycho logique clĂ© pour comprendre son agressivitĂ© tous a imuts le esoin de chaos. Lors de vastes enquĂȘtes menĂ©es auprĂšs de plusieurs milliers de personnes, les chercheurs ont montrĂ© que celles qui ont des pratiques en ligne douteuses dĂ©sinformation, partage de contenu e trĂ©miste, etc. ont davantage tendance se dĂ©clarer d’accord avec des af rmations comme : « Je fantasme sur l’éradication d’une grande partie de l’humanitĂ© », l faudrait dĂ©truire la sociĂ©tĂ© pour tout reprendre Ă©ro » ou « J’aime le chaos et le dĂ©sordre, sans cela je m’ennuie ».

96 N° 164 - Avril 2024 LIVRES Neurosciences et littérature

D’autres facteurs ont Ă©tĂ© identiĂ©s la solitude, l’anonymat autorisĂ© par les rĂ©seaux, la prĂ©sence d’autres trolls, un dĂ© cit d’empathie affective, des expĂ©riences difciles dans l’enfance, une idĂ©ologie centrĂ©e sur le besoin de hiĂ©rarchie et de domination, et le atagĂ©lasticisme savoir la joie Ă©prouvĂ©e se moquer d’autrui).

LA JOIE MALSAINE DE SEMER LE CHAOS

Certaines Ă©tudes ont poussĂ© plus loin l’analyse des trolls qui se revendiquent comme tels. l appara t qu’ils dĂ©rivent de leur pratique des « rĂ©compenses associĂ©es au pouvoir social nĂ©gatif », c’est dire un plaisir spĂ©ciquement liĂ© au fait d’énerver les gens ou de les mettre dans l’em arras, ou simplement de les « faire rĂ©agir ». ans l r, encore jeune adolescente identifiĂ©e comme femme, « s’était rapidement rendu compte de la facilitĂ© avec laquelle on pouvait choquer les gens si le c ur nous en disait, et s’en Ă©tait tout de suite dĂ©lectĂ©e c’était comme si elle s’enivrait de voir ses interlocuteurs perdre leur sang froid ».

Pour justi er leur cruautĂ©, les trolls dĂ©veloppent un processus subtil de rationalisation : tout d’abord ils minimisent la gravitĂ© de leurs actes c’est juste pour s’amuser , et ensuite ils renvoient la responsabilitĂ© Ă  leurs victimes. Ce sont elles, aprĂšs tout, qui ont prĂȘtĂ© le fanc au trolling par leur attitude ridicule. En d’autres termes, elles l’ont bien cherchĂ©. Pour dĂ©testable qu’il soit dĂ©jĂ , il faut noter en plus que ce processus encourage la poursuite du trolling et son exacerbation : si ce n’est pas grave et que les victimes n’ont que ce qu’elles mĂ©ritent, pourquoi se retenir d’aller toujours plus loin ?

On retrouve bien cette attitude che ans l r, qui n’hĂ©site pas, comme beaucoup de trolls, Ă  expliquer qu’ iel » est un mal nĂ©cessaire pour rendre la sociĂ©tĂ© meilleure. Un sentiment de supĂ©rioritĂ© et une tendance Ă  s’octroyer des droits sur autrui typiques du narcissisme et de

Pourquoi j’ai aimĂ© ce livre

Corrosif, drĂŽle et palpitant, Troll est sans doute l’unique roman qui mettra tout le monde d’accord sur l’écriture inclusive. Ici, son usage est non seulement pleinement justiïŹĂ©, mais nĂ©cessaire, contribuant Ă  la fois au style, Ă  l’intrigue et Ă  la logique du rĂ©cit.

La joyeuse perturbation qui en rĂ©sulte rĂ©pond Ă  merveille aux thĂ©matiques abordĂ©es et l’auteur jongle si adroitement avec les dĂ©bats contemporains qu’on ne sait plus trĂšs bien s’il est lui-mĂȘme un troll ou un gĂ©nie de la satire. À liker et partager sans modĂ©ration


Bibliographie

S. Rasmussen et al., The o ine roots of online hostility : Adult and childhood administrative records predict individual-level hostility on Twitter, PNAS, Ă  paraĂźtre.

A. Morgan, When doublespeak goes viral : A speech act analysis of Internet trolling, Erkenntnis, 2023

E. Buckels et al., Internet trolling and everyday sadism : Parallel e ects on pain perception and moral judgment, Journal of Personality, 2019

la psychopathie. De fait, dĂšs les premiĂšres Ă©tudes sur le sujet en , il est apparu que les trolls rĂ©pondent au pro l de la tĂ©trade som re » de la personnalitĂ©, c’est-Ă -dire que, outre des penchants psychopathes et narcissiques, ils ont aussi de fortes tendances machiavĂ©liques et sadiques la psychopathie et le sadisme Ă©tant les traits les plus marquĂ©s). En d’autres termes, ce sont majoritairement des individus arrogants, manipulateurs et cyniques qui prennent plaisir engendrer et o server la souffrance che autrui.

ET PAS SEULEMENT ODIEUX EN LIGNE !

Cette observation est Ă  prĂ©sent rĂ©pliquĂ©e par une dou aine d’études dans plusieurs pays occidentaux. L’une d’elles a mĂȘme trouvĂ© que l’hostilitĂ© af chĂ©e en ligne, en particulier sur des questions politiques, Ă©tait liĂ©e Ă  la probabilitĂ© d’avoir dĂ©jĂ  Ă©tĂ© condamnĂ© par la justice. De fait, Hans BlĂŠr, dans le roman, est poursuivi par les autoritĂ©s pour avoir abusĂ© de victimes de viol dans un centre thĂ©rapeutique, Ă  travers un dispositif particuliĂšrement pernicieu proposer une pseudo-thĂ©rapie oĂč il faut avoir une relation sexuelle sous anesthĂ©siant, prĂ©tendument pour retrouver con ance en les autres

On le voit, si les trolls ont mauvaise rĂ©putation en ligne, c’est qu’ils sont Ă©galement odieu en vrai ». ls jaugent d’ailleurs leur succĂšs la porositĂ© de leurs actions avec la vie rĂ©elle de gens ordinaires, c’est dire lorsque soudain leurs lagues puĂ©riles ou leur acharnement trouvent Ă  se manifester en dehors des forums et logs con dentiels oĂč ils sont gĂ©nĂ©ralement con nĂ©s. Dans Troll, cette intrusion dans la rĂ©alitĂ© va trĂšs loin, puisque le personnage ne se cache mĂȘme plus derriĂšre l’anonymat son identitĂ© mouvante lui suf t se dissimuler derriĂšre de nom reu masques) et prĂ©sente son propre talkshow dans un mĂ©dia traditionnel. Qu’il devienne Ă  son tour la cible de haters en meute n’est d’ailleurs pas une surprise
 ÂŁ

97 N° 164 - Avril 2024

p. 86

À retrouver dans ce numĂ©ro

PAR CƒUR BULLSHIT

MĂ©moriser la gĂ©nĂ©alogie des rois de France servirait de « portemanteau » pour y suspendre chaque nouveau fait historique que les Ă©lĂšves apprennent (en l’associant Ă  un rĂšgne). Le par-cƓur structure les apprentissages !

p. 80

TOUJOURS D’ACCORD

Les personnes qui sont toujours d’accord avec leur interlocuteur souffriraient d’une angoisse de rejet et feraient tout pour plaire aïŹn d’ĂȘtre sĂ»res d’ĂȘtre acceptĂ©es : on les appelle les « people pleasers ».

p. 32

p. 22

p. 66

« PSEUDOPROFOND »

La conscience est un champ quantique de prĂ©sence au monde qui reïŹ‚Ăšte notre singularitĂ© existentielle. Ce genre de phrase qui ne veut rien dire suscite souvent – bizarrement ! – des rĂ©actions admiratives. Les psychologues appellent ce phĂ©nomĂšne « bullshit pseudoprofond ».

ONDES MAGNÉTIQUES ANTITABAC

« C’est comme un choc Ă©lectrique Ă  la tĂȘte ; vous sentez votre mĂąchoire se serrer. Ce n’est pas trĂšs douloureux, mais ce n’est pas agrĂ©able. » Abraham Zangen, universitĂ© Ben-Gourion, IsraĂ«l.

10 %

de la population aurait dĂ©jĂ  vĂ©cu une expĂ©rience de « sortie du corps », oĂč l’on se voit soi-mĂȘme de l’extĂ©rieur depuis un point de vue en hauteur (souvent au-dessus de son lit).

p. 58

SUPPRESSION MENTALE

La mĂ©thode de « suppression des pensĂ©es » (se forcer Ă  ne pas penser Ă  une chose) reconditionne le mental au point que les idĂ©es noires, prĂ©occupations ou angoisses inutiles ïŹniraient par s’estomper.

LE POTE DU HARCELEUR

Les mesures consistant Ă  exclure un Ă©lĂšve harceleur de son Ă©tablissement seraient vaines : le harceleur Ă©tant gĂ©nĂ©ralement entourĂ© d’un groupe de suiveurs, ceux-ci se retournent ensuite contre la victime.

p. 40

65 MILLIONS

de neurones dans le cervelet, contre 20 millions dans le « vrai » cerveau. Mais les neurones de ce dernier représentent 80 % de la masse à cause de leurs axones plus longs, de leurs dendrites et de leurs synapses plus nombreuses.

p. 46
N° 164 - Avril 2024

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La base de données qui rassemble toutes les femmes scientifques de renommée internationale

AcademiaNet offre un service unique aux instituts de recherche, aux journalistes et aux organisateurs de confĂ©rences qui recherchent des femmes d’exception dont l’expĂ©rience et les capacitĂ©s de management complĂštent les compĂ©tences et la culture scientifque.

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AcademiaNet, base de donnĂ©es regroupant toutes les femmes scientifques d’exception, offre:

‱ Le profl de plus des 2.300 femmes scientifques les plus qualifĂ©es dans chaque discipline – et distinguĂ©es par des organisations de scientifques ou des associations d’industriels renommĂ©es

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‱ Des reportages rĂ©guliers sur le thĂšme »Women in Science«

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