Claude Reichler
L E S A LPE S
ET L EU R S I M AGI E R S VOYAGE E T H IS TOI R E DU R EG A R D Une histoire du regard sur le monde alpin
Disponible en librairie, ou via commande directe ici ou sur www.ppur.org
Claude Reichler
LES ALPES ET LEURS IMAGIERS Voyage et histoire du regard
COLLECTION
Presses polytechniques et universitaires romandes
Conseiller scientifique de la Collection Le savoir suisse pour ce volume : François Vallotton
Secrétariat de la Collection : Christian Pellet Graphisme de couverture : Valérie Giroud Illustration de couverture : Gabriel Lory (fils), « Le passage de la Wengernalp », in Voyage pittoresque de l’Oberland bernois, 1822, Bibliothèque nationale suisse, Berne Maquette intérieure : Allen Kilner, Oppens Mise en page et réalisation : Marlyse Audergon Photolithographie : Villars Graphic SA, Neuchâtel Impression : IRL plus SA, Renens La Collection Le savoir suisse est une publication des Presses polytechniques et universitaires romandes (PPUR), fondation scientifique dont le but est principalement la publication des travaux de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), des universités et des hautes écoles francophones. Le catalogue général peut être obtenu aux PPUR, EPFL – Rolex Learning Center, CH-1015 Lausanne, par e-mail à ppur@epfl.ch, par téléphone au (0)21 693 41 40 ou encore par fax au (0)21 693 40 27. www.ppur.org Première édition, 2013 © Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne ISBN 978-2-88915-033-5 ISSN 1661-8939 (Collection Le Savoir Suisse) Tous droits réservés. Reproduction, même partielle, sous quelque forme ou sur quelque support que ce soit, interdite sans l’accord écrit de l’éditeur.
TABLE DES MATIèRES
MODE D’EMPLOI................................................................. 9
1 PARADIS ARTIFICIELS........................................................ 11
Zermatt, octobre 2012 – Voyager dans le temps
2 HISTOIRE : UN OBJET NON IDENTIFIÉ............................ 22
Livres de voyage et images – Les images anciennes des Alpes : 16e17e siècles – Le voyage en Suisse au siècle des Lumières – Néoclassicisme et idéalisation – Le romantisme des images – La base de données VIATIMAGES
3 ITINÉRAIRES : DEUX PORTES D’ENTRÉE.......................
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Première entrée : les vallées du Jura – Le voyage et le temps passé – Deuxième entrée : Schaffhouse et les chutes du Rhin
4 Territoires : L’Oberland............................................ 73
Dans les plis du paysage – Balcons sur le sublime – Grindelwald et ses glaciers – Une géographie du sensible
5 SAVOIRS : LE SAVANT ET LE PHÉNOMÈNE.................... 103
Un portrait – La fonction testimoniale et l’observation scientifique – Le savoir et la beauté du monde – Sur le rôle des images
6 LES PROPRIÉTÉS DES IMAGES VIATIQUES................... 127
BIBLIOGRAPHIE................................................................... 137
Crédits
Les voyages dans les Alpes dans la bibliographie récente – Généralités, voyage et paysage
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MODE D’EMPLOI
Ce livre est un livre augmenté : non pas qu’il ait fallu lui ajouter quelque supplément parce qu’il ne se suffirait pas à lui-même, mais parce qu’il est démultiplié par les usages qu’on peut en faire, et par les manières dont on peut utiliser ce qui lui sert de complément ; ou ce dont il est le complément, car les relations vont dans les deux sens. Comme tous les lecteurs de Robinson Crusoé le font depuis toujours, on peut lire ce livre sans connaître les lieux dont il parle ni les objets et les images qu’il décrit. On peut le lire pour lui-même, comme on supplée à la visite de l’île de Robinson par un peu d’imagination. Il y a beaucoup de livres qui ressemblent à celui de Daniel Defoe sur ce point : la plus grande partie des romans, en fait, et il me plairait que mon livre, bien qu’il ne soit pas un roman, ne différât pas de ceux-ci à l’égard de cette capacité à stimuler l’imagination. Cependant, ce livre est accompagné d’un site internet auquel on peut accéder de plusieurs manières. Dans la version papier, on trouve au début de chaque chapitre un QR code vers une galerie d’images qu’on peut visiter, et qu’il est recommandé de visiter. Mais le choix du mode de visite reste entier. Si, impatient de découvrir les paysages de l’île, on veut s’y rendre sans attendre, on parcourra toutes les illustrations d’un chapitre avant sa lecture, comme on le ferait d’un diaporama. A l’inverse, qui voudra d’abord être éclairé par les présentations que propose le texte, lira le chapitre avant d’aller vers les images. Enfin, le lecteur patient et le contemplateur attentif peuvent aller de la page à l’écran, de l’écran à la page, lisant et regardant selon les développements du texte. 9
LES ALPES ET LEURS IMAGIERS
Une fois dans les images, on peut s’y déplacer, zoomer, s’attarder sur un détail, comparer, se promener dans la galerie vers l’avant ou vers l’arrière. On peut sortir de la galerie et se rendre dans la base de données VIATIMAGES, cet archipel où l’on se perd. On y trouvera des informations supplémentaires sur les personnes, sur les livres, sur les lieux… Il faudra apprendre à revenir dans l’île, ou plutôt dans la galerie qu’on a quittée pour ces navigations incertaines. Le contenu augmenté s’ouvre encore vers des produits multimédias accessibles sur www.alpes-imagiers.ch, visibles sur tout écran. Sous la forme de récits-animations, on y découvrira une autre manière de distribuer les images et les savoirs, de parcourir les territoires du voyage. Les images s’animent, le spectateur entre dans les paysages en écoutant l’histoire qui lui est racontée : plaisir où s’accomplit un nouveau rapport entre l’oralité et la lecture.
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PARADIS ARTIFICIELS
Zermatt, octobre 2012 Ce matin, à la station de départ du train pour le Gornergrat, il fait un temps radieux ; là-haut, la lumière sera admirable et la vue parfaite. Un panneau posé près du portillon indique Zu den Zügen, traduit en neuf langues et inscrit dans plusieurs alphabets où l’on reconnaît le japonais, le chinois, l’arabe, le coréen… Les voyageurs se pressent devant les portes d’accès au quai, et lorsque le train à crémaillère s’ébranle, les voitures sont pleines. Les derniers arrivés restent debout, cherchant vainement une place libre. Têtes chenues, dames un peu fortes, coiffures distinguées et cheveux teints, allures populaires aussi, vieux messieurs à cannes, boitant bas parfois. Sommes-nous au milieu d’un tour organisé pour retraités ? Tous ces gens venus de Berne, de Bâle, de Zurich, vont faire l’aller-retour en une journée. Cinq à sept heures de train pour manger des pommes frites à 3000 mètres d’altitude. Il y a pourtant aussi des familles avec enfants, et plusieurs couples de jeunes Asiatiques venus faire en Suisse leur voyage de noces – peut-être même s’y sont-ils mariés. Le train grimpe et s’engage dans la forêt, qu’il dépasse bientôt. En contrebas apparaît le vaste village qui occupe toute la
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LES ALPES ET LEURS IMAGIERS
largeur de la vallée, conquiert les premières pentes, s’allonge le long de la rivière. On repère l’église, deux palaces à l’allure désuète, parmi les centaines de maisons d’un à trois étages dont l’architecture décline la typologie du chalet. Les résidences luxueuses les plus récentes sont bâties sur une structure de béton et d’acier, largement ouvertes vers l’extérieur, avec des planches vieillies plaquées en façade et des poutres d’angles provenant de la récupération d’anciens raccards, quand elles ne sont pas importées de démolitions dans les Balkans. Beaucoup de toits dans la tradition locale, aux larges plaques de granite clair, élégants dans leur pesanteur paradoxale. On n’entend aucun bruit de moteur, sinon parfois un hélicoptère : les voitures sont interdites à Zermatt où le silence de la montagne est conservé intact, comme au musée les animaux naturalisés. Mais j’aurais tort de me plaindre, car je préfère ce silence au tapage d’une ville comme Chamonix, autre phare historique des Alpes, désordonnée et populaire. Passé un contrefort, le Cervin surgit au-dessus de la forêt. De nombreux bras se lèvent, tendant vers les fenêtres un téléphone portable pour prendre une photo. Durant le trajet, le geste sera répété bien des fois – et de même sur l’esplanade du Gornergrat et les chemins de randonnée, devant les lacs où la silhouette massive, à la fois brutale et géométrique, se reflète, et où elle acquiert la grâce d’une image que les vaguelettes font danser. Visible depuis une grande partie du village, attirant magnétiquement les regards, le Cervin est une de ces idoles mondiales, comme le mont Fuji ou le Kilimandjaro. Mais comment cette présentation parfaite du sublime de la haute montagne, suscitant un mélange inexplicable de fascination et de crainte, est-il devenu l’ornement des boîtes de chocolat, des publicités de montres, des banques, utilisé partout sur les affiches touristiques et les écrans promotionnels ? Par quelle opération mentale, par quel rite propitiatoire les hommes d’aujourd’hui se sont-ils rendus favorables cette apparition démesurée et dominatrice ? Ils l’ont transformée en icône du marketing, ils l’ont domestiquée comme un ours de foire, qu’on fait se dresser sur ses pattes en levant le bras. La photographie est partie prenante de cette métamorphose. 12
PARADIS ARTIFICIELS
Descendus du train à une station intermédiaire, nous avons rejoint le Gornergrat par les sentiers. Les touristes que nous croisons ont en main leur appareil : l’opération de cadrage du paysage à travers l’objectif ou l’écran du portable, sa réduction à un rectangle, constitue une manière de voir acceptée comme une seconde nature. Forme parfaitement découpée, isolée de toute autre montagne depuis sa base jusqu’aux angles cassés de sa cime, avec sa tête un peu penchée, le Cervin se prête à merveille à la photographie. Il entre parfaitement dans le cadre – il est fait pour être encadré. Il est significatif que les images de Zermatt et du Cervin soient très rares avant l’apparition de la photographie : dans les ouvrages de voyage, une des plus anciennes est celle de Joseph Heinrich Meyer, gravée pour Le Rhône. Description historique et pittoresque…, en 1829, qui est remarquable par l’exactitude topographique et l’observation géologique, autant que par le charme pastoral prêté à ce village du bout du monde (ill. 1.1). Durant la première moitié du 19e siècle, les itinéraires de voyage en Suisse ne connaissaient guère cette vallée étroite et encaissée, d’un accès difficile. Zermatt est une station « jeune » dans le tourisme alpin, dont le développement remonte à l’engouement pour l’alpinisme et pour les sports d’hiver, dans le dernier tiers du 19e siècle. C’est de ces années-là précisément que date le développement de la photographie, en montagne comme ailleurs : les qualités éminemment photogéniques de sa montagne tutélaire ont beaucoup contribué à faire de Zermatt un site privilégié. La première image de Swiss scenery de Stephen Thompson, album de voyage photographique publié à Londres en 1868, est une photo du Cervin (ill. 1.2). Un peu plus tard, alors que Zermatt commençait son ascension vers le zénith touristique, une remarquable photographe, Sarah Emery, dans Switzerland through the stereoscope (New York, 1901) insère trois photos du Cervin ; elle parle pour Zermatt d’un alpine sanctuary. A chaque fois, l’effet de cadrage sur la montagne est fondamental, que ce soit comme arrière-plan (ill. 1.3), ou comme sujet occupant tout l’objectif, et dont l’énormité contraste avec l’élégance heureuse de la jeune touriste sur la gauche (ill. 1.4). 13
Sarah Mabel Emery, « The Alpine Spirit’s sanctuary : the charming Zermatt and the Matterhorn, Switzerland », in Switzerland through the stereoscope : a journey over and around the Alps, 1901, Bibliothèque nationale suisse, Berne.
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LES ALPES ET LEURS IMAGIERS
Depuis lors, le Cervin a été si souvent photographié qu’aujourd’hui, ce n’est plus la montagne réelle qu’on capte d’un déclic, mais son image. Les pixels des ordinateurs reproduisent des clichés déjà faits, dont les touristes sont venus éprouver sur place la force d’attraction. S’il reste vrai que la photo atteste – au moins dans son essence – la présence simultanée de l’objet photographié et du photographe, le réel ici semble d’une autre nature. Apparu au détour du chemin comme la confirmation de ce qu’on avait déjà vu, le réel est en somme second. Le Cervin est désormais paré de la réalité des images. On refait les cadrages connus ; devant les lacs on cherche l’angle où le reflet sera parfaitement découpé, comme sur les calendriers. On anticipe la vision telle qu’elle apparaîtra sur l’écran de l’ordinateur, après qu’on aura rogné la photo et renforcé les contrastes avec Photoshop. Parfois, aussi, on envoie l’image immédiatement par mms, cette carte postale du voyageur hypermoderne. – Puissance de l’image qui a tout asservi à sa logique et que vénèrent les touristes venus de si loin, de même que les retraités suisses aux corps fatigués, – et de même les dizaines de milliers de skieurs annuels qui ont fait de Zermatt un espace de loisir hédoniste. Le Cervin est devenu le dieu de l’image alpestre. Sur la terrasse du Gornergrat, on remarque que celle-ci semble faite pour la photographie. Sa construction – un quadrilatère aux côtés égaux – est contemporaine de l’expansion de la photographie comme instrument de mémoire populaire, au début du 20e siècle. La vue y remplace toute autre expérience du corps. Les impressions multiples des sens sont suspendues, la variété des situations dans la marche en montagne n’est plus perçue. Serrés les uns contre les autres, les touristes regardent les sommets lointains, les vingt-neuf « 4000 » dont le Cervin est le sceptre, et dont ils lisent les noms sur les tables d’orientation disposées sur chacun des côtés. Dans le restaurant récemment réaménagé, les salles aux larges baies vitrées sont dénommées « panoramiques ». Sur une paroi, un immense tableau du Cervin. Dans une autre salle, des photos d’ascensions anciennes. Nul ne semble s’intéresser aux espaces proches dévastés par le ski, aux pâturages pelés où l’herbe ne repousse plus, aux pentes coloni16
PARADIS ARTIFICIELS
sées par les pylônes et les câbles des remontées mécaniques. Le regard ne s’arrête pas sur les canons et les lances à neige dressés de distance en distance pour permettre aux skieurs de glisser sur des pistes artificielles, jusque tard dans la saison, vers les départs des télésièges plus bas dans la pente. Aujourd’hui, on construit sur les sommets des Alpes des restaurants qui tournent lentement, comme un manège, pour que les visiteurs puissent jouir de la vue des cimes et des glaciers à 360°, sans plus marcher du tout, sans éprouver ni le vent ni le froid, comme si la vitre était un écran devant lequel on s’installe confortablement. A Zermatt même, la ligne du Gornergrat a été détrônée – ou plutôt couronnée, démultipliée – par le téléphérique qui emmène les touristes et les skieurs dans un restaurant situé à 3883 mètres d’altitude, au pied du Klein Matterhorn (le petit Cervin), après avoir parcouru toute la longueur du Furggletscher. De là-haut, la vue est encore plus époustouflante. Ce lieu, inventé par le marketing touristique et rendu possible par l’ingénierie des remontées mécaniques, a été dénommé dans une novlangue qui côtoie le rugueux patois des toponymes locaux : Matterhorn glacier paradise. Le nom domine l’espace représenté sur les affiches, sur les plans et les écrans visibles dans les stations de départ et d’arrivée, sur les prospectus distribués par l’Office du tourisme. Redescendu du Gornergrat, j’ai devant les yeux un de ces prospectus, et je constate que l’appropriation du paradis par les vendeurs de glisse est un système puissant à Zermatt. On y a dénommé l’ensemble du réseau régional de pistes skiables le Matterhorn ski paradise ; la station d’arrivée d’un funiculaire souterrain, sanctuaire de béton, a été baptisée Sunnegga Paradise ; et le sommet de la ligne du téléphérique qui en part, est maintenant le Rothhorn Paradise. Ainsi le commerce s’est-il approprié l’expression de « sanctuaire spirituel » employée par Sarah Emery pour sa photographie. Si toute cette technologie apporte le paradis, qu’est-ce que la réalité terrestre à Zermatt ? Est-ce le captage des sources, le réseau profond de canalisations qu’il a fallu creuser pour alimenter en eau les canons et les lances à neige ? Les rails et les câbles d’acier des autoroutes électriques, souterraines ou aériennes, qui 17
LES ALPES ET LEURS IMAGIERS
permettent aux skieurs de glisser dans le soleil sur une neige perpétuelle ? Est-ce encore la montagne que ce territoire asservi, administré comme un aéroport ? N’est-ce pas plutôt une sorte d’immense halle de sport en plein air ? Où sont les choses, et que désignent les images ? Quel est le sens des mots qui font image, comme le mot de « paradis » ? Dans notre hypermodernité, les paradis artificiels ne sont plus accessibles au moyen de l’opium qui emportait les contemporains de Baudelaire dans des voyages imaginaires où leur esprit se perdait, mais par des technologies qui transportent les corps et les projettent par milliers sur les pentes blanches de la montagne, – chacun se croyant unique, miraculeusement délesté du poids et de l’encombrement de son harnachement high tech, devenu ange comme sur les images (ill. 1.5). Qu’ils sont peu crédibles, les anges de cette image-ci, fabriqués avec photoshop, posés artificiellement sur la pente et tournant le dos à ce Cervin qu’ils sont censés ne pas perdre de vue… Mais Zermatt n’est aujourd’hui qu’un cas parmi d’autres (et peut-être plus respectueux de la nature que d’autres). Toutes les stations de montagne s’appuient à la fois sur la technologie et sur la fascination des images. Peu importe alors que le mot Paradise ne corresponde qu’à des représentations banales et creuses : le soleil, la neige, la facilité des pistes, la glorification des corps, puisque la plupart des clients se contentent de cet hédonisme marchandisé. Et pourtant, l’écho d’un charme ancien promis par les montagnes suisses, résonne encore dans les rêves du tourisme globalisé, un écho que le marketing s’entend à capter. Un autre prospectus distribué par l’Office du tourisme a pour titre, en français du moins, « Magie de la montagne », annexant le prestige des connotations littéraires, voire le fonds religieux qui tremblote dans l’arrière-cour de nos sociétés laïcisées. Si l’on pousse la porte de cette arrière-cour, un monde apparaît peu à peu, des images se pressent, des significations s’organisent. La surexploitation de la vue et des paysages à laquelle se livrent aujourd’hui les grandes stations de montagne, s’adosse à un passé riche de représentations et – déjà – de simulacres. On apprend beaucoup à le visiter. 18
PARADIS ARTIFICIELS
Voyager dans le temps Une exposition récente, à Genève, donnait à voir une belle et riche documentation d’œuvres graphiques venues de toute l’Europe, sous le titre Enchantement du paysage au temps de JeanJacques Rousseau. On pouvait y vérifier à quel point la deuxième moitié du 18e siècle a été, comme cela a été dit, « le siècle du paysage ». C’est l’époque où jardins et paysages mêlent leurs attraits : en Angleterre dans le landscape gardening, en Italie pour les voyageurs et les artistes qui visitent la campagne romaine ou les alentours de Naples, dans toute l’Europe où se répand la mode du pittoresque. C’est l’époque où les dessinateurs et les peintres, de même que les écrivains, proposent maintes variations imaginaires sur les thèmes du monde enchanté. Dans les Alpes et en Suisse, au 18e siècle, les bonheurs du paysage ont été célébrés dans un rapprochement avec la tradition de l’idylle antique, mais aussi en consonance avec la découverte de la haute montagne et les jouissances à double face du sublime, où la peur se mêle au plaisir. Par la suite, devenus des lieux communs, popularisés tout au long du 19e siècle, les paysages alpins et la vie montagnarde ont été l’objet d’une idéalisation et d’une véritable mythographie. Et plus près de nous, au 20e siècle, ce goût a pris, à partir des années 1950, des formes que le sociologue Bernard Crettaz a décrites comme un « Disneyland » : à savoir comme des pratiques et des représentations tournées vers le joli, le kitsch, où la tradition, en voie de disparition, était fabriquée à l’égal d’un produit de consommation. La standardisation des modes de vie avait tué l’enchantement, devenu divertissement. Aujourd’hui, les problèmes de la production industrielle des loisirs (ceux de la « culture de masse ») ne forment plus le cœur des questions posées par les relations que nos sociétés entretiennent avec les paysages et la nature – sans doute parce que le tourisme industriel apparaît comme un horizon indépassable. Comme le montrent les paradis de Zermatt, le désir d’enchantement habite à nouveau notre rapport à la nature, et à nouveau les images y jouent un rôle essentiel, quoique 19
LES ALPES ET LEURS IMAGIERS
différent d’autrefois. Dans les messages marketing d’aujourd’hui, il ne s’agit plus de standardiser les comportements, de faire désirer le même, comme on l’a fait dans les années 1960, mais au contraire d’individualiser, de faire croire à l’unique, c’est-à-dire à la possibilité, prétendument offerte à chacun, d’une expérience de la nature absolument singulière. Dès lors, à travers les images de la performance et de l’« extrême », par exemple, ou à travers l’importance proclamée du moi et du choix personnel dans les décisions et les conduites, caractéristique de l’hyperindividualisme, le rapport entre l’homme commun et le monde tend à s’irréaliser. L’imaginaire engendré par le marketing touristique a pris la place de la réalité. Contrairement au 18e siècle, l’enchantement promis par les images d’aujourd’hui est systématiquement dépendant de la technique ; or celle-ci fait désirer le monde à travers une illusion de maîtrise. A partir de ce constat, on pourrait ouvrir un questionnement sur le tourisme contemporain et ses responsabilités. Ce n’est pas la voie que je vais suivre dans ce livre. Je vais me tourner vers le passé afin d’y rechercher les traces de cet engouement pour les images qui paraît si étroitement lié à notre rapport à la nature. Nous allons revenir à l’enchantement premier du 18e siècle, lui-même rempli de paradoxes : car comment le siècle de la rationalité, du désenchantement du monde, comme disait Max Weber, a-t-il pu produire un enchantement par les images ? Il faut pour le comprendre reprendre le problème des images de la nature dans la modernité. Mais ce problème est immense, aussi bien sur les plans philosophique et anthropologique (car il s’agit du rapport entre les représentations et les choses, et de ses modalités dans les sociétés « à images »), que sur celui de l’histoire, où il est présent à toutes les époques. Je vais me limiter ici à l’histoire des images produites en relation avec les voyages et le tourisme, activités qui proposent un contact étroit avec la nature, et souvent avec la découverte d’une nature inconnue. Et pour serrer de plus près les objets et les questions, je resterai dans l’aire géographique des Alpes et dans la période des voyages modernes, entre les 18e et 19e siècles, avec quelques rappels des périodes plus anciennes. 20
PARADIS ARTIFICIELS
Visiter à nouveau les images d’autrefois, retrouver leur vivacité et leur charme, cela ne constitue pas seulement une démarche de connaissance du passé ; c’est aussi une tentative faite pour comprendre le fonctionnement des simulacres qui caractérisent notre hypermodernité. Cherchons à retrouver par la pensée le sens de l’enchantement et la jouissance de la beauté de la nature, tels qu’ils ont pu être vécus avant l’envahissement du marketing touristique. C’est la condition d’une critique des opportunismes commerciaux et d’une juste vision de leur coût écologique. Voyager dans le temps, partir sur les pas des voyageurs d’autrefois, rêver dans leurs images, mais aussi les analyser et restituer leurs contextes, cela constitue une voie vers la reconquête d’une vision mieux fondée, et toujours disponible malgré l’accumulation des appareillages techniques. Aux siècles passés, la découverte des Alpes et des bonheurs de leurs paysages a été le résultat d’un mouvement de la culture européenne tout entière, à travers les voyages et les images de voyage. Aujourd’hui, alors que cette découverte a pris une dimension mondiale, il s’agit aussi d’assurer une translation de la connaissance et de la jouissance paysagère vers ces nouveaux voyageurs, en particulier ceux qui viennent d’Asie, portant vers les hauts lieux des Alpes une curiosité et des attentes nourries de leurs propres images, plus anciennes et aussi riches que les nôtres. Dans leurs traditions, la montagne joue un rôle capital, elle est une des composantes clés du paysage. Si nous voulons donner du sens à la recherche des paradis, il nous faut retrouver aussi l’âme de la montagne.
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HISTOIRE : UN OBJET NON IDENTIFIÉ
Livres de voyage et images La « civilisation de l’imprimé » qui caractérise l’Europe moderne a favorisé une importante production d’ouvrages relatant des voyages. Ils proposent aux lecteurs, à côté des descriptions des lieux et des paysages, des rencontres avec une humanité inconnue, des observations scientifiques – souvent accompagnées d’une imagerie riche et diverse. Rarement prises en compte comme un ensemble mais plutôt exploitées de manière dispersée, les illustrations des voyages restent aujourd’hui peu connues, sinon des amateurs de gravures anciennes, car elles ont fait l’objet de tirages séparés, ou ont été fréquemment découpées dans les ouvrages dont elles faisaient partie et vendues à la feuille. Or, replacées dans leur contexte, elles constituent un extraordinaire réservoir de sources historiques et de découvertes esthétiques, en même temps qu’un trésor patrimonial. Alors que la littérature de voyage a été l’objet de nombreuses recherches en histoire culturelle et en histoire littéraire, le domaine des images reste un domaine neuf, mal identifié. En accord avec un usage admis dans les pays de langue française, j’ai retenu, pour désigner les images des livres de voyage, l’expression d’images viatiques
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LES ALPES ET LEURS IMAGIERS
– avec sa racine venue du latin viaticus signifiant « de voyage », « qui concerne le voyage » – plutôt que d’autres appellations ou paraphrases. Marquons ici quelques jalons pour baliser l’histoire des images viatiques. Faisant connaître, à partir de la fin du 15e siècle, les voyages des Européens en Orient, mais aussi la découverte des côtes américaines puis la pénétration dans l’intérieur des terres, ainsi que les navigations le long des rivages de l’Afrique et l’exploration de l’océan Indien, les relations de voyage prirent une place importante dans la diffusion des connaissances géographiques. Elles devinrent rapidement un secteur florissant non seulement de l’imprimerie, mais aussi des ateliers de gravures, puisque ces livres furent dès le début accompagnés d’illustrations. Souvent, les professionnels actifs dans le domaine étaient à la fois graveurs, imprimeurs et éditeurs. En plus des ouvrages monographiques qu’ils proposaient, il leur arrivait de consacrer des entreprises longues et coûteuses à la fabrication de séries de voyages illustrés. L’exemple le plus ancien et le plus connu est celui de la double collection des Petits et des Grands Voyages, vaste compilation due à Théodore de Bry et à ses successeurs, qui constitue une encyclopédie des voyages par l’image, publiée en 13 parties entre 1590 et 1634 et éditée à plusieurs reprises en français et en allemand. Comme le feront bien d’autres éditeurs par la suite, la collection des de Bry puise chez différents auteurs et utilise des dessins venus de diverses sources. Au 17e siècle, si l’on réédite souvent les ouvrages du 16e, on réalise aussi de nouvelles éditions de littérature de voyage, en particulier pour les voyages en Orient ou pour les voyages savants. Mais c’est le 18e qui représente l’âge d’or du livre illustré et de l’illustration viatique. Au moins pour plusieurs d’entre eux, les illustrateurs cessèrent d’être des artisans œuvrant dans des ateliers et acquirent le statut d’artiste de plein droit ; certains devinrent célèbres. Rares étaient alors les monographies de voyage qui ne fussent pas accompagnées de gravures, quelle que soit l’aire géographique où s’était rendu le voyageur, l’Orient, l’Europe, l’Amérique, l’Afrique, ou encore les îles océaniennes 24
HISTOIRE : UN OBJET NON IDENTIFIÉ
(dites alors « australes »), continent nouvellement découvert. Ces illustrations apportaient des informations précieuses dans les domaines anthropologique, géographique ou paysager, ou encore pour l’histoire naturelle dans les voyages savants (histoire de la Terre, faune et flore), qui furent particulièrement importants à l’époque des Lumières. Quant à la publication de séries illustrées, dans la lignée de celles des de Bry, s’il faut n’en citer qu’un exemple on nommera l’Histoire générale des voyages, dont les premiers volumes ont été traduits en français par l’abbé Prévost (l’auteur de Manon Lescault) sur la base d’une compilation anglaise, à partir de 1744. Du volume IX au volume XV, Prévost rédigea seul les textes, puisant dans les récits anciens ou contemporains pour construire des savoirs empruntés, et faisant illustrer ses chapitres de façon souvent approximative. Pourtant des artistes de talent, tel Charles-Nicolas Cochin, participèrent à l’entreprise en fournissant des dessins. La série se poursuivit après le retrait de Prévost et se termina en 1770. Elle comptait alors vingt volumes. Dans toute cette période comme dans la suivante, il faut mentionner les ouvrages de voyage en Italie, souvent accompagnés de gravures très remarquables, comme d’ailleurs les voyages dans d’autres parties de l’Europe, telle l’Angleterre. Au 19e siècle, après l’invention de la lithographie et à la suite des progrès dans la fabrication du papier et les techniques d’impression, on vit se multiplier les livres illustrés, et l’illustration devenir populaire. Pourtant, pour des raisons qui tiennent à l’histoire des voyages et aux fonctions sociales de ceux-ci, plus qu’à l’histoire du livre, on n’y rencontre plus guère de grande série illustrée de type encyclopédique, sur le modèle de l’Histoire générale des voyages. Et malgré quelques exceptions remarquables, telle l’édition en trois volumes de la Relation historique du Voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent d’Alexandre de Humboldt, achevée en 1825 à Paris, on y rencontre aussi de moins en moins de voyages savants, nombreux et prestigieux au siècle précédent. C’est le pittoresque qui triomphe, en particulier dans les régions qui permettent de mettre en valeur cette perception du monde à la fois codifiée 25
LES ALPES ET LEURS IMAGIERS
et émotionnelle : en Italie, en Angleterre, en France, en Suisse. Le pittoresque met l’accent sur l’image, on le sait, mais il comporte aussi pour une part essentielle, du moins dans sa version romantique, un intérêt pour le passé, en particulier médiéval, pour les gens du peuple, la vie des pauvres, le bric-à-brac du quotidien. L’exemple français le plus étonnant est celui de la série des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, dirigée par le baron Taylor en collaboration avec les écrivains Charles Nodier et Alphonse de Cailleux, auxquels participèrent de célèbres dessinateurs et peintres, tels Géricault, Ingres, Vernet, Viollet-le-Duc, ainsi qu’un bataillon d’artistes et de graveurs. La série, restée inachevée, compte 24 volumes in-folio, chacun consacré à une province ou à une partie d’une province. Elle a été publiée d’abord de 1820 à 1854, puis réédité à diverses reprises jusque dans les années 1880. La mise en œuvre de la photographie dans l’impression des livres illustrés va changer fondamentalement les enjeux, autant sur le plan technique que sur celui des contenus et des fonctions de l’image. La photographie va périmer l’illustration dessinée et gravée (et en particulier le genre des « voyages pittoresques »), ou bien elle va obliger les promoteurs de ces ouvrages à se reclasser du côté des productions pleinement artistiques, réservées à un public choisi. Il est intéressant d’étudier l’apparition de la photographie viatique, née avec la publication d’albums de voyages à partir des années 1850, tel que fut Le Nil de du Camp. Il existe des exemples superbes et des cas d’école, mais cela dépasserait le cadre de ce livre. Pour limiter l’enquête de manière à la rendre maîtrisable et concrète, j’en fixerai le centre à cette période qui est à la fois le siècle du paysage et le siècle du livre illustré, soit la seconde moitié du 18e et le début du 19e. Le centre, mais non pas les limites, car il faut pouvoir montrer les évolutions en circulant du 16e au 19e siècle, soit durant l’histoire de la gravure illustrée jusqu’à l’apparition de la photographie. De plus, comme je l’ai dit, je bornerai les exemples et les problèmes dont je traiterai, à une aire géographique assez étroite, celle des voyages dans les Alpes, essentiellement dans la partie centrale de la chaîne, 26
HISTOIRE : UN OBJET NON IDENTIFIÉ
qui fut historiquement l’objet de l’intérêt le plus marqué. L’histoire des voyages y connaît une inflexion qui influencera toute la modernité, car elle prépare le développement du tourisme. Les Alpes centrales (soit la Suisse et les régions limitrophes) ont été à l’origine d’une production considérable de livres de voyage : ceux-ci forment une vaste bibliothèque, assez bien étudiée pour les textes, mais dont on a peu interrogé l’iconographie. C’est cette bibliothèque que nous allons explorer pour en analyser les images, dans une approche d’histoire et de géographie culturelles. Nous découvrirons des monographies remarquables et des séries ambitieuses ; des voyages savants et des voyages pittoresques ; des illustrateurs conventionnels et des artistes de talent ; des esthétiques que tout sépare – baroque et naturalisme, classicisme et néogothique ; des cristaux merveilleux, des dragons, des paysans en costume, la faune et la flore, des observations savantes, et souvent des paysages auxquels on voudrait que le monde d’aujourd’hui ressemble… Les images anciennes des Alpes : 16e-17e siècles Une première démarche est nécessaire : dessiner le mouvement historique dans lequel s’inscrivent les images viatiques des Alpes, en nous appuyant sur l’exemple de quelques grandes réalisations. Si on prend les choses au sens strict, les ouvrages de voyage dans les Alpes n’existent qu’à partir du 18e siècle. Pourtant, c’est au 16e siècle que se met en place une tradition d’écrits sur les Alpes accompagnés d’illustrations. Les textes appartiennent au genre de la descriptio topographique ou cosmographique (deux savoirs qui sont aux origines des sciences géographiques) ; ils servent à divers usages, parmi lesquels les voyages. Les auteurs y déploient une érudition qui doit autant, et parfois plus, à la compilation de sources antiques qu’à l’observation locale. Il en va de même pour les images, marquées par l’iconologie antique et médiévale, et influencées par les Chroniques de l’ancienne Confédération, qui apparaissent dès avant la moitié du 16e siècle et constituent la première historiographie helvétique. Tenir compte de cette tradition 27
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conduit à réviser une idée solidement ancrée, et toujours répétée, selon laquelle il n’y aurait eu que désintérêt et crainte devant la montagne jusqu’au 18e siècle (jusqu’à Albrecht de Haller) et depuis là, dans une évolution subite, un goût immodéré pour les cimes. Certains vont jusqu’à parler d’une « invention » de la montagne. Il faut relativiser le prétendu rejet qu’auraient marqué les siècles anciens, et de même la rupture qu’aurait introduite le 18e. Ainsi, au 16e siècle déjà, des savants et des lettrés, le plus souvent liés au mouvement réformateur, apprécient la montagne, y font des excursions et en décrivent les singularités. Les plus anciennes images qu’on peut associer aux voyages dans les Alpes appartiennent à la Cosmographia universalis de Sebastian Münster, dont la première édition allemande parut à Bâle en 1544, et qui fut ensuite rééditée, traduite ou adaptée en latin et en français, réécrite et augmentée jusqu’au début du siècle suivant, où elle servait encore de référence. La partie suisse de la Cosmographie (Helvetia : Schweitzerland), était présente dès les premières éditions. Elle comportait de nombreuses illustrations, et notamment plusieurs de ces cartespaysages que la science de l’époque affectionnait (ill. 2.1). On y voit des montagnes stylisées, des rivières et des lacs dessinés sans échelle, des villes miniatures, une toponymie approximative, tout un monde de pictogrammes destinés à faire apparaître des formes géographiques et architecturales, des localisations, des rapports spatiaux. L’illustration comporte aussi des sites, villes ou lieux connus, telle la belle image des bains de Loèche, où les hautes montagnes sont montrées comme des flammes emportées dans un mouvement ascendant ; elles entourent le village avec, en son cœur, un bâtiment des bains où l’on distingue les baigneurs nus (ill. 2.2). La Cosmographia universalis, pierre milliaire dans l’histoire de la géographie, peut être associée aux voyages parce que Sebastian Münster avait parcouru lui-même les parties de l’Europe dont il a assuré la rédaction, à savoir la Suisse et l’Allemagne, mais aussi parce que les voyageurs s’en servaient comme d’un guide. Nous avons à cet égard le témoignage de Montaigne, 28
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qui avoue regretter, dans la partie alpine de son voyage en Italie, ne pas avoir avec lui son Münster. Au milieu du 17e siècle parut un autre ouvrage exceptionnel, qui se situait lui aussi à la croisée de l’histoire comme genre littéraire, de la descriptio géographique et du guide de voyage : la Topographia Germaniae, de Matthaeus Merian. L’illustration y jouait un rôle capital, aussi important que dans les Voyages de de Bry, quoiqu’elle ne fût pas narrative mais seulement descriptive. Né à Bâle en 1593, Merian s’était formé dans divers ateliers européens, puis avait participé, à Francfort, comme dessinateur et graveur, aux derniers volumes des Grands Voyages. Il avait épousé la fille aînée de Théodore de Bry et pris la tête de la maison d’imprimerie-gravure, contribuant à sa prospérité par des publications importantes. Commencée en 1642 et achevée en 1654 en 16 volumes, la série de la Topographia Germaniae fut augmentée par le fils de Matthaeus et ses successeurs, au cours de publications ultérieures, jusqu’à compter 30 volumes. Après avoir dessiné et gravé une grande partie des planches pour les premiers volumes, Merian s’assura le concours de quelques collaborateurs. Il confia la rédaction des textes à un écrivain prolifique, typique de l’époque baroque, Martin Zeiller. Au moment de commencer son travail topographique, Zeiller était connu notamment comme auteur de guides de voyage, puisqu’il avait publié deux Itinéraires illustrés, l’un de l’Allemagne et l’autre de l’Italie. Le premier volume de la série est dévolu à la Suisse : Topographia Helvetiae, Raethiae et Valesiae (Topographie helvétique, grisonne et valaisanne). En plus de son intérêt géographique, il constitue un inventaire du patrimoine bâti des Treize Cantons au moment de la Guerre de Trente ans. L’édition de 1654, reproduite dans la base de données VIATIMAGES, comporte cent illustrations remarquables : plans généraux, villes en vue cavalière (c’est-à-dire représentant la dimension de la profondeur sans appliquer les règles de la perspective), châteaux, monastères, sites connus, paysages. Caractérisées par un style maniériste, les gravures sont en général exactes pour la topographie, mais aussi pour le bâti, la végétation, les 29
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paysages. Documents historiques d’une grande valeur, elles sont les témoins d’un monde encore médiéval, riche de ses traditions, où les châteaux fortifiés dominent les campagnes, où les villes apparaissent stables, paisibles, ordonnées (ill. 2.3 et 2.4). Si l’on trouve peu de paysages autonomes dans les images de Merian, mais plutôt des vues corrélées aux sites et aux occupations des hommes, on y découvre pourtant la première représentation d’un glacier observé de manière exacte, celui de Grindelwald (ill. 2.5). Le dessin est dû probablement à l’artiste bernois Joseph Plepp, qui collabora à la Topographia Helvetiae. Si l’on peut placer l’ouvrage de Merian dans la littérature de voyage au sens large, c’est que Merian a souvent pris ses croquis en se rendant sur place, ou à défaut les a fait prendre par des correspondants locaux. Mais une justification plus probante est que le texte même de Zeiller – auteur, on l’a dit, de guides de voyage – indiquait les chemins et les itinéraires, et que les vues cavalières des villes servaient de plan : on comprend bien que l’usage des descriptions et des images de la Topographia Helvetiae se soit répandu parmi les voyageurs. Le chemin et le voyage sont d’ailleurs représentés fréquemment dans les images par un homme à cheval accompagné d’un serviteur à pied, ou par deux personnages en train de contempler ville, site ou paysage, occupant la fonction de témoins qui passent. Le dessin de Grindelwald est à cet égard représentatif de cet usage de la Topographie : on y distingue, en bas à gauche, deux hommes contemplant le glacier, l’un à cheval et l’autre à pied, alors qu’un troisième leur désigne les objets à voir et semble les commenter comme le ferait un guide local. Les voyageurs jouent ici – comme dans d’autres images – le rôle de curieux, au sens que ce mot possède à l’époque des cabinets de curiosités, ces collections qu’on nomme en allemand Wunderkammer, « chambres des merveilles ». Ils sont venus contempler la beauté du monde, s’étonner de ses monstruosités (tel apparaît alors le glacier), faire l’inventaire de ses singularités. Les planches de Merian ont été réutilisées fréquemment par la suite, et ses gravures copiées, en particulier dans des 30
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ouvrages qui appartiennent à la littérature de voyage au sens propre. Plusieurs plans de ville se retrouvent dans les livres de voyage de la première moitié du 18e : les planches représentant Zurich, Fribourg, Genève ou Aarburg sont réutilisées dans les Itinera Alpina de Scheuchzer (2e édition 1723, voir ci-dessous) et aussi dans Les Délices de la Suisse, d’Abraham Ruchat (1714), livre repris et combiné avec d’autres sources dans les Etats et Délices de la Suisse (1730, 1764), richement illustrés. Il y a quelques variations, mais on reconnaît bien les dessins de Merian, et un état des villes qui date alors de plusieurs décennies. Le voyage en Suisse au siècle des Lumières Les Itinera per Helvetiae alpinas regiones, parus en 1723 (c’est la seconde édition, en 4 tomes sur 2 volumes), que je viens de mentionner sous leur titre abrégé, réunissent les descriptions et observations faites par Johann Jakob Scheuchzer, de Zurich, naturaliste, médecin, théologien, membre de la Royal Academy of Science (ill. 2.6). Ouvrage appartenant encore au baroque européen, les Itinera alpina mêlent, dans une sorte de fouillis dynamique, des récits personnels d’excursion, des relevés interminables de température et de pression atmosphérique, des listes de plantes, des témoignages sur les dragons des Alpes (ill. 2.7), ou sur les géants qu’on y a vus, des recherches hydrographiques ou lithologiques… Scheuchzer est un savant universel, situé à la charnière entre la science renaissante, encore marquée par l’histoire naturelle de Pline et la physique d’Aristote, et la science nouvelle fondée sur l’observation et l’expérimentation. Persuadé de la véracité du récit biblique, il recherche toujours et partout les preuves du Déluge ; les Alpes lui paraissent en regorger, en particulier par la présence des fossiles et des ammonites, mais aussi des cristaux qu’il collectionne dans son cabinet de curiosités. L’édition de 1723 compte cent trente-deux planches hors texte recouvrant une iconographie extrêmement diverse, des plans de ville aux instruments et objets utiles à la fabrication 31
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des fromages, des dragons aux plantes des Alpes, des pétrifications aux bains thermaux. Les paysages de haute montagne, assez nombreux, ne sont pas là pour des raisons esthétiques (ou du moins celles-ci n’émergent-elles que secondairement), mais pour témoigner de l’intérêt marqué par Scheuchzer pour l’histoire de la Terre. Ils donnent à lire la catastrophe du Déluge et le pardon divin qui a arrêté le relief terrestre, si l’on peut dire, dans un état à la fois terrible et admirable, menaçant et pourtant vivable, à l’exemple du glacier du Rhône, du paysage du trou de Saint-Martin dans les Alpes glaronnaises (ill. 2.8), ou encore des bains de Pfeffers, dans les Grisons (ill. 2.9), que Scheuchzer, fasciné par les sources thermales, étudie longuement (et dont la gravure vient de Merian). Le règne de Merian sur l’image topographique prit fin lorsque parut le premier volume d’une Nouvelle Topographie (Neue und vollständige Topographie der Eydgnossschaft) que David Herrliberger publia à Zurich. Formé chez plusieurs maîtres européens, Herrliberger fut d’abord graveur, puis fonda sa propre maison d’édition et publia de grandes séries illustrées, notamment la version allemande des Cérémonies et coutumes religieuses de tout le monde, série publiée à Amsterdam par Bernard Picart, superbe exemple de l’esprit encyclopédique et de la vogue du livre illustré au 18e siècle. La version allemande parut en vingt livraisons et cinq cent quarante illustrations. Quant à la Nouvelle Topographie de la Confédération, elle fut publiée en trois volumes sur plusieurs livraisons (de 1754 à 1758, pour les deux premiers volumes, et 1773 pour le troisième). Elle compte selon Jacques Perret, bibliophile spécialiste des ouvrages anciens sur les Alpes, trois cent vingt-huit gravures sur cuivre et constitue un monument que Herrliberger, dessinateur, graveur, auteur et éditeur, érigea presque seul, expliquant qu’il voulait compléter et mettre à jour l’ouvrage de Merian, qu’il admirait par ailleurs. Quoique la documentation soit sensiblement plus importante pour le canton de Zurich et la région proche, elle couvre la Confédération des Treize Cantons avec les bailliages et alliés. La liste des objets qu’elle rassemble, telle que les mentionne 32
Dragon ailÊ, dessinateur anonyme, in Johann Jacob Scheuchzer, Itinera per Helvetiae alpinas regiones, 1723, Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne.
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le sous-titre, indique l’ambition – et en même temps la dispersion – qui caractérise l’entreprise : « […] les villes, les évêchés, les couvents, les cloîtres, les châteaux, les bâtiments administratifs, les sièges nobiliaires et les places fortes ; mais aussi les châteaux détruits, les paysages particuliers, les montagnes, les bains thermaux, les ponts, les chutes d’eau – décrits et gravés selon les règles de la perspective et de l’art, d’après la nature ou les originaux conservés. »
Les images de Herrliberger sont fidèles à ce programme. Loin de posséder l’unité et la prestance des images de Merian, elles disent un monde en mutation, travaillé par de nouvelles valeurs sans qu’aient encore été dévaluées les anciennes. Les paysages sauvages des Alpes sont valorisés, et voisinent avec les paysages cultivés des vignobles et des vergers. Très nombreux, les châteaux et les seigneuries sont mis en évidence, mais sont présentés sous cette sorte de guillemets visuels qui caractérisent le pittoresque, comme des citations du passé, en même temps qu’ils sont intégrés dans la campagne environnante. Devenus utiles, ne dominant plus telles des entités absolues, comme chez Merian, le paysage et l’organisation spatiale, ils sont à admirer plutôt qu’à craindre. Lorsqu’ils sont en ruines (c’est une des mentions de la liste en sous-titre), ils figurent comme témoins du passé et comme objets esthétiques. A côté du curieux et de la curiosité, très présents, la catégorie du pittoresque est la mieux représentée : toutes deux caractérisent ce milieu du 18e siècle helvétique où règne une culture visuelle qui appartient encore au maniérisme (dont les traces sont visibles dans les poèmes de Haller, que Herrliberger a illustrés), et déjà aux Lumières. Herrliberger fait voir un monde des merveilles, souvent dans le style rococo qu’il affectionne ; et en même temps, il montre à l’œuvre un esprit d’inventaire systématique, un dessin presque analytique privilégiant le détail significatif. Les images que je présente ici peuvent être classées sous quatre rubriques dominantes dans la Nouvelle Topographie (ill. 2.10, 2.11, 2.12, 2.13) : le merveilleux ; les paysages utiles et cultivés, ou terribles et sauvages ; les châteaux ; enfin les villes, où le genre en vogue de la veduta a remplacé les anciennes perspectives cavalières. 34
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C’est de cette époque que date la transformation des dessinateurs et des peintres de paysage en « marchands de rêve ». Si l’enchantement du monde dans la modernité a commencé en Italie, dès le 17e siècle, avec les paysages du Lorrain et la référence à l’antiquité comme espace-temps du bonheur naturel, la Suisse d’après 1750 fut une des régions où a été transposé et où s’est incarné cet imaginaire. Il y constitua un antidote à la rationalité technique et marchande qu’a étudiée Max Weber sous l’appellation de « désenchantement du monde ». Les vues de ville, les châteaux, les champs et les bois, les montagnes de la Topographie de Herrliberger ouvrent une ère du pittoresque triomphant, que vont alimenter par un flot d’images les peintres qu’on appelle les « petits maîtres » suisses. On sait que le succès des gravures aquarellées que ceux-ci produisirent, au charme convenu et bientôt mièvre, fut considérable à travers toute l’Europe. Ces images venaient animer une rêverie « anti-moderne », propre à créer un monde idéal de permanence et de bonheur au sein d’une nature intouchée, alors que les grandes nations d’Europe entraient dans l’ère industrielle et l’urbanisation. Cette rêverie était en somme l’antichambre du paradis : un paradis confondu avec l’idylle bucolique et la relation immédiate que le monde antique était censé entretenir avec la nature. Une autre entreprise éditoriale de plus grande ampleur encore marque l’histoire des livres de voyage en Suisse à la fin du 18e siècle, et l’histoire de l’imaginaire pastoral dans une nature préservée. L’édition originale des Tableaux topographiques, pittoresques, physiques, historiques, moraux, politiques, littéraires de la Suisse (Paris, 1780-1786) comporte quatre volumes in-folio et compte, selon la description qu’en donne Jacques Perret, « 277 planches hors texte avec 332 vues à pleine page ou à demi-page », ainsi que des gravures de médailles, des cartes et de nombreux portraits. Les planches ont été gravées d’après les dessins de plusieurs artistes célèbres (Pérignon, Le Barbier, Châtelet, Besson pour les principaux), dans des styles qui diffèrent extrêmement. On imagine le coût énorme que dut assumer le promoteur de l’entreprise, Jean Benjamin de Laborde. Premier valet de chambre de Louis XV avant de devenir fermier général, 35
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Laborde était un homme aux talents multiples, compositeur de musique, historien, éditeur. Quant aux textes des Tableaux de la Suisse, qui occupent deux volumes in-folio et totalisent près de mille pages, ils sont l’œuvre de Beat Fidel von Zurlauben. Appartenant à une famille patricienne enrichie dans le service mercenaire, le jeune Zurlauben reçut à Paris une éducation de grand seigneur et entra au service de la France, avant de se retirer dans le manoir familial, près de Zoug, en 1780. Il put s’y livrer à sa passion pour l’histoire suisse et l’histoire militaire, laquelle transparaît dans les textes des Tableaux de la Suisse. Malgré son zèle, l’ouvrage reçut un accueil mitigé ; on lui reprochait des inexactitudes, en particulier dans son illustration, et la proximité marquée de ses auteurs avec la Cour et les modes de vie aristocratiques le desservit, dès lors que, trois ans après sa parution, la Révolution triompha. Les planches des Tableaux de la Suisse sont souvent somptueuses et excessives, plus tournées vers l’effet que vers l’exactitude. Leur intérêt réside précisément dans cet écart entre la représentation exacte et les émotions que les images cherchent à produire. Représentatives des sujets traités le plus fréquemment dans le livre, les images de la galerie sont classées selon les dessinateurs, dont on remarquera les styles caractéristiques, – notamment pour Châtelet, si volontiers sublime mais peu fidèle au motif (ill. 2.14, 2.15, 2.16, 2.17, 2.18). Souvent des voyageurs sont mis en scène dans les images : ce sont des aristocrates du Grand Tour, ce voyage de formation des jeunes nobles anglais, devenu une mode dans l’Europe de la fin des Lumières. La Suisse qu’ils parcourent dans les Tableaux de Laborde et Zurlauben est un pays de convention fabriqué comme une suite d’images pittoresques, peuplé par des bergers à l’antique avec de ci de là un paysan servant de guide, par des femmes en costume local accomplissant des tâches ménagères, lavant à la fontaine ou portant des jattes de lait. C’est la Suisse qui répond aux attentes des lecteurs de la deuxième génération de la Nouvelle Héloïse, la génération des âmes sensibles appartenant à cette élite urbaine qui exalte la nature. La figure de Rousseau, ou les allusions à son roman, sont d’ailleurs souvent évoquées dans les 36
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dessins, illustrant les paradoxes de la société française à propos du philosophe de Genève. L’iconographie des Tableaux de la Suisse est marquée par une extraordinaire valorisation du paysage, dont les catégories actives dans les esprits de l’époque sont abondamment représentées : l’agréable, le pittoresque, le beau, le grand, le sublime… Appartenant au paysage, et suivant la mode européenne des vedute, les villes sont nombreuses et souvent remarquables, en particulier lorsqu’elles sont dues au crayon de Pérignon, qui aime ajouter à ses dessins des figures représentatives de la population, ou quelques situations et métiers typiques. Ses vues apportent, sur ce point, une documentation historique intéressante, bien qu’elle soit sélective, présentant une civilisation des petites villes paisibles, au mode de vie traditionnel ; la proto-industrialisation, déjà bien avancée dans certaines régions, est bannie de ces images. Néoclassicisme et idéalisation Au tournant du 18e-19e siècle, alors que la Révolution française, puis les guerres napoléoniennes, rendaient les voyages de loisir difficiles, que les routes d’Europe étaient occupées par les soldats, les émigrés, les pauvres chassés de chez eux, livres et images viatiques témoignent du fait que l’idéalisation et l’idylle, en un mot l’enchantement, se sont à nouveau réfugiés en Suisse et dans les Alpes. L’illustration de ces livres appartient, à des degrés plus ou moins affirmés, au courant néoclassique qui naît dans le dernier tiers du 18e siècle et se propage dans toute l’Europe jusque dans les années 1820. On sait que ce courant esthétique (l’esthétique comme concept et comme discipline de savoir apparaît d’ailleurs avec le néoclassicisme) privilégie la référence à l’antique, non seulement dans les formes qu’il crée, mais aussi dans sa conception du rapport à la nature : la pensée néoclassique de la nature, symbolisée dans les figures de la vie pastorale, est orientée par une vision solaire, harmonieuse, apollinienne. Il y a une relation intime et nécessaire entre le néoclassicisme et la nature enchantée prêtée aux paysages de 37
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la moyenne montagne. Les belles illustrations de l’Oberland bernois qu’on découvre chez Weibel ou Lory, sur le modèle de peintres comme Aberli ou König, constituent un éloge du monde campagnard qui va nourrir l’idée qu’il existe un rapport entre la Grèce antique, pastorale, et la vie paysanne de ces régions. Nous y reviendrons au chapitre 4. Les réalisations les plus significatives de la période sont dues à quelques artistes de talent. Dans son Voyage pittoresque de Basle à Bienne par les vallons de Mottiers Granval, paru à Bâle en 1802 avec des textes du doyen Bridel, Peter Birmann transporte dans les vallées du Jura les campagnes italiennes, les cascades et les jeux d’eaux aimés par les cercles qu’il avait fréquentés durant son séjour romain, vingt ans auparavant (ill. 2.19). Après avoir pris sur le motif et dessiné les trente-six vues que comporte le voyage, il s’en est fait aussi le graveur, le coloriste et l’éditeur. L’ensemble, peint au lavis de bistre dans l’édition originale, montre un art plus complexe que la seule influence italienne, puisqu’il offre une vision des vallées du Jura comme d’un vaste jardin paysager à l’anglaise, et est aussi influencé par les idées du marquis de Girardin, propriétaire du parc d’Ermenonville et auteur de l’ouvrage alors célèbre De la composition des paysages (1777). Apparaissant comme parsemées de fabriques (du nom donné à ces constructions dont on ornait alors les jardins paysagers), alternant les larges vues et les détails du cours capricieux de la Birse, le Voyage de Bâle à Bienne constitue une sorte d’utopie de la beauté paysagère, où les références bucoliques font oublier la rude réalité de la vie dans les vallées jurassiennes. D’autres artistes appartenant au même courant choisissent de colorier leurs gravures à l’aquarelle, qui apporte au paysage douceur et harmonie, et réalise plastiquement l’idéalisation néoclassique. Jean-François Albanis Beaumont et les Lory père et fils sont de ceux-là. Les ouvrages d’Albanis Beaumont, le Voyage pittoresque aux Alpes pennines (1787) et les Travels from France to Italy through the Lepontine Alps, orné de vingthuit planches et publié à Londres en 1800, peuvent être considérés comme des chefs-d’œuvre du paysage viatique néoclassique 38
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(ill. 2.20). L’artiste magnifie dans les Alpes une lumière méditerranéenne et construit ses paysages sur le modèle d’une campagne virgilienne. D’origine savoyarde, Albanis fut un temps au service du duc de Gloucester, dont il accompagna le fils dans son Grand Tour et en particulier pour le voyage d’Italie. Comme Birmann, il fut l’un de ces médiateurs entre l’Italie et les Alpes, dont il cherchait à concilier les paysages. Dans ses vues de glacier, dans ses dessins des plus hauts sommets, il sait mettre une clarté lumineuse et un charme envoûtant, capables d’apprivoiser le sublime pour en faire l’éclat lointain d’un dieu aimable. Gabriel Ludwig et Mathias Gabriel Lory, soit le père et le fils qu’on désigne en général tous deux de leur seul patronyme, travaillaient dans le même atelier à Berne et exécutèrent ensemble les trente-cinq gravures coloriées qui composent le très bel album intitulé Voyage pittoresque de Genève à Milan par le Simplon, publié à Paris en 1811 et réédité à Bâle en 1819. L’ouvrage était destiné à célébrer la nouvelle route du Simplon voulue par Napoléon, qui ouvrait l’ère du franchissement moderne des Alpes. Les images montrent les nouvelles réalisations des ingénieurs, et donnent à voir aussi une sorte de typologie des usagers de la route. L’ancien y côtoie le nouveau, les carrosses y croisent des bergers, des colporteurs, des flâneurs. C’est dans la composition des paysages que les Lory montrent le mieux leur appartenance au style néoclassique, construisant l’image par plans successifs, dont le premier est souvent une scène de genre bucolique, estompant les lointains par la perspective aérienne. Les couleurs adoucies, le ciel toujours bleu, la présence de personnages à l’antique, qui pourraient figurer chez les peintres néoclassiques comme Abraham-Louis-Rodolphe Ducros ou Pierre-Louis De la Rive, confirment leur goût pour ce qu’on a appelé parfois « l’école italienne ». Les images de la vallée de Chamonix que les Lory ont données dans le Voyage pittoresque aux glaciers de Chamouni (Paris, 1815), ou encore celles du Voyage dans l’Oberland bernois (1822), appartiennent, comme celles d’Albanis Beaumont, aux plus beaux exemples du genre (ill. 2.21, 2.22, 2.23). 39
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Le romantisme des images Durant les décennies du 19e siècle qui vont de 1820 aux années 1860, la situation de l’illustration viatique est complexe. D’une part, durant ces années paraît une production abondante d’ouvrages illustrés sur les Alpes, souvent médiocre et répétitive ; elle est destinée au nouveau public des bourgeois enrichis qui affluent en Suisse, et plus largement dans toutes les régions alpines, désireux de copier les goûts et les loisirs de l’aristocratie d’autrefois. D’autre part, les années 1830-1840 voient naître un autre phénomène éditorial « de masse » (expression quelque peu anachronique, que l’évolution historique va préciser) : les grands guides de voyage touristiques, les Murray, Baedeker, Joanne, qui contiennent eux aussi des illustrations, dont la mauvaise qualité permet de minimiser les coûts. Prise entre ces deux phénomènes économiques et culturels, mal distinguée parfois de la production standard, une nouvelle iconographie viatique émerge pourtant, qui s’efforce d’être plus libre face aux déterminations sociales, et se montre porteuse d’innovations formelles et intellectuelles. Dans sa façon et ses contenus, cette nouvelle imagerie a rompu avec le néoclassicisme pour repenser le regard sur le monde et ancrer l’image dans un nouveau rapport aux choses. Elle a rompu aussi avec l’iconographie bucolique dont avaient abusé les petits maîtres et la production viatique « rousseauiste ». En rejetant les éléments pittoresques et l’enchantement version âmes sensibles, la gravure romantique refuse aussi les formes convenues de ces représentations, dont les teintes fondues, les douceurs pastel, les lumières voilées étaient une marque de fabrique depuis Aberli, soit depuis les années 1760. Elle choisit la plupart du temps le noir et blanc, et tire volontiers partie de l’invention d’une nouvelle technique, la lithographie, apparue en France dans les années 1820, qui permet des effets de surface et de fondus proches de l’aquarelle ou du lavis sans se prêter à leurs langueurs. Contrairement à ce qu’on croit souvent, la véritable imagerie romantique de la nature n’est pas aimable ou solaire : elle est sombre, inquiète, tourmentée parfois. La gravure sur 40
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acier, par sa violence maîtrisée et sa précision, peut la servir fort bien aussi. Je présenterai ici les trois plus importants dessinateurs qui ont illustré les ouvrages de voyage en Suisse et dans les Alpes dans les années 1820 à 1840. Chacun d’eux peut être identifié successivement avec un type particulier du romantisme européen, soit avec ses inflexions historiographiques (Villeneuve), réalistes (Brockedon) et fantastiques (Bartlett). Les Lettres sur la Suisse furent l’une de ces entreprises éditoriales d’envergure qui jalonnent l’histoire des ouvrages viatiques. Publiées par plusieurs auteurs, elles ont paru à Paris, en deux volumes in-folio, entre 1823 et 1832, ornées de cent trente illustrations dues au peintre et dessinateur français Jules-LouisFrédéric Villeneuve. Les maîtres d’œuvre en étaient l’homme de lettres Hilaire-Léon Sazerac et le graveur et imprimeur Godefroy Engelmann, introducteur en France de la lithographie. L’auteur le plus connu se nommait Désiré-Raoul Rochette, dit Raoul-Rochette. Historien de l’antiquité, voyageur et écrivain, ce dernier se fit un nom sous la Restauration par ses publications, notamment plusieurs volumes qui portaient déjà le titre de Lettres sur la Suisse. Les textes de l’ouvrage se distinguent avant tout par l’importance qu’ils accordent à l’histoire des territoires et des lieux, depuis leurs origines préchrétiennes jusqu’à l’époque moderne, retraçant les guerres et les vicissitudes qui frappèrent les populations, et accordant une attention particulière à la période médiévale, à ses rivalités et à ses seigneurs. Par ce dernier point, les Lettres sur la Suisse s’inscrivent dans le courant de l’historiographie romantique et témoignent du goût pour les récits chevaleresques et le gothique, initié par les romans de Walter Scott. Dans l’illustration des Lettres, le pittoresque est largement pris en charge par l’atmosphère médiévale qui imprègne les dessins (ill. 2.24, 2.25, 2.26). Les auberges rencontrées, les occupations des gens, les chemins même sont vus comme des survivances du passé, encore vivantes quoique devenues parfois fantomatiques. Dominées par leurs églises, les villes donnent à comprendre la place essentielle que tient la religion dans le pays, 41
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la protestante comme la catholique. Souvent perchées sur des promontoires, les ruines sont innombrables et « romantiques » à souhait. Les châteaux eux-mêmes sont bien présents et magnifiquement traités, placés dans des éclairages dramatiques. Disparus l’idéalisme bucolique et les scènes pastorales, il règne dans la population de ces dessins une ambiance de conte populaire, tantôt heureuse et tantôt cruelle. Les paysages, le plus souvent sombres, sont dynamisés par une météorologie envahissante, par des brumes et des voiles qui filtrent la lumière et troublent la construction rationnelle des anciennes vedute. Seuls les plus hauts sommets échappent aux vapeurs, quasi nordiques ou écossaises, qui s’étirent dans les paysages des Lettres sur la Suisse. Pendant que paraissaient les livraisons des Lettres sur la Suisse, et parmi les innombrables ouvrages de voyage dans les Alpes qui fleurissaient dans ces décennies, un peintre et écrivain anglais qui était aussi un inventeur de procédés techniques, William Brockedon, publiait un ouvrage d’une grande originalité par sa facture et son propos. Brockedon avait passé plusieurs étés à parcourir les Alpes, depuis la Méditerranée jusqu’à l’Autriche, pour faire des relevés topographiques et dessiner les cols les plus importants. Il explora, dit-on, plus de quarante routes différentes passant d’un versant à l’autre de la chaîne. Il tira de ses excursions cet ouvrage étonnant, Illustrations of the Passes of the Alps, by which Italy communicates with France, Switzerland, and Germany, dans lequel il décrit douze cols alpins. L’ouvrage fut publié à Londres en plusieurs livraisons, de 1827 à 1829 ; rassemblé, il compte cent neuf planches gravées sur acier, réparties en deux volumes in-quarto. Il présente un inventaire partiel des cols alpins, offrant une description précise des routes. La place de cet ouvrage dans la littérature de voyage est particulière, car il propose, non un voyage suivi, mais une suite de voyages qui ne peuvent être réalisés que séparément. Il se rapproche par là des guides. Les dessins de Brockedon ne sont pas des relevés topographiques, quoiqu’ils soient exacts (ill. 2.27, 2.28, 2.29). L’artiste affectionne les images narratives et s’attarde sur les détails, peuplant les chemins d’une humanité voyageante et 42
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présentant toutes les circonstances des déplacements. Les soldats sont nombreux, seuls ou en groupes, les pâtres avec leurs bêtes, les marchands poussant leur mule, les marcheurs solitaires dont on imagine qu’ils vont rejoindre leur famille, enterrer un proche, chercher du travail. Les cols de Brockedon sont aussi les routes de l’exil, celles des pauvres entassés dans la malleposte, des vagabonds perdus dans l’immensité, dont le seul recours est une croix plantée au carrefour, au Christ malmené par les intempéries. De là ce réalisme à la Dickens qui guide le crayon de l’artiste, bien loin de l’exaltation alpine et de la recherche du pittoresque qui occupent tant ses contemporains et les éloignent des habitants réels des régions qu’ils visitent. Brockedon accorde aussi une attention minutieuse aux voies de communication, non seulement à leur tracé aux lacets innombrables, soumis aux aléas du relief, mais aussi aux modes de construction. Il nous fait voir que certains chemins n’ont guère changé depuis des siècles, alors que d’autres sont mieux entretenus, et que les routes des grands cols répondent aux techniques nouvelles qui permettaient aux voitures un roulement uniforme sur des chaussées sèches. Mais les dessins ne montrent pas que les routes ; on y voit aussi des villes et des villages, des sites, des paysages de haute montagne, toute une réalité géographique dont la précision et le réalisme frappent encore aujourd’hui. Brockedon participa pour quelques dessins à un autre ouvrage de voyage en Suisse, dont le rédacteur principal était le médecin et poète écossais William Beattie, et le dessinateur William Henry Bartlett. L’ouvrage, intitulé simplement Switzerland, dont la première édition parut à Londres en 1834 en deux volumes in-quarto, comportait cent huit illustrations. Il fut réédité à trois reprises et publié en français en 1836 sous le titre complet La Suisse pittoresque : ornée de vues dessinées spécialement pour cet ouvrage par W.H. Bartlett ; accompagnée d’un texte par William Beattie ; trad. en français par L. de Bauclas. Une telle présentation mettait en évidence le rôle des images, considérées comme plus importantes que la partie littéraire. Les planches de Bartlett, gravées sur acier, eurent un tel succès qu’elles furent tirées en quantité et vendues à la feuille à un 43
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vaste public (ill. 2.30, 2.31, 2.32, 2.33). Bartlett s’était rendu en Suisse à deux reprises durant les années 1832-1833 pour prendre ses croquis sur le motif. Il fut fréquemment sollicité pour l’illustration de voyage, en Angleterre et en Ecosse d’abord, puis dans de nombreuses régions du monde. Ce genre fit sa célébrité en Angleterre. Bartlett avait reçu une première formation en dessin d’architecture : son intérêt pour le bâti est visible dans ses illustrations suisses, non seulement parce qu’il dessine fréquemment les monuments, châteaux, églises, façades et rues des villes, mais aussi parce que ses paysages eux-mêmes sont construits architecturalement. Bartlett est le peintre par excellence de ce mouvement que l’historien de l’art Enrico Castelnuovo a nommé les Alpes gothiques : structurant ses montagnes comme des tours, des masses fortifiées, des remparts et des flèches, les baignant dans des lumières de cathédrale, par flaques et comme tombées de hautes verrières ; ou diffusées à travers les nuées, venues d’un autre monde. Le grand romantisme de ces images est souvent pénétré d’un sentiment de mystère inquiétant, engendré par l’immensité, par le sentiment du temps qui détruit les choses humaines tout comme il érode ces constructions naturelles que sont les montagnes. Quoique Bartlett prît grand soin de l’exactitude topographique, ses paysages sont des paysages expressifs, brisés par la force des éléments, habités par la mort. On dirait que le monstre de Frankenstein, la créature fantastique inventée par Marie Shelley, habite encore ses hautes vallées et ses falaises. Mais les illustrations de Bartlett ont d’autres caractères encore, qui peuvent faire penser à Turner : elles communiquent vivement la sensation des matières élémentaires, en particulier de la pierre et des roches, mais aussi de l’air et des météores, toujours dynamiques dans ses dessins. De plus Bartlett, soucieux aussi de montrer les villes, les villages, et dans une certaine mesure les habitants et leurs activités, offre une documentation historique qui fut très estimée pour les régions du monde qu’il a visitées et représentées, mais dont l’intérêt a été mal compris dans ses planches suisses.
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La base de données VIATIMAGES Pour brève qu’elle soit ici, cette histoire des publications illustrées dans la littérature de voyage nous a montré que les images viatiques constituent un objet historique dont l’intérêt est certain, quoiqu’il soit resté trop ignoré, voire même non identifié comme tel. Il y aurait bien d’autres ouvrages et d’autres protagonistes qu’il aurait fallu mentionner. Dans la première partie du 19e siècle, nous avons laissé à l’écart un dessinateur comme Bacler d’Albe, ce général français au service de Napoléon qui fut aussi cartographe et topographe, auteur de Souvenirs pittoresques… (1818) comportant cent quatre planches ; ou un illustrateur comme James Cockburn (Swiss Scenery from Drawings, 1820, soixante-deux illustrations), lui aussi officier, au service de la Couronne britannique, qui, outre son voyage en Suisse, donna des dessins des sites archéologiques italiens, puis devint célèbre pour ses paysages canadiens. Nous n’avons pas parlé des Voyages en zigzag (1844) de Rodolphe Töpffer, écrivain, peintre et dessinateur, dont l’apport est essentiel pour les représentations du tourisme et des touristes. J’ai renoncé à aborder les voyages de découverte et de conquête de la haute montagne, depuis Marc-Théodore Bourrit jusqu’aux Anglais qui ont fait l’ascension du Mont-Blanc, comme John Auldjo ou Martin Barry, puis aux publications de l’Alpine Club. Renoncé aussi à présenter les ouvrages rapportant des explorations savantes, qui constituent, jusqu’au début du 19e, un secteur important de la littérature viatique, notamment par leur illustration ; les Voyages dans les Alpes (1778-1796) d’Horace-Bénédict de Saussure en sont le chef-d’œuvre. Mais les voyages savants seront au cœur du chapitre 5 de ce livre, à propos de la question de la représentation d’un phénomène scientifique. Et nous retrouverons aussi Bacler d’Albe et Cockburn, et bien d’autres dessinateurs dans les chapitres suivants, que ce soit à propos des itinéraires du Jura ou des chutes du Rhin (chap. 3), ou du territoire de l’Oberland bernois (chap. 4).
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L’étude de ces objets historiques jusqu’ici mal identifiés que sont les images viatiques, et ce livre lui-même, n’auraient pas été possibles sans la construction d’une base de données dénommée VIATIMAGES. Cette base compte 3000 images qui couvrent la partie centrale de l’arc alpin, comprenant essentiellement les territoires des cantons suisses, la vallée de Chamonix, la vallée d’Aoste et une partie du Piémont italien : soit l’espace que les voyageurs désignaient comme « la Suisse », dans un sens qui n’était pas politique mais appartenait à la géographie des voyages. Les ouvrages importants relatant des voyages dans les autres parties des Alpes seront un jour, je l’espère, intégrés à la documentation disponible, de même que d’autres types de documents liés au voyage ou au tourisme, telles la carte postale et la photographie. Accessible universellement sur internet, VIATIMAGES ne constitue pas un simple stock de documents ; par sa richesse et sa complexité, elle est un outil nouveau destiné à répertorier, classer, indexer, mettre en relation, et finalement offrir à la curiosité des chercheurs et du public des sources historiques, à la fois iconiques, textuelles, géographiques et biographiques. Elle est un instrument qui ouvre une période nouvelle dans la recherche sur l’histoire des voyages et sur l’étude de la littérature de voyage et de son illustration, et sans doute aussi pour l’étude d’autres champs historiques. Je voudrais proposer quelques réflexions sur ce sujet en conclusion de ce chapitre. Comme toutes les bases de données, VIATIMAGES facilite et accélère de manière extraordinaire l’accès aux documents historiques. Une documentation riche et différenciée est mise à la disposition des chercheurs et du grand public. A cet avantage s’en ajoutent d’autres plus spécifiques. Le premier reflète un objectif qui répond à la nature même de la littérature de voyage, à savoir la coprésence sur l’écran de l’image et du texte qui l’accompagne. Les relations entre texte et image peuvent être analysées dans toute leur complexité, pour un item autant que pour des comparaisons à propos d’un lieu, d’un auteur, d’un style, d’une période. De plus, un grand nombre d’ouvrages présentés dans la base ayant été numérisés, il est facile de consulter la version intégrale du livre. La relation avec le monde 46
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(on pourrait dire la sorte de monde) construite par l’image, d’un côté, et par le texte, de l’autre, peut être interrogée de manière différentielle. Les modalités de l’observation, de la description et de la représentation repérables dans ces documents, apportent une contribution à l’histoire des savoirs comme à celle des choix esthétiques. En second lieu, les outils de recherche dont la base est pourvue permettent la comparaison des documents à grande échelle, essentielle dans une documentation qui doit être envisagée aussi de manière sérielle. L’interrogation simple, ou par mots-clés, ou par domaines, et plus spécifiquement la recherche avancée, livrent des séries d’images qu’il devient possible de comparer sous toutes sortes de points de vue : non seulement le socle documentaire est considérablement élargi par rapport à la consultation en bibliothèque, mais surtout les mises en rapport opérées ouvrent des perspectives multipliées. Quand on pratique une recherche dans VIATIMAGES, on se prend à rêver aux nouveaux questionnements que permettrait la comparaison d’images viatiques venues d’aires géographiques et culturelles dans le monde entier. On n’oubliera pourtant jamais que ce ne sont pas les documents eux-mêmes qui sont présentés à l’écran, mais une reproduction où leurs qualités matérielles se sont perdues ou ont été reconfigurées. Il reste évidemment nécessaire, du moins pour les chercheurs, de prendre un contact visuel avec les ouvrages sources et de les manier, de retrouver en partie, autant qu’il est possible, les gestes et les postures des lecteurs d’autrefois. Troisièmement, les technologies informatiques permettent de regarder les images différemment, et en particulier de plus près en tirant parti de la fonction zoom, où la petite dimension de l’image apparaît dans un extrême détail. Certains éléments que la consultation des livres dans les bibliothèques ne laissait guère percevoir, apportent des significations insoupçonnées, soit dans l’image pour elle-même, soit dans la comparaison avec d’autres. Ainsi la population représentée dans les images viatiques, souvent dans une dimension minuscule comme des détails perdus dans l’immensité des paysages (cela est singulièrement vrai des 47
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voyages dans les Alpes), fournit, une fois regardée de très près, toutes sortes d’informations intéressantes. Ainsi peut-on repérer dans une série chronologique les emplacements d’un glacier, d’une forêt, des pâturages ; ou encore ouvrir une enquête sur le bâti, les ponts et les chemins, les moyens de déplacement ; analyser la représentation des vestiges médiévaux, interroger les déformations imposées aux sites par les styles individuels et les esthétiques d’époque (et, à l’inverse, explorer l’enrichissement émotionnel que procure tel dessinateur). Quatrième fonctionnalité, la géolocalisation des images est fondée sur un thésaurus géographique comportant vingt-sept classes réparties entre géographie physique, politique, et hydrographie. De plus, chaque fois que cela est possible, les lieux représentés sont définis selon leurs coordonnées géodésiques. Les recherches sur un site, sur une ville, une région, un col, etc., s’effectuent donc sans difficulté. La visualisation des données via leur importation dans Google Earth, qui offre un affichage en 3D, accroît l’attractivité de la base, en particulier pour le grand public. La géolocalisation permet aussi la mise en œuvre de questionnaires géographiques portant, par exemple, sur les états historiques de l’habitat ou des paysages, sur l’histoire du savoir géologique, sur les représentations passées de tel ou tel site, sur les parcours des voyageurs à une époque donnée… Je reviendrai sur ces considérations dans mon chapitre conclusif, au moment où il s’agira de présenter une synthèse des apports que livrent les images viatiques à la connaissance du premier tourisme et des modes de perception historiques. Pour l’instant, entrons dans l’espace et dans le temps du voyage.
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