Le Centre Commercial - histoire d'une forme, portée d'un modèle

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LE CENTRE COMMERCIAL, histoire d’une forme, portée d’un modèle


en couverture : vue satellite et plan du West Edmonton Mall, plus grand centre commercial du monde

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pol-alain nedelec – mémoire - master 2 la villette – janvier 2014

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SOMMAIRE / TABLE DES MATIÈRES

I. HISTORIQUE A. Modernité commerciale en France 1. Passage d’un passage à un autre 2. Le magasin d’Aristide 3. Profit et progrès 4. Super et hyper B. Le centre commercial par Victor Gruen 1. Les débuts d’un précurseur 2. Hudson’s Northenland, le premier mall 3. Expansion du modèle C. Le centre commercial en France 1. Les premiers exemples 2. De l’importance de la loi 3. Le centre dans le centre 4. Le centre autour de l’hyper D. Dématérialisation et expérience 1. Retailtainment ou s’amuser en consommant 2. Architecture et culture du spectacle 3. L’espace public : définition et exemple 4. Espace public et centre commercial II. ÉTUDE DE CAS : le Val d’Europe A. historique 1. Villes nouvelles 2. Marne la Vallée 3. Du secteur IV à Val d’Europe B. expansion d’un modèle 1. Centre urbain 2. Images 3. Pavillonnaire C. centre commercial 1. Centre du centre décentré dans le cercle 2. Une architecture de passage 3. Les rouages de la machine

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III. ANNEXES 133 A. Lexique 133 B. Convention pour la création et l’exploitation d’EuroDisney en France 135 C. Walt dans le texte 139 D. les dix commandements de Mickey 140 IV. BIBLIOGRAPHIE 1. sur la ville et l’espace public 2. sur le commerce 3. sur les centres commerciaux et les supermarchés 4. des romans

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ILLUSTRATIONS Figure I-1. plan, coupe et perspective tirés du brevet du 09/10/1917 num. 126988 déposé au USPTO.............................................................................................. 24 Figure I-2. Édouard Leclerc devant son premier magasin, 1949, copyright : archives Yves Soulabail, INA ............................................................................ 25 Figure I-3. images aériennes de Sainte-Geneviève-des-Bois, avant l'implantation du Carrefour (en haut) et après (en bas) ................................................................. 29 sources : geoportail.fr et bing.com/maps .................................................................... 29 Figure I-4. Premier Carrefour ...................................................................................... 30 Figure I-5. Milliron store ............................................................................................ 37 Figure I-6. plan du Montclair Center ........................................................................ 40 Figure I-7. Northland Center ..................................................................................... 44 Figure I-8. Couverture du numéro spécial d'Architectural Forum intitulé « The Changing Suburbs » de janvier 1961, illustrant la fin de la radialité des échanges entre une ville et sa périphérie ........................................................... 49 Figure I-9. Cap3000 .................................................................................................... 53 Figure I-10. Odysseum ............................................................................................... 64 Figure I-11. La Vache Noire ...................................................................................... 66 Figure I-12. Aux premières loges du spectacle de la consommation. Hypermarché du centre commercial de Val d'Europe, décembre 2013, photo personnelle ... 72 Figure I-13. Le shopping, activité arrassante. ........................................................... 73 Centre commercial Val d’Europe, photo personnelle, décembre 2013 ..................... 73

Figure II-1. schéma d'urbanisation de Marne la Vallée ............................................ 84 Figure II-2. les villes nouvelles, deux axes de développement nouveau pour la région parisienne ................................................................................................ 84 Figure II-3. Val d'Europe au sein de Marne la Vallée et par rapport à Paris .......... 86 Figure II-4. seul document graphique diffusé par EuroDisney présentant une vision d'ensemble de l'aménagement de Val d'Europe, copyright : Disneyland Paris ............................................................................................................................. 90 Figure II-5. plan masse indicatif du centre urbain de Val d'Europe, 2011, copyright : Disneyland Paris .............................................................................................. 95 vue satellite du centre urbain, 2013, copyright : googlemap ..................................... 95 Figure II-6. centre urbain de Val d'Europe, comme un air de Paris, photos personnelles, décembre 2013 ............................................................................. 96 Figure II-7. représentations de l'attraction parisienne à Walt Disney Studios, Marne la Vallée, Île-de-France, copyright : Disney, source : disneygazette.fr ........................................................................................................................... 100

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Figure II-8. représentation du quartier français d'EPCOT, Disneyworld, Floride, copyright : Disney, in Walt Disney's EPCOT center, creating the New World of Tomorrow, Richard R. Beard...................................................................... 100 Figure II-9. représentation de la place d'Arianne, copyright : Disney ; mobilier urbain Val d'Europe, photo personnelle, décembre 2013 .............................. 104 Figure II-10. cottages du quartier du golf, source : valdeurope.com ..................... 110 Figure II-11. maisonnées du Val de France, source : valdeurope.com ................... 110 Figure II-12. topo-graphie de deux ensembles, graphique personnel .................... 113 Figure II-13. simplification du centre commercial, schéma personnel ................... 114 Figure II-14. image préparative du quartier français d'EPCOT, copyright Disney, in Walt Disney's EPCOT center, Richard Beard ................................................. 117 Figure II-16. centre commercial du Val d'Europe, décembre 2013, photo personnelle ........................................................................................................ 118 Figure II-15. détail de toiture, secteur "les terrasses", décembre 2013, photo personnelle ........................................................................................................ 118 Figure II-17. tel un passage italien, ses volets fermés, son magasin de pommes, décembre 2013, photo personnelle .................................................................. 120 Figure II-18. "Destination shopping", affiche placée au niveau de la place de la Toscane, décembre 2013, photo personnelle ................................................... 125 Figure II-19. une des trois entrées identiques de La Vallée Village, décembre 2013, photo personnelle ............................................................................................. 126 Figure II-20. Plan distribué de La Vallée Village, décembre 2013 ......................... 126

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Le commerce, du latin com- « ensemble » et mercium « marchandise », implique l’idée d’être ensemble, au moins pour un court moment, celui de la transaction, de l’échange de la marchandise. Un échange, mot qui à la fois recouvre l’idée de donner un objet contre un autre objet, « échanger quelque chose contre… », et celle d’avoir un contact avec un autre individu, « un échange de regard », « avoir un échange avec… ». Le mot commerce a lui aussi cette double dimension : il est le synonyme de socialiser, communiquer, contacter, même si ce sens a vieilli et progressivement disparu. L’échange marchand d’objets matériels est donc aussi l’occasion d’un échange gratuit immatériel, d’un contact humain, d’une discussion souvent réduite dans les sociétés occidentales contemporaines à des banalités météorologiques ou fait-diversiennes mais discussion tout de même. Traditionnellement le commerce participe de l’urbanité d’une ville en étant un des principaux vecteurs de contact entre les individus. L’apparition et la généralisation du consumérisme de masse au cours de la deuxième moitié du XXe siècle ont profondément changé le commerce et les rapports qu’entretiennent les individus avec lui. Les codes, les habitudes, le sens, les formes et les espaces du commerce s’en sont trouvés modifiés ou remis en question. Après la Seconde Guerre Mondiale nous sommes passés d’une société de producteurs à une société d’acheteurs, en d’autres termes le marché, saturé par une offre pléthorique de produits, donne l’ascendant à l’acheteur et à son pouvoir de choix. Nous voilà tous consommateurs, ce qui n’était pas vrai il y a encore cinquante ans, on a tendance à l’oublier. Progressivement ce nouveau commerce s’est trouvé de nouveaux espaces et de nouvelles formes, comme ceux du supermarché, du centre commercial ou de la zone commerciale. Et bien lui en a pris car la consommation des ménages n’a jamais été aussi haute. Au plan individuel elle est 26 fois plus importante qu’au temps de Marx. La société et son organisation, ses règles et ses lois, sont en grande partie faites pour permettre de commercer, de consommer dans de bonnes conditions. Parmi les premières mesures prises après la Révolution on trouve l’unification des poids et mesures afin de faciliter les échanges entre régions et professions. Plus proche temporellement de nous, l’Union Européenne, petite-fille de la CECA (Communauté Économique du Charbon et de l’Acier) et fille de la CEE (Communauté Économique Européenne), l’UE donc est avant tout une union commerciale visant à faire disparaître progressivement les entraves au commerce entre les différentes nations qui la composent (frontières avec Schengen, monnaies avec l’euro, normes avec CE, etc.). Le commerce est profondément ancré dans notre

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civilisation : toute notre force collective est tournée vers l’objectif de vendre (« Sans exportation point de salut possible ») et toute notre énergie personnelle se concentre sur le besoin d’acheter. Depuis la nuit des temps l’Homme achète, ou échange, ce qu’il ne peut faire lui-même. Mais le consumérisme de masse a bouleversé le rapport des individus au commerce, déplaçant la priorité de l’échange à la marchandise, puis plus récemment au cadre de vente. Les comportements ont changé, le supermarché est devenu notre mère nourricière, la zone commerciale notre quotidien et le centre commercial ce qui nous sort de ce quotidien. Le centre commercial est ici choisi comme objet d’étude car l’on peut à travers cette forme architecturale tenir une analyse de la société toute entière, de son fonctionnement et de ses symboliques sous-jacentes. C’est « affirmer que la compréhension des formes architecturales et urbaines est un moyen aussi légitime et aussi efficace qu’un autre de comprendre une société. La réalité du bâti nous informe sur les idéologies en œuvre, sur les conditions économiques, sur les rapports sociaux avec parfois une brutalité qui ne transparaît pas dans les discours. La réalité du bâti nous permet également de saisir les décalages entre discours et pratique. Quel texte d’architecte, d’urbaniste, de planificateur ou de responsable politique n’affirme pas haut et fort une extrême attention au bonheur des habitants ? mais sur le terrain… » Henri Raymond, Hommage à Friedman1 Alors est-ce que le centre commercial veut vraiment dire quelque chose pour les Français ou est-ce un endroit de plus où faire des achats, un endroit par défaut ? Est-ce que le centre commercial a changé l’essence du citoyen se rassemblant pour exprimer ses inquiétudes et volontés ou a-t-il limité l’espace public et l’expression personnelle uniquement au shopping ? Et y a-t-il un potentiel insoupçonné pour des mobilisations politiques ou économiques dans le centre commercial ? La ville entraîne et nécessite une certaine urbanité, du latin urbanitas, qui recouvre l’idée des qualités humaines acquises en société, découlant lui-même de urbs, la ville. L’importance économique, spatiale et symbolique croissante du centre commercial nous pousse à questionner son urbanité. Comment peut-on la caractériser par rapport à d’autres types d’espaces publics « traditionnels » 1

repris par PANERAI Philippe, De l’îlot à la barre, avant propos de l’édition de

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dont il récupère une partie des fonctions, des usages et aussi, dans une moindre mesure, de la symbolique ? Le centre commercial est-il ville, autre ville ou anti-ville ? Pour y répondre, ou tenter de le faire, nous verrons dans une première grande partie comment cette forme architecturale est apparue. Les différentes modernisations commerciales survenues en France aux XIXe et XXe siècles et l’apport du modèle américain du mall nous permettront de comprendre l’histoire de cette forme commerciale dont le fonctionnement et les tendances seront par la suite décrits. Nous nous concentrerons sur les premiers essais et réalisations, que ce soit aux États-Unis ou en France, car ils portent en eux tous les caractéristiques et éléments nécessaires à la compréhension plus générale du centre commercial. Une fois le sujet décrypté nous pourrons nous questionner plus précisément sur le sens qu’il a en le rapprochant de l’élément fondateur de la ville traditionnelle : l’espace public. Pour cela nous définirons le concept d’espace public, qui n’a rien d’évident mais qui est une construction toujours recommencée. Puis nous prendrons l’exemple d’une ville sans espace public, Los Angeles, pour mettre au jour les conséquences et les dangers d’une ville ou d’une société sans espace public. Notre deuxième grande partie sera consacrée à l’étude du Val d’Europe et de son « centre commercial international » afin d’illustrer ce qu’est un centre commercial aujourd’hui. L’occasion de voir si le modèle du centre commercial a un impact sur la ville contemporaine dans son ensemble.

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I. A.

HISTORIQUE

Modernité commerciale en France

Aujourd’hui il est omniprésent, évident, banal, allant de soi et avec notre mode de vie, bref il est là et on ne sait pas vraiment ni pourquoi ni comment nous le voyons si fréquemment. C’est un espace, ou une agrégation d’espaces, mais sa cohérence d’ensemble, son fonctionnement toujours identique et l’appropriation dont il fait l’objet en font un objet à part entière de notre société de consommation. Sans doute peu de personnes trouvent même un intérêt au questionnement sur son existence et sur son fonctionnement. Mais telle est pourtant notre interrogation. Pourquoi le centre commercial a-t-il cette forme que tous nous lui reconnaissons ? En quelques traits : un grand parking, un hypermarché, un mail couvert de boutiques variées aux marques connues, de l’air conditionné été comme hiver, des toilettes gratuites, de la musique d’ambiance ou encore des plantes au caractère naturel douteux. Comment a-t-il pu s’imposer aussi fortement dans notre espace et notre mode de vie ? En quelques chiffres : 25% du commerce de détail en nombre d’emplois et en chiffre d’affaires, 740 centres en France (soit 1 pour 90 000 habitants), 800 000 mètres carrés construits entre mi 2013 et fin 2014 s’ajoutant aux 15 millions de mètres carrés existants, 12 millions de visiteurs par an en moyenne pour un centre. C’est une réalité méconnue mais la France est le premier marché pour les centres commerciaux en Europe (devant le Royaume-Uni et la Russie). Pour répondre à ces questions premières nous suivrons l’histoire commerciale entre France et États-Unis depuis les passages parisiens jusqu’aux mall américains en passant par des créateurs majeurs, Aristide Boucicaut, l’inventeur du grand magasin, et Victor Gruen, développeur du centre commercial tel qu’on le connaît.

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1.

Passage d’un passage à un autre

Le centre commercial reprend des formes proches de celles des centres villes anciens : densité et proximité des boutiques, faible largeur des allées, priorité du piéton… Il va même jusqu’à reprendre les terminologies de la ville classique : rue, place, allée, cours… Mais le centre commercial est différent de la ville traditionnelle européenne : il se sépare des autres activités voire du reste de la ville, et notamment de l’habitation. Le commerce est séparé du tissu ancien, il ne s’adresse plus à la rue. Et cette séparation apparaît pour la première fois à Paris avec les passages couverts à la fin du XVIIIe siècle. Le mail clos des centres commerciaux est en germe dans ces passages parisiens 2 . Beaucoup de caractéristiques leur sont communes. L’évolution majeure apportée par les passages est l’autonomisation du commerce par rapport à la trame viaire ancienne, le centre commercial pousse cette logique en se séparant physiquement de la ville elle-même pour ne garder qu’un lien routier. Les passages sont aussi une première spécialisation des espaces : ils sont conçus pour améliorer les conditions du commerce. Exception faite des quelques habitants qui l’utilisent pour se rendre chez eux, mais dont les cages d’escaliers sont souvent masquées dans le décor, l’espace est dédié aux flâneurs bientôt acheteurs, il n’y a pas de circulation autre que piétonne. La couverture de la galerie était un grand attrait car elle permettait aux gentilshommes de ne pas salir leurs beaux souliers et aux belles damoiselles de garder le satin de leur robe impeccable, tout en autorisant l’utilisation de matériaux plus nobles pour les devantures, notamment des boiseries non peintes. Les passages ne sont ouverts qu’en journée, aux heures d’ouverture des magasins, les grilles d’entrée en sont la matérialisation. La fréquentation est ouverte à tous mais de fait composée d’une certaine portion de la population (« le tout Paris ») en raison de la nature des boutiques : tissus et habits de qualité, libraires, salons de thé... Les passages offrent une variété de boutiques nouvelle par rapport aux rues des quartiers spécialisés de la ville médiévale. La soustraction aux rues anciennes n’est donc pas que physique, elle est aussi fonctionnelle et surtout sociale. Si le passage parisien représente une première étape formelle et spatiale vers l’objet centre commercial, Paris a donné un autre aïeul au centre commercial : le bazar, ou grand magasin.

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cf BENJAMIN Walter, Paris, capitale du XIXe siècle

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2.

Le magasin d’Aristide

Le grand magasin apparaît au XIXe siècle, et il est l’enfant de ce siècle puisque « le grand magasin est un produit de l’application dans le commerce de détail des principes capitalistes de financement et d’organisation du travail éprouvés dans l’industrie »3. Il est représenté par des enseignes toujours existantes comme le BHV (Bazar de l’Hôtel de Ville) ou le Bon Marché, le premier, ou des enseignes fictives mais à la portée tout aussi importante que les vrais, notamment le « Au Bonheur des Dames » de Zola dans le roman éponyme. C’est l’usine à argent faite de fer et de verre poussée toujours plus haut par un Mouret face à l’artisanat traditionnel du commerce sombre et vermoulu défendu par les Boudu du roman de Zola. C’est un commerce révolutionnaire. Et c’est à Paris, capitale des révolutions, que prend place ce changement de paradigme. Les révolutions politiques françaises du XIXe siècle (1789, 1830 et 1848) ne sont pas innocentes quant à l’apparition de ce nouveau commerce. Elles ont provoqué, entraîné et consolidé une révolution avant tout sociale : l’apparition et la prise de pouvoir de la bourgeoisie. Porté au pouvoir par la révolution de 1848, Napoléon III, ancien exilé londonien, comprend qu’il faut enrichir le peuple pour prévenir de nouveaux soulèvements. C’est une des raisons qui le pousse à promouvoir l’industrie. L’industrialisation fait sortir de la misère une part toujours plus importante de la population, qui deviendra la classe moyenne, et en même temps permet l’enrichissement et l’agrandissement de la nouvelle classe bourgeoise. L’industrialisation de la production, appliquée aux produits de consommation courante, comme les habits ou les accessoires, entraîne aussi une explosion des quantités d’objets fabriqués. Après avoir investi dans une nouvelle machine permettant de réduire leurs coûts, les fabricants doivent trouver de nouveaux débouchés. La population étant majoritairement pauvre, les prix de vente se doivent d’être bas pour toucher la clientèle la plus large. Ce qui implique des coûts de production toujours plus bas et donc l’investissement dans de nouvelles machines plus coûteuses. Le cercle, vicieux, du consumérisme est alors enclenché mais n’a pas encore de lieu pour s’exprimer. Les révolutions politiques et techniques ne suffisent pas à asseoir complétement la bourgeoisie au centre de la société. Elle a maintenant en main les pouvoirs politiques et économiques mais l’aristocratie défend 3

PÉRON René, Les Boîtes, les grandes surfaces dans la ville, comme un accordéon, l’Atalante, Nantes, 2004, p 27

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ardemment son rôle symbolique et de prestige. La bourgeoisie cherche encore à s’imposer sur le terrain de l’ostentation et du faire voir. Napoléon III, par son bras démolisseur/bâtisseur Haussmann, va construire la scène qui manquait à leur spectacle : les grands boulevards et les grands parcs. Pour se montrer riches et puissants sur cette nouvelle scène, la bourgeoisie se dote d’un apparat fait d’objets toujours plus nombreux. Une classe toute entière semble s’être trouvé un mot d’ordre : j’achète donc je suis, je possède donc je suis puissant, je montre donc je suis important. Un homme saura répondre à ce besoin, saura créer un lieu répondant aux attentes et aux aspirations de la bourgeoisie. Aristide Boucicaut comprend le mieux cette attente de classe et cette réalité économique. Avec sa femme, Marguerite, il reprend en 1852 le petit magasin Au Bon Marché à l’angle de la rue du Bac et celle de Babylone. Le magasin regroupe les marchandises en différents comptoirs comme les magasins de nouveautés du milieu du XIXe, tels La ville de Saint-Denis, À la place de Clichy, ou Aux phares de la Bastille. Comme leur nom l’indique, ces magasins se concentrent sur les produits nouveaux, qu’ils vendent pour la première fois sous un même toit, que ce soit des habits, des gants, des draps, des jouets ou des accessoires. C’est en soi une révolution pour le commerce de proximité puisque auparavant chaque boutique était spécialisée dans un domaine : on trouvait les gantiers, drapiers, lingères, fourreurs, bonnetiers, bimbelotiers, chapeliers, bijoutiers… Boucicaut accentue cette variété de produits sous un même toit. Mais il met surtout en place un système simple et révolutionnaire : le magasin s’approvisionne directement chez le fabricant du produit, auquel il fait de grosses commandes qui trouveront leur place dans un magasin beaucoup (et toujours) plus grand que la norme de l’époque. L’ancienne tactique des magasins était de vendre le plus cher possible, la clientèle était alors réduite mais fortunée. Ce système fonctionna parfaitement bien pendant l’ancien régime puisqu’il s’adressait à l’aristocratie. Mais, comme nous l’avons vu, l’explosion de la bourgeoisie et la révolution industrielle bouleversent cet équilibre et Boucicaut met en place un nouveau système qui se marie parfaitement bien avec une nouvelle approche du commerce. C’est le moins cher mais en plus grand nombre contre le plus cher en petite quantité. Il permet une réduction des marges du magasin faites sur les ventes compensée par une augmentation des volumes qui écoule ainsi toujours plus de marchandises comme le nécessite la fabrique industrielle. Du choix et des bons prix, voilà les deux bases de la recette du succès des grands magasins, mais elle ne s’arrête pas là. À partir de 1869 les Boucicaut entament des travaux d’agrandissement de leur magasin. Plutôt que d’édifier un palais classique ils

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souhaitent une architecture nouvelle pour un commerce nouveau et décident donc de faire appel à des architectes modernes : Gustave Eiffel pour les structures métalliques et Louis-Charles Boilleau pour le reste. Au Bon Marché doit être un temple de la consommation, une cathédrale dédiée au culte de l’objet, l’usine moderne du commerce, une locomotive à argent. Une grande importance est donnée à la scénographie du lieu : pour attirer les clients le magasin doit être un lieu où l’on aime se montrer et être vu et surtout y être tout court. Les grands atriums aux escaliers courbes et aux balcons sans fin jouent ce rôle de mise en scène et donnent en même temps à voir toutes les marchandises du magasin. L’ensemble est inondé de la lumière naturelle des immenses baies vitrées et coupoles. En cela les longues descriptions enflammées que fait Zola du Bonheur des Dames4 ne sont pas des effets de style de la part de l’auteur, elles reflètent la volonté des Boucicaut de créer un effet, une expérience. L’ensemble se doit d’être quasiment irréel et aux yeux des clients de l’époque habitués aux petites boutiques c’était véritablement incroyable. Le précurseur en la matière est The Marble Palace (le palais de marbre), devenu The Sun Building, construit à New York en 1848 et dont le marbre qui recouvrait ses sols, murs et plafonds provoqua l’admiration des contemporains et par la même occasion la renommée du magasin. Cette magnificence fait parler du magasin, attire les clients, les fait rester plus longtemps et permet de dépasser le simple acte d’achat. Nous verrons par la suite que cette idée est à la base des premiers centres commerciaux développés par Victor Gruen aux États-Unis cent ans plus tard. Elle place le visiteur dans une position intermédiaire, entre le passant et le client, entre la réalité et le rêve. Ce rêve est vendu en même temps que les produits et les clients n’ayant pas encore les moyens d’acheter les produits peuvent au moins s’offrir ce plaisir gratuit.

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ZOLA Émile, Au Bonheur des Dames, 1883

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3.

Profit et progrès

Car une autre grande innovation du grand magasin c’est d’être ouvert à tous, y compris ceux qui n’ont clairement pas les moyens, mais qui les auront peut-être, et en ces temps de croissance exponentielle, sûrement plus tard. Se mélangent ainsi dans un même lieu la bourgeoisie triomphante venue acheter sans fin, la classe moyenne naissante venue rêver et l’aristocratie déclinante venue par curiosité et mimétisme. Par la mixité sociale qu’il offre, le grand magasin accompagne les évolutions sociales d’une société auparavant très segmentée à commencer par ses boutiques. Pour dépasser les clivages de classe les Boucicaut auront l’idée commerciale du siècle : viser une catégorie bien particulière de la population, que l’on trouve à tous les niveaux sociaux et dans toutes catégories d’âge, la Femme. Dans les années 1850 la condition de la femme dans les sociétés occidentales est loin d’être attirante. L’inégalité entre homme et femme est alors dans la loi (les femmes n’ont pas le droit de vote) mais aussi dans les têtes. Les femmes bourgeoises ne sont que des mères en puissance, censées rester dans le salon à côté de leur guéridon. Les femmes de condition modeste quant à elles ne peuvent qu’espérer trouver un homme gagnant sa vie pour éviter la misère. La vie d’une femme est soit dure soit d’un ennui mortel, et le Bon Marché est alors fait pour offrir du rêve et occuper les journées. Le magasin est conçu pour ces dames, comme un don fait à cette moitié de la population ouvertement ignorée par l’autre moitié. Les Boucicaut font tout pour qu’il devienne le royaume de la femme, leur espace de liberté, le Bonheur des Dames. Pour la première fois dans le monde c’est un magasin sans obligation d’achat, où les prix, fixes sauf période de soldes, sont directement affichés sur les objets exposés (nul besoin alors de se demander si cela est à sa portée ou non), où les étalages débordent et sautent aux yeux, où l’on peut essayer avant d’acheter voire rendre après avoir acheté, où l’on trouve un salon de lecture, un salon de thé et, ceci impliquant cela, les premières toilettes publiques pour femme… Pour la première fois aussi un magasin est structuré comme une addition de magasins spécialisés. L’expression anglaise de department store est plus parlante pour rendre compte de cette organisation : le grand magasin est en réalité un magasin divisé en plusieurs départements. Chaque rayon est comme une boutique : son chiffre d’affaires est calculé séparément des rayons voisins avec qui il est mis en concurrence. Les vendeurs de chaque rayon sont ainsi en compétition pour réaliser les meilleurs résultats. Les clientes sont ainsi prises dans le feu croisé des rayons qui se battent pour

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attirer leur attention et leur argent. C’est tellement que pour certaines c’est trop. Involontairement le grand magasin est aussi le déclencheur du syndrome de la cleptomanie, y compris chez des clients fortunés. Ainsi tout est fait pour aliéner la femme en lui donnant un sentiment de liberté et de domesticité, en cela tient la véritable innovation commerciale et sociétale des Boucicaut. Cette illusion de liberté dans le magasin et de bonheur dans l’acte d’achat rend la femme victime de la course au profit du magasin. Toute innovation n’est là que pour maximiser les ventes et donc le profit. Mais le tableau n’est pas si sombre qu’il y paraît au premier abord. D’abord parce qu’en développant cette entreprise les Boucicaut offrent aux nombreux jeunes, notamment des femmes, venus de la province à Paris pour sortir de la misère, une occasion de progresser sur l’échelle sociale. Débutant petites mains ou porteurs, ils peuvent, s’ils montrent leur motivation, devenir vendeur ou vendeuse, puis chef de rayon et ainsi de suite. C’est ainsi qu’une centaine de Au Bon Marché ont ouvert en province dans la deuxième moitié du siècle, des magasins tenus par des anciens de l’exemple parisien revenus sur leurs terres avec les nouvelles idées du commerce moderne. Ensuite parce que les Boucicaut, en patrons éclairés, comprennent qu’un employé heureux et en bonne santé est un employé efficace, et obéissant. Ils mènent donc une vraie politique sociale pour les milliers d’employés du Bon Marché à partir de 1863. Les femmes sont logées et nourries au sein même du bâtiment, pour mieux les y retenir. Les dimanches sont chômés, les congés payés, les soins pris en charge par la caisse d’assurance maladie et les retraites cotisées et redistribuées. Ces progrès qu’amène le grand magasin serviront d’exemple pour les salariés des autres magasins et usines. Enfin parce que, même s’il l’aliène pour la faire consommer toujours plus, le grand magasin est la première étape de libération et d’émancipation des femmes qui débute donc par son entrée dans la sphère économique. L’exemple du magasin Selfridge’s à Londres est en cela fascinant. Lancé en 1909 à Londres par un magnat américain, Harry Selfridge, directement inspiré par le Bon Marché, il va être au cœur du mouvement des suffragettes, nom donné à ces femmes anglaises qui se sont battues pour leur droit de vote. Tout commença dans le salon de thé du magasin, lieu public et de mixité propice aux rencontres et aux discussions. C’est en sortant du salon privé où elle est cantonnée pour rejoindre un salon public que la femme entre sur la scène publique puis la vie politique. Les premières rencontres des suffragettes ont lieu dans ce salon de thé et les premières manifestations

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aux portes mêmes du magasin. Selfridge sera assez malin (ou vicieux c’est selon) pour reprendre ce mouvement à son avantage en commercialisant des produits destinés à cette clientèle si particulière. Au-delà de ces avancées sociales et idéologiques le grand magasin inaugure le système commercial moderne. Que ce soit dans l’aménagement des espaces de vente (amples escaliers puis escalator et ascenseur), dans les moyens de communication (catalogue, réclame, cadeaux, événements), dans la gestion des marchandises (étalages, rampes, voitures de livraison), dans la population visée (bourgeois comme classe moyenne comme aristocratie), dans les idées mises en place (innovations, optimisation, évolution), dans toutes les composantes du grand magasin la circulation est primordiale et prioritaire, une circulation de plus en plus rapide qui est la caractéristique principale de la modernité. En cela l’image de la locomotive du commerce est tout à fait appropriée. Pour la première fois le commerce joue avec les émotions plus qu’avec la raison. Si les prix sont bas ce n’est pas pour faire économiser la ménagère, c’est pour lui faire consommer deux fois plus. Un sentiment d’anxiété s’installe alors chez le client qui n’a pas ou pas assez consommé. « N’ai-je pas raté une opportunité rare ? Suis-je une bonne mère moi qui n’ai pas acheté cet objet pour mon enfant ? Ne devrais-je pas avoir cet objet pour être comme tous les autres ? ». Telles sont les questions, certes caricaturées, qui traversent les esprits des consommateurs modernes. Le grand magasin joue de cela avec les réclames. Elles sous-entendent qu’une femme du monde doit porter tel ou tel vêtement, qu’on ne peut si l’on se veut moderne ou économe passer à côté de cet objet. Mais il manquait un élément pour rendre l’ensemble cohérent et inévitable : la mode. La mode n’est pas une des inventions de la modernité. Elle existe bien avant l’apparition de la bourgeoisie, l’aristocratie en était très friande, il fallait bien occuper les longues journées d’oisiveté et vider les grandes bourses si durement remplies. Mais il faut attendre la fin du XIXe siècle pour qu’elle se démocratise. En 1894 ouvrent à l’angle des rues de la Chaussée d’Antin et Lafayette les Galeries… Lafayette. C’est le premier grand magasin entièrement tourné vers la mode. Il s’attache grâce à une armée de couturières à copier dès la semaine d’après les nouveautés des grands couturiers du Marais mais à des prix bien inférieurs. La mode s’ouvre alors à la classe bourgeoise puis aux classes plus modestes. Tout le monde, ou presque, peut désormais s’acheter des habits pour le plaisir. La mode par essence changeante rend les vieux vêtements inélégants et les nouveaux ô combien attrayants. Consommer n’est plus une nécessité, c’est le résultat

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d’une envie, l’assouvissement d’un besoin, la nécessité de paraître et de s’assimiler. À l’anxiété du consommateur devant le choix qui lui est offert s’ajoute donc l’envie provoquée par ces objets toujours plus attrayants. Le désir et son assouvissement régulier par l’acte d’achat sont des composantes de la modernité que le grand magasin incarne et développe. La mode devient un outil d’uniformisation des goûts et des envies. En 1902 le catalogue du Bon Marché est tiré à 6 millions d’exemplaires par an et il est distribué dans le monde entier. Le grand magasin est donc aussi la première étape de la globalisation de la consommation par l’uniformisation des produits. Le phénomène n’a fait que croître : en 2009 les Galeries Lafayette ont reçu la visite de 25 millions de personnes par an.

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« Une surprise immobilisa ces dames. Devant elles, s’étendaient les magasins, les plus vastes magasins du monde, comme disaient les réclames. […] Le chiffre énorme des rayons montait au nombre de cinquante ; plusieurs, tout neufs, étaient inaugurés ce jour-là ; d’autres, devenus trop importants, avaient dû être simplement dédoublés, afin de faciliter la vente ; et, devant cet accroissement continu des affaires, le personnel lui-même, pour la nouvelle saison, venait d’être porté à trois mille quarante-cinq employés. Ce qui arrêtait ces dames, c’était le spectacle prodigieux de la grande exposition de blanc. Autour d’elles, d’abord, il y avait le vestibule, un hall aux glaces claires, pavé de mosaïques, où les étalages à bas prix retenaient la foule vorace. Ensuite, les galeries s’enfonçaient, dans une blancheur éclatante, une échappée boréale, toute une contrée de neige, déroulant l’infini des steppes tendues d’hermine, l’entassement des glaciers allumés sous le soleil. On retrouvait le blanc des vitrines du dehors, mais avivé, colossal, brûlant d’un bout à l’autre de l’énorme vaisseau, avec la flambée blanche d’un incendie en plein feu. Rien que du blanc, tous les articles blancs de chaque rayon, une débauche de blanc, un astre blanc dont le rayonnement fixe aveuglait d’abord, sans qu’on pût distinguer les détails, au milieu de cette blancheur unique. Bientôt les yeux s’accoutumaient : à gauche, la galerie Monsigny allongeait les promontoires blancs des toiles et des calicots, les roches blanches des draps de lit, des serviettes, des mouchoirs ; tandis que la galerie Michodière, à droite, occupée par la mercerie, la bonneterie et les lainages, exposait des constructions blanches en boutons de nacre, un grand décor bâti avec des chaussettes blanches, toute une salle recouverte de molleton blanc, éclairée au loin d’un coup de lumière. Mais le foyer de clarté rayonnait surtout de la galerie centrale, aux rubans et aux fichus, à la ganterie et à la soie. Les comptoirs disparaissaient sous le blanc des soies et des rubans, des gants et des fichus. Autour des colonnettes de fer, s’élevaient des bouillonnés de mousseline blanche, noués de place en place par des foulards blancs. Les escaliers étaient garnis de draperies blanches, des draperies de piqué et de basin alternées, qui filaient le long des rampes, entouraient les halls, jusqu’au second étage ; et cette montée du blanc prenait des ailes, se pressait et se perdait, comme une envolée de cygnes. Puis, le blanc retombait des voûtes, une tombée de duvet, une nappe neigeuse en larges flocons : des couvertures blanches, des couvre-pieds blancs, battaient l’air, accrochés, pareils à des bannières d’église ; de longs jets de guipure traversaient, semblaient suspendre des essaims de papillons blancs, au bourdonnement immobile ; des dentelles frissonnaient de toutes parts, flottaient comme des fils de la Vierge par un ciel d’été, emplissaient l’air de leur haleine blanche. Et la merveille, l’autel de cette religion du blanc, était, au-dessus du comptoir des soieries, dans le grand hall, une tente faite de rideaux blancs, qui descendaient du vitrage. Les mousselines, les gazes, les guipures d’art, coulaient à flots légers, pendant que des tulles brodés, très riches, et des pièces de soie orientale, lamées d’argent, servaient de fond à cette décoration géante, qui tenait du tabernacle et de l’alcôve. On aurait dit un grand lit blanc, dont l’énormité virginale attendait, comme dans les légendes, la princesse blanche, celle qui devait venir un jour, toute puissante, avec le voile blanc des épousées. — Oh ! extraordinaire ! répétaient ces dames. Inouï ! »

Émile Zola5

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Au Bonheur des Dames, 1883, chapitre XIV

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Tout est dit dans le passage de l’exposition du blanc du Au Bonheur des Dames de Zola : l’architecture nouvelle, le grand nombre d’employés, la profusion et la beauté des marchandises, la mise en scène des étalages, l’effet sur les bourgeoises venues « pour voir ». Le grand magasin est la modernisation commerciale la plus importante du XIXe siècle. On trouve en lui tout ce qui fait la base du commerce de détail contemporain, surtout si ce commerce prend place dans un centre commercial. Tout ce que nous avons dit pour le grand magasin s’applique quasiment à l’identique au centre commercial. Grand magasin et centre commercial, department store et mall, partagent les mêmes ressorts commerciaux, le même objectif financier et les mêmes conséquences sociales. Mais un centre commercial n’est pas qu’un très grand « grand magasin ». Il est le fruit d’un changement de paradigme spatial et des modes de vie apparus au milieu du siècle dernier : l’expansion de la banlieue résidentielle et l’utilisation majoritaire de l’automobile pour se déplacer. Ce changement se manifeste tout d’abord par le développement des hypermarchés.

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4.

Super et hyper

Apparu dans les années trente le fonctionnalisme en urbanisme a un paradigme simple : la seule manière d’avoir une ville fonctionnelle moderne et saine est de séparer les fonctions de la ville. Habitations, commerces, loisirs et travail doivent avoir leur propre zone. L’ensemble est relié par un réseau de transports rapide sous forme d’autoroutes et de voies ferrées. Le Corbusier fut l’un des principaux acteurs de cette théorie urbaine notamment via les Congrès Internationaux d’Architecture Moderne (CIAM) qui porteront dans toute l’Europe et le monde la bonne parole urbaine moderne. Apparues dans les années 1920 (plan Voisin de Le Corbusier, 1925) ces théories ne se matérialisent véritablement que trente ans plus tard, au cours de la période d’expansion économique de l’après deuxième guerre mondiale. Les années 1950 marquent ainsi l’affirmation du consumérisme comme modèle économique dominant. La consommation en grande quantité d’objets de la vie courante n’est ainsi plus réservée aux nantis, elle est désormais « de masse ». Cette masse consommante nécessite de nouveaux espaces commerciaux d’une dimension et en nombre jamais connus. Le zoning fonctionnel s’appliqua alors avec grand succès au commerce car il lui ouvre de nouveaux horizons et de nouveaux espaces jusqu’alors éloignés de la fonction commerciale réservée au centre ville6. L’une des figures du fonctionnalisme appliqué au commerce est l’hypermarché. Pourtant sa création et son développement ne sont pas le résultat direct de cette pensée. Cette dernière est circonscrite aux milieux de l’architecture, de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire, elle n’appartient pas au bagage culturel, à la culture des acteurs du commerce. Pour s’en convaincre il suffit de suivre l’histoire du premier hypermarché de France et du monde. 1963, Sainte-Geneviève-des-Bois, 2 500 m2 et 350 places de stationnement : le premier Carrefour était né. Tout comme le terminal sud de l’aéroport d’Orly ouvert la même année, il devient une destination de premier choix pour les Franciliens en week-end. Les dimensions précédemment décrites n’impressionnent sans doute pas le lecteur contemporain, cette surface représente le minimum pour pouvoir être qualifié d’hypermarché, la moyenne nationale étant autour de 10 000 m2, les plus grands allant jusqu’à 25 000 m2. Mais pour l’époque ce magasin 6

MANGIN David, La ville franchisée, formes et structures de la ville contemporaine, éditions de La Villette, Paris, 2004

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était grand et révolutionnaire. Car dans ces 2 500 m2 le visiteur en passe de devenir client pouvait trouver de tout : le « tout sous un même toit », ou autrement nommé « hypermarché à la française », était né. L’expression hypermarché n’apparaît que plus tard, en 1969 on parle de « grand magasin libre service ». Dans ces magasins le client choisit et prend lui-même les articles pour les placer dans son chariot qu’il conduit par la suite à la caisse. C’est ce qui fait l’efficacité de ce modèle commercial : la proximité et le contact entre le client et le produit multiplient exponentiellement la probabilité de l’achat. Ce fonctionnement, qui nous semble de nos jours évident, n’est pas l’invention de l’hypermarché mais du supermarché, et en 1963 elle a déjà 50 ans. Le libre service est pour la première fois mis en place aux ÉtatsUnis dans les années 1910, notamment par un certain Clarence Saunders. Cet entrepreneur américain déposa un brevet sur le magasin en libre service en 1917 (cf. figure I-1). L’autre père du supermarché est Michael Cullen, un autre Américain qui a l’idée de vendre des marchandises en grande quantité dans un lieu le plus simple et bon marché possible, en l’occurrence un parking loué dans le Queens new-yorkais. Tels sont les deux piliers du supermarché : des grands présentoirs où les clients se servent eux-mêmes, le self-service (libre service), et des marchandises en nombre limité vendues en grande quantité, le discount (rabais). Ce modèle traverse l’Atlantique à la fin des années 1940. Le magasin Goulet-Turpin à Montmartre est le premier magasin libre service de France tandis qu’Édouard Leclerc ouvre le premier discount à Landerneau dans le Finistère (cf. figure I-2).

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Figure I-1. plan, coupe et perspective tirés du brevet du 09/10/1917 num. 126988 déposé au USPTO

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Figure I-2. Édouard Leclerc devant son premier magasin, 1949, copyright : archives Yves Soulabail, INA

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Le succès d’Édouard Leclerc fait la preuve que « le succès de l’entreprise est indifférent à sa localisation »7. Édouard Leclerc débuta avec une petite alimentation générale dans une petite rue de Landerneau en Bretagne. Au lieu d’essayer d’élargir son offre de produits comme les autres épiceries pour attirer plus de clients grâce au large choix qu’il offre, Édouard Leclerc décide de se concentrer sur quelques produits de première nécessité. De plus il travaille directement avec les producteurs de ces produits, sans intermédiaire ; travaillant par grandes quantités, il obtient des prix plus bas. Ces prix compensent le manque de choix et attirent une clientèle de plus en plus importante, permettant en retour d’augmenter les volumes de vente. Le cercle vertueux de la consommation en masse est ainsi lancé. Leclerc ne fait que reprendre la recette des bazars vieille d’un siècle, mais il est le premier en France à l’appliquer aux produits alimentaires et à faire fi de la localisation du magasin. De même il faut noter que les hard discounts d’aujourd’hui ne font que reprendre ce système qui a bâti le succès de Leclerc : 400 à 600 produits de première nécessité au 1er prix avec un seul choix sur environ 600 m2 avec un enracinement dans l’organisation des circuits de distribution et une gestion impitoyable des coûts d’exploitation. Les créateurs de Carrefour, M.M. Fournier et Defforey, vont prendre les bonnes idées des modèles du supermarché et du discount auxquelles ils ajoutent deux autres innovations. D’abord ils placent volontairement en périphérie leur magasin, là où le foncier est moins cher, mais à proximité d’une route circulée. Le foncier bon marché de la banlieue permet ainsi à l’enseigne de prendre toute la place nécessaire et de proposer un maximum de produits : on trouve dans le premier Carrefour près de 5 000 références, bien plus que dans les supermarchés de centre ville de l’époque, mais bien moins qu’aujourd’hui (60 000). Le magasin s’inscrit dans un tissu peu dense sans commerce, fait majoritairement de maisons individuelles et de quelques grands ensembles. Il n’y a pas de gare ou de centre ancien à proximité (cf. figure I-3). Mais qu’importe pour ses créateurs : le commerce moderne ne dépend plus que d’un facteur, l’accessibilité automobile. Ce qui rend le succès des hypermarchés possible, c’est donc la voiture. Car si « les courses motorisées ont été le produit des hyper au moins autant qu’elles furent la cause de leur apparition »8 la voiture et l’hypermarché sont bien liés. En offrant une essence bon marché, le moins cher du marché même, l’enseigne attire des clients et leur 7 René Péron, Les Boîtes, les grandes surfaces dans la ville, comme un accordéon, l’atalante, Nantes, 2004, p 28 8 ibidem

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permet en même temps d’amortir le déplacement jusqu’à l’hypermarché qui peut être à 20 kilomètres de chez eux, zone de chalandise moyenne pour ce type de magasins. Les clients équipés en automobile peuvent ainsi venir de loin pour faire des provisions en grande quantité : des rayons au caddie, du caddie au coffre, du coffre au frigidaire ou au congélateur. L’hypermarché et le réfrigélateur/congélateur sont donc interdépendants. Ainsi ce qui n’était qu’une visite occasionnelle attirée par le sentiment de nouveauté devint vite une habitude, une évidence : les courses nécessaires au foyer se font en voiture au supermarché de bord de pénétrante. Le centre commercial va bénéficier de cette habitude ou de cette évidence de la voiture pour aller faire ses courses. Ensuite les créateurs de Carrefour ont l’idée de rassembler sous un même toit les produits alimentaires et les produits du quotidien : vêtements, bricolage, électro-ménager, papeterie… C’est le bien nommé « tout sous un même toit ». Comme le Carrefour est au milieu d’un désert commercial, il n’a pas de concurrence à sa hauteur et devient le lieu où l’on trouve tous les produits nécessaires à la vie quotidienne. Le nom de l’enseigne prend alors tout son sens : l’hypermarché est comme le carrefour de la ville traditionnelle où l’on trouvait toutes les différentes boutiques et magasins spécialisés. L’hyper est le croisement, le point de convergence de tous les besoins des clients. Il se suffit à lui-même et aux clients. L’inventivité commerciale de M.M. Fournier et Defforey n’est pas uniquement le fait de leur talent, car ils tirèrent une grande partie de leurs idées d’un Américain passé à la postérité pour ses phrases chocs : Bernard Trujillo. Il était employé par la société NCA (National Cash Accounters), un fabricant de caisses automatiques qui voulait comme toute entreprise élargir son marché. Elle chargea Trujillo de tenir des conférences à Dayton afin de convaincre les commerçants du bien-fondé du modèle du supermarché, et par conséquence d’acheter des caisses enregistreuses. C’est au cours de ces conférences que Trujillo prononça ses fameuses phrases chocs. « No parking, no business » (pas de parking, pas d’affaires) Cela reflète l’importance prise par l’automobile aux États-Unis : tous les clients potentiels se déplaçant en voiture, si un commerce n’a pas de parking, il ne pourra pas vendre. « Un îlot de perte dans un océan de profits » Cette phrase résume l’idée de produit d’appel : un produit vendu au prix minimum (la vente à perte étant interdite en France) pour appâter le client qui une fois dans le magasin achètera sûrement autre chose. Encore une

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idée venue du bazar parisien qui le premier utilisait des bacs de produits soldés directement sur le trottoir pour attirer les clientes. « Les vitrines, ces cercueils à marchandises » Ici il est question des pertes qu’entraînent les produits placés en vitrine : cela sous-entend qu’ils ne sont plus nécessaires. Pourquoi montrer des vrais produits quand on peut se contenter de photos ou simplement du nom accompagné d’un prix ? C’est le prix qui devient attirant et non plus la qualité ou l’aspect du produit. C’est par ces phrases chocs et ces bonnes idées que Trujillo convaincra M.M. Fournier et Defforey. Le modèle de l’hypermarché devient ainsi une évidence, un incontournable du mode de vie occidental et surtout français. On compte ainsi en 2014 1444 hypermarchés sur le territoire national, soit 1 pour 45 000 habitants et 7513 supermarchés auxquels s’ajoutent les 3932 discounts, soit 1 pour 5700 habitants. Le « tout sous un même toit » français a inspiré le géant américain Wall Mart qui l’appliqua pour la première fois au cours des années 90. Pour autant les États-Unis restent la principale influence et le principal précurseur en matière commerciale, si bien que les professionnels du secteur ont tendance à dire que ce qui arrive aux États-Unis arrivera 10 ou 15 ans plus tard en France. Il convient surtout de traverser l’Atlantique pour retrouver l’inventeur des centres commerciaux : Victor Gruen.

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1949

1962

1963

2013

Figure I-3. images aériennes de Sainte-Geneviève-des-Bois, avant l'implantation du Carrefour (en haut) et après (en bas) sources : geoportail.fr et bing.com/maps

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Figure I-4. Premier Carrefour 1963 139 Route de Corbeil Sainte-Geneviève-des-Bois Essonne, 91702 France

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B.

Le centre commercial par Victor Gruen 1.

Les débuts d’un précurseur

Il est aisé de retracer la carrière de Gruen et de parler de son travail théorique car il a lui-même beaucoup écrit sur ses réalisations et sa pensée. Sauf mention contraire, toutes les citations qui suivent sont de la plume de Gruen lui-même. Sa carrière débute par un travail de designer de vitrine dans les années quarante aux États-Unis. Il perçoit très rapidement l’importance des vitrines pour un magasin car comme le vante la Libbey Owens Ford Glass Company en 1941 pour vendre plus de baies vitrées : « Seeing is selling » (Voir c’est vendre). Gruen s’attache d’abord à supprimer tout ce qui peut obstruer une vitrine : montants en bois, parois pleines, présentoirs, etc., afin de rapprocher au maximum la boutique de la rue et des passants qui l’empruntent. Dès 1941, avec son associé Krummeck, pour le magasin Barton’s Bonbonniere à New York il crée la première devanture entièrement vitrée, c’est ce qu’il nomme le « see-through front or look-through background » (devanture pour voir à travers ou fond pour regarder à travers). Ainsi sans même y penser le passant se rapprochera de la boutique attiré par la marchandise : « let’s people see in, and almost without thinking, they walk in » (Laissez les gens voir à l’intérieur et quasiment sans y penser, ils rentrent à l’intérieur)

L’effort est aussi porté sur la réduction des entraves pour le passant entre la rue et l’intérieur du magasin. « You must make this window-shopper push your door open and make him take a step, the one step, which changes him from a window-shopper into a customer. A good store front tries to make his step as easy as possible for him, and tries not to let him even notice that he takes such an important step. » (Vous devez pousser cet acheteur à la fenêtre à pousser votre porte et lui faire franchir ce pas, ce seul pas, qui le changera d’un acheteur à la fenêtre à un client. Une bonne devanture de magasin essaye de faire ce pas le plus facile possible pour lui, et essaye qu’il ne remarque même pas qu’il fait un pas si important) 1941

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Gruen est alors un précurseur visionnaire, car à la fin des années 30 l’économie américaine passe d’un système basé sur le producteur à un système centré sur le consommateur. Le président Roosevelt affirma à cette époque : « We are going to think less about the producer and more about the consumer » ( Nous allons penser moins au producteur et plus au consommateur )

Quant à Christine Frederick, avocate des consommateurs, dans Selling Mrs Consumer paru en 1929, elle va jusqu’à affirmer : « The idea that workmen and the masses be looked upon not simply as workers or producers, but as consumers is the greatest idea that America has to give the world » ( L’idée que les travailleurs et les masses sont considérées non pas simplement comme travailleurs ou producteurs, mais comme consommateurs est la meilleure idée que l’Amérique a à donner au monde)

Le consommateur n’a plus à chercher un produit, c’est le vendeur qui doit provoquer l’acte d’achat. L’offre devenue pléthorique, l’acheteur potentiel peut acheter ce dont il a besoin où il veut et quand il le souhaite, reste au commerçant de convaincre ce client que c’est le bon endroit et le bon moment en facilitant l’entrée dans le magasin puis l’acte d’achat. Concomitamment aux nouveaux types de magasins créés par Gruen apparaît alors le concept d’achat impulsif (impulse purchase), les deux étant comme l’œuf et la poule : pour provoquer l’achat impulsif, de nouvelles formes commerciales sont nécessaires et ces nouvelles formes provoquent des achats impulsifs. Les vitrines prennent alors une tout autre dimension. Auparavant elles présentaient un exemple de ce que l’on trouvait dans le magasin, maintenant elles sont comme des publicités ou des petits théâtres où le personnage principal est la marchandise, elles promettent un nouveau monde via l’achat de biens. Ces nouveaux magasins sont construits à New York, une ville à la pointe du progrès et des tendances, surtout en matière commerciale. C’est une ville à part aux États-Unis par sa densité et sa taille, ce qui lui permit de toujours garder un centre ville actif et économiquement profitable pour les commerces. On ne peut pas en dire autant de toutes les villes américaines qui dès les années quarante ont connu un déclin du centre ville (downtown) au profit des routes reliant les banlieues pavillonnaires au centre ville : le strip.

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L’essor du strip marque la victoire de la voiture dans les habitudes d’achats. Son succès est lié à l’explosion des banlieues résidentielles dans la ville américaine. Cette explosion s’explique par l’évolution du rêve américain qui avant la deuxième guerre mondiale pouvait se résumer en « tout le monde peut le faire s’il le veut et s’il s’en donne les moyens », mais qui après la guerre s’est matérialisé sous la forme d’un chien courant dans l’herbe poursuivi par des enfants toujours sous la bonne garde d’une femme au foyer, le tout à l’abri d’une belle maison de banlieue pavillonnaire couronnée d’une belle voiture devant la pelouse. Ce nouveau rêve américain est avant tout matériel : après qu’ils se sont battus pour la nation, la nation se doit de fournir un confort matériel important aux anciens combattants. Les classes moyennes naissantes se sont donc déplacées vers ces banlieues afin de vivre ce nouveau rêve, devenu une fois matérialisé le fameux « american way of life » (le mode de vie américain). Dans le même temps la plupart des emplois restèrent à downtown, obligeant les travailleurs à des trajets en voiture toujours plus longs. C’est au bord des routes empruntées par ces travailleurs que les commerces vont progressivement s’installer, profitant de la grande visibilité ainsi offerte. L’autre avantage compétitif de cet emplacement est le faible coup foncier permettant des grandes surfaces de vente et de nombreux parkings. Ainsi une fois la voiture devenue centrale, le strip a pu se développer sans entrave ni limite spatiale et elle a en même temps rendu downtown moins attractif en raison des difficultés de stationnement. Sur le strip le parking devant le magasin est presque aussi important que la devanture elle-même. Auparavant il importait pour un commerce d’être au bon coin de la bonne rue, mais l’automobile fit passer la présence d’un parking comme la nécessité première, c’est le « No parking, no business » de Trujillo. Le commerce devient ce « hangar décoré »9 au milieu d’un grand parking. La marche n’est alors plus qu’un entre deux entre la voiture garée au plus près du magasin et le magasin, passer d’un magasin à l’autre étant plus rapide en voiture qu’à pied. C’est ainsi que croît la ville américaine à partir des années quarante : une succession de routes commerçantes sans fin au milieu de maisons individuelles à perte de vue. Mais ce développement ni planifié ni contrôlé ne fait pas l’unanimité chez les professionnels de l’aménagement.

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D’après l’étude du strip de Las Vegas dans VENTURI R., SCOTT BROWN D. et IZENOUR S., Learning from Las Vegas, Cambridge (Mass.), 1972 (trad. fr. L’enseignement de Las Vegas)

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En 1943, peu après l’entrée en guerre des États-Unis, la revue américaine Architectural Forum lance un concours d’idées pour la ville américaine d’après la guerre, d’où son nom de « 194X Project », le X étant la fin de guerre espérée proche. Devant le constant déclin des centres villes à cause du développement du strip, les architectes proposent de fermer le centre ville au trafic pour en faire des zones piétonnes où des grands commerces de standing s’établiront. Des shopping center stratégiquement positionnés en banlieue constitueraient d’autres paradis piéton de taille réduite. Depuis les années vingt, shopping center est le qualificatif de toute zone où le commerce est important, qu’il soit downtown, dans un quartier de la ville ou en banlieue. À partir de là et pour les vingt ans qui vont suivre le shopping center est considéré par les aménageurs urbains comme un moyen de stopper l’étalement urbain (urban sprawl) en créant de nouvelles centralités suburbaines. Mais paradoxalement alors que Architectural Forum, inspiré par le fonctionnalisme européen, tente d’imposer l’idée d’une ville strictement séparée en zones fonctionnelles à travers l’usage du Master Plan, les architectes vont saper l’idée en amenant plusieurs fonctions sous un même toit. Tels Victor Gruen et sa femme Elsie Krummeck qui vont répondre à ce concours d’idées avec la proposition la plus nouvelle. Leur proposition est faite de magasins réunis autour d’une place (plaza) le tout entouré de grandes routes (highways). En plus des 23 magasins il y a 13 services publics ou ouverts au public (garderie, poste, bibliothèque, écurie pour poney, salle de jeu, théâtre, maison des clubs, auditorium, hall d’exposition, point d’information, toilettes, panneaux d’affichage). Car la volonté, selon une idée populaire à l’époque, est de créer un espace où l’on peut faire plus que du shopping. Idée qui dès le départ est considérée comme profitable pour les affaires et non simplement pour la beauté du geste. Gruen n’était pas un rêveur, toute sa pensée est basée sur un sens inné du commerce, tout ce qu’il dessina était donc en priorité destiné à améliorer le chiffre d’affaires. Mais cela ne l’empêchait pas de voir plus loin que le business, de penser aussi aux personnes qui vont utiliser un tel espace et aux conséquences possibles sur les communautés au sein desquelles le nouveau bâtiment va s’intégrer. Il affirme ainsi : « [The shopping center] would become the one important meeting place of the community [like] the market place or main square of older cities »(Le centre d’achat deviendrait le point de rendez vous le plus important de la communauté comme le marché ou la place principale des villes plus anciennes)

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Ce proto-centre commercial n’avait aucun dessin précis en raison du temps limité du concours (deux mois) et du manque d’expérience de Gruen et Krummeck alors plus habitués à dessiner des vitrines, mais cela montre tout de même l’importance prise par la réflexion théorique sur les fonctions sociales d’un tel édifice. Ce qui marque le premier grand pas vers le modèle actuel du centre commercial (mall) n’est pas les nombreux services publics, car ils ne seront jamais repris dans les projets de centres commerciaux futurs, mais bien l’idée d’un seul bâtiment regroupant plusieurs magasins. « The shopper may proceed from store to store without leaving the actual building » (L’acheteur peut aller de magasin en magasin sans quitter le bâtiment)

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Dès 1940 le projet théorique de Ketchum (ancien partenaire de Gruen) regroupait plusieurs magasins dans un même îlot (store block) sur une rue commerçante (Main Street), mais le projet de Gruen va au-delà des enjeux commerciaux et surtout il le place en pleine banlieue résidentielle tout en gardant une certaine densité physique. Un deuxième projet suivra rapidement, « Project for a small post-war Shopping Center », et confirmera l’importance accordée par Gruen à ce sujet. En somme l’idée de Gruen est de concilier les avantages des deux modèles dominants de l’époque : la main street (rue commerçante) de centre ville, comme Fith Avenue à New York, où l’on trouve la plupart de ses projets de magasins, et le strip (route commerçante) de périphérie, représenté par Miracle Mile à Los Angeles, là où travaille Gruen. Ces projets sont un ajout de densité dans un environnement très diffus, au contraire du strip dont la densité est comparable aux maisons qui l’entourent, densité qui a fait ses preuves dans une ville comme New York. Mais ils acceptent cette localisation périphérique car elle est porteuse de succès commercial comme l’a démontré le strip. Et surtout il doit aussi répondre aux besoins sociaux des Américains car la crainte à l’époque est de voir disparaître toutes relations humaines en dehors de la famille et du travail en raison de l’isolement résidentiel et de la disparition des espaces publics traditionnels (rues commerçantes, place…). Ces questions de densité et d’espace public sont bien en tête de Gruen dès le début des années quarante car il a grandi en Europe, dans le centre de Vienne. Il aimait vivre en ville et le caractère forcé de son exil créa chez lui une nostalgie. De plus, vivant à Los Angeles en Californie, il a pu observer une ville qui n’a jamais connu la densité, une ville qui s’est construite contre 10

Victor Gruen, Architectural Forum, Février 1943

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l’idée même de ville dense. Là-bas on ne trouve que des routes traversant une métropole se diffusant à travers toute la plaine avec une infinité de maisons individuelles dès les années trente, avant même la généralisation de l’automobile. Si bien que l’avance de Los Angeles en matière d’aménagement en fera le modèle, ou le contre-modèle selon le penseur, de l’Amérique d’après guerre 11 . C’est dans cette tension entre la ville européenne classique de son enfance et la ville moderne américaine de sa vie d’adulte que Gruen trouvera toutes les idées et motivations nécessaires à son travail de designer. En soi ses projets ne révolutionnent pas les techniques de vente car le design du bâtiment reste simple : au centre des parkings une addition de boutiques autour d’un espace ouvert accessible aux seuls piétons. Mais ils ont conduit Gruen et sa compagne à réfléchir théoriquement sur le devenir des villes américaines après la guerre et pragmatiquement sur l’échelle des projets futurs de leur agence. Huit ans plus tard ils vont dessiner le premier centre commercial dans la banlieue de Houston, suivant les plans de leur deuxième projet théorique. Mais il restait à convaincre les investisseurs de la pertinence d’une telle implantation. C’est grâce à la chaîne de grands magasins (department store) Milliron que Gruen et Krummeck vont pouvoir réaliser un premier essai à grande échelle. Cette enseigne, bien consciente du déplacement de sa clientèle de classes moyennes vers les banlieues résidentielles, voulait construire leur plus gros magasin selon l’implantation préconisée par Gruen 6 ans plus tôt, c’est-à-dire au bord d’une route passante d’une banlieue de Los Angeles. En centre ville le grand magasin se doit d’être vertical, à la fois pour des raisons de coût du foncier et pour des raisons de statut, de prestance. Mais à la périphérie le foncier est bon marché, reste l’argument du statut qui oblige à avoir un bâtiment imposant.

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GORRA-GOBIN Cynthia, Los Angeles, le mythe américain inachevé, CNRS éditions, 1997

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Figure I-5. Milliron store 1949 8379 S. Sepulveda Blvd. Westchester Californie États-Unis

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La volumétrie de ce magasin est horizontale, comme cette banlieue nouvelle qui l’entoure, mais son architecture est faite de grands refends verticaux donnant une impression de hauteur. L’autre caractéristique majeure du dessin de Gruen est l’importance donnée à l’automobile tout en préservant une qualité des espaces publics : jardinets, bancs publics, trottoirs larges. Les vitrines sont dimensionnées et orientées de telle manière qu’elles soient visibles depuis la route en conduisant. Dans ces vitrines sont placés les bacs à promotions dans lesquels fouillent des ménagères en quête de bonnes affaires. L’objectif recherché est d’attirer l’attention du conducteur en lui montrant directement ce que font les gens dans le magasin et par mimétisme le pousser à s’arrêter. Exactement comme les étalages sur trottoirs des bazars parisiens mais cette fois-ci adapté au climat californien chaud et à l’automobile. Les parkings sont quant à eux derrière le magasin mais aussi sur le toit. Le simple fait de se garer devient dans les mains de Gruen un véritable spectacle. Deux grandes rampes à l’arrière du bâtiment permettent de monter et descendre sur le toit en voiture. Une fois sur le toit une entrée du magasin, un restaurant vitré, un auditorium et une garderie sont directement accessibles. Le succès public de ce nouveau magasin est au rendez-vous et une foule immense assiste à l’inauguration. Que ce soit pour sa qualité architecturale ou son importance historique, le bâtiment est de fait toujours debout, chose rare pour un bâtiment commercial dans ces contrées. Tout de même ce qui en 1949 était vu comme un bâtiment très innovant fut tout juste cinq ans plus tard considéré comme très petit et simpliste. En 1950 Victor Gruen dessine un nouveau projet à Houston pour le grand magasin Montclair. Houston est alors la deuxième ville qui croît la plus vite derrière Los Angeles, croissance qui prend principalement la forme de banlieues pavillonnaires. Ce projet est le premier centre commercial couvert (enclosed mall) utilisant ainsi la toute nouvelle technologie de l’air conditionné pour compenser l’air humide de Houston. Il fait la taille d’un strip typique mais il est couvert et dédié au piéton. Les livraisons se font par une rue passant sous le centre et directement reliée au réseau urbain et non aux parkings. La séparation des flux (camions, voitures et piétons) est au cœur du dessin de ce centre. On y trouve deux grands magasins (department store) avec un mall entre les deux entouré de boutiques. Ces grands magasins sont l’élément attractif du centre commercial, son ancre (anchor, cf. figure I-6). Le mall est dans la tradition anglo-saxonne une promenade publique, on peut le traduire alors par mail, et il implique l’idée de longueur et de linéarité. C’est pour cela qu’on l’utilisa rapidement pour qualifier ces nouvelles allées commerciales couvertes, puis par extension le centre

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commercial tout entier. L’objectif pour Gruen est alors de créer le paradis des achats (shopping paradise) grâce à son design total (transports, bâtiment, vitrines, parking, mail, etc.). Gruen était tellement concentré sur ce design parfait qu’il oublia un aspect pour le moins important dans un bâtiment : le coût. Si bien que les développeurs de ce projet n’ont jamais trouvé assez d’argent pour le construire. Encore un projet qui reste à l’état de dessin.

Figure I-6. plan du Montclair Center source : http://mall-hall-of-fame.blogspot.fr

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Mais rien n’est perdu car Gruen, convaincu du bien-fondé de ses idées, affine par ce projet ses idées et ses dessins. Et il rencontre un homme avec qui il fera la paire sur des centaines d’autres projets, Larry Smith, un analyste immobilier qui par son approche économique changera le design et la pensée de Gruen. Car à force d’insister sur la complémentarité entre le design et l’économique, Gruen justifiera par la suite la nécessité du centre commercial uniquement pour des raisons économiques. « Developers should want good design because it spells good business »( Les développeurs devraient vouloir un bon dessin car cela signifie de bonnes affaires)

« Here, as in other enterprises, the cheapest is rarely the best » (Ici, comme dans les autres entreprises, le moins cher est rarement le mieux)

Il est même nécessaire de faire un beau centre commercial, l’effet recherché étant le suivant : les passants seront si impressionnés par l’environnement du magasin qu’ils seront conduits inconsciemment et continuellement à acheter. En d’autres termes plus les gens passeront de temps à profiter de l’environnement du centre commercial, plus ils dépenseront. C’est ce qui par la suite prendra le nom de son créateur : l’effet Gruen (the Gruen Transfer). Cette théorie reste encore aujourd’hui dominante en matière de centre commercial, même si le modèle des supermarchés a prouvé que même dans un environnement quelconque voire inconfortable les gens achètent si les prix sont bas. Reste à convaincre les investisseurs et développeurs du bienfondé d’investissements si importants. Gruen ne se laisse pas décourager par ses premiers échecs. Il entreprend un travail de communication dans tout le pays à travers des articles dans les revues spécialisées et grand public et des expositions où il présente les tenants et les aboutissants de son modèle. Il obtient le soutien de la American Federation of Arts et le financement de grands magasins (Hudson’s, Dayton’s, Macy’s). L’objectif est de convaincre les professionnels bien sûr, ceux qui vont payer et construire, mais aussi, et peut-être même surtout, de séduire le grand public et ainsi créer une envie, un besoin, un marché que les hommes d’affaires compétents s’empresseront d’investir. Ces efforts portent leurs fruits et en mars 1954 Gruen inaugure le père de tous les centres commerciaux : Hudson’s Northland.

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2.

Hudson’s Northenland, le premier mall

Au début des années cinquante les department stores sont assez forts financièrement et inquiets du départ de leur clientèle principale, les classes moyennes, vers la banlieue, pour tenter un investissement dans un grand mall. Gruen travaillait déjà pour la chaîne Hudson, pour laquelle il avait conçu des magasins de centre ville qui furent de grands succès commerciaux. Fort de ces réussites, Gruen parvint à convaincre ses clients de se lancer dans l’aventure des centres commerciaux, ce qu’ils ne firent pas à moitié. Le site du nouveau complexe semble assez évident pour les promoteurs : la banlieue nord de Détroit est alors le quartier connaissant la plus grande croissance dans une ville elle-même croissant le plus vite de tout l’est et le midwest américain. Il est pour l’époque tout simplement le plus grand shopping center du monde avec ses 50 000 m2, sans compter les parkings. Mais peu importe qu’il soit le plus grand du monde, avec le plus grand nombre de magasins et le plus grand department store du monde, ce qui compte pour Gruen c’est la nouveauté du concept. C’est sur cette nouveauté qu’il mise, et il la met en scène intelligemment via une campagne de presse savamment orchestrée. Les journalistes sont invités la veille de l’inauguration, plaçant ainsi le centre commercial au cœur de l’actualité le lendemain matin. Et c’est au cours de la visite du site pour les journalistes, que mène Gruen lui-même, qu’il affirma : « This is not just the opening of a Shopping Center but an important milestone for city planners, architects, economists, merchandisers, and the American public at large. » (Ce n’est pas simplement l’ouverture d’une zone commerciale mais un important tournant pour les aménageurs urbains, architectes, économistes, marchands et pour le public américain en général.) mars 1954

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Figure I-7. Northland Center 1954 21500 Northwestern Hwy Southfield, banlieue de Détroit Michigan États-Unis

source : http://mall-hall-of-fame.blogspot.fr

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Northland est une ville dans la ville, comme le vantait Hudson à l’époque, ou plutôt un centre dans une banlieue. Il a sa propre centrale électrique, son château d’eau, ses forces de police, son parc et ses espaces ouverts. Ces espaces ouverts sont tous différents, on trouve des places, placettes, rues, ruelles, allées et mail, et ils sont tous richement décorés de jardinets et même de statues, Gruen ayant convaincu les promoteurs de mettre près de 200 000 dollars de l’époque pour eux. Et l’investissement en valait la peine puisqu’il fut compté 50 000 visiteurs le premier jour et 330 000 pour le mois d’avril 1959. Pour le président d’Hudson de l’époque, la meilleure publicité pour Northland est sa beauté. La diversité de ces espaces ouverts est inspirée de la vieille Europe, car Victor Gruen est originaire d’Autriche, pays qu’il quitta en 1938 à 35 ans à la suite de l’Anschluss (annexion de l’Autriche par l’Allemagne). Par ses centres commerciaux, Gruen importe une partie des villes européennes aux ÉtatsUnis et dans un environnement qui n’a rien d’européen, la banlieue résidentielle. Ce mélange moderne connaît un succès fulgurant démontrant l’efficacité du tranfert de Gruen (Gruen Transfer) théorisé auparavant. Les objectifs de chiffre d’affaires sont doublés en 3 ans. Et l’explication est limpide pour Gruen : « The 50 millions people who came to Northland […] shopped-they did it with so much joy, intensity and gusto that the sales figures per square foot of store area reached unprecedented amounts. » (Les 50 millions de personnes qui sont venus à Northland [..] achetèrent. Ils le firent avec tellement de joie, d’intensité et d’enthousiasme que les chiffres de ventes par mètre carré de magasin ont atteint des montants sans précedent.) 12

Mais nous sommes bien sur la terre du commerce libre, ce qui forme comme une nouvelle municipalité autonome est bien privée, d’un seul tenant au milieu d’un océan de parkings. Si c’est une ville, c’est une ville de l’automobile, une Mini Motor City, petite sœur de la grande Motor City, surnom de la ville de Détroit. Elle a son propre système routier qui permet d’absorber le flux incessant des automobiles des clients et le ballet des camions de livraison. Il n’y a pas ici de nostalgie envers le village originel, abri d’un mode de vie proche de la nature, c’est la maison individuelle qui renvoie à cet imaginaire. Non : pour Gruen, enfant d’une grande ville européenne, la ville n’est pas un repoussoir et le centre commercial doit avant tout être urbain, proposer une expérience urbaine au client, d’où la prédominance du minéral sur le végétal dans les espaces ouverts. Les gens venaient ainsi même le dimanche pour profiter des parcs, prendre des leçons 12

Victor Gruen, discours « Cityscape and Landscape »

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de conduite, faire du cerf-volant ou du modélisme. De plus une importance particulière est portée à l’animation du centre commercial, chaque fête doit être l’occasion d’événements ou de rassemblements, comme par exemple un défilé d’enfants pour Pâques (cf. figure I-7). Le centre peut aussi reprendre des fonctions alors réservées aux bâtiments publics, comme des campagnes de vaccination (cf. figure I-7). Quoi de plus normal quand tous les habitants des environs viennent régulièrement dans cet endroit. Profitant d’une situation où l’espace public est absent, une véritable centralité, à la fois physique (le bâtiment est au milieu des banlieues, sur le chemin du travail) et symbolique (c’est le point de rendez-vous de la communauté), est créée par le centre commercial. Par la beauté et l’efficacité de son design, Gruen utilise le consumérisme, alors triomphant et indiscutable, pour permettre de nouvelles relations et reconstituer un lien social qui se serait dilué dans la banlieue résidentielle. Très critique envers ce mode de vie en banlieue il établit le phénomène suivant : 1. « People would live in detached houses and would detach themselves for common experiences » 2. « This detachment would diminish our interest in public and cultural affaires » 3. « Our minds will become as canned as the products we buy. » 1. Les gens vivront dans des maisons individuelles et se détacheront euxmêmes des expériences communes 2. Ce détachement diminuera notre intérêt dans les affaires publiques et culturelles 3. Nos esprits deviendront alors aussi emballés que les produits que nous achetons.

Avant d’être un consommateur, l’Homme reste dans la pensée de Gruen un animal social pour qui le contact avec les autres est essentiel et nécessaire. Tout au long de sa carrière il tentera donc d’imposer cette vision large du centre commercial. Qu’importe la taille du centre ou le nombre de mètres carrés, ce qui compte véritablement pour son créateur c’est la nouveauté du concept et ce qu’il a à offrir à la communauté. Mais le centre commercial devint bien plus qu’un lieu de consommation ou de vie pour la communauté. « Shopping Center such as Northland began to symbolize America’s abundance in the suburbs. In the breadth of the consumer options, in the variety of its wares, in the very opulence of its spaces, the shopping center became part of the

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American myth of a consistently abundant economy. » (Le centre commercial tel que Northland commença à symboliser l’abondance américaine dans les banlieues. Dans l’éventail des possibilités de consommation, dans la variété de ses biens, dans la générosité de ses espaces, le centre commercial devint une part du mythe américain d’une économie constamment abondante) 13

3.

Expansion du modèle

Le premier centre commercial entièrement fermé, le Southdale Center, est construit en 1956 à Edina, à proximité de la conurbation Minneapolis Saint-Paul (Minnesota). Gruen peut ainsi réaliser son rêve de « shopping dans un éternel printemps » mais il ne fait pas pour autant complètement disparaître le monde extérieur. « People in the court will know whether it is day or night, clear or cloudy. Even though they are protected they must feel that they are outdoors, because one of the court’s chief functions is to provide psychological and visual contrast and relief from indoor shops » (Les gens dans le hall sauront s’il fait jour ou nuit, dégagé ou couvert. Même s’ils sont protégés ils doivent sentir qu’ils sont dehors, car une fonction clé du hall est de fournir un contraste psychologique et visuel et un relâchement par rapport à l’intérieur des 14 magasins.)

Ce centre est construit au centre, en même temps et par les mêmes promoteurs, d’un ensemble urbain de 185 ha comportant des maisons, du petit collectif, des commerces, des services publics… Le centre commercial devient ainsi un prérequis pour tout nouveau morceau de ville et un élément très attractif pour les futurs résidents. Dans le cas du centre commercial de Cherry Hill (New Jersey, 1961) c’est le quartier à proximité, Delaware Township, qui va changer de nom pour prendre celui du nouveau centre commercial. Le centre de Cherry Hill marque aussi le début de la perte de contrôle de Gruen quant à son invention. Ce sont des développeurs qui font appel à lui pour dessiner le centre et non l’inverse comme auparavant. Mais pour eux un centre commercial c’est : 13

Mall Maker, Victor Gruen, Architect of an American dream, Jeffrey Hardwick, University of Pennsylvania Press, Philadelphie, 2004, p. 135 14

Victor Gruen, “Winter or Summer”

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« a machine for selling not an architectural problem » (une machine à vendre pas un problème architectural) Ils souhaitent donc faire des économies sur les espaces communs et sur la décoration, fini les fontaines ou les œuvres d’art. Il est aujourd’hui l’un des trois traits majeurs de la ville américaine au même titre que les tours du Central Business District (quartier d’affaires) et les autoroutes urbaines. On compte aujourd’hui 45 000 centres commerciaux aux États-Unis, soit un pour 7000 habitants, avec un chiffre d’affaires global équivalent à 1/3 du PIB de ce pays, soit 3,8 milliards d’euros par an. En comparaison il y aujourd’hui 750 centres commerciaux en France, soit un pour 92 000 habitants. Même si leur importance sociale est désormais reconnue par la loi, les mall américains ne s’en portent pas pour autant mieux. Le marché est complétement saturé et les bâtiments hier à la pointe du progrès ou les plus grands de leur temps sont aujourd’hui à l’abandon. C’est ce que l’on appelle le phénomène des dead malls, les centres commerciaux morts, qui frappe un nombre toujours plus important de centres anciens. Par anciens nous entendons des bâtiments vieux de 30 ans maximum. Construits dans les années 1970 quand la croissance économique et de la consommation était au plus haut, ils atteignent la fin de leur cycle de vie. Au contraire de ce qui est fait en Europe, ces centres anciens ne sont pas rénovés et tombent donc peu à peu dans l’oubli et l’abandon. Car mis à part ce que l’on appelle les megamall, le marché des centres commerciaux n’est plus porteur. Entre la fin des années 1980 et le début des années 1990, l’investissement dans les centres commerciaux neufs a été divisé par deux. C’est la conséquence d’un marché saturé, les chiffres nous l’ont montré. Une situation qui guette la France, riche de ses nombreux centres commerciaux.

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Figure I-8. Couverture du numéro spécial d'Architectural Forum intitulé « The Changing Suburbs » de janvier 1961, illustrant la fin de la radialité des échanges entre une ville et sa périphérie

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C. Le centre commercial en France 1.

Les premiers exemples

Il faut attendre 1969 pour voir arriver en France le modèle du centre commercial, il fallut donc 16 ans pour qu’un succès commercial américain s’applique dans notre pays. Ce décalage est lié aux modes de vie, les banlieues résidentielles étant beaucoup moins développées en France. De plus le taux d’équipement des ménages en automobile resta longtemps après la guerre bien en deçà du taux américain. L’association voiture-achat ne se fit donc qu’à partir des années soixante et, comme nous l’avons vu précédemment, c’est l’hypermarché qui va l’amener en France. 6 ans après le premier Carrefour, c’est à Saint-Laurent-du-Var, à proximité de Nice, que l’on inaugure le premier centre commercial français, Cap 3000, le 21 octobre 1969. Et il ne faut attendre que quelques semaines pour voir le deuxième s’ouvrir, le premier de l’Île-de-France, Parly 2 au Chesnais près de Versailles. Jusqu’à très récemment, les centres commerciaux français reprennent toutes les caractéristiques de leur aîné américain. Pour Cap 3000 c’est une enseigne de grand magasin qui va financer le projet : les Nouvelles Galeries, aujourd’hui le groupe Galeries Lafayette. Jean Demogé, leur président, en eut l’idée en survolant cette zone marécageuse située stratégiquement à proximité directe des grands axes routiers et de l’aéroport de Nice. Les Nouvelles Galeries jouent aussi le rôle d’attraction dans le centre commercial, la présence d’un grand magasin ou d’un hypermarché est, sauf exception, gage et condition du succès du projet et des nombreuses boutiques de taille plus réduite. Cap 3000 et Parly 2 sont tous les deux au milieu d’immenses parkings (respectivement 3000 et 5000 places) et sont entièrement dépendants de la route, Parly 2 est ainsi stratégiquement placé à proximité d’une sortie de l’A13 mais est à 3 kms (30 minutes à pied) de la gare la plus proche, Versailles-Rive droite. Ces centres se voulaient plus que de simples lieux de vente. Ainsi Cap 3000 avançait sur sa première plaquette : « Cap 3000 est un centre de vie où, dans une agréable ambiance, le rêve et la détente se mêlent aux nécessités de la vie de tous les jours » Les noms donnés aux différents espaces du centre marquent un attachement à la ville traditionnelle avec une teinte loisirs : « mail de la mer », « porte de Grasse », « place des fleurs ». Mais tous ces beaux noms désignent des espaces fermés et climatisés où l’on ne voit ni la mer ni des fleurs. Une

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piscine avait été aménagée sur la terrasse et, grâce à un fond transparent, les clients du centre commercial pouvaient voir les baigneurs nager au-dessus de leur tête, le comble du luxe, malheureusement disparu aujourd’hui. Un cinéma de 400 places avait aussi pris place dans l’ensemble mais il a lui aussi fermé ; le cinéma de Parly 2 est lui toujours en activité. Parly 2 était au centre d’une grande opération immobilière regroupant 7500 logements pour plus de 18 000 habitants. Le projet d’origine était nommé « Paris 2 », comme si le centre commercial et les logements l’entourant pouvaient reproduire, voire dépasser, ce que sous-entend le « 2 », la capitale. Mais c’était sans compter avec quelques élus parisiens refusant toute allusion à Paris pour un projet de banlieue. Le nom fut donc transformé en Parly, contraction de Paris et de Marly, nom de la forêt toute proche du projet. Dans ces deux exemples fondateurs français, on retrouve une volonté de recréer la ville dans sa diversité d’activité (achat, loisirs) et dans sa densité. Mais 40 ans après, force est de constater que ces ensembles ne sont que des lieux de consommation. Les agrandissements réguliers, 1987 et 2011 pour Parly 2, 1979, 1989, 1996 et 2013 pour Cap 3000, ne consistaient qu’en l’ajout de nouveaux commerces ou grands magasins, quand dans le même temps les rares autres activités ont fermé. Ces deux premiers centres commerciaux français sont à l’image de l’écrasante majorité des 750 autres : on y trouve les mêmes chaînes de boutiques dans des conditions similaires.

Figure I-9. Cap3000 1969 avenue Eugène Donadeï 06700 Saint-Laurent du Var France

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1970 source : internet

2013 source : photo personnelle

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source : internet

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2.

De l’importance de la loi

À la suite de ces centres précurseurs qui ont fait la preuve de l’efficacité du modèle en France, les pouvoirs publics ont considéré que le centre commercial fermé était un bon outil de planification urbaine, il devient « d’intérêt général ». Il est ainsi devenu un élément incontournable des nouveaux aménagements, notamment des villes nouvelles : Les Trois Fontaines à Cergy en 1972, Évry 2 à Évry en 1975, Les Arcades à Noisy en 1978, et des nouveaux pôles de banlieue : CréteilSoleil à Créteil en 1974, Les Quatre Temps à La Défense en 1981. Aux États-Unis, les centres commerciaux sont le résultat exclusif de l’initiative privée, alors qu’en France cela devient ainsi un outil étatique de politique publique de la ville. En plus de cette utilisation, la loi Royer de 1973 permet à l’État via les collectivités territoriales de contrôler complétement les développements commerciaux d’initiative privée. Elle met en place les Commissions d’Urbanisme Commercial Départemental et Nationales (CUCD et CUCN). Ces commissions sont chargées d’examiner les dossiers de promoteurs ou de distributeurs pour toute implantation de surfaces commerciales supérieures à 1500 m2, autrement dit tout supermarché, hypermarché, grand magasin ou centre commercial. Si l’intérêt général et la conformité avec les réglementations en vigueur ne sont pas déclarés, le dossier peut être refusé et le projet arrêté. Ce commissions n’ont pas ralenti le développement des hypermarchés et centres commerciaux en France, mais elles ont infléchi les projets vers plus de mixité entre grande surface alimentaire et petit commerce15. Les très grands projets ont été réduits, augmentant ainsi le maillage des petits hypermarchés et des centres commerciaux moyens. La limite des 1500 m2 a favorisé les commerces inférieurs à cette surface, notamment dans les zones rurales ou dans les centres villes. Les décisions des commissions ne répondant pas d’une politique d’ensemble mais d’une succession de cas particuliers, elles n’ont pu empêcher le développement exponentiel des zones commerciales d’entrée de ville. Il était tout à fait imaginable de voir ces commissions favoriser les centres commerciaux, forts de leurs qualités de densité et de mixité, au détriment des zones commerciales anonymes et peu denses. Auparavant uniquement préoccupées par les facteurs économiques, ces commissions intègrent de 15

METTON Alain, L’application de la loi Royer : Municipalités et Entreprises, Commissions départementales et instances nationales, 1993, 276p.

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plus en plus les facteurs environnementaux. On peut regretter que cette prise en compte s’arrête à la forme des bâtiments et n’aille pas jusqu’à leur implantation16. Mais il existe aussi d’autres types de centres commerciaux qui même s’ils sont encore minoritaires, représentent l’avenir en matière commerciale.

3.

Le centre dans le centre

Au cours des années 80 on observe dans les centres villes français les mêmes maux que dans les downtown américain 40 ans plus tôt. L’effet est moindre et à la différence majeure avec les USA, en France il y a toujours beaucoup d’habitants dans les centres villes. Tout de même l’attractivité commerciale du centre diminue progressivement à la fois à cause du foncier trop cher et de la circulation automobile trop chargée. Les grandes enseignes commerciales n’y investissent donc pas. Les commerçants le plus souvent indépendants ne peuvent s’étendre, l’effet de masse leur est donc impossible. De plus les loyers sont élevés ce qui entraîne un surcoût direct sur le prix de vente. Nous l’avons vu, à partir des années 60, sous l’influence des hypermarchés, les Français utilisent de plus en plus l’automobile pour aller faire leurs courses, y compris en centre ville. L’explosion de l’usage de la voiture individuelle à la fois pour aller au travail et faire des achats entraîne une congestion des centres villes anciens aux artères limitées. Les commerces indépendants, souffrant de la concurrence directe des grandes enseignes de périphérie, qui profitent d’un foncier peu cher et d’une accessibilité aisée, ferment les uns après les autres. Mais au contraire des USA qui laissèrent le marché dicter sa loi sur l’espace urbain, en France des politiques de rénovation urbaine furent menées afin d’enrayer ce déclin. Les villes pionnières en la matière furent Rouen, Grenoble, Strasbourg ou Nantes. Dans ces villes est décidée une piétonisation des centres villes accompagnée par le retour du tramway. Parallèlement au centre ancien ainsi piétonnisé, au risque de se voir muséifié, un autre centre ville moderne se développe. Les premiers centres commerciaux de centre ville jouent ce rôle et sont censés redonner de l’attractivité à l’hyper centre. Ces centres sont souvent très denses, sur plusieurs niveaux, dotés de parkings souterrains, à proximité directe des 16

MANGIN David, La ville franchisée, formes et structures de la ville contemporaine, éditions de La Villette, Paris, 2004

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rues commerçantes dont ils prolongent le linéaire commercial. Leur placement central attire des boutiques plus chics qu’un centre commercial de périphérie, permet des loyers plus élevés et donc des aménagements plus qualitatifs voire luxueux. Ils sont le prolongement naturel des passages couverts du début du XIXe siècle. Plus récemment, devant le succès commercial des aéroports, les exploitants des gares (la SNCF en France) tentent d’intégrer le centre commercial dans l’espace de la gare. Profitant ainsi de leur position stratégique dans les villes et de leur important flux de passagers, elles deviennent des centres commerciaux comme les autres, à ceci près qu’on peut y prendre le train. La gare Saint-Lazare récemment rénovée en est un exemple flagrant. Ces aménagements ne font que poursuivre une réalité déjà présente auparavant : cela fait longtemps qu’il y a des commerces dans les gares, et l’arrivée des nouveaux ne remet pas en question les horaires d’ouverture ou l’accessibilité pour tous. Mais la forme que prennent ces espaces commerciaux, multiplicité des niveaux, impossibilité d’éviter les boutiques, présence des grandes chaînes, montre l’influence directe du modèle du centre commercial. Ce n’est pas une nouvelle gare enrichie, c’est simplement une gare dans laquelle on a péniblement essayé de faire renter un centre commercial.

4.

Le centre autour de l’hyper

Un autre type nouveau de centre commercial apparaît via les hypermarchés. Devenant de plus en plus vastes et souhaitant élargir leur offre pour attirer toujours plus de clientèle, les hypermarchés se sont dotés d’allées de commerces reliées directement à l’espace de l’hypermarché. L’allée des caisses fut ainsi élargie pour permettre à des boutiques de s’installer en face des caisses. Pour les plus grands hypermarchés, cette allée a été doublée ou triplée, créant un véritable petit centre commercial en entrée d’hyper. On y trouve des magasins proposant des produits que l’hypermarché ne propose pas : tabac, distributeur, agence de voyage, coiffeur, fleuriste, pharmacie, opticien… Parfois la marque du distributeur met ses propres commerces dans ces galeries commerçantes, par exemple Carrefour Voyage ou Parapharmacie U. La situation géographique est quant à elle identique à un centre commercial de périphérie : en bordure de route ou de rocade avec des parkings les plus grands possibles. La distinction entre ces galeries d’hypermarché et les centres commerciaux contenant un hypermarché est de plus en plus ténue à mesure que les

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premiers croissent. De plus les grandes enseignes d’hypermarchés commencent à racheter des petits centres commerciaux dont l’hyper constituait déjà la principale attraction. Les gestionnaires de centres commerciaux se replient sur les grands centres qui restent les plus rentables dans un contexte économique de plus en plus tendu et sur un marché de plus en saturé et concurrentiel. Une concurrence de nouveaux centres mais aussi, et surtout, une concurrence de nouveaux acteurs.

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D. Dématérialisation et expérience 1.

Retailtainment ou s’amuser en consommant

D’abord inventé dans un cadre militaire puis universitaire, le réseau Internet s’est progressivement ouvert au grand public au cours des années 1990. Son usage prend alors un caractère plus social, il devient un outil qui met les gens en relation pour toutes sortes de raisons. Le haut débit des années 2000 permet par un enrichissement des contenus une utilisation commerciale de la technologie. Un site internet devient alors la dématérialisation des boutiques physiques. Il n’est pas une succursale parmi d’autres, se dématérialiser ne revient pas à déménager. Un site internet n’a pas les mêmes contraintes qu’un site physique. Deux mondes s’opposent. L’implantation d’une boutique, qu’importe sa taille, nécessite la prise en compte de facteurs physiques et économiques importants et lourds : le foncier, la construction, l’exploitation, l’entretien, le personnel. Ces coûts se retrouvent à la fin sur le prix de l’article vendu. De plus l’espace disponible étant fini, la boutique ne peut proposer qu’un nombre limité d’articles. Le monde virtuel que permet Internet n’est pas régi par les mêmes règles. L’espace y est infini. Toute donnée numérique a un impact, et un coût, sur le monde réel, notamment à travers les serveurs où sont stockées les données et leur facture (immense) d’électricité. Mais comparés à ceux d’une boutique physique, les coûts de ces serveurs sont presque négligeables. Un site internet peut ainsi offrir, en théorie, tous les objets existant sur terre à la vente. Des sites comme Amazon ou eBay en sont un exemple frappant. Le fonctionnement et l’entretien d’un site ne nécessitent que peu de main d’œuvre en comparaison des volumes vendus. Nos deux exemples ont même un modèle économique qui décentralise l’offre d’achat. C’est que l’on appelle le marketplace, que l’on pourrait tout simplement traduire par la place de marché. Des particuliers ou des professionnels proposent eux-mêmes sur ces plates-formes les produits qu’ils veulent vendre, de la même manière que des stands individuels sont mis en place sur une place un jour de marché. Les avancées technologiques ayant réglé les questions de paiement (avec des sites comme Paypal par exemple), il ne reste qu’un désavantage au commerce en ligne : le manque de matérialité. La dématérialisation est donc pour le commerce à la fois le principal avantage qui permet une diminution drastique des coûts, et son principal inconvénient, qui empêche le futur acheteur de voir, toucher ou sentir le

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produit qu’il veut ou peut acheter. Comme nous l’avons vu avec les innovations que met en place le grand magasin, la possibilité de toucher et d’essayer le produit, ou avec les techniques de vente des supermarchés, pour voir, attraper ou sentir l’objet, la matérialité, la palpabilité ou l’olfaction sont des facteurs primordiaux pour déclencher l’acte d’achat. Malgré ce handicap, et même sans simulateur olfactif ou immersion 3D, le commerce en ligne représente une part de plus en plus importante de la consommation d’objets. Il représente une concurrence de plus en plus forte pour les centres commerciaux. Aujourd’hui la part du e-commerce dans les ventes de détail est de 4%, soit la part de la vente par correspondance il y a dix ans. Mais d’ici 2020 cette même part devrait atteindre 20 à 25%. La fréquentation et la rentabilité des centres français a ainsi baissé en 2012 : moins 12% pour les visiteurs et moins 2% pour le chiffre d’affaires17. Mais internet n’est pas la seule explication. « La morosité économique et l’évolution des modes de vie ne font qu’amplifier les failles d’un modèle à réinventer. Se montrer et se différencier, tels sont les enjeux du commerce aujourd’hui pour capter le consommateur. »18 Le contexte économique morose est aussi responsable de cette tendance baissière de la consommation dans les centres commerciaux mais elle ne fait qu’accompagner un mouvement déjà en marche. Cette baisse frappe d’abord les centre commerciaux de taille moyenne des villes de moins de 250 000 habitants. Les petits centres accrochés à un hypermarché des petites villes ou des périphérie lointaines, ainsi que les très grands centres de plus de 100 boutiques. Pour renverser la tendance les centres commerciaux misent justement sur ce que les sites internet ne peuvent offrir : l’expérience physique. Et l’architecture joue un rôle important dans cette évolution. « Internet est un formidable outils de vente, d’information, et d’interaction avec les clients. Mais nous devons réaliser tout ce qu’Internet ne peut pas proposer : des lieux très agréables et qualitatifs. » Christophe Cuvillier, PDG d’Unibail-Rodamco19

17

Les commerces en France, CBRE Études et Recherche, Étude annuelle 2013 idem 19 in discours d’inauguration du centre commercial Aéroville, 2013 18

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Ce qui fut pendant longtemps la force des centres commerciaux, offrir un choix immense, est désormais ridiculisé par l’infinité de choix à portée de clic sur Internet. Pourquoi dès lors se déplacer, avec toutes les contraintes et difficultés que cela entraîne, pour trouver un produit, quand on peut le commander et le recevoir chez soi ? Pour l’expérience d’achat, pour tous ces à-côtés qui font que lorsque l’on va acheter quelque chose on ne fait pas qu’un achat, on voit aussi des choses nouvelles, croise d’autres individus, rencontre des amis ou craque pour un petit encas. Ce que ne pourra jamais offrir le monde dématérialisé d’Internet. Toutes les stratégies commerciales sont désormais basées sur l’amplification et l’enrichissement de cette expérience d’achat. Les nouveaux centres commerciaux se doivent donc d’offrir des activités nouvelles qui pousseront sans cesse les clients à revenir. Dans ce contexte les promoteurs sont incités à développer une nouvelle déclinaison du centre commercial, et ce dès la fin des années 1990 : le centre de loisirs et de consommation. Le premier est inauguré en 1998 dans la périphérie de Montpellier et se nomme Odysseum. Son ADN est proche du centre commercial classique : une grande enseigne attractive (en l’occurrence un Géant Casino) associée à des boutiques alignées dans des allées couvertes. Mais cette disposition classique s’enrichit de nombreux autres éléments. D’abord d’autres grandes enseignes capables d’attirer à elles seules des milliers de clients par jour, en l’occurrence Ikea et Décathlon. Ensuite des parkings à plusieurs étages permettant de densifier le stationnement qui se retrouve ainsi mutualisé entre les grandes enseignes. De plus le centre est relié directement au centre ville par une ligne de tramway qui dessert deux arrêts dans le centre commercial. Dans le monde des centres commerciaux c’est une petite révolution que de penser dès la création du centre un accès aux transports en commun, et surtout à un transport ferré comme le tramway. Cela permet de tenir un discours plus ou moins vert auquel il convient d’adhérer pour être politiquement correct et commercialement attirant, et surtout cela permet aux nombreux individus non motorisées, mais non moins démunis de pouvoir d’achat, de se rendre au centre, comme les nombreux étudiants de Montpellier. Enfin, et surtout, le centre a une dimension de loisirs : on y trouve un multiplexe, que l’on trouve d’habitude seul dans les zones commerciales, un « espace loisirs » qui regroupe une patinoire, un bowling, un planétarium, un aquarium, une salle d’escalade, etc.. Pour 90 000 m2 de commerces classiques, on compte 60 000 m2 d’espaces de loisirs. Il est à noter que ce complexe est d’inspiration publique puisque c’est Raymond

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Dugrand, adjoint de Georges Frêche (député de l’Héraut et maire de Montpellier entre 1977 et 2004), qui en eut l’idée. C’est ensuite le secteur privé qui a pris en charge les principaux investissements, accompagné par les pouvoirs publics qui ont pris en charge les transports en commun, la patinoire et le planétarium. Le centre ne devrait pas en rester là puisque sont prévus une gare TGV, un hôtel, une piscine municipale et un parc d’attraction. Preuve s’il en fallait que les affaires fonctionnent. L’Odysseum illustre bien cette nouvelle génération de centres commerciaux de périphérie. Elle est une réaction devant la saturation du marché entraînant une concurrence toujours plus importante entre les différents centres. Plusieurs recours au permis de construire furent portés contre ce centre par des concurrents, comme le centre commercial Polygone situé au centre ville qui avait peur de voir sa clientèle partir pour l’Odysseum. Les nouveaux centres cherchent une qualité architecturale, une facilité d’accès, des commerces ou des activités attractives pour attirer de nouvelles clientèles. L’objectif recherché est de rendre l’acte d’achat plus agréable, voire amusant. On passe du « faire ses courses » au « fun shopping », d’une nécessité vitale à un plaisir toujours recherché. En cela ces centres sont dans la droite ligne des mall américains, où les clients ne vont pas chercher forcément quelque chose mais une ambiance, un dépaysement, un loisir. C’est une tendance très forte du commerce : le lieu dans lequel nous est vendu un objet est aussi important que l’objet acheté lui-même, et le client est prêt à payer un peu plus cher l’objet pour avoir l’ambiance qui va avec. Un retour de ce qui avait fait le succès des grands magasins et qui peut n’être vu que positivement puisqu’il implique une qualité architecturale et urbaine supérieure. La tendance vers plus d’expérience physique se vérifie d’abord à l’échelle des boutiques, par exemple la marque espagnole de vêtement Desigual dont les boutiques hyper chargées et décorées ont fait la renommée. Cette marque souhaite vendre autant des vêtements qu’un mode de vie, illustré par leur slogan « la vida es chula » (la vie est chouette). Et, à l’échelle du centre commercial, le megamall, sorte d’immense centre commercial où l’aspect loisirs est poussé au maximum avec des rues à thème (la rue italienne, la rue anglaise, ambiance tropicale ou de souk) et de nombreux loisirs dont des parcs d’attraction, le tout sous un toit et climatisé. Le premier de ce type fut construit à Edmonton en 1981, c’est aujourd’hui le plus grand, à moins que ce soit (on ne sait jamais qui a tort ou qui a raison dans ces batailles de chiffres) le Mall of America à Minneapolis Saint-Louis ouvert en 1992. Dans les deux cas on compte 400 à 500 boutiques gravitant

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autour de 4 grands magasins avec des fréquentations de l’ordre de 40 millions de visiteurs par an occupant les 20 000 places de stationnement disponibles. Les promoteurs de ces centres font désormais appel aux grands noms de l’architecture contemporaine, aux « starcitectes » afin de donner une « identité » et une couverture médiatique à leurs immenses investissements. Hadid construit à Londres dans le quartier de Soho, Rogers à Barcelone, MVRDV s’occupe de l’extension de Maquina à Barcelone. L’agence BIG quant à elle vient de remporter le concours lancé par Immochan, la branche immobilier du groupe de distribution Auchan, pour la construction d’Europacity, équivalent français du Mall of America au bord de l’aéroport de Roissy. Mais cette nouvelle déclinaison du centre n’est qu’une fuite en avant. Les megamall américains n’ont fait qu’accélérer la désertification des centres commerciaux vieillissants ou trop petits. C’est une réponse à court terme d’un problème qui nécessite une changement plus profond de modèle. « D’ici 2020, si le e-commerce progresse au même rythme, si le rythme des ouvertures reste identique et si la consommation ne se ressaisit pas, 25% du parc immobilier commercial n’aura pas de justification économique et se transformera probablement en friche. »20 Pascal Madry, directeur de l’Institut pour la ville et le commerce L’occasion peut être pour les architectes de trouver un nouveau terrain de jeux.

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in revue Urbanisme num. 391, hiver 2013

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source : odysseum.fr

source :google images

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source : montpellier-agglo.fr

source :google images

Figure I-10. Odysseum 1998 2 Place de Lisbonne 34000 Montpellier France

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Les centres commerciaux de loisirs à mesure qu’ils augmentent leur offre d’activités ont tendance à croître toujours plus pour atteindre des surfaces de 150 ha. Progressivement de nombreux équipements quittent l’espace de la ville pour celui des centres commerciaux, comme en témoigne la patinoire publique placée au cœur de l’Odysseum. Au risque de voir le centre commercial prendre dans son giron une part de plus en plus importante de notre mode de vie. « Ces paysages payants, ces architectures recyclées en décors de superproduction, ne sont que quelques-unes des formes à travers lesquelles, dans une phase avancée de son expansion libérale, l’économie de marché continue de s’imposer dans tous les secteurs de l’existence. »21 René Péron Une dernière tendance est apparue dans les années 2010 : c’est la densification du centre commercial. Le centre de la Vache Noire à Arcueil inauguré en 2007 en est l’exemple fondateur en France, mais il s’inspire de ce qui a déjà été fait aux Pays-Bas. Le manque de place là-bas a poussé à optimiser les surfaces utilisées par le commerce, notamment en les superposant avec du logement. Le projet De Citadel par Portzamparc en est l’exemple le plus connu. Que ce soit en France ou aux Pays-Bas, un centre de ce type est le fruit d’une volonté politique forte. La différence de temporalité entre la mise au point d’un centre (8 à 10 ans) et de celle des logements (2 ans en VEFA22) explique que les promoteurs se tournent difficilement d’eux-mêmes vers un tel choix. L’ensemble de la Vache Noire superpose quant à lui sur le centre commercial un jardin public et des logements. Le développeur de ce centre est notablement néerlandais (ING Group). De plus ce centre ne base pas son succès sur l’automobile mais sur les transports en commun existants (bus, RER) et à venir (métro, tramway). Pour construire un si grand ensemble, une ancienne parcelle industrielle a été utilisée, l’usine ThomsonCSF fermée en 1995, cas de figure classique pour ce genre de nouveau centre commercial. Ce dernier constitue, dans la pensée des décideurs publics, un pôle attractif et actif, vecteur d’activité et d’urbanité, une nouvelle centralité pour un nouveau quartier mixte de logements et de 21 PÉRON René, Les Boîtes, les grandes surfaces dans la ville, éditions Comme un accordéon, L’Atalante, Nantes, 2004 22 VEFA : Vente en État Futur d’Achèvement

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bureaux neufs. Le slogan du centre est « Que des bons moments », l’expérience d’achat plutôt que le choix est ainsi mise en avant, le centre commercial étant, avec ses 120 boutiques, de taille moyenne en comparaison des standards actuels. Dans ce cas le centre se place physiquement et symboliquement au centre de la vie d’un quartier et de ses habitants. Le centre commercial poursuit ainsi son infiltration dans nos modes de vie et d’habiter. Dès les années 70 le penseur Baudrillard le pressentait, lui qui affirmait : « Travail, loisir, nature, culture… tout cela enfin mixé, malaxé, climatisé, homogénéisé dans le même travelling d’un shopping perpétuel. »23

Figure I-11. La Vache Noire 2007 Cité de la Vache Noire 94110 Arcueil banlieue parisienne France

23

Jean Baudrillard, La société de consommation, Daniel, Paris, 1970

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source : yelp.com

source : yelp.com

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66 Â source : bing map


2.

Architecture et culture du spectacle

Au cours de ses années viennoises le jeune diplômé d’architecture Victor Gruen monta avec des amis un théâtre indépendant. Ils y jouaient du théâtre d’avant garde. Les moyens étant limités chacun avait différentes fonctions, Gruen l’architecte s’occupa naturellement des décors. Oui et puis ? Cette expérience de jeunesse marqua profondément le père des centres commerciaux. Qu’elle fut consciente ou non l’influence du théâtre dans son œuvre lui donne un sens particulier : celui de la mise en scène. Ainsi dès les projets théoriques et d’autant plus dans les premiers projets comme le Northland Center, l’emphase est mise sur la notion de voir et d’être vu. Les fontaines, œuvres d’art ou plantations sont autant de décors pour le théâtre des achats. Les balcons sont des gradins et les atriums des scènes. Les nombreux balcons du Bon Marché avaient cette même fonction. En plus de voir les produits proposés dans les différents rayons, ils permettent aux clients de voir les autres clients et de se montrer à eux. Ces formes architecturales montent le spectacle de la foule pour la foule elle-même. L’analogie entre ville et théâtre est courante. On parle souvent du spectacle de la rue, de ces nombreux inconnus dont la vie courante devient un rôle aux yeux de l’observateur rêveur. Mais toute cette poésie disparaît lorsque l’on s’éloigne du centre. Les centres villes sont peuplés de visages et d’actions qui alimentent l’imagination, les périphéries enferment les individus dans leur caisse d’acier à figures métalliques. Dans leur étude sur Las Vegas24, Venturi et Scott Brown nous montre le parallèle entre le strip et le cinéma. L’expérience du strip n’a de sens que du point de vue du conducteur lancé à allure soutenu. Comme dans un long travelling de cinéma ce mouvement continu fait disparaître les détails (la laideur de l’espace public), renforce les grands traits (les enseignes lumineuses) et unifie le tout (le strip). Le spectateur immobile n’a au contraire sous les yeux qu’un flot ininterrompu de véhicules au milieu de boites à enseignes criardes. La technique cinématographique permet de montrer de grands espaces, la technique automobile permet de parcourir de grands espaces. Le strip est un modèle centripète : ouvert sur le reste de l’espace, il connaît une croissance sans fin, rejetant toujours plus loin les nouveaux commerces. Au contraire le centre commercial est un modèle centrifuge : il se referme sur 24

VENTURI R., SCOTT BROWN D. et IZENOUR S., Learning from Las Vegas, Cambridge (Mass.), 1972 (trad. fr. L’enseignement de Las Vegas)

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lui-même pour inventer son propre monde. Tout comme le théâtre où temps et espace sont limités et où l’imagination doit prendre le relais de la vision et de l’audition. Les décors de théâtre sont là pour accompagner le spectateur dans son déplacement mental. Les décorations et aménagements du centre commercial sont là pour accompagner le consommateur au delà du simple acte d’achat. Plus prosaïquement, la décoration du centre commercial doit conforter le visiteur. Pour lui donner envie de rester et donc d’acheter, tout est fait pour le mettre à l’aise et lui donner une impression de domesticité (cf figure I-13). De beaux sièges design ou des gros fauteuils en cuir, associés plus récemment à des prises électriques ou des bornes wifi sont là pour accueillir et retenir le client. « Le consommateur recherche deux choses : un bon prix, apporté par l’enseigne, et se sentir accueilli, ce que nous apportons par l’architecture, l’ambiance, les plantations, les animations et la bienveillance » Philippe Journo, président de la compagnie de Phalsbourg, promoteur de centres commerciaux 25 La compagnie de Phalsbourg reste propriétaire des bâtiments après la construction, elle peut donc se permettre d’investir une plus grosse somme qui sera rentabilisée sur le temps long, parfois jusqu’à 18 ans. Au contraire la majorité des promoteurs font des calculs de retour sur investissement sur une période de 5 ans. Le budget alloué à ce qui pourrait sembler secondaire, l’architecture, la décoration, l’aménagement des espaces communs, est donc limité au maximum. C’est la différence entre le Northland Center, où un maximum d’argent a été investi dans le design des espaces grâce aux convictions de Gruen, et Cherry Hill où les promoteurs voulaient faire un maximum d’argent le plus vite possible. Les bonnes idées de Gruen, bien qu’ayant fait la preuve de leur rentabilité, n’ont pas fait long feu une fois que le modèle s’est répandu. L’écrasante majorité des centres commerciaux fut construite avec un minimum d’attention à la qualité des espaces. Mais comme nous l’avons vu, la concurrence croissante que connaissent les centres commerciaux pousse les promoteurs et gérants à investir dans la qualité des espaces. Les nouveaux centres commerciaux comme Aéroville à proximité de Roissy ou Atoll à Angers misent sur leur 25

in AMC 230 février 2014, dossier centre commerciaux

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identité architecturale et leurs espaces intérieurs de qualité pour attirer des clients. Aéroville mise sur la hauteur de ses vitrines et la richesse de ses matériaux, en somme les mêmes arguments que Gruen utilisa dans son travail. Le centre Atoll avec son architecture spatiale qui englobe tous les commerce et les parkings dans un immense cercle reprend, en l’extrapolant, la logique centrifuge du centre commercial tel que mis en forme par ce même Gruen. Ainsi les centres commerciaux contemporains ne se sont pas tant que cela éloignés du modèle originel. Leur mouvement est le même, centrifuge, leur fonctionnement aussi, un mail reliant des boutiques et des grands magasins, et surtout leur symbolique est identique, mettre en scène et rendre social l’acte d’achat. Mais ils sont tout de même plus riches du travail de l’architecte Jon Jerde. À première vue le travail de Jerde, comme son fameux Horton Plaza à San Diego (Californie) ouvert en 1985, s’apparente à une architecture spectacle post-moderne. Tout prétexte y est bon pour utiliser des éléments de l’histoire de l’architecture pour créer l’événement, l’attraction. Mais il faut aller au delà de ce formalisme postmoderne, qui n’est après tout que le témoignage d’une époque, pour comprendre l’influence du travail de Jerde sur le monde des centres commerciaux. Comme point de départ Jerde a l’intelligence de repartir des concepts de Gruen. Le centre commercial est ainsi pour lui un théâtre urbain au même titre que le centre ville. Il vient en cela compenser la perte des espaces communs et donc des expériences communes, conséquence du développement de la maison individuelle et de l’automobile. Mais Jerde va plus loin. Ses projets prennent place dans les centres villes en déshérence des grandes villes américaines. Il ne souhaite pas uniquement faire des espaces communs, il cherche à faire des lieux, c’est le placemaking qui doit donner à des lieux une présence, a placeness. « It was not an architectural thing, it was clearly not an object, or objects ; it was a place ; a complex environment »(Ce n’était pas une chose architecturale, ce n’était clairement pas un objet, ou des objets ; c’était un lieu ; un environnement 26 complexe)

Cet art du lieu comme on pourrait le traduire, diffère du design d’objet, de l’aménagement urbain, de la planification ou du paysage car il est toutes ces 26

Jerde Partnership, reinventing the communal experience…a problem of place, process : architecture, 1992, p10

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disciplines à la fois. Un lieu tiens sa particularité et ses qualités d’une multitudes de facteurs correspondant à une multitude d’approches qui se sont sédimentés sur le temps long. Jerde accepte et utilise le chaos urbain et c’est ce désordre qu’il tente de recréer d’un seul coup et d’un seul tenant pour ses centres commerciaux. « There had to be the pluralism that you normally find in cities – accidents, surprises, people playing off one another’s designs, and so forth. »(Il devait y avoir un pluralité que l’on trouve habituellement dans les villes – accidents, surprises, des gens jouant avec le dessin d’un autre, et ainsi de suite)27 Le spectacle de la rue est ainsi recréé dans un environnement répondant aux exigences du commerce moderne. Quand l’effet Gruen était basé sur le visuel, l’effet Jerde (Jerde Transfer) mise sur le physique, le matériel. Les espaces qu’il créé et les plans qu’il dessine sont volontairement complexes. L’objectif est de perdre le visiteur, casser toute résistance corporelle par un excès de stimulations spatiales. Le visiteur est alors confus quant à où il est, où il va et comment il va y aller. N’ayant plus d’objectif spatial le visiteur n’a plus que les boutiques à regarder. Le passant devient ainsi client par la captation de son attention. Cet effet n’a pas lieu uniquement dans les espaces conçus par Jerde, on peut avoir les mêmes effets dans tous les centres commerciaux, d’autant plus que leur taille croit. L’apport de cet architecte sur la conception est donc importante.

27

ibidem

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Figure I-12. Aux premières loges du spectacle de la consommation. Hypermarché du centre commercial de Val d'Europe, décembre 2013,

photo personnelle

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Figure I-13. Le shopping, activité arrassante. Centre commercial Val d’Europe, photo personnelle, décembre 2013

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Ainsi à travers les exemples précurseurs comme Milliron departement store, Hudson’s Northland Center, Cap 3000 et Parly 2 ou Odysseum, nous avons mis au jour ce qui fait l’ADN d’un centre commercial. Les investisseurs visent une rentabilité assurée, la plupart du temps ils se contentent de répéter ce qui a déjà été éprouvé, les projets se font donc par mimétisme des projets antérieurs. Dans la pensée de Gruen, les centres commerciaux étaient bien plus que des centres d’achats, ils devaient aussi être des centres de vie pour l’individu et la communauté. Mais Gruen lui-même regretta à la fin de sa vie la soumission totale du centre commercial aux affaires, au business et donc à la recherche sans fin d’un profit toujours plus grand. Cette quête jamais assouvie, à la base de notre système capitaliste, entraîna des mutations et évolutions du centre commercial. À partir du centre commercial originel, situé en périphérie de ville et doté de grands parkings, lui même descendant du grand magasin exporté dans le contexte de la banlieue résidentielle, se sont développés différents types. D’abord le centre commercial a investi les centres villes dans l’objectif, voulu par les décideurs publics français, de relancer le dynamisme de ces zones. Ensuite il s’est progressivement constitué en frange d’hypermarché avec lequel il forme un seul ensemble, mais où l’hypermarché est dominant dans la taille et le chiffre d’affaires. Ensuite, devant la concurrence des autres centres commerciaux et d’Internet, le centre commercial s’est fait plus « fun » et divertissant, entraînant une croissance exponentielle de sa taille afin d’englober toujours plus d’activités. Cette le spectacle, déjà important dans le travail de Gruen, devient un élément fondamental du centre commercial. Auparavant cantonné à l’activité de shopping, le centre offre désormais à ses clients une offre divertissement de plus en plus large. Enfin la tendance des centres commerciaux denses et multifonctionnels, au cœur et moteur d’opérations de renouvellement urbain dans un contexte plus dense et mieux desservi par les transports collectifs, revient. La typologie des centres commerciaux que l’on pourrait établir découle donc d’une histoire qui a vu se succéder différents modèles avant de les voir aujourd’hui cohabiter. Cette multiplicité du modèle du centre commercial lui a permis de rentrer progressivement dans notre vie, nos dépenses et nos espaces, bref dans notre mode de vie. Si le centre commercial occupe de plus en plus d’espaces différents, il se pose alors la question de l’espace public. Trente ans après l’inauguration du mall de Cherry Hill, la question de sa dimension sociale et publique se posa avec insistance. Des militants politiques y distribuèrent des tracts et des dealeurs de drogue utilisent l’attractivité du centre pour leur petit commerce. Les gérants du centre tentèrent de mettre fin à ces utilisations considérées comme inappropriées. Pour la drogue, ce ne fut pas

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très difficile. Pour la politique, il en alla autrement. En 1994, saisie par une association d’anciens combattants de la guerre du Golfe, la Cour Suprême du New Jersey affirma la liberté d’expression au sein du centre commercial. « The economic lifeblood once found downtown has moved to suburban shopping centers, witch have substantially displaced the downtown business districts as the centers of commercial and social activity […] Found at these malls are most of the uses and activities citizens engage in outside their homes […] This is the new, the improved, the more attractive downtown business district – the new community – and no use is more closely associated with the old downtown than leafleting. Defendants have taken that old downtown away from its former home and moved all of it, except free speech, to the suburbs. »28 (La vitalité économique que l’on trouvait auparavant en centre ville s’est déplacée dans les centres commerciaux qui ont substantiellement remplacé le centre ville comme le centre du commerce et des activités publiques […] On trouve dans ces centres la plupart des usages et des activités que les citoyens pratiquent en dehors de leur maison […] C’est nouveau, c’est le centre ville nouveau et amélioré, la nouvelle communauté, et aucun usage n’est plus facilement associé au centre ville ancien que la distribution de tracts. Les défendants ont déplacé ce vieux centre ville et en ont tout pris, sauf la liberté de parole, vers la banlieue)

Cet arrêt résume parfaitement la place prise par le centre commercial dans la culture américaine et les questions que cela pose. La limite entre public et privé y devient de plus en plus difficile à percevoir. En France le centre commercial n’a pas atteint ce stade, mais rien ne dit que ce qui a eu lieu aux États-Unis ne pourrait pas avoir lieu ici. Mieux vaut alors réfléchir à ce phénomène au préalable pour éviter aux juges d’avoir à statuer sur la question. Et c’est bien dans la ville nouvelle, la ville périphérique, dans le royaume des centres commerciaux que le phénomène est le plus prégnant. Mais ne trouve-t-on pas dans ces espaces privés ce que l’on trouvait autrefois dans les espaces publics ? Alors que le marché prend progressivement de plus en plus de place dans nos vies et nos villes et que le pouvoir politique a de moins en moins de moyens, que reste-t-il de cet espace fondamental pour l’équilibre de la société et pour la constitution du citoyen ?

28

Chief justice Robert N. Wilentz de la New Jersey Supreme Court

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3.

L’espace public : définition et exemple

Pour comprendre ce qu’il advient de l’espace public aujourd’hui dans la périphérie de nos villes, il convient de préciser cette notion. La dichotomie « public-privé » s’est construite au cours des siècles dans le droit antique (romain, en particulier) et le droit moderne occidental. L’expression d’« espace public » se réfère à deux dimensions, une abstraite et une concrète. La dimension abstraite est un espace de communication, c’est la sphère publique. La dimension concrète renvoie aux lieux physiques, espaces de sociabilité. C’est ce qui explique l’hésitation et l’utilisation entre le singulier et le pluriel de l’expression : il y a un espace public abstrait et des espaces publics concrets. Une autre hésitation existe entre les espaces publics qui renvoient au droit et les lieux publics qui renvoient aux usages. Pour la civilisation occidentale, l’espace public correspond à l’idéal de l’agora grecque, qui se distinguait de la sphère privée de l’oïkos (la maison). Mais la séparation entre public et privé ne s’est appliquée dans le droit qu’avec la construction de l’État moderne qui a contribué à l’institutionnalisation d’une sphère publique spécifique nécessaire à son bon fonctionnement et à son équilibre. La sphère publique était au départ l’espace de contestation par rapport aux pouvoirs établis, le lieu de l’expression d’une opinion publique constituée dans les cafés et les cercles bourgeois et à travers la presse. L’institutionnalisation de l’espace public a permis de légitimer l’État et de fonder un nouvel ordre social et politique bourgeois. Le terme public désigne alors ce qui appartient à l’État, ce qui abrite ses institutions, comme les services publics, mais aussi tout ce qui relève d’un intérêt général garanti par celui-ci, comme l’ordre public. Mais l’État n’a pas pour autant le monopole de l’espace public. La dimension collective de l’espace public en fait d’ailleurs un enjeu de pouvoir, tant pour les agents politiques que pour les agents économiques. Pour les sociologues ce sont même les usages qui définissent le caractère public des lieux, dans ce cas un centre commercial peut être considéré comme un espace public. La notion de public est une construction sociale et politique, et non pas une qualité intrinsèque à un espace. Les espaces publics sont des « espaces de rencontres socialement organisés par des rituels d’exposition ou d’évitement »29, des espaces de la circulation et de la conversation. Le caractère public d’un espace provient aussi du sens commun que lui donne un groupe social. Or, celui-ci se 29

Isaac Joseph, notamment dans Le passant considérable. Essai sur la dispersion de l’espace public. Paris, Méridiens, col. Sociologie des formes,1984.

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construit au fil des interactions entre citadins aux identités différentes dans des lieux de libre accessibilité. Dans ce cas le centre commercial n’est pas un espace public puisqu’il n’est pas d’accès libre et la mixité de population y est limitée. L’espace public est un lieu en commun, lieu d’une pluralité acceptée, régie par des codes de civilité et des lois de la République. Il n’est pas seulement un ordre social (construit à travers des normes, des règles, des symboles, etc.), il est aussi une configuration spatiale (jardins et parcs publics, etc.). Enfin, le caractère public exclut l’appropriation par un groupe particulier. En même temps si l’espace public est en principe un espace ouvert à tous, nombreuses sont les procédures, normes, barrières, droits d’accès, etc., qui en interdisent l’accessibilité à certains groupes. L’accessibilité, l’appropriation collective, la tension entre l’étrangeté et l’anonymat d’un côté, et la reconnaissance et la rencontre de l’autre, le rapport entre la proximité et la distance (physique et sociale) permet ainsi de caractériser le caractère plus ou moins public d’un lieu. Les espaces commerciaux témoignent de cette imbrication entre privé et public, tant dans le droit que dans l’usage. Les commerces, en tant que lieux d’un échange multiforme, tant économique que social, culturel et symbolique, où s’affirme la fonction sociale de la consommation, sont des lieux intermédiaires de la relation public/privé. Dans un commerce traditionnel s’échange ainsi bien plus qu’un simple objet, il y a aussi un échange de paroles, d’informations ou de confiance. Bien que souvent idéalisé cet échange supplémentaire du petit commerce ne se retrouve pas dans le commerce moderne où l’on trouve moins de lien social. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’ils ne sont pas le support de nouveaux modes de sociabilité. Au cours du XXe siècle la frontière entre public et privé s’est ainsi effacée, désormais le public est loin de s’arrêter là où commence le privé. En même temps que le marché a grignoté sur le public il est lui même devenu plus public. Est-ce la preuve qu’il est nécessaire d’avoir une certaine quantité d’espaces publics pour le bon fonctionnement d’une société, que cet espace soit géré par la collectivité ou par une entreprise privée ? L’exemple de Los Angeles30 est en cela très instructif. Comme nous l’avons vu auparavant cette ville s’est construite sur l’idée même de ville à la campagne. Avant même la généralisation de l’automobile, le modèle de la villa de banlieue était le seul acceptable pour son développement et celui recherché par ses nouveaux habitants. Toute la plaine entre l’océan et les 30

cf GORRA-GOBIN Cynthia, Los Angeles, le mythe américain inachevé, CNRS éditions, 1997

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montagnes fut donc couverte par des quartiers résidentiels de maisons individuelles. Quel que soit son niveau de vie, le standard est une maison et une voiture. Sans elle il est impossible de mener une vie normale là-bas. Il fallut attendre les années 70 pour que soit acceptée, après de nombreux débats, la construction d’un centre d’affaire fait de tours de bureaux (Central Business District), accompagnée de la construction d’un métro qui fut pendant longtemps considéré comme un vecteur de densification et pour cela une chose à éviter. Pourtant l’espace public, celui géré par la collectivité, représente plus des deux tiers du territoire urbain. Mais cet espace est entièrement tourné vers la circulation automobile. Il n’est jamais pensé dans l’objectif de créer de l’urbanité, c’est-à-dire pour favoriser le contact entre êtres humains. Pour autant la ville ne manque pas de sociabilité ni d’urbanité. D’abord parce qu’une certaine civilité au volant s’est développée : les gens se respectent mutuellement et respectent le code de la route, comme s’ils étaient conscient de la nécessité d’un tel comportement afin de ne pas rendre la vie impossible pour tout le monde. Ensuite parce que toute l’animation urbaine et toute la vie sociale se sont déplacées dans les espaces privés : les maisons mais aussi les clubs, paroisses, centres commerciaux et autres espaces institutionnalisés. Le piéton n’est alors pas associé à la rue, quelle drôle d’idée que de vouloir marcher dans la rue !, mais aux espaces publics des centres commerciaux. Ces derniers sont importants dans la ville américaine, nous l’avons vu, mais c’est encore plus vrai à LA, alors même que le climat clément toute l’année permet d’avoir toutes les activités en plein air, y compris des concerts de musique classique comme au grand théâtre de plein air qu’est l’Hollywood Bowl. Les centres commerciaux, malgré leur caractère privé, et leur accès contrôlé par des vigiles, remplacent ainsi les espaces publics non existants de l’agglomération. À Los Angeles, « You have to pay for the public life » (Vous devez payer pour la vie publique)31. Mais les émeutes des populations noires et latinos en 1992 mettent au jour le problème que pose une ville sans espace public. « Cette conception d’un cadre de vie où la maison et le jardin ont accaparés l’essentiel des décisions politiques a fonctionné aussi longtemps que Los Angeles se percevait comme une entité anglo-saxonne. En revanche, elle pose problème depuis que la ville s’affirme comme entité pluriethnique. La question de l’espace public comme un des lieux 31

Charles Moore, in Perspecta, 1965

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d’apprentissage de l’altérité, condition de l’avènement d’une ville multiculturelle, se pose avec acuité. […] Dans un contexte ignorant le statut de l’espace public où se côtoient des individus appartenant à des ethnies, des communautés et des cultures différentes, la rencontre interethnique ne se produit plus que sur le mode marchand ou institutionnel. »32 Cynthia Ghorra-Gobin Ce discours sur Los Angeles s’applique très bien à nos sociétés occidentales. Le développement du multiculturalisme ou la cohabitation de différentes cultures n’est pas anodine et se doit donc d’être considérée. C’est encore plus vrai que là où les centres commerciaux sont les plus nombreux, dans la périphérie des villes, c’est aussi là que l’on trouve la plus grande mixité culturelle et sociale.

32

GHORRA-GOBIN Cynthia, Los Angeles, le mythe américain inachevé, CNRS éditions, 1997

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4.

Espace public et centre commercial

N’ayant aucune connaissance de l’autre autrement que par le rapport marchand, dès que l’on y est confronté dans un autre contexte, des tensions peuvent apparaître, empêchant tout rapport humain serein et ainsi plus généralement entraînant une déstabilisation de la société toute entière. La société française est aussi de plus en plus multiculturelle, inutile de le nier ou de le combattre. En revanche Los Angeles doit être le contreexemple de ce qu’il faut faire pour éviter des tensions entre les différents groupes qui composent notre société. Cet exemple nous rappelle l’importance de l’espace public, qui, comme le résume René Péron, doit permettre de « Se libérer des enfermements communautaires, construire des espaces communs dans la ville sans nier l’expression des frustrations, des intégrations impossibles ou ostentatoires, des fractures, des antagonismes les plus graves, permet de revendiquer l’avènement d’une société conforme aux principes de liberté, d’égalité, de fraternité qui fondent notre République. Voilà l’enjeu véritable de l’accessibilité élargie au centre-ville, ce qui s’y démontre dans les manifestations festives, syndicales et politiques. Voilà à quoi sert l’espace public. » PÉRON René, 33 Alors que dire sur l’importance croissante des centres commerciaux dans ce contexte de société multiculturelle ? « On ne peut pas conclure que les nouveaux équipements marchands, même les plus fermés, conduisent à la disparition de l’espace public. Par contre, ils le dénaturent »34 car socialement on s’y comporte pareil et on y recherche la même chose. En plus de remplacer l’espace public en périphérie, le centre commercial a ainsi transformé la nature de l’espace public de centre ville. Ce dernier devient lui

33

PÉRON René, Les Boîtes, les grandes surfaces dans la ville, éditions Comme un accordéon, L’Atalante, Nantes, 2004 34 ibidem

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aussi un espace prioritairement marchand, où il convient de circuler au maximum. « Le centre des villes donc, tendrait bien à n’être plus, du point de vue des activités commerciales exercées et des sociabilités qui leur sont associés, qu’un centre parmi d’autres »35. Le rapport s’inverse même lorsqu’une société comme Disneyland, qui vend avant tout du rêve aux grands et aux petits sous toutes les formes (films, produits, parcs d’attraction…), décide de construire une ville entière selon les standards du centre commercial et l’idéal du village : Celebration en Floride construite en 1992. La ville ressemble alors au centre commercial et sa gestion est équivalente car entièrement privée. Mais aujourd’hui de plus en plus de services publics se font en délégation de service public, l’entretien des espaces ou des bâtiments publics est de plus en plus couramment confié à des sociétés spécialisées privées. Que ce soit dans la rue ou dans l’allée du centre commercial, le déchet que je jette à la poubelle sera ramassé par un employé d’une société privée qui dans un cas est payé par un organisme public, donc par mes impôts, et dans l’autre cas par le gestionnaire du centre commercial, donc par la marge faite sur mes achats. Seul le gestionnaire change au final. Mais c’est bien ce gestionnaire qui est crucial. Disney s’est progressivement désengagée de la gestion de Celebration, sûrement à cause des nombreuses difficultés qu’elle rencontra dans la gestion de la ville, ses intérêts qu’elle mettait en avant étant en contradiction avec ceux des habitants, notamment à travers l’offre de petits commerces. Le principe même d’un pouvoir public est qu’il agit dans l’intérêt de tous et non pour lui ou pour un groupe particulier. Disney reste complétement impliqué dans un développement urbain de grande ampleur dans le Val d’Europe à proximité de ses parcs d’attractions, c’est donc que le secteur de la ville privée est profitable pour cette entreprise. Est-ce que ce sera aussi profitable pour les futurs habitants ? En tout cas, pour René Péron, la véritable menace qui pèse sur l’espace public et sur notre société en général, « c’est que ces opérations d’aménagement modèlent des lieux où des fractions de plus en plus nombreuses de la population transfèrent de manière exclusive leur temps, leur recherche de détente, d’agitation, de rencontres, de surprises, leur imaginaire, et cela sans que ces déplacements, ces activités puissent à aucun moment les mettre en péril ; que la 35

ibidem

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prétention du drugstore à se substituer à la ville, à devenir le tout de la ville dénoncée par Baudrillard dans La Société de Consommation ne se généralise. » PÉRON René36 Cette idée de surprise, voire de mise en danger, est la vraie valeur de l’espace public, ce que ne pourra jamais offrir un espace parfaitement organisé et contrôlé comme le centre commercial. À force d’éviter, consciemment ou inconsciemment, tout contact avec l’inconnu, le différent, le nouveau, on ne sait plus comment réagir et la réaction qui vient instinctivement risque d’être violente, les émeutes de banlieue nous le prouve sans peine. Ainsi alors que pour certains les problèmes qui se posent aux ÉtatsUnis semblent lointain grâce à notre système républicain, il devient de plus en claire qu’il suffit d’aller dans nos périphéries pour voir que ce système souffre et ses citoyens avec lui. Le centre commercial représente aujourd’hui un facteur sous estimé de mixité social. Vu comme tel, et non comme une locomotive économique, ce lieu pourrait devenir le support de politiques publiques d’urbanisme dynamiques et efficaces. Le temps presse car, comme les problèmes socio-culturelles, nul besoin d’aller jusqu’à la Floride pour trouver une ville privée. Ici aussi l’initiative privée fait son chemin en quête de profits. Et elle nous donne la preuve que le modèle du centre commercial, loin de s’arrêter à la typologie que nous avons esquissé, percole l’intégralité de notre société. Cette preuve se trouve à 30 kilomètres de Paris et est le fruit d’une véritable délégation de service publique de l’urbanisme. C’est le Val d’Europe.

36

ibidem

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II.

ÉTUDE DE CAS : le Val d’Europe A. 1.

historique

Villes nouvelles

Les villes nouvelles à la française entrent dans le discours officiel à partir de 1965 avec le Schéma Directeur de l’Aménagement et de l’Urbanisme de la Région Parisienne (SDAURP) lancé par De Gaulle, sous l’égide de Paul Delouvrier, assisté par les services du District de la Région Parisienne et par l’Institut d’Aménagement et d’Urbanisme de la Région Parisienne, tous deux organismes de l’État. Localisées sur les plateaux agricoles facilement urbanisables, elles sont destinées à se développer selon deux grands axes tangentiels à l’agglomération parisienne (cf. schéma 1), l’axe sud (Melun/Évry/Saint Quentin) et l’axe nord (Cergy Pontoise/vallée de la Marne). Elles doivent répondre au manque criant d’espace que connaît la région parisienne, ce que Delouvrier nommera « les dimensions de l’inéluctable », c’est-à-dire deux fois plus d’espace pour l’industrie, trois fois pour les bureaux et quatre fois pour l’habitat. En même temps la création de centres urbains nouveaux doit créer une polycentralité alors inexistante à l’échelle de l’agglomération tout en garantissant, officiellement du moins, un développement urbain organisé et contrôlé à la différence de celui de la première moitié du XXe siècle. Elles sont donc une réponse étatique et administrative aux besoins de l’économie, de l’espace pour les activités, et de la population, des logements, équipements, commerces et loisirs ; besoin surtout vrai pour les habitants des banlieues pour qui Paris est le seul choix possible en matière d’achat ou de divertissement.

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Figure II-2. les villes nouvelles, deux axes de développement nouveau pour la région parisienne

Figure II-1. schéma d'urbanisation de Marne la Vallée

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2.

Marne la Vallée

Dans ce plan général, le secteur de Marne-la-Vallée se voit assigner un objectif inédit et nettement plus ambitieux que ceux des autres villes nouvelles : servir de contrepoids à l’attraction de l’ouest afin de rééquilibrer l’est parisien. Cette préoccupation est née au cours des années 1950, face à l’irrésistible glissement des affaires de la capitale le long de la « voie triomphale » des Champs-Elysées jusqu’à La Défense. Pour preuve, en 1970, l’Est parisien ne totalise que 3% des parcs de bureaux de la région parisienne. Décrétée en 1971, la ville nouvelle de Marne-la-Vallée s’étend sur 25 kilomètres à l’Est de Paris, compte 26 communes et comprend 4 secteurs : Porte de Paris, Val Maubuée, Val de Bussy et Val d’Europe. L’urbanisation s’est développée d’ouest en est, le Val d’Europe étant le secteur le plus récent. Contrairement à d’autres villes nouvelles comme Saint-Quentin-en-Yvelines, du fait de la dimension (une fois et demie celle de Paris) et de la structure villageoise préexistante, l’urbanisation de Marne-la-Vallée s’est structurée sur plusieurs centres urbains reliés entre eux par les réseaux routiers, autoroutiers et le RER. La volonté de préserver la vallée de la Marne au Nord et les massifs forestiers au sud dictait de canaliser l’urbanisation sur un schéma linéaire divisé en 4 secteurs naturels ayant chacun leur caractère propre, séparés les uns des autres par des espaces boisés. Le chapelet des quatre villes répond à des attentes bien précises de la part des aménageurs : chaque ville compte entre 100 et 150 000 habitants, a trois stations de RER, qui organisent le centre d’un quartier et les grands équipements, pour qu’aucun logement ne se trouve à plus de dix minutes d’une station. La densité des quatre secteurs ira en décroissant à mesure que l’on s’éloigne de Paris : en secteur I , 90% d’immeubles collectifs, 70% pour le secteur II, les secteurs III & IV comptent 50% de maisons individuelles. Cet étirement exponentiel est d’autant plus marquant que les deux principaux pôles de centralité sont localisés aux deux extrémités de ce vaste territoire de Seine-et-Marne. Le premier se situe à l’ouest dans le secteur des Portes de Paris : c’est la mégastructure urbaine de Noisy-Mont d’Est où s’empilent RER, parkings, centre commercial, bureaux et logements entourés par un boulevard hexagonal. La dalle de Noisy est le pendant de celle de La Défense, toutes deux le fruit d’un urbanisme dirigiste étatique et

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mégastructurel. Le second est localisé à l’est dans le secteur du Val d’Europe, véritable nouvelle ville dans la ville nouvelle dont un grand nombre d’opérations d’aménagement demeurent en cours de réalisation et qui s’organise dans et autour d’une route circulaire de plusieurs kilomètres de diamètre au centre de laquelle on trouve les parcs d’attraction Disney et un « centre urbain ». La route circulaire du Val d’Europe est le pendant du boulevard périphérique parisien.

Figure II-3. Val d'Europe au sein de Marne la Vallée et par rapport à Paris

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3.

Du secteur IV à Val d’Europe

Le secteur IV du Val d’Europe regroupe les communes de BaillyRomainvillers, Chessy, Coupvray, Magny-le-Hongre et Serris. Ces 5 communes forment le Syndicat d’Agglomération Nouvelle (SAN) du Val d’Europe, structure intercommunale qui perçoit la taxe professionnelle de l’ensemble des entreprises du secteur et finance les services et les équipements publics de ce territoire. Le SAN gère l’Établissement Public d’Aménagement France (EPAF), en charge de l’aménagement. Lancé au début des années 80, le secteur IV avait peu de chances de sortir de terre grâce à la seule initiative publique compte tenu du relatif échec des villes nouvelles (aucune d’elle n’a atteint la population prévue) poussant vers d’autres politiques prônant la reconstruction de la ville sur la ville. Sans oublier les 30 kilomètres qui séparent le secteur IV de Paris. C’est là qu’intervient un acteur nouveau sur la scène de l’urbanisme francilien : The Walt Disney Company. À l’époque gérante depuis 30 ans de parcs d’attraction d’abord aux États-Unis puis au Japon, cette dernière souhaite en créer un nouveau en Europe. Barcelone et Paris étaient en compétition, mais les pouvoirs publics français ont su convaincre et surtout offrir plus que leurs homologues espagnols. À partir de 1980 commencent des discussions entre l’État français et la Walt Disney Company (WDC) quant à la construction d’un parc à thème à proximité de Paris et de ses 30 millions de visiteurs annuels. En 1987 est signée une convention entre la WDC, l’État français, le Conseil régional, le Conseil général de Seine-et-Marne, la RATP et l’EPA Marne sur un projet urbain de 30 ans (1987-2017) en trois phases dans le cadre d’un Projet d’Intérêt Général, outils administratif permettant à l’État de gérer des projets de grande ampleur. Chaque phase est l’occasion de réunir tous les acteurs pour discuter des priorités et de la direction à prendre, mais le fonctionnement de base reste le même : l’État achète, viabilise et revend à prix coûtant des terrains à bâtir à EuroDisney et construit les infrastructures (routes, autoroutes, RER, TGV) pour desservir les terrains urbanisables. EuroDisney, filiale de la WDC, revend les terrains à des promoteurs immobiliers et garde le contrôle sur l’architecture des bâtiments via un cahier des charges et une liste d’architectes parmi lesquels les développeurs doivent choisir. Eurodisney réalise ainsi une marge de 20% au passage grâce à l’augmentation du prix du foncier et contrôle au final 60%

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des 3200 ha du territoire. Cette convention fixe aussi un nom pour ce qui n’était jusqu’à présent que le secteur IV de la ville nouvelle de Marne-laVallée : Val d’Europe. Ce nom marque la volonté de faire de ce territoire un carrefour de l’Europe, notamment grâce au TGV, à l’autoroute A4 et à la proximité de l’aéroport de Roissy, mais aussi de lui donner une dimension symbolique supranationale. La première phase, entre 1987 et 1997, a permis de mettre en place les réseaux de voirie et de transports collectifs (gares RER et TGV), les réseaux d’assainissement, de premiers programmes d’habitat et d’équipements publics autour des bourgs anciens des communes, puis enfin, l’ouverture du premier parc de loisirs Disney, du Disney village (Parc récréatif à vocation régionale), d’un ensemble hôtelier, de congrès et d’un golf. La deuxième phase (1997 – 2003) se concentre sur la construction d’un nouveau centre urbain pour le Val d’Europe et l’ensemble de la Ville nouvelle (programme de 1800 logements, un mall commercial de 90 000 m2 ouvert en 2002, suivi d’un factory outlet center, 5000 m2 de commerces de proximité, 365 000 m2 de centre d’affaires, des équipements administratifs, un collège et une université) parallèlement à la poursuite des opérations de développement des communes : logements, écoles, crèches, équipements culturels, pôles d’activité, etc. Parmi ces derniers, l’ouverture en mars 2002 du Walt Disney Studios, parc récréatif dédié aux domaines de l’image, et le lancement de la première tranche de 40 hectares du Arlington Business Park, parc d’activités complètement végétalisé et paysagé, figurent parmi les nouveaux moteurs économiques de cette période. La troisième phase, signée en juillet 2003, permet au projet Disneyland France d’atteindre les deux tiers de son développement trentenaire. Cette phase a trois objectifs principaux : - réaliser de nouveaux équipements publics de proximité (médiathèques, maisons de quartier, groupes scolaires, hôtel de ville (Serris), parc paysager, gymnases, etc.) ; - renforcer le développement du pôle touristique (Disney Village, 2000 chambres d’hôtel, un hôtel quatre étoiles de 700 chambres) et tertiaire par la création d’un pôle d’affaires de 100 000 m² de bureaux dans le centre urbain, la réalisation de la 2ème tranche du parc d’affaires (Arlington Business Park) et l’extension de 10 000 m² de la surface du centre commercial du Val d’Europe ; - poursuivre le développement immobilier résidentiel en réalisant les 1700 logements du périmètre Disney.

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Ainsi parallèlement au développement économique de la zone, en soi important et de grande ampleur, c’est une ville complète, avec ses logements, ses équipements, ses activités et ses infrastructures qui prend forme progressivement sur le territoire dont Disney a la charge. Quelle forme prend cette nouvelle ville ? Est-ce la matérialisation de l’extension du modèle du centre commercial à la ville et aux modes de vie ? Les chiffres de population du secteur IV confirment le succès de l’opération : 4 833 en 1989, 18 500 en 1999, 19 727 en 2005, 26 000 en 2009, 40 000 pour 2017 ; soit un quasi quadruplement de la population dans les dix ans après la signature de l’accord et une multiplication par dix en trente ans. Comment expliquer un tel succès dans un contexte géographique si commun ? La thèse derrière ce questionnement étant que c’est grâce à Disney et non simplement via Disney que ce développement urbain et économique prend forme, et plus précisément grâce à l’imagerie qu’elle a réussi à construire depuis sa création puis à appliquer à de nombreux autres supports. Cette imagerie correspond aux attentes (ou serait-ce des demandes ou des besoins) des habitants et utilisateurs. Et le centre commercial en est le vecteur et le catalyseur. Nous tâcherons donc par la suite de décortiquer les structures et formes urbaines de ce secteur pour en faire ressortir les traits marquants. Le développement résidentiel s’organise autour du « centre urbain » et du grand cercle (cf. figure 4) que nous étudierons dans un premier temps. Les communes rurales préexistantes (Chessy, Coupvray, Magny-le-Hongre, Serris), dont nous dirons un mot, se sont ainsi transformées en satellites pavillonnaires d’un centre urbain nouveau venu s’implanter entre elles. Enfin, comme pour boucler la boucle mais aussi pour donner une illustration au discours théorique sur les centres commerciaux, nous aborderons en détail le « centre commercial international de Val d’Europe ».

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Figure II-4. seul document graphique diffusé par EuroDisney présentant une vision d'ensemble de l'aménagement de Val d'Europe, copyright : Disneyland Paris

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B.

expansion d’un modèle « Disney n’avait pas vocation à faire du développement urbain, mais dans la mesure où les collectivités et l’Etat l’exigeaient, il devenait indispensable de s’y impliquer pour préserver l’environnement des parcs d’attractions. L’enjeu du pôle urbain est touristique. » Dominique Cocquet, directeur général adjoint d’Euro Disney37

Et l’objectif est réussi puisque le Val d’Europe se place en 1ère destination touristique d’Île-de-France avec 13 millions de visiteurs/an. Il représente une convergence et un mélange entre les traditions et les cultures : celles de Disney via ses parcs à thème, celles de la ville nouvelle à la française et celles de Paris ; tout en ne voulant n’être aucune d’elle complètement, ni une vaste banlieue résidentielle « white upper middle class » ni un grand ensemble à l’architecture moderne ni un faubourg haussmannien. Cela détermine le choix d’une architecture européenne pastiche pour les logements et les bureaux, une architecture moderne pour les équipements publics (financés et imposés par les pouvoirs publics) et d’un urbanisme nouveau, résultat d’une influence égale entre les réseaux modernes et les structures traditionnelles des villes. Le rôle et l’influence formelle de Disney dans la construction de ce quartier nouveau sont primordiaux et prennent des formes claires que l’on s’attachera ici à montrer et expliquer. L’architecture de Val d’Europe est le contraire de l’architecture monumentale des villes nouvelles, elle se positionne notamment comme opposé géographique et inverse morphologique de Noisy centre. Le centre urbain possède les caractéristiques des villes traditionnelles que les villes nouvelles avaient mises de côté : petits îlots, rues, mitoyenneté, échelle réduite, équipements intégrés au tissu… Ces caractéristiques marquent une influence certaine des courants du new urbanism américain ou des théories de Léon Krier. Mais ces courants de pensée ne suffisent pas à décrire et expliquer les formes rencontrées dans ce quartier. Pour ce faire il faut rentrer dans l’histoire et le fonctionnement même de la machine Disney.

37

in Le Moniteur, mai 2004

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« Nous sommes avant tout une entreprise de divertissement. Nous nous exprimons par nos films, nos livres et nos jouets, mais nous pouvons également le faire à travers des édifices, des rues, des places, des éclairages et des aménagements paysagers. Tous ces éléments se conjuguent pour engendrer des expériences heureuses et inoubliables. » Michael EISNER, PDG de la Walt Disney Company38 Avant toute chose ce que développe et vend cette société est de l’image et à travers ces images du rêve, du dépaysement, du divertissement. Walt Disney avait fait de ses images des films, une succession de dessins créant l’illusion de l’animation. Mais elles prennent aujourd’hui de nombreuses autres formes : produits dérivés, spectacles, parc à thème, etc. La forme la plus récente de ces images est la ville elle-même, la succession des images auxquelles renvoie l’architecture créant l’illusion de l’histoire et du temps. Forme que l’on doit à Michael Eisner qui, une fois à la tête de Disney, a souhaité s’inscrire dans la tradition mise en place par Walt lui-même et ses projets de villes idéales et la création des parcs à thème. Pour toujours renouveler ces images, Walt Disney avait mis en place une structure nouvelle basée sur un nouveau métier : l’imagénieur (imagineers). L’imagénieur est un créateur, qu’importe son domaine de compétence initial (dessin, musique, animation, modélisation, architecture, urbanisme, etc), qui va se concentrer sur la création de mondes, d’univers, d’objets, de lieux ou d’espaces ayant vocation à divertir le monde (et à rapporter un maximum d’argent).

38

in Connaissance des arts, numéro spécial EURODISNEY, 1992

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1.

Centre urbain « Nous pensons que l’urbanisme doit s’insérer dans la continuité culturelle. Pour nous, cet enracinement trouve sa source à Paris, dans l’architecture d’Haussmann. Il ne s’agit pas de nostalgie ou d’une architecture pastiche, mais d’une passerelle vers le passé. Cela permet de restituer une échelle de la ville et un art de bâtir, auxquels nous croyons. » Dominique Cocquet, directeur général adjoint d’Euro Disney39

« La référence au Paris d'Haussmann pour les édifices de la place du centre-ville n’a de sens qu’en tant que évocation de la bourgeoisie et perd sa valeur originelle en lien avec le système de classe qui avait cours au XIXe siècle. Nous sommes ainsi en présence à Val d'Europe d’une tendance à privilégier l’aspect formel sur celui plus fonctionnel des bâtiments. En conséquence, la prédilection accordée au signifiant plutôt qu’au signifié - ou au médium plutôt qu’au message - s’inscrirait à contre-courant du mouvement moderne qui préconise au contraire une conformité entre les deux niveaux d’une construction architecturale. »40 Valérie Vautier et Véronique Wild

Le « centre urbain », terme utilisé par Disney et les pouvoirs publics, est la partie la plus dense du Val d’Europe, un trapèze accroché au grand cercle et traversé par les lignes du RER A et du TGV. La gare de RER y reprend le nom de tout le secteur, Val d’Europe, marquant la centralité de ce quartier dans l’organisation de tout le secteur IV. Que l’on arrive dans le quartier par cette gare ou depuis l’autoroute, l’un n’étant pas plus difficile que l’autre, ce qui frappe c’est justement l’absence de surprise. Il s’installe rapidement une familiarité, une domesticité qui nous indique sans besoin de réfléchir où il convient de marcher ou de se garer, où sont les principaux organes de la ville (la gare, la bibliothèque, le centre commercial, les logements…). Ici un banc, là une rangée d’arbres, une entrée de parking, un 39

in Le Moniteur, mai 2004 in Valérie Vautier et Véronique Wild, L'Oasis urbaine. Disney bâtisseur aux portes de Paris (Val d'Europe) 40

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porche, une devanture de magasin, une terrasse : tout semble évident et connu. Le tout coiffé d’un chapeau de zinc. Nous voici dans un quartier de Paris expatrié à 30 kilomètres du Paris constitué. La figure 5 est une photo de la place d’Ariane entre chien et loup, heure charnière où les détails s’estompent pour mieux nous tromper sur le lieu où l’on est. Cette place articule les entrées des RER, parkings souterrains, centre commercial, bibliothèque municipale et des logements. Elle constitue l’entrée dans le quartier urbain du Val d’Europe lorsque l’on sort du RER et en cela est comme une vitrine. Le contenu de cette vitrine a un air parisien : sol en granit gris et en stabilisé pour les arbres, brasserie avec terrasse, porches d’entrée, (fausse) pierre de taille blanche, pavillons d’angle, balcons filants avec ferronnerie, volets blancs à persiennes, mansardes, toits en zinc. Les bâtiments ne dépassant pas R+4, c’est comme un Paris en plus petit qui se dresse devant nous, un Paris « à taille humaine », adapté aux nécessités modernes. L’ensemble est subdivisé en cinq quartiers : le quartier de la gare autour de la gare, le quartier du parc autour du parc, le quartier du lac au bord du lac, le quartier du golf au bord du golf, le quartier du Val de France à flanc de vallon. Les dénominations sont simples, chaque quartier comporte un atout en plus des équipements généraux (parkings souterrains, allées plantées, équipements publics). Ces équipements, gare, parc, lac et golf, deviennent des événements urbains qui donnent une toponymie efficace à cette nouvelle ville et permettent ainsi aux nouveaux habitants de se repérer et de se situer à la fois spatialement et socialement. Chaque quartier vise ainsi une clientèle bien précise, chaque découpage est un produit conçu et marketé en prévision d’une certaine cible. Les prix de vente plus proches de ceux de Paris que des alentours et le succès commercial de ces opérations, bien que ralenties par la crise, nous montrent que ces produits ont rencontré leur cible.

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Figure II-5. plan masse indicatif du centre urbain de Val d'Europe, 2011, copyright : Disneyland Paris vue satellite du centre urbain, 2013, copyright : googlemap

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Figure II-6. centre urbain de Val d'Europe, comme un air de Paris, photos personnelles, dĂŠcembre 2013

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2.

Images

L’esthétique du centre urbain ne renvoie pas directement à Paris tel qu’il est, aussi proche physiquement soit-il, mais à une image de Paris. Celle créée par les imagénieurs dans leurs studios de travail américains, sans être forcément allés à Paris, mais en reprenant toute l’iconographie concernant cette ville pour en sortir les principaux traits et aspects. Une fois la distillation réalisée, elle est diffusée mondialement à travers les productions de la maison, et notamment les films et la télévision. Le film Ratatouille, sorti en 2007, du studio Pixar, propriété de Disney depuis 2006, en est un exemple. L’action se déroule à Paris, on en retrouve les quais de Seine, les pavés ou les vues sur la Tour Eiffel. Mais à y regarder de plus près l’architecture et les ambiances y sont tout autant italiennes que françaises : les enduits sont de couleurs chaudes, impression renforcée par une lumière très jaune, trop jaune pour Paris, la brique est souvent présente dans les constructions (dans le restaurant ou l’appartement du personnage principal), les Vespa sillonnent les rues et les noms sonnent italiens (notamment Linguini pour le personnage principal). Il faut être parisien ou français pour remarquer toutes ces légères dissonances mais elles sont assez fortes pour ne pas être anodines. Le professionnalisme des créateurs de chez Pixar n’est pas à remettre en question et il est désormais si simple d’avoir une image à peu près fidèle à la réalité grâce à la profusion de documents accessibles depuis n’importe où sur la planète qu’on ne peut plaider l’erreur. La confusion entre Paris et l’Italie est donc bel et bien un choix créatif destiné à rendre le film plus désirable, l’histoire plus belle et le tout plus conforme aux attentes des spectateurs. Cette image offerte par des médias de masse au plus grand nombre donne une image mentale préfabriquée sans nécessité d’aller dans le lieu concerné. L’architecture du centre ville du Val d’Europe fait ainsi référence à l’image de Paris telle qu’un touriste étranger peut l’avoir. Il s’agit ici de topoï, de lieux communs, de gabarits qui se traduisent dans les modénatures de façades, motifs ornementaux, couleurs, mobilier urbain. Le résultat n’est ni crédible ni réaliste si l’on s’y attarde mais fonctionne d’une certaine manière mieux qu’une référence à Paris au sens propre puisqu’une telle référence directe ne correspondrait pas aux attentes des visiteurs et des habitants. Au final le centre urbain de Val d’Europe est plus proche formellement de la zone française du World Showcase d’EPCOT à Disneyworld en Californie (cf. figure 7) que de Paris. De la même manière que les hôtels du parc d’attraction EuroDisney ne

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cherchent pas une vision délibérée des États-Unis, mais une référence directe à l’image qu’en ont les Français à travers le cinéma. C’est ainsi qu’un architecte français, Antoine Grumbach, a pu construire l’hôtel évoquant le midwest en reprenant les codes et images issus de westerns et en faire l’un des plus réussis comparé aux autres réalisés par des Américains. L’important n’est pas de connaître ce à quoi l’on fait référence mais bien de connaître l’image qu’a la majorité de ce à quoi on fait référence. En des termes plus évidents : Grumbach n’a pas eu besoin d’aller dans le Midwest pour faire un hôtel qui le rappelle, il a simplement regardé Le train sifflera trois fois ou Le Bon, la Brute et le Truand en DVD. En 2014 s’ouvrira une nouvelle attraction dans le parc Walt Disney Studio de Marne-la-Vallée, un quartier parisien en rapport avec le film Ratatouille. En guise de quartier c’est tout simplement une boîte en tôle recouverte d’un décor de béton et de plâtre aux airs parisiens, du moins européens (cf. figure 8). Un décor du même ordre que celui que du quartier français d’EPCOT (cf. figure 7). Si ce dernier résume la France à une forme d’architecture haussmannienne, le premier renvoie plutôt à ce qui serait un vieux Paris villageois. L’un met en avant une architecture de pierre, de zinc et de ferronnerie, l’autre une architecture de brique, de tuiles et de bois. Nous ne sommes qu’à 30 kms de l’original mais qu’importe puisque ce n’est pas Paris qui est reproduit mais une image de Paris, image de Paris qui n’existe pas à Paris. D’un Paris physiquement existant, une entreprise américaine de divertissement a fait une attraction en Floride, attraction dont l’esthétique est reprise et transformée dans un film distribué sur toute la planète, pour finalement se matérialiser en une autre attraction dans un parc Disney à 30 kms du Paris originel. La boucle est bouclée et sa longueur explique la différence entre Paris et l’attraction Ratatouille.

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Figure II-8. représentation du quartier français d'EPCOT, Disneyworld, Floride, copyright : Disney, in Walt Disney's EPCOT center, creating the New World of Tomorrow, Richard R. Beard

Figure II-7. représentations de l'attraction parisienne à Walt Disney Studios, Marne la Vallée, Île-de-France, copyright : Disney, source : disneygazette.fr

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Cette confusion entre France et Italie que l’on observe dans le film Ratatouille se retrouve dans un des événements urbains majeurs du centre urbain de Val d’Europe, la place de la Toscane. Par son nom on a déjà des images qui nous passent par la tête, c’est bien ces images que l’on retrouve construites. Car à la différence d’un discours moderne qui citerait une chose pour en faire autre chose de complètement nouveau, ici les éléments sont utilisés de manière assez littérale bien qu’aussi transformés. Dans les deux cas une transformation s’opère, mais là où le moderne crée quelque chose de nouveau qui s’éloigne du modèle, l’architecture du Val d’Europe tente de se rapprocher au maximum de l’image commune correspondant à la source d’inspiration. On trouve sur le site internet du Val d’Europe, site géré par Disney afin de mettre en avant les opportunités immobilières disponibles, une description qui témoigne de cette volonté : « La Place de Toscane : Charme et convivialité pour un nouveau cœur de ville. Son nom évoque la Toscane, ses pierres blondes réchauffées par le soleil, ses cyprès caressés par le vent et les repas qu'on y prend au grand air… De la Toscane, la nouvelle place de Val d’Europe en a aussi l’esprit - celui d’une convivialité unique - et le style, minutieusement repensé par deux architectes de talent, Pier Carlo Bontempi et Dominique Hertenberger. Inspirée de la Piazza dell'Anfiteatro à Lucca, au cœur de la Toscane, on y retrouve son ellipse accueillante, soulignée par le sol pavé de grès et de comblanchien, et ses espaces d'échange et de rencontre créés pour donner envie de prendre son temps, de savourer un art de vivre aux accents italiens. »41 Un architecte italien, Pier Carlo Bontempi, ayant travaillé avec Léon Krier, a donc été choisi pour faire du style italien, tout en s’inspirant de l’architecture francilienne. Dominique Hertenberger quant à lui a fondé une agence dénommée « Paris Classical » qui s’attache à poursuivre l’héritage de l’architecture classique française, uniquement pour des clients en Chine, en Russie ou en banlieue parisienne. Ces deux architectes démontrent que l’architecture du Val d’Europe est le fruit d’une certaine vision de l’architecture s’inscrivant dans le classicisme et les théories du 41 http://www.valdeurope.com/fr/ville-a-vivre/la-vie-des-quartiers/le-quartier-duparc , consulté en décembre 2013

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penseur de l’architecture Léon Krier. Cette pensée rencontre à la fois les attentes de Disney en termes d’imagerie et les attentes des futurs habitants en termes de continuité historique. La forme du centre urbain ne laisse rien au hasard car elle est le résultat d’un long travail d’analyse et de dessin sur un fond théorique fort. Le choix fait par Disney de reprendre ces images de Paris pour ce nouveau quartier est discutable mais le résultat l’est beaucoup moins. On peut reprocher un certain passéisme ou une certaine fausseté mais il serait injuste de considérer qu’il a été fait à la légère ou mal réalisé. Car, comme l’affirme son PDG, « La société Walt Disney est depuis toujours attachée à un design de qualité et à un souci particulier du détail. La forme d’un banc et de la poubelle placée à ses côtés, dans le parc, est aussi importante que la couleur du bâtiment juste derrière. […] Nous avons conçu cette entreprise tout entière comme un plateau de cinéma, comme une expérience totale, où chaque élément a sa raison d’être. »42 Revient dans ce discours l'attachement au détail, au soin porté à ces petites choses du quotidien. On retrouve ainsi les mêmes potelets à Val d’Europe que dans Paris centre (cf. figure 9), alors qu’ils changent dès que l’on franchit le périphérique en direction de la banlieue. De même qu’il faut faire très attention à intégrer des éléments du réel dans un film pour permettre l’identification, il est nécessaire à ce nouveau quartier sorti des champs de betterave sucrière d’offrir à ces habitants toute la panoplie historique et urbaine nécessaire à l’identification. La représentation de la place d’Ariane de la figure 9 nous montre cette importance apportée au détail et cette inscription dans une histoire commune permises par un dessin à mi-chemin entre une représentation 3D d’un nouveau projet et un croquis de ville existante. La question sous-jacente pour les habitants de ce lieu est celle du récit. Nos vies s’inscrivent forcément, qu’on le veuille ou non, dans un récit historique préexistant. À Paris ou dans tout centre ancien ce récit s’impose de lui-même. Mais dans un grand ensemble ou dans une ville nouvelle qui ont pris place sur ce qui était un territoire agricole le récit vient vite à manquer une fois évoqués les champs et les fermes. Comment relier, concilier un passé agricole avec un présent et un futur urbain pour ces habitants qui viennent forcément d’ailleurs ? L’expérience accumulée avec les grands ensembles et les villes nouvelles tend à montrer la nécessité de se 42

in Connaissance des arts, numéro spécial EURODISNEY, 1992

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raccrocher à un récit historique plus large, plus consensuel, quitte à l’appliquer artificiellement. Sur ce point la réalité rejoint la fiction, la ville rejoint le théâtre et le cinéma. Et c’est dans ce rapprochement que Disney peut mettre en œuvre tous ses talents créatifs, de la même manière que Victor Gruen a mis à profit son expérience théâtrale pour concevoir des espaces scéniques au sein de ses centres commerciaux. Pensé comme un « plateau de cinéma », ce quartier offre à vivre dans un décor, le décor d’une vie devenue « expérience totale ». L’architecture utilisée permet aux habitants de vivre en touristes dans leur propre environnement de vie, de transformer leur quotidien en expérience. Cette tendance se retrouve dans la construction des pavillons autour du centre urbain.

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Figure II-9. représentation de la place d'Arianne, copyright : Disney ; mobilier urbain Val d'Europe, photo personnelle, décembre 2013

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3.

Pavillonnaire « L’architecture n’est pas un démiurge qui doit inventer un mode de vie pour les gens » Marc Breitman, architecte de plusieurs projets dans le secteur IV

La part du logement pavillonnaire est de plus en plus forte à mesure que l’on s’éloigne de Paris, elle est ainsi supérieure à 50% dans le secteur du Val d’Europe. Cette prédominance de la maison individuelle sous-entend une prédominance égale de la propriété. Ce qui est construit est donc destiné à être vendu à des particuliers. Avec l’implantation du grand cercle de Disney les villages préexistants 43 sont devenus des villages satellites dépendant d’un centre plus grand, le centre urbain et les parcs d’attraction. La forte augmentation du nombre d’emplois disponibles dans la zone grâce à l’arrivée de Disney entraîna un développement résidentiel rapide de ces villages. Ce n’est pas tant les raisons de ce développement qui nous intéressent mais les formes qu’il prend. De fait le plateau briard sur lequel s’inscrivent ces développements résidentiels est isolé, c’est bien pour cela qu’on a pu y implanter une telle quantité de nouveaux équipements, et ce malgré la propagande commerciale vantant la proximité de Paris et des aéroports. L’ensemble Disney, formé par les deux parcs à thème, le centre urbain, le centre commercial international, les programmes de bureaux et d’hôtels, représente la seule vraie centralité à proximité. De plus l’histoire de ce plateau est linéaire et simple : un pays agricole à la terre riche, parsemé de bois et forêts et parcouru de quelques cours d’eau. Les hommes y étaient principalement cultivateurs jusque dans les années quatre-vingts. Dans ce contexte a été développée depuis les années quatre-vingt-dix une architecture qui n’est ni originale ni unique mais qui s’illustre par son accomplissement dans le modèle que l’on tente de mettre au jour dans ce texte. Cette architecture n’est pas originale. D’abord parce qu’il y a une absence totale de recherche typologique, à laquelle il est préféré une variation sur des thèmes (italien, parisien, médiéval, anglais, français du bon vieux temps…). Ces thèmes doivent être identifiés clairement et facilement, ils 43

en partant du nord et dans le sens des aiguilles d’une montre : Coupvray, Magnyle-Hongre, Bailly-Romainvilliers, Serris, Chessy

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doivent être transparents aux yeux des futurs acheteurs. Ces références directes à des formes venues d’ailleurs (du dehors du plateau, de la région et du pays) se retrouvent dans la description du quartier du Golf (cf. figure 10) que l’on peut trouver sur le site internet du Val d’Europe44. « Le site officiel du projet Val d’Europe », celui dirigé par Disney via des sociétés de communication et donc chargé de promouvoir les produits immobiliers disponibles, nous donne cette définition : « Le Quartier du Golf, c’est le poumon vert de Val d’Europe. Un grand espace vert préservé, bordé d’habitat résidentiel où l'on trouve aussi bien des maisons individuelles haut de gamme - conçues pour la plupart sur le modèle des cottages que de petits programmes d’habitat collectif. Dans un environnement paysager particulièrement soigné, avec son parcours de golf de 27 trous, ses résidences de tourisme et hôtel, ses groupes scolaires et ses commerces de proximité, le quartier du Golf, c'est tout l'art de vivre de "la ville à la campagne". »45 L’objectif est donc ici de mélanger cité jardin à l’anglaise avec ses cottages espacés et zone résidentielle à l’américaine organisée autour d’un véritable golf. Le cottage anglais est un classique de l’architecture résidentielle, une sorte de summum du raffinement et de l’élégance qu’il convient de réserver aux plus aisés (« haut de gamme »). Cet exemple illustre le choix fait par les promoteurs de revenir à des stratégies marketing s’attachant à ce que l’on nomme les valeurs refuges, c’est-à-dire des images, des formes et des noms qui parlent, qui évoquent directement quelque chose au futur acheteur et au nouvel habitant. Depuis les chocs pétroliers des années soixante-dix, et encore plus depuis la crise de 2008, la modernité architecturale n’est plus un argument de vente. On passe ainsi du palais d’Abraxas de Bofill à Noisy-le-Grand, monumental palais résidentiel utilisant des éléments classiques pour créer un bâtiment unique, aux lotissements à thème des franges du Val d’Europe. Mais ce retour aux formes et aux images classiques s’explique par une autre raison, celle-là encore plus proche de ce que l’on a établi pour le centre commercial.

44

valdeurope.com http://www.valdeurope.com/fr/ville-a-vivre/la-vie-des-quartiers/le-quartier-dugolf 45

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L’extension du village de Bailly-Romainvilliers nous en donne l’exemple. Les directives d’urbanisme du nouveau quartier résidentiel, en date du 18 juin 1992, affirment qu’il convient de « renforcer l’identité résidentielle et touristique de la commune »46. Il y aurait donc des touristes à Bailly-Romainvilliers… Difficile à croire pour un village de la plaine de la Brie. Les touristes sont, par définition, étrangers à l’endroit qu’ils visitent, et ces gens-là, qu’ils soient parisiens, français ou étrangers, ne viennent pas voir ces endroits. Au mieux ils passent à côté pour rejoindre leur seul objectif : Disney. Ce caractère touristique s’adresse donc aux habitants euxmêmes, plus précisément aux nouveaux habitants. Ces personnes seront attirées par un dépaysement à portée de main et de bourse. Le plan d’extension du village existant fut confié à « l’ensemblier urbain » (selon ses propres termes) Apollonia, connu pour l’utilisation d’un vocabulaire architectural pittoresque kitsch. Et pour l’architecte de l’extension, Jean Jacques Julien : « La population a une aversion pour l’architecture moderne et notamment pour celle expérimentée au cours des dernières décennies dans les banlieues, au travers des grands ensembles. Pour moi les architectes ont été trop créatifs, sans limites, et ont opéré une rupture entre les attentes et les propositions. Ils refusent l’ancien et ce qui existe déjà. […] J’utilise les éléments et le vocabulaire du passé (corniches, colonnes, colombages, marquises) afin de donner un sens à mes nouveaux quartiers. »47 Il convient de s’interroger sur ce sens. Nous avons déjà abordé la question du récit : en réutilisant des formes et des codes tirés d’un passé historique européen, on permet aux nouveaux habitants de s’accrocher à un récit nécessaire à l’identification et l’appropriation. C’est l’invention d’un récit avec des racines historicistes pour permettre aux habitants eux-mêmes de s’en inventer un. La plaquette promotionnelle des maisons « Origines » de Bouygues Promotion à Magny-le-Hongre affirme ainsi : « Origines. Écrivez votre histoire ». Tout est dit mais le résultat laisse à désirer : « la

46

Programme interministériel d’histoire et d’évaluation des Villes Nouvelles Françaises, Atelier 4 : Architecture, formes urbaines et cadre de vie, avril 2005 47 idem

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recherche effrénée d’un environnement «authentique» conduit à la construction de décors d’opérette habités »48. Ici cela va plus loin que le récit, car l’appropriation d’une maison se révèle beaucoup plus simple que celle d’un appartement. Qu’importe l’architecture de cette maison, les limites en sont claires : ici c’est chez moi, derrière la barrière verte c’est chez le voisin ou c’est l’espace public. Le dépaysement constant, puisque provoqué par son lieu de résidence, qu’entraîne cette architecture devient un divertissement. Les images utilisées n’ont aucun rapport ni lien avec le contexte dans lequel elles sont utilisées, elles viennent directement de la culture de la télé et du transport low cost permettant un tourisme de masse et provoquant une recherche permanente de dépaysement. Et nous voyons dans cette volonté, si ce n’est pour dire besoin, de divertissement permanent une influence directe des centres commerciaux et de leur système d’imagerie. L’expérience mérite le détour : si l’on se met à traverser successivement ces nouveaux quartiers de maisons à thème, pour peu que l’on s’attarde un peu sur l’architecture apparaît alors un sentiment de virtualité, de non territorialité. Cette architecture hors sol, car n’étant pas au moins inspirée par les fermes briardes ou l’architecture francilienne, est la même que celle des centres commerciaux : il s’opère une dissolution de la frontière entre les lieux de vie et les lieux de loisirs. L’important au final étant non pas de vivre, mais de vivre quotidiennement en vacances, d’être diverti et d’avoir consommé au passage, une glace, un pantalon ou une maison. Ce qui est vendu alors n’est plus simplement une maison mais une expérience de vie, un « art de vivre de "la ville à la campagne" »49, ou « un art de vivre aux accents italiens »50. De la même manière que le centre commercial, dans sa dernière phase d’évolution, vend autant voire plus une expérience qu’un produit. Ainsi ce que certains nomment avec dédain « la ville Disney », est une illustration et une preuve de l’influence et de l’importance des logiques apparues avec le mall. Certes Walt Disney n’est pas le fils spirituel de Victor Gruen, mais leurs idéaux devenus réalité et modèle depuis 60 ans ne sont pas pour autant antagonistes. Le modèle du parc à thème inventé par Walt Disney et celui du mall régional conceptualisé et développé par Victor Gruen ont une histoire parallèle, des ressorts communs et une même 48

ibidem, page 82 cf citation page 76 50 cf citation page 81 49

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finalité : divertir pour mieux faire consommer. Dans un mall ou un parc à thème le visiteur est assez mis en confiance et juste ce qu’il faut perdu pour faciliter l’acte d’achat. On paye un prix (élevé) pour rentrer dans un parc en sachant que l’on va en avoir pour son argent, c’est-à-dire du divertissement, du dépaysement, de l’inédit jamais trop loin de ce que l’on connaît. On rentre gratuitement dans un centre commercial pour profiter d’une expérience sociale et marchande que les achats dont elle est parsemée vont financer. On s’endette pour acheter une maison à thème pour profiter d’un cadre de vie dépaysant censé enchanter notre quotidien. C’est pourquoi le centre commercial, le centre urbain, les zones pavillonnaires et les parcs à thème cohabitent et fonctionnent si bien dans le cadre du Val d’Europe. Une cohérence d’ensemble s’établit, résultat d’une utilisation des mêmes ressorts, le divertissement, à des mêmes fins, la consommation.

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C.

Figure II-10. cottages du quartier du golf, source : valdeurope.com

Figure II-11. maisonnées du Val de France, source : valdeurope.com

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C. centre commercial Parler du centre commercial du Val d’Europe nous permet de boucler la boucle de notre raisonnement. Son étude nous donne à la fois une illustration de ce qu’est un grand centre commercial de banlieue en 2014 en France et nous permet de finir l’analyse du Val d’Europe. Comme nous l’avons évoqué plus haut, tout le centre urbain du Val d’Europe, et même tout le Val d’Europe, gravite autour d’un « centre commercial international » qui combine une longue galerie commerçante couverte et un « shopping village » aux allures de village justement. Ce centre commercial est à l’image des grands mall de la planète : empreinte du postmodernisme, importance du divertissement, expérience sensorielle, fréquentation internationale… Sa taille et sa dénomination montrent qu’il souhaite porter bien plus loin que le centre urbain ou que le Val d’Europe. Et de fait nous avons pu constater une fréquentation internationale constituée notamment d’Asiatiques (surtout chinois) et d’Européens (surtout anglais). Il joue donc dans la catégorie des centres internationaux qui visent autant la clientèle locale que les nombreux touristes attirés par les parcs Disney. Nous nous attacherons donc dans cette partie à scruter le fonctionnement et la forme de cette machine à consommer pour essayer de comprendre pourquoi il convient, voire plaît, autant à ses utilisateurs.

1.

Centre du centre décentré dans le cercle

La situation géographique, presque géométrique tant tout est tracé au cordeau dans cette nouvelle ville, du centre commercial est efficace. La dalle de Noisy est une tentative de superposition de RER, parkings, centre commercial, espaces publics et bureaux. Le succès, trente ans après la construction, est pour le moins limité. Au contraire le Val d’Europe juxtapose les différentes fonctions à l’horizontale (cf. figure 12). Une grande quantité de terrain d’un seul tenant était disponible, mais il y a trente ans à Noisy aussi il n’y avait pas de contrainte foncière. C’est le choix d’un urbanisme « à échelle humaine », censé correspondre aux nécessités du site, un plateau ouvert, et des gens, forcément opposés à la hauteur, qui conduisit vers ce choix morphologique. Un choix contraire à l’architecture mégastructurelle de Noisy dont les théoriciens affirmaient qu’elle était le plus efficace mais qui s’est révélée coûteuse en matière et surtout en entretien. À Val d’Europe les structures sont plus légères, comme nous le

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développons dans la sous-partie suivante, elles sont donc moins coûteuses. De plus elles prennent les formes les plus efficaces possibles d’un point de vue économique, et non écologique. Le centre commercial est ainsi le plus longiligne possible (cf. figure 13), il développe de cette manière le linéaire de commerce le plus important et le plan d’ensemble le plus simple : une arrête desservant toutes les boutiques. Un strip piéton couvert en quelque sorte. Au contraire de nombreux centres commerciaux plus anciens dont le plan se rapproche plus souvent d’une grille, voire d’un dédale, que d’un strip. La face sud, du côté du boulevard circulaire, s’ouvre ponctuellement sur le (grand) parking, lui-même directement relié à une voie express menant à l’autoroute A4. Les extrémités ouest et est ont des portes d’entrée vers, respectivement, la place d’Ariane avec la gare RER et la place de Toscane ouvrant sur l’hôtel de ville. Le centre commercial est le chemin le plus court, et le plus confortable, pour aller de la gare RER au quartier du lac à l’est des voies de train. Une manière efficace de s’assurer une clientèle locale captive. Les places urbaines sont des vraies transitions progressives entre les quartiers résidentiels et le centre commercial, c’est autour d’elles qu’on trouve les seuls commerces de rez-de-chaussée. Au nord le centre commercial reste complétement fermé, formant une barrière physique digne du ministère des finances à Bercy. Mais avec la construction prévue de nouveaux îlots résidentiels (cf. figure 6), le centre s’ouvrira vers eux par les portes d’ores et déjà prévues. Il deviendra alors l’axe majeur de circulation piétonne du centre urbain. De la même manière que les passages parisiens, première forme de commerce moderne, se sont glissés dans le tissu urbain pour former de nouvelles circulations piétonnes, le centre commercial du Val d’Europe offre, à une autre échelle, les mêmes avantages. Et cette analogie avec les passages parisiens ne s’arrête pas là.

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BUREAUX

BUREAUX

BUREAUX

Noisy le Grand

ESPACE PUBLIC CENTRE COMMERCIAL ROUTE PARKING RER

AUTOROUTE

Val d’Europe

BUREAUX RUE CENTRE COMMERCIAL PARKING ROUTEAUTOROUTE RER

Figure II-12. topo-graphie de deux ensembles, graphique personnel

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accès place urbaine allée extérieure allée couverte parkings batiments TGV RER

Figure II-13. simplification du centre commercial, schéma personnel

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2.

Une architecture de passage

Avant tout projet d’architecture ou d’urbanisme, les studios de créations de Disney, les « imagénieurs » (imageeners), dessinent des perspectives à l’ancienne, crayon et aquarelle. Ces dessins sont des résumés, des condensés des images dont on parlait précédemment (cf. figures 7 et 8) : l’image de la France, de Paris ou de l’Italie. Il s’agit de faire remonter en une représentation un maximum d’images, de clichés, d’idées ou de souvenirs censés représenter un lieu, une époque ou un pays. Ci-après la figure 14 est une préfiguration d’un bâtiment de la zone française d’EPCOT à Disneyworld, Floride. À l’observer en détail on y trouve un nombre important de références à la France et à Paris. On y voit : un drapeau français flottant au milieu d’une halle type Baltard, une colonne Morris, un panneau Air France, des charrettes de fleurs, et badinant nonchalamment des gens en habit 1900, les mêmes damoiselles et gentilshommes du début de notre propos concernant les passages parisiens. Plutôt que de références l’on a donc plutôt affaire à des clichés. L’architecture de la halle est simplifiée voire simpliste comparée à un pavillon Baltard ou à un pavillon d’exposition universelle. Le drapeau français flotte au milieu de la halle et non à l’entrée, chose peu commune, et il côtoie de simples étendards aux formes médiévales. Le panneau Air France est quant à lui complètement anachronique si l’on se fie à l’architecture ou aux habits pour dater l’image. La colonne Morris, uniquement placée à l’extérieur à Paris, se retrouve au dans une halle, entourée de ce qui ressemble à s’y méprendre à un comptoir d’information. Mais ce n’est qu’un nouvel exemple étayant ce que nous démontrions plus haut. Au final qu’importent les maladresses, les incohérences ou les simplifications, puisque l’objectif est de faire directement remonter des clichés dans la tête des observateurs de l’image ou d’un lieu. Le premier mot qui viendra à l’idée de n’importe qui observant cette image est tout simplement France, ou peut-être Paris. L’un et l’autre la plupart du temps synonymes pour des étrangers, nous en avons fait l’expérience personnelle. L’important n’est pas de s’arrêter sur l’image pour l’analyser, l’expliquer ou la comprendre. Il faut pouvoir passer devant, sans vraiment la regarder, et en comprendre les références et les sous-entendus. C’est donc une image de passage, de la surface plus que du fond, du décor plus que du sens. Un détail retient notre attention : le sol. Il est lisse, brillant et uniforme. Plutôt un sol de passage parisien que de halle d’exposition ou de halle des machines. Et ce comptoir d’information, facilement repérable

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grâce à sa petite colonne Morris, avec ses deux clercs parfaitement habillés et disponibles, est en tout point ressemblant aux comptoirs d’informations des grands centres commerciaux, placés au milieu de l’espace. Pourtant l’on n’y voit pas de boutiques, sauf peut-être un marchand de fleurs que l’on devine. Ce n’est donc ni une halle, ni un passage, ni un centre commercial, c’est un peu tout à la fois, c’est un mall, un « centre commercial international ». L’architecture du centre commercial Val d’Europe est ainsi en de nombreux points similaire à cette représentation (cf. figure 15). On y retrouve ce sol, typique des centres commerciaux, sans la moindre aspérité ni dénivelé, reluisant et uniforme. Un sol qui permet, entraîne peut-être, la déambulation détendue, les yeux délivrés de la contrainte du sol alors rivés sur les vitrines et leur contenu. Que ce soit les élégants du dessin ou nos contemporains sombrement vêtus, leur pas souple et détendu l’atteste. La lumière naturelle, bien que présente grâce aux jours de la toiture, est réduite et limitée à la position zénithale. La lumière artificielle est dominante, notamment celle des vitrines et des décorations. Le regard est ainsi captivé à hauteur d’yeux par les retables et icônes des vitrines. L’architecture se contente quant à elle d’un rôle d’emballage et d’évocation, elle doit faire penser à… la France, Paris, le XIXe siècle, Baltard, les expositions universelles, etc., sans captiver le (passant, consommateur, individu, personne). On retrouve l’importance du fer et des ferronneries, la répétition des fermes portant un toit dont on perçoit les pentes. À y regarder de plus près les détails de ferronnerie ne rivalisent pas avec les moulages de fonte du XIXe siècle (cf. figure 16). On voit que les fermes type XIXe sont de l’ordre du décor et que la véritable structure est en IPN conventionnel.

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Figure II-14. image préparative du quartier français d'EPCOT, copyright Disney, in Walt Disney's EPCOT center, Richard Beard

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Figure II-15. centre commercial du Val d'Europe, décembre 2013, photo personnelle

Figure II-16. détail de toiture, secteur "les terrasses", décembre 2013, photo personnelle

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Les noms donnés aux allées du centre commercial jouent le même rôle que le décor : évoquer pour mieux faire croire et comprendre. On trouve ainsi le « passage de la gare » en direction de la gare, « les terrasses » là où l’on trouve les restaurants, « la promenade ». Trois grands fleuves donnent leur nom aux trois secteurs du centre : Seine, Volga, Danube. On retrouve cette double simplification entre Paris et la France et entre la France et l’Europe, et de manière encore plus directe. Dans la partie centrale du centre, là où il faut 5 minutes de marche pour atteindre la première sortie vers l’extérieur, le factice est à son comble (cf. figure 16). Ce passage en croissant de lune, avec ses petits balcons, ses grands volets fermés, ses lampadaires et ses façades ocre rappelle plus le midi et l’Italie que le plateau briard. C’est notamment là que l’on trouve l’Apple Store. Cette marque occupe sur la planète entière les meilleurs emplacements commerciaux, rien qu’à Paris elle est présente dans la galerie du Carrousel du Louvre et derrière l’Opéra. Cela place ce bout d’Italie au même niveau que ces quartiers parisiens, du moins en termes d’attractivité commerciale. Aux parties type Baltard ou italienne s’ajoute, dans la continuité directe du centre mais à ciel ouvert (cf figure II-5 et II-13), une partie de type briard idéalisé doucement dénommée La Vallée Village. Cette architecture et ces dénominations nous montre que l’on est bien ici dans un espace qui se veut dépaysant, surprenant et à la fois familier. Par ce décor le centre commercial tente de se placer au même niveau que les voyages, sorte de réponse de la consommation de masse au tourisme de masse. Le vocable utilisé dans les affiches du centre commercial en témoigne (cf. figure 17) : le mot « destination » est ainsi repris pour ce qui n’est qu’un lieu de consommation. Quant au plan papier du centre distribué à l’entrée il nous promet un « parcours féérique », rien de moins. Le shopping devient une activité aussi importante que le travail ou les loisirs. C’est même le loisir roi puisque tous les autres en ont repris des caractéristiques (on pense aux boutiques des musées) et dans le même temps il a intégré tous les loisirs (on pense aux patinoires, piscines voire montagnes russes dans les grands centres américains ou asiatiques).

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Figure II-17. tel un passage italien, ses volets fermés, son magasin de pommes, décembre 2013, photo personnelle

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3.

Les rouages de la machine

Nous avons vu comment a été mise en place une telle structure. Mais qui s’en occupe aujourd’hui ? Disney n’est pas le gestionnaire du centre commercial. Comme pour le reste des opérations immobilières de la zone, Disney a racheté à l’État les terrains viabilisés et les a revendus lots par lots à différents promoteurs. Le 27 juillet 2010, Euro Disney SCA cède le terrain et la gestion du centre commercial Val d'Europe au groupe Klépierre pour 47 millions d'euros. Ce groupe Klépierre est un des acteurs majeurs de la gestion des centres commerciaux en France et en Europe, au même titre qu’Unibail-Rodamco, Icade, Altarea, la compagnie de Phalsbourg ou Hammerson. Ils différent d’Immochan, Carrefour Property ou Immo Mousquetaires qui gèrent des galeries commerçantes attachées à des grandes surfaces commerciales. Ces entreprises sont rassemblées sous le terme de foncières, terme bien choisit vu la quantité immense de foncier à leur disposition.C’est donc Klépierre qui possède le terrain, mène le projet et conduit le chantier puis gère le centre. Malgré cette séparation des responsabilités nous avons vu précédemment la cohérence formelle et symbolique de l’ensemble du Val d’Europe. C’est la preuve que nous avons affaire ici à l’application d’un modèle qui dépasse la culture d’entreprise et qui découle en droite ligne du centre commercial. En plus des espaces à thèmes que nous évoquions, un accent tout particulier a été mis sur les services aux consommateurs pour le centre du Val d’Europe. La volonté est d’atteindre les standards des grands mall de la planète. Et l’objectif est de donner au client l’impression d’être traité comme quelqu’un d’important et de riche. Tels qu’affichés par Klépierre, on trouve ainsi les services suivants : accueil (et accueil mobile), kiosque d’information, point rencontre, service voiturier, service steward, espace zen, toilettes, ascenseurs, distributeurs de billets, cabine téléphonique, wifi, presse quotidienne gratuite, cireuse à chaussure, espace enfant, nursery51, poussettes, fauteuils pour handicapés, petit train. Une liste à la Prévert qui n’est pas sans rappeler la longue liste des services offerts par le Bon Marché. Bien que plus vaste que la moyenne (160 magasins sur 75 000 m2), l’offre commerciale n’a rien d’originale, elle illustre ainsi la composition des autres centres commerciaux français et les tendances mondiales en matière 51

en anglais dans le texte

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de centre commercial. Avant tout il y a un hypermarché qui prend 1/5e de la surface du centre, soit 16 000 m2 dont 7 000 rien que pour l’alimentaire. Il répond aux besoins d’une aire de chalandise de près de 180 000 personnes. Ensuite il y a les grandes enseignes spécialisés dans les divers domaines de la vie quotidienne : décoration de la maison (Habitat), sport (GoSport), technologie (FNAC, Darty), beauté (Sephora), habillement (H&M, Zara). Ensuite il y a de (très) nombreuses boutiques aux surfaces de vente plus réduites dont l’ampleur du choix, suivant la répartition du centre, est la suivante (une boutique peux apparaître dans plusieurs catégories) : - beauté : salon de beauté (3), parfumeries et cosmétiques (6), coiffeurs (3), opticiens (4) - culture et loisirs : sport (5), loisirs (1), livres/musiques/multimédia (4), tourisme (1), tabac/presse (1), jeux et jouets (5) - hi-tech : hifi/électronique (3), téléphonie (7) - mode : bijoux/montres/accessoires (13), lingerie (3), chaussures (9), vêtement homme (24), vêtement femme (25), maroquinerie (4) - enfants : jouets (5), chaussures enfants (11), mode enfants (13) - maison et déco : électroménager (1), bricolage (1), fleuristes/jardinerie (1), linge de maison (1), meubles/décoration (5) - alimentation : épicerie/traiteur (2), chocolatiers (2), supermarché (1) - restauration : boulangeries (3), glaciers (3), café/brasserie (1), restauration rapide (8), restaurant/cafétéria (8). La priorité est donc clairement donné au domaine de l’habillement : plus d’un tiers des boutiques y sont consacrées (62). Si l’on prend tout le domaine de la mode c’est les deux tiers des boutiques qui y sont consacrées (100). Au contraire par rapport au centre ville où ils sont légion, on ne trouve qu’un café mais un tabac, d’habitude absent de ces espaces perfectionnistes. S’ajoutent un aquarium et un carrousel pour l’aspect divertissement, ce qui est bien peu. Ce centre tente de divertir le client plus par sa décoration et son grand choix de boutiques que par son offre d’activités. La proximité directe des parcs Disney explique ce choix. Il convient de considérer ce centre comme faisant partie d’un ensemble plus vaste formé par la triade centre urbain, centre commercial, parcs d’attraction. Cette formule attire 18 millions de visiteurs par an (2009) qui peuvent prendre place sur l’une des 6 400 places de parkings mises à disposition. Le chiffre d’affaire qui découle de cette fréquentation est de 650 millions d’euros (2009).

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La Vallée Village est quant à elle gérée par l’entreprise britannique Value Retail. Le caractère novateur de cette partie du centre commercial explique la séparation en deux opérateurs et la présence de cet acteur étranger, les opérateurs français n’étant pas encore rentrés de plein pied dans cette tendance des retail park. Elle regroupe 115 enseignes toutes tournées vers l’habillement de luxe discount sauf 2 enseignes de restauration rapide et quelques enseignes d’ameublement haut de gamme. Ce lieu est la parfaite matérialisation des dernières attentes des clients et son succès ne se dément pas. Dans une architecte pastiche formant un plan en corridor on trouve toutes les grandes marquent de vêtement de luxe mais à des prix bradés. Le slogan que l’on trouve sur le plan (cf figure II-20) résume cette idée : « La Vallée Village, où les prix irrésistibles ont toujours du style ». Le tout ouvert 7 jours sur 7, 9 heures par jour. La mode de luxe pour les masses, soit exactement le même credo que les Galeries Layettes à leur création il y a 100 ans. L’esthétique du lieu est à mi-chemin entre ce luxe à la portée de tous et le monde merveilleux et contrôlé de Disney. Des grilles de fer forgé évoquant un accès réservé aux privilégiées, sont à l’entrée mais elles sont ouvertes en grand pour le chaland (cf. figure . Ce qui souhaite s’apparenter à un village de la plaine de la Brie est en réalité une longue rue en L (cf. figure II-20) qui ne comporte que quatre points d’accès à ses extrémités. Une fois rentré et bien qu’à ciel ouvert, c’est un tunnel de vitrine qui nous attend. L’architecture pastiche joue parfaitement son rôle de cadre assez réaliste mais trop attrayant pour laisser la place aux enseignes et à leurs produits : une application nouvelle de l’effet Gruen. De rue elle n’en a que la forme et les matériaux puisqu’y sont proscrit : vélos, rollers, chiens, patinette, photos et caddie… Le centre utilise en même temps un système moderne de comptage des clients via leur téléphone mobile. Jusque là rien que de bien normal.

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Figure II-18. "Destination shopping", affiche placée au niveau de la place de la Toscane, décembre 2013, photo personnelle

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Figure II-19. une des trois entrées identiques de La Vallée Village, décembre 2013, photo personnelle

Figure II-20. Plan distribué de La Vallée Village, décembre 2013

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Contrairement aux prévisions des organismes publics, qui se sont révélées trop optimistes pour les villes nouvelles, on peut avoir toutes les raisons de croire que Disney réussira à atteindre ses objectifs en matière de population et de fréquentation, et ce malgré la crise actuelle. Car ce « centre urbain » du Val d’Europe, couplé aux parcs à thème de Disney et au « centre commercial international » stratégiquement placé à la fois au centre et à la périphérie de cette nouvelle ville, ce centre résultat d’une hybridation idéologique et morphologique répond aux attentes d’une majorité de Français, voire d’Européens si ce n’est d’habitants du monde. L’imagerie de Disney, qui est parallèle, voire jumelle de celle qu’utilisent les centres commerciaux de dernière génération, fait écho aux envies actuelles. Cette architecture et cet urbanisme répondent à une recherche du hors quotidien qui caractérise l’époque contemporaine. Être touriste dans sa propre ville, dans sa propre vie : le centre commercial tente de mettre les habitants ou les visiteurs dans la position d’un touriste pour le faire consommer plus, là c’est aussi toute la ville qui s’y attelle pour attirer et faire consommer. L’influence du modèle du parc à thème de Disney est certaine mais ce modèle est une déclinaison de ce qui a été mis en place avec le mall : nous faire oublier les réalités du monde en nous perdant dans un monde parfait refermé sur luimême pour nous faire consommer d’autant plus. Le centre commercial est la cristallisation de la réification de l’acte d’achat, l’illustration du poids pris par l’objet et son cadre de vente dans le commerce et dans la vie des gens. Il n’est pas la première innovation commerciale, ni peut-être même la plus révolutionnaire, mais il concentre en lui toutes les évolutions, enjeux et problèmes que pose le nouveau paradigme consumériste. En France le Val d’Europe est un modèle unique et intéressant luimême. Mais son analyse trouve sa place au sein de notre propos car il est une illustration, une matérialisation des tendances actuelles en matière de consommation. Il est l’exemple le plus flagrant de la portée du modèle du centre commercial sur nos modes de vie. La prédiction de Debord s’est donc révélée exacte : de la même manière que l’on peut trouver dans un centre commercial de plus en plus d’activités, toute activité humaine peut au final se ramener au shopping. Et nous avons observé comment les mutations commerciales nous ont menés là. Dans un va-et-vient passionnant entre les États-Unis et la France, le commerce moderne né avec les innovations de grand magasin au milieu du XIXe siècle à Paris. Au milieu du XXe siècle aux États-Unis il prend sa forme la plus aboutie, le centre commercial, notamment grâce à un homme, Victor Gruen. Ce modèle a ensuite été décliné selon les modes et les besoins en différentes typologies que nous avons esquissées. Jon Jerde a par exemple donné au centre commercial une

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présence physique et symbolique qu’il n’avait pas encore. La dernière forme du centre commercial, le centre de loisirs et de divertissement, est une réaction à l’essoufflement du modèle du centre commercial classique et à la concurrence toujours plus importante entre les différents acteurs du commerce de détail. Cette dernière évolution illustre le caractère mouvant et évolutif du commerce qui répond aux logiques d’entreprise, c’est-à-dire croître sans fin. La recherche de croissance permanente pousse à trouver de nouvelles idées ou de nouvelles techniques. Ou encore de nouveaux débouchés comme pour ces entreprises du verre ou de caisses enregistreuses dont l’influence est importante sur l’évolution du commerce. Dans le cas du Val d’Europe une grande importance est donnée au visuel, à la création d’ambiances grâce à l’imagineering appliqué à la ville utilisant des références directes à des images familières (et non à des choses familières). De manière générale on observe une influence certaine de l’entertainment (divertissement) traditionnel de Disney (via ses films et ses parcs à thème) sur le cadre bâti, même si ce cadre est bâti par d’autres promoteurs immobiliers, comme le centre commercial. Cette tendance s’y affirme pleinement mais elle s’est aussi élargie au domaine résidentiel, qu’il soit dense ou pavillonnaire. Pour autant cette inclinaison vers l’image diffère de celle du postmodernisme. Jon Jerde n’est pas du même ordre que Disney (cf. son projet pour Val d’Europe). Le post-modernisme est un placement au premier plan de la question de l’image à travers la manipulation de signes détournés de leurs significations initiales. Le recours à l’image du secteur 4 n’est pas celui du secteur 1 (Noisy) : le 2e cherche la monumentalité y compris avec les logements (théâtre d’Abraxas de Bofill) tandis que le 1er cherche la normalité y compris avec les grands équipements (le centre commercial). Bofill cherche la surprise par la nouveauté quand Disney cherche le dépaysement par le familier. Le changement de forme et de paradigme n’en reste pas moins complet et il s’inscrit dans une continuité historique de façade. De la même manière que, paradoxalement, Victor Gruen cherchait à reproduire la ville européenne via ses centres commerciaux de périphérie. Cette évolution marque un certain échec de l’architecture pour répondre aux besoins et aux attentes de son temps. “By imagining space in terms of bounded, stable, and unchanging entities, architecture has been largely unable to accept the excessive and formless nature of shopping.”(En imaginant l’espace en termes d’entités limités, stables et inchangeables,

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l’architecture a été largement incapable d’accepter la nature excessive et 52 informe du shopping)

Le centre commercial, dans la continuité des grands magasins, a quant à lui réussi à intégrer cette malléabilité et cette évolutivité du commerce moderne. Il a su s’agrandir, se déplacer, se transformer, se décliner, s’adapter, digérer les nouveautés techniques pour mieux répondre aux attentes du commerce et de ses clients. Malgré son adaptabilité il n’est pas pour autant éternel ni inévitable. Le phénomène des dead malls américain nous prouve qu’un système économique florissant peut en une dizaine d’années complètement s’effondrer. Mais en l’occurrence cela n’aura pas un grand impact sur nos espaces et nos modes de vie. En quelque sorte le mal est fait, le modèle du centre commercial, avec son fonctionnement et sa symbolique, a tellement réussi qu’il a imprégné tout le fonctionnement de la ville et du commerce. “The street can now only be read as a mall open in the city” (La rue ne peut maintenant être uniquement lu que comme un centre commercial ouvert dans la ville)

“The belief has taken hold that to make the city urban requires submission to the model of the suburban” (La croyance s’est imposée que pour rendre la ville urbaine il est nécessaire de se soumettre au modèle du suburbain) 53

Ainsi les rues de nos villes se remplissent des mêmes enseignes que celles des centres commerciaux. Et les centres villes piétons des années 1980 peuvent être vus comme une tentative de reproduction de ce qui fait le succès du centre commercial. Dans un curieux jeu d’aller et retour c’est donc une forme commerciale américaine inspirée des centres villes anciens européens qui inspire en retour les centres déclinants. « Rather than shopping (as an activity) taking place in the city (as a place), the city (as an idea) is taking place within shopping (as a place).” (Plutôt que le shopping (en tant qu’activité) prenant place dans la ville (en tant que lieu), la ville (en tant qu’idée) 54 prend place dans le shopping (en tant que lieu)

Le renversement est donc total. De la même manière que la société de consommation a bouleversé notre rapport aux objets qui nous entourent, le centre commercial, bras armé du consumérisme, a bouleversé l’équilibre séculaire entre ville et commerce. En séparant deux entités autrefois 52

CHUNG C.J., INABA J., KOOLHASS R., LEONG S.T., Project on the city 2, Guide to shopping, Harvard Design School, Taschen, 2001, article « City of shopping” par John McMorrough, p201 53 ibidem, p202 54 ibidem, p194

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intimement liées et en privatisant des lieux et des actions autrefois réservés au domaine public de la ville, ses rues, places et parcs, il pose avec insistance la question de l’espace public. Nous avons vu que la frontière entre espace public et espace privé est plus floue qu’il n’y paraît, et cette tendance ne fait que s’accentuer. Il faut voir si l’on parle de propriété, de nature ou d’usage des espaces. L’étude de Los Angeles nous a prouvé l’importance d’espaces partagés par une grande part de la population afin de maintenir un lien social entre individus, communautés et groupes sociaux. Le centre commercial est dans de nombreux cas le dernier espace jouant ce rôle. “The purported death of the mall, with the decline of its growth rate and leasing ration, does not mean that its influence is waning; its demise in native habitats only serves to enhance its legibility within the urban fabric. […] Since form is not the significant factor, as shopping moves into new forms, the logic remains subsumable to this paradigm. The city of shopping is a normalization of the logic of shopping as embodied in the mall into the very idea of urbanity. In a real sense, the point that the mall is a dead language hardly matters; like Latin, it becomes the root originating system for modified expression.” (La présagée mort du centre commercial, avec la déclin de son taux de croissance et de ses taux de location, ne veux pas dire que son influence diminue ; sa disparition de son habitat naturel sert uniquement à améliorer sa légitimité au sein du tissu urbain. […] Depuis que la forme n’est pas le facteur signifiant, comme le shopping prend de nouvelles formes, les logiques restent soumises à ce paradigme. La ville du shopping est une normalisation de la logique du shopping tel que mise en forme dans le centre commercial dans la simple idée d’urbanité. En vérité, le fait que le centre commercial est une langue morte ne compte pas vraiment ; comme le latin, il devient le système de fonctionnement de base pour de nouvelles 55 expressions)

Le vocable commercial envahit déjà nos vies (cf. lexique en annexe) et les espaces commerciaux privés investissent de plus en plus l’espace de nos villes. Il est vain de dénoncer en bloc le centre commercial, tel un Don Quichotte moderne, il est désormais trop profondément ancré dans nos société pour s’en débarrasser. Notre système économique implique que l’on essaiera de nous vendre toujours plus dans toujours plus d’endroits. Mais de la même manière que le grand magasin a été un vecteur d’égalité et que le 55

ibidem, p202

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centre commercial a su être un lieu de mixité, nous pouvons rester optimistes quant aux potentialité de tels endroits. Mais il convient pour cela de rester attentif à ce qui est fait, ce que l’on fait pour et ce que l’on peut faire dans nos espaces publics. Au risque de voir nos libertés contraintes faute d’espace pour les exprimer. L’architecture prend alors le noble rôle de pourvoyeur d’espaces de liberté.

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III.

ANNEXES A.

Lexique

d’après le Petit Larousse et Wikipedia.fr centre commercial ou centre d'achat. Bâtiment qui comprend, sous un même toit, un ensemble de commerces de détail logés dans des galeries couvertes qui abritent les clients des intempéries. Il est conçu pour rendre agréable et favoriser l'acte d’achat (climatisation, escaliers mécaniques, musique d'ambiance, stationnement gratuit, parfois des attractions, etc.). Il inclut souvent des grands magasins et/ou un hypermarché, qui en sont les locomotives. centre de loisirs et de divertissement centre commercial dont une part importante des activité est lié aux loisirs et aux divertissements (cinéma, sport, jeux…) department store voir grand magasin grand magasin ou magasin par départements. Commerce de détail multispécialiste, exploité par une société commerciale unique, proposant à la vente un vaste assortiment de marchandises exposées dans des rayons spécialisés sur une grande surface allant de 2500 à 92 000 m2. hypermarché magasin exploité en libre service et présentant une superficie consacrée à la vente supérieure à 2500m2. Abréviation : hyper. mall terme américain voir centre commercial marketplace voir place de marché

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place de marché place où se tient un marché et site internet où se tiennent des enchères et ou des appels d’offres. parc d’activité commercial voir retail park retail park ou retail village. un ensemble commercial à ciel ouvert, réalisé et géré comme une unité. Il comprend au moins 5 unités locatives et sa surface est supérieure à 3000 m² SHON. shopping center voir centre commercial supermarché magasin de grande surface (de 400 à 2500m2 en France) vendant en libre service des produits à prédominance alimentaire strip route principale menant à une ville où s’alignent des magasins, restaurants et d’autres services

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B. Convention pour la création et l’exploitation d’EuroDisney en France

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C. Walt dans le texte « I don’t believe there’s a challenge anywhere in the world that’s more important to people everywhere than finding solutions to the problems of our cities. But where do we begin; how do we start answering this great challenge? Well, we’re convinced we must start with the public need. And the need is not just for curing the old ills of old cities. We think the need is for starting from scratch on virgin land and building a special kind of new community. We don’t presume to know all the answers. In fact, we’re counting on the cooperation of American industry to provide their best thinking during the planning and creation of our Experimental Prototype Community of Tomorrow. So that’s what Epcot is : an experimental prototype community that will always be in a state of becoming. It will never cease to be a living blue-print of the future… » « Je ne crois pas qu’il y ait quelque part dans le monde un défi plus important pour les gens du monde entier que de trouver des solutions aux problèmes de nos villes. Mais par quoi commencer ; comment commencer à répondre à ce grand challenge ? Et bien, nous sommes convaincus que nous devons commencer par les besoins du public. Et ce besoin n’est pas simplement de guérir les vieux maux des vieilles villes. Nous pensons que le besoin est de commencer à partir de rien sur une terre vierge et de construire une nouvelle sorte de nouvelle communauté. Nous ne présumons pas connaître toutes les réponses. En réalité, nous comptons sur la coopération de l’industrie américaine pour fournir leurs meilleures idées pendant la planification et la création de notre Prototype de Communauté Expérimentale de Demain. C’est alors ce pour quoi PCED [Epcot] existe : un prototype de communauté expérimentale qui sera toujours en devenir. Cela ne cessera jamais d’être un plan vivant pour l’avenir. » Walt Disney, 1966 in Walt Disney’s EPCOT center, creating the New World of Tomorrow, Richard R. Beard

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D. les dix commandements de Mickey « Mickey’s 10 commandments to “make architecture amenable to the people who experience buildings and places” -­‐ -­‐ -­‐ -­‐ -­‐ -­‐ -­‐ -­‐ -­‐ -­‐

know your audience wear your guests’ shoes, that is, don’t forget the human factor organize the flow of people and ideas create a “Wienie” (visual magnet) communicate with visual literacy avoid overload – create turn-ons tell one story at a time avoid contradictions – maintain identity for every ounce of treatment provide a ton full of treat keep it up »

Les dix commandements de Mickey pour faire une architecture facile pour les personnes qui pratiquent les bâtiments et les endroits : -­‐ -­‐ -­‐ -­‐ -­‐ -­‐ -­‐ -­‐ -­‐ -­‐

connais ton audience porte les chaussures de ton hôte, c’est-à-dire, n’oublie pas le facteur humain organise le flux des personnes et des idées crée un “Wienie” (aimant visuel) communique avec un alphabet visuel évite la surcharge, crée des étincelles raconte une histoire à la fois évite les contradictions, maintiens l’identité pour chaque gramme de traitement apporte une tonne de frais continue comme cela

in DREAMLANDS, la genèse d’EPCOT, Karal Ann Marling

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IV. 1.

BIBLIOGRAPHIE sur la ville et l’espace public

AUGÉ Marc, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Seuil, 1992 BELLANGER F., MARZLOFF B., Transit, les lieux et les temps de la mobilité, Éditions de l’Aube, 1996 BENJAMIN Walter, Paris, capitale du XIXe siècle, 1939 BERQUE Augustin, Du geste à la cité. Formes urbaines et lien social au Japon, Gallimard, col. Bibliothèque des sciences humaines, Paris, 1993 BORDREUIL J. S., La civilité tiède. Recherche sur les valeurs urbaines dans « les nouveaux centres », EDRESS/CERCLES, Université d’Aix-enProvence, 1988 CAPRON Guénola, Quand la ville se ferme : Quartiers résidentiels sécurisés, éditions Bréal, 2006 CHARMES É. La Ville émiettée. Essai sur la clubbisation de la vie urbaine, Paris, Presses universitaires de France, 2011 DAVIS Mike, City of Quartz : Excavating the Future in Los Angeles, 1990 DECROLY J.-M., DESSOUROUX C. et VAN CRIEKINGEN M., « Les dynamiques contemporaines de privatisation des espaces urbains dans les villes européennes », Belgéo, n° 1, p. 3-20, 2003 DELBAERE D. La Fabrique de l’espace public. Ville, paysage et démocratie, Paris, Ellipses, 2010 GARREAU Joel, Edge City, Life on the New Frontier, New York, Anchor Books, 1991 GARNIER J.-P., « Scénographies pour un simulacre : l’espace public réenchanté », Espaces et Sociétés, vol. 134, n° 3, p. 67-81, 2008 GOFFMAN E., La mise en scène de la vie quotidienne, Minuit, col. Le sens commun, 1973 GORRA-GOBIN Cynthia, Réinventer le sens de la ville : les espaces publics à l’heure globale, L’Harmattan, 2001

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2.

sur le commerce

BAUDRILLARD J., La société de consommation, Daniel, Paris, 1970 BÉJOUT B., L’éblouissement des bords de route, Verticales, 2004 HETZEL Patrick, Planète Conso marketing expérientiel et nouveaux univers de consommation, Éditions d’Organisation, 2002 KLEIN N., No logo, la tyrannie des marques, Babel, 2002 LEFRANC G., Histoire du commerce, collection « Que sais-je », PUF, 1972 ROCHEFORT R., La société des consommateurs, Odile Jacob, 1995

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3. sur les supermarchés

centres

commerciaux

et

les

BORDREUIL S. (sous la direction de), Champs relationnels, champs circulatoires, ville émergente et urbanité au prisme de Plan de Campagne, LAMES-MMSH-CNRS, 2001 CAPRON G., La ville privée, les shopping centers à Buenos Aires, thèse, université Toulouse le Mirail, 1996 CHUNG C.J., INABA J., KOOLHASS R., LEONG S.T., Project on the city 2, Guide to shopping, Harvard Design School, Taschen, 2001 CRAWFORD Margaret, « The world in a shopping mall », in Variations on a Theme Park, édité par Michael Sorkin, pp 3-30 DESSE R-P., « La mobilité des consommateurs et les nouveaux espaces commerciaux », Revue Espace-Population et Sociétés, Lille, n° 2, 20 pages, 1999 FOURNIÉ A., « Val-d’Europe : un centre commercial régional de troisième génération », Revue Urbanisme, n° 321, Paris, pp. 56-62, 2001 GASNIER A., « La fin des espaces publics urbains ? De nouveaux enjeux environnementaux », Norois, revue de Géographie des Universités de l’Ouest, Poitiers, n° 185, pp. 63-75, 2000 GHORRA-GOBIN Cynthia, « Inscription territoriale d’un équipement et légitimité politique à l’échelle de la région urbaine : le cas du "Mall of America" », Flux, 2002, n° 50, p. 44-53, 2002 LESTRADE S., Images, stratégies et pratiques des centres commerciaux dans la recomposition des espaces marchands et socioculturels des banlieues parisiennes, Doctorat, Université de Paris IV, 483 pages, 1999 LESTRADE S., Les centres commerciaux : centre d’achat et centres de vie en région parisienne, Bulletin de l’Association des Géographes Français, n° 4, Paris, pp. 339-349, 2001 HARDWICK Jeffrey, Mall maker - Victor Gruen, architect of an american dream, University of Pennsylvania Press, Philadelphie, 2004 INGERSOLL Richard, « Il centro commerciale : Fantasmagoria II », Casabella, num 586-587, Anno LVI, 1992, pp. 63-69 ION J., De l’échoppe à l’hyper, évolution des manières de consommer, Cresal, Saint Étienne, 1978

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JUNGERS S., L’architecture des supermarchés en région parisienne, 1961-2000, thèse, université de la Sorbonne, juin 2008 MANGIN David, La ville franchisée, formes et structures de la ville contemporaine, éditions de La Villette, Paris, 2004 PÉRON René en collaboration avec MARENCO C., BOUVERET M., PARIZET M-F., Le commerce et la ville, CNRS-éditions, 1994 PÉRON René, Les Boîtes, les grandes surfaces dans la ville, éditions Comme un accordéon, L’Atalante, Nantes, 2004 PÉRON R., La fin des vitrines, Éditions de l’École Normale Supérieure de Cachan, collection Sciences sociales, 1993 SHIELDS R., « Social spatialization and the built environment : the West Edmonton Mall », Environment and Planning D, vol. 7, 1989. THIL Étienne, Les inventeurs du Commerce moderne, Arthaud éditions, 1966 UHLRICH R., Supermarchés et usines de distribution, Plon, 1962 Revue Urbanisme, dossier Le centre commercial contre la ville, numéro 377 mars/avril 2011 p39-70 Revue AMC 230 février 2014, dossier centre commerciaux

4.

des romans

BON François, Parking, éditions de minuit, 1996 BON François, Paysage fer et Impatience, Verdier, 2000 LEBRUN Michel, Le Géant, Rivage Noir, 1996 LE CLÉZIO J.M.G., Les Géants, Gallimard, 1988 PEREC, Les choses, une histoire des années soixante, Julliard, 1965 ZOLA Émile, Au bonheur des dames, 1883

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