Cahiers n°1 | 2010

Page 1

NUMÉRO 01 - JANVIER 2010




LE CHANGEMENT :

,

TOUT UN POEME !


Reprendre une aventure artistique de 45 ans, la respecter dans son essence, amplifier sa visibilité, l’actualiser, est difficile. La difficulté est précisément de s’en tenir au difficile. C’est l’ambition de tout projet artistique, sans quoi, il n’y a ni projet, ni ambition. Le Théâtre-Poème a une identité forte : c’est un haut lieu de l’intelligence sensible. Derrière le travail accompli, l’obstination, l’échange, la découverte, il y a un visage, une figure : Monique Dorsel. L’oralité, vertu magique entre toutes, passe au Poème par les textes de références. Aujourd’hui, la référence bouge. La cible est mobile. Sans perdre de vue l’objectif, il faut être souple : admettre, vivre, s’emparer de la diversité des langages artistiques. L’oralité passe par la voix du livre, de l’écriture dramatique, du langage informatique, de la partition, des signes peints, sonores, visuels… Le Poème s’est imposé comme un projet pilote en termes de diffusion du texte poétique. La confiance acquise auprès des auteurs et des éditeurs d’exception, lui a permis de résister aux modes, choisissant définitivement la culture de la « transmission » à celle de la « communication ». Mon projet s’inscrit dans le droit fil de cette logique : ancrer le Poème dans l’écriture contemporaine par une pratique de créations. Innover dans la forme et le fond : allier la modernité et l’éternité du sens. Encourager toutes les formes d’expérimentation langagière et le croisement des publics. La Poésie n’est pas une vue de l’esprit. Marginale par essence, parfois « menaçante », selon Chavée, elle va de l’avant, toujours. Elle fomente des questions centrales. Elle a tout pour elle : la pertinence, la patience, la forme de l’absolu. L’ « élitisme pour tous », selon la célèbre formule de Vitez, est un projet artistique et politique. Une manière d’être dans la cité. J’y souscris absolument. Dolorès Oscari.


LES CAHIERS DU POEME 2 NUMÉRO 01 - JANVIER 2010

A l’occasion de la réouverture du théâtre de la rue d’Ecosse, Mensuel Littéraire et Poétique est remplacé par une publication unique et annuelle : Les Cahiers du Poème 2. Ce collector n’est pas un programme – plutôt une réflexion, un accompagnement esthétique et didactique sur ce qui, chaque année, sera produit au Poème 2. Il embarque aussi bien les textes des créations montées pour le théâtre que des visions croisées (écrivains, philosophes, critiques etc.) sur ceux-ci. Remerciements : Le Service de la Promotion des Lettres de la Communauté française de Belgique, La Loterie Nationale, Les membres du Conseil d’Administration de l’a.s.b.l. Le Théâtre-Poème et les Jeunesses Poétiques : Jacques De Decker, Virginie Devillers, Monique Dorsel, Martine Lahaye, Roger Lallemand, Jack Mener, Pierre Mertens, Jean Sauwen, Jacques Sojcher, Tindaro Tassone et Eric Van Essche Photo de couverture : Rimbaud vu par le peintre Dominiq Fournal. Comédien : Grégoire Fasbender Coordination à la rédaction : Virginie Devillers Design graphique : Pascal Liénard (www.pascallienard.com) Impression : Enschedé Van Muysewinkel (www.enschede.be) Imprimé sur papier Munken Lynx, fabriqué en respectant l’environnement et à base de pâte FSC. Editeur responsable : Dolorès Oscari 89, Boulevard Sainctelette, 7000 Mons Le Théâtre-Poème et les Jeunesses Poétiques ASBL Direction : Dolorès Oscari 30, Rue d’Ecosse B-1060 Bruxelles (Saint-Gilles) Belgique www.theatrepoeme.be info@theatrepoeme.be Tél. : +32-(0)2-538.63.58 Fax : +32-(0)2-534.58.58


7

SOMMAIRE LES CAHIERS DU POÈME 2 * NUMÉRO 01 - JANVIER 2010

08.

LE POÈME 2 : ENTRE CONTINUITÉ ET RUPTURE

16.

D’INVISIBLES PHOTOGRAPHIES RIMBALDIENNES

38.

L’EXIL À DEUX EN ENFER

40.

LES DAMNÉS OU LA QUÊTE DE L’ÊTRE

44.

« PAS DE DECORATEURS, DES PEINTRES » ! (JEAN VILAR)

46.

OERTLI ALONE

52.

LE THÉÂTRE EST UN DES DERNIERS LIEUX DE RÉSISTANCE

Comment réinventer le Théâtre-Poème ? Conversation entre Jacques Sojcher et Dolorès Oscari.

Rimbaud après Rimbaud, par Michel Onfray.

Les Damnés ou l’exil de Verlaine et de Rimbaud en enfer. William Cliff par Jacques Sojcher.

Rimbaud et Verlaine métaphysiques. Virginie Devillers interroge William Cliff.

Dominiq Fournal, plasticien embarqué dans la création Les Damnés, invente une scénographie à l’image de sa peinture.

« Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs ». Peny Alone lu par Antoine Pickels.

L’art lyrique, le projet Peny Alone et le travail de Stéphane Oertli avec Bénédicte Davin. Propos recueillis par Virginie Devillers


LE POÈME 2 : ENTRE CONTINUITÉ ET RUPTURE

LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010

,

LE POEME 2 : ENTRE

,

CONTINUITE ET RUPTURE A la veille de la réouverture du théâtre de la rue d’Ecosse, Jacques Sojcher, le président de son conseil d’administration et Dolorès Oscari, la nouvelle directrice, devisent. Entre le passé et le présent. Entre la continuité et la rupture. > PROPOS RETRANSCRITS PAR VIRGINIE DEVILLERS > PHOTOS : JOHANNA VAN MULDER


9 LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010 LE POÈME 2 : ENTRE CONTINUITÉ ET RUPTURE

Jacques Sojcher - Dolorès Oscari, depuis quelques mois, vous êtes à la barre du théâtre de la rue d’Ecosse. La reprise officielle aura lieu en janvier 2010… or ce théâtre existe depuis plus de quarante ans. Votre politique générale sera-t-elle à la fois celle de la continuité et de la rénovation, pour ne pas dire la nouveauté, dans tous les sens du terme ? Dolorès Oscari - La continuité, oui, très certainement puisque ce qui se passera ici va s’arrimer à la littérature, comme cela a toujours été le cas au Théâtre-Poème. Ce que j’ai vu ici - et finalement il faut bien dire que j’y ai vu assez peu de choses - me semblait très ambitieux au niveau du fond avec une ambition différente formellement. Mon ambition personnelle serait d’allier la modernité de la forme à l’éternité du sens. L’essence de mon projet se situe là : trouver cette équation du fond et de la forme. JS - Le Théâtre-Poème s’appelera-t-il toujours le Théâtre-Poème? Vos premières créations portent sur deux poètes dont les textes seront portés à la scène (William Cliff et Stéphane Oertli). Il ne s’agit donc pas d’hommes de théâtre. Est-ce là que se situe la continuité de l’esprit du lieu ? DO - Première précision : le Théâtre-Poème s’appellera le Poème 2. Le Poème a, avec la philosophie, cette proximité, cette patience, cette forme d’absolu à laquelle je tiens. Comme la première version de ce lieu existe déjà et que nous nous inscrivons dans la suite de l’histoire, ce sera le Poème 2. Pourquoi ouvrir la saison avec deux poètes ? Car les choses se sont imposées à moi. J’ai eu le privilège de croiser William Cliff au milieu des années 70, lorsque j’avais vingt ans. J’étais jeune stagiaire à la RTBF. Conrad Detrez et William Cliff venaient ensemble, comme de modestes chroniqueurs, à Musique 3. Ils étaient aussi

beaux que devaient l’être Verlaine et Rimbaud - du moins tels que je les imaginais. Depuis, l’herbe a brûlé, Conrad Detrez n’est plus. William Cliff a été l’homme de l’hommage à Conrad Detrez. Mais William Cliff a aussi et surtout été pour moi le poète qui m’a bouleversée avec un recueil, Autobiographie. Il s’est passé là une sorte d’électrochoc de lecture - électrochoc que j’ai eu avec Marcel Moreau et vingt pages de son livre Bal dans la tête qui est paru en 1996 aux éditions de La différence. J’étais, par rapport à ces textes-là, comme dans une relation de dons d’organes. Ces auteurs-là m’ont vraiment transfusée. J’ai bougé à partir de ces livres. Je leur suis d’une grande reconnaissance et d’une réelle fidélité. L’histoire continuant à s’écrire sans moi, lorsque je suis arrivée dans ce théâtre, j’ai demandé à William Cliff s’il n’avait pas un texte qu’il dédiait plus particulièrement à la scène. Le hasard fait bien les choses puisqu’il m’a répondu que oui. Le texte qu’il avait en attente d’être mis en scène était une tragédie moderne (Les Damnés), tragédie en alexandrins qui met en forme les épisodes de la rencontre de Verlaine et de Rimbaud. J’ai le sentiment que William Cliff parle une langue à trois voix, langue où l’on entend Verlaine, Rimbaud, Cliff. Je m’inscris totalement dans ce projet théâtral car il me semble qu’écrire un texte aussi moderne, en alexandrins, en ce début du XXIème siècle, c’est d’une subversivité extraordinaire. En même temps, c’est presque de la physique quantique : le temps nous traverse et en même temps on se laisse traverser par lui. Cela rappelle aussi que nous ne sommes pas dans un lieu de communication mais de transmission, de passage. Il ne faut pas oublier que Rimbaud, pour arriver au niveau où il était, a commencé par écrire en latin, qu’il connaissait des extraits de la Bible par cœur. Donc, si nous voulons être dans le registre de la transmission, c’est un choix d’excellence. Quant à Moreau, il m’a dit :

>>


10 LE POÈME 2 : ENTRE CONTINUITÉ ET RUPTURE

LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010

« Dans les septante livres que j’ai publiés, tu trouveras bien quelque chose qui te conviendra pour le porter à la scène… » Puis, finalement, il s’est plié à l’exercice, repartant du donc, ce mot, comme il le dit lui-même, au trois quart généreux, pour en faire un texte éblouissant. Les protagonistes sont le Verbe et le Rythme. Ce texte a été dit par Denis Lavant, la saison dernière, au festival de Seneffe. C’est Denis Lavant qui aura la mission d’ouvrir le Théâtre-Poème à la mi-janvier avec la lecture de ce texte inaugural de Marcel Moreau. JS - En terme d’ouverture, c’est donc le Moreau qui ouvrira la saison. Mais je sais que, parmi les créations 2010, outre le Cliff que vous venez d’évoquer, il y a aussi le texte d’un plus jeune auteur qui fait beaucoup parler de lui, surtout à l’étranger : Stéphane Oertli. Son texte, Peny Alone, est un long livret d’opéra. Vous pouvez en dire quelques mots. DO - Je suis très honorée qu’un artiste comme Stéphane Oertli fasse une proposition aussi pertinente à une maison comme celle dont je m’occupe depuis peu. Stéphane Oertli est un auteur d’une quarantaine d’années. La forme d’écriture de ce texte est très particulière : nous sommes à mi-chemin entre la musique et le dire. Oui, Peny Alone pourrait être un livret d’opéra. C’est cela qui m’a vraiment séduite. Car on est dans l’expérimentation langagière tout en étant au-delà de la simple expérimentation. Nous sommes dans la maîtrise. J’ajoute que je lui ai demandé d’être, pour un temps, un artiste associé. Qu’il accompagne l’histoire du Théâtre d’une façon oblique, comme une sorte de sentinelle. JS - A quel rythme auront lieu les différentes manifestations prévues ? DO - Nous allons nous simplifier le cahier des charges. Notre programmation sera plus sélective, plus rare que dans le passé. Je n’ai pas le goût pour la profusion. Ce n’est ni ma manière, ni ma méthode, ni mon désir. Monique Dorsel avait ce goût, ce tempérament et ce talent. Elle travaillait dans ce foisonnement. Nous travaillerons plus dans la marge, pour ne pas crever au milieu comme disait Roland Topor, mais de manière très ambitieuse, en visant toujours l’excellence. J’aimerais que les artistes qui passent par le Poème 2 travaillent, à tous les niveaux, dans des conditions optimales. Qu’ils puissent se déployer : déployer leurs ambitions

créatrices par rapport à leur projet théâtral, leur projet littéraire mis à la scène. JS - Quelles sont les créations envisagées après celles de Cliff et Oertli ? DO - La prochaine création sera une création de Patrick Roegiers : son texte est en voie d’écriture. Il écrit en compagnie de sa fille Aurore, qui est comédienne. L’environnement sera pensé par son fils Antoine qui est plasticien. J’en profite pour préciser qu’un artiste sera associé à chacun des projets. Pour William Cliff, ce sera Dominiq Fournal. Pour le texte de Stéphane Oertli, ce sera Bénédicte Davin, qui est à la fois l’interprète et qui, en même temps, a dessiné pour Peny Alone, quarante dessins que nous exposerons. Des artistes seront donc embarqués à chaque création. Par exemple, pour le spectacle d’ouverture, Charley Case fera une minute symbolique de création vidéo à partir du tempérament et des brouillons de Marcel Moreau. JS - Le Théâtre accueillera-t-il des créations extérieures ? DO - Nous accueillerons une à deux productions extérieures. J’aimerais aussi et surtout créer des synergies avec d’autres lieux dédiés à la littérature. Par exemple, j’aimerais collaborer, dès la première saison, avec la Maison de la Poésie de Paris dirigée par Claude Guerre. JS - Comme du temps de Monique Dorsel, il y aura, à côté de la partie strictement théâtrale, d’autres temps de création, de rencontres… je pense notamment aux moments de rencontres du midi, aux cycles de conférences ? DO - J’aimerais prioritairement aider les publics à identifier l’ensemble de ces offres, ne pas organiser la concurrence entre elles et surtout traiter la temporalité de manière différente. Je crois qu’à l’heure où vous, moi, où chaque citoyen peut regarder par exemple un journal télévisé à l’heure qui lui convient le mieux via le net, via toutes les technologies dont nous bénéficions aujourd’hui, il serait vain de croire que le Théâtre va continuer à se passer à heure fixe, de manière psycho-rigide, selon un rituel qui veut que les choses se passent de 20h à 22h. Un théâtre doit s’aligner sur cette réalité-là, cette temporalité-là. Une manière d’y


11 LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010 LE POÈME 2 : ENTRE CONTINUITÉ ET RUPTURE

répondre positivement, c’est de créer différents temps de création, de rencontres avec les publics. A partir du mois de mars, dès les beaux jours, je veux ouvrir les portes du Théâtre à l’heure du midi. J’ai été et je suis naveteuse depuis de longues années. Il est bien connu que lorsque l’on prend sa voiture pour rentrer chez soi en fin de journée, on ne revient pas à Bruxelles pour profiter d’une offre culturelle le soir. Il y a donc là tout un public à côté duquel nous passons. L’autre forme de réalité dans laquelle nous devons nous inscrire, c’est que les gens qui viennent à midi sont le plus souvent occupés, donc pressés… puisqu’ils travaillent. D’où notre volonté de proposer des temps courts - temps courts qui s’adresseront à un tout autre public. Ces temps courts du midi seront le plus souvent consacrés à des formes de créations en chantier : inédits, conférences, lectures-performences, lectures de textes en cours d’écriture, opéras courts, cinéma expérimental etc. Temps courts à midi. Formes plus longues, plus élaborées le soir. Ces alternances de tempi différents favoriseront, je l’espère, l’éclectisme des formes poétiques, littéraires. Diversification des formes et aussi des publics, qui se croiseront d’un temps à l’autre. Cela participe aussi de la volonté de ne pas organiser la concurrence des événements entre eux. J’ajoute qu’il me semble important d’organiser clairement les moments de rencontres autour de rendez-vous identifiables pour le public (un jour par mois, plusieurs semaines par mois etc.), afin que celui-ci réponde présent. JS - J’imagine que vous pensez, entre autres, aux conférences du jeudi que souhaitez organiser à partir et autour des publications de la revue bi-annuelle ah! ? DO - En effet, des cycles de rencontres et de conférences seront organisés les quatrièmes jeudis de chaque mois, en fonction des publications de la revue ah! Je crois beaucoup à ce genre d’associations, de synergies, d’énergies additionnées, de mise en commun de la création. Quand je regarde la revue ah!, c’est un objet qui me transporte par son intelligence, son exigence. C’est un objet poétique en soi parce que la poésie est rétive à toute forme de populisme, elle est trop exigeante. Avec la revue ah!, la barre est fixée, nous savons à quel niveau on se situe. C’est donc un acte de foi auquel nous adhérons et que nous suivons.

« Mon ambition personnelle serait

d’allier la modernité de la forme à l’éternité du sens. L’essence de mon projet se situe là : trouver cette équation du fond et de la forme.

»

Cet axe, ce niveau d’exigences existaient déjà avant mon arrivée. Mon rôle, je le répète, est de la structurer, d’y apporter une rigueur, un cadre. JS - Un mot qui revient souvent est structurer, restructurer. Je crois qu’en effet il n’y a pas de liberté sans rigueur, de création sans rigueur. Cela me semble une des lignes directrices de votre projet, ce besoin de structure. DO - Il y a ce fameux mot de Vitez que tout le monde reprend : l’élitisme pour tous. C’est là que se situe notre véritable ambition. Nous n’arriverons pas à ce niveau d’exigence sans un véritable travail de rigueur, de point de vue, de professionnalisme. Quand quelqu’un comme William Cliff nous fait un tel cadeau, nous avons l’obligation de donner à son texte toute sa dimension : mettre les mots debout, en augmenter, en démultiplier la puissance. En faire une démonstration d’arte povera, un travail minimaliste où 3 comédiens pourraient effectivement être assis au devant de la scène et dire le texte, c’est un choix possible mais ce n’est pas l’axe que nous avons choisi. Il y a donc de notre part une volonté de prendre un risque maximal et d’avoir un véritable point de vue à défendre, de le défendre bien, c’est-à-dire de se donner les moyens pour le défendre. Cela passe par un long temps de maturation et de travail - avec l’auteur, le scénographe, les comédiens etc. Maurice Béjart disait qu’on peut tout inventer en danse contemporaine quand on a appris à danser et qu’il ne faut jamais couper le cordon ombilical avant d’être au monde !… La liberté est une liberté de choix. Il faut donc qu’à chaque bout de l’aventure il y ait des professionnels. Il faut présenter au public un projet où

>>


12 LE POÈME 2 : ENTRE CONTINUITÉ ET RUPTURE

LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010

chaque choix pourra être justifié. Chaque projet pourra plaire, déplaire, mais rien n’aura été gratuit : tout aura été pensé, réfléchi, conduit, mené, emmené. C’est cette mise en perspective-là qui, me semble-il, sur le plan de l’acte artistique, est fondamentale. Rigueur et exigence. JS - Un des axes que vous créez de toutes pièces et qui me semble important est celui de la mémoire et des archives de cette maison. DO - C’est un socle auquel je tiens beaucoup. D’abord parce que je trouve que nous ne sommes jamais aussi bons que quand nous sommes qui nous sommes. Etre qui nous sommes induit que nous sachions qui nous sommes. Depuis 30 ans, par exemple, les archives du Musée de la littérature ou encore la Bellone, à Bruxelles, engrangent des traces de spectacles vivants qui ont été créés en Belgique. Il me semble important que le Poème 2 tienne également ce rôle, à sa manière. Je voudrais plus précisément que soient accessibles les richesses propres au Poème 2. Que soient accessibles et consultables les traces sonores de tous les visiteurs de premier plan qui sont passés par le théâtre. Cette dimension d’archive, je veux la protéger, la développer, pour que nous devenions un vrai centre de ressources, pour que des chercheurs, des amateurs, de simples curieux puissent venir travailler ici. Pour que nous puissions dire, par exemple : « Vous voulez écouter Jacques Derrida lors de la conférence qu’il a donnée à telle date… et bien c’est possible ». C’est très important que nous soyons dans l’axe de la modernité, avec un vrai projet d’aujourd’hui tourné vers demain, mais il est très important que nous soyons aussi arrimés à l’essence même, à ce qui est le cœur battant de cette maison… afin que nous ne donnions pas l’illusion que l’histoire s’invente à partir d’aujourd’hui. L’histoire de ce lieu a 40 ans et j’aime l’idée d’être ce passeur. Plus jamais personne, je crois, n’aura cet espace devant lui comme a pu en bénéficier Monique Dorsel. Plus personne je crois ne dirigera cette maison pendant un temps si long par exemple. Il faut en cela lui rendre hommage. Ce qu’elle a fait, est fait ! JS - Qu’en est-il du devenir des Jeunesses Poétiques ? DO - Je pense que c’est un catalogue très « chic ». Un objet tout à fait décalé et que nous sommes les seuls à proposer aux écoles, aux étudiants qui étudient

« Je n’ai pas le goût pour la profusion.

Ce n’est ni ma manière, ni ma méthode ni mon désir.

»

le latin. 750 professeurs sont concernés. 400 parmi eux commandent des textes aux Jeunesses Poétiques. C’est une partie de l’activité qu’il faut absolument maintenir mais qu’il faut revisiter. J’ai donc demandé à plusieurs metteurs en scène de s’emparer des textes qui constituent le répertoire des auteurs latins des Jeunesses Poétiques. Certains de ces textes seront maintenus car ils connaissent un succès manifeste. Des créations s’ajouteront au répertoire existant. Quand on relit Aristophane aujourd’hui, c’est d’une drôlerie, d’une intelligence… nous aurions tort de nous en priver. Sauf qu’avec l’éternité du sens, une fois encore, il faut y mettre la modernité de la forme et à ce niveau-là, il faut avoir la même exigence pour un public jeune… je dirais surtout pour lui, car il s’agit de lui donner envie de revenir au théâtre, que cela ne soit pas une forme de prise d’otage obligée : le latin incontournable que l’école leur impose. Cela doit être une vraie fête de l’esprit, une vraie jubilation. C’est pourquoi nous allons donner une nouvelle ambition aux Jeunesses Poétiques. JS - Je sais que vous tenez particulièrement à une exigence de transparence et de bonne gouvernance de ce Théâtre… DO - J’ai une responsabilité morale très forte. Par ailleurs, je suis professeur dans une école supérieure artistique : le Conservatoire. J’y vois de nombreux candidats aux futurs métiers artistiques. J’y vois l’exigence qui leur est demandée. Ils font 5 ans d’études après leurs humanités, la formation est multiple, difficile, longue - comme toutes les études supérieures d’ailleurs -, puis ils arrivent avec un statut de travailleur saisonnier, statut qui m’indigne encore aujourd’hui. Le statut de l’artiste est encore du domaine de la vue de l’esprit, bien qu’évoluant. On le sait tous : l’intermittence est consubstantielle de ce type d’activité. Je ne peux pas être complice de cela. Quand j’engage un comédien, j’ai devant moi le professionnel.


13 LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010 LE POÈME 2 : ENTRE CONTINUITÉ ET RUPTURE

DOLORÈS OSCARI ET JACQUES SOJCHER

Quand j’engage un régisseur, j’ai devant moi le professionnel. Quand je vois l’auteur qui publie son livre, c’est pour moi un auteur professionnel - professionnel au sens premier du terme : quelqu’un qui gagne sa vie grâce à ce métier qui est le sien. Donc chacun est traité de façon professionnelle. Nous sommes toujours en train d’exiger que les artistes soient au mieux, au maximum de leur potentialité et nous acceptons souvent sans rougir de les maintenir dans une forme de précarité. Non, faisons moins, faisons mieux mais respectons l’ensemble des partenaires de cette aventure dans laquelle nous les embarquons, car ce sont eux, in fine, qui seront les plus exposés. JS - Des auteurs viendront-ils présenter leur dernier livre paru ? Pour moi, la notion de promotion des auteurs est une notion qui véritablement m’échappe. Je ne fais pas la promotion des auteurs. Faire la promotion des

auteurs, c’est aussi baisser la garde devant l’esprit d’indépendance. Je préfère choisir un auteur parce que cela s’impose à moi à un moment donné, le payer pour le travail qu’il accepte de faire avec moi… cela me garantit la liberté de choix et me/lui garantit aussi la liberté de parole. C’est un contrat qui me semble bien plus acceptable. JS - Que devient le Mensuel Littéraire et Poétique ? DO - Pour des questions budgétaires d’abord, la production du Mensuel Poétique va être remplacée par une publication unique, annuelle : Les Cahiers du Poème 2. Celle-ci ne constituera pas un programme (il y a le site internet pour remplir cet office). Il s’agira davantage d’une réflexion et d’un accompagnement esthétique et didactique sur ce qui, chaque année, sera produit au Poème 2. Les Cahiers du Poème 2 fonctionnera comme un collector (un objet unique) qui embarquera aussi bien les textes

>>


14 LE POÈME 2 : ENTRE CONTINUITÉ ET RUPTURE

LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010

des créations montées pour le théâtre (Cliff et Oertli nous permettent de publier leurs textes) que des visions croisées sur ces textes puisque ceux-ci seront mis en perspective par des écrivains, des philosophes, des critiques etc. De manière assez indirecte, Michel Onfray nous a donné le texte d’une conférence qui remonte à 2002 et dont le sujet est la transformation du poète Rimbaud. Ce texte va éclairer le travail de Cliff d’une façon très singulière. Par ailleurs, Antoine Pickels se penche sur la mécanique interne de l’écriture de Oertli. Une mécanique fine, précise, sensible qui s’exprime d’une certaine manière, en vers plus ou moins réguliers, toujours rythmés comme la musique, et qui ponctuent les temps forts d’une existence jusqu’à parfois un long, lent et volontaire processus de « déglingue ». Sa Peny est la reine de la dislocation, son interprète magnifique. Oertli, c’est un sourire au bord des larmes. JS - Pour clôturer cet entretien, je dirais que la poésie est partout. Elle est dans la partie théâtrale, dans les rapports entre la poésie et la pensée. Quel que soit le niveau où l’on se place, peut-on dire que l’acte conducteur qui vous tient est la revisitation de ce qu’est le poétique aujourd’hui ? DO - J’avais un collègue que j’aimais beaucoup, Jacques Bourlez, mort depuis longtemps aujourd’hui. Ses propos se posaient comme un pollen et contaminaient la pensée

« J’ai toujours en tête que le poétique

est une manière d’être au monde d’une façon absolue et radicale.

»

des gens qui travaillaient avec lui. Il disait que les poètes étaient les personnes les plus importantes au monde. Je ne suis pas loin de le croire. Quand vous pouvez travailler au plus proche des formes absolues, avec de véritables visions sur le temps qui passe ou sur nous qui passons à travers lui, à la manière des physiciens qui reposent de nouvelles équations, ce sont des mises en perspective potentiellement très subversives. Celles-ci m’intéressent fortement car le poétique n’est jamais très loin du politique, même s’il lui tourne souvent le dos ; ce sont des axes qu’il conduit, qu’il mène, comme autant d’options à vivre… J’ai toujours en tête que le poétique est une manière d’être au monde d’une façon absolue et radicale. Une manière d’être dans la cité. Bruxelles, novembre 2009.

DOLORÈS OSCARI Vient du théâtre.

1990 > 1998

présente et produit l’émission d’entretiens quotidiens : « Rencontre ». (RTBF – Radio : la Première).

1998 > 2004

crée, présente et produit le magazine littéraire en télévision (RTBF) et en radio (Musique 3) : « Si j’ose écrire ».

2004 > 2009

conseillère « Livre, Lettres » au sein du cabinet de la Ministre de la Culture et de l’Audiovisuel : Madame Fadila Laanan.

JUILLET 2009 à la demande de Monique Dorsel, reprend la direction du Théâtre-Poème. Nouveau nom de baptême : Le Poème 2.


LA POESIE N’EST PAS UNE VUE DE L’ESPRIT. MARGINALE PAR ESSENCE, PARFOIS « MENACANTE », , SELON CHAVEE, ELLE VA DE L’AVANT, TOUJOURS. ELLE FOMENTE DES QUESTIONS CENTRALES. ELLE A TOUT POUR ELLE : LA PERTINENCE, LA PATIENCE, LA FORME DE L’ABSOLU. ,

,


16 D’INVISIBLES PHOTOGRAPHIES RIMBALDIENNES ...

LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010

D’INVISIBLES PHOTOGRAPHIES RIMBALDIENNES ...

Lorsqu’il tourne le dos à la poésie - le sait-on ? - Rimbaud ne renonce pas pour autant au livre... Personne n’ignore les habits tombés du poète génial, de l’artiste visionnaire, puis les défroques vitement endossées du marchand de peaux, du commerçant d’ivoire, du vendeur d’armes dont on dit même, à tort, qu’il fut trafiquant d’esclaves, comme s’il fallait ajouter de l’abjection à tant d’auto-mutilation... Parmi ses caravanes d’encens, de soie, de café, d’or, de perles, de lainages, l’Ardennais brûlé par la double incandescence du soleil brutal et d’un intérieur en fusion, songe à écrire un livre dans lequel, projet d’un genre mallarméen, on trouverait un texte, bien sûr, mais aussi des cartes, dessinées probablement par ses soins, des gravures et des photographies. > TEXTE DE MICHEL ONFRAY > ILLUSTRATIONS PASCAL LIÉNARD

>>



18 D’INVISIBLES PHOTOGRAPHIES RIMBALDIENNES ...

LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010

I. Pour la Société de géographie, il prévoit un ouvrage sur le Harar et le pays Gallas, aujourd’hui comme hier terres d’Ethiopie calcinées par le climat. Aux siens, il annonce qu’il part pour l’inconnu dans le dessein de découvrir des choses extraordinaires. Il prévoit de rapporter des oiseaux et des animaux ignorés par les Européens. Son enthousiasme, son emballement traversent plusieurs lettres et durent, chose rare... Les démarches sont longues pour obtenir un appareil photographique et le matériel nécessaire aux tirages sur place, le coût est important, mais l’enjeu le mérite : il s’agit d’écrire un ouvrage qui n’a jamais existé, un livre nouveau. En fait, Rimbaud se propose d’inaugurer un genre nouveau : le récit ethnographique composé par un homme de lettre - et quel homme de lettre ! -, l’ensemble en appelant à une iconographie moderne et inexploitée. Ecrivain qui voyage, et non pas voyageur qui écrit; voyageur qui photographie, et non photographe qui voyage; écrivain qui photographie, et non photographe qui écrit; artiste habité par le goût du Divers, cher au cœur de Segalen, aux antipodes du touriste ou du colon, du passant pressé ou de l’étranger aveugle, Arthur Rimbaud, poète et photographe, rêve l’ethnographie contemporaine, il invente mentalement, aux côtés des caravanes de chameaux, à pied sous les étoiles du désert, dans les campements sous la lune africaine, l’une des modalités modernes de l’écriture du Divers et de sa saisie photographique. Mais cette généalogie restera théorique : malgré l’achat du matériel, l’accumulation des clichés, les promesses faites à soi-même et aux autres de mener ce projet à bien, il ne restera de ce dessein sublime qu’une poignée de

lettres remplies de décisions honorables, et qu’un reliquat de trois autoportraits puis de cinq clichés qui se partagent entre le flou, l’indistinct, le délavé, le vague et l’imprécis... Pour tâcher de comprendre les raisons de cet échec et saisir les causes de ce rendez-vous manqué avec la généalogie d’un livre inédit, un portrait de Rimbaud paraît utile, voire nécessaire. Portrait psychologique, esquisse d’un tempérament, brossage d’un caractère, il s’agit de partir à la recherche de ce qui transforme ce génie de la modernité en génie de l’auto-destruction. Comment ce poète inouï, inventeur de formes et de formules toutes droit descendues du ciel, peut-il subodorer le récit ethnographique contemporain illustré et augmenté d’icônes modernes, puis passer à-côté, avant de reprendre le cours de ses caravanes puantes en quête obsessionnelle d’une perpétuelle augmentation de son petit capital d’or ? Trois lignes pour une ébauche de portrait : d’abord, un masochisme sans fonds, jamais démenti, à envisager tel un moteur du plus profond de son être; ensuite, une passion pour la modernité, elle non plus jamais prise en défaut, qui lui fait aspirer à l’ingénieur comme à un modèle et avouer, selon ses propres termes, une passion philomathe; enfin, un rapport énervé au temps, une incapacité à habiter le présent dans la sérénité, une impossibilité viscérale à se contenter de l’instant, une fébrilité manifeste dans la presque totalité de ses missives envoyées d’Afrique. Haine de soi généalogique, technophilie brouillonne, impatience manifeste, voilà les ingrédients avec lesquels se cuit l’échec de ce projet de livre issu du désert...


19 LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010 D’INVISIBLES PHOTOGRAPHIES RIMBALDIENNES ...

Je ne tiens pas, au contraire de Segalen, pour l’hypothèse des deux Rimbaud, du double, de la schizophrénie qu’un recours aux catégories de Jules de Gaultier, le bovarysme, réussirait à élucider. Le Poète et l’Explorateur ne sont pas deux êtres dissemblables, deux mondes séparés, deux univers disjoints, imperméables pour l’éternité, et donc définitivement énigmatiques. Pas plus que je ne sacrifie au mythe d’un mystère inexplicable à l’origine du renoncement à la poésie, d’une indicible et ineffable expérience mystique qui causerait ce repliement dans le désert du Harar. Le génial auteur du Bateau ivre, ce poète visionnaire encore enfant, et le marchand acariâtre, atrabilaire de la corne Est de l’Afrique qui se plaint sans cesse de la petitesse de ses gains, c’est le même homme habité mêmement par une pulsion de mort qui, là où il est, dans le temps et l’espace qu’il occupe, consacre toutes ses forces à se punir, se blesser, expier, se faire souffrir. Poète et négociant, artiste et marchand, ami de Verlaine et employé de Bardey, génie précoce et vieux tout aussi précoce, c’est le même homme. Il n’existe qu’une seule substance, elle est seulement diversement modifiée... L’auteur des vers les plus sublimes habite le même corps violent que le photographe, le géographe et le scientifique. L’énergie noire qui travaille cette chair l’ouvrage autant lorsqu’elle s’empare d’un poème, d’un appareil photo ou d’un instrument de mesures techniques. Rimbaud vit sous le signe de la pulsion de mort, comme placé sous le signe d’une étoile mauvaise. La même qui le fera écarter d’un revers de la main l’écriture des poèmes et la fabrication d’un livre d’ethnologie. Violent, Rimbaud l’est tout autant contre lui-même et contre le monde. Tropismes homicides et suicidaires se repèrent tout le long de son existence. Il n’épargne personne, ceux qu’il aime, en priorité, des inconnus, ses condisciples, partout où il passe, à l’école de Charleville-Mézières, à Paris, avec les poètes qu’il fréquente, dans les cafés de Londres, avec Verlaine, bien sûr, mais aussi avec les Communards exilés. Il semble jouir de détruire, casser, agresser, salir et ne recule jamais devant l’énormité des agressions. En 1854, l’année de naissance d’Arthur, Baudelaire écrit possiblement Héautontimorouménos (1855), un poème

« Poète et négociant, artiste et

marchand, ami de Verlaine et employé de Bardey, génie précoce et vieux tout aussi précoce, c’est le même homme. Il n’existe qu’une seule substance, elle est seulement diversement modifiée...

»

programmatique qui nomme le mal dont souffre le futur nomade impénitent : bourreau et victime de lui-même, plaie et couteau, soufflet et joue, membres et roue, son existence se déplie sous le signe de la violence qu’il inflige et s’inflige. Loin des poncifs biographiques qui, souvent, négligent cette pathologie et ce corps souffrant pour se contenter d’inscrire le destin du poète dans le ciel, à la manière d’un astre, d’une étoile ou d’une comète, on suivra la trace et les effets de cette pulsion de mort enracinée dans les limbes d’un inconscient travaillé, vraisemblablement, par l’absence du père, son départ, son abandon du foyer sans laisser d’adresse à l’âge où Rimbaud apprend probablement à écrire. La Loi, l’Autorité, la Figure de l’ordre, le masculin, la présence qui incarne le principe de réalité disparaissent au profit d’une Mère qui rassemble tous ces pouvoirs entre ses seules mains. Culpabilité, autopunition, haine de soi, mépris des chemins tracés, errance, solitude, Rimbaud devient celui qu’il est, obéissant à l’airain des destins : il excellera dans les ruptures, les abandons, les renoncements, les lâchages. La Poésie en fit les frais; les limbes d’un genre de poétique ethnologique aussi... La plume à la main, on accumule les détails de cette pathologie de soi en lisant les récits de sa vie : de la provocation, en permanence, de la grossièreté, du cynisme, de la saleté, de la violence, de l’alcool en quantité, lui qui avait le vin mauvais, des paradis

>>


PHOTOGRAPHIE ANONYME, CHARLEVILLE-MEZIÈRES, MUSÉE BIBLIOTHÈQUE ARTHUR RIMBAUD ARTHUR RIMLBAUD (ASSIS) ET SON FRÈRE FRÉDÉRIC


21 LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010 D’INVISIBLES PHOTOGRAPHIES RIMBALDIENNES ...

artificiels, à Londres, de la misanthropie dès que possible doublée pourtant d’une immense pitié à l’endroit des petits, des pauvres, des modestes, en fait, de ceux pour lesquels il écrit un projet de Constitution à l’ombre de la Commune... Celui qui, sur un banc public de Charleville écrit Merde à Dieu n’est pas loin de pouvoir signer un Merde au Monde du même tonneau...

synesthésies entre les voyelles et les sons; il aurait versé de l’acide sulfurique dans le bock d’Antoine Cros; il clame haut et fort une nuit de débauche sodomiote au point qu’il ne pourrait plus retenir ses matières fécales; enfin, lui, l’auteur visionnaire de poèmes hautiriers, il affecte de détester les livres, tout juste bons à dissimuler les murs lépreux, puis la littérature, jeu stupide...

D’où cette anecdote qui cristallise le tempérement et le caractère de Rimbaud : on sait l’épisode des coups de feu de Paul sur Arthur, une balle atteint son poignet, l’autre se niche dans le parquet, puis Verlaine donne son arme à son compagnon et lui demande de le tuer. On connaît moins les combats entre les deux hommes qui se visaient à la gorge ou au visage avec des lames tenues à pleines mains, enveloppées de chiffons desquels ne dépassaient que les pointes dangereuses. Les coups tailladent les vêtements, le sang coule parfois et ces jeux pervers se produisent à plusieurs reprises. A Pigalle, au Café du rat Mort, Rimbaud coupe profondément les poignets de Verlaine à qui il a infligé deux coups de couteau...

Rimbaud lui-même a confié à Delahaye qu’il avait parfois forcé le trait, inventé, chargé la barque, mais que le mal était fait, car on l’avait cru et que sa mauvaise réputation s’en était trouvée arrêtée sur des malentendus. Peut-être, mais des faits, voire des voies de fait, des gestes, des moments de son existence dûment constatés par la police témoignent que cette haine de soi et des autres ne relève pas que de la provocation, du Verbe théâtralisé, utilisé comme un véhicule commode des négativités augmentées. L’exagération verbale a souvent débordé le cadre scénique pour envahir le monde réel et concret.

Bourreau et victime, Arthur collectionne les occasions d’attirer sur lui le mépris, la haine ou la réprobation. Il semble jouir de sa mauvaise réputation entretenue à dessein. Les histoires scatologiques, violentes et détestables rapportées sur son compte peuvent, ou non, être vraies, mais elles témoignent que le Verbe servait quotidiennement au Poète pour concentrer et diriger sur lui le jugement négatif des autres. Les mots lui permettent de fabriquer une violence envoyée dans la direction d’autrui. Evidemment, cette agressivité ne peut manquer de lui revenir sous forme réactive. Rimbaud est une machine à fabriquer de la négativité, à en jouer dans une dialectique mauvaise qui la crée, la génère, l’augmente, la modifie, la recycle, l’active et la réactive. Une fois la poésie paie; une autre l’ethnologie, toujours c’est la chair du poète qui jouit de ces tremblements sauvages, délétères et mortifères. Exemples : il avoue s’emparer dans la rue de chiens errants qu’il prétend abuser sexuellement avant de les relâcher dans le caniveau; on dit qu’il se serait masturbé dans la tasse à lait de Cabaner, l’ami qui lui enseignait la musique et auquel on doit des

Haine de soi, haine des autres, haine du monde travaillent assez Rimbaud pour qu’on prenne au sérieux le témoignage d’Ottorino Rosa - par qui l’on sait aussi que le poète a vécu avec une abyssinienne - qui affirme qu’il a tué un ouvrier, à Chypre, lors d’une rixe, une de plus, qui aurait mal tourné ; selon Mgr Taurin, le même passe pour avoir empoisonné deux mille chiens errants coupables de souiller les peaux que l’ex-poète devenu marchand faisait sécher dans son entrepôt; à Aden, il aurait organisé un esclandre avec ses employeurs afin de pouvoir être licencié et envisager tranquillement son trafic d’armes; dans la même maison Bardey, Arthur s’est battu avec un ouvrier, l’histoire ayant assez dégénéré pour que le commissariat en ait été averti et que des minutes aient été rédigées. Des réunions parisiennes de poètes (où l’on verra bientôt Rimbaud se jeter sur Carjat avec un couteau) aux solitudes brûlées du Harar en passant par les carrières de Chypre ou les tripots londoniens, l’auteur des Déserts de l’amour a filé la métaphore sado-masochiste sur tous les continents mentaux, sous toutes les latitudes spirituelles... La pulsion de mort lui donne un talent fou pour détruire ce qu’il est en train de construire avec effervescence.

>>


22 D’INVISIBLES PHOTOGRAPHIES RIMBALDIENNES ...

LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010

A la manière d’un enfant qui choisit ses jouets les plus précieux dès qu’il s’agit de les briser, il jouit d’autant plus de ses méfaits qu’il a détruit des choses précieuses. L’assassinat du poète laissait la place à une autre formule. Puisqu’il ne serait plus jamais question d’écrire des vers et qu’à défaut de se suicider plus rapidement Rimbaud avait opté pour une autodestruction lente, la passion nouvelle fut celle de la Science, nouvelle idole à même de fournir de nouveaux frissons. Et pour ce faire, chacun le sait, il choisit l’exil, le voyage, puis le commerce. Après avoir, adolecent, proféré son Merde à Dieu, il énonce dans sa vie, dans sa chair, de la manière la plus existentielle qui soit, un tonitruant Merde pour la poésie - celui qu’on n’entend jamais de son vivant aussi clairement, bien que tout dans son quotidien abyssinien témoigne en ce sens, mais qu’on entend de manière emblématique sur son lit de mort, alors qu’il est question de l’amputer du mal, d’une partie qui concentre le mal en lui, sa jambe, pour tâcher de le sauver - peine perdue. Mort à Dieu, mort à la poésie, mort à lui-même, Rimbaud devint Philomathe - il usait souvent du mot -, une autre façon de créer un édifice à même d’être vitement détruit. Le terme est rare, on ne le trouve dans aucun dictionnaire où, en revanche, on peut lire ici ou là la définition de la philomathie qui caractérise et nomme la passion de savoir, l’inextinguible envie de science. Des étudiants polonais s’étaient dits philomathes au début du XIX° siècle, ils entendaient sacrifier à l’idole positiviste du moment. A peu près à la même époque, les Nihilistes russes défendent les mêmes idées : un souverain mépris pour la métaphysique doublé d’une vénération pour la science. Rimbaud devient alors un positiviste qui n’aurait jamais lu Auguste Comte. On ne peut mieux piétiner le poète en soi qu’en appelant à la naissance, sur les ruines de ce suicide, d’une figure radicalement antinomique : l’Ingénieur... Dès l’âge de dix-huit ans, dans Une saison en enfer (1873), lui, l’homme pressé, fustige à deux reprises les lenteurs de la science. Personne n’ignore plus l’injonction rimbalidienne d’être moderne ! Sa façon d’être philomathe et moderne passe par un engouement de forcené pour les sciences et techniques du moment. Sa

« Rimbaud est une machine à

fabriquer de la négativité, à en jouer dans une dialectique mauvaise qui la crée, la génère, l’augmente, la modifie, la recycle, l’active et la réactive.

»

correspondance avec sa famille abonde en demandes de manuels techniques, de catalogues spécialisés, d’ouvrages qui devaient lui permettre d’exceller dans les métiers et pratiques professionnelles les plus pointues. Le poète visionnaire familier des hallucinations mystiques laisse place à l’artisan, au manuel, au travailleur qui met son corps tout entier en jeu. Qu’on juge de sa boulimie, et, en même temps, de sa pathologie philomathique : il entend se pénétrer des sciences suivantes : topographie, géodésie, trigonométrie, minéralogie, hydrographie, météorologie, chimie industrielle, charronerie, tannerie; il veut exceller dans la brique, la serrure, la faïence, la poterie, la fonderie en métaux; il entend fabriquer des bougies; il veut s’y connaître en armurerie; il aspire à la construction d’appareils plongeurs, à la télégraphie, à la menuiserie, à la peinture en bâtiment ; il demande des catalogues de machines agricoles, des brochures pour apprendre à creuser des puits artésiens; la scierie l’intéresse, mais la charpente métallique aussi, tout autant que les matières textiles; on trouve également, dans sa bibliothèque idéale, un livre intitulé : Commandant des navires à vapeur; le tout côtoie un Guide d’explorateur... A ce désir de livres dignes d’une documentation d’école d’ingénieur, il ajoute une envie d’objets qui vont dans le même sens. Suite du catalogue : un théodolithe de voyage, un sextant, une boussole, une collection de minéralogie, un baromètre anaéroïde, un cordeau d’arpenteur en chanvre, un étui mathématique qui contienne règle, équerre, rapporteur, tire-ligne, compas de réduction, du papier à dessin. Et un appareil photo... Avec ce bricà-brac de livres et d’objets, on songe à la caverne d’un


23 LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010 D’INVISIBLES PHOTOGRAPHIES RIMBALDIENNES ...

démiurge qui fabriquerait le monde, le mesurerait, le réduirait à des chifres, le construirait, le bâtirait, le plierait à sa mesure, en pénétrerait les secrets, en forcerait les mystères, de l’infiniment petit des molécules à l’infiniment grand des cieux. Rimbaud forgeron comme Héphaïstos, maître des éléments comme Zeus, marin, voyageur, explorateur comme Ulysse, Rimbaud toujours plus proche du soleil comme Icare... Dans l’une des lettres qu’il envoie à sa mère et à sa sœur, le 6 mai 1883, lui qui fut le moins facile des fils, le plus ignorant de ce que fut son père, il se plaint de son existence, avoue son indifférence radicale au cours du monde, invente, envoie et commente trois autoportraits, confie son souci des siens, sa nostalgie de l’Europe, puis, étonnant, il regrette son célibat et son absence d’enfant. A vingt-neuf ans, il aspire à avoir un fils à qui il consacrerait le restant de son existence pour l’élever à son idée, l’orner - selon son mot singulier...-, « l’armer de l’instruction la plus complète qu’on puisse atteindre à cette époque, et que je voie devenir un ingénieur renommé, un homme puissant et riche par la science ». Ingénieur, fils de Poète, fils de Rimbaud... Lui, l’enfant né de père trop tôt disparu, le vagabond habité par la pulsion de mort, tâchant d’échapper à luimême, à son destin funeste, marqué par la négativité qui le ronge à la manière d’un cancer, lui que la fréquentation des ingénieurs de Chypre, d’Alexandrie, d’Abyssinie impressionne, lui qui, à l’âge où la plupart des adolescents annonent sur les grammaires, a écrit Le Bateau ivre, Une saison en enfer et Les Illuminations, il compisse et conchie la poésie avec une ardeur de désespéré, expiant sous un soleil destructeur la malédiction d’être né. Qui plus est : d’être né génial... Lui qui les surclassait tous aspire désormais à se placer sous eux, en-dessous du plus mauvais, sous terre... Il ne se supporte pas, il ne se supporte plus; jamais il n’habite l’instant, le présent, à aucun moment il ne sait jouir de la pure présence, de l’adhésion simple et aléatoire au monde : se complaire de l’ici et du maintenant. Rimbaud est un homme pressé. Pressé par lui même, avalant le temps comme de l’oxygène en trop grande quantité, prêt à étouffer. Les durées, chez lui, ne sont pas mesurables à l’aune de l’humain. L’éclair,

la foudre, la vitesse, il fuit pour tâcher de se fuir. Sait-il même que ce qu’il cherche à perdre, c’est son ombre et que le prix à payer pour une dissociation de soi et de ses fantômes se nomme la folie ? une autre façon de mourir de son vivant, celle qui se saisit de Nietzsche, son frère par tant de points... Fâché avec l’instant, en colère contre le temps, impossible à réconcilier avec le présent, l’Ardennais devenu Abyssin ignore la paix, le calme, la sérénité. Rien n’arrête ce mécanisme remonté pour s’épuiser; tout contribue même à mettre en péril la vie, le corps, le cœur du poète déjà disparu du monde. A la manière de son double philosophe, le père de Zarathoustra, il est insaisissable, ne tient pas en place : en France où il oscille toujours entre les Ardennes et Paris; en Europe où il est à Londres, à Stuttgart, à Milan, à Chypre, à Gênes; en Afrique où on le voit au Caire, on l’imagine à Louxor, il est à Harar, à moins qu’à Aden ; même en Abyssinie, il travaille en ville, mais il peut tout aussi bien être en route avec une caravane, dans le désert et les contrées austères vers la Choa. Des carrioles, des trains, des bateaux, des chevaux, la marche, des centaines et des centaines de kilomètres à pied, Rimbaud aspire à brûler le présent, à le consumer comme une malédiction qu’il faut réduire à néant. Sa correspondance est truffée dé références à ce présent impossible, à cet imposible présent : quand il demande, c’est sur le mode impérieux, il veut toujours tout et tout de suite; il attend impatiemment; il faut lui envoyer en urgence; il s’agit d’agir dans les meilleurs délais; il parsème ses missives d’abréviations, comme s’il n’avait pas le temps de former les mots en entier; il faut lui trouver vite ceci ou cela; il se plaint de n’avoir pas encore reçu; il est pressé au départ des courriers et justifie ainsi la brièveté de ses lettres - pas le temps; il exige qu’on fasse vite pour retirer, déplacer, placer, envoyer son argent; dans ses envois, il accumule les noms de lieux - jusqu’à seize dans l’une d’entre elles; il se dit sans cesse sur le point de partir; il attend, passe son temps à attendre. Et souffre d’un incurable ennui...


24 D’INVISIBLES PHOTOGRAPHIES RIMBALDIENNES ...

LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010

II. Sous le feu du soleil africain, Rimbaud n’a donc pas renoncé au livre, à l’écriture et à la publication d’un livre. Certes il ne s’agit pas d’un recueil de poèmes, de ces textes à la métrique parfaite et tellement achevée qu’elle en devient invisible, submergée par l’incandescence d’un flux devenu prose sublime. Mallarmé n’a pas encore écrit Quant au livre, qui date de 1895, ni affirmé, donc, que « tout, au monde, existe pour aboutir à un livre ». Mais Rimbaud, d’une certaine manière, a pu imaginer, rêver, supposer, supputer ce livre d’un genre nouveau : un récit exotique - je reviendrai sur l’acception de ce terme- écrit par un poète qui pratique en ethnologue, et non l’inverse. Le projet rimbaldien de ce livre inédit ouvre la voie à Victor Segalen, Michel Leiris, Nicolas Bouvier et quelques autres... L’adoubement de la photographie, aux côtés des dessins, cartes et autres croquis d’artistes accompagnant, complétant le texte, fait la spécificité de cet ouvrage envisagé. La passion philomathique de Rimbaud n’a pas exclu l’appareil photo.La technique existe depuis plus d’un demi-sècle, il ne l’ignorait pas, en même temps qu’il connaissait des opérateurs, des techniciens et des artistes du cliché : Paul Demeny, par exemple, l’ami d’Izambard, le professeur de français d’Arthur, celui pour qui il avait recopié ses poèmes et dont le frère Georges a perfectionné les techniques photographiques ou Carjat, photographe des artistes, des célébrités, hommes politiques et autres Parisiens en vue.

pour la civilisation, ainsi que Baudelaire ? Quelles relations a-t-il entretenu avec la photographie : devant et derrière l’objectif ? Voire comme poète... Quels bénéfices matériels et intellectuels escomptait-il de l’investissement dans cette affaire ? Lui, l’homme pressé, que pouvait-il raisonnablement attendre et trouver dans cet art du temps, cette machine à figer les durées, à stopper le flux des choses, à arrêter le cours du monde ? Enfin, de quelle façon a-t-il congédié la photographie, et selon l’ordre de quelles raisons ? La réponse à toutes ces questions ne manque pas, souvent, d’augmenter le brouillard, d’accentuer l’imprécision, d’ajouter au mystère, comme souvent avec Rimbaud...

Qu’attendait-il, lui, le poète défroqué, de cette technique nouvelle ? A-t-il considéré l’invention comme une promesse moderne ou plutôt comme une catastrophe

Quoi qu’il en soit de ces trois angles d’attaque, le corpus reste maigre puisqu’on dispose en tout et pour tout de treize photos : cinq portraits qui

Ajoutons qu’il en va d’une singulière ambiguïté à parler des photographies d’Arthur Rimbaud, car l’expression signifie, au choix, les clichés qui représentent Arthur, certes, mais pris par un autre que lui ; ceux qui le montrent, bien sûr, mais avec lui au bout du déclancheur; tout aussi bien elle nomme les plaques des situations abyssines décidées par Rimbaud et sélectionnés dans leur quantité par l’impérieux hasard du temps qui passe. Soit : le portrait, l’autoportrait et le reportage, trois modalités du rapport de Rimbaud à la photographie, trois occasions de fabriquer à chaque fois de l’inédit : un mythe induit par une icône signée Carjat, l’invention de l’autoportrait du poète, la vision d’une possibilité d’élargir le livre .

>>


.7

1854 CHARLEVILLE 1870 PARIS / DOUAI / CHARLEROI / BRUXELLES / DOUAI / CHARLEVILLE 1871 PARIS / CHARLEVILLE / PARIS 1872 CHARLEVILLE / BRUXELLES / OSTENDE / DOUVRES / LONDRES / CHARLEVILLE 1873 LONDRES / ROCHE / BRUXELLES / ROCHE 1874 LONDRES / CHARLEVILLE 1875 STUTTGART / MILAN / LIVOURNE /MAISONS-ALFORT / CHARLEVILLE 1876 VIENNE / CHARLEVILLE / BRUXELLES / ROTTERDAM / HARDERWIJK / BATAVIA / CHARLEVILLE 1877 COLOGNE / BREME / SUEDE / DANEMARK / CHARLEVILLE / MARSEILLE / ROME / CHARLEVILLE 1878 HAMBOURG / ROCHE / SUISSE / GENE / ALEXANDRIE / CHYPRE 1879 ROCHE / MARSEILLE / ROCHE 1880 CHYPRE / ADEN / HARAR 1881 1882 ADEN 1883 OGADINE 1884 ADEN 1885 1886 ANKOBER / ANTOTTO 1887 CAIRE 1888 HARAR 1891 ADEN / ROCHE / MARSEILLE / CHARLEVILLE


26 D’INVISIBLES PHOTOGRAPHIES RIMBALDIENNES ...

LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010

s’échelonnent de l’école de Charleville à Aden - un cliché récemment retrouvé; trois autoportraits; cinq clichés de scènes africaines. Mais, somme toute, c’est assez pour créer trois lignes de force qui contribuent à forger l’image d’un Rimbaud en figure d’exception : soit le poète enfant et génial, puis le peintre du Je, enfin l’explorateur soucieux du Divers cher à Segalen. Trois photos même suffiraient pour construire cet édifice aux icônes... La première apparition photographique de l’individu en question date de l’institut Rossat. Au milieu d’une vingtaine d’élèves de son âge, sagement alignés, sanglés dans leurs costumes aux boutons dorés, la casquette à portée la main, Arthur et son frère sont figés pour l’éternité. Regard dur, déjà, pour l’enfant qui ne sourit pas : toutes seront sur ce principe, absence de sourire, visage fermé, dureté, impression d’être ailleurs, pas là, d’un autre monde, seul de son parti. Que se passe-t-il dans l’esprit du sujet photographié chaque fois qu’il pose devant l’objectif ? Pour lui plus que pour un autre la question se pose tant chaque cliché le pétrifiant semble, déjà, un rendez-vous pris avec l’éternité. A douze ans, il croit encore en Dieu et se fait même remarquer dans son école en déclanchant une bagarre à la sortie de la chapelle pour tancer les grands qui se battaient avec l’eau bénite. Zélè, il écrit même à quatorze ans une ode latine de soixante hexamètres pour célébrer la première communion du Prince impérial - et l’envoie à qui de droit ! Deux ans plus tard, il arbore une tignasse magnifique qui lui arrive jusque dans le bas du dos. En attendant, le jour de la première communion, il pose en petit garçon sage, livre de messe à la main, brassard blanc noué à ravir, main gauche sur la poitrine, sérieux, pas encore déicide - sage comme une image... Deux autres photos de Rimbaud existent de cette époque et sont entrées dans l’iconographie planètaire au même titre qu’une vingtaine de clichés connus de tous et qui ramassent plus et au-delà d’eux : des icônes, des figures, des traces, des clichés installés aux côtés des chefs d’œuvre de la peinture - portraits maniéristes

de Titien, Bordone ou de Lotto. Il s’agit de Carjat, Etienne Carjat, et de ces images devenues mythiques à force de lire Rimbaud partout : manuels scolaires, histoires de la littérature, dictionnaires, encyclopédies, anthologies de poètes, mais aussi cartes postales, affiches, couvertures de livres, fétiches et autres marchandises modernes qui vendent le portrait du poète comme analogon de la poésie . Première photo, Rimbaud a l’air buté, têtu, maussade. Cheveux ébourrifés, œil clair, extraordinairement clair, regard de voyant, - bien sûr on y songe, la lettre à Izambard, qui en appelle au dérèglement de tous les sens, n’est pas loin... Bouche bien dessinée, lèvre supérieure nette, lèvre inférieure un peu renflée, pas boudeuse, mais presque. La signature de l’atelier de Carjat oblige à des enquêtes presque policières : soit la photographie date du passage de Rimbaud à Paris, elle a été faite par Carjat dans son atelier, en compagnie de Verlaine, alors il est un enfant, il habite le corps d’un enfant. Onze ou douze ans, pas plus : on lui donne l’âge d’un jeune collégien et il a pourtant déjà écrit des vers sublimes. Soit c’est un cliché plus ancien pris à Charleville, et Rimbaud a bien cet âge, onze ou douze ans. L’image aurait pu, alors, être envoyée par le jeune poète à Verlaine comme moyen de se reconnaître à l’arrivée du train, au rendez-vous de la gare qui mit les deux hommes en présence la première fois en septembre 1871. Verlaine l’aurait ensuite donnée à Carjat pour qu’il en fasse une reproduction à même de lui donner un souvenir ... Pourtant, les vêtements de Rimbaud sont les mêmes sur la première et la seconde photo de Carjat. Ce qui tendrait à prouver que les prises de vue sont rapprochées, donc presque contemporaines, séparées seulement par quelques mois dans la même année ‘87‘. Dans ce cas, l’enfant s’est extraordinairement métamorphosé en adolescent. Ce que confirment quelques témoignages de l’époque. Rimbaud pressé, pressé là aussi de grandir, de vieillir, de vivre et de consumer sa vie. Le visage baigne dans un halo, la cravate est de travers, la lèvre inférieure est contenue par une morsure intérieure, pour éviter la lippe enfantine, l’œil vise l’étérnité qu’il regarde de face,


27 LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010 D’INVISIBLES PHOTOGRAPHIES RIMBALDIENNES ...

déjà. Dans ce cliché, Rimbaud vise un point qui semble situé hors du monde, là où lui seul paraît disposer des formules à même de forcer les abîmes . Le poète, ce poète incarne la poésie, à lui seul. La seconde photo de Carjat quintessencie cet univers, elle le ramasse, le raccourci, le synthétise et le montre : la jeunesse insolente, le génie désinvolte, la beauté radieuse, la chair du hapax, la vue du visionnaire, la présence magnifique, le fauve arrêté, l’immobilité de l’errant, le suaire païen, - naissance de l’image pieuse à l’usage des modernes, une photographie comme une fragment de force, un morceau d’être, un témoignage de l’éternité saisie en plein vol, avant la suite d’une course au-delà du visible. La pensée primitive et magique n’est pas loin. Au pied de ces fétiches l’animisme rôde à la manière d’une bête ancestrale et immortelle. La poésie faite homme se montre une fois, puis disparaît... Verlaine a écrit sur ce portrait des lignes superbes qui se concluent sur la « littérale beauté du diable». Venu de ses Ardennes natales telle une apparition nimbée dans sa violence constitutive avec dans la poche des poèmes après lesquels tout un pan de la poésie s’effondre, photographié deux fois dans le studio de Carjat, semant la provocation partout où il passe, Rimbaud a déjà disparu : il est en route pour d’autres monde. L’appareil photo l’a saisi là, dans ce moment de transit entre l’enfance d’un visionnaire et la maturité d’un automutilé, avant que la mort l’emporte, vite, comme il aimait que les choses aillent... Entre-deux, avant d’en finir avec l’Europe, Paris et ses tribus, Rimbaud a assisté en 1872 à la lecture de vers en compagnie de Carjat. Etaient-ce des poèmes du photographe lui-même qui se piquait de rimer ? Ou de l’un de ses amis ? Toujours est-il qu’avec sa bouille d’enfant et son cerveau d’exception, son tiroir plein d’une fameuse lettre à Izambard qui vaut comme un moderne discours de la méthode poétique et des cent alexandrins de son Bateau ivre, Rimbaud ne supporte pas la lecture des vers de mirliton et invective à la cantonade avec un - ou plusieurs, les avis divergent...« Merde ! » tonitruant. Carjat éconduit le gêneur au visage d’ange et aux propos de diable - qui revient

« Ses lettres le disent parfois :

il n’aime pas la vie ; elles le confirment toujours : il fait le nécessaire pour que son existence soit pénible.

»

fâché armé d’un couteau, à moins qu’il s’agisse de la canne-épée de Verlaine, avec lequel il inflige une estafilade à l’homme qui l’avait immortalisé au sel d’argent ! Le photographe, en guise de représailles bien inutiles, brisa les plaques : les photos ont fait le tour du monde et sont partout sur la planète ... Au printemps de l’année de cet incident, Rimbaud a écrit des poèmes, peut-être en prose. Parmi les titres retenus, outre L’histoire magnifique, on relève trois variations, avec jeux sur les singuliers et pluriels des substantifs, sur : Photographies du temps passé. Les cinq ou six poèmes qui constituaient cet ensemble ont disparu. Au dire de témoins, il y était question d’étoiles de sang, de cuirrasses d’or, de personnage chapé et de rutilances médiévales. Reste cette occurence de la photographie dans le titre même, et avec elle l’idée d’une possibilité d’arrêter l’une des modalités du temps, le passé, dans des poèmes assimilables à des images - avant d’envisager l’hypothèse inverse : des images assimilables à des poèmes... Le voici donc au Harar, seul, isolé, loin du monde et des siens, loin plus encore de la poésie et de sa vie ancienne. Ses lettres le disent parfois : il n’aime pas la vie; elles le confirment toujours : il fait le nécessaire pour que son existence soit pénible. L’autodestruction se poursuit, lentement mais sûrement. A longueur de lettres envoyées à ses amis ou plus souvent à sa famille, il confie sa santé délabrée, les fièvres, le climat insupportable, la géographie inhospitalière, la solitude, la précarité du travail, le vide intellectuel, la multiplication des altercations, la peur des vols, le coût élevé de la vie, la bêtise - déjà - des Européens

>>


28 D’INVISIBLES PHOTOGRAPHIES RIMBALDIENNES ...

LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010

expatriés, le labeur harassant, la crainte des guerres, l’imminece des révoltes, la dévaluation de l’argent, le danger des expéditions, les risques du commerce, l’ennui toujours recommencé, la haine des Nègres avant des considérations sur ses varices, son genou, donc la mort... Rien ni personne, pourtant, n’est à l’origine de cette situation sinon lui. A chaque moment il peut mettre fin à ce gâchis en rentrant en France. Toute la négativité dont il se plaint en permanence, il se l’inflige. Lui seul est comptable de cette somme de douleurs à laquelle un seul geste pourrait mettre fin : vendre, disperser, laisser derrière lui ses entreprises minables et prendre un billet de retour pour l’Europe, et tout ce qui lui pèse disparaîtrait comme par enchantement. Dans une configuration que ne marquerait pas puissamment la pulsion de mort, le choix s’imposerait immédiatement. En revanche, dans le cas d’un Rimbaud expiant, se punissant, s’infligeant des douleurs que ne manquera pas de saluer l’engeance chrétienne intéressée par la récupération du génie, le mal agit de manière nécessaire... Pourtant, dans cette logique du pire élue par l’inconscient du poète surnage en épiphanie tel ou tel signe qui raccroche encore le grand brûlé au monde des vivants. Ainsi cette lettre venue de France - celle de Paul Bourde, un ancien condisciple - pour lui apprendre qu’il est devenu un nom, une figure de ralliement pour de jeunes poètes parisiens, ou encore cette demande de collaboration à la France moderne signée Laurent de Gavoty qui ajoute à sa missive quelques mots de franche admiration. Ces deux envois vont rejoindre le tiroir leur assurant la survie et non

« ... il inaugurera un genre particulier

de correspondance : il enverra des photos, des vues des gens, du pays et de la faune. Montrer plutôt que raconter, écrire et décrire.

»

la poubelle comme on s’y attendrait de la part d’un désespéré ayant coulé tous ses vaisseaux. Et puis ce livre, ce désir, cette envie d’écrire encore, tout de même, malgré tout. Oh, bien sûr, pas des vers, la poésie c’est fini, mais un ouvrage dont il entretient quelques uns de ses correspondants. Assez pour qu’il en aille d’autre chose que d’une lubie. Mais ce qui semble fédérer cet opus, c’est la présence de photographies pour des reportages. A la manière d’un enfant pressé, curieux, impatient, il se met en tête de commander un appareil photo. Au début de l’année 1881, il annonce à sa famille qu’il a fait le nécessaire pour obtenir le matériel à l’aide duquel il inaugurera un genre particulier de correspondance : il enverra des photos, des vues des gens, du pays et de la faune. Montrer plutôt que raconter, écrire et décrire. Une bonne image vaut mieux qu’un long discours pour celui qui a renoncé aux mots... Ces photographies à l’usage des siens pourront également contribuer à une mémoire plus publique, moins privée. Rimbaud se propose un livre sur le Harar et les Gallas pour le compte de la Société de géographie. A terme, il envisage même de travailler pour le compte de ladite Société. Tournant le dos au commerce, il n’exclut pas une carrière de Géographe et se voit bien en auteur d’ouvrages qui associeraient la description des terres, des coutumes, des habitudes, des pratiques de peuples pré-industriels. On ne parle pas encore d’ethnologie au sens que lui donnent les modernes après les travaux de Marcel Mauss, au début du XXe siècle. Le mot existe, certes, depuis 1787, mais il recouvre trop de notions floues à cette époque pour que Rimbaud puisse en faire un usage pertinent. En revanche, il pense dans les eaux généalogiques de la discipline... Il se propose alors d’aller « trafiquer dans l’inconnu » ( 4 mai 188 1) ! Venu de Lyon, où il l’a commandé par catalogue, l’appareil photo coûte une somme considérable, l’équivalent de six mois du salaire de Rimbaud. Sa mère précise qu’il doit y avoir anguille sous roche car on lui a demandé presque le double de ces mille francs de base. Le fils lui répond qu’il n’y a pas de problème car la somme couvre le prix de l’appareil, certes, mais aussi celui du matériel nécessaire à la pratique

>>


PHOTOS TROIS AUTOPORTRAITS D’ARTHUR RIMBAUD

« Chacune de ces photos le montre tel un bagnard, un prisonnier de luimême qui aurait construit sa prison et serait en même temps son gardien, son geôlier...

»


30 D’INVISIBLES PHOTOGRAPHIES RIMBALDIENNES ...

LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010

“JE M’ENNUIE BEAUCOUP, TOUJOURS; JE N’AI MEME JAMAIS CONNU PERSONNE QUI S’ENNUYAT AUTANT QUE MOI.” ARTHUR RIMBAUD EXTRAIT DE CORRESPONDANCE À SA FAMILLE, HARAR (ETHIOPIE) , ÉTÉ 1881


31 LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010 D’INVISIBLES PHOTOGRAPHIES RIMBALDIENNES ...

de l’art : les produits, des composés d’or et d’argent dont Arthur précise les coûts au kilo, des glaces, des cuvettes, des flacons, des emballages, des cadres et autres babioles utiles et nécessaires. Le colis contient de quoi assurer deux années de photographie... Enthousiaste, il prévoit l’envoi de choses curieuses, de choses intéressantes - les expressions reviennent souvent sous sa plume. Preuve qu’il entretient alors à cette époque un rapport non blasé au pays puisqu’il parle d’étrangeté, de types singuliers, de lieux inconnus à même d’emporter les suffrages d’éventuels regardeurs ou d’acheteurs français. Car il compte bien vendre des clichés sur place et « faire un curieux album de tout cela ». Trois mois plus tard, il envisage de commander à nouveau du matériel, ce qui laisse penser qu’il a abondamment mitraillé les gens, les sujets, les paysages et créé les occasions d’imprimer ses plaques puisque les produits des deux années de campagne ont fondu comme neige au soleil. A moins qu’il ait mal prévu la quantité de matériel nécessaire à vingt-quatre mois d’activité... Optons plutôt pour une pratique fébrile, car Rimbaud le confirme dans une lettre à sa mère, tout le monde veut se faire photographier et paie même pour l’obtention du cliché. La guinée donnée en échange de la photographie ne peut vraisemblablement être déboursée que par un individu au pouvoir d’achat conséquent, un Européen probablement. Les autochtones, pour leur part, en plus de la misère qui les accable, évoluent dans la logique de la photo comme art magique se nourrissant de l’âme des sujets, ce qui compromet une saine et juste relation avec le monde religieux et sacré des ombres... Au fur et à mesure qu’il pratique, à l’aide de son manuel sûrement, il confesse une amélioration. Parfois la météo ne permet pas l’usage du matériel : trois mois durant, il n’y eut que de la pluie, pas de soleil, aucune photo n’a été faite. Et puis la passion semble moindre : elle prend de moins en moins de place dans les échanges avec sa famille. Une fois, sous prétexte de ne pas dépenser inutilement d’argent, lui qui avait accumulé de l’or en quantité, il prêche l’inutilité de l’envoi d’une photo qui le représente. Puis

« De la même manière qu’il a

congédié la poésie, il a tourné la page de la photographie après deux années de pratique, avec une semblable désinvolture. Pas d’explications, pas de raisons, pas de justifications.

»

plus rien avant une lettre datée d’Aden où sans aucune explication il informe s’être séparé de son appareil photo. Vendu sans perte, mais à son grand regret - on ne saura pas pourquoi la transaction eut lieu, ce qui l’a justifiée et ce que cache ce regret avoué... De la même manière qu’il a congédié la poésie, il a tourné la page de la photographie après deux années de pratique, entre mars 1883 et avril 1885, avec une semblable désinvolture. Pas d’explications, pas de raisons, pas de justifications. Il y eut ; il n’y a plus, et voilà. Silence sur le livre, lui aussi disparu corps et âme dans le nouveau renoncement : y eut-il un début, un commencement, un plan, quelques pages ? Ou rien ? Des photos ont-elles été prises à cet effet ? Des cartes dessinées ? On n’en saura jamais rien. Bourreau de lui-même, une fois de plus, Rimbaud s’enfonce dans le commerce, fabrique des caravanes, trafique moins dans l’inconnu que dans le très connu puisqu’il devient marchand d’armes. Un pas de plus dans la direction de l’anéantissement du meilleur en soi... Que reste-t-il de ce chantier abandonné ? Peu de choses... Trois autoportraits; un portrait de lui en groupe (avec son appareil de prise de vue ? ); cinq photos de situations ou personnages abyssins. Moins de dix photos sur un total qui devait être nombreux si l’on se souvient que le matériel et les produits devaient permettre une campagne de deux ans... Rimbaud a effectivement posé son trépied çà et là pendant le

>>


32 D’INVISIBLES PHOTOGRAPHIES RIMBALDIENNES ...

LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010

temps qu’il s’était d’abord proposé. Pas plus. Le projet une fois apparu de commander à nouveau de quoi poursuivre son investigation de photographe n’a pas eu de suite. Avec ce maigre lot Rimbaud laisse toutefois derrière lui matière à deux hypothèses : la première fait de lui l’inventeur de l’autoportrait littéraire, la seconde le généalogiste de la photographie du Divers - du moins chez les écrivains, car les archéologues, les voyageurs, les amateurs circulent déjà à cette époque avec du matériel photographique dans leurs bagages. Dans les deux cas, même avec des traces réduites - un cliché dans chaque domaine aurait d’ailleurs suffi...-, deux mondes se trouvent induits. Sans fioritures, certes, avec la désinvolture du créateur qui pose en vrac le matériau sur un établi où il le délaisse aussi vite, oui, mais avec la prescience, toutefois, de celui qui ouvre à la machette une voie laissée libre pour les autres soucieux de le suivre. (Songeons que les voyages de Victor Segalen en Chine dès 1909, ceux de Michel Leiris en Afrique à partir de 1931, s’effectuent respectivement dix-neuf et quarante ans seulement après la mort de Rimbaud. L’un et l’autre, qui développent cette ethnologie subjective, poétique, lyrique, engagée, ont rapporté un nombre considérable de clichés qui, avec les dessins, les estampages et autres relevés ajoutaient aux documents adjacents aux textes qui devenaient des livres. En ce sens L’Afrique fantôme laisse peut-être imaginer ce qu’aurait pu être le livre de Rimbaud sur le Harar...). Avant Rimbaud, il n’existe pas d’autoportrait littéraire. Des portraits, oui, en quantité, et l’on connaît le visage de nombre d’écrivains du XIX° siècle comme s’ils avaient été saisis hier, mais l’autoportrait est un genre inédit chez les hommes de lettre lorsque Rimbaud s’applique la discipline de l’objectif en 1883. Si Je est vraiment un autre, que cherche-t-il à saisir en s’installant devant son rideau noir ? Un Je qui soit vraiment lui, qui dise assez son identité,- comme on dit qu’il existe des photographies d’identité - pour qu’on puisse le réduire à son image et faire coïncider son icône et son être, son essence arrêtée

et son existence en mouvement ? Morceau d’âme arrachée au temps qui passe ? Fragment d’un Moi capté sur la fragilité d’une plaque de verre ? Modalité nouvelle de l’autobiographie réduite aux acquêts du cliché ? Unique modalité de la reproduction de soi chez un célibataire ayant souscrit, avec regret, à la métaphysique de la stérilité ? Rendez-vous pris avec l’éternité ? Lutte contre le temps avec proposition de fixer la durée à la manière du papillon épinglé par l’entomologiste ? Les trois autoportraits naviguent sur ces eaux-là... Un étrange lapsus se niche dans la lettre du 6 mai 1883 qu’il envoie à sa mère. C’est d’ailleurs ce courrier important dans lequel il avoue, outre sa fatigue, son manque d’enfant et de famille, son aspiration au Fils ingénieur. Dans cette page envoyée à sa famille, il annonce « deux photographies de moi-même par moimême » puis, quelques lignes plus loin en commente trois - celles qu’il a envoyées. Réticences ? Amputation d’un tiers de soi ? Négation d’une partie de son être ? On peut l’imaginer, car il donne lui-même le mode d’emploi de ces clichés : il s’agit de rappeler aux siens sa figure et de donner une idée des paysages du Harar. Lutter contre le travail du temps et découvrir un peu du voile du décor . Trois fois debout dans un environnement de caféier, de bananier, de domicile personnel, Rimbaud décrit ce qu’il envoie, comme si l’on ne voyait pas ses vêtements différents, son petit calot ou sa tête nue, son pantalon blanc, sa veste claire ou l’autre, foncée, ses mains embarrassées, ses bras croisés, sa raideur devant l’objectif. Et toujours l’absence de sourire, l’exil intérieur, l’enfermement dans le monde trop petit pour lui, même en présence du désert, sous la voûte étoilée des cieux africains. Chacune de ces photos le montre tel un bagnard, un prisonnier de lui-même qui aurait construit sa prison et serait en même temps son gardien, son geôlier... Permanence de l’autopunition montrée à l’évidence comme le nez au milieu de la figure. Solitude, isolement, saisie d’un corps tout entier, pas d’un visage, pas d’un buste qui permettrait de détailler les effets du temps sur le front, de constater les rides, la peau tannée, brûlée, le teint brun, presque un teint


33 LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010 D’INVISIBLES PHOTOGRAPHIES RIMBALDIENNES ...

d’Abyssin, rien qui donnerait une idée de ses yeux, du devenir de son regard clair, de sa capacité magnétique à visser la bleuité de son œil sur un point imaginaire, celui vers lequel ses pas le conduisent sans cesse. Une idée de lui, une trace fugitive, la moins vériste qui soit, ce qu’augmente d’ailleurs le tirage et le lavage avec de mauvaises eaux qui, selon la confession même de Rimbaud, installent ces autoportraits dans le blanc lumière quintessenciée, aveuglante, lumière qui annule la lumière sculptée, écrite - si l’on se souvient de l’étymologie - et absorbe toutes les informations qu’une photo pourrait donner. Le halo dans lequel le visage de Rimbaud jeune apparaissait en 1871 semble avoir mangé l’ensemble du personnage. Là où Carjat figeait un visage et laissait dans l’inconnu le reste du corps, Rimbaud opère à l’inverse : douze ans plus tard , il noie le visage dans un corps saisi de loin, en pied. Comme si ce qu’il était se réduisait à ce corps presque sans visage. Une chair défaite de son âme, une carcasse cuite par le soleil et désertée par son esprit, son intelligence envolée. L’autoportrait d’une silhouette comme autobiographie d’un cadavre de poète, la preuve tangible d’une décennie consacrée à devenir plus vite vieux que les autres. Rimbaud était déjà à l’aise n’importe où, pourvu que ce soit hors du monde. Plus que jamais il a pris ses distances et vogue vers des nuits sans fond. Trois autoportraits le disent, le visage s’efface, même quand on voudrait le montrer, même quand c’est prétendument ce qui préside à la confection et à l’envoi de ces deux photos devenues trois - ou de ces trois devenues deux... Avoue-t-il, à son corps défendant, qu’il a perdu lui aussi les repères qui lui permettraient de restaurer dans leur intégrité le visage de sa mère et de sa sœur regardés depuis

« Effacé, le poète travaille à toujours

plus de disparition en même temps qu’il met en avant le décor dans lequel il évolue.

»

longtemps ? Se livrer sans se donner, s’offrir tout en se retenant, ne pas se départir de soi, laisser croire, encore et toujours, que Je est définitivement un autre dont on ne saura pas plus, voire dont on ne saura jamais rien ? Le pli cacheté, mis à la poste ce jour de mai 1883, scelle pour toujours la nature de l’inconscient qui présidait à cette affirmation de soi dans toujours plus d’effacement. Le temps passant, Rimbaud vit une existence de marchand, de commerçant. Une photographie récemment retrouvée par Jean-Jacques Le Frère le montre en compagnie de gens auxquels il était radicalement étranger : des blancs qui arborent le casque colonial et se font immortaliser avec leur fusil dans les mains, comme s’il s’agissait d’un organe, d’un membre ajouté à leur corps, naturellement, ils arborent ce fusil et tous sont dans des postures de décontraction. Ils sont sur les marches de la maison de Ibrahim Hassan, l’un des négociants les plus fortunés de la région, avant l’heure du déjeuner à Sheik-Othman. Même raideur de Rimbaud, même enfermement en lui-même, même manque de décontraction, même absence de sourire. Permanence de l’apocalypse alors qu’en même temps Nietzsche travaille à Zarathoustra, qu’il aspire à une communauté d’amis et qu’il travaille, dans l’innocence du devenir, à fabriquer de nouvelles possibilités d’existence... L’autoportrait comme trace de l’automutilation laisse loin derrière le portrait comme épiphanie du génie précoce. Effacé, le poète travaille à toujours plus de disparition en même temps qu’il met en avant le décor dans lequel il évolue. Moins il est personnellement, physiquement, plus existent les paysages, les vues, les personnages; moins le souvenir d’Une saison en enfer est grand, plus le désir de livre sur le Harar trouve sa place. La poignée de photographies qui demeurent et qui, peut-être, auraient été intégrées dans le projet de ce livre détruit dans l’œuf, installent Rimbaud dans la généalogie conceptuelle de l’écriture ethnologique qui demande à la photographie de jouer un rôle. En fait, pour imaginer à quoi aurait pu aboutir cette voie à peine tracée, on peut en appeler au travail d’un rimbaldien de la première heure : Victor Segalen. Ce

>>


34 D’INVISIBLES PHOTOGRAPHIES RIMBALDIENNES ...

LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010

que Rimbaud n’a pas fait, Segalen l’a avancé, même si lui non plus n’a pas réalisé ce que, peut-être, Leiris accomplira. Car l’Essai sur l’exotisme, ce livre inachevé, ce chantier génial constitué de notes, de plans, de bric et de broc, propose deux concepts essentiels à l’aide desquels on peut envisager cette ethnologie poétique pratiquée par des écrivains (et non par des voyageurs ou des scientifiques, encore moins des touristes... ) : à savoir l’Exote et le Divers. Car Rimbaud fut l’Exote emblématique, il se voulut une ombre dans le théâtre du Divers, puis ses reportages photographiques mêmes finirent, automutilation oblige, par rejoindre les ombres dans lesquelles il vivait, malgré la brûlure du soleil africain. Loin des palmiers, cocotiers et autres plages de sable blanc, Segalen donne de l’exotisme une définition intempestive : ce mot désigne tout ce qui déborde notre représentation habituelle du monde. On pourra donc tout aussi bien repérer de l’exotisme dans le temps ou dans l’espace, dans l’histoire et dans la géographie. Le décalement semble nécessaire, pour qu’il y ait exotisme, entre ce que l’on sait, connaît et ce que l’on voit comme une nouveauté, un genre de hapax sociologique. De la même manière, le terme signifie l’altérité, la différence, la possibilité de schémas alternatifs à ceux qui nous entravent. Il suppose une intelligence à même de saisir, concevoir et formuler le Divers, le radicalement Autre dans une culture. L’Exote pratique en individualité souveraine qui capte les détails des mentalités, des pensées, des pratiques, des coutumes hétérogènes, allogènes ; il se soucie de ce qui signale une autre façon de vivre et de penser que la sienne : d’autres dieux, d’autres corps, d’autres mémoires, d’autres nourritures, d’autres peaux, d’autres âmes, d’autres religions, d’autres peurs ; il va voir par-delà le bien et le mal du côté des productions de la conscience qui ne sont pas induites par la pensée dominante, blanche, occidentale, chrétienne; il est un athée en tout et un poète à l’origine; il regarde simultanément en entomologiste et en artiste, en individu capable de fulgurances plus qu’en prisonnier de ses tendances. Segalen en appelle à la vivacité et à la curiosité, deux

« Renoncer à l’écriture des vers ne

peut se doubler, quoi qu’on fasse, d’un renoncement au cerveau qui a produit ces vers. L’automutilation a ses limites ...

»

vertus rimbaldiennes ; il veut l’individualité forte, Rimbaud là encore; il souhaite l’intelligence aiguë à même de saisir en un éclair ce qui constitue la distance, la différence, la diversité, l’altérité contenus dans le spectacle du réel examiné, visible, une fois de plus, on songe à l’inquiétante étrangeté du poète silencieux, mais visionnaire; Segalen exige la fébrilité de l’instinct de connaissance appliqué de manière viscérale à la longue durée de l’irréductibilité, encore et toujours Arthur; enfin, il avalise le solipsisme des individus autant que des civilisations, impénétrables, justes susceptibles d’être frôlées, décrites, mais pas possédées de l’intérieur, ce dont il faut se réjouir, écrit l’auteur des Immémoriaux. On n’assimile ni les mœurs, ni les races, ni les nations, ni les autres, on les aperçoit dans leur éternelle différence. Là où l’ethnologie scientiste chiffre, compose des diagrammes, établit des relations structurelles, note des invariants schématiques, impose le nombre comme voie d’accès au Divers, pire, comme moyen de forcer le noyau irréductible d’une civilisation, l’ethnologie poétique vise la surface, la peau, comme ce qui est le plus profond, elle en appelle à l’intuition, à la subjectivité assumée comme telle, à la capacité, pour les individus qui sont les créateurs d’eux-mêmes, de voir, en visionnaire, là où les autres ne comprennent pas même. Les uns visent l’annuaire ; les autres fabriquent un poème. D’un côté les comptables, de l’autre les artistes... Rimbaud le sait : il a beau apprendre les langues locales, lire le Coran, vivre avec une abyssinienne, s’interroger sur l’islam - comme par hasard les


35 LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010 D’INVISIBLES PHOTOGRAPHIES RIMBALDIENNES ...

premières amours de son père...-, potasser les grammaires arabes, vivre et travailler des années durant dans la fournaise éthiopienne, il reste un enfant des Ardennes, un blanc, un Français formé au latin et au catéchisme, un Européen venu d’une société industrielle, un étranger. Jamais il n’a manifesté de velléités d’intégration, de dissolution, de disparition de lui dans un monde nouveau. Plus qu’un autre, il sait qu’on emporte partout avec soi, sous toutes les latitudes, ce Je qui n’est jamais un autre, pour le plus grand malheur de ceux qui le voudraient - dont lui... Exilé métaphysique et ontologique au sein même de son exil géographique, plus qu’un autre il était destiné à pratiquer en Exote, à saisir le Divers, à voir en artiste. Renoncer à l’écriture des vers ne peut se doubler, quoi qu’on fasse, d’un renoncement au cerveau qui a produit ces vers. L’automutilation a ses limites : on peut se taire mais pas s’enlever définitivement le pouvoir de parler, on peut arrêter d’écrire réellement des poèmes, on n’en garde pas moins la faculté potentielle, virtuelle de les coucher sur le papier. Le corps abîmé par ses soins ne fait pas de Rimbaud un mort, seulement un mort vivant. Un autre trait de caractère fait de lui l’Exote parfait capable de conserver son quant-à-soi nécessaire aux lucidités d’acier : il n’aimait pas les autochtones, il répugnait à leurs habitudes, leurs coutumes, leur langue, leurs nourritures, leurs pratiques, leurs traits de caractère. Certes, on peut imaginer qu’il force le trait, grossit une caricature. Son rapport névrotique à l’argent, sa passion hystérique des transactions commerciales, son obsession de l’or, sa paranoïa du complot généralisé, sa schizophrénie ancienne en fait un sujet délicat en situation douloureuse permanente. En 1887, pas si fâché avec le monde que ça, il envoie des articles à des journaux français : le Temps, le Figaro, mais aussi Le Courrier des Ardennes... Sans succès. Alors qu’il est au Caire pour affaire, en 1887, il découvre la parution, dans le Bosphore Égyptien du 25 et du 27 août, de son Voyage en Abyssinie et au Harar. Le texte paraît sur vingt-deux colonnes. Le même article paraît le 4 novembre 1887 dans le Compte-rendu des séances de la Société de géographie en France. Il y parle

en prospecteur pour des exploitants de sel, il se met en scène comme vendeur d’armes, parle en géographe, en diplomate, en topographe, en hydrographe, en chroniqueur, en journaliste, en agronome, puis il et invente la narration sèche et dépouillée auprès de laquelle le Nouveau Roman passe pour un modèle d’écriture baroque... Dilution du Moi, disparition du Je, effacement de la subjectivité, destruction de soi, mise en avant de la relation dans une quintessence de formulation administrative, débarrassée d’effets littéraires, asséchée, nettoyée par le vent du désert, à la manière d’un squelette d’animal nettoyé dans le sable par les vents chargés de feu, la langue de Rimbaud a définitivement rompu les amarres avec le passé. Le bateau a cessé d’avancer dans l’ivresse, il est tenu, de main de maître, par le nautonnier lui même en attente du passage prochain de l’autre côté du Styx. Après 1882, de toute façon, il n’a plus jamais parlé de son projet de livre. En 1887, sa fâcherie avec le Verbe, visible dans ce long article de presse, témoigne de l’arrête définitif des désirs anciens... De cette aventure brisée dans les limbes, il reste cinq photos. Un portrait de Constantin Sotiro, l’adjoint de Rimbaud, marchand de café de son état. Il pose avec un fusil sous un bananier ; une foule sur le marché de Harar, floue, fondue dans un brouillard impressionniste à la manière d’une bouillie sépia ; un homme assis sous des colonnes dans le magasin de manutention, un fabricant de daboulas - des sacs de cuir -, à l’heure du kât, visage flou, là encore ; la coupole de Cheikh-Ubader, lieu vénéré des Hararis, pas floue, et pour cause, mais mal tirée, passée, saturée de blancheurs dans lesquelles se diluent les arrêtes, les contours, les formes nettes; enfin un cavalier abyssin, sur sa monture, devant un escalier - il pourrait s’agir du colonel Égyptien Ahmed Ouady, chef d’état major du gouvernement de la ville qui parlait français et servait d’interprête entre l’agence Bardey et le pacha de Harar. Rien d’autre... Des photos invisibles, soit parce qu’elles n’existent plus, ces centaines probables perdues dans la nature, soit parce que celles qui demeurent ont souffert du temps

>>


36 D’INVISIBLES PHOTOGRAPHIES RIMBALDIENNES ...

LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010

qui a effacé les sujets pour cause de mauvais temps de pose, de fautifs temps de tirages, de ravageurs temps de conservation - des problèmes avec le temps, encore et toujours... Mauvaises eaux de lavage, de rinçage, de fixation. Bougés des foules, des visages qui ignorent la patience nécessaire de la pose arrêtée devant l’objectif. Rimbaud laisse derrière lui des autoportraits et des photos de reportage qui passent, à tous les sens du terme, incapables, comme lui, de s’arrêter un instant, le temps que l’éternité les saisisse. Car les clichés contemporains, dans le temps et l’espace, de Bidault, que Rimbaud moquait volontiers, restent, tiennent la durée, franchissent la barrière du temps et montrent aujourd’hui ce que Rimbaud a vu mais n’a pas su retenir sous son œil de photographe amateur, homme pressé encore et toujours... En philomathe, conscient qu’il existait des possibilités nouvelles pour élargir les manières de dire, de montrer, de s’exprimer - l’appareil photographique en l’occurrence ; mais en homme pressé, incapable de se poser - incapable du temps de pose pourrait-on dire... ; ou en homme violent avec lui-même, toujours conduit à détruire ce qu’il a un jour projeté - un livre avec des photographies; Rimbaud l’ethnologue agit contre luimême d’une manière absolument identique à celle du Rimbaud poète - compulsion de répétition diraient les psychanalystes. De l’impossibilité d’échapper à son destin... Rimbaud n’a cessé de demander à l’espace, parcouru dans une errance pathologique, les moyens de résoudre ses problèmes avec le temps, à savoir son incapacité à jouir de l’instant présent. La photographie, qui est art du temps, a cristallisé les symptômes du poète renonçant : condensation de temps, déplacement d’espace, mais tout autant condensation d’espace et déplacement de temps. Les photographies faites par Rimbaud opérateur jouent avec tous ces registres : avec ses autoportraits, donner une image de lui malgré le temps qui passe et l’envoyer de l’Afrique aux Ardennes, jeux avec la durée, jeux avec l’étendue, mais simultanément, avouer son incapacité à jouer réellement ces jeux, à preuve, cet inconscient qui préside aux ratages - à cause de prétextes techniques : les eaux de dilution, les manipulations

techniques, les durées de déclenchement - ou aux oublis, aux pertes, aux négligences de la majorité des clichés. Avec ses reportages, il en va de même : fixer des paysages et des vues, des visages disait-il, puis les imprimer, les diffuser, les envoyer aux amis, aux parents, aux proches, en faire un livre, un album : là encore condensations, déplacements, rapports ludiques, bien que tragiques, au temps, le grand ennemi... Étrangement, les psychanalystes le confirmeront, - Freud en a fait dans théorie dans Psychopathologie de la vie quotidienne, un titre qui pourrait fonctionner comme le sous-titre de toute biographie de Rimbaud ! -, le jeu de condensation et de déplacement définit la dynamique des accidents qui mènent à l’inconscient. Ainsi des rêves, des lapsus, des actes manqués, des oublis de noms propres ou de noms communs, des erreurs de lecture, des nombres obsédants, autant d’aveux microscopiques qui révèlent, au sens photographique, l’existence et le fonctionnement de l’inconscient. Les photographies faites par Rimbaud, invisibles, perdues, ratées, mais pourtant à même de conduire à un projet radicalement novateur en ethnologie, trahissent le travail du négatif à l’œuvre chez lui depuis les plus jeunes années. Réjouissonsnous que la pulsion de mort n’ait pas interdit les poèmes qui nous restent de lui...

Texte publié chez Grasset et Fasquelle : extrait du Journal Hédoniste IV, La lueur des orages désirés (2007)


37 LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010 D’INVISIBLES PHOTOGRAPHIES RIMBALDIENNES ...

L’HÉAUTONTIMOROUMÉNOS Je te frapperai sans colère Et sans haine, comme un boucher, Comme Moïse le rocher ! Et je ferai de ta paupière, Pour abreuver mon Saharah, Jaillir les eaux de la souffrance. Mon désir gonflé d’espérance Sur tes pleurs salés nagera Comme un vaisseau qui prend le large, Et dans mon coeur qu’ils soûleront Tes chers sanglots retentiront Comme un tambour qui bat la charge ! Ne suis-je pas un faux accord Dans la divine symphonie, Grâce à la vorace Ironie Qui me secoue et qui me mord ? Elle est dans ma voix la criarde ! C’est tout mon sang, ce poison noir ! Je suis le sinistre miroir Où la mégère se regarde. Je suis la plaie et le couteau ! Je suis le soufflet et la joue ! Je suis les membres et la roue, Et la victime et le bourreau ! Je suis de mon cœur le vampire, - Un de ces grands abandonnés Au rire éternel condamnés, Et qui ne peuvent plus sourire !

Charles Baudelaire Les Fleurs du Mal


38 L’EXIL À DEUX EN ENFER

LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010

L’un a le sang païen, l’habillement barbare, a horreur de tous les métiers, déteste la domesticité, n’a pas le sens moral, se veut voyant. L’autre est une « pauvre âme » qui oublie tout son devoir humain, quitte son existence « terne et lâche » pour suivre « l’Époux infernal », car il a faim de sa bonté, soif de ce corps encore enfantin. C’est pour eux deux « une saison en enfer » traversée d’illuminations.

,

L’EXIL A DEUX EN ENFER > TEXTE DE JACQUES SOJCHER

> PHOTOS JOHANNA VAN MULDER


39 LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010 L’EXIL À DEUX EN ENFER

On peut frapper les trois coups. La tragédie va commencer. La scène se passe à Londres, après les Ardennes en Belgique. Plus tard ce sera Stuttgart, où ils se quitteront à tout jamais. William Cliff fait revivre les deux damnés, en alexandrins prosaïques, avec l’aide d’un chœur qui pourrait n’être qu’une voix qui accompagne, les interrogeant ce qui ici se joue : la métamorphose de l’infamie en gloire, la métamorphose de la poésie. À Londres, Rimbaud et Verlaine ont faim. Ils battent la semelle. Ils sont à la limite de la clochardise – « minables, pouilleux, criminels », dit le chœur. Verlaine a quitté femme et enfants pour suivre « la flamme adolescente / du gamin lumineux ». Ils sont « ensemble soudés par ce dangereux exil », mais les différences persistent et s’affrontent : Rimbaud, le nomade « aux semelles de vent », Verlaine, le sédentaire contrarié. Perdus dans la gangue de Londres, ils se déchirent et se querellent, se quittent, se retrouvent – s’aiment. Ce qui les réunit, au-delà de leur histoire pitoyable et folle, sordide et extasiée, c’est le poème, « la lumière qui (…) nous rendra fils du soleil », « cet horizon / immortel de la vie qui chante dans les astres ». À la force de Rimbaud, Verlaine répond par la fascination (« mon amour mon enfant mon génie ma splendeur ») et par l’abdication – le retour à la « vieille déchéance ». La poésie pour Rimbaud, comme sans doute pour Cliff, c’est vivre « comme un voyou (…) de contrebande », « n’être plus que crapule », « avaler tous les poisons », disparaître dans la brûlure du soleil. La tragédie des Damnés s’achève par des litanies (Rimbaud n’a-t-il pas été comme Cliff peut-être enfant de chœur ?). Ce ne sont plus ici les litanies de la Vierge Marie mais celle des Damnés. Elles sont récitées par Rimbaud, Verlaine et le chœur à la gloire de « cette âpre carrière / que nous fait encourir notre Être sur la terre ». L’Épilogue est une prière.

« apprenez-nous chaque jour à refaire taire les discours arrogants qui règnent sur la terre et que remémorant votre folie étrange nous nous envolions sur vos grandes ailes blanches afin de trouver dans vos célestes folies un peu de quoi sauver nos misérables vies. » Ces quelques lignes rendent mal compte du génie poétique de William Cliff. Gageons que, porté à la scène par Dolorès Oscari, Les Damnés nous donneront le sentiment et le désir de « la vraie vie ». Décembre 2009.

PHOTOS, DE HAUT EN BAS : GRÉGOIRE FASBENDER (RIMBAUD), PAUL VAN MULDER (VERLAINE), FRANCK DACQUIN (LE CHOEUR)


40 LES DAMNÉS OU LA QUÊTE DE L’ETRE

LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010

,

LESOUDAMNES LA QUETE DE L’ETRE Alors que le Poème 2 ouvre ses portes avec Les Damnés de William Cliff, quelques mots sur un couple infernal et sa quête d’être. > PROPOS RECUEILLIS PAR VIRGINIE DEVILLERS > PHOTOS DOMINIQ FOURNAL

Virginie Devillers – Le texte que vous avez remis au Poème 2 porte le titre Les Damnés – Tragédie. Avez-vous pensé, écrit ce texte (un long poème) pour la scène ? William Cliff – J’ai eu l’idée de cette pièce en voyant Les Bacchantes d’Euripide à la Comédie française. Ce qui m’intéressait beaucoup, c’étaient les personnages du chœur. J’avais aussi très envie de parler de Rimbaud et de Verlaine… J’ajoute que, depuis un certain temps, j’ai l’ambition d’écrire un théâtre sacré, où d’une certaine

manière les gens seraient comme à la messe. Et effectivement, j’ai voulu faire une tragédie – une sorte de tragédie grecque contemporaine. VD – Il y a trois personnages : Rimbaud, Verlaine, le chœur ? WC – Le chœur est en effet un personnage, un personnage poly-forme puisqu’un moment donné c’est même le propriétaire de l’immeuble. Concernant Verlaine et Rimbaud, si nous nous situons dans le

>>


41 LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010 LES DAMNÉS OU LA QUÊTE DE L’ETRE

WILLIAM CLIFF


42 LES DAMNÉS OU LA QUÊTE DE L’ETRE

LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010

contexte historique de la fin du XIXe – fin de siècle mièvre –, nous avons deux hommes qui veulent être en être – c’est ainsi que Claudel a parlé très justement de Rimbaud comme d’un mystique à l’état sauvage. Aussi bien Verlaine et encore plus Rimbaud, étant en être, ils cherchaient l’Etre, ils voulaient l’Etre. Avec un grand E. Verlaine l’a cherché en rompant avec la société dans laquelle il vivait, en rompant avec les mœurs sexuelles de son temps ; Rimbaud par un long et raisonné dérèglement de tous les sens. Verlaine était fou de Rimbaud, il a tiré sur lui, est allé en prison où il est retombé un peu dans cette religion saint-sulpicienne. Je suis fasciné par ce couple infernal, leur quête de l’être… Verlaine, avec sa carrière toute tracée de père de famille et de fonctionnaire à la ville de Paris, qui abandonne tout pour suivre un gosse… un gosse de 16, 17 ans. VD – Ce texte est-il un texte politique ? Un texte contre une certaine forme d’embourgeoisement ? Un texte qui inciterait à « vivre sa vraie vie », comme le souligne Jacques Sojcher dans L’exil à deux en enfer (cf. Les Cahiers du Poème 2, 2010). WC – Je ne sais pas. Un texte contre une certaine forme d’embourgeoisement ? Non, je ne crois pas. N’oublions pas que souvent les bourgeois ont été les plus avant-gardes. Ce sont eux qui sont les plus en ruptures, contrairement aux classes laborieuses qui sont souvent les plus dociles, celles qui suivent le courant. Une pièce politique ? Non, je vois plutôt Les Damnés dans le registre de la métaphysique. Je vous l’ai dit : la quête de l’adolescent Rimbaud qui a envie d’être. Cette exigence métaphysique fait qu’il a entraîné Verlaine qui était véritablement fasciné par Rimbaud. Ceci dit, quand on voit Charleville-Mézières, on peut comprendre que Rimbaud se soit révolté contre Charleville-Mézières (rire). Par ailleurs, comme je le fais dire à Rimbaud dans la pièce, il a vu dans la poésie de Verlaine une fraîcheur inhabituelle – fraîcheur qui tranchait avec la poésie de son époque. VD – Comment ce texte a-t-il été accueilli par le milieu théâtral ? WC – Les Damnés en est à son troisième état d’écriture. J’avais donné le premier état à un directeur de théâtre en France (à Villeurbanne) qui me l’avait dactylographié. Ensuite, il a été refusé un peu partout, notamment

« Je suis fasciné par ce couple infernal, leur quête de l’être… » par le Théâtre National à Bruxelles qui estimait qu’il ressemblait beaucoup trop à un poème – reproche que l’on pourrait faire à Eschyle, Sophocle, Racine… soit. Je l’ai alors raccourci. Dolorès Oscari a eu l’idée de le raccourcir encore. Le texte en est donc son troisième état. Tel qu’il est là, je pense qu’il est à au mieux de ce qu’il peut être. Il a donc fallu le recul de plusieurs refus pour en arriver à son état actuel. Ce qui m’est d’ailleurs arrivé souvent dans ma « carrière » d’écrivain. Le refus me permet de réviser, de retravailler, de remettre en place. VD – Attendez-vous quelque chose de particulier au niveau de sa mise en scène ? WC – La première fois que j’ai eu un texte mis en scène à Bruxelles, au Rideau (De Styrie à Nono, 1985), le metteur en scène (Margarete Jennes) m’a appelé pour me demander si j’étais d’accord avec sa mise en scène. Je suis donc allé voir ce qu’il en était et quand j’ai vu ce qu’ils avaient fait… je n’étais absolument pas d’accord. Ils ont tout changé et c’est devenu très bien. Dans le cas du Poème, personne ne m’a demandé mon avis,… donc je verrai. Les comédiens ont fait une lecture en ma présence. J’ai moi-même fait une lecture devant eux. Mais rien de plus. J’abandonne donc le texte à Dolorès Oscari et aux comédiens, à mes risques et périls. Décembre 2009.


43 LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010 LES DAMNÉS OU LA QUÊTE DE L’ETRE

VERLAINE (PAUL VAN MULDER)



45 LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010 DOMINIQ FOURNAL

DOMINIQ FOURNAL

Que se passe-t-il à l’instant de la noyade ? Que se passe-t-il lorsque la respiration se bloque et cède à une sourde méditation ? Alors que le moment d’angoisse est passé, la pulsation du Sonotone intérieur se dissipe et un bien-être trompeur s’installe. > TEXTE DE MARC LERCHS > PEINTURE DOMINIQ FOURNAL

Il ressemble à un vertige où abîmes et abysses se confondent en une vague flottaison. Et que se passet-il encore quand l’ouïe brutalement étranglée, la vision elle-même se redéfinit ? Le lointain oblitère le proche. Des trapèzes font écran, et déforment, et transfigurent le monde. Les gongs entendus dans ces bas-fonds sont les gangues des fruits de la mer qui craquent. Les déchirements des palétuviers répondent aux feulements des déroulements de tiges, qui se défroissent à l’air libre. Alors, l’océan se retire et le sel accroché se diamantise, en mordant la surface et la chair des êtres. En savourant leurs dessèchements, ils vivent leur mort. Ils pourrissent, moisissent, rapetissent et disparaissent, se muent enfin et diffèrent leurs destins. De ce long finissement émergent d’autres vies qui balbutient leurs naissances dans le vrombissement du flux et du reflux des eaux laiteuses. Les peintures de Dominiq Fournal sont les visions d’un vertige oppressant ressenti à l’adolescence, devant un tableau du peintre anglais David Hockney, « Piscine et marches, Nid le Duc ».

« Alors, l’océan se retire et le sel

accroché se diamantise, en mordant la surface et la chair des êtres.

»

Ces pages chromatiques ont cherché à se définir comme espace. Selon Fournal, le sentiment de force émergeante de la sculpture accordé pour un temps à celui plus diffus du lent recouvrement des choses et de leur espace vital est une tentative vaine, toujours vaine, d’inonder une vision par une autre. Le roulement qui s’avance avec l’ inondation prochaine porte en lui la pulsation de ce lieu privilégié qu’on appelle la mangrove.


46 OERTLI ALONE

LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010

STÉPHANE OERTLI


47 LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010 OERTLI ALONE

OERTLI ALONE > TEXTE D’ANTOINE PICKELS > PHOTOS ISABELLE DE VALENSART

MESDAMES, MESDEMOISELLES, MESSIEURS,


48 OERTLI ALONE

LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010

MESDAMES, ne laissez pas cet auteur entrer dans votre demeure. Comme Peny, vous pourriez bien vous voir délestées, d’abord de votre mobilier et des signes extérieurs de votre richesse, mais surtout de ce qui fait votre petit bonheur, de ce que vous croyez encore être le bonheur, de ces petits arrangements entre ennemis avec la vie que peu à peu vous avez admis. La convenance, la bienséance, la décence, seront remplacées – et révélées – par l’absence. Dans le vide, le creux de l’absence, dans la cellule capitonnée qui vous tiendra lieu d’intérieur, apparaîtra alors la morne vérité de votre existence. Cet époux vulgaire, qui copule comme on consomme, qui donne des leçons à chacun et ne voit pas (parce qu’il ne veut pas voir ?) son supérieur hiérarchique vous peloter, qui dans son autorité machiste et « professionnelle » sur le monde, fait pleurer tout un manège de bambins. Ces enfants, parlons-en, ces enfants que vous n’aimez pas, parce qu’ils vous ont déformé le corps, déchiré le corps, parce que ce sont des intestins vivants, couverts de merde, de morve et d’encre (trois formes de la même matière ?), et qu’aucune once d’instinct

« Ne laissez pas Oertli entrer. Il suffit de le voir parler, il suffit de le voir jouer, pour savoir qu’il est forcené.

»

maternel ne vous habite, au fond de votre intérieur. Ce chien, votre double, qui n’est même pas un supplétif à votre solitude, mais une obligation, une autre, que vous avez admise à vos côtés, là aussi scatologique, ramasse-poussière et véhicule d’acariens, un signe de plus de votre statut d’esclave de la vie, un autre motif de haine à son égard. Cet amant, car il faut bien avoir un amant, car il faut, comme pour le reste, consommer un amant, cet amant violet que de cinq à sept à l’hôtel vous voyez s’agiter sur l’élastique de son fixe-chaussette et sur votre corps, dans un inquiétant (et prémonitoire) moment de dédoublement. Ces fournitures, cette boniche, et ces factures. On vous mettra le nez dedans, dans votre porcherie. Ne laissez pas Oertli entrer. Il suffit de le voir parler, il suffit de le voir jouer, pour savoir qu’il est forcené. Or ni camisole, ni bâillon ne suffiront à le contenir, puisque apparemment cet acteur (il est d’abord acteur) sait écrire. Écrire, c’est-à-dire : en tout cas tracer, ou plutôt taper, des lettres, qui forment des mots, qui forment des semblants de phrases, des flux, des jaillissements, dans une dépense et une profusion qui ne connaissent guère de retenue. Où l’on voit comment les progrès de l’informatique favorisent ce type de dépense, qui ne pourrait s’exprimer aussi vite, soyez-en sûres, avec une bonne vieille plume d’oie.


49 LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010 OERTLI ALONE

MESDEMOISELLES, méfiez-vous également d’Oertli et de ce texte. Vous y découvrirez sans doute que vous ne voulez pas grandir, car grandir serait devenir un autre objet soumis à la loi du marché de l’homme (oui, comme vos mamans). Or vous, vous ne voulez pas que, dans les administrations (État, banque, crèche…), on vous demande toujours votre « nom de jeune fille », alors que l’on ne demande à aucun homme son nom de jeune homme, et pour cause… N’en déduisez pas pour autant qu’Oertli soit féministe. Certaines m’ont rapporté avoir subi des avances de sa part (à voir ce père de famille débonnaire, on suppose que c’est une intox, à moins qu’il ne s’agisse d’une malveillance), des avances d’une délicatesse qui valait celle de Monsieur Bip. En déduire que la Bovary d’Oertli, c’est Bip (avec ses fesses violettes et boutonneuses), serait sans doute abusif, mais on peut imaginer que son féminisme n’est qu’à moitié contrôlé. Ce n’est pas parce qu’on écrit qu’on maîtrise tout ce qu’on écrit (tant mieux). Constatons simplement que, quelle que soit la charge dont l’auteur accable ses silhouettes masculines, c’est l’arrivée d’un homme qui fait mourir de bonheur Peny. Mesdemoiselles, avezvous vraiment envie de mourir de bonheur par la grâce d’un homme ?

« Ce n’est pas parce qu’on écrit qu’on maîtrise tout ce qu’on écrit (tant mieux).

»

MESSIEURS, ne laissez pas vos femmes, vos filles, lire ou ouïr Oertli, et vous-mêmes évitez tout contact avec ses fluides. Car même si le personnage (et l’actrice-chanteuse, Bénédicte Davin, pour qui et avec qui il a été construit) de cette pièce est une femme, l’ordure qui l’étouffe est largement de votre responsabilité, et son drame le miroir du vôtre : celui du mâle hétérosexuel, blanc, capitaliste et chrétien, qui sert de point de référence à cette société dont Dubaï (et non plus New York, trop réel) est aujourd’hui le centre. Fuyez-y, comme on suppose que le fait le mari de Peny, en laissant un post-it. Car cette consommation dans laquelle Peny s’est épuisée est celle qu’induit le régime patriarcal de production, et la dominance hyperactive du petit mâle. Et son corps-monologue (comme en son temps celui de Molly Bloom) révèle le secret pitoyable de cette agitation, le poids infime, gluant de sa [votre] jouissance, caché derrière vos cravates ternes et vos exutoires footballistiques. Car le contact avec Oertli vous renverra à la vanité de votre production de biens, et à votre lâcheté quotidienne, si peu compatible avec le courage que votre virilité impose.

>>


50 OERTLI ALONE

LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010

N‘écoutez pas, et surtout ne lisez pas Oertli. Était-ce bien raisonnable, d’ailleurs, de le publier ? Sans son habillage vocal et musical (ravissement et déguisement), cette écriture mise à nu sur le papier s’avoue pour ce qu’elle est : pas tant une écriture poétique, ni même une écriture musicale – quoi qu’en dise son auteur – mais le prosaïsme, la trivialité faits verbe – y compris dans ses plongées aquatiques, qui relèvent plus de l’aquarium domestique que de la barrière de corail. Pour exprimer cette trivialité, Oertli se maintient, maintient son écriture, quelque part entre l’oral (l’incorporation) et l’anal (la rétention/l’expulsion). Mais surtout, il emmène Peny, et vous dans la foulée, dans une véritable expérience schizophrène, dans une relation poreuse au monde et aux autres, qui l’envahissent, la traversent, la perforent. Du point de vue de Peny, on peut apprécier cette expérience comme une mauvaise ou une bonne nouvelle. Soit vous considérez la vie réglée qu’elle a vécu avant (et son « équilibre » petit-bourgeois) comme un objectif à atteindre, et alors sa destinée est catastrophique. Soit, avec l’ « antipsychiatre » Ronald D. Laing, vous considérez l’expérience schizophrène comme une augmentation de la perception et un processus qui permet de dévoiler le monde, et alors Peny va, en fait, de mieux en mieux, au fil du texte et jusqu’à sa mort : en délivrant son discours, elle se délivre. C’est sans doute cette porosité qui rend le texte – à la première lecture autocentré, un peu fermé, solitaire – pluriel, et susceptible de faire des dégâts autour de lui (autre que l’appréciation esbaudie d’une « belle écriture »… qu’on ne trouvera nulle part). Et cela, notamment, empêche de ranger son auteur auprès des « poètes performatifs » (les Cadiot, Fiat, Pennequin, Espitallier…) qui aujourd’hui préfèrent proférer que se voir imprimés. Pourtant, on s’y tromperait volontiers... Le « format » du texte, son oralité manifeste, sa scansion, ses dérives onomatopéiques, ses références musicales – d’I Wanna be Loved by You à Strange Fruit –, ses perturbations bruitistes, le rapprocheraient de cette « famille ». Mais là où la parole de ces poètes est la plupart du temps à la recherche d’un « ton » propre, ici, par le double déplacement qui s’opère, d’Oertli à Peny, de Peny au monde qui la remplit et parle par sa bouche, on bascule – du côté du théâtre, fût-il musical.

Théâtre, oui : s’il fallait rechercher une parenté à cette écriture, peut-être faudrait-il aller du côté d’Offenbach – oui, le compositeur d’opérettes et d’opéras-bouffes – et de ses camarades librettistes, dont la cruauté à l’égard des petits travers de l’espèce humaine n’est pas sans points communs avec le regard satirique d’Oertli éjaculant Peny. A l’appui de cette association légèrement abusive, Oertli comme Offenbach ont tous deux écrit et monté leur « Barbe Bleue », (un autre personnage masculin sympathique, soit dit en passant). Cela ne doit pas être un hasard. Ce qui intéresse dans Barbe Bleue, comme dans Henri VIII Tudor, son double, ce n’est pas tant le monstre que ses victimes. Igor, Tudor, même non-combat ? Le mari russe et nouveau riche de Peny, un descendant de l’ogre britannique ? Je sens que je pousse un peu loin le bouchon. Car, quoi, qu’est-ce ? C’est l’histoire d’un gars, acteur, musicien et auteur, qui écrit un monologue, pour une chanteuse atypique, plus coutumière de Schwitters que du Bel Canto. Le résultat fait parler une femme seule, qui a tout perdu des consommables qui constituaient son ordinaire. Dans le choc qu’on suppose, cette femme dévide la parole à partir de son corps pour revisiter ce qui l’a amenée là où elle se trouve : médiocrité de sa condition de femme, frustration de ses affects et de ses pulsions, absurdité de son existence, désir de disparition. En passant, le fil dévidé nous égare ailleurs : la maternité non aimante, le sexe comme obligation sociale, le féminisme contrarié d’un auteur qui se rend bien compte que sans son avenir féminin il ne vaut pas grand-chose, la petite mort de l’homme qui éjacule comme métaphore de l’inutilité de son acharnement au travail. Et la schizophrénie comme moyen possible de s’évader de la contrainte sociale, l’opérette comme critique sociopolitique, et l’ogre comme faire-valoir de ceux qu’il dévore. C’est trop pour un seul homme, fût-il déguisé en personnage féminin. Je dépasse les bornes et perd tout sens critique, je lévite, je le sens. C’est l’effet Oertli, sensible quand il vous parle, plus sournois si vous le lisez : une faculté d’emporter, dans son emportement, l’auditeur ou le lecteur. Depuis le début de votre lecture, Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, je vous en avertis : ne le fréquentez pas, sous peine d’être emmenés là où vous ne voulez pas. Alors si vous voulez l’éviter, de léviter, laissez Oertli seul, leave him alone.


51 LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010 OERTLI ALONE

BÉNÉDICTE DAVIN


52 LE THÉÂTRE EST UN DES DERNIERS LIEUX DE RÉSISTANCE

LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010

,

,

LE THEATRE EST UN DES DERNIERS LIEUX DE

RESISTANCE Propos d’un homme de théâtre qui tente de requestionner en profondeur l’art lyrique et l’espace de la scène. Stéphane Oertli ou la quête de vérité et sens. > PROPOS RECUEILLIS PAR VIRGINIE DEVILLERS > ILLUSTRATION BÉNÉDICTE DAVIN


53 LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010 LE THÉÂTRE EST UN DES DERNIERS LIEUX DE RÉSISTANCE

« Le chant n’est pas une fin en soi mais un mode de communication.

Virginie Devillers – Stéphane Oertli, pourriez-vous vous présenter en quelques mots ? Stéphane Oertli – J’ai 38 ans. Je suis franco-suisse. J’ai une formation de musicien, ce qui est important dans la mesure où cela conditionne depuis toujours fortement mon travail. J’ai commencé ma carrière en tant qu’acteur dans l’itinérance. Je suis venu en Belgique il y a bientôt vingt ans. Je suis sorti de l’Insas en 1995. J’ai fait ma première mise en scène en 1998 avec C’est arrivé demain d’après Dario Fo et Franca Rame. J’ai rapidement commencé à travailler en Suisse et en Italie, avec Nekrosius, personnage fondamental auprès de qui j’ai fait mes armes en tant qu’acteur mais surtout en tant que metteur en scène. Je suis arrivé à l’écriture en 2001. J’ai mis six ans pour écrire un livret d’opéra autour de Barbe bleue – spectacle que j’ai mis en scène en 2007 avec le Théâtre de la Place à Liège et l’ERT (Emilia Romagna Teatro Fondazione) à Modène en Italie, avec le TNB (Théâtre National de Bretagne) de Rennes, Ars Musica et Bozar (Bruxelles). Ce fut une longue aventure, parfois douloureuse mais qui a jeté les bases de ce que j’appelle le nouvel opéra. VD – Qu’entendez-vous par nouvel opéra ? SO – Depuis quelques années, je tente de requestionner en profondeur l’art lyrique, à un triple niveaux. Celui de l’orchestre dans un premier temps. Nous disposons aujourd’hui d’un certain nombre d’outils numériques qui nous permettent de pouvoir réenvisager l’orchestre d’une façon plus légère sans rogner sur l’impact qu’il peut avoir sur le public… Lorsque l’on tourne avec 80 musiciens, on limite fortement la possibilité de diffusion de ce genre de forme, la possibilité que d’autres publics aient accès à l’opéra.

Le livret. Tout en requestionnant des grands mythes de la littérature (Faust, Othello…), j’ai voulu resituer le contexte de ces grands mythes dans des problématiques plus contemporaines telle la question de la manipulation du sens par l’image. La confusion entre la fiction et la réalité est une question centrale du monde dans lequel nous vivons. J’interroge enfin la question de la technique vocale. Mon idée est d’ouvrir le chant des possibles pour ne pas cantonner l’opéra au chant lyrique, technique vocale qui correspond à une certaine époque… peut-être plus à la nôtre. Ce qui m’intéresse, c’est de développer un certain nombre de techniques de chants en lien avec la dramaturgie du texte et le corps de l’acteur. Disons que la dramaturgie du personnage passe pour moi par la voix de la personne avec qui je travaille. Je dis bien « la personne » car au théâtre le personnage ne m’intéresse pas. En revanche, il m’intéresse au cinéma. Une dernière chose que je veux dire à propos de l’opéra, c’est le rapport au corps, à la présence scénique, à l’adresse. La plupart des chanteurs n’adresse pas ce qu’ils chantent, ils chantent « en général ». Cette façon de faire vient de la Seconde Guerre mondiale et du régime fasciste Italien qui par souci de grandeur fit jouer l’opéra dans les arènes. Le chanteur a commencé à tout exagérer, à pousser sur sa voix, à perdre le fil de ce qu’il raconte, de la raison même de sa présence sur scène si n’est pour faire raisonner son puissant vibrato nourri au buste plein. L’opéra est à bien des égards un art délicat. Un art total où le raffinement de la musique n’a rien à envier à la force de certains livrets. Nous sommes les héritiers de cette perdition car les chanteurs ont peu à peu oublié qu’ils sont aussi acteurs. Quand on lit ce que Verdi disait à propos de

»

>>


54 LE THÉÂTRE EST UN DES DERNIERS LIEUX DE RÉSISTANCE

LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010

tel ou tel chanteur, ils parlaient d’abord de l’acteur, de l’humain. Ce qui se raconte sur une scène d’opéra ne se résume pas à des concerts, il s’agit de porter des histoires parfois sanglantes, des situations souvent raffinées. Les émotions ne sont pas strictement musicales. C’est ce que moi j’appelle la réunification du chanteur et du personnage. C’est-à-dire que l’un et l’autre font corps à tel point qu’à un moment donné le public oublie que le chanteur chante. Le chant n’est pas une fin en soi mais un mode de communication. Toute la problématique est là : ces gens se considérant avant tout comme des musiciens perdent le rapport au plateau et à la scène, le rapport à l’autre etc. Mon idée est de ramener le chanteur au concret de ce qu’il chante et non pas de faire de la forme musicale une fin en soi. Celle-ci doit être au service de ce qui se raconte. il faut battre le cœur du contenu. Notre bâton c’est la forme ! VD – L’opéra influence-t-il votre manière de travailler comme metteur en scène ? SO – Souvent, je commence par travailler une forme musical très contraignante. C’est à l’intérieur de cette forme que l’acteur trouve sa liberté, exactement comme le chanteur à l’opéra. Lui aussi a une partition contraignante, il a un rythme, il a un certain nombre de nuances à donner, c’est à l’intérieur de ça qu’il trouve sa liberté. Cette donnée-là ne changera jamais, elle est immuable. D’une certaine manière, j’ai l’impression que le texte Peny Alone est plus une trace, un point de départ, comme si tout allait se passer au niveau de sa matérialité scénique, comme si celui-ci était une partition à interpréter. Oui, Peny Alone est réellement une partition. Pour moi, ce texte n’est pas autonome. il est fait pour la scène. D’ailleurs, il en existe deux versions : une plus littéraire et une autre purement scénique. Ce texte a été écrit sur mesure pour la comédienne avec qui je travaille

« Il ne s’agit pas seulement d’un texte mis en voix, le mot n’envahit pas tout. Plein d’autres réalités se croisent.

»

(Bénédicte Davin). Il est né et s’est déployé à partir d’un désir commun. J’ai très vite trouvé l’idée, le point de départ. Ensuite, ce sont nos rencontres, nos échanges qui ont construit ce texte. Le processus d’écriture a duré un an. Grâce aux premières répétitions (certains passages ont été monté à la Bellone en mai 2009) et au travail qui a suivi, le texte a évolué, nous l’avons retravaillé ensemble, Bénédicte et moi. Il fallait que Bénédicte mâche véritablement ces mots – il s’agissait qu’elle les mâche, qu’elle les triture… Le deuxième mouvement de travail d’écriture constitue un vrai travail en lien avec le corps, en lien avec les différentes énergies nécessaires pour que se produise quelque chose en dehors du matériau littéraire existant. Le texte a donc subi un certain nombre de transformations, notamment structurelles, puisque des parties ont été enlevées (ce qui ne sonnait pas), d’autres ont été modifiées… Il s’agit donc de travailler la langue, la syllabe comme une note de musique. Dans ce texte, il y a d’ailleurs des refrains et il y a des oratorios… oratorios qui réaboutissent à d’autres refrains… tout ça pour créer des impacts énergétiques qui mènent à l’idée. Plusieurs réalités se côtoient. Réalité physiques, mentales. Pour les Japonais, la pensée est un sens et prend naissance dans les intestins. Par rapport à la scène, cela me semble avoir du sens car cela signifie que l’impact est d’abord dans le ventre. Or, nous le savons bien, toute une série d’informations ne passent pas par la sphère cérébrale : la vibration, l’énergie… VD – Pouvez-vous dire quelques mots du projet qui a imposé cette forme-là, Peny Alone ? SO – Si je dois résumer Peny Alone, je dirais passage, frontières floues, transformation, mutation, errance. Une femme, très riche, rentre de vacances et retrouve son appartement vide : son chien, son mari, ses enfants sont partis. A partir de ce point d’abandon, ce point de mort sociale, il s’agit de suivre son errance, d’accompagner – d’assister – à sa transformation, à ce qui va la mener à sa propre vérité. La notion de mutation, de chrysalide est fondamentale dans ce texte. Il est d’autant plus particulier pour moi que c’est une situation que j’ai vécue en parallèle. Il est le reflet d’une période de ma vie où j’ai véritablement vécu l’errance et la transformation. La frontière entre mon histoire personnelle et le texte est donc très mince. Il y a une grande porosité entre


55 LES CAHIERS DU POÈME 2 - JANVIER 2010 LE THÉÂTRE EST UN DES DERNIERS LIEUX DE RÉSISTANCE

ce que Peny Alone peut vivre et ce que j’ai pu vivre. J’ai donc utilisé cet état imite dans lequel j’étais, état parfois proche de la folie… et dont j’ai tiré par moment des émotions qui dépassaient le cadre de ce projet. J’ai réellement accouché sur le papier ce qu’il m’arrivait de ressentir à l’intérieur et qui m’était inconnu… Il ne s’agit pas de psychothérapie, même s’il y a quand même une dimension psychanalytique dans Peny Alone. VD – Bénédicte Davin a réalisé des dessins qui accompagnent ce texte, dessins qui seront publiés. Pouvez-vous en en dire un mot ? SO – Il s’agit réellement d’un aller-retour puisque je recevais un dessin, je réagissais, j’écrivais etc. Ils ont donc été réalisés en même temps que mon texte s’écrivait. Ces dessins m’ont réellement aidé à écrire. Les publier, c’est permettre au lecteur de faire un voyage entre cette forme très précise qui évolue parallèlement au texte lui-même truffé de zones d’ombre qui vont être levées partiellement par la forme qui va être donnée sur le plateau. C’est d’ailleurs toute la problématique des textes de théâtre. Je trouve très intéressant qu’un texte de théâtre résiste à la lecture. Par exemple quand Sartre écrit du théâtre, c’est trop littéraire... La lecture doit être frustrante pour qu’existe toute la marge du plateau, tout le travail de mise en espace, de mise en voix qui va être accompli. Mon expérience d’homme de théâtre m’a souvent montré qu’un texte qui résiste à la lecture explose souvent sur la scène car le corps, la lumière, le texte, la musique, l’image trouvent alors leur place. Il ne s’agit pas seulement d’un texte mis en voix, le mot n’envahit pas tout. Plein d’autres réalités se croisent. VD – Comment va être traité Peny Alone ? SO – Même si la thématique de Peny Alone - la fin de sa vie – est terrible, ce qui va avoir lieu sur scène doit être tout sauf déprimant, triste. Peny sera traité comme un hymne à la joie puisqu’il s’agit de quelqu’un qui, pour la première fois de sa vie, a ôté tous ses masques - réussi finalement à enlever tous ses masques. Elle en meurt mais elle meurt en paix car elle a croisé son regard pour la première fois dans le miroir – ce qu’elle n’avait jamais fait jusque là. Ce texte, dans une certaine mesure, est pour moi un texte politique. Peny Alone est une manière de décrypter notre monde. Nous sommes face à quelqu’un qui incarne tout ce qui aujourd’hui nous mène

dans le mur (le consumérisme, le mensonge, le manque de respect que l’on se porte, la construction d’une carapace sociale dont on ne sort que difficilement etc.). Cette Femme est profondément malheureuse, elle est dure, sèche mais elle va s’humaniser progressivement. Le parcours qu’elle fait est un parcours vers une forme de conscience, c’est en cela que je dis que ce texte est politique. Les secousses qui peuvent traverser ce texte renvoient à la réalité terrible de notre époque. Ce vers quoi nous allons avec Bénédicte est très ténu, très délicat… Nous avançons sur un fil. Cette femme n’est que dans des espaces de projection noire. Elle est véritablement dans un trou. Elle est en chute. C’est une chute. Un hymne à la joie désespéré mais joyeux. Nous sommes donc constamment dans des axes opposés, dans ce genre de paradoxes, comme dans la vie. Or la scène est un des derniers lieux de vérité, un lieu où peut s’exprimer ce genre de paradoxe, un lieu où peut encore s’exprimer une forme de radicalité, d’authenticité car nous la cherchons comme aucun autre endroit aujourd’hui. La scène est un des derniers lieux de résistance. VD – Comment le projet Peny Alone a-t-il abouti au Poème 2 ? Correspondait-il au désir de Dolorès Oscari, sa directrice, d’ouvrir le théâtre à des formes contemporaines ? SO – La rencontre avec Dolorès Oscari s’est faite très simplement. Bénédicte Davin l’a rencontrée et lui a parlé de ce projet. Je lui ai envoyé le texte et nous nous sommes rencontrés. Pour Peny Alone, il fallait quelqu’un qui sache lire entre les lignes… ce que Dolorès a fait. Car il faut pouvoir lire au-delà de ce qui est écrit afin de comprendre, de percevoir comment les mots peuvent rentrer en fusion, le but ultime étant pour moi d’enflammer les mots, donc les gens qui les reçoivent, car traités de facon appropriés, les mots dépassent la communication mentale pour devenir des bombes vibratoires gorgés d’émotions. Je crois qu’elle y a vu ce potentiel-là. Ce qui me touchait aussi beaucoup chez elle, c’est que c’est quelqu’un de non-formaté par rapport au milieu du théâtre. Elle a un regard très neuf, très frais. Elle est sans a priori. Elle a de l’instinct et de la curiosité… et sait prendre des risques. Bruxelles, décembre 2009.







Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.