Chroniques ouvrières de mumbai

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Version temporaire, juillet 2016. Perrine Philippe


Si votre vie quotidienne vous paraît pauvre, ne l’accusez pas; accusez-vous plutôt, dites-vous que vous n’êtes pas assez poète pour en convoquer les richesses. Pour celui qui crée, il n’y a pas, en effet, de pauvreté ni de lieu indigent, indifférent. Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète (1929)

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Un de meilleurs postes d’observation dans la ville de Mumbai - et en Inde de manière plus générale - ce sont les chaiwallas. Qu’ils soient représentatifs de la population Indienne certainement pas; d’une classe populaire complètement. C’est au cours d’un stage dans un studio d’architecture Indien que je découvrais peu à peu l’ancien quartier des usines cotonnières: Girangaon (littéralement mills village) et ses sous-quartiers : Byculla, Bakriadda, Mahalaxmi, Lower Parel, Chinchpokli, Worli, Dadar... C’est une ballade à travers les cours intérieures des logements ouvriers que je vous propose. Depuis la rue, jusque dans l’intimité de la famille de Gauri, qui m’aura généreusement ouvert ses portes à plusieurs reprises.

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Dès le début de mon séjour, les chawls (du Marathi - langue régionale de l’état de Maharastra) m’ont interpellée. Je voulais mieux comprendre ce qui m’avait fait ressentir un tel sentiment de vie.

Je découvrirai rapidement que les chawls sont des logements ouvriers construits au début du XXème siècle pour les travailleurs des usines textiles de Bombay, encore sous domination Britanique. Le quartier des usines, Girangaon, est situé au nord de la “ville blanche” (Colaba, Fort), et en constituait la banlieue proche il y a un siècle.

Au premier abord, ils ont tout l’air d’immeubles villages. Des coursives desservent de petits logements de 10m2 (kholi), généralement dotés d’une porte et d’une seule fenêtre; du linge suspendu entre les piliers, des plantes, réservoirs à eau et objets divers créent un filtre entre la rue et les habitations. Le plus souvent on peut apercevoir des cours intérieures depuis la rue, accessibles par une faille dans le bâti. Bien qu’il ne semble pas interdit de s’y introduire - il n’y a pas de barrière physique, le visiteur sent une forte barrière psychologique. Ai-je le droit de passer la porte? Que sont ces logements?

Compte tenu de la croissance accélérée de la ville et de sa géographie quelque peu contraignante - une péninsule relativement étroite, Girangaon s’est retrouvé rapidement en plein cœur de la métropole. Il faut rappeler que la population de Bombay atteint le million en 1906 et s’est presque multipliée par 20 en un siècle : la ville compte en 2011 18,394,912 habitants (selon le recensement du gouvernement Indien).

C’est une grande curiosité pour la vie que je voyais dans les chawls depuis la rue qui m’a poussée à faire quelques recherches, à enquêter auprès de mes collègues Indiens. Le dessin s’est révélé un outil privilégié pour approcher les chawls et leurs habitants - et surtout mieux les comprendre.

Il faut ajouter à cela le déclin des industries textiles de la ville. Le quartier comportait environ 130 usines textiles au milieu du XXe siècle, qui ont vu leurs portes fermer après les grèves ouvrières de 1982 et 1992. Girangaon est à présent dans une phase de renouvellement de ses activités et de reconstruction massive.

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Le quartier de Dadar grouille de marchands de tout, mais surtout d’habits très bon marché et de fleurs. Dans certaines rues ce sont des camions entiers remplis de cagettes de chrysanthèmes, des femmes triant des feuilles fraichement coupées à même le sol - puis près de la gare les guirlandes vertes, orange et blanches : des mains patientes on fait leur travail entre temps. Derrière les guirlandes éphémères de fleurs il y à des gens comme Baba qui, assis par terre, à l’aide d’un fil et une aiguille, assemblent et tissent des fleurs et feuilles. Baba fait ça dans son chawl (Pansari chawl à Chinchpokli). Il y est né, sa famille travaillait dans les usines. Depuis qu’elles ont fermé, leurs activités ont changé : Sa belle-fille vend des légumes dans la rue bordant le chawl, pendant que son fils travaille loin dans un bureau. Lui est déjà un peu âgé, alors il reste dans la cour du chawl à tisser les fleurs.

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Autre marché spécialisé : celui de la mer. Chaque jour elles déballent leur sommaire banc, les poissonnières de Lower Parel. S’il n’y a que des femmes qui vendent le poisson sur ce marché, c’est sans doute parce-que leurs époux sont les pêcheurs. Il fait chaud et le poisson sent fort. Pas question d’avoir de la glace ici, le poisson est étalé sur une planche en bois ou à l’abri dans un pannier en osier. Les chats se lèchent les babines et attendent patiemment quelques restes.

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La pooja, c’est une prière hindoue. Alors forcément, dans les chawls hindous (la plupart du temps les habitants de chawls se sont regroupés au fil des années par région d’origine et religion), il y a une pooja annuelle. Ce jour là je m’asseois dans le Pansari chawl de Chinchpokli et observe les rituels de mise en place du petit autel éphémère devant une habitation sur cour du rez-de-chaussée. Il y a des offrandes de fleurs (les mêmes qu’enguirlandait Baba plus tôt peut-être), de noix de coco, d’encens, de soda même. Certains habitants du chawls se rapprochent, une femme est vêtue d’un sari traditionnel Maharastri et ornée de bijoux en or pour l’occasion. Ils prient, puis partent. Le chawl est protégé pour un an.

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Comment les habitants transforment-ils cet immeuble qu’est le chawl? Comment un espace aussi contraignant peutil induire des pratiques sociales et spaciales? Pousse-t-il à la reproduction et conservation de certains modes de vie? Dans quelle mesure les chawls sont-ils marqués par l’héritage rural et provincial de leurs habitants?

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Faute de place dans le kholi, il est bien plus facile de laver le linge et la vaisselle dehors. De cette manière on peut étendre directement et ne pas se préoccuper de déverser l’eau par terre puisque le canal des eaux usées est toujours là, au milieu de l’allée. La plupart du temps, la laveuse s’assoit sur un petit tabouret de métal haut d’à peine dix centimètres : presque accroupie. C’est la déclinaison aux tâches domestiques d’une position d’attente très indienne. La pratique de ces tâches aquatiques en extérieur prend une matérialité bien sûr : linge suspendu, vaisselle séchant sur un tabouret greffé à la paroi du sas du kholi, avec l’avancée d’un toit en tôle au-dessus, réservoir à eau… Le logement s’étend donc considérablement dans l’espace privé-collectif de la cour. Des femmes font la vaisselle à deux, une mère et sa fille ou belle fille il me semble. Une autre passe dehors de temps en temps. Une vieille dame maigre vient vendre des bassines en plastique, elle parle deux minutes avec une habitante. Je me rends compte qu’en milieu d’après-midi, très peu d’hommes passeront par là.

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sanitaires

sanitaires kholi (cf. p.20)

moto

machine temple

entrĂŠe sur rue

entrĂŠe sur rue

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C’est le kholi (la pièce) de Sandje Sawant (il en a hérité par son père qui l’a hérité de son père etc.), son épouse et ses deux enfants de 16 et 20 ans. C’est avec Gauri, la plus grande, que j’aurai le plus d’échanges : elle étudie à l’université et parle un très bon Anglais.

A mon arrivée pour boire le thé ou manger ils insistaient pour que j’utilise un tabouret comme table, et me questionnaient sur mon usage des couverts. Qu’une occidentale s’assoit avec eux par terre leur paraissait étonnant : leur position au sol est pour eux à la fois naturelle et marginale - par les images sans cesse reçues par les médias.

Comme dans presque tous les kholis de 10m2, une chambre fixe a été aménagée en mezzanine. Elle permet aux parents d’avoir un minimum d’intimité en dormant dans la même pièce que leurs enfants et parfois petits enfants. Il n’y a pas de table dans l’habitation : seul le canapé et des rangements occupent l’espace au sol. Deux futons sont roulés et posés à la verticale : la nuit, l’espace central du kholi se transforme sans doute en chambre.

Dans un coin, il y a le point d’eau multi-fonction. Il ressemble à une cabine de douche autoconstruite, mais il sert surtout à faire la vaisselle et la stocker, laver les aliments. Il est juste à côté de l’espace cuisine, qui est doté d’une fenêtre sans vitrage (des barreaux et des volets suffisent, il ne fait jamais froid ici).

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placard

rangement

étagères à réservoir

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point


Aux pieds de immeubles de verre et des chawls bien mal en point, les vâches continuent leur paisible et lente digestion. Jusqu’à quand ?

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