Citoyenneté et violence Deux visages de la vie humaine: symétries et métabolisme ?

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Citoyenneté et violence Deux visages de la vie humaine: symétries et métabolisme ? Colloque Ecoles, Institutions, Citoyenneté MIEC 8-12-2018 Morlanwelz (Belgique)

Jacques Pain Professeur émérite Paris 10 Nanterre-Université

Le thème fait réfléchir sans doute plus que de coutume. Dans les circonstances actuelles, comme on l’entend, comme on le vit tous les jours, c’est à la fois presque banal, tel un sujet de dissertation ; sauf que l’actualité conjoint avec une vraie puissance médiatique les deux termes, et du coup répond dans les faits à la question. En même temps dira-t-on, cet énoncé « citoyenneté et violence » consacre une aporie constitutive de l’humanité, dans ses questionnements philosophiques. Depuis trois semaines, j’ai lu ou relu pas mal de textes. Pris par les événements. Les Gilets Jaunes, aujourd’hui, on les voit à la télévision, ils « sautent aux yeux ». En fait il s’agît d’une métaphore sociale. Déjà du plus loin de nous, du temps des Grecs, des « gilets » hantaient la rue. Il y eut toujours des citoyens ou qui n’en étaient pas ou qui jouaient un rôle de « citoyen négatif », constitutionnellement. En fait c’est affiché ou masqué mais c’est une constante, il n’y a pas semble-t-il de société humaine qui ait réussi à faire de l’ensemble des personnes qui la composent des citoyens à part entière. Les gueux, les sans nom, les sans dents, les intouchables indiens, les burakumin japonais. C’est comme l’interface citoyenneté et violence, les deux visages en un de la vie humaine. Notre vie sociale occidente cultive la symétrie, les clivages et les oppositions. L’Occident est resté binaire et symétrique, nous n’avons jamais su concilier dieu et le diable. C’est en principe à cela que servent les mythes ! C’est la différence entre ce que nous disons être la dissertation : thèse, antithèse, synthèse, typiquement occidentale, gréco-romaine-occidentale, et ce que les Chinois, par exemple, ou les Japonais entendent par le Ying et le Yang, ou le In et le Yô. Ça n’a strictement rien à voir. Les modes de penser ou, dirait un asiatique boudhiste zen, de « non pensée », sont radicalement différents. Ajoutez-y un « koan » Zen et la conclusion est alors une entrée sans suite. Ce qui veut dire que les postures intellectuelles, les postures politiques et la réalité sociale ne sont pas non plus les mêmes. Il faut avoir ça en tête. Aujourd’hui, nous sommes dans une période assez importante et grave de l’humanité, où, à nouveau, on remet en question y compris les fondements, les fondamentaux, et de la citoyenneté, et de la violence humaines, et de l’humanité. C’est même revendiqué haut et fort par certains de nos dirigeants mondialistes. Cette semaine est paru, dans plusieurs journaux, le Manifeste de Xi Jinping, le président chinois, sur sa nouvelle pensée et les recommandations fortes qu’il enjoint à ses citoyens de tenir en mémoire et à l’œil, et d’appliquer. Dans les dix recommandations, il y a cette ligne de fuite programmatique : attention à la pensée 1


occidentale. Les droits de l’Homme : une idéologie occidentale. La liberté de penser : une idéologie occidentale. Il nous dit tranquillement que des Chinois n’ont pas a priori de raisons de penser comme des occidentaux. L’heure donc s’y prête. Et cette injonction de distance et de précaution paraît complètement normale à l’appareil du Parti et au « peuple » chinois, sauf à la dissidence. Normale à d’autres peuples de l’Asie, du Moyen Orient, et par ailleurs de l’Amérique latine, puisqu’on a brutalement cette remontée violente de l’homme primaire, mais pas au sens du sauvage prébiblique, du sauvage « Émilien » de Rousseau. Non, de l’homme primaire, infra-primaire pourrait-on dire, dans toute sa puissance humanoïde inculte, qui revient à nouveau tenter de nous dicter la loi des « origines ». Et sa loi c’est la loi de la force « naturelle », des émotions archaïques, brutes, sommaires. C’est simple. C’est un mythe de sauvegarde et de survie. D’ailleurs, les religieux y participent, dans tous les pays que je viens de citer, des religieux, des idéologues, sont littéralement en train de soutenir, de permettre à ces maladies humaines de l’esprit de s’installer. Revenir… c’est le grand débat de l’humanité depuis les Grecs : revenir à l’état de nature. Corriger, refaire l’être humain ! L’exemple de Heidegger, ce grand penseur saisi du vertige nazi, nous le montre bien. Combien y tombèrent ? Combien y retomberont ? Revoyons « Rhinocéros » de Ionesco (1959-60). Cette violence « historiale » qui éclate contre l’impôt et la misère, ou disons « la grande précarité en société de consommation » a toujours été présente. Les maillotins, les tuchins, les Jacqueries, jusqu’aux sans culottes de 1789 et aux enragés de Mai 68, les révoltes des indignes, des écrasés, des inconnus, éclatent en boucle. J’ai vécu de près Mai 68 puisque j’étais à Nanterre, j’arrivais de Madagascar et de la Coloniale, et je me retrouvais à reprendre mes études à Nanterre, à partir de 66. J’ai vu s’installer ce grand mouvement social, ce coup d’état anthropologique, j’y étais et j’en suis fier. Je ne suis pas le seul. Ça me rappelle furieusement, même si les structures politiques ne sont en rien identiques, ce qui s’est joué à ce moment-là. Comment les embrayages et les analyseurs se mettent-ils en place à tous les niveaux du groupe social, et comment d’un seul coup, sans que l’on comprenne très bien pourquoi, c’est un incendie de feux de folie qui court les rues et les rondpoints. A l’époque, c’était l’émergence d’une classe moyenne, d’une jeunesse mutante et complexe aussi, et le refus des tutelles autoritaires. En fait, à nouveau on ne s’est pas bien rendu compte - et je crois que le gouvernement et la présidence comme beaucoup d’autres sont passés totalement à côté de la plaque - qu’il s’agissait d’une révolte humaine contre l’humiliation, la méconnaissance structurelles, « de classe ». Ce qu’on n’a pas compris, sans doute, c’est ce qui fut introduit par Bourdieu, à travers ces questions de citoyenneté déjà il y a plus de vingt ans, dans son discours aux ouvriers Gare du Nord le 12 décembre 1995. Les pulsions populistes sont en fait les émotions construites en réponse à la violence élitaire de la « noblesse d’état ». Le creuset social c’est l’humiliation, qu’on va retrouver dans la philosophie allemande de la deuxième école de Francfort (Axel Honneth), par l’écrasement de la reconnaissance, par le mépris. Ce dont ces « nobles » et ces économistes du capital ne se sont pas rendus compte c’est que les gens ne supportent plus ce mépris, ne supportent plus l’humiliation, ne supportent plus ni la vie qui est la leur ni le regard qu’on leur porte. Et les chômeurs se mirent en 2


grève ! Et les SDF partirent à l’assaut des immeubles Hausmanniens ! La reconnaissance bafouée, le ressentiment Nietzschéen prend la rue et les pavés (La généalogie de la morale, 1887). Or le ressentiment ne se négocie pas, il répand la rage et la haine, la vindicte. Je suis tous les matins dans un bistrot où je lis mon journal, à Bavay, et ils sont là, les ouvriers et employés de MCA (Renault), les chômeurs, les encartés sociaux ; mais, déchaînés ! Ce que je n’ai pas vu en Mai 68, ce que je n’ai jamais vu après, de manière générale, sauf en Amérique centrale, c’est la puissance de la haine contre la Présidence et ses élites banquières. J’entends des réflexions qui m’étonnent moimême, d’une rage inquiétante car viscérale, alimentée par les ritournelles dégradantes de la présidence… C’est impressionnant. Mais venons à notre réflexion. Je vais procéder en trois volets : la Citoyenneté ; ensuite : la Violence ; et j’essaierai alors, par une suggestion de synthèse, de citer quelques réalisations fortes et simples, de voir ce qu’on peut avancer à propos de ce que j’appelle une Humanité, une société, « expérimentales ».

A la recherche de la citoyenneté. « Ce n’est plus l’ours que l’Homme trouve à la sortie de sa caverne moderne, mais le patron, le supérieur hiérarchique, les lois sociales, les rapports de production, l’« autre » sous toutes ses formes. Or cet autre, il n’est plus question de le fuir ou de le combattre ouvertement. » (H. Laborit, La nouvelle grille, 1974). Cette citation de Laborit, que j’ai beaucoup lu, montre bien la transposition à tenir. Laborit, je lui avais écrit dans les années 70 pour l’inviter à Nanterre, mais certains de mes collègues piquèrent une crise : « nous ne sommes pas des rats », me jeta l’un d’entre eux ! La nouvelle grille de Laborit, ce livre charnière, est une belle synthèse sur la société évoluant et se figeant en ce qu’elle est aujourd’hui. A présent les ours ont mis le costume trois pièces et les chemises cravates, ils sont parmi nous et ils dirigent. Bien sûr, il y a des réponses : ça se contourne, ou ça s’intègre positivement, dans certaines conditions. Laborit campe déjà très bien le problème, et il se base ostensiblement sur la dimension « animale » qui est la nôtre. En fait, sommes nous sortis de l’animalité ? Il faut arrêter de (se) rêver ! Mécréant ou bon indigène ? Voici l’une des illustrations du Léviathan. Opposons le Léviathan au Bon sauvage. Le Léviathan c’est le livre-clé de Thomas Hobbes (1651). Jean-Jacques Rousseau en somme lui répond, le contestant. Retenons Le Contrat Social (1762).

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La vision qu’a Hobbes de l’État c’est celle d’une violence symbolique dressée sur elle-même, surmoïque et sévère, complémentaire de sa vision de l’homme qui est un peu celle qu’on a sous nos yeux télévisuels aujourd’hui nous la voyons débridée, prédatrice, corrompue, instinctuellement libérée de ses minces attaches humanistes. Cette puissance pulsionnelle, nous prévient Hobbes, il faut qu’elle se contienne, qu’elle soit contenue ! C’est ce que retient aussi Laborit. C’est-à-dire, au plus simple s’il n’y a pas d’exutoires, au plus complexe s’il n’y a pas un travail de refondation éthique, tout bêtement s’il n’y a pas de l’éloge, de la satisfaction, du lien d’attachement, de l’éducation, si on est a contrario enfermé par les circonstances dans l’humiliation, la honte, le dégoût de soi et de la vie, on écrase – c’est un terme de Félix Guattari - on écrase le désir humain, le désir d’humain. Et on y est, là ! N’y allons pas par quatre chemins : le meurtre est à la porte. Lui ou moi ! L’espèce humaine est ainsi faite, elle détruit sans trêve ce qu’elle enfante. Hobbes ou Rousseau ? Et s’il n’y avait jamais eu de choix personnel, seulement du spéculaire, de l’imaginaire ? Et le partage du ressentiment ? Quel citoyen ? La citoyenneté a d'abord un sens juridique. Le citoyen n'est pas un individu concret. On peut lui appliquer ce qu'écrivait Joseph de Maistre dans ses Considérations sur la France (1796) à propos de l'homme de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : « Il n'y a point d'homme dans le monde. J'ai vu dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même grâce à Montesquieu qu'on peut être persan ; mais quant à l'homme, je déclare ne l'avoir rencontré de ma vie. » On ne rencontre pas plus le citoyen que l'homme. Le citoyen est un sujet de droit. Il dispose à ce titre de droits civils et politiques. Il jouit des libertés individuelles, la liberté de conscience et d'expression, la liberté d'aller et venir, de se marier, d'être présumé innocent s'il est arrêté par la police et présenté à la justice, d'avoir un avocat pour le défendre, d'être traité par la justice selon une loi égale pour tous. Il dispose des droits politiques : participer à la vie politique et être candidat à toutes les fonctions publiques. En revanche, il a l'obligation de respecter les lois, de participer aux dépenses collectives en fonction de ses ressources et de défendre la société dont il est membre, si elle se trouve menacée. Dominique Schnapper. Encyclopédie universelle. 4


C’est une définition intéressante. Le « citoyen », de quoi s’agît il ? C’est ce que Joseph de Maistre, qui, bien sûr, n’était pas foncièrement progressiste, nous dit : « l’homme », mais de quoi s’agit-il ? Et, saurait-on davantage ce que veut dire « citoyen » ? C’est un concept juridique, on le voit. Universel ? Nous la critiquions en 1968, cette abstraction universaliste pense-bête des manuels-type, à la fac : « L’enfant de 3 ans », « L’adolescent ». Mais qui sont-ils ? Français du Poitou, Normands, du Nord, Bushinengués guyanais, de Rhénanie, Écossais, du Caucase, sub-sahariens, Malais ?! Sont-ce des amérindiens de l’Orénoque ? Ils sont d’autres mondes, c’est sûr. Les citoyens aussi. Evidemment, vous allez retrouver les ingrédients de la société qui actuellement « se consume », c’est-à-dire la consommation contrainte par le niveau de vie, l’humiliation, la drogue et la violence. Dans cette métaphysique de l’inégalité qui gagne le monde mondialisé nous voyons émerger comme toujours des micro-cultures d’auto-défense, des montages de survie, une approche spécifique, humaine, en silos, en buissons affinitaires. Les Gilets jaunes de Bavay, qui occupent en ce moment le rond-point dit de Valenciennes ne sont pas les érythréens de Calais ou de Grande Synthe ! Ce qui reste interpellant pour nous, c’est qu’en fait il y a cette dimension abstraite pré-existante pour le citoyen ou dans les droits de l’homme. Si elle n’est pas articulée sur un système d’institutions, ajustée à une démocratie directe à la taille humaine, et à la vie des institutions, ça n’a pas de sens. Pas de démocratie sans « intermédiaires », mais par des institutions, non pas des hommes mais des fonctions. C’est de la Pédagogie –Politique - Institutionnelle transposée. Vous avez vu, comme moi, que les fameux Gilets Jaunes refusent de se déclarer. Ils ne veulent pas donner leur nom. Ils n’en ont pas. Ils refusent cette abstraction conceptuelle, ont-ils compris qu’elle « gèlerait » la vie sociale en ce cas ? Ils disent, et là est l’important, qu’ « ils ne représentent personne ». Au mieux ils représentent le groupe géographique d’où ils sont. Donc ils ne représentent pas Perpignan s’ils sont de Brest. Et ils ne représentent pas Morlanwelz s’ils sont de Bavay. On est vraiment dans un système balbutiant de retour à ce que les Grecs appelaient l’Agora, mais une agora égalitaire et directe, identifiée ! Car n’oublions pas que pour les Grecs, tous étaient citoyens, sauf les femmes, les métèques, les étrangers et bien sûr les esclaves. Platon, le maître d’Aristote, préoccupé par cette question, essaya de trouver une réponse. En effet, même les esclaves, pensait-il, devraient être consultés, avoir une place. D’ailleurs ils seront amalgamés à la famille dans le vocabulaire romain. Ils font partie de la famille, de la « maison ». Mais Platon ne trouve pas la solution, sauf à construire une élite qui, éclairée, gouverne le monde. On y revient régulièrement, jusqu’à Max Weber et d’autres, jusqu’à la cinquième république. Aristote, lui, semble plus libéré que les autres, génial et intelligent. Il enseigne en marchant, ça ne vous rappelle rien ? Il invente la philosophie, une politique péripatéticiennes. On parle en marchant, on marche en parlant. Et bien Aristote nous dit tranquillement : il faut qu’il y ait des esclaves, c’est normal, ça nous laisse à nous les marcheurs, le temps de penser, de réfléchir. Il en est qui s’occupent du reste, moi je pense pour la Cité. Sont-ce là nos maîtres ? Il faut reprendre notre histoire aux prophètes ! Enfin, Voltaire lui-même trouvait les paysans absolument nécessaires et à leur place. Car, sinon, comment se seraient nourris les penseurs, et Voltaire ?! Il donna d’ailleurs dans la traite des esclaves. Il faut bien vivre ! Remettons l’histoire sur pieds ! 5


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Tout ça c’est le grand souci de Hobbes. Le Léviathan, c’est : « Attention, être humain », l’envers et l’endroit de cette maxime institutionnaliste, droits/devoirs, c’est la contrainte, les institutions contraignantes, celles qui autorisent dirait-on, dans une clinique sociale analytique. La parole est construite parce que contrainte. Rousseau alors débarque de sa goélette, il rencontre Vendredi, et même pas mal de Vendredis, et il veut leur donner la parole : qu’ils retrouvent la parole ! Sans doute l’angoisse du maître Hégélien devant « The servant » (Losey, 1963). Mais, comme disait Fernand Oury, la parole ne se donne pas, elle se prend ! Donc, comment faire pour que cette notion de citoyen se concrétise ? A peu près tout le monde est d’accord sur l’intention, sauf que là, on se heurte à ce qui est en train de se jouer, et à ce qui n’a jamais pu se tenir ; il faut ces assemblées citoyennes, et des représentations, contrôlées et évaluées, des mécanismes de consultations autogestionnaires, des délégations, des responsabilisations circulaires, tout ce que des pédagogies, des politiques, de démocratie directe, ont inventé depuis longtemps. Il y a des groupes de penseurs très avancés, et ils ne sont pas chinois ou birmans, d’une gauche critique refusant les fermetures paranoïaques, qui désormais attirent l’attention sur la démocratie occidentale (cf Raffaele Simone, Si la démocratie fait faillite, Gallimard, 2016 ; Chantal Mouffe, Le paradoxe démocratique, Beaux arts de Paris, 2016, Londres 2005). Notre démocratie serait elle une vraie-fausse démocratie, en somme la démocratie de quelques-uns, une oligarchie de fait ? Mais : changer ? Vous voyez l’organisation qu’il faut mettre en place, quand on gère une association ouverte, démocratique, où tout le monde se retrouve et joue son statut, ses rôles, sa vie sociale. On peut appeler ça la révolution permanente, et elle n’est armée que des mots, des règles, de la loi : « Attention être humain ». Mais il faut le vouloir. S’il y a 18 personnes dans une classe, il faut qu’il y ait 50 « métiers » ! Et pour plus de 100 dans une association, disons trois fois plus. Et ces métiers tournent. C’est un système cybernétique de concertation. Ce n’est ni du délire ni du rêve éveillé, nous l’avons pratiqué. Il y a des archipels, des îles, des microcontinents, de vraies « villes nouvelles » qui, comme ça, peuvent se mettre en place. Mais il faut tenir, transmettre, et instituer le décrochage obligatoire des responsables, voire des « décrocheurs » institutionnels, avec comme monnaie les échanges de savoirs et de liens… Devenir citoyen ? Comment devenir citoyen

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Devenir citoyen, malgré ou à cause de la violence, intrinsèque à l’espèce humaine, à la relation humaine ? Prenons quelques livres, français et canadiens, dont un livre de François Galichet, qui résume(nt), synthétisent les options (L’éducation à la citoyenneté, Anthropos, 1999).

Sur la gauche du tableau, voici les positions de Hobbes. Il pense que l’être humain est parasité, du fait de la relation humaine et du pouvoir, par la rivalité, la défiance, la gloire. Vous le retrouvez chez d’autres théoriciens. Chez Girard, autrement. L’envie, le désir. Dans les théories de la violence, on ne peut pas échapper à ce mimétisme identificatoire. Que ce soit Laborit, Girard ou d’autres, la duplicité humaine ou la dépendance affective des « hommes », inconsciente ou non, s’imposent au quotidien. Vous avez Hobbes d’un côté, Rousseau de l’autre : lui prétend que Hobbes exagère. Mais il n’est pas aussi angélique qu’on le dit, Rousseau. Il invoque ce qu’on appelle l’amour de soi-même. Ce qui pourrait nous sauver, ce serait l’auto-empathie, redirigée, la pitié. L’amour de soi-même, pris dans la dépendance et l’attachement, peut amener en effet projectivement ? l’amour de l’autre. Cependant, le narcissisme n’a pas toujours de limites. Comprendre l’autre, oui ; le soutenir, oui ; mais le faire sien c’est plus dur ! Ne rien dire que nous n’ayons fait ! Rousseau par exemple ne s’est jamais occupé de ses enfants, il le reconnut bien volontiers. Voltaire s’en amusera. Il abandonna les cinq qu’il eût de Thérèse Levasseur. Pour mieux penser et mieux écrire, sans doute !! J’ai toujours dit, dans mes trente-cinq années de cours sur la violence, qu’il fallait sortir de la symétrie, des pensées binaires aux bases de la violence. C’est lui ou moi, c’est noir ou blanc. Nous sommes les deux à la fois, avec bien des nuances ! Le yin et le yang. Le rationnel est une méthode de travail, mais il se prive des émotions originaires. N’importe quel pacifiste – toutes les enquêtes qui ont pu être faites le montrent -, quand vous poussez le bouchon et le sollicitez plus radicalement à partir de questions telles que « mais si on s’attaquait à votre famille, on s’attaquait à vos enfants, que feriez vous? » sursautent et réagissent. Il y a toujours un moment où ça casse les meilleures résolutions et positions. Et les interdits tombent. Ça peut prendre des proportions inquiétantes. Comment devenir citoyen ? Il y a l’instruction civique, les enseignements, mais ils ne portent effet durable que par les mises en situation. La mise en situation socioéducative « institutionnalisée », en vraie grandeur. Nous y viendrons. Mais comment figurer les institutions, comment figurer la citoyenneté ? Comment la jouer et l’apprendre, la citoyenneté ? On pourrait commencer par des sociodrames. Dans les années 68, on ne se privait de rien, il y eut des expériences formidables, des tentatives étonnantes. Nous avons assisté à des sociodrames éducateurs dans des institutions, où les enfants jouaient leurs conflits, leurs violences, jusqu’à un certain point, avec un contrôle adulte explicite et bienveillant ? C’est bien l’intention du MIEC et de ses sociothérapeuthes, non ? Rejoignant Charles Rojzman et ses thérapeutes sociaux, avec la Transformative Social Therapy (Ia thérapie sociale, Chroniques sociales, 2015), ou de Yazid Kherfi (Guerrier non violent, Yazid Kherfi, La Découverte, 2017). Mais encore plus tôt, dans les années soixante dix, déjà, au foyer de Vitry par exemple, Jo Finder et Stanislas Tomckiewicz (cf Mémoire de Sauvageons, http://education-acfdj.org/ACFDJ-2013/lassociation/historique/les7


debuts-de-vitry-la-fin-de-vitry.html).

Ou aussi le théâtre de l’opprimé d’Augusto Boal. N’oublions pas nos/ces réussites ! Ce que les marxistes appellent aujourd’hui l’hypercapitalisme a réussi à éclater, à écraser, et le désir et la relation humaine, par la marchandisation du lien. C’est clair. La restauration planétaire actuelle du bouc émissaire est à la mesure du désarroi et du déclin sociologiques du lien. Girard les ? met bien en scène. Ça permet de rétablir une fiction grandeur nature de ce qui restituerait la violence authentique de la relation « originaire ». Agressologie et violence. Agression vient étymologiquement de ce mouvement qui nous porte vers quelque chose, ou quelqu'un, de ce pas qui nous fait nous rendre au lieu de l’autre, c'est-àdire de cette tension et de l’angoisse de la rencontre. Rien de problématique au départ, sinon la force et la fragilité de la relation humaine à peine dégagée de l’animalité. On sait bien qu’il y faut du rituel, des procédures, du cadre, et du respect. Sinon c’est une “ agression ”, et non une “ démarche ”. Mais l’étymologie (agredire) nous donne d’un coup l’envers et l’endroit anthropologique de “ la relation ” en voie d’humanisation. Quelques points sur la violence. L’agressologie, c’est le terme titre d’une revue qui a fonctionné pendant vingt-cinq ans, conçue par Laborit après la deuxième guerre mondiale, la Revue internationale d’agressologie. Il ne faut pas oublier que ce médecin anthropologue avait bien compris la fragilité de la relation humaine, ce qui lui ouvrit la compréhension et le cadrage de l’angoisse. Il a inventé la Chlorpromazine, le Largactil. Il avait compris que c’est par l’angoisse qu’il fallait étudier la question humaine. En travaillant l’angoisse humaine on calmait la relation de destruction, l’impulsion, le passage à l’acte, qu’il soit circulaire ou transférentiel. Il considérait sans doute que nous n’étions pas si loin des rats. Mais nous ne sommes pas des rats (cf Mon oncle d’Amérique, film de Alain Resnais, avec Henri Laborit, 1980) ! Rassurons-nous. Ce que je voudrais souligner c’est que l’agression, dans l’étymologie des langues anciennes, c’est tout simplement « aller vers » quelque chose ou quelqu’un. Ce n’est pas se mettre debout pour menacer quelqu’un. C’est présent dés que l’on se réveille le matin, pour aller on ne sait pas trop où, on ne sait pas trop pourquoi, où on le sait trop bien, et rencontrer des gens, et peut-être être pris dans des événements qu’on ne soupçonne pas. Donc, on est dans l’éveil et la veille de l’angoisse. Que l’on passe un concours, ou que l’on aille simplement au boulot. On voit par conséquent très bien, dans cette angoisse de la rencontre et du destin, que s’il n’y a pas de rituel, de procédure, de cadre, et du respect, les vannes lâchent vite. Le respect, c’est le premier verrou de la violence. Dans les carnets de correspondance des collèges et lycées « chauds », que je fréquentais dans les années 70-80, une des premières choses qu’on avait introduite, à Trappes, Mantes-la-Jolie ou Les Mureaux, à la demande d’ailleurs unanime, c’était le respect. L’aspect physique autant que métaphysique du respect. Vous n’avez pas 8


besoin de beaucoup de mots, un seul suffit : Respect. On ne se « traite » pas ! Ça m’avait amené à écrire une fable sur ces premières rencontres de l’enfant, reprises de la psychanalyse, de la psychiatrie, de la pédopsychiatrie. L’enfant est élevé dans le « concept d’angoisse », pour emprunter un titre à Soeren Kierkegaard. Y compris les grands enfants qui cassent tout aujourd’hui, ceux – ils peuvent aussi être des adultes – dont Jean Oury disait que de nourrissons ils avaient muté directement « pourrissons ». Les pourrissons, on y est ! L’expérience princeps, ou le mythe de la rencontre Plaçons-nous délibérément sur le terrain mythologique imaginaire de la première rencontre. La liaison de l’homme avec sa mère, puis avec la cellule familiale, est telle qu’il n’identifie en rien ses proches à d’autres affectivement et socialement séparés. Ils participent de ses objets, dans un monde clivé par des symétries de la plus grande violence (cf. M. Klein et Lacan). En l’occurrence, la première rencontre avec un autre est une sécurité, une stupéfaction ou un atterrement, sur la gamme des émotions primaires. Si elle n’en reste pas au déni. Car, comme le souligne J. Bergeret, la violence fondamentale, cette sauvagerie native et préobjectale qui nous fait vivre « animalement » avant ou à côté de la langue, est le noyau « d’édification d’une identité primaire narcissique dont le principal objet demeure le sujet luimême », l’objet extérieur n’étant pas encore dressé, voire concevable, ajouterais-je. Le tiers, quel qu’il soit, est impensable. Dès lors, poursuivons le mythe, cette rencontre brutale frappe de plein fouet le « narcissisme » (anténarcissique, J.Bergeret) de l’homme, en ce qu’il lui renvoie en miroir une symétrie, indépassable, absolue, sous forme du double. Cette irruption est non seulement éprouvante, puisqu’il s’agit de l’apparition de l’Autre, mais aussi angoissante, puisqu’il s’agit de la révélation progressive que je suis (aussi) un Autre pour l’autre. Dans un premier temps, le réflexe logique vital est de nier cette existence, ou de l’effacer, pour rompre l’insupportable symétrie. Dans un deuxième temps, une démarche d’assujettissement appropriatoire et territoriale va se développer, visant l’établissement d’une relation de contrôle, de pouvoir, forçant et neutralisant par l’établissement de la relation le danger de cette autre existence. Nous en sommes aux comportementalités ?? matricielles de la relation humaine : la séduction, ou la menace, ou encore une combinaison des deux. Ce sont en effet les seules réponses de notre logique préœdipienne, logique du tiers exclu. À partir de cette expérience princeps nous voyons s’organiser la matrice de la rencontre fondamentale : une épreuve angoissante qui produit un prototype de comportement forçant la relation par la séduction ou la menace, pour l’installer comme capture. Nous entrons alors dans la négociation de la « violence foncière » (J.Bergeret) subjective, avec toutes les variations et démultiplications que la culture et la maturation du sujet permettront. Dés lors lorsque l’épreuve et l’angoisse suscitées par une situation de confrontation sont trop fortes, un comportement de sécurité est mis en place, ayant pour objectif vital une relation de capture. Avoir, ou être (à) l’autre, à tout prix ?

Pour l’enfant tout petit, sa mère est à lui, tout est à lui, il ne faut rien lui prendre, c’est 9


son corps et sa vie qui sont en jeu. Vous connaissez les querelles en crèche : il m’a pris mon camion ! Les adultes, naïvement pervers, ont mis à disposition un camion pour trois enfants. Alors ? Le plus «tonique » en met une à l’autre, et cet autre le mord violemment. Et les adultes de se dire : mais il mord, à son âge ! Vous aviez autrefois toujours un adulte, ils n’osent plus maintenant, qui disait : oh ils se défoulent un peu, ce n’est pas grave. Un de nos amis psychanalyste a porté plainte, sa fille était rentrée mordue, bien marquée. Ça avait surpris tout le monde à l’époque. Il y a au moins trente ans. Les gens n’en revenaient pas. La police ne voulait pas prendre la plainte au début. Ce qu’il y a de « biblique » dans cette métaphore de l’expérience princeps, ce mythe de la rencontre, c’est que quand vous êtes dans une situation d’angoisse, c’est l’effondrement : je ne suis plus tout seul, il y a l’autre, et tous les autres, qu’est-ce que je vais devenir, où sont ma mère, mon père, mes objets, au nom de dieu que faire ? C’est le laboratoire de la panique ordinaire. J’avais inventé des termes pour illustrer ça, la mise en place de mécanismes de « capture ». Plus tard j’ai retrouvé ces termes dans la littérature spécialisée américaine. La capture est un rapt : Tu es avec moi ou tu es contre moi ? Attention ! Tu n’es pas de mon avis ? Ah ! Réfléchis bien ! Vous avez peut-être déjà vécu ça ? Il fut un temps, en Amérique centrale, à l’université de San Salvador, j’étais lié au Parti communiste qui menait une guérilla clandestine qui allait durer trente ans. J’ai assisté à des discussions où l’accord ou le désaccord « internes » amenait vite à la peur. Vous sentiez comme un froid qui s’installait, une glaciation à vous geler la pensée. Dans ces circonstances extrêmes, où les plus grandes violences pouvaient toujours se déployer, il était difficile de ne pas tomber dans la paranoïa, la méfiance intime. Qui a raison, qui a tort ? Jusqu’où ? Revenu du Salvador, huit ans après, j’ai vu dans les journaux qu’ils avaient assassiné une de nos amies, réfugiée à Panama. « La Melia » était l’une des leaders du mouvement de la gauche chrétienne, un peu plus âgée que moi, une femme hors du commun, du département des Sciences de l’éducation. Ils l’avaient assassinée, comme Trotski, à coups de piolet. Atterré, j’étais resté sur mes questions : qui ? Dans les journaux, on citait la CIA, les Américains, qui auraient monté un coup pour l’assassiner. Mais pourtant elle préconisait la paix et la négociation. Six mois après, qui fut démasqué ? Son propre état-major. Ses plus proches collaborateurs. Elle voulait en finir avec cette guerre. Le mécanisme est là : c’est eux ou nous. Elle trahissait déjà, en pensée. Il fallait « l’effacer ». En fait elle avait raison trop tôt. Quinze ans trop tôt. La situation violente. Etudions un peu la situation violente, toujours d’après Laborit. En situation violente, et entendons cela très largement, de la simple gêne relationnelle à la menace aggravée réciproque, il y a trois solutions nous dit-il : Se soumettre, fuir ou lutter ( cf L’Éloge de la fuite, Laffont, 1976).

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Cependant, ce qu’il appelle la fuite ce n’est pas seulement la résultante de la peur. Enfin si, si vous avez peur vous courez, vous partez en quatrième vitesse comme on dit, bien sûr. Ces réflexes ont du sens. C’est d’ailleurs mal reçu par les machos ordinaires, de tous âges, ceux dont on sait qu’ils ne fuient jamais (!). Or fuir c’est y compris l’un des principes premiers des arts martiaux. Chez Jigoro Kano ou chez Gishin Funakoshi, en judo comme en karaté, dans les premiers principes, il y a la fuite. C’est une attitude presque « Gandhienne ». C’est seulement lorsque vous êtes à la merci de la violence, si vous n’avez plus le moyen de vous échapper, ou si devez défendre quelqu’un, si des personnes sont mises en danger, alors que là, vous pouvez intervenir par la force, une force proportionnée d’ailleurs. Jamais avant. Quand je suis « passé » noire, les ceintures noires étaient déclarées, et on nous rappelait encore leur poids pénal. « La noire » était considérée comme une arme. Désormais, la responsabilité pénale et civile est gommée par le folklore martial, à quelques rares exceptions prés. 11


Fuir, première des réactions. C’est un évitement mesuré. Vider la menace. Se soumettre ? Il n’y a pas de mal à se soumettre, dans une logique sociale d’ordre partagé, revendiqué, collectif. Oui, se soumettre, si on vous dit bravo, ou comme à la Neuville, comme au MIEC ou dans vos écoles, si on vous félicite de vos performances, et de votre « maîtrise ». Quand vous souhaitez avec attention les anniversaires, quand on vous applaudit ou qu’on vous fait un cadeau. Quand on souligne le moindre petit progrès ? Je pense à une petite fille, qui avait écrit cinq lignes, alors qu’une autre avait déjà écrit une page et demie. Mais elle, cinq lignes, elle n’avait jamais écrit avant ; elle fut donc applaudie par la classe. Ça compte ça. Et on l’appellera par son prénom, et à l’heure où ce sera son anniversaire. Se soumettre, nous dit Laborit, s’il n’y a pas ce cadrage affectif, pourquoi est-ce qu’on le ferait ? Autant revendiquer les esclaves de Platon et d’Aristote, ou des colonialistes. Lutter serait le plus approprié, le plus intelligent. Mais ce qu’il appelle lutter c’est contester, discuter, et donc il y faut des institutions, des lieux, des temps pour ça. On sait où s’adresser. Il y a un cahier pour se plaindre. De doléances, pourquoi pas ? Et puis il y a un Conseil, on peut prendre la parole, et puis si on n’est pas d’accord la reprendre. Et même les adultes ou les « autorités » n’ont pas toujours raison. Et à un moment ils se taisent parce que ce sont les autres qui parlent. Et y compris le président il se tait, et les autres se taisent aussi, c’est chacun son tour de se taire. Se taire pour écouter ! Et de surcroît il faut tenir ses promesses, tenir la loi, et les décisions, respecter les propositions. Ils ont compris tout de suite les gamins. Si on ne les respecte pas, ils pètent l’institution le lendemain. C’est normal. Enfin n’importe quel pédagogue « actif », moniteur de colos, enseignant de classes relais, éducateur ou voire entrepreneur avancé en démocratie participative le sait. En plus, ces groupes auto structurés travaillent mieux que les autres. Et inventent plus et mieux. Mais si vous n’avez aucune des trois possibilités, ce qu’il explique bien Laborit, c’est qu’il ne reste plus que l’agression, pour dépasser la dépression ! Une culture de l’agression se développe et devient une démarche portée par la violence. Cette société a magnifié et sophistiqué la violence, elle a fait un élément central de ce qui était une composante « liée » dans la nature humaine. On revient à l’état de nature, quelque chose entre le bon et le mauvais, tout se passe à ce stade d’une manière assez naïve parce qu’en fin de compte la relation humaine est simple. Ce sont les trois étages de la relation violente : Se soumettre, fuir, lutter. Sinon il vous reste la symptomatologie de la violence, auto ou hétéro-agressive. Il faut toujours penser la citoyenneté dans le contexte de la violence dite contemporaine, enfin de la violence humaine. La violence dépend étroitement des structures sociales, des cultures familiales et politiques, et des faits et gestes quotidiens des personnes. Elle ne nous a jamais quittés et ne nous quittera jamais. La vraie question c’est de savoir qu’en faire et comment la prévenir, comment la métaboliser. C’est de l’énergie nucléaire et finalement nous ne savons pas encore bien la gérer, celle-ci non plus. Une dernière interrogation que je vous renvoie. Certains théoriciens pensent toujours que l’humanité est essentiellement mue par des velléités paranoïaques et psychopathiques, du simple fait du désir, cet insondable et insatiable désir humain ? J’ai lu récemment un gros livre traduit de l’italien, écrit il y a dix ans. De Luigi Zoja, 12


pédopsychiatre. Il y développe que la paranoïa est constitutive de notre système humain. Toutes les sociétés, et les systèmes politiques, sont traversés par des puissances paranoïaques. La paranoïa serait en somme un mécanisme de fonctionnement ordinaire de la relation humaine « débridée ». Sa « nature » ? Le psychopathe serait alors le/un modèle de la société libérale marchande, le portrait robot d’une époque. Un autre psychiatre, américain, l’avait bien dessiné, lui aussi, Red Melloy. Psychopathie et paranoïa vont ensemble dans un bateau, l’arche de Noé sans doute … Qui tombe à l’eau ?

Une humanité, une société, expérimentales ? Expérimenter la citoyenneté. Voyons pour conclure quelques tentatives et réussites, il y en a beaucoup en fait. A commencer par ces « actions sociales » évoquées antécédemment, sociodrames, psychodrames, théâtre d’intervention, d’improvisation. Ces classes et écoles, ces lieux livrés à la créativité et à la parole, qui ont laissé des souvenirs impérissables à plus d’un. Au moins, rêvons !! Il y a des entreprises d’envergure tout à fait passionnantes. Antana Mockus à Bogota. Je citerai une expérience politique qui m’avait halluciné à l’époque, celle d’Antana Mockus, maire de Bogota dans les années 90-2000 (cf Attali J. https://www.attali.com/societe/la-citoyennete-contre-la-violence/, et https://fr.wikipedia.org/wiki/Antanas_Mockus). Un philosophe un peu allumé, c’est le moins qu’on puisse dire. A Bogota, et repris à Medellin aussi, dans la grande époque du crime. Voici ce qu’il se permet de faire à l’époque. Un laboratoire d’expérimentation sociale décrète-t-il de sa ville. Pour pouvoir utiliser une culture citoyenne contre la criminalité, il emploie 450 000 gants blancs et visages peints, pour ridiculiser les automobilistes qui enfreignent le code. Ça marche. Il fait suivre les contrevenants au code de la route, les pickpockets et les auteurs de petits larcins, pour se moquer d’eux. Il organise des mises en scène de « moqueries » des gens qui se battent, en groupe. Il établit des journées volontaires de désarmement, où les possesseurs d’armes pouvaient les restituer contre la promesse de ne pas être poursuivis. Avec la police, il crée 7000 écoles de sécurité civique destinées à promouvoir l’organisation communautaire. Il fait distribuer aux passants 350 000 cartons rouges pour se manifester face au comportement des automobilistes. Il demande à la population d’indiquer à la mairie les chauffeurs de taxi honnêtes et conviviaux afin d’organiser avec eux une table ronde pour améliorer la réputation de la profession. Il licencie 2 000 policiers corrompus, et il impose aux autres des cours de civisme et des droits de l’homme. Il entreprend des grands travaux dans les quartiers pauvres, et les intégrer au maillage urbain. Il fait fermer les bars à une heure du matin pour diminuer les violences liées à l’alcool. Et pour permettre aux femmes de sortir sans se faire agresser, il instaure des nuits de la femme où toutes les discothèques et les bars d’une partie de la capitale leur sont réservés, et où les agents de police sont toutes des femmes. Lors de ces trois réalisations l’événement a réuni 700 000 participantes. Tout cela pendant quinze ans. Il a sidéré tout le monde. Il ne lui est jamais rien arrivé. Malheureusement, dans les années 2010, il est tombé malade, atteint de la maladie de Parkinson, et il s’est 13


arrêté. Mais son histoire a été reprise par d’autres. Expérimenter la citoyenneté, c’est aussi ce que les pédagogues ont essayé d’inventer. Les brevets Freinet. Une des premières choses qu’a fait Freinet, dans les années 20, c’est de remplacer les diplômes par des brevets. De remplacer la scolastique par des chantiers de problèmes grandeur nature. Au lieu de passer un examen d’histoire, vous allez passer un « brevet de curieux ». Curieux premier degré, curieux deuxième degré, curieux troisième degré. Géniales ruptures avec le formalisme traditionnel. « Deschooling society » : Illich, mais à l’école du peuple. Par exemple, vous faites des enquêtes en français, et vous avez des inspecteurs de la brigade d’histoire et du service de français qui sont chargés de se focaliser sur tel ou tel aspect de l’enquête. Vous écrivez un polar sur la mort d’Henri IV. Et vous allez voir un peu comme vous allez « emballer », là y compris, les gamins de banlieue qui avaient déserté la classe. Le livre groupe de l’année ? C’est un instituteur belge que m’avait fait connaître Christine Vander Borght. Tous les ans il faisait un livre, mais un vrai livre, avec sa classe. Il avait acheté une offset, une énorme imprimerie, qui faisait 3 mètres cube, une imprimerie d’imprimeur, et il imprimait un vrai livre. A la fin de l’année les élèves et le maître avaient un livre sur leur table de travail, avec une édition, des illustrations en couleur, des textes faits par tous et toute la classe, sur des enquêtes, des présentations, la famille... C’était le journal Freinet, mais en livre. Un livre. A garder dans ses bagages de vie. Tous les ans, il gagnait la bibliothèque. A travers ce livre il faisait toutes les matières utiles au programme, mais ce programme dépendait là de ce désir collectif. Le désir auteur de programme ? Dans la même démarche, lorsque nous avons publié le livre de la Maison d’enfants de Felenne (Ardennes belges), nous avons écrit en collectif 900 pages, qui devinrent 300. Il y a quelques années, longtemps après sa publication, nous avons rencontré Nathalie, interne et enfant perdue des années quatre vingt. Elle avait le livre avec elle, il ne la quittait pas. « C’est le livre qui parle de moi » nous disait-elle. Voyage échange associatif. J’ai connu des instituteurs de la Pédagogie institutionnelle qui échangeaient entre leurs deux classes, par exemple Belgique/France. Ils montaient chaque année une association, uniquement pour ça, tous les ans. Une association en autogestion. Tous avaient des responsabilités. Ils trouvaient de l’argent, s’organisaient. Qui fait quoi où quand comment ? D’autres, éducateurs, partirent en groupe au Maghreb, sur les traces des familles de jeunes placés en foyer, plusieurs mois en camions, et en ramenèrent un livre d’histoire, une exposition, et des courts métrages et des diaporamas impressionnants. Constitution, d’un stage PI. Je me rappelle que dans les premiers stages – j’en ai fait 150 peut-être – il y avait des « pièges à citoyenneté » formidables. Par exemple en arrivant les cadres se décrétaient « tyrans de droit », et commandaient sans discuter jusqu’à ce qu’une constitution émerge, par les conseils, et soit votée. Il y avait trois jours pour construire une constitution, sinon tout était interdit. On ne pouvait ni fumer, ni sortir, personne n’avait la parole, mais ils étaient prévenus, c’était un jeu, le 14


théâtre de la démocratie directe. Du coup on s’apercevait qu’ils ne savaient pas, les trois-quarts d’entre nous ne savaient pas, ce que veut dire majorité absolue, majorité relative, majorité des deux-tiers, ni comment on vote dans certains cas sensibles. Comment prendre le pouvoir, mais pour le plus grand nombre. Elire l’intelligence ! A Felenne, dans les Ardennes, encore. Un groupe s’était identifié comme le G3. Ils avaient le titre de citoyen « G3ien » Gtroyens. Le G3ien était citoyen s’il avait répondu à un certain nombre d’items de comportements, évalués par le collectif constitutionnel. L’université en assemblée générale. À Nanterre, avec les Sciences de l’éducation, pendant 16 ans nous avons établi un système d’assemblée générale, une assemblée générale avec les 1000 étudiants. Assemblée par niveaux. Assemblée par enseignements. Assemblée par groupes de thèmes. Avec des modalités institutionnelles pour qu’ils puissent voter. Qui analysaient les enseignements, les contrôles, les travaux. Qui les rectifiaient ou non. Qui proposaient. Et on répondait à chaque fois ; et à la fin, nous éditions une synthèse qui était remise aux 1000 personnes, y compris envoyée aux absents. Et prise en compte pour la rentrée. Les conseils municipaux d’enfants. Vous connaissez sur le plan politique et social les conseils d’enfants, les conseils municipaux d’enfants. Quand c’est bien fait, dans le respect des enfants, accompagnés. Et puis Benposta, l’École du Cirque des Muchachos, que j’avais rencontrée à Paris. C’était un prêtre espagnol, Jésus Silva, qui avait monté l’école du cirque avec des enfants abandonnés. Ils ont été jusqu’à plusieurs centaines. Ils ont essaimé en Amérique latine, aux Philippines. Ils étaient auto-organisés. Il y avait un seul adulte. Tout était aux mains des enfants. La Neuville. Plus près de nous, et autrement, il y a l’école de La Neuville, cette école de Françoise Dolto et Fernand Oury, cette école « institutionnalisée », qui écrit, imprime, et répond pleinement à cette idée d’une école de vie, et dans leur cas, de cinéma, car le cinéma et la culture sont au centre de leur travail. Une société d’apprentissage et d’éducation. Finissons sur une citation de Rousseau :

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Bibliographie Aristote, La constitution d’Athènes, Poche, 2006. Galichet F., Education à la citoyenneté, Anthropos, 1998. Hobbes T., Léviathan, Folio, 2000. Laborit H., La nouvelle grille, Laffont, 1974. Locke J., Traité du gouvernement civil, Garnier Flammarion, 1999. Machiavel, Le Prince, Folio, 2007.Montesquieu, De l’esprit des lois, Folio, 1995. Meloy R., Les psychopathes, Frison Roche, 2000. Noziek R., Anarchie, état, utopie, PUF, 1988. Pain J., Mondialisation, l’éducation fera la différence, Mens sana, L’appart, 2011. Platon, La République, Garnier Flammarion, 2002. Rousseau J.J., Du contrat social, Garnier Flammarion, 2001. Zoja L., Paranoïa, la folie qui fait l’histoire, Les belles lettres, 2018. Cfr Site : jacques-pain.fr MIEC Cfr Site : www.miec.be La Neuville Cfr Site : http://www.ecoledelaneuville.fr/presentation/

Des Mots de Fernand Oury Ne rien dire que nous n’ayons fait Désir + Compétence = Activité Faire qu’il soit nécessaire d’apprendre Devenir auteur de soi-même Dire Je La parole ça ne se donne pas, ça se prend Survivre. Vivre. Faire vivre.

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