« La photo est perçue comme une sorte de preuve, qui atteste indubitablement de l'existence de ce qu'elle donne à voir. Et cette vertu irréductible de témoignage repose principalement sur la conscience que l'on a du processus mécanique de production de l'image photographique. »1
Mais où se situe réellement la frontière entre objectivité et subjectivité dans ce domaine ?
Le monde nous est transmis par des images. À quelle image du réel est-ce que j’adhère ?
De quelle image du réel dois-je me protéger ?
Qui me tend le piège des images ?
Dans quelle mesure j’en accepte le leurre pour connaître le réel ?
La quête d'objectivité est toujours influencée par les choix du photographe : quels sujets choisir de photographier, quel angle privilégier, quel moment saisir ? Ces décisions peuvent introduire des biais plus ou moins involontaires, révélant ainsi la subjectivité inhérente à tout acte photographique. Pourtant, malgré cette subjectivité inévitable, la photographie documentaire conserve une valeur unique dans sa capacité à documenter le réel de manière puissante et émouvante. En capturant des moments de la vie quotidienne, en instaurant une relation entre le photographe et le sujet, en témoignant d'événements historiques ou des réalités sociales souvent ignorées, elle donne voix aux sans-voix, met en lumière les injustices et présente au regardeur une réalité sans fard.
Parfois les choix effectués par l’artiste consistant à cadrer une certaine partie de la réalité, voire de la mettre en scène ou de l’augmenter se font dans une démarche de vérité.
Ainsi ANDREAS GURSKY, artiste étudié par les élèves de spécialité arts plastiques en classe cette année, déclare : « La réalité ne peut être montrée qu’en la construisant. Paradoxalement, le montage et la manipulation nous amènent plus près de la vérité. (…) Je suis souvent confronté à des lieux ou des situations où l'image telle qu'elle existe réellement n'est pas aussi puissante que l'idée que j'en ai. C'est là que la manipulation via Photoshop intervient. » Il revendique ainsi une forme de subjectivité lucide. Ce positionnement est fondamental pour comprendre les enjeux de la photographie contemporaine. En effet, Gursky ne manipule pas ses images pour tromper ou embellir, mais pour mieux transmettre une impression, une structure, une tension inhérente à notre époque qu’il s’agisse des flux de la mondialisation, des dynamiques de consommation ou des formes de rassemblement humain. Par ses interventions numériques, il cherche à révéler une vérité sous-jacente, souvent invisible dans le désordre apparent du réel.

Une autre
vue cette année est le photographe Jeff Wall qui utilise la photographie pour élaborer une réflexion sur la frontière entre la réalité et la fiction, entre le documentaire et la fabrication de la fausseté. Il conçoit ses œuvres comme un anthropologue, il analyse une situation et il reconstruit le
1 Philippe Dubois, « L'acte photographique et autres essais », 1990, ed. Nathan


LA PHOTO (PRESQUE) SANS APPAREIL
« L’art ne vient pas coucher dans les lits qu’on a faits pour lui ; il se sauve aussitôt qu’on prononce son nom : ce qu’il aime c’est l’incognito. Ses meilleurs moments sont quand il oublie comment il s’appelle » Jean Dubuffet, 1960
Paul Ralu est un plasticien diplômé de l’école des Beaux-Arts de Tourcoing. Il produit des œuvres qui prennent souvent la forme d’enquêtes ou d’expériences de terrain qui se transforment ensuite en différentes interventions ou installations tant dans les espaces d'expositions que dans l'espace public. En portant tout particulièrement son attention sur les différentes techniques et mécanismes à l'oeuvre dans les localités et architectures qu'il traverse, son travail cherche à synthétiser une expérience tangible des territoires, de ceux qui les habitent et les fabriquent.
Si la photographie est chez lui un moyen, elle est rarement une fin, à la frontière entre une approche documentaire et une recherche plastique, ses productions découlent de découvertes issues de flânerie ou d’errances, de rencontres avec des personnes qui construisent une relation à un lieu ou encore le racontent.
Paul Ralu nous invite à redécouvrir le monde qui nous entoure sous un angle nouveau, à prendre conscience des multiples couches de sens qui habitent nos paysages urbains et naturels.
Cette pratique prenant pour point de départ la sphère des rapports humains et de leurs ancrages dans le territoire donne aux œuvres des statuts hybrides qui permettent aux élèves de questionner leurs représentations quant aux formes attendues d’une œuvre d’art.
ATELIER
1 : « RÉVÉLATIONS »
Le philosophe Vilém Flusser considère l’appareil photographique non pas comme un simple outil, mais comme un système programmé. Le photographe n’est selon lui pas totalement libre : il agit dans les limites définies par les fonctionnalités de l’appareil. Selon lui, le photographe est un “fonctionnaire de l’appareil”, car il exploite les possibilités que la machine lui offre, sans pouvoir vraiment en sortir.2 Il s’agissait dans les différents ateliers de pratique menés avec les élèves de « jouer contre les appareils »3, ne respectant pas les règles et perturbant le bon fonctionnement du dispositif photographique en en modifiant les paramètres établis. Nous avons tenté de modifier les règles de production de l’image en jouant avec le temps, avec la lumière, avec la chimie du développement ou avec le tirage.
2 Vilém Flusser, « pour une philosophie de la photographie », éd. Circé, 1983
3 Marc Jenot, « jouer contre les appareils », éd. PHOTOSYNTHÈSE, 2017
C’est donc dans une perspective expérimentale et plasticienne que nous nous sommes concentrés dans un premier temps sur l’objet-photographie en tant que tel, plutôt que sur la photographie comme moyen de représentation.
La démarche proposée aux élèves consistait à mettre en scène plastiquement des photographies tirées en négatifs, préalablement réalisées par PAUL RALU à la chambre photographique, dans divers lieux d’Armentières.
Après avoir investi ces photos mystérieuses de fictions écrites afin d’en imaginer la polysémie et la profusion des lectures possibles, les élèves durent produire des interventions manuelles sur la photographie, venant ainsi augmenter la prise de vue mécanique, voire la perturber, la changer de contexte ou l’enrichir de nouvelles données plastiques.
Ces ajouts hétérodoxes de matières, d’images, de dessins, de broderies rapprochent les productions des fameuses « combine paintings » de Robert Rauschenberg qui bousculent les catégories traditionnelles pour donner naissance à des objets artistiques incarnés, tactile, et frontalement réels. Ces interventions plastiques tridimensionnelles sont redevenues ensuite des images : par le truchement des passages successifs de négatif à positif, les photographies réalisées donnent aux matériaux employés des allures fantomatiques et mystérieuses et constituent un commentaire étrange ou poétique de l’image initialement reçue.




< Robert Rauschenberg, Canyon, 1959, combine painting : huile, crayon, papier, tissu, métal, boîte en carton, papier imprimé, reproductions imprimées, photographie, bois, tube de peinture et miroir sur toile avec huile sur aigle royal empaillé, ficelle et oreiller
ATELIER 2 : « IMAGES EN REGARD »
L’idée que toute photographie raconterait une histoire est une conception répandue, que l’on retrouve dans des expressions courantes comme « une image vaut mille mots » ou dans l’analogie entre photographie et poésie. En réalité, une photographie n’existe jamais de manière totalement autonome : elle évoque toujours autre chose, qu’il s’agisse d’un récit, d’une émotion, d’une idée ou même d’une simple affirmation de présence de la part de son auteur. Cependant, il était essentiel de faire distinguer aux élèves les notions de narration et d’histoire. La plupart des livres de photographie ne suivent pas une trame narrative classique avec un début, un milieu et une fin. Ils expriment quelque chose, certes, mais rarement sous la forme d’un récit structuré. Comme l’écrit le photographe Mikael Sundberg, « La vérité de la narration réside en ceci : elle peut être une histoire, mais pas obligatoirement. La narration concerne l’histoire, elle crée des liens avec elle et avec l’art du récit, mais en elle-même, elle ne se résume pas nécessairement à une histoire ». 4
Autrement dit, une photographie ou une série de photographies peut être narrative sans pour autant s’inscrire dans un cadre narratif traditionnel.
>La narration excède l’histoire, elle est plus large, plus vaste et laisse plus de place au regardeur pour trouver un chemin entre les images. Dès l’instant que l’on associe deux photographies, que ce soit côte à côte ou consécutivement, d’entre elles naît un dialogue. Dialogue qui peut reposer soit sur leur forme individuelle ou leur contenu, soit sur une combinaison des deux. Une fois ces images associées, ces évocations seront inévitablement mises en comparaison. Dans l’esprit du lecteur alors, des connexions se feront ou non. Lorsqu’on crée une narration photographique, tout le travail consiste à s’assurer que les bonnes connexions seront faites. Connexions qui peuvent être très précises, comme par exemple s’il est nécessaire que le lecteur reconnaisse, ou soit amené à croire, que la personne sur la première image est la même que sur la deuxième image. Mais les connexions peuvent aussi être plus incertaines, comme lorsque deux images associées suggèrent la tristesse, l’effroi, la joie ou tout autre sentiment.


L’atelier proposé aux élèves visaient à leur faire composer un ensemble narratif à partir de photographies qu’ils avaient préalablement réalisées lors d’une déambulation dans la ville d’Armentières. Cette narration ne devait pas à être univoque mais devait plutôt laisser de la place au mystère et à l’interprétation du spectateur. Là était le cœur des apprentissages, car les premières idées étaient souvent proches de l’anecdote ou de la narration univoque et fermée. Il fallut donc réfléchir à la construction d’un récit par images concomitantes dont l’interpénétration stimulait les imaginaires.
4 Mikael Sundberg, “Behind the Lens : The Art & Inspiration of a Photographer”, auto-édition, 2024
photographie amateure, et ce qu’elle peut dévoiler quand on la scrute : le surgissement d’une maladresse, d’un geste particulier, d’une atmosphère, de singularités ou bien au contraire de formes stéréotypées.
Elle s’intéresse aux périodes de transitions, entrainant un déséquilibre, une bascule d’un état à un autre. L’adolescence, la sortie du cocon familial, le lieu de soin, ce sont encore et toujours des allers retours entre différents mondes assez clos, dans lesquels il faut opérer une percée. Elle travaille régulièrement pour la presse dans le Nord, en collaborant principalement avec le journal Le Monde.
Lucie Pastureau a co-fondé le collectif Faux Amis (avec Lionel Pralus et Hortense Vinet) en 2008 et a intégré le studio Hans Lucas en 2011. Elle développe aussi ses recherches sur la photographie et le texte au sein du collectif en diversifiant les supports, vidéo, installation, édition. À la frontière de l’art et du documentaire, la série Luminescences qu’elle a accepté de nous prêter pour l’exposition, ressemble à une enquête sur un réel invisible. Après une première partie inaugurale documentaire (les jeunes représentés dans leur environnement immédiat), un basculement opère et les frontières du réel se troublent.
Dès lors, de l’ordinaire vers l’extraordinaire, l’image se fait hybride, dévoilant des êtres phosphorescents, bleutés, luminescents – des « géants échoués » entre des murs évanescents soudain criblés d’étoiles.
ATELIER 1 : « TRANSMETTRE UNE VOIX PAR L’IMAGE»
Dans ce projet, nous avons souhaité mettre les élèves en mouvement, réel et symbolique pour les inviter à changer de cadre, de perception et pour découvrir une altérité.
Il s’agissait pour eux d’envisager ce qui dans le documentaire tient d’abord de la rencontre, de l’analyse sensible d’un contexte, du choix d’un angle pour traiter un sujet. Dans cet atelier, les élèves sont invités à explorer le portrait non pas seulement comme une image esthétique, mais comme un outil de récit et de transmission, à la manière des journalistes ou des photographes de presse. La participation active du sujet du reportage dans le reportage lui-même est également un axe du projet qui leur permettait de sortir de leurs habitudes et de découvrir des réalités différentes.
Chaque groupe d’élèves a choisit un sujet à traiter et s’est vu attribuer une personne à rencontrer (élève, personnel de l’établissement, proche…), et a mené une interview, puis réalisé un portrait photographique en lien avec ce qui s’est dit, ce qui a été confié, ce qui a été perçu.
Le travail commence par une définition de l’angle pour l’interview en fonction de thématiques liées à l’environnement et à sa perception, sa présence dans le débat public.
• Réchauffement climatique :causes, conséquences, solutions, justice climatique, rôle des entreprises, des États, des citoyens
• Nourriture : agriculture durable, impact de la consommation de viande, permaculture, gaspillage alimentaire
• Déchets : gestion, recyclage, pollution plastique, zéro déchet, impact des microplastiques
• Imaginer un avenir meilleur : utopies écologiques, villes durables, innovations technologiques,
• Catastrophisme : collapsologie, survivalisme, discours alarmistes vs discours optimistes, L’effondrement : mythe ou réalité ?
• Éco-anxiété : définition, impact psychologique, comment y faire face, lien entre émotions et engagement écologique
• L’impact des activités humaines sur l’environnement : Le sujet du climat dans les médias : alarmisme ou réalité ?
• Technologie et écologie : les avancées techniques et scientifiques comme solution au changement climatique. impact du numérique sur l’environnement, green tech… énergies renouvelables, sobriété énergétique
• Le coût de la transition écologique : nouvelles taxes, nouveaux impôts, les coûts de la transition énergétique
• Biodiversité et réensauvagement : disparition des espèces, protection des écosystèmes, réintroduction d’espèces
• Consommation et mode de vie : fast fashion vs slow fashion, minimalisme, décroissance, économie circulaire
• Justice sociale et environnement : écologie et inégalités, pays du Sud face au changement climatique, migrations
• Rapport au vivant : droits de la nature, éthique animale, relation entre humains et non-humains
Après avoir réalisé une revue de presse qui permettait d’établir les enjeux du débat, les groupes ont établis des questions à destination du sujet qu’ils allaient interviewer. Une fois l’interview réalisée, il fallait ensuite traiter la matière sonore obtenue pour mettre en ordre le propos recueilli et affiner la perception que l’on en avait eu sur l’instant.

Lionel Pralus, « Apparitions 1 » cyanotype d'après des photographies d'archives du Bassin Minier
LES ŒUVRES DE L’EXPOSITION


« Le soir de mon départ du Liban, Salem un arboriculteur syrien m'offre un paquet contenant 8 boutures de roses de Damas, pour me remercier de ma venue et de mon aide. Il cultive autour de chez lui de la rose de Damas afin d'en vendre les fleurs. Connue pour ces propriétés régénératrices depuis l'antiquité, la rose de Damas est utilisée par l'industrie parfumerie-cosmétique partout à travers le monde. Avant la révolution syrienne, une grande partie de la production provenait naturellement de la région de Damas. Désormais, seulement une infime quantité est encore produite en Syrie, la majorité provenant actuellement de l'Afrique du Nord.
Au-delà du fait que la frontière est fermée entre les deux pays, il est aussi compliqué et réglementé de faire circuler une espèce végétale entre deux pays à cause des maladies qu'elle peut potentiellement transposer dans un écosystème qui n'est pas le sien. Pour ces raisons, les boutures qui m'ont été données ont été maintes fois emballées dans différents contenants. Les boutures ont pu rester empaquetées comme cela deux à trois jours avant de pouvoir être simplement replantées en terre.
Partie pour plusieurs mois, je me suis vue obligée de déplacer les rosiers dans les différentes destinations de mon voyage, alors que je venais tout juste de les replanter. J'ai alors commencé à documenter les déplacements que j'imposais à ces plantes parties du Liban. »
pvc, 2019
Microfilm est une installation vidéo qui s’inspire de l’engouement de certains nostalgiques pour un appareil photo/jouet de format 110mm, détourné par Paul Ralu en outil de prise de vue pour film 16mm.
Il convoque l’imaginaire cinématographique des films d’espionnage et réalise un projecteur cheap et low-fi d’un projecteur dont le déclanchement est fonction de la présence du spectateur.
Le film projeté avec une lenteur surprenante est composé d’une série de photos prises dans le métro lillois mais dont les choix de cadrage et de mise en scène transporte le spectateur dans un univers qui évoque la centrale nucléaire ultra surveillée et sécurisée.
PAUL RALU, MICRO_FILM, projecteur 16 mm, structure en papier pate, moquette, dimensions variables, 2023

Durant l’été 2022, invitée dans l’ancienne pouponnière de Wazemmes par la direction des arts visuels de la ville de Lille, je lance des recherches sur une partie oubliée du passée industrielle du quartier : la présence de confiserie industrielle. En me focalisant sur l’idée d’emballage, j’effectue des prises de vue des anciennes confiseries ainsi que diverses expérimentation photographique sur des papiers et cartons de bonbons. En parallèle de ça je photographie le marché de Wazemmes dont les commerçants déballent et remballent trois fois par semaine leurs diverses marchandises dans l’espace public. Ces étales bariolés, véritables sculptures involontaires, sont aussi des témoignages authentiques de l’activité des marchands ambulants


VADIM DUMESH, Точка . Зору (Point de vue), 2023, installation vidéo
Точка . Зору (Point de vue) est un projet de cocréation documentaire au cours duquel des smartphones voyagent de la France à l'Ukraine, passant d'une personne à l'autre comme un bâton de relais et recueillant leurs témoigna- ges vidéo. Le projet est tourné dans un format innovant : une double caméra à la fois la caméra frontale et la caméra arrière du téléphone qui filme à la fois le portrait de la personne et ce qu'elle voit. D'une personne à l'autre, d'une ville à l'autre, d'une communauté à l'autre, un kaléidoscope de visages et de lieux se mêle au contexte de la guerre en Ukraine.
Точка . Зору s'inscrit dans le cadre du doctorat en recherche-création de Vadim Dumesh, intitulé « L'auteur-rice documentaire et la créativité collective à l'ère du numérique », copiloté par Le Fresnoy Studio national des arts contemporains et l'Université du Québec à Montréal, dirigé par Viva Paci.






