Edifiants souvenirs : Le mémorial, monument sensible face à l'oubli

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EDIFIANTS SOUVENIRS Le mémorial, monument sensible face à l’oubli

Architecture, contemporanéité, complexité PARMENTIER THIBAUD ENSAPL 2019-2020

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Remerciements ________________________

Je souhaite tout d’abord apporter mes remerciements à Monsieur Frank Vermandel pour son suivi et son attention portée tout au long du développement de mon sujet. Son encadrement m’a permis de comprendre les tenant et aboutissant du sujet ainsi que de délimiter la problématique dans laquelle je me suis engagé. Je tiens également à remercier Monsieur Jean-Christophe Gérard pour son apport rapide d’éléments d’informations pour compléter mon corpus d’étude. Enfin je remercie ma famille et mes amis pour leur support, et tout particulièrement Lucas Roekens pour sa lecture attentive et son apport non négligeable à l’appréciation de la justesse de mon travail.

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Avant-propos ________________________

Les expériences vécues d’un architecte sont ces éléments qui emplissent son bagage personnel, ne le rendant pas plus lourd, mais au contraire plus solide au long de son parcours. Moi, mon bagage personnel, il s’est initié grâce aux voyages, grâce aux découvertes architecturales qui m’ont appris à me questionner sur mon environnement urbain. Fort de ces expériences, j’ai initié une première tentative de recherche avec le rapport de fin de licence sur un programme qui m’a intrigué au travers d’une rencontre. Mais force est de constater que je n’avais pas à ce moment la maturité de me jeter à bras-le-corps dans ce sujet, je laisse un goût d’inachevé derrière moi. J’ai voulu me donner une seconde chance et tenter de reprendre le sujet que j’avais laissé sur le côté, mais sous une approche différente. J’ai décidé d’aborder une notion particulière, celle de la mémoire. Au fil de mes recherches, j’ai découvert son universalité, et je me suis ouvert à un ensemble de disciplines extra-architecturales pour en comprendre la genèse, me permettant de répondre aux questions que je me posais. Ce mémoire naît ainsi, d’un sentiment de revanche sur un sujet qui m’a marqué, et d’une volonté de comprendre la construction des lieux qui m’ont transcendé lorsque je les ai rencontrés.

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Sommaire ________________________ Remerciements

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Avant-propos

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Introduction / L’herméneutique du mémorial contemporain

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I / Notions de mémoire - Un état de l’art

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1. La phénoménologie de la mémoire 2. La mémoire collective 3. Le devoir de mémoire

11 17 21

II / Mémoires du mémorial - Un terrain d’étude

30

1. Le mémorial de l’Holocauste, un espace de mémoire 2. Reflecting Absence, construire le vide 3. L’anneau de la Mémoire, une ronde à la mémoire

31 43 57

III / Partage et souvenir - La mémoire contemporaine

68

1. Monument commémoratif et contre-monument 2. A chacun sa mémoire, récits de ressenti 3. Une mémoire que l’on sacralise ?

69 78 94

Conclusion / Vers une édification hétérogène de la mémoire

99

Bibliographie

103

Sitographie

104

Iconographie

105

Grille Méthodologique

106 6


L’herméneutique du mémorial contemporain ________________________

Elle nous prend la main, elle nous accompagne et elle nous réconforte. La mémoire est

comme cette ombre qui reflète notre silhouette, elle est cet élément indissociable de la personne. C’est un marqueur du temps qui fige l’instant passé et l’incarne au présent. La mémoire a cette faculté de se transmettre peu importe le support. D’une ancienne photographie, ou à travers, un tableau, la mémoire capte l’art pour transmettre son histoire. Dans nos sociétés contemporaines, la mémoire s’édifie également. Entre la halle de marché, et le parvis, à l’entrée ou à la sortie de la ville, la mémoire s’offre toujours une place dans le chaos de la ville. La mémoire se partage, elle se pratique, elle offre un lieu d’apaisement, de recueillement, mais surtout de vie là ou elle représente bien souvent la mort. La définition que l'on donne en parlant de mémoire, évoque un espace mental que chaque individu possède et se divise selon plusieurs modèles. Cet espace, nous l’avons édifié pour rendre accessible la mémoire, transmettre à tous une mémoire commune. Parfois induits, parfois subjectifs, les lieux de mémoire incarnent des histoires, des individus, des époques, des moments que nous avons décidé de faire perdurer dans le temps. Dans une époque où la guerre, les actes terroristes, les catastrophes naturelles sont de plus en plus présents, les lieux de mémoires le sont aussi. Ce qui nous intéresse à travers cette étude, c’est de comprendre comment ces lieux si particuliers représentent un reflet de l’état d’esprit de la société contemporaine. Ils sont une prise de conscience, et un rappel du contexte social dans lequel nous vivons. Pansement pour nos plaies, ils représentent aussi un rappel de nos cicatrices. Autrefois incarnée par le monument aux morts, la mémoire s’édifie autrement aujourd’hui à travers le mémorial, ou le monument commémoratif. Sous une forme plus contemporaine, le mémorial fournit la même mission que le monument aux morts, celle de transmettre et de commémorer le passé. Dans cette étude, nous mettrons au centre de notre questionnement le monument commémoratif :

Comment l’architecture, à travers le mémorial, contribue-t-elle à donner forme et sens à la mémoire collective pour créer un espace singulier ?

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Une première approche nous amène à nous questionner sur ce que sont la mémoire et la mémoire collective et ce qu'elles représentent dans notre société. De nombreux auteurs ont écrit sur ces notions, tentant de définir et de d’étudier les mécanismes de mémoire dans notre société. Il s’agit de s’appuyer sur ces recherches pour comprendre les fondements de la mémoire. Ces éléments nous permettent aussi de comprendre les raisons et les enjeux de ces lieux de mémoire, et surtout la notion du « devoir de mémoire ». L’espace du mémorial contemporain est singulier. Ses limites sont floues, il incarne un élément de la ville au sens propre, à l’inverse du monument au mort qui lui se déploie dans les villes et villages, devenant un objet mémoriel plutôt qu’un espace de mémoire. Cette différence s’est construite grâce à l’architecture. De l’œuvre sérielle, nous passons à l’œuvre unique, architecturale. Il est intéressant d’interroger au travers de quelques formes architecturales contemporaines le processus de conception de ces monuments commémoratifs pour comprendre comment se construit cette forme contemporaine de la mémoire. La forme du mémorial s’est transformé à travers le temps, les objectifs de ces espaces de mémoire ont évolué, et le mémorial contemporain tel qu’on le connaît aujourd’hui ne ressemble plus à celui de jadis. Cette nouvelle forme contemporaine appelée « contremonument » remet l’architecture au premier plan, il est intéressant de voir comment. L’architecte est finalement le chef d’orchestre moderne de la mise en forme de la mémoire, mais il s’adresse à la société. Un récit in-situ et personnel s’impose donc pour apporter un regard sur ces espaces de mémoire. Enfin, il est aussi important d’identifier comment la société s’empare de cette mémoire dans la forme contemporaine proposée par l’architecture. Comprendre les enjeux, la relation nouvelle qu’établissent les mémoriaux contemporains avec la ville et les individus et comment la recherche de l’espace sensible est devenue la nouvelle expression de la mémoire.

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I / Notions de mémoire - Un état de l’art ________________________ « La mémoire est une fonction cognitive, c’est une fonction qui représente à la fois le lieu du souvenir, le lieu du savoir, le lieu de la maîtrise. La mémoire se nourrit d’événements pour nous faire avancer sans pour autant nous demander un effort mental pour y parvenir. » 1 C’est la définition que la psychanalyse développe de la mémoire. La mémoire a pour étymologie le terme latin memoria, « aptitude à se souvenir », et le pluriel memoriae, désignant un « recueil de souvenirs ». La mémoire est autant individuelle que collective. Elle permet de rassembler en image et en couleurs quasiment réelles, les moments vécus par les sujets qu’ils soient individuels ou collectifs. Le fonctionnement de la mémoire est initié par la complexité de la situation qui se présente à nous. La mémoire est une fonction dynamique et sa dimension de construction tient aux liens entre l’information à mémoriser et les expériences passées, mais aussi aux projets futurs, et le fait que l’on manipule ces informations, individuellement et/ou collectivement. La science de la mémoire se trouve aux confins de multiples disciplines et de courants de pensée. Elle prend une place importante dans le monde moderne, face aux nouveaux moyens de communication et aux déplacements massifs de populations. Il nous intéresse donc de comprendre dans ce chapitre comment se construit la mémoire. Tout d’abord quelle est la phénoménologie de la mémoire ? C’est au travers des écrits de Paul Ricoeur que nous allons nous plonger dans les fondements de la mémoire, en relation entre histoire et oubli. La mémoire n’est pas pour autant uniquement individuelle, elle se développe en société, et la société s’implique, se retranscrit sur la mémoire. On parle de mémoire collective. C’est une notion que Maurice Halbwachs a développé dans ses recherches et que nous allons étudier. Enfin, la mémoire d’un événement, la mémoire d’un traumatisme implique bien souvent pour les contemporains, c’est à dire nous, un devoir de faire mémoire comme une sorte d’obligation nous poussant à développer, à initier, à construire une mémoire dans le souvenir du passé, de ceux qui nous ont précédé. Plusieurs auteurs ont développé cette idée, en identifiant ce devoir par rapport aux deux grandes Guerres, et aux nombreuses victimes qui y sont attachées. Pour comprendre comment et pourquoi nous construisons des mémoriaux, des lieux qui ont pour fonction la mémoire et sa transmission, nous devons comprendre pourquoi nous ressentons cette obligation de faire mémoire, et comment elle nous permet de faire avancer nos sociétés. A propos de la mémoire. Consulté sur : https://www.observatoireb2vdesmemoires.fr/les-memoires/ propos-de-la-memoire 10 1


La phénoménologie de la mémoire _______________________ Histoire, souvenir, oubli, mémoire, ce sont des notions concordantes qui s’attachent au

passé, et qui se racontent au présent. L’Histoire est dès lors une analyse située, elle n’a pas la capacité de faire renaître le passé, elle offre seulement la possibilité de faire perdurer un bref instant passé dans le présent. L’Histoire n’a ni début, ni fin, c’est un morceau choisi d’une histoire que l’on raconte, un court instant à l’échelle du temps qui perdure. Ces thèmes d’histoire et de mémoire sont des notions répandues qui ont mobilisé de nombreux penseurs de philosophie, et de sociologie. Parmi ceux-ci, nous allons nous intéresser particulièrement à Paul Ricoeur. Ce philosophe français originaire de la Drôme a consacré une grande partie de sa vie à la recherche de la « phénoménologie de l’Homme capable ». Ses recherches sont une anthropologie du désir d’être : « le fait que l’homme capable ne peut être tel, qu’il ne peut précisément être « capable » que s’il est un homme sensible, un homme qui éprouve et qui sent autant qu’il agit, qu’il parle, qu’il raconte et qu’il est imputable »2. Dans les années 2000, Paul Ricoeur publie un ouvrage qui va marquer les notions d’histoire et de mémoire. Son ouvrage se place dans le prolongement de Soi-même comme un autre3 qu’il avait publié 10 ans auparavant. La Mémoire, l’histoire, l’oubli4 est un ouvrage qui vient couronner une recherche commencée en 1950 sous le signe d’une philosophie de la volonté5. Cette enquête qui propose une patiente description phénoménologique de la mémoire et de l’oubli apporte la touche finale à sa recherche sur la « phénoménologie de l’homme capable ». L’ouvrage apporte une contribution à ce thème très présent dans le débat public de l’époque à travers les notions de « lieux de mémoire » ou de « dette de mémoire ». Pour Ricoeur, il est question de trouver un juste équilibre entre trop de mémoire et trop peu de mémoire. Ses recherches vont lui faire croiser de grands philosophes, allant de Platon et Aristote à Husserl et Bergson qui se sont intéressés au sujet de la mémoire. Il embarque ses lecteurs avec lui sur ce qu’il appelle son « trois-mâts ». Construit sur une phénoménologie de la mémoire, une philosophie critique de l’histoire autour de la notion de « mémoire historique » avec une « herméneutique de la condition historique »6.

Myriam Revault d’Allonnes, « Paul Ricœur ou l’approbation d’exister », Le Portique [En ligne], 26 | 2011, document 2, mis en ligne le 11 février 2013, consulté le 24 avril 2020. URL : http:// journals.openedition.org/leportique/2507 2

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Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre. Seuil, Paris. 1990

4

Paul Ricoeur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli. Seuil, Paris. 2000

Ouvrage que Paul Ricoeur publie en 1950; Un vol. de 464 p. Paris, Aubier, 1950. Collection : Philosophie de l’Esprit. 5

Escudier, Alexandre. « L'herméneutique de la condition historique selon Paul Ricœur », Archives de Philosophie, vol. tome 74, no. 4, 2011, pp. 581-597. 11 6


La phénoménologie de la mémoire se déploie autour de trois questions : « de quoi se souvient-on ? » , « comment nous souvenons-nous ? » , « qui se souvient ? ». Dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Ricoeur décompose son enquête en trois temps. Dès la première page, il annonce son engagement. Il précise que ce livre est issu d’une réflexion sur les problèmes relatifs aux liens entre mémoire et histoire, et qu’il s’agit d’une réponse « aux troubles de l’inquiétant spectacle que donnent le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et des abus de mémoire et d’oubli. L’idée d’une politique de la juste mémoire est à cet égard un des thèmes civiques avoués »7. Dans sa partie consacrée à la phénoménologie de l’histoire, il pose une question importante : « de quoi se souvient-on quand on se souvient ? ». Il fait appel au débat philosophique traditionnel opposant réalité et fiction. Il part du principe présupposé que la mémoire est prétendu fidèle au passé, malgré le fait qu’elle relève de l’ordre de l’affection et du sensible. Il soulève le questionnement suivant : quand on se souvient, se souvient-on de cette impression sensible ou de l’objet réel dont elle procède ? Dans la lignée de Platon et d’Aristote, Ricoeur décompose la mémoire en deux types, la mnèmè et l’anamnésis.

« L’histoire des notions et des mots est à cet égard instructive : les Grecs avaient deux mots, mnèmè et anamnèsis, pour désigner d’une part le souvenir comme apparaissant, passivement à la limite, au point de caractériser comme affection – pathos – sa venue à l’esprit, d’autre par le souvenir comme objet d’une quête ordinairement dénommée rappel, recollection. Le souvenir, tour à tour trouvé et cherché, se situe ainsi au carrefour d’une sémantique et d’une pragmatique. »8 La mnèmè désigne cette mémoire sensible qui nous affecte, sans intervention d’une quelconque volonté. Tandis que l’anamnésis renvoie elle à ce que Ricoeur nomme le « rappel », étant apparenté à une mémoire exercée, une recherche active et volontaire dirigée face à l’oubli. Dès lors, l’une des principales fonctions de la mémoire, selon Ricoeur, et de lutter contre l’oubli. C’est de là que l’idée de devoir de mémoire renvoie en fait à un « devoir de ne pas oublier »9. Nous y reviendrons.

7

Paul Ricoeur, Histoire et Vérité, 1955, op. cit., p. 1

8

Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, 2000, p. 3 et 4.

9

Paul Ricoeur, Histoire et Vérité, 1955, op. cit., p. 37 12


La différenciation entre mémoire et imagination - alors que toutes deux relèvent de la problématique de la présence de quelque chose d’absent - est que la mémoire est le garant du caractère passé de ce dont elle déclare se souvenir10. La mémoire est mémoire de quelque chose qui était et qui n’est plus. Elle s’appuie sur la référence d’un réel antérieur. Toutefois, la construction de l’image se base sur le souvenir initial, ce qui soulève la question de la fiabilité de la mémoire, et donc de sa vulnérabilité structurelle. Ce sont ces éléments issus des rapports entre l’absence de l’élément dont on se souvient et de la présence de la représentation, que la mémoire est sujette à ce que Ricoeur appelle des formes d’abus, des abus de la mémoire. Ricoeur développe ces événements en trois points, retour de son fameux « trois-mâts ». La mémoire empêchée, la mémoire manipulée, et la mémoire obligée.11 La première, la mémoire empêchée, il la définit en s’appuyant sur les apports des théories psychanalytiques, comme la difficulté de se souvenir d’un traumatisme. Pour faire mémoire d’un tel souvenir, un travail de mémoire est nécessaire, passant par un travail de deuil, permettant de renoncer à l’objet perdu pour tendre vers une mémoire apaisée, et une réconciliation avec le passé. Par exemple, le souvenir traumatique que pourrait constituer à l’échelle de la mémoire collective la « blessure de l’amour-propre national »12. S’il ne fait pas l’objet d’un travail de remémoration, avec un travail de deuil et de recul critique, il peut s’exposer à ce qu’appellent les psychanalystes la « compulsion de répétition »13 apportant un abus de mémoire. De ce fait, un travail de deuil et de recul critique, fondé sur l’effort de remémoration, permet à une société de tendre vers une réconciliation apaisée avec son passé. Pour la seconde, la mémoire manipulée, Ricoeur fait référence aux manipulations idéologiques de la mémoire. Les détenteurs du pouvoir ont la possibilité de mobiliser la mémoire à des fins idéologiques les plaçant dans ce qu’appel Ricoeur « au service de la quête, de la reconquête ou de la revendication d’identité »14. Ces phénomènes idéologiques permettent de légitimer l’autorité des pouvoirs en place, à le faire apparaître comme un « pouvoir légitime de se faire obéir ».15

10

Paul Ricoeur, Histoire et Vérité, 1955, op. cit., p. 26

11

Ibid., p. 82

12

Ibid., p. 96

13

Ibid., p. 96

14

Ibid., p. 98

15

Ibid., p. 101 13


Ricoeur dénonce le caractère narratif du récit comme principal agent de l’idéologisation de la mémoire. Selon lui, le récit est par définition une sélection et une mise en cohérence. C’est la narrativité du récit qui relèvent des stratégies d’oubli et de remémoration. L’histoire officielle est aussi une mémoire imposée, étant donné que c’est cette dernière qui est enseignée. Todorov avec ses travaux sur les abus de la mémoire16 décrit que tout travail sur le passé comme un travail de sélection et de combinaison réfléchie des événements les uns avec les autres. Il s’agit d’un travail nécessairement orienté, ne cherchant pas la vérité objective, mais plutôt une recherche du bien. Cette recherche du bien s’inspire du contexte pour aider par exemple à la recherche d’une paix sociale, d’une légitimation du pouvoir en place, d’une approbation d’une politique et ainsi de suite. Todorov introduit aussi l’idée que la mémoire aurait souvent tendance à user de stratégies de victimisation, là où revendiquer la position de victime place le reste du monde en position de redevable. Ainsi, la victime apparaît légitime de se plaindre, de protester et de réclamer. La manipulation du souvenir traumatique permet de revendiquer une attente sur le futur, car la mémoire du passé traumatique oriente le projet assigné au futur. Ce travail de Todorov apparaît comme révélateur quand on repense par exemple à l’après 11 septembre17. Justifier une politique de réponse armée à un traumatisme, grâce à la « manipulation supposée » de certains éléments de la mémoire vers une action allant sans doute bien au-delà d’une simple réponse à une attaque contre une nation. Au-delà de cet aparté, nous pouvons revenir au dernier point souligné par Ricoeur. Par la mémoire obligée, Ricoeur s’intéresse à la question de « devoir de mémoire ». Lorsque Ricoeur défendait la notion de la juste mémoire, il précisait que le devoir de mémoire n’était pas considéré comme un abus, mais qu’il s’agit d’un vrai devoir qui consiste à rendre justice aux victimes et à leur cause. Identifiant de ce fait les victimes et l’agresseur. Par contre, c’est sur l’authenticité de ce devoir légitime que vient se greffer la possibilité des abus de mémoire. En fonction des conditions historiques, du contexte dans lequel le devoir de mémoire est considéré, on est à même de saisir l’enjeu moral, la signification et la projection sur le futur dont ce devoir de mémoire est le messager. Le devoir de mémoire fait intervenir une notion de dette. Il place les contemporains, c’est-à-dire nous, dans une position de redevables à l’égard de ceux qui furent. Ricoeur suppose qu’il y a une constitution distincte, mais pour autant mutuelle de la mémoire collective et de la mémoire individuelle. Il la développe selon une triple attribution de la mémoire, à soi, aux proches et aux autres.

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Tzvetan Todorov, Les abus de la mémoire, Paris, Arléa, 1995

Droz-Vincent, Philippe. « Du 11 septembre 2001 à la guerre en Irak : les « nouvelles frontières » du Moyen-Orient », A contrario, vol. vol. 3, no. 2, 2005, pp. 110-129. 14 17


Le dernier point dans l’ouvrage de Ricoeur concerne la notion d’oubli. L’oubli s’apparente à la problématique de la mémoire, et de la fidélité au passé. L’oubli ne se construit qu’à partir du pardon, dans le sens ou celui-ci est comme une finalité dans le cheminement de l’oubli. Le pardon se construit d’une culpabilité et d’une volonté de se réconcilier avec le passé. Ils tendent tous les deux vers une volonté de mémoire apaisée18. Néanmoins, dans la pensée commune, l’oubli est plutôt considéré péjorativement. L’oubli s’apparente à un manque de fiabilité de la mémoire, l’oubli représente une perte de sentiments, une perte d’intérêt aussi. Pourtant, selon Ricoeur l’oubli peut se diviser selon deux notions. Il y a tout d’abord la figure négative de l’oubli, dont nous venons d’en dresser le portrait, c’est un oubli par « effacement de traces »19. Et il existe la figure positive de l’oubli, ce qu’appel Ricoeur l’oubli par « oubli de réserve »20. Cette idée fait référence à Bergson dans Matière et Mémoire21. Elle s’attache également à l’hypothèse de l’inconscient et à l’idée d’un inoubliable représentée par Freud. De ce fait, le mécanisme de mémoire est dirigé face à l’effacement des traces. Cet aspect de l’oubli est lié à la mémoire, par conséquent il s’agit de sa partie négative. Comme la condition même de la mémoire et de son exercice. Ricoeur insiste d’ailleurs sur ce point : « le souvenir n’est possible que sur la base d’un oublier, et non pas l’inverse »22. De plus, étant intimement lié à la mémoire, l’oubli peut être l’objet des mêmes abus que cette dernière dont nous parlions précédemment. Reprenons maintenant les « trois-mâts » de la mémoire de Ricoeur avec l’oubli. Dans le cas de la mémoire empêchée d’un événement traumatique, ce que Ricoeur appel compulsion de répétition équivaut à l’oubli dans le sens ou cette répétition compulsive empêche une prise de conscience de l’événement traumatique, et donc empêche une mémoire apaisée. Pour la mémoire manipulée, les abus de mémoire, sont des abus d’oubli - comme nous le disions précédemment - et parce que la mémoire est un récit, ce qui la rend sélective. Ricoeur insiste sur l’enjeu que les acteurs possèdent sur l’oubli. Selon lui, un « trop peu de mémoire » est une sorte d’oubli « semi-passif » présupposée par les acteurs sociaux qui font acte d’un « vouloirne-pas-savoir »23.

18

Paul Ricoeur, Histoire et Vérité, 1955, op. cit., p. 536

19

Ibid., p. 543

20

Ibid., p. 539

21

Henri Bergson, Matière et Mémoire, Félix Alcan, Paris, 1896

22

Paul Ricoeur, Histoire et Vérité, 1955, op. cit., p. 547

23

Ibid., p. 580 15


Il fait d’ailleurs une référence subtile à ce fait qu’il appelle l’oubli commandé, en faisant appelle au cas de l’amnistie, où il trouve intéressant de remarquer que phonétiquement, ce terme se rapproche du mot amnésie. Pour lui l’amnistie est une forme « double institutionnelle », il l’a décrit comme « un déni de mémoire […] (qui) éloigne en vérité du pardon après en avoir proposé la simulation »24. Mais toutefois, le prix à payer est lourd dans ce cas. Une amnésie institutionnalisée prive la mémoire collective d’une crise identitaire salutaire qui permet à la société d’obtenir une ré-appropriation lucide du passé et de sa charge traumatique, passant par un travail de mémoire et un travail de deuil, dans la volonté du pardon. Pour Ricoeur, l’oubli a une fonction légitime et salutaire, c’est la forme d’un voeu. Il le décrit comme « un devoir de taire le mal, mais de le dire sur un mode apaisé, sans colère »25. Le pardon devient alors un « horizon commun d’accomplissement » de la mémoire, de l’histoire et de l’oubli. Ricoeur attache une fonction politique à la mémoire apaisée, en se demandant si la politique ne commence pas là où finit la vengeance, dans le sens où il serait contre-productif pour une société de rester indéfiniment en colère contre ellemême. Il insiste toutefois sur le fait que ce n’est pas par un travail de deuil, guidé par une volonté de réconciliation avec le passé, avec l’idéal d’un pardon, qu’une société est à même de se séparer définitivement de son passé, pour faire place au futur26. Ricoeur attache dans son ouvrage une volonté de vérité. C’est pour autant une notion qui reste très discutable, puisque qu’elle est elle-même fondamentalement relative. Pour Ricoeur l’historien a à coeur de prouver ce qu’il pense de la vérité, en s’appuyant sur des documents véritables, en s’attachant sur de vrais documents hérités du passé. Mais peut-on seulement parler de vérité absolue ? Si l’histoire, est l’histoire des vainqueurs, l’ambition première des historiens n’est-elle pas celle de la démonstration de la légitimité des commanditaires, au dépit d’une vérité absolue ? De ce fait, la prétention d’une fidélité de la mémoire qu’appuie Ricoeur dans son ouvrage représente plutôt une subjectivité et une sensibilité, qui déforme ce discours de vérité. La mémoire semble donc bien plus malléable et équivoque que ce que Ricoeur veut bien en dire. C’est un point intéressant que le mémorial peut également soulever, le mémorial défend-il une vérité absolue ? Ou seulement les intérêts contemporains qui lui sont attribués lors de sa création ?

« “J’ai fait cela”, dit ma mémoire. “Impossible !” dit mon orgueil, et il s’obstine. En fin de compte, c’est la mémoire qui cède. »27 24

Paul Ricoeur, Histoire et Vérité, 1955, op. cit., p. 586

25

Ibid., p. 589

26

Ibid., p. 649

Friedrich Nietzsche, Par delà le bien et le mal, in 4ème partie Maximes et intermèdes, Éditions Christian Bourgois, Paris, 1990, p. 113 27

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La mémoire collective _______________________

Intéressons-nous désormais plus particulièrement à la mémoire collective. La mémoire est une faculté universelle, et individuelle, mais qui pour autant est largement ressentie collectivement. Cette part de collectivité, de pluralité des mémoires si l’on peut dire, c’est une notion qui a grandement été étudiée au début du XXème siècle. Nombreux sont les penseurs de sociologie, d’histoire, de philosophie, d’anthropologie ou de psychologie qui se sont intéressé au sujet. Toutefois, les premiers travaux sur ce que l'on appelle la mémoire collective ont été initiés par Maurice Halbwachs. Maurice Halbwachs est un sociologue français né à Reims, inspiré par les travaux d’Emile Durkheim, mais aussi par l’influence d’Henri Bergson dont il a été l’élève. Son travail de sociologie a été très fourni, mais l’oeuvre la plus remarquable est : Les cadres sociaux de la mémoire28 qu’il publie en 1925. Cet ouvrage singulier nous intéresse particulièrement, car dans ses recherches, Halbwachs va petit à petit construire les notions qui composent la mémoire collective, avant de publier en 1950 un livre intitulé : La mémoire collective29, marquant ainsi l’ancrage de cette nouvelle notion dans l’univers sociologique. Cela va avoir une importance sur la société, puisqu’elle touche au principe de la cohésion sociale, assumant un rôle particulier dans l’hétérogénéisation de la société. Halbwachs, à la différence de ses contemporains comme Weber ou Simmel, traite de la mémoire non pas du point de vue des propriétés subjectives que comporte l’esprit, mais il s’intéresse plutôt à révéler l’impact que représentent le contexte social et le groupe d’appartenance, dans la structuration des événements par les individus. Il va même plus loin dans le raisonnement puisque selon lui, la mémoire ne peut fonctionner si elle n’appartient pas à un groupe. Pour appuyer son propos, il fait référence aux souvenirs d’enfance. Il est difficile de distinguer quels éléments de ces souvenirs sont « authentiques » et dans quelle mesure ils sont influencés par des indices de notre famille ou de notre entourage. Pour réaliser ses études, Halbwachs développe une réflexion méthodologique, pour laquelle il s’est passionné. Au travers des études de cas - la famille, les classes sociales, les catégories professionnelles, les instituions - il cherche à démontrer que c’est au sein d’un groupe que la mémoire est produite, et quelle est partagée par les membres.

28

Maurice Halbwachs. Les cadres sociaux de la mémoire. Albin Michel, 1925.

29

Maurice Halbwachs. La mémoire collective. Albin Michel, 1950. 17


Halbwachs s’intéresse à une seconde perspective de la mémoire collective, celle en tant que représentations collectives au sens de Durkheim30. Il développe cette idée à travers les symboles publics d’une société, notamment par les rituels commémoratifs, ou les cheminements mémoriels des individus. Ces symboles viennent confirmer la première perspective - celle d’une mémoire qui ne vit qu’au sein d’un groupe - puisqu’ils sont vécus en groupe. La mémoire du groupe se constitue « d’imagos » qui ne sont pas issu de l’esprit des individus mais qui leur sont rappelés de l’extérieur. C’est le groupe social qui permet aux individus de construire des souvenirs, par l’emploi de symboles, de récits véhiculant des artefacts sociaux. Halbwachs remet en question les conceptions de psychologie traditionnelle renouvelées par Bergson dans Matière et mémoire31 - que nous citions précédemment chez Ricoeur avec son « oubli de réserve » faisant déjà référence à Bergson - faisant du souvenir une image obscure conservée dans la mémoire et qui réapparaît sans changement dans la conscience présente. Pour Halbwachs, la conception de Bergson s’apparente à celle des rêves, mais elle ne peut correspondre à celle de la remémoration qui ne peut inclure de confusion. Pour Halbwachs, le passé est reconstruit, compris et repensé grâce à des éléments qui servent de repères et qui sont d’origine sociale. Halbwachs à la manière de Ricoeur - ou plutôt Ricoeur à la manière d’Halbwachs - va dresser une typologie de la mémoire. Il distingue la mémoire autobiographique32 qui serait purement individuelle, se référant à la mémoire que l’individu possède des événements dont il a fait l’expérience. Elle s’oppose à la mémoire historique33 qui elle renvoie à la mémoire d’événements que l’individu n’a pas vécu mais qui lui sont transmis par son contexte social. Il attache une importance particulière à détacher histoire et mémoire - à l’inverse de Ricoeur d’ailleurs - car selon lui l’histoire est une mémoire morte qui n’a plus d’incidence sur l’identité du groupe, à l’inverse de la mémoire collective.

« C'est que l'histoire, en effet, ressemble à un cimetière où l'espace est mesuré, et où il faut, à chaque instant, trouver de la place pour de nouvelles tombes. »34

Le concept de « représentation collective » est développé initialement chez Durkheim (1898) qui souligna l’importance fondamentale de la pensée sociale, montrant la spécificité et surtout la primauté du social par rapport à l’individuel. 30

31

Henri Bergson, Matière et Mémoire, Félix Alcan, Paris, 1896

32

Maurice Halbwachs. La mémoire collective. 1950. op. cit., p.26

33

Ibid., p.26

34

Ibid., p.27 18


Halbwachs est assez virulent dans sa manière de différencier histoire et mémoire. Selon lui, l’histoire se veut opportune, elle n’apparaît qu’une fois la mémoire perdue, et elle cherche à redéfinir précisément ce qui jadis existait, en la faisant revivre au présent. Toutefois, si l’histoire fait vivre le passé dans le présent, elle ne fait pas pour autant renaître l’exactitude du passé qu’elle relate. Il décrit : « L’histoire qui se place hors des groupes et au-dessus d'eux, n'hésite pas à introduire dans le courant des faits des divisions simples, et dont la place est fixée une fois pour toutes. Elle n'obéit pas, ce faisant, qu'à un besoin didactique de schématisation. Il semble qu'elle envisage chaque période comme un tout, indépendant en grande partie de celle qui précède et de celle qui suit, parce qu'elle a une oeuvre, bonne, mauvaise, ou indifférente, à accomplir. »35 . Il insiste au contraire sur la force que représente la mémoire collective. Pour lui elle n’est pas un objet du passé que l’on fait renaître au présent, en essayant de rétablir par la recherche du détail à la cohérence d’une entièreté. La mémoire collective est une partie prenante du passé, qui perdure au présent. La mémoire s’essouffle dans le présent, mais c’est une pensée issue du passé, qui n’est pas établi selon un récit - comme peut l’être l’histoire - puisque qu’elle incarne justement le passé.

« C’est un courant de pensée continu (la mémoire collective), d'une continuité qui n'a rien d'artificiel, puisqu'elle ne retient du passé que ce qui en est encore vivant ou capable de vivre dans la conscience du groupe qui l’entretient. »36

Halbwachs va poursuivre sa réflexion en apportant un élément important de la mémoire, celui du temps. Toute mémoire est pour ainsi dire un élément du temps, un extrait temporel que l’on sauvegarde, et qui resurgit de temps à autre. Ce qui intéresse Halbwachs c’est de comprendre comment le temps relève finalement d’une convention collective. C’est le groupe qui rend le temps plus ou moins long, c’est lui qui définis à quel rythme du temps nos sociétés s’établissent. Au contraire, il cite Durkheim en observant l’effet du temps de l’isolement pour un individu : « Durkheim n'a pas manqué d'observer qu’un individu isolé pourrait à la rigueur ignorer que le temps s'écoule, et se trouver incapable de mesurer la durée, mais que la vie en société implique que tous les hommes s'accordent sur les temps et les durées, et connaissent bien les conventions dont ils sont l’objet. »37. Il poursuit sa réflexion en précisant que le temps selon lui est collectif, mais la durée au contraire est individuelle, il existerait autant de durées que d’individus : « Nous parlons d'un temps collectif, par opposition avec la durée individuelle. (…) D'après la théorie que nous discutons, il y aurait en effet, d'une part, autant de durées que d'individus, d'autre part un temps abstrait qui les comprendrait toutes. »38 35

Maurice Halbwachs. La mémoire collective. 1950. op. cit., p.46

36

Ibid., p. 46

37

Ibid., p.52

38

Ibid., p.59 19


Dans ses recherches sur le temps, il soulève un point intéressant concernant finalement la notion même du temps. On parle de mémoire du passé, d’événements passés, qui subsistent dans le présent par le souvenir, la mémoire. Mais si la conscience collective a cette capacité de perdurer dans le temps, comme si le temps ne l’atteignait pas, le temps ne serait-il pas immobile finalement ?

« Les événements se succèdent dans le temps, mais le temps lui-même est un cadre immobile. Seulement les temps sont plus ou moins vastes, ils permettent à la mémoire de remonter plus ou moins loin dans ce qu'on est convenu d’appeler le passé. »39

Finalement, Halbwachs s’attaque à la notion d’espace dans la mémoire collective, l’impact qu’un espace peut représenter dans un souvenir, un oubli, une mémoire d’un événement. Cet espace qui nous est familier et qui ne s’altère pas ou peu avec le temps. C’est par cet espace que le passé surgit, c’est par cet espace que la mémoire s’exprime.

« Ainsi, il n'est point de mémoire collective qui ne se déroule dans un cadre spatial. Or, l'espace est une réalité qui dure : nos impressions se chassent l'une l'autre, rien ne demeure dans notre esprit, et l'on ne comprendrait pas que nous puissions ressaisir le passé s'il ne se conservait pas en effet par le milieu matériel qui nous entoure. C’est sur l'espace, sur notre espace, […] qu'il faut tourner notre attention ; c'est sur lui que notre pensée doit se fixer, pour que reparaisse telle ou telle catégorie de souvenirs. »40

Ricoeur et Halbwachs n’ont pas tout à fait la même vision de la mémoire collective. Halbwachs part du principe que la mémoire collective ne se compose pas seulement de mémoires individuelles, mais elle est au contraire au fondement de la mémoire et de la conscience collective. La mémoire collective se compose de mémoires individuelles générées grâce au groupe dans lequel elle s’inscrit. La mémoire individuelle est donc par conséquent une mémoire de groupe, qui vit chez un individu. Ricoeur n’est pas de ce point de vue. Selon Ricoeur, l’analyse que présente Halbwachs de la mémoire collective revient à réduire la conscience personnelle à une source collective, à ses cadres sociaux. Le milieu social serait un acteur sur nos actes, nos pensées, nos souvenirs que l’on en soit conscient ou non. Pour Ricoeur, c’est plutôt la manière dont la mémoire collective est construite et transmise qu’elle se propage dans les mémoires individuelles. 39

Maurice Halbwachs. La mémoire collective. 1950. op. cit., p.80

40

Ibid., p.93 20


Le devoir de mémoire _______________________ Ricoeur avec sa recherche sur l’oubli, par la mémoire empêchée ou la mémoire

apaisée apporte une notion intéressante au sujet du mémorial. Ce devoir de mémoire représente finalement l’essence même de la construction du mémorial. Se remémorer les disparus, commémorer les événements traumatiques serait la manière la plus noble de faire perdurer la mémoire des individus. Cette notion du devoir de mémoire est une notion qui a fait couler beaucoup d’encre. Nous allons nous y intéresser au travers de quelques écrits qui questionnent justement l’après-guerre, et comment rendre hommage à nos soldats tombés, entre autres. Emmanuel Kattan en 2002 a publié Penser le devoir de mémoire. La préface est explicite, l’objectif de son ouvrage est de s’intéresser au devoir de la mémoire, à son appartenance de l’ordre collectif, de sa capacité à maintenir des valeurs communautaires, de sa fonction pédagogique : « la connaissance de l’horreur du passé peut et doit aider à dénoncer les violences actuelles. »41. Sur un point intéressant qui termine sa préface, il défend l’idée que les historiens ont cette responsabilité de dresser la vérité, de la restituer face aux « assassins de la mémoire » comme il les appelle, dresser finalement l’authenticité des faits. Les points de vue qu’il apporte sont assez intéressants quand on repense à l’approche antinomique que prenait Halbwachs quant à l’histoire. Kattan développe dans son livre tout d’abord le devoir de mémoire des morts. Il explique comment s’exprime ce devoir dans la collectivité, pourquoi nous avons ce devoir envers les morts, qu’ils soient proches de nous ou totalement inconnus. Il rappelle cette importance que prend la transmission de la mémoire des morts, se souvenir de ces derniers est une première approche, mais ce n’est pas suffisant selon lui. Transmettre leur mémoire permet de les inscrire au sein d’une existence collective. Ce devoir de mémoire, c’est avant tout un devoir collectif, qui s’exprime par les individus : « Si le rituel relève parfois, quant à sa forme, d’un effort d’invention personnel, son sens, sur la compréhension qu’a d’elle-même une collectivité, sur la manière dont elle assure le maintien de son identité et la transmission de sa mémoire. »42. Pour Kattan, les morts sont présents dans la mesure où ils occupent une place dans le groupe auxquels ils appartiennent.

41

Kattan, Emmanuel. Penser le devoir de mémoire. Presses Universitaires de France, 2002

Kattan, Emmanuel. « 1. Devoir de mémoire et souvenir des morts », , Penser le devoir de mémoire. sous la direction de Kattan Emmanuel. Presses Universitaires de France, 2002, p. 21-22. 42

21


Par leur statut, ils prennent un rôle de guide, ils inspirent les projets communs d’une collectivité : « Les actions, les convictions, les vertus de nos ancêtres alimentent nos projets. »43. En plaçant le mort comme une entité du groupe, commémorer sa mémoire revient donc à commémorer la mémoire du groupe. Kattan explique que en étant « présent », dans le principe selon lequel le mort joue un rôle dans le devenir de son groupe, lorsque le groupe fait acte de commémorer le défunt, il doit s’offrir à la reconnaissance de la collectivité dans son ensemble. Il apporte aussi une précision sur cet acte de commémoration. Cet acte selon lui, n’est pas « avant tout motivé par le désir de manifester notre affection envers le mort ni par besoin de fournir un exutoire à notre chagrin. […] Nos devoirs peuvent s’étendre à des morts que nous n’avons pas ou peu connus, et auxquels aucune émotion ne nous lie. »44. Il est important de comprendre que la notion de devoir de mémoire ne s’applique pas seulement à la mémoire des morts qui nous sont proche, mais elle peut s’étendre au-delà, avec la mémoire des morts inconnus, c’est ce qui donne à ce devoir de mémoire sa dimension collective. Kattan donne à cette idée une démonstration par l’architecture - ce qui nous intéresse particulièrement dans ce mémoire - au travers des travaux de Jochen Gerz - artiste architecte que nous retrouverons dans notre étude - et notamment de l’un de ses monuments qu’il souhaitait destiner à devenir un « mémorial intérieur ». Jochen Gerz en 1991 avait entrepris avec ses étudiants de l’époque, de créer un mémorial invisible sur la place du château de Sarrebrück45. Clandestinement, avec ses étudiants, ils avaient remplacé 70 pavés de la place par des pavés avec inscrits sur la face interne (celle enfouie dans le sol) les noms de cimetières juifs d’Allemagne, avec le nombre de corps qu’ils contiennent. Le lendemain, la place s’est transformée en un mémorial, « un monument invisible »46 mais un mémorial inconnu, puisque personne n’était au courant de leur intervention. Gerz s’est alors rendu compte que le mémorial, en n’étant plus visible, n’apportait plus de souvenir collectif, et qu’il avait besoin d’une reconnaissance pour réaliser son action commémorative dans le collectif47.

43

Ibid., p.24

Kattan, Emmanuel. « 1. Devoir de mémoire et souvenir des morts », , Penser le devoir de mémoire. sous la direction de Kattan Emmanuel. Presses Universitaires de France, 2002, p.18. 44

J.Gerz a réalisé ce mémorial au château de Sarrebrück car il s’agissait du quartier général de la Gestapo pendant la 2nd guerre mondiale. Photographie en annexe. 45

46

Cf J.E.Young, art. cité, p.730-731

C’est seulement après que les parlementaires ont décidé de renommer la place, « Place du Monument Invisible » que le lieu c’est transformé en un espace commémoratif. 47

22


« Plus qu’une simple connaissance des faits, le devoir de mémoire appelle l’incorporation dans le présent des significations du passé »48

Tout comme Ricoeur, Kattan développe cette idée du droit à l’oubli. Il cite Nietzsche « Un homme qui voudrait sentir les choses de façon absolument et exclusivement historique ressemblerait à quelqu’un qu’on aurait contraint de se priver de sommeil ou à un animal qui ne devrait vivre que de ruminer continuellement les mêmes aliments… il y a un degré d’insomnie, de rumination, de sens historique, au-delà duquel l’être vivant se trouve ébranlé et finalement détruit, qu’il s’agisse d’un individu, d’un peuple ou d’une civilisation. »49. En ce sens selon Nietzsche, l’oubli n’est pas un défaut de mémoire, c’est une faculté qui est positive, un élément nécessaire à la conscience lui permettant d’accueillir la nouveauté : « Nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nulle jouissance de l’instant présent ne pourraient exister sans l’oubli. »50. L’homme ne peut pas se souvenir de tout, avoir mémoire d’infinité, tout se remémorer. Pour se projeter vers l’avenir, il est primordial de se délester du poids du passé. Kattan apporte donc un point de vue intéressant sur ce devoir de mémoire, puisque la mémoire de tout - les abus de mémoire de Ricoeur - n’est pas opportun pour la projection du collectif vers le futur, une sélection doit s’oeuvrer dans la mémoire : « En choisissant de célébrer certains épisodes de son histoire (les pages glorieuses ou héroïques, les moments fondateurs, les grands tournants), une collectivité relègue à l’oubli, du même coup, les époques plus sombres de son devenir, les actes et les choix qui s’accommodent mal avec l’image positive qu’elle cherche à projeter d’elle-même. »51. La question se pose de savoir quelle mémoire faut-il retenir ? Et quelle mémoire est-il judicieux de laisser à l’oubli ? Kattan soulève le débat en plaçant notamment la question sur le « siècle de génocides » comme il l’appelle en parlant des guerres mondiales : « Par ailleurs, si l’oubli peut avoir une fonction thérapeutique au niveau individuel, en va-t-il nécessairement de même sur le plan collectif ? Dans un siècle de génocides, n’y a-t-il pas quelque chose de scandaleux à suggérer que l’oubli pourrait avoir des vertus rédemptrices ? Face à la menace du négationnisme, n’est-il pas irresponsable de laisser entendre que l’oubli, non la mémoire, doit déterminer notre rapport au passé ? »52. Kattan, Emmanuel. « 5. Les vertus de l'oubli », , Penser le devoir de mémoire. sous la direction de Kattan Emmanuel. Presses Universitaires de France, 2002, p. 85. 48

F. Nietzsche, « De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie », Considérations inactuelles, Paris, Gallimard, « Folio », 1990, § 1, p. 97. 49

50

F. Nietzsche, La généalogie de la morale, Paris, Gallimard, 1964, p. 76.

Kattan, Emmanuel. « 5. Les vertus de l'oubli », , Penser le devoir de mémoire. sous la direction de Kattan Emmanuel. Presses Universitaires de France, 2002, p. 85. 51

52

Ibid., p. 88. 23


Ce débat, il le développe dans une sous-partie qu’il nomme « Les malaises de la mémoire ». Il dénonce la commémoration contemporaine comme étant un instrument des intérêts politiques visant à creuser le fossé séparant les communautés en conflit, ravivant les braises d’un feu depuis longtemps éteint. Il faut tout de même rappeler que le devoir de mémoire correspond au fond à une étape dans l’acceptation de l’événement qui est commémoré, et le « droit à l’oubli » en serait donc la dernière porte avant une renaissance, une dernière étape avant l’expression de la paix retrouvée. « L’histoire contemporaine nous amène à reconnaître que le souvenir de conflits

passés est souvent source de nouvelles agressions. La mémoire peut comporter des effets néfastes et l’invocation d’un devoir envers le passé vise parfois à faire ressurgir d’anciennes rivalités ou à venger des humiliations passées. »53 Cet appel au droit à l’oubli, renforce pour autant la notion du souvenir. L’effort d’oubli se concentre sur la conscience de l’événement à oublier, ce qui entretient son souvenir. À vouloir forcer l’oubli, on ne fait que renforcer le souvenir : « La recherche de l’oubli solidifie en vérité le souvenir douloureux. Elle fonctionne comme une commémoration inversée : je dois me rappeler qu’il faut oublier. »54. On retrouve ici les mêmes abus de mémoire, dans les abus d’oubli de Ricoeur que nous analysions précédemment. Il existe toutefois une manière d’oublier, il ne s’agit pas d’interdire le souvenir, mais plutôt à « réinventer le passé »55. En créant une « histoire officielle » les Etats sont en mesure d’accomplir un silence sur la mémoire, plutôt que d’inciter les citoyens à tirer un trait sur le passé. C’est ce qu’appelait Ricoeur « l’amnésie institutionnalisée ». Il existe plusieurs stratégies dans cette amnésie institutionnalisé, Kattan nous donne quelques exemples. Il y a tout d’abord la négation, la mémoire officielle ne recommande pas que l’on oublie les crimes de l’histoire, elle nie tout simplement le fait qu’ils ont existé - il cite la non-reconnaissance du génocide arménien par l’Etat turc. Il y a ensuite l’oubli-occultation, qui passe sous silence les actes peu glorieux de l’histoire d’une société - il cite la gérance du souvenir de certains épisodes de la guerre d’Algérie. Il y a aussi la réorientation du souvenir vers un événement plus inoffensif - il prend l’exemple avec Pétain, qui pour que son implication avec les nazis et sa collaboration pendant la second guerre mondiale soit minimisé, on a cherché à célébrer seulement le héros de la Première Guerre mondiale.

Kattan, Emmanuel. « 5. Les vertus de l'oubli », , Penser le devoir de mémoire. sous la direction de Kattan Emmanuel. Presses Universitaires de France, 2002, p. 91. 53

54

Ibid., p.94

55

Ibid., p.94 24


Finalement, la mémoire collective peut aussi être altérée ou reconstruite par une substitution d’un récit nouveau au souvenir d’un passé problématique, ce qui fait référence à ce que Ricoeur appelait « la fonction sélective du récit qui offre à la manipulation l’occasion et les moyens d’une stratégie rusée qui consiste d’emblée en une stratégie de l’oubli autant que de la remémoration »56  . Kattan fait référence aux années de l’Occupation en France qui ont été métamorphosé sous de Gaulle en une parenthèse, occultant le régime de Vichy en déclarant que « l’Histoire de la France, entre 1940 et 1944, s’est écrite à Londres et à Alger »57. Ce travail du devoir de mémoire à fait naître un débat institutionnel très important, dans la société française notamment. Myriam Bienenstock dans son texte « La mémoire : un « devoir » ? Réflexions sur les sens religieux, moral ou politique prêtés à la notion de « devoir », dans l’expression commune « devoir de mémoire »58 fait référence à un discours donné par René Rémond - alors président de l’association des historiens défendant la « liberté pour l’histoire » créé en 2005 - qui consiste à instaurer l’amnistie et à institutionnaliser l’oubli.

« À l’encontre de la pratique universelle qui disposait qu’après un certain délai les fautes ne pouvaient plus faire l’objet de poursuites pénales et qui interdisait même, sous peine de sanctions, d’évoquer le passé, notre siècle a décidé d’abolir les effets du temps sur la mémoire pour une certaine catégorie de crimes. L’oubli est interdit – il est même une faute ; et se souvenir est devenu une exigence éthique et juridique. Notre temps a inventé le devoir de mémoire. Se souvenir n’est pas seulement souhaitable dans l’ordre de la connaissance, c’est aussi – et plus encore – un impératif d’ordre moral, et c’est y manquer qui est une faute… »59

56

P. Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 103.

57

Henry Rousso, Le syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, II éd, Paris, Seuil, 1990. p.89

Bienenstock, Myriam. « La mémoire : un « devoir » ? Réflexions sur les sens religieux, moral ou politique prêtés à la notion de « devoir », dans l’expression commune « devoir de mémoire » », Myriam Bienenstock éd., Devoir de mémoire ? Les lois mémorielles et l’Histoire. Editions de l'Éclat, 2014, pp. 15-37. 58

59

René Rémond, « L’Histoire et la Loi », Études, n° 404, juin 2006, op. cit., p. 766. 25


Bienenstock suggérait au contraire qu’un tel « devoir » était moins moral que politique. Il ne faut pas penser le « devoir de mémoire » avec Kant, mais plutôt avec Hegel, comme un devoir de l’état de constituer une certaine substance éthique qui inclut la mémoire des crimes de nos états, soit dans le sens ou nos sociétés ont historiquement « collaboré »60. Jean-Claude Monod s’accorde sur ce point, en ajoutant : « C’est de ce côté-là, y compris dans les relations privées et familiales, que retentit une première injonction : il faut se souvenir des morts, les honorer par le souvenir, injonction dont la forme publique et « rituelle » est le memento mori. Mais tout cela n’est qu’un versant de la mémoire, la mémoire « volontaire », disons, fruit d’un certain habitus, d’une volonté délibérée de « conserver », de garder vivant, de « s’incorporer » certains éléments du passé pour que ces éléments ne tombent pas dans l’oubli. »61 Pour autant, pour qu’un « devoir de mémoire » soit accomplis, il faut que celui-ci se place dans un travail du deuil. Monod en citant Ricoeur parlait d’un « travail de mémoire » que Ricoeur formulait en citant Freud avec son travail du Erinnerungsarbeit (travail du souvenir), le déplaçant en un travail de deuil. Le deuil, que Derrida décrivait comme étant « chaque fois la fin du monde ».62 Monod résume ainsi le « devoir de mémoire » comme une « commémoration dans le deuil, légitimation de dispositions institutionnelles et de comportements éthiques « capables d’empêcher le retour » du crime raciste de masse, de l’antisémitisme, de l’esprit de collaboration… Tout cela fonderait un « devoir de mémoire » co-impliquant les gouvernants et les acteurs de l’éducation, de la transmission du passé. »63 On peut résumer le « devoir de mémoire » comme une obligation de se souvenir de certains événements passés - principalement des événements meurtriers, des guerres, des génocides qui en fonction de leur contexte, de leur objet s’intègrent dans la vie éthique64 selon Hegel. En se plaçant de ce point de vue, le « devoir de mémoire » est en partie pris en charge par l’Etat, intervenant dans des mises en oeuvre diverse, par des commémorations, des monuments, des procès, des musées mémoriaux…

Monod, Jean-Claude. « Qu’est-ce qu’une « mémoire juste » ? », Myriam Bienenstock éd., Devoir de mémoire ? Les lois mémorielles et l’Histoire. Editions de l'Éclat, 2014, p.44. 60

Monod, Jean-Claude. « Qu’est-ce qu’une « mémoire juste » ? », Myriam Bienenstock éd., Devoir de mémoire ? Les lois mémorielles et l’Histoire. Editions de l'Éclat, 2014, p.42. 61

62

Ibid., p.44

63

Ibid., p.51.

64

G.W.F, Hegel. Système de la vie éthique. Traduction Jacques Taminiaux, Payot, Paris, 1992 p.209. 26


Le devoir de mémoire est un devoir qui est trans-générationnel. Avec le temps, les acteurs de la mémoire disparaissent, une responsabilité transparaît, car ce ne sont plus les acteurs qui transmettent la mémoire, mais ce sont les nouvelles générations, même si elles n’ont pas participé aux crimes de leurs aïeux65.

Arendt a souligné que le meurtrier de masse caractéristique du système totalitaire cherche non seulement à tuer sa victime, mais à faire disparaître les traces mêmes de son existence, par son élimination physique totale et le silence dont est entouré le crime66. Un argument important en faveur du devoir de mémoire est qu’il prend le contre-pied de cette logique d’extermination, il refuse de laisser l’oubli terminer le travail.67 ________________________ La mémoire nous l’avons vu, est une faculté cognitive, aux enjeux culturel, sociétaux et politiques complexe. Elle ne touche pas seulement au psychisme, elle n’est pas seulement utile aux mécanismes du corps, elle l’est aussi et surtout aux mécanismes de l’esprit, aux mécanismes de la société. La mémoire se veut fondamentalement une notion collective. Certains, - comme Halbwachs - diront que le collectif, son impact, sa représentation dans la société sur l’individu est à la naissance même de la mémoire, la mémoire dite collective. D’autres - comme Ricoeur - soutiendront que le collectif n’est pas uniquement l’instigateur d’une mémoire collective, mais que c’est plutôt par sa construction et sa transmission qu’elle imprègne les mémoires individuelles. Pour autant, la mémoire collective représente une décomposition complexe qui en fonction de son contexte, de son objectif auprès de la société rend cause d’une mémoire plus ou moins véritable. Comme le disait Halbwachs, la mémoire représente les bribes d’un passé pas encore totalement essoufflé qui poursuit sa vie dans le présent. La mémoire n’est pas une construction - comme le serait le récit de l’Histoire, que tant Halbwachs et Ricoeur critiquent sur leur capacité à décrire une vérité absolue d’elle-même.

Bouton, Christophe. « Le devoir de mémoire comme responsabilité envers le passé », Myriam Bienenstock éd., Devoir de mémoire ? Les lois mémorielles et l’Histoire. Editions de l'Éclat, 2014, p. 58. 65

66

Le système totalitaire, trad. Paris, Seuil, 1972, p. 179, passage cité et commenté par Myriam Revault D’Allonnes, « La vie refigurée. Autour des Disparus de Daniel Mendelsohn », Esprit, janvier 2011, p. 149 sq. Bouton, Christophe. « Le devoir de mémoire comme responsabilité envers le passé », Myriam Bienenstock éd., Devoir de mémoire ? Les lois mémorielles et l’Histoire. Editions de l'Éclat, 2014, p. 70. 27 67


La mémoire constitue les fragments d’un passé qui se transmet à travers les individus et se partage dans un collectif. La mémoire n’est pourtant pas toujours véritable. Les Etats, les institutions ont cette capacité à définir quelle mémoire doit être transmise dans un collectif. Todorov l’a étudié, Ricoeur aussi, au travers des abus de mémoire. Ces abus peuvent avoir une idée négative, lorsque Ricoeur dénonçait que : « Plus précisément, ce qui dans l’expérience historique, fait figure de paradoxe, à savoir trop de mémoire ici, pas assez de mémoire là, se laisse réinterpréter sous les catégories de la résistance, de la compulsion de répétition et finalement se trouve soumis à l’épreuve du difficile travail de remémoration »68. Ils servent aux institutions à assouvir ou légitimer une certaine fonction, apportant sans doute souvent une sorte de paix. Mais qui dit mémoire, dit aussi souvenir, et bien évidemment oubli. L’oubli, c’est l’un des grands débats de la mémoire. L’oubli légitime, l’oubli dangereux, l’oubli dénoncé, l’oubli obligé. Pour qu’une société fonctionne, elle ne peut se souvenir de tout. L’oubli est alors salutaire. Transformant la juste mémoire, en une mémoire empêchée, offrant l’opportunité d’une mémoire apaisée. Pour qu’une mémoire s’apaise, il faut accepter le pardon, et faire deuil de l’événement traumatique afin d’accepter et se remémorer sous une mémoire soulagée. Ces notions de mémoire que nous avons développé au travers d’Halbwachs et Ricoeur ont permis d’aborder le sujet du devoir de mémoire qui nous importe particulièrement dans ce travail. Ce devoir, cette obligation, c’est la particularité qui anime les institutions à développer les mémoriaux en autres. Le mémorial fait parti des moyens à une expression du devoir de mémoire, c’est un acteur de la remémoration. Pour autant, cette dernière n’a pas que des aspects mélioratif, nous l’avons vu dans ce chapitre. Pour qu’une mémoire soit transmise, et qu’elle ne serve pas de flambeaux à la continuité d’une haine naissante d’un événement traumatique, il faut que cette mémoire soit apaisée, qu’un travail de deuil ait été fait par le collectif, afin de retrouver une paix et une mémoire qui ne sert pas l’idéologie d’une institution, mais sert seulement le respect des morts. Ainsi, le mémorial représente le canevas contemporain de la mémoire. C’est l’espace de la mémoire construite, l’espace édifié au service de la transmission d’une mémoire apaisée, d’une juste mémoire, qui remplie la « dette » de mémoire que nous nous imposons envers ceux qui nous ont précédé. Ce qui va nous intéresser d’analyser maintenant pour la suite de notre étude, c’est bien évidemment comment cette mémoire se construit au travers du mémorial contemporain.

68

Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, 2000, op, cit. p. 96. 28


29


II / La mémoire du mémorial - Un terrain d’étude ________________________ Nous venons d’aborder, au travers de l’analyse des travaux de plusieurs auteurs illustres, les notions de la mémoire collective et du devoir de mémoire. Ces notions communes sont ce qui donne au mémorial sa substance, son aura pour exister. La notion de devoir, de rendre service à autrui, d’une sorte de dépendance à une mémorisation des personnes qui nous ont précédé, est ce qui apporte le ciment à la construction du mémorial. Le mémorial n’est pas un espace somptuaire, c’est un espace de mémoire, un espace construit pour et par la société. Pour comprendre comment la mémoire s’édifie, il faut comprendre comment le mémorial se construit. Le mémorial est un programme comme un autre en soi. Sa particularité vient de l’emprise que prend cet espace sur la société. Un programme a pour but de répondre à une ou plusieurs fonctions. Lorsque l’on construit un gymnase, on répond à une fonction sportive. Lorsque l’on construit un marché, on répond à une fonction alimentaire. Le mémorial est un espace commun, public, ouvert, mais qui à la différence d’un simple espace public répond à la fonction de mémoire. Il s’agit de transmettre la mémoire par l’espace, par l’élément bâti. Dans ce chapitre, nous allons voir au travers de trois projets que j’ai sélectionné - en me basant sur mes expériences personnelles, suite aux visites de ces édifices - le processus qui amène à la création d’un mémorial. Initié par une commande, un concours, une demande sociétale, l’édification de la mémoire débute ainsi. Elle traverse ensuite les processus de création, dans un débat collectif entre architectes, maître d’ouvrage, et communauté publique pour créer un espace final, qui doit répondre à une fonction principale : transmettre la mémoire. ________________________ En se promenant à Berlin, on est amené à découvrir le quartier de Tiergarten, centre névralgique et institutionnalisé de la ville. C’est aussi le centre de son histoire, et d’un fragment de l’histoire allemande. Ici, autrefois, se dressait le mur de Berlin, représentation construite d’une dissidence forcée entre deux mondes. Jadis unis puis séparés par l’histoire et les vestiges d’un énième conflit entre les hommes. Auparavant, le quartier de Tiergarten abritait les places-fortes de la chancellerie hitlérienne. Les cendres de ce régime totalitaire, ayant utilisé la symbolique comme force de persuasion dans sa doctrine, n’ont aujourd’hui plus que le sol pour élément commun avec l’Allemagne contemporaine. Nous nous trouvons dans le coeur de l’histoire Allemande, et parmi tous ces pans de l’histoire, une nouvelle page a été écrite, ou plutôt édifiée par l’architecture. Cette histoire, c’est celle de 6 millions de Juifs victimes de la barbarie Nazi, et de l’extrémisme d’un système totalitaire.

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Le mémorial de l’Holocauste un espace de mémoire _______________________

Le mémorial aux Juifs assassinés d’Europe, le mémorial de la Shoah, le mémorial de l’Holocauste, le champ de stèles, beaucoup d’appellations identifient ce monument contemporain. Cette oeuvre architecturale, on pourrait l’appeler ainsi, est le travail de Peter Eisenman, architecte new-yorkais. Après avoir répondu à un concours international, et proposé son approche pour un mémorial commémorant la disparition des Juifs d’Europe durant la Seconde Guerre mondiale, il s’est vu attribuer la lourde tâche de concevoir le modèle contemporain du mémorial de l’Holocauste. Le concours pour ce mémorial débute en 1998. Il naît grâce à une initiative citoyenne, menée et soutenu par la journaliste Lea Rosh et l’historien Eberhard Jäckel dix ans avant, en 1988 sous l’égide de l’association pour la construction d’un mémorial aux Juifs assassinés d’Europe. Le projet est accepté à cette époque dans la lignée de la « politique du souvenir » (« Erinnerungspolitik ») et de la culture de la commémoration (« Gedenkkultur ») développé par le président allemand, Richard von Weizsäcker69. Il est important de rappeler qu’en 1988, le mur de Berlin n’est pas encore tombé, l’Allemagne est toujours dirigée par deux instances politiques différentes, la RFA et la RDA. Berlin est toujours divisé. Mais petit à petit, l’après-mur se dessine, les instances politiques de l’époque commencent à préparer le début de la « république berlinoise », impliquant le déplacement du gouvernement fédéral de Bonn à Berlin. Ces enjeux politiques s’accordent évidemment avec les enjeux urbains de la ville, le mur étant désormais tombé, en 1989, il faut réunifier la ville et l’Allemagne grâce à l’architecture et l’urbanisme, comme des liens contemporains entre les individus. Ce contexte politique et social a amené au bout d’une dizaine d’années à la concrétisation du projet de Peter Eisenman comme nouveau mémorial de l’Holocauste, à l’emplacement même des instances de l’Ancien Régime nazi dans le quartier de Tiergaten70.

« Étant donné le rôle traditionnellement attribué par l’Etat au monument, celui de point d’appui de la mémoire nationale, l’ambiguïté de la mémoire allemande ne surprend pas. Par ailleurs, alors que les vainqueurs ont érigé des monuments à leurs triomphes et les victimes à leur martyre, il est rare qu’une nation se mobilise pour rappeler les victimes de crimes qu’elle a elle-même commis.71 Président allemand élu pour son premier quinquennat en 1984 sous le drapeau de l’Union chrétienne-démocrate. Il est réélu en 1989, et quitte ses fonctions en 1994 après avoir réalisé son second mandat présidentiel. 69

L’emplacement du mémorial se situe dans le quartier des bâtiments du Reich de l’ancien régime Nazi. Dans le coin sud notamment se trouve le bunker de Goebbels sous le mémorial. 70

J.E. Young, « Germany. The Ambiguity of Memory », dans Id., The Texture of Memory, 1993, op. cit., p.21. 71

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Fig 1. Evolution du quartier de Tiergarten entre 1841 et 1999. Plan : Eisenman Architects

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Comme le dit Young dans son texte de 1993, rare sont les nations qui commémorent les victimes dont elles sont la source. Qui plus est, il est encore plus notable d’assumer ses propres ignominies sur la place centrale de son histoire. C’est pourtant le cas pour le mémorial de l’Holocauste, ce qui le rend encore plus exemplaire en tant que tel. Toutefois, avant d’en arriver à ce résultat, il y a eu tout un processus que nous allons dévoiler. Pour comprendre, il est important d’avoir en tête les dates clé ayant marqué le projet jusqu’à sa livraison. Pour rappel, le projet est introduit en 1988, par l’initiative publique de Lea Rosh sous le comité de « Perspektive Berlin »72. La demande est de construire un monument commémoratif dédié aux Juifs assassinés en Europe. Cette particularité va mettre cinq ans avant d’être enfin envisagé par le chancelier Helmut Kohl73. Le premier site considéré par Perspektive Berlin est celui de Prinz-Albrecht, ancien siège de la Gestapo, mais l’Active Museum Association souhaite y aménager la « Topographie de la Terreur »74. Le second choix se porte alors sur la zone de 19 000 m2 situé entre la porte de Brandebourg et Potsdamer Platz, à l’emplacement même des ruines du coeur du pouvoir nazi. Une première étape de concours est lancée en 1994. Portant ses fruits de quelque 528 propositions, elles sont examinées par un jury présidé par Walter Jens75, et composé d’une quinzaine de membres comptant des personnalités politiques, des historiens, des architectes, des artistes, des critiques d’art. En 1995, neufs projets sont primés, toutefois le groupement Eisenman-Serra n’étaient dès lors pas encore convié pour ce concours. Ce sont les projets de Simon Ungers et du groupe de Christine Jackos-Marks qui ressortent ex aequo. Néanmoins, l’intervention de Helmut Kohl - pour critiquer la monumentalité et l’inconvenance du projet lauréat - viendra mettre son veto et plongera le projet dans l’impasse. Une seconde étape du concours est lancée en 1997, elle est confiée à une commission réduite de 5 membres, dont James E.Young76 rappelant les 9 équipes ayant été retenue à la première étape ainsi que vingt artistes et architectes, donc le groupement Eisenman-Serra.

72

Comité publique à l’initiative du mémorial aux Juifs assassinés d’Europe, créé en 1988.

Le chancelier était favorable à un mémorial commémorant toutes les victimes de la guerre, mais il n’y avait pas de mémorial spécifique aux juifs assassinés de prévu. 73

Musée militaire à Berlin situé sur la Niederkrichnerstasse sur l’ancien siège de la Gestapo et des SS. 74

75

Président de l’Académie des Arts de Berlin de 1989 à 1997.

Cité précédemment, J.E. Young est professeur distingué et émérite l’université du Massachusetts. Il est le fondateur le l’Institut d’études sur le génocide et la mémoire de l’holocauste. Il a écrit plusieurs ouvrages sur l’holocauste dont, The Texture of Memory (Yale University Press, 1993); The Stages of Memory: Reflections on Memorial Art, Loss, and the Spaces Between (University of Massachusetts Press, 2016). C’est un auteur important que nous retrouverons tout au long de cette étude.

76

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Fig 2. Proposition de l’architecte Simon Ungers, 1995. Photo : Konnerth /Lichtblick

Fig 3. Proposition de l’artiste Christine Jackob Marks, 1995. Konnerth /Lichtblick

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Fig 2. Le projet consiste en un carré de poutrelles d’acier de 85 mètres de côté, déposé par les côtés sur des blocs de béton. Les noms de certains camps de concentration seraient perforés dans les poutrelles, de manière à ce que le soleil vienne projeter les noms sur les personnes ou sur le sol.

Fig 3. Le projet consiste en un plateau de béton de 100 m de côté, d’une épaisseur de 7 mètres. Le plateau est élevé à une hauteur de 11 mètres et est praticable sur certains cheminements marqué par 18 rochers apportés de Massada, lieu hautement symbolique pour la communauté juive, signifiant la dernière résistance désespéré des Juifs face aux Romains en 66-73 ap. J-C. Les noms de quatre millions et demies de victimes juives sont gravé dans le béton avec des espaces vides pour les victimes dont le nom reste inconnu.

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James Young qui préside la commission pour cette seconde étape, demande à avoir les mains libres pour gérer le concours. Il est très sensible à la notion de « contre-monument »77 notamment depuis la création du mémorial aux anciens combattants du Viêt Nam de Maya Lin dont nous reparlerons - ce qui indique la tendance contemporaine et minimaliste que va prendre la décision du lauréat du concours pour le projet du mémorial. Finalement, malgré des propositions assez hétéroclites, et la participation de Jochen Gerz78, le jury ne parvient pas à porter son choix sur un seul lauréat. La commission privilégie le projet d’Eisenman-Serra, l’Etat favorise le projet de Libeskind, et l’Association de Lea Rosh le mémorial de Jochen Gerz. Toutefois, le dernier mot est donné aux politiques. Les finalistes sont invités à présenter au préalable leur projet publiquement, ce qui amène une forte attention au projet d’EisenmanSerra.

Fig 4. Maquette originale du groupement Eisenman-Serra, 1997. Photo : Eisenman Architects

Forme contemporaine du mémorial initié par le couple d’artistes Jochen Gerz et Esther ShalevGerz qui a pour but de créer l’antithèse du monumental, et prendre à contre pied l’espace entre souvenir et oubli. Cette notion a été vulgarisé par James E.Young notamment, et nous la retrouverons plus tard dans notre étude. 77

Artiste conceptuel allemand, créateur notamment du monument contre le fascisme, la guerre, la violence - pour la paix et les droits de l’homme de Hambourg en 1986. Il est aussi le créateur du monument contre le racisme en 1993. Ces monuments font preuve de référence en terme de notion de « contre-monument ». 36 78


C’est finalement Kohl qui sera décisif dans le choix du projet des 4 000 stèles de béton du couple Eisenman-Serra. Leur proposition reposait sur l’ordonnancement d’une gigantesque grille déformée et instable, un espace entre plein et vide, qui serait praticable et où l’on irait à se perdre entre ces stèles de béton tantôt à hauteur de sol, puis à hauteur d’assise, jusqu’à une hauteur nous submergeant dans un univers formaté mais fragile. La volonté de Eisenman et de Serra était de créer un espace régi par un principe simple, qui poussé à son paroxysme devenait de plus en plus instable, sorte d’allégorie ciblée du régime nazi : « Le thème est la folie, la raison qui devient folie, qui croît jusqu’à la folie. Une forme, une chose, une situation répétée à l’infini perd sa raison ; face à cette répétition interminable, tout devient simplement effrayant »79. Les stèles en sortant de leur alignement en se penchant de quelques degrés amènent une perturbation de la perspective. Le sol en ondulation continue crée des situations d’enfouissement dans le mémorial, provoquant une introversion de l’individu dans l’espace. Cette version lauréate du projet appelle à la mémoire, par cet ensemble de stèles de béton. Young commenta qu’il ne s’agissait pas « d’une réponse univoque à la mémoire, mais d’un processus in fieri, d’une interrogation continue sans solution certaine »80 . Autrement dit, aucun signe prééminent vient polariser l’attention, à l’inverse par exemple de la figure du monument aux morts, qui par la sculpture du soldat, la nomination, le datation apporte tout un contexte à l’espace commémoratif, et fige l’instant commémoré sur une date, ou une période précise. Ici, ce n’est pas le cas, nous nous retrouvons dans un espace dépourvu de sens défini, une unité élémentaire est répétée de manière obsessionnelle. Le monument s’implante en plein coeur de ville et devient un morceau de la ville. Il contraint, il dissimule ses limites, et il s’adresse à son ensemble de visiteurs. Ils les accueillent et les laissent se tenter à la solitude et au silence, il crée l’ambiance de la commémoration.

« L’Allemagne du troisième Reich était une raison sans contrôle, soustraite à toute volonté individuelle. C’est ce que veut dire le projet pour le monument de l’Holocauste (…). Quand on se promènera dans la vaste zone du monument, on se sentira seul et perdu, à la merci de souvenirs qui n’ont rien à voir avec ceux généralement associés aux camps de concentration, et qu’il est possible, quoi qu’il en soit, de supporter ici. Ici, il n’y a aucune représentation de quelques souvenirs que ce soit, mais on a la possibilité de faire l’expérience de l’égarement total que fait naître la perte de tout contrôle sur la raison. »81 Eisenman, dans Dal Co, « Peter Eisenman dalla Casa del Fascio al monumento all’Olocausto », op. cit., p.37 ; cité par A. Zevi dans « Monuments par Défaut : Architecture et Mémoire depuis la Shoah » p.102 79

80

Young, James. « Germany’s Holocaust Memorial Problem », op. cit., p.206.

Eisenman, dans Dal Co, « Peter Eisenman dalla Casa del Fascio al monumento all’Olocausto », op. cit., p.37 ; cité par A. Zevi dans « Monuments par Défaut : Architecture et Mémoire depuis la Shoah » p.102 37 81


Les 4000 stèles de béton, larges de 2.3 mètres, ont une épaisseur de 0.92 mètres et une hauteur allant de 0 à 7.5 mètres, et ne laissent des espaces de parcours que de 0.92 mètres entre les rangées de piliers. Début 1998, Peter Eisenman et Richard Serra sont convoqués à Bonn, afin d’apporter des modifications à leur projet. En effet, les instances ont toujours le mot de la fin. Malgré un concours remporté, des précisions sont demandées aux deux concepteurs. Parfois quelques modifications sont d’usage dans ce type de projet, et il est du rôle de l’architecte de les prendre en compte et de mettre à jour sa conception en fonction des demandes. Toutefois, dans ce cas les demandes étaient conséquentes.

0

7.5

4.5 0

Fig 5. Schéma comparatif des hauteurs entre les deux versions. Schéma : Thibaud Parmentier.

Le champ de stèle est amputé de presque la moitié de son ensemble, passant de 4 000 à 2711 stèles. Elles sont aussi réduites, les hauteurs maximales descendues de 7.5 mètres à 4.5 mètres, et l’espace de circulation augmenté de 0.92 mètres à 0.95 mètres. 38


Ces changements s’accompagnent de la demande d’implanter une couronne d’arbres à l’ouest comme filtre entre le mémorial et la ville. Rappelons-le, le but premier du mémorial était de s’étendre sans limites, se proscrire des éléments de fonctionnement urbains, prolonger son emprise jusqu’à la limite routière, forcer le visiteur à faire un choix, emprunter le mémorial pour le traverser, ou changer de trottoir et ignorer le lieu. Autres concepts bafoués par les demandes annexes de modification, la mise en place d’une plaque aux limites du terrain pour avertir les visiteurs qu’ils entrent dans une zone de respect, et finalement le traitement des piliers de béton avec une surface permettant l’effacement des inscriptions ou des graffitis. L’ensemble de ces changements vient grandement impacter le concept même de ce mémorial. Créer un espace diffus, introverti, sans forme de symbolisme, ni plaque de commémoration, pour créer un lieu purifié de tout message, laissant l’individu faire mémoire. La réduction conséquente du nombre de stèles vient restreindre l’emprise sur le terrain. Les stèles ne peuvent plus s’étendre à perte de vue et prendre l’emprise sur l’espace public commun. La hauteur réduite rend l’espace moins impactant, on perd le sentiment d’isolation et l’émotion que cela peut créer en s’abandonnant à l’espace. Avec cette réduction, la ville reprend le dessus et ne laisse plus le mémorial proposer un espace hors du temps.

« L’intention d’Eisenman est de se servir de la dimension monumentale pour obtenir l’effet contraire et plonger le visiteur dans une dimension irréelle. Par sa présence hors normes, le mémorial crée l’impression d’être étranger dans sa propre ville, d’être seul au milieu de la foule. »82

Serra se sent trahi après ces modifications, et il décide de quitter le projet. Eisenman est plus réservé, et accepte presque toutes les modifications. On voit ici la différence entre l’artiste et l’architecte. L’artiste crée de sa personne et pour lui-même, toucher à son oeuvre équivaut à l’atteindre lui, tandis que l’architecte crée pour les autres et donc apporter des modifications à sa création fait parti du processus et doit être pris en compte. Toutefois, Eisenman n’accepte pas toutes les remarques. Pour lui employer des moyens de dissuasion à la « profanation » d’un tel mémorial, est contraire avec le principe même du mémorial. « Depuis le début, j’ai été opposé au vernis contre les graffitis. Si quelqu’un y peint un svastika, c’est un signe de la façon dont les gens pensent. Et si elle n’est pas effacée, c’est encore un signe de la façon dont le gouvernement pense. C’est quelque chose sur quoi je ne peux pas avoir de contrôle. »83

I.M. Rocker, « Ricordare, conservare, interrogarsi. Il Museo dell’Olocausto a Berlino », dans Progetti e opere. I Quaderni de L’Industria delle Costruzioni, nov 1998, p.56, cité par A. Zevi dans « Monuments par Défaut : Architecture et Mémoire depuis la Shoah » p. 87 82

Eisenman, dans Hawley - Tenberg, « Interview with Holocaust Monument Architect Peter Eisenman », op.cit. 83

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Le monument commémoratif est souvent apparenté à un espace sacré, un espace sacralisé où il faut adapter un comportement adéquat, rester silencieux, attentif au message que ce dernier souhaite passer. Pourtant, le mémorial n’est qu’un édifice commun et public, il fait partie de la vie de la ville, et il est en quelque sorte son miroir. Comme le dit Eisenman, l’architecte n’a pas le contrôle sur la manière dont l’espace qu’il crée est perçu, si son mémorial est profané, que des inscriptions en tout genre sont inscrites sur les parois de la mémoire, ce n’est pas du recours de l’architecte de justifier les comportements. Des artistes comme Serra ou même Buren sont d’un avis contraire, selon eux l’Etat à un devoir moral à l’égard de l’artiste pour la préservation de l’oeuvre, ce qui serait la condition initiale de l’existence même de l’oeuvre. Bien au contraire, le souhait d’Eisenman est de créer un espace disruptif, libre et sans contrainte, comme un livre ouvert sur les pages blanches de la société. L’enjeu étant que la société seule peut remplir et mettre en évidence son état contemporain. Nous reparlerons plus tard dans notre étude de la manière dont le visiteur reçoit et pratique l’espace du mémorial. Eisenman poursuit seul l’aventure du projet après le départ de Serra, et remet en juillet 1998 le projet Eisenman II. La route est longue jusqu’à la livraison en 2005, et les problèmes vont continuer. Septembre 1998 annonce le début d’une ré-appropriation politique du mémorial, les élections arrivent et les camps s’affrontent. Ils sont tous d’accord sur un point, le bien-fondé du mémorial, mais le contenant de celui-ci n’est pas encore approuvé. Finalement, en 1999 le Bundestag tranche, avec une victoire sur la corde du camp favorable au mémorial, il sera construit, avec en son coeur un centre d’informations et une fondation84. En 2000, après 17 ans d’acharnement, la construction du mémorial commence. Eisenman ne cachera pas sa déception après l’annonce de la mise en place d’un centre d’information dans le mémorial, « Le monde est plein d’informations, et c’est ici un lieu sans informations, c’est ce que je voulais. »85 Sa volonté était de créer un espace neutre, inattendu, inédit, implanté dans le présent, et sans discours pré-défini.

Fondation fédérale du Mémorial aux juifs assassinés d’Europe, présidé par Norbert Lammert, président du parlement allemand. 84

Eisenman, dans Hawley - Tenberg, « Interview with Holocaust Monument Architect Peter Eisenman », op. cit. 85

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Fig 6. Photographie prise depuis l’angle sud-ouest du mémorial de l’Holocauste vers Behrenstraße, 2012. Photo : Thibaud Parmentier. 42


Reflecting Absence, construire le vide _______________________

New York, la Big Apple, cette mégalopole internationale, habitée de millions d’âmes, est d’une effervescence incroyable. Il existe peu de villes capable de rayonner internationalement, et New York en fait partie. Partout, dans le monde quand vous entendez New York, vous pensez aux grandes avenues, à ces perspectives infinies, vous pensez à l’architecture, à ces gratte-ciel à perte de vue qui vous font redécouvrir le ciel à chaque croisement de blocs. New York est le berceau d’une culture unique, représentative d’un système ou l’argent est roi, et où les écarts sociaux sont énormes. C’est aussi un symbole, le symbole d’un pays, d’une Amérique puissante et dominatrice, d’une Amérique capitaliste, d’une Amérique qui réussit. Pourtant, ce symbole de réussite a été visé le 11 septembre 2001 à 8 heures 46 précisément, à l’heure ou la côte-est se réveille, ou les commuters arrivent à leur travail, à l’heure ou les enfants vont à l’école, à l’heure ou la radio annonce une belle journée ensoleillée et une semaine rayonnante du mois de septembre, un bruit, une ombre, un choc retentit dans tout le Lower Manhattan. La tour 1 du World Trade Center vient d’être percutée par le vol AA11, sectionnant 35 des 60 colonnes composant la face Nord de la tour, projetant des débris de l’appareil à des centaines de mètres aux alentours dans tout le Lower Manhattan. Dix-sept minutes plus tard, le vol UA175 vient à son tour percuter la face sud de la tour 2 du World Trade Center, sectionnant 32 des 60 colonnes de la façade. Les pompiers de tout New York, et du New Jersey arrivent sur les lieux rapidement, et ne souhaitent qu’une chose, monter sauver des vies. Le poste de commandement installé au WTC 1, tente d’organiser les opérations et entre chaque grésillement de radios, ils entendent des bruits sourd, personne ne dit rien mais tous savent, ils savent qu’à chaque fracas, c’est une âme qui s’envole86. La tour Sud va s’effondrer cinquante-six minutes après avoir été atteinte piégeant les pompiers ayant atteint le 78e étage, pour secourir les personnes bloquées. La perplexité et le choc se dessinent sur les visages du chef de bataillon Joseph Pfeifer et des commandants de l’opération, lorsqu’ils se retrouvent sous un épais nuage de poussière produit par la chute de la Tour sud. Trente minutes plus tard, ce sera au tour de la tour nord du World Trade Center de s’effondrer, tel un château de cartes. Cette journée du 11 septembre 2001 beaucoup s’en souviennent, qu’ils soient new-yorkais, Américains, ou de toute autres nationalités. Tout le monde se souvient de l’instant, de ce qu’il faisait, avec qui il était, au moment d’apprendre la nouvelle. Cet événement va marquer les mémoires de toute une génération, en construire son mémorial relève d’un enjeu considérable. Le 11 septembre 2001, 2 977 êtres humains ont perdu la vie. Lorsque l’on visite le 9/11 Museum, une section dévoile des témoignages, et des photographies, des personnes qui se sont défenestrés pour échapper à l’inévitable. Un photographe-journaliste qui tentait de capturer des images des personnes piégées sur les étages des impacts. Il raconta avoir observé une femme, habillée d’un tailleur, qui s’approcha de la fenêtre, et dans un dernier élan de lucidité, avant de s’offrir aux bras de Thanatos, remit sa robe en place, se recoiffa, puis sauta. 43 86


Fig 7. Les tours Jumelles du WTC de Yamasaki vue sur les rives du New Jersey, 1981. Photo : Martha Cooper, Steven Kasher Gallery.

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La résilience américaine suite aux attentats du 11 septembre 2001 n’a pas tardé à s’exprimer. Le maire de New York Rudolph Giuliani le jour même déclarait : « Nous reconstruirons : nous allons en sortir plus forts qu’auparavant, plus fort au niveau politique, plus fort au niveau économique. La skyline sera à nouveau complet »87 En août 2002, la Lower Manhattan Developement Corporation (LMDC) met en place une étude de design internationale pour le renouveau du site de Ground Zero. Accompagnée de l’équipe New Visions88 elle sélectionne 7 cabinets d’architectes - plutôt renommés - allant du cabinet Foster + Partners; Studio Daniel Libeskind; Meier Eisenman Gwathmey Holl - alias The Dream Team; Skidmore, Owings and Merill; THINK Team (Shigeru Ban, Frederic Schwartz, Ken Smith, Rafael Vinoly); United Architects et Peterson Littenberg une agence new-yorkaise qui avait été engagée par la LMDC en tant que consultant qui viendra compléter cette équipe de 7 demi-finalistes. Le 1er février 2003, deux finalistes sont choisis, THINK Team et Studio Daniel Libeskind. La LMDC choisi le projet de THINK Team, de manière très politique. En effet, Roland Betts, un membre de la LMDC avait réuni les autres membres pour une réunion tôt dans la journée, et ils avaient convenu que le projet de THINK Team serait lauréat, et ce avant même d’avoir vu les présentations finales. Le gouverneur Pataki a dû intervenir pour annuler cette décision. Daniel Libeskind, ce jour-là avait appris sa défaite par le New York Times, la une annonçait qu’une nouvelle équipe avait remporté le concours pour l’aménagement du site de Ground Zero. N’ayant pas été appelé, il était bien évidemment résolu à la défaite. Plus tard, il a reçu un appel lui demandant de venir présenter quelques éléments au Maire Giuliani et au Gouverneur Pataki, qui voulaient voir quelques détails de son projet. Libeskind ne comprenait pas pourquoi il était appelé, et ses équipes n’étaient pas présentes car il était trop tôt dans la matinée. Il déroula donc un papier ou il avait dessiné quelques croquis pour présenter le projet en quelques minutes devant le maire et le gouverneur. On le rappela quelques heures plus tard, pour lui annoncer qu’il avait gagné le concours.

« C'est cette aventure folle, et c'est une aventure, parce que c'est un processus très politique, très émotionnel, très compliqué pour construire quelque chose sur ce site, qui concerne la mémoire, ce qui est, je crois, la clé du développement de ce site . »89

87

Giuliani dans Tess Taylor, « Rebuilding in New York », www.architectureweek.com, 2001, op. cit.

88

Regroupement d’architectes, d’ingénieurs, et de paysagistes de New York.

89

Libeskind, dans Louisiana Channel, https://www.youtube.com/watch?v=K4Zt_98T_oU, op. cit. 45


Fig 8. Croquis utilisĂŠ par Daniel Libeskind pour la prĂŠsentation devant le maire Giuliani et le gouverneur Pataki. Photo : Studio Libeskind

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Fig 9. Perspective générale du Master Plan pour le renouveau de Ground Zéro. Photo : Studio Libeskind

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Au printemps 2003, à la manière du mémorial aux Juifs assassinés d’Europe, c’est au travers d’un concours international que la Lower Manhattan Developement Corporation a initié le processus de construction d’un mémorial sur le site du 11 septembre. Pas moins de 5 201 dossiers ont été déposés par des équipes du monde entier. Le 19 novembre 2003, le jury de treize membres, dont Maya Lin90 sélectionna finalement le projet Reflecting Absence de Michael Arad. Également comme pour le mémorial de l’holocauste d’Eisenman avec la fondation fédérale du Mémorial aux juifs assassinés d’Europe, une association à but nonlucratifs est créée à l’occasion de la construction du mémorial pour récolter des fonds pour la construction du mémorial. Mais alors, comment un architecte inconnu du public a-t-il pu remporter l’un des concours les plus important du début du XXI siècle ? Michael Arad est new-yorkais d’adoption depuis 1999, et il était présent à New York le 11 septembre 2001 lorsque les deux avions ont frappé les tours du World Trade Center. Depuis son appartement de East Village, il pouvait voir la fumée s’échapper du site. Choqué comme tout new-yorkais ce jour-là, il ne souhaitait qu’une chose, se rendre utile pour l’après 11 septembre. Pendant que certains s’efforçaient d’aider les personnes présente à proximité du site, que d’autres venaient afficher leur soutien aux victimes en déposant une bougie, une fleur, ou en apportant de la nourriture aux secouristes qui se relayaient sur les gravats à la recherche de survivants ensevelis sous les gravats91, la seule aide que pouvait apporter Michael Arad était par l’architecture. Il raconte qu’après les attentats, il avait cette image dont il ne pouvait pas se détacher, celle de deux énormes vides carré apparaissant dans l’Hudson River92 et venant déchirer en deux la rivière, engloutissant les flots dans un vide infini, comme une cascade continuelle, ne se remplissant jamais créant un sens d’absence continuelle. Comme si l’Hudson River avait été impacté par l’absence des Tours jumelles, et que ces vides venaient marquer cet événement. Dès le lendemain de l’attentat, et durant les mois suivants, il se mets à dessiner, à concevoir, à formaliser cette pensée, cette idée, qu’il raconte comme étant un vrai moteur pendant presque un an, ou durant son temps libre il concevait une fontaine représentant les vides qu’il avait imaginé apparaitre dans l’Hudson River.

Maya Lin, dont nous parlions précédemment avec James E. Young, est une architecte viêtnamoaméricaine à l’origine du mémorial aux Vétérans du Viêtnam à Washington. C’est une figure importante que nous allons retrouver tout au long de cette étude, notamment pour son apport dans la conception du mémorial contemporain. 90

7 survivants ont pu être secouru et sorti des décombres dans les heures qui ont suivi l’effondrement des 2 tours. http://www.leparisien.fr/archives/new-york-sept-survivants-sortis-desdecombres-14-09-2001-2002437851.php 91

Michael Arad. Making Absence Visible: Michael Arad at TEDxWallStreet. 2013. https:// www.youtube.com/watch?v=tLKWiEeLIsU 92

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Fig 10. Dessin conceptuel de Michael Arad quelques semaines après les attentats. 2001. Photo : Courtesy Handel Architects, LLP.

Fig 11. Photographie de la sculpture de Michael Arad reprĂŠsentant les vides, vue depuis le toit de son appartement de East Village, 2001. Photo : Courtesy Handel Architects, LLP.

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Le masterplan de Libeskind prévoyait la construction d’un mémorial à l’emplacement des anciennes tours, en construisant les nouvelles aux extrémités du site. Ce design a mis du temps avant d’être accepté, engendrant des batailles acharnées entre politiques, investisseurs, promoteurs et assureurs du site de Ground Zero. L’une des figures importante de cette querelle est Larry Silverstein, qui est le propriétaire et le promoteur des deux tours. Il ne souhaitait pas au départ que l’emplacement central soit laissé pour un mémorial, et souhaitait au contraire rebâtir. Il amenait d’ailleurs ses intérêts premier avant même de penser à un processus de mémoire, favorisant les architectes qu’il aimait93, finalement après de lourdes négociations, nommées comme l’une des plus importantes batailles immobilière du siècle étant donné l’importance du site, Silverstein accorda la construction d’un mémorial en récupérant la propriété de l’ensemble des cinq tours qui vont former le nouveau quartier du World Trade Center. Libeskind prévoyait un mémorial à l’emplacement des anciennes tours, en décaissant une partie du sol permettant de laisser ce « cratère » formé par la chute des tours et le déblai des décombres. Il souhaitait laisser les murs des fondations des deux tours apparentes et y inscrire les noms des victimes. Ce premier design forme les contraintes annoncées dans le concours pour le mémorial. Toutefois, le design ne fait pas l’unanimité, et Arad dans sa proposition prend le parti de ne pas respecter l’ensemble de ces contraintes et de proposer sa vision du mémorial. Justement, sa vision réussit à transmettre : « Un pouvoir et une grâce qui ont restitué la possibilité de la rédemption à Ground Zero »94. Le design de Michael Arad proposait de créer un mémorial basé sur deux vides placés là ou les tours se trouvaient, de l’eau coulerait le long des bords dans des piscines neuf mètres plus bas. Deux rampes permettraient de descendre sous-terre, comme une descente dans le tombeau des victimes du 11 septembre. En descendant les rampes les visiteurs entendraient l’eau se précipiter, comme des chuchotements de milliers de personnes à l’unisson, pour arriver dans une galerie ouverte sur ces piscines, ou se trouveraient sur le périmètre de ces bassins les noms des 2 749 victimes gravés sur des plaques de métal, éclairés par les rayons de soleil traversant les nappes d’eau continuelles. La particularité proposée par Arad est de ne pas placer le mémorial dans le cratère des tours, mais au contraire de ramener le mémorial à la surface, au niveau de la rue, car pour lui cet espace ne doit pas devenir un espace sanctuaire, mais doit composer un espace de vie célébrant les morts. Silverstein va imposer un architecte qu’il apprécie particulièrement, David Childs à Daniel Libeskind pour la construction du One World Trade Center. 93

Hagan Joe pour le New York Magazine à propos du mémorial de Michael Arad. 2006, op. cit. https://nymag.com/arts/architecture/features/17015/

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Symbole de la résilience des Américains face à cet événement, le mémorial doit créer une effervescence et s’intégrer dans l’espace public. Ce que souhaitait Arad c’est « imaginer un espace qui serait à la fois un mémorial mais aussi un espace de vie quotidienne pour les New Yorkais (…) Rendre l’absence visible, tangible, et créer un espace public. »95 Pendant les six derniers mois de 2003, le jury de treize membres a passé les dernières soumissions au concours pour en sortir huit finalistes, dont le projet de Michael Arad. Maya Lin qui était l’une des membres du jury a fait pression pour la conception de Reflecting Absence. Michael Arad ne pouvait pas espérer meilleur avocat, venant d’une des figures de la conception du « renouveau » du mémorial contemporain. Une question était importante à résoudre encore la veille du dévoilement du lauréat, et c’est le maire Bloomberg qui la souleva à Arad : « Et les noms ? » lui a-t-il demandé. Arad souhaitait afficher les noms de ceux qui sont morts dans un ordre aléatoire sur les bas parapets de pierre qui entourent les deux bassins, afin de signifier la nature aléatoire des actes de terreur, donner une égalité dans la tragédie. Il avait aussi eu une seconde idée qu’il nommait « contiguïtés significatives », qui consistait à regrouper les noms en fonction des relations qu’entretenaient les victimes en plaçant les collègues de travail, les membres de la même familles ensemble et ainsi de suite. Ce choix conceptuel n’était pas un choix insignifiant, il était celui de l’hommage fait aux victimes. À la différence de Peter Eisenman, la gestion des modifications imposées à Michael Arad sur sa conception a été l’oeuvre d’un véritable combat pour lui pour défendre son dessin originel jusqu’au bout96. L’instant d’humilité qu’avait apporté la conception de son mémorial s’est rapidement perdu dans l’univers financier que représente ce mémorial. Avec la fondation pour le mémorial du World Trade Center créée pour l’occasion, le budget est fixé à 510 millions de dollars grâce aux dons récoltés. Toutefois en 2006, les estimations indiquent un montant de 972 millions de dollars pour les coûts de l’ensemble de la construction. On demande donc à Arad de simplifier son dessin, le maire Bloomberg exige la réduction de la conception. Michael Arad se met à dos petit à petit l’ensemble des nombreux acteurs du projet, et mène une guerre personnelle contre la LMDC. Pour un projet de cette ampleur, Arad est contraint de travailler avec d’autres architectes. Les relations sont érodées avec beaucoup d’entre eux.

Michael Arad. Making Absence Visible: Michael Arad at TEDxWallStreet. 2013, https:// www.youtube.com/watch?v=tLKWiEeLIsU . 95

A propos du combat de Arad face à la LMDC : « Il a mené une guerre personnelle contre le LMDC pour défendre son dessein, dit-il, contre le copinage de l'agence et sa mauvaise gestion. » Hagan Joe The Breaking of Michael Arad. 2006. https://nymag.com/arts/architecture/features/17015/ 51 96

Fig 12. Planche de rendu pour le concours du mémorial du 9/11 soumise par Michael Arad, 2003. Photo : LMDC.


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Du fait de sa jeune expérience, une pression importante est imposée à Arad. On lui demande de préciser l’aménagement paysager - que les jurés trouvent stériles et inhospitaliers. Il tente de résoudre le problème par lui-même, mais on l’exhorte à trouver un partenaire. Entres en jeu Peter Walker97. Invité par Arad, il va apporter une révision du projet qui plaît beaucoup aux jurés, et ils implorent Arad de prendre Walker comme partenaire. Le partenariat est néanmoins fébrile les jurés demandent à Walker d’être en quelque sorte un mentor pour Arad dû à son inexpérience. La stratégie de Arad face aux enjeux qui allaient l’attendre était justement de passer à l’offensive. Il s’est même assuré directement en engageant un avocat sans en prévenir la LMDC98. Un des points sensibles concernant la conception de Arad, c’est cette liberté qu’il a empruntée sur le design de Libeskind. Il le précise dans le texte de sa planche de concours : « En ce qui concerne le plan directeur du dossier de concours, ce schéma suggère une autre vision de la manière dont le site peut être intégré dans le tissu de la ville. Il suggère la continuité en restant au niveau de la rue, avec une grande place ouverte qui se définira au fur et à mesure que les bâtiments s’élèveront autour d’elle. »99 Libeskind est d’ailleurs furieux que le projet de Arad ait été sélectionné étant donné les nombreuses libertés prise par Arad pour la conception de son mémorial. « En contestant le plan de Libeskind, j’ai bouleversé beaucoup de chariots qui portaient beaucoup d’hypothèses »100 explique Arad. Durant la période de conception, parmi les nombreuses remises en cause, le cas des rampes est apparu. Davis Brody Bond qui est l’architecte officiel du site de Ground Zero a commencé à apporter des modifications au projet en suggérant que les fontaines soient placées au centre de l’emplacement des deux tours. La conception de Arad décalait légèrement les bassins sur les parties sud des emprises pour installer les rampes d’accès. Les modifications de Bond ne rendaient donc plus possible l’emploi des quatre rampes. Les plaçant désormais au nombre de deux, une entrée et une sortie, la firme de Bond a travaillé sur ces modifications sans en prévenir Arad. Gary Handel101 est intervenu pour défendre Arad, il soupçonnait la firme de Bond d’avoir modifié l’alignement des bassins pour une raison qui n’avait rien à voir avec les familles, mais plutôt pour mieux accueillir les éléments de conception d’un autre projet. Designer Californien de 70 ans, dont la firme avait soumis une proposition au mémorial non retenue. 97

New York Magazine à propos du mémorial de Michael Arad. Hagan Joe. The Breaking of Michael Arad. 2006, op. cit. https://nymag.com/arts/architecture/features/17015/ 98

Extrait du texte explicatif de la conception du projet Reflecting Absence de Michael Arad pour la soumission au concours du mémorial. cf Fig12. 99

Michael Arad dans The Breaking of Michael Arad. 2006. op.cit. https://nymag.com/arts/ architecture/features/17015/ 100

Gary Handel est l’architecte en titre de la firme Handel Architects dont Michael Arad est aujourd’hui associé et avec lequel il a conçu le mémorial du 9/11. 101

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Pour résoudre ce problème, la LMDC a demandé à Arad et à Bond de rendre leur conception des rampes pendant un conseil d’administration. La firme de Bond pour appuyer sa conception de deux rampes a fait calculer comment les deux rampes seraient plus structurellement saine et moins coûteuse que la version de Handel et Arad. Sorte de fourberie lui permettant de remporter cette conception et imposer son idée au dépit de Arad. La LMDC a finalement opté pour deux rampes. Ce débat ayant eu lieu pendant la conception est l’un des exemples de la difficulté que peut représenter la conception d’un mémorial. Les autres enjeux que la simple transmission d’une mémoire qui entre en compte au dépit même de l’intérêt premier du mémorial. À cette étape de la conception, le coût du mémorial de Arad s’envole et atteint presque le milliard de dollars. Le gouverneur Pataki avait exprimé ne vouloir épargner aucune dépense, souhaitant la « Rolls-Royce » des mémoriaux. Toutefois, l’estimation à cette époque était de 350 millions de dollars. Dans une recherche à la réduction des coûts Gretchen Dykstra - la présidente de la fondation pour le mémorial du WTC - accompagnée d’un comité de familles de victimes optent pour une refonte radicale du projet, abandonnant les galeries souterraines102. Un choix radical qui anéantirait complètement le concept de Michael Arad. Arad quant à lui pour réduire les coûts a envisagé l’idée d’abandonner les cascades, et de conserver les galeries souterraines. L’histoire dira que la fondation pour le mémorial a eu raison, puisque la version construite du mémorial ne comprend plus aucune rampe, ni galerie souterraine. Les noms ne sont plus placés là ou les défunts se trouvaient sous terre, mais en surface, et les cascades sont toujours présente. L’ensemble de ces débats houleux, débutés en 2003 ont fait allonger la conception jusqu’en 2006, retardant la livraison prévue et imposée en 2009 par le gouverneur Pataki. Date qui coïncidait bien évidemment avec les nouvelles élections de gouverneur, et qui permettait à Pataki de s’attribuer les mérites du mémorial. Quelques victoires sont quand même remportées par Michael Arad puisque le mémorial représente bien une place publique, que sa vision initiale qu’il avait projeté dans l’Hudson River se formalise désormais sur le site du World Trade Center.

Hagan Joe. The Breaking of Michael Arad. 2006, https://nymag.com/arts/architecture/features/ 17015/ 102

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Fig 13. Photographie prise depuis l’angle Nord du bassin à l’emplacement de la Tour 1 du WTC, 2016. 56 Photo : Thibaud Parmentier


L’anneau de la Mémoire, une ronde à la mémoire _______________________

La colline de Notre-Dame-de-Lorette était autrefois un lieu de pèlerinage, elle abritait une petite chapelle portant le nom du sanctuaire de Lorette en Italie. Puis un jour, cette colline paisible se transforma, malgré elle, en un endroit ou la mort y avait pris ses habitudes. Durant un an, entre 1914 et 1915, cette colline est devenue le lieu d’une effroyable boucherie, celle de la guerre. Des témoignages ont persisté à travers le temps, comme ceux de Louis Barthas avec ses « Carnets de guerre »103. Il raconte : « Lorette, nom sinistre évoquant des lieux d’horreur et d’épouvante, lugubre bois, chemins creux, plateaux et ravins repris vingt fois et ou pendant des mois, nuits et jours, on s’égorgea, on se massacra sans arrêt faisant de ce coin de terre un vrai chantier humain. ». Ici, sur ce mont de terre, 188 000 hommes vont tomber entre 1914 et 1915. Parmi ces hommes, et ces femmes, car oui il y avait des femmes sur les champs de batailles de la Première Guerre mondiale, on retrouve des individus de toutes nationalités. La Grande Guerre était une Guerre mondiale. Des peuples de tous les continents que l’Europe a entraîné avec elle dans son abîme, qui jusqu’alors n’avaient été que rarement représentés par la mémoire. Des Américains, des Anglais, des Canadiens, des Australiens, des Néo-Zelandais, des Allemands, des Russes, des Polonais, des pays d’Afrique et du Maghreb. On retrouve sur cette colline les âmes du monde entier qui se sont déchirées pendant la Grande Guerre, la première. La France de l’après-guerre décide de rassembler les dépouilles de ses soldats provenant des cimetières de l’Artois et des Flandres françaises sur cette colline, afin d’édifier la nécropole nationale de Notre-Dame-de-Lorette en 1925, qui est la plus grande nécropole militaire française. Cent ans après le début de la Première Guerre mondiale, le 11 novembre 2014, sur le site de la colline de Notre-Dame-de-Lorette, François Hollande et Daniel Percheron104 inaugurent l’Anneau de la Mémoire de Philippe Prost.

« La mémoire n'est pas faite pour le passé, elle est faite pour le présent et pour l'avenir et c’est le symbole de cet anneau délicatement posé en équilibre à flanc de colline. Pourquoi en équilibre ? Parce que la paix est toujours fragile, parce qu'elle peut vaciller à tout instant, parce qu'elle est à la merci des extrémismes, des fanatismes, des égoïsmes. »105

103

Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918, Editions du centenaire 2014.

104

Président du Conseil régional du Nord-Pas-de-Calais.

105

Francois Hollande lors du discours d’inauguration du mémorial le 11 novembre 2014. 57


Fig 14. Une colonne mène un assaut sur la colline de Notre-Dame-de-Lorette, dominant l’Artois, 1914. Photo : Keystone/Eyedea.

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À la différence des autres mémoriaux que nous avons présenté précédemment, l’Anneau de la mémoire est un mémorial qui s’inscrit dans une lignée de monuments commémoratifs. La mémoire de la Grande Guerre, s’est construite partout en France, dans presque toutes les communes, au lendemain de la Première Guerre mondiale. Ces monuments commémorent nos morts, nos martyrs qui se sont battus pour protéger nos terres face à un envahisseur étranger de l’époque. Cette mémoire, c’est un pan très important de notre histoire. À la fois la première, la première Guerre mondialisée par l’ampleur du conflit. Ou les colonies britanniques et Françaises ont été enrôlées bien loin de chez eux, pour défendre des intérêts qui ne leur étaient pas familiers. Des milliers de soldats ont perdu la vie pendant cette période barbare de l’histoire. Pour commémorer ces soldats de nombreux événements attachés aux dates de l’histoire rythment la vie des monuments aux morts. Souvent revêtus d’une couronne de fleurs placée là par les élus locaux, par les familles de soldats, ou par de simples visiteurs souhaitant marquer leur respect face à l’abnégation de ces hommes. Les monuments aux morts se sont intégrés au paysage des villes et villages de France. Célébrer le centenaire d’un tel événement représente un symbole important, de paix et de fraternité. La région Nord-Pas-de-Calais a souhaité commémorer cet événement autour d’un symbole fort, autour d’un espace représentant cette solidarité et cette paix retrouvée, à mille lieux des conflits de jadis. Elle a lancé en 2012 un concours d’architecture ouvert à cinq agences françaises et européennes pour concevoir le mémorial internationale de Notre-Dame-de-Lorette. Les candidats au concours étaient Philippe Prost, Rudy Ricciotti, Massimiliano Fuksas, Chartier-Corbasson et une agence locale de Lens. Ce mémorial, initié par la région et soutenu par l’écrivain Yves Le Maner106 avait comme objectif de réunir les noms des 600 000 soldats, toutes nationalités confondues, dans un même mémorial, et de les ordonnancer sans distinction autre qu’un strict ordre alphabétique. Philippe Prost, le lauréat du concours avait eu une idée aussi simple qu’efficace. Regrouper 600 000 noms en un même lieu, sans les distinguer. Les mettre à égalité en tant que simple soldat mort pour sa patrie sur un même sol. Faire de ce lieu un symbole de paix, d’union et de solidarité. Il pense simplement à une ronde, une ronde ou les hommes se tiennent la main tous ensemble formant un anneau impénétrable et solidifié par les liens entre les soldats. C’était selon lui là le symbole de la fraternité107.

Yves Le Maner est à l’origine da la convention signée en avril 2011 entre la région Nord-Pas-deCalais et le Ministère de la Défense pour le centenaire de la grande guerre, qui comprenait la création du mémorial de Notre-Dame-de-Lorette. 106

Philippe Prost, Cité de l’Architecture et du patrimoine, Conférence, 2018. https:// www.youtube.com/watch?v=4cepzMnQ1Mw&t=5629s 107

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Fig 15. La tour de la nĂŠcropole de Notre-Dame-de-Lorette veille sur les 600 000 noms des soldats disparus, 2020. Photo : Thibaud Parmentier

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L’enjeu était de donner une place à cette masse d’hommes, une place équivalente pour chacun afin que la neutralité du lieu soit respectée. Le choix du site du projet avait été concédé par le ministère de la Défense à la région Nord-Pas-de-Calais en avril 2011. Le mémorial se trouverait au pied de la tour de Notre-Dame-de-Lorette. Là ou la France fait reposer ses soldats tombés pour elle, elle regroupera l’ensemble des soldats - autrefois ennemis, aujourd’hui réunis - sans distinction de grade, de nationalité, d’âge cent ans plus tard pour symboliser la paix. À la manière du mémorial du 11 septembre de Michael Arad, l’enjeu de ce mémorial résidait dans la nomination108. Contrairement à Arad, Philippe Prost n’a pas hésité à s’accompagner d’une équipe pour réaliser ce mémorial, permettant un apport de compétences dans des sujets que l’architecte ne pouvait pas maitriser à la perfection. Notamment la conception de la typographie qui a été réalisée par Pierre di Scuillo. Le paysage a été conçu par David Besson Girard, tandis que les lumières du projet ont été laissées à l’artiste Yann Toma. Enfin, la liste des 580 000 noms qui n’existait pas encore a été édifiée par une équipe avec Yves Le Maner aux commandes. Contrairement aux deux mémoriaux que nous avons vu précédemment, l’Anneau de la Mémoire n’a pas connu de grande remise en cause extérieure lors de sa conception. On peut supposer que ces absences de remise en question du projet conçu par Philippe Prost est le reflet du contexte de la mémoire que l’on commémore. La Grand Guerre et les soldats qui sont tombés ont connu un processus de commémoration continuel, qui s’est établi dés la fin de la Première Guerre mondiale, la mémoire collective qui est transmise ressemble à une mémoire véritablement apaisée, qui ne fait pas défaut, qui apporte une harmonie au sein des collectivités qu’elle représente. Egalement, la mémoire que l’on souhaite commémorer par le mémorial de Notre-Dame-de-Lorette est une mémoire centenaire, une mémoire qui a subit les effets du temps, elle reste pour autant une mémoire d’actualité car comme le soulignait Halbwachs la mémoire est une succession d’évènements dans le temps, dans un temps qui lui reste figé. Philippe Prost a remporté le concours brillamment en faisant l’unanimité face au jury du concours. Le concours a eu lieu début 2012, et le projet a été inauguré le 11 novembre 2014. Une date que l’architecte ne pouvait pas se permettre de rater étant donné l’importance du mémorial pour fêter le centenaire de la Grande Guerre. Un peu plus de deux ans ont été nécessaire pour édifier ce mémorial. La phase de conception s’est achevée fin 2013, et le chantier est d’abord passé par une phase de déminage, étant un ancien site de combat de nombreux restes d’obus ou d’engins explosifs se trouvaient encore dans son sol. Puis une

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Ecrire les noms des victimes dans un mémorial sans distinction aucune. 61


phase archéologique a aussi eu lieu, avec la découverte des ossements de sept soldats dont deux ont pu être identifié et ajouté dans la liste nominative. Avec ces étapes passées, le chantier pouvait débuter vers décembre 2013 pour se terminer en août 2014 avec donc une inauguration le 11 novembre 2014. Cette période très courte pour la construction d’un mémorial on peut le dire a représenté un des éléments importants dans la conception du projet. Rappelons que le mémorial de Eisenman a mis presque vingt ans à se construire et celui de Arad a mis huit ans. Prost pour son mémorial ne disposait que de neuf mois de chantier pour l’édifier. Il fallait donc un projet capable d’être construit rapidement, qui respecte les intentions conceptuelles, et possède une structure capable d’être placé en porte-à-faux sur un quart de sa circonférence. Une importante recherche technique a été établie par le BET structure109 pour répondre aux contraintes du projet. Il en est ressorti l’emploi de voussoirs préfabriqué en béton fibré à ultrahaute performance (BFUP) disposés sur une poutre précontrainte d’une portée de 56 mètres (avec 125 mètres de précontrainte). Ce mémorial est à la fois une prouesse technique, une prouesse graphique, et une oeuvre architecturale remarquable. C’est un mémorial qui s’inscrit dans un contexte particulier déjà marqué en histoire, mais qui parvient à intégrer sa propre histoire. Il respecte son contexte, laisse place à la verticalité de la tour de Notre-Dame-de-Lorette, tout en l’accompagnant dans l’horizontalité vers le paysage de l’Artois.

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C&E Ingénierie BET structure et Jean-Marc Weill, ingénieur architecte ont travaillé sur la structure. 62


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Fig 16. Photographie prise sous le porte-à-faux de l’anneau vers la nécropole nationale française de Notre-Dame-deLorette, 2020. Photo : Thibaud Parmentier

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________________________ Les mémoriaux contemporains ne possèdent pas une seule et même image, comme celle des monuments aux morts par exemple, ce qui les distingue c’est bien leur forme architecturale. Ce sont des espaces monumentaux qui s’intègrent dans un contexte. Ces mémoriaux sont des éléments de la ville qui rassemblent et offrent un espace-temps différent. Comme une pause dans le rythme effréné de la société, le mémorial vous transporte dans son histoire. Parfois il utilise les noms pour vous rappeler qu’il est le porte-parole de nombreuses victimes. Parfois il n’utilise que son espace pour vous déstabiliser. Déstabiliser, c’est un enjeu commun que partagent les mémoriaux. Déstabiliser par l’espace, par les événements qu’ils commémorent, ou par le nombre de victimes qu’ils représentent. Les mémoriaux se construisent pour la société, et ce sont ses institutions qui les initient. La mémoire qu’ils transmettent est une mémoire commune que les institutions décident de représenter. La mémoire collective coule à travers le mémorial, et c’est l’architecte qui l’édifie. Dans les trois mémoriaux que nous avons analysés, les institutions ont joué un rôle important dans la création de ces architectures. Leur souhait est de faire transmettre une mémoire, une mémoire d’un peuple fort, d’une résilience pour le mémorial du 11 septembre. La mémoire d’une justice rendu aux 6 millions de Juifs assassinés pendant la seconde guerre mondiale, que l’on a souvent laissé pour compte dans les commémorations pour le mémorial de l’Holocauste. La mémoire de ces soldats tombés sur les champs de bataille de la Grande Guerre pour l’Anneau de la mémoire. Ces trois mémoriaux ont tous pour objectif de transmettre une mémoire, une mémoire collective, et ils répondent tous à ce devoir de mémoire qui anime les créations mémorielles. Si l’on se place sous les thématiques que nous avons étudié avec Ricoeur, on pourrait attacher le mémorial de Michael Arad comme étant un édifice placé sous l’égide d’une mémoire obligée. Une mémoire obligée qui cherche à créer un espace de la mémoire juste pour rendre hommage aux victimes des attentats pour répondre à son devoir de mémoire que la société s’impose. Le mémorial de Eisenman rejoint cet aspect de la mémoire juste. Ce mémorial est destiné aux premières victimes de la barbarie nazi, qui dès lors n’avaient jamais eu de mémorial qui leur était uniquement dédié. L’institution allemande de l’époque n’a pas cherché à manipuler la mémoire - ce qui aurait placé ce mémorial sous la mémoire manipulée de Ricoeur - mais plutôt à répondre à ce devoir de mémoire, prenant à contre pied l’idéologie totalitaire du régime nazi qui cherchait justement à effacer totalement la mémoire d’un peuple. Ici en rendant mémoire aux 6 millions de Juifs disparu, le mémorial permet d’empêcher l’oubli. Enfin, le mémorial de Arad se place lui dans un processus qui est à l’encontre même du monument aux morts. 65


Comme nous l’avons analysé, la notion de mémoire peut s’apparenter souvent à une notion de conservation des conflits passés. Les monuments aux morts sont en quelque sorte un bon exemple de cette notion. Leur commémoration, certes rend hommage aux soldats qui sont tombés pendant la guerre, mais ils rappellent aussi qui étaient les ennemis. Tandis que l’Anneau de la mémoire, qui ne donne pas de nationalité à la mémoire qu’elle souhaite transmettre représente ce que Ricoeur appelait le « travail de deuil » vers l’objectif d’une mémoire apaisée, une mémoire sans connotation nationalisée, une juste mémoire pour rendre un hommage aux victimes. Les mémoriaux contemporains que nous avons étudiés ont tous cette même réponse à la mémoire collective en édifiant une mémoire apaisée. Une mémoire qui cherche à répondre seulement aux victimes, pour réaliser ce devoir de mémoires. La mémoire qui est transmise ne répond pas à des enjeux qui seraient politiques, des enjeux qui chercheraient à légitimer un pouvoir en place. Cette mémoire tend à être une mémoire juste, une mémoire apaisée, une mémoire qui rend hommage aux victimes. Pour autant, le processus de création et les acteurs qui sont présents autour de la construction du mémorial n’ont pas tous à coeur de rendre seulement mémoire. D’autres enjeux entrent en considération dans la construction du mémorial, ce qui rend ce programme si complexe.

« La mémoire des crimes du passé est une condition de l’établissement d’un ordre social stable et d’une confiance restaurée dans les institutions politiques. La mémoire peut alors constituer un outil de construction de l’avenir et un engagement vers la justice et la transparence. »110

110

Kattan Emmanuel, Penser le devoir de mémoire. Presses Universitaires de France, 2002. 66


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III / Partage et souvenir - Vers une mémoire transmise ? ________________________

Nous avons analysé à ce stade les travaux sur la mémoire collective de plusieurs auteurs. Cela nous a permis de comprendre quels étaient les enjeux et les fondements de cette notion. Plusieurs typologies de la mémoire existent, elles dépendent surtout du contexte dans lesquelles elles se développent, et de la manière dont on souhaite raconter - ou taire - la mémoire. Nous avons ensuite abordé l’analyse de trois processus de construction de mémoriaux. Ces trois projets ont été édifiés dans des contextes différents. Ils sont l’oeuvre de la mémoire d’événements différents, et ont été construit à des temporalités différentes. Pour autant, nous avons découvert quels étaient les enjeux, les acteurs, la fonction qui englobait la construction du mémorial. La construction d’un mémorial n’est pas un processus universel pour autant, elle peut prendre plusieurs décennies, nous l’avons vu avec le mémorial de Eisenman. Elle peut représenter un coût pharaonique, nous l’avons vu avec le mémorial de Arad. Elle peut relever un défi technique, nous l’avons vu avec le mémorial de Prost. Ce qu’il faut retenir, c’est que le mémorial est un programme particulier. C’est un programme qui a besoin d’histoire et de mémoire pour exister. Le mémorial est un édifice de mémoire, de transmission, et parfois d’éducation des générations présentes et futures. Le devoir de mémoire que nous avons abordé a pour fonction d’empêcher l’oubli par effacement de traces défini par Ricoeur, empêcher la disparition du souvenir, pour rendre hommage à ceux qui ne vivent plus qu’au travers de ces souvenirs. Le mémorial est l’un des éléments d’expression de ce devoir de mémoire. Jusqu’alors nous nous sommes intéressés à voir comment ces édifices étaient construit, nous allons maintenant analyser ces édifices au regard de comment ils vivent, et surtout observer comment le mémorial est vécu par les personnes auxquelles il s’adresse. Jochen Gerz en avait fait l’expérience, un mémorial sans public ne peut exister. Nous l’avons vu avec son mémorial invisible qu’il avait bâti clandestinement pendant la nuit avec ses étudiants sur la place du château de Sarrebrück. Le mémorial contemporain a développé depuis la fin du XX ème siècle une nouvelle genèse, une ré-appropriation de la construction de la mémoire. Différente, innovante, singulière, la mémoire se construit aujourd’hui autrement. Elle a su renouveler un modèle qui petit à petit s’essoufflait par un trop de mémoire, un abus de mémoire comme le dirait Ricoeur. Finis la grandiloquence, le monumental, la stabilité, l’oeuvre en série, place désormais au mouvement et à « l’oeuvre » mémorielle.

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Monument commémoratif et contre-monument _______________________

La structure classique, si l’on peut dire, du monument conventionnel s’attache particulièrement à la représentation illustrée de l’événement a remémorer. Si l’on prend l’exemple des monuments aux morts, on constate une évidente ressemblance entre ces objets mémoriels. Je dis objet car leur système de production relève d’un fonctionnement en série, permettant la création de monuments commémoratifs des mémoires des soldats tombés partout en France. Pour mieux comprendre, reprenons rapidement l’histoire de ces monuments aux morts. En France, le monument aux morts fait référence aux monuments commémoratifs de l’après Première Guerre mondiale. La quasi-totalité des communes française en possèdent un. Ils permettaient à l’époque dans les années 1920 de représenter le deuil, et un message adressé aux générations futures. En sommes, le monument aux morts répond au devoir de mémoire que nous avons analysé au début de notre étude. Il reprend les mêmes objectifs que le mémorial. Il faut comprendre qu’au XIXe siècle, une démocratisation autant politique que sociale s’est mise en place. On commémore publiquement des hommages autour des monuments aux grands généraux de l’histoire. Les premiers monuments dédiés aux morts de 1870-71 sont érigés pour commémorer la perte des soldats de ce conflit. Ces monuments précurseurs représentent le modèle des monuments de l’après Grande Guerre. La forme de l’obélisque fait son apparition, forme qui aujourd’hui est la plus répandue parmi ces monuments. Les premiers monuments aux morts post-première guerre mondiale sont érigés très rapidement dès 1920 - certains étant même construit pendant la guerre. Le monument aux morts devient un phénomène national, comme un objet indispensable aux hommages rendu aux soldats. La réponse au devoir de mémoire des martyrs de la première guerre passe par le monument aux morts. Le message de la mémoire véhiculé par ces monuments, si nous l’analysons sous le spectre de la pensée de Ricoeur s’apparente à une mémoire manipulée. L’état au travers du monument aux morts, par des hommages, des commémorations, emploi la mémoire collective comme revendication d’une certaine identité. Une identité patriote, fière des couleurs de son pays, et des civil qui se sont engagés, qui se sont battus pour leur sol. C’est un très bel hommage certes, mais c’est un devoir d’une mémoire assurée, qui si on l’analyse permet à l’institution de garder les braises chaudes de la mémoire d’une époque ou le contexte géopolitique était bien différent. Lorsque Ricoeur parle de phénomènes idéologiques permettant de légitimer une obéissance envers le pouvoir, on peut constater que la figure du monument aux morts permet à l’institution de faire oeuvre d’une mémoire étatique.

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Les monuments aux morts lorsqu’ils sont accompagnés d’un objet figuratif - comme la statue d’un poilu en plomb par exemple - représentent toujours une stature triomphaliste, un soldat le point levé. On retrouve des symboles particuliers comme une croix de guerre - distinction militaire attribuée aux morts symboliquement. Ce sont des symboles antiques qui sont repris, des trophées, des couronnes de laurier, des palmes111… Autant d’éléments articulant un message précis, celui du patriotisme, celui d’un Etat victorieux, impliquant forcément un vainqueur, et un vaincu. Cette propagation de la mémoire dans toute la France a été institutionnalisée à partir du 25 octobre 1919 avec la loi sur « la commémoration et la glorification des morts pour la France au cours de la Grande Guerre »112, apportant aux communes des subventions pour l’édification de ces éléments de mémoire. Ce processus nous rappel aussi les abus de mémoire de Ricoeur. Par le nombre de monuments aux morts, par leur processus de production qui va à l’encontre du principe même de la mémoire. La mémoire d’un événement est unique, son symbole doit l’être également. Pourtant, le processus de production, à la chaîne, de ces monuments aux morts provoque l’inverse. Leur grand nombre, en ayant un monument aux morts dans chaque commune de France, déplace l’échelle de la mémoire à une échelle locale, on commémore les soldats du cru tombés pour la France. On ne célèbre pas seulement les héros nationaux à Paris par exemple, mais on donne le message que chaque commune de France possède ses héros de la guerre. Pour autant, on banalise la figure du monument par une production qui ne reflète pas les éléments du contexte que l’on souhaite commémorer. Nous l’avons cité, Emmanuel Kattan exprimait cette idée de « L’histoire contemporaine nous amène à reconnaître que le souvenir de conflits passés est souvent source de nouvelles agressions. La mémoire peut comporter des effets néfastes et l’invocation d’un devoir envers le passé vise parfois à faire ressurgir d’anciennes rivalités ou à venger des humiliations passées. »113. Le monument aux morts en est un très bon exemple puisque le processus de deuil - que nous avons évoqué au début de notre étude - permettant de développer une mémoire juste, une mémoire apaisée, n’est pas présent dans ces monuments du fait de l’empressement de leur construction après la guerre.

111

Symbole de sacrifice employés par les chrétiens pour signifier les martyrs.

Oonagh HAYES, « MONUMENTS AUX MORTS », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 22 octobre 2019. http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/monuments-aux-morts/ 112

Kattan, Emmanuel. « 5. Les vertus de l'oubli », , Penser le devoir de mémoire. sous la direction de Kattan Emmanuel. Presses Universitaires de France, 2002, p. 91. 113

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Le mémorial contemporain prend à contre-pied cette figure du monument aux morts, du monument classique, ces premiers monuments commémoratifs. Par sa figure contemporaine, le mémorial contemporain s’apparente plutôt à un contre-monument. James E. Young, professeur linguiste émérite de l’université du Massachusetts - que nous avons déjà cité précédemment dans notre étude - développe cette notion du contre-monument dans plusieurs de ses ouvrages, dont The Stages of Memory114 qui nous intéresse particulièrement ici. Young développe dans son livre cette notion du contre-monument, à travers certains mémoriaux contemporains, dont le mémorial de l’Holocauste de Eisenman, et le mémorial du 11 septembre de Arad. Il fait particulièrement référence au mémorial des vétérans du Viêtnam de Washington conçu par l’architecte sino-américaine Maya Lin pour initier sa réflexion du contre-monument. Maya Lin a marqué la conception de l'architecture mémorielle, en concevant le mémorial des vétérans du Viêtnam en 1982. Pour de nombreux concepteurs, architectes, artistes contrecommémoratifs, l’oeuvre architecturale de Maya Lin fait preuve de référence. Young le dit dans son livre : « Ici, je me suis souvenu que des artistes et des architectes contrecommémoratifs tels que Horst Hoheisel, Jochen Gerz, Esther Shalev et Daniel Libeskind (parmi beaucoup d’autres) m’ont tous dit que la conception de Maya Lin pour le Viêtnam Veterans ‘Memorial (1982) a brisé le moule qui a fait leur propre contre-mémoire possible. »115. Elle a été la première à sortir du carcan du monument conventionnel qui régnait à l’époque. Par sa conception innovante, et la symbolique de son mémorial, elle a apporté une nouvelle vision à ce que peut être une architecture mémorielle. Elle ne crée pas un monument statique et conventionnel, elle crée une expérience de la mémoire. Son souhait était de prendre à contre-pied la genèse conventionnelle du mémorial américain. L’idée d’un mémorial aux victimes de la guerre du Viêtnam - une guerre difficile à oublier pour les Américains - se plaçant dans le National Mall, non loin du Lincoln Memorial, du Washington Monument, du World War II Monument entre autres, représentait un pari singulier. D’où cette idée de créer une oeuvre subversive, par une figure contemporaine. Le concept que Maya Lin défendait était celui de sculpter dans le sol une sorte de cicatrice noire dans le paysage - en total désaccord avec les obélisques et les statues néoclassique qui prédominaient dans le National Mall à l’époque.

114

Young E. James, The Stages of Memory. University of Massachusetts Press. Anglais. 2017.

Young E. James, The Stages of Memory. University of Massachusetts Press. Anglais. 2017. op.cit., p.22 Traduction personnelle 115

71


Fig 17. Mémorial aux Vétérans du Viêtnam, Washington, 1982. Photo : Maya Lin Studio

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L’enjeu du mémorial de Lin était d’articuler la perte sans rédemption, sans formalisation d’une ambivalence autour de la mémoire des soldats américains envoyés combattre et mourir dans une guerre non justifiée. Young raconte que Lin décrivait son mémorial en « imaginant prendre un couteau et découper la terre, l’ouvrir, comme les violences des douleurs initiales qui avec le temps guériraient. »116. L’espace négatif que Lin crée vient accompagner le visiteur en le faisant descendre vers le mémorial. Par le mouvement, le mémorial prend sa force et son sens, c’est le parcours qui définis la mémoire. Young raconte que Maya Lin avait eu une certaine dette envers le monument de E. Luytens, le Mémorial aux disparus de la Somme117 et à celui de G-H. Pingusson, le Mémorial aux martyrs de la déportation118 : « Les deux sont des précurseurs de la « forme négative » réalisée si brillamment par Maya Lin, à la fois préoccupé et articulé de la perte et de l'absence non compensée, représentée par des morceaux de paysage sculptés, ainsi que par la descente du visiteur vers le bas (et vers l’intérieur) dans la mémoire. »119. Par le mouvement du visiteur, Maya Lin articule une nouvelle approche au mémorial. Le visiteur n’est plus simple observateur, il devient acteur de la mémoire.

« Le mémorial est composé non pas comme un monument immuable, mais comme une composition en mouvement, à comprendre lorsque nous entrons et sortons. »120

Young précise que le monument n’est plus fixe et statique, mais qu’il est défini par le mouvement au travers de son espace, c’est une mémoire par la déambulation, qu’il définit comme une « (…) Critique implicite de Maya Lin de l’immobilité statique, de la grandiloquence, de la certitude et du didactisme autoritaire du monument conventionnel. »121. Ce qu’il faut comprendre avec la notion de contre-monument c’est qu’il ne s’agit pas d’une forme d’expression uniquement réservée pour la commémoration d’événements singuliers d’horreurs commise par une nation. Dans notre étude, nous avons retrouvé ce terme de contremonument en parlant des monuments dédiés aux victimes de l’Holocauste.

Young E. James, The Stages of Memory. University of Massachusetts Press. Anglais. 2017. op.cit., p.24 Traduction personnelle 116

117

Mémorial aux disparus de la Somme de Sir Edwin Lutyens, 1924, Thiepval.

118

Mémorial aux martyrs de la déportation de George-Henri Pingusson, 1962, Paris.

Young E. James, The Stages of Memory. University of Massachusetts Press. Anglais. 2017. op.cit., p.22 Traduction personnelle 119

120

Lin Maya, Boundaries. Simon & Schuster, 2006. op.cit., p.4:05

Young E. James, The Stages of Memory. University of Massachusetts Press. Anglais. 2017. op.cit., p.28 Traduction personnelle 121

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Pourtant, cette forme du mémorial n’est pas attachée spécifiquement à la commémoration de ces événements. Young développe ensuite la période de la création du mémorial de l’Holocauste de Berlin. Il était d’abord un simple critique extérieur du processus du concours international de 1995 pour le mémorial de l’Holocauste. Concours, dans sa première version, qui selon lui était un échec cuisant, ce qui apporta beaucoup de débat à l’époque. Selon lui, ce n’était pas tant l’échec de réussir à produire un monument qui importait, mais surtout le débat que ce concours avait soulevé dans la recherche d’une telle mémoire, qui tendait vers un mémorial tant désiré.

« Je préfère un millier d’années de concours de mémorial de l’Holocauste en Allemagne qu’une solution finale à la question du mémorial de l’Holocauste. »122

Une phrase assez provocatrice qui lui aura permis d’intégrer sans le vouloir la seconde version du concours international au mémorial de l’Holocauste de Berlin. Assez cocasse puisqu’il ne croyait pas possible de construire un tel mémorial. C’est bien pour cette raison qu’on lui demandait de participer. Il questionne d’ailleurs dans son livre le rapport entre mémoire et monuments, en citant Sigmund Giedion « Chaque période a l’impulsion de créer des symboles sous forme de monuments (…) qui selon le sens latin sont « des choses qui rappellent », des choses à transmettre aux générations futures. Cette exigence de monumentalité ne peut, à long terme, être supprimée. Il trouvera un débouché à tout prix. »123. Cette approche de Giedion pose la question du monumental dans la création du mémorial. Comment et pourquoi le monumental dans la forme conventionnelle du monument fait oeuvre de tradition en quelque sorte ? C’est une question que Young se pose dans ses réflexions sur le mémorial, et lors du jury au concours du mémorial de l’Holocauste de Berlin, il retrouve l’effet inverse dans la proposition de Eisenman : « Là où le « monumental » avait traditionnellement utilisé sa taille pour humilier ou soumettre les spectateurs, nous pensions que ce mémorial - dans ses formes aux proportions humaines - mettrait les gens sur un pied d’égalité avec la mémoire. »124.

Young E. James, The Stages of Memory. University of Massachusetts Press. Anglais. 2017. op.cit., p.30 Traduction personnelle 122

123

Ibid., p.42. Traduction personnelle

124

Ibid., p.31 Traduction personnelle 74


En ce sens, le mémorial de Eisenman, par l’emploi d’une grille « monumentale » remplie d’autant d’éléments de taille humaine, joue sur la subtilité de l’échelle de l’espace. C’est à la fois un espace très grand, rempli de corridors très resserrés. Ce qui donne au mémorial de Eisenman cette approche contre-mémorielle, c’est vraiment la manière dont il a conçu cet espace de mémoire comme en espace en mouvement, un espace qui a besoin d’être parcouru pour faire oeuvre de mémoire, ce qui rappel le mémorial de Maya Lin.

« Les visiteurs et le rôle qu’ils jouent lorsqu’ils pénètrent jusqu’aux genoux, à la poitrine ou aux épaules dans ce champ de pierres ondulant ne seraient pas diminués par le monumental, mais feraient partie intégrante du mémorial lui-même. Nous espérions que les visiteurs ne seraient pas vaincus par leur obligation de mémoire ici, ni éclipsés par les formes de mémoire elles-mêmes, mais plutôt enjoints à se retrouver face à face avec la mémoire, capables de se souvenir ensemble et seuls. »125.

« Se souvenir ensemble et seul », c’est une idée intéressante que soulève Young, car en effet la forme du champ de stèles, dans leurs dimensions multiples et variées des stèles à la fois individuelles et collectives est une sorte de représentation d’une « mémoire collective » : « l’idée même de « mémoire collective » serait décomposée ici et remplacée par les souvenirs collectés des individus assassinés, les terribles significations de leur mort se multiplient désormais et ne sont plus simplement unifiés. »126. Une autre particularité présente dans le mémorial de Eisenman, c’est la manière dont il est parvenu à articuler le centre d’information dans son mémorial. Rappelons-le, le centre d’information lui a été imposé en 1998 après que la version Eisenman II du mémorial soit acceptée. Un trop d’information qui ne plaisait pas à Eisenman, pour autant d’après Young, il a subtilement intégré les deux espaces en créant à la fois un lieu de mémoire, et un lieu d’histoire. « Nous avons ici un « lieu de mémoire » littéralement soutenu par un « lieu d’histoire », qui est à son tour inversé par la commémoration, et on nous demande de naviguer dans les espaces entre mémoire et histoire pour notre connaissance des événements. Une telle conception rend palpables le Ying et le Yang de l’histoire et de la mémoire, leur interdépendance mutuelle et leurs vertus distinctes. »127.

Young E. James, The Stages of Memory. University of Massachusetts Press. Anglais. 2017. op.cit., p.31 125

126

Ibid., p.32. Traduction personnelle

127

Ibid., p.38-39. Traduction personnelle 75


Young nous le disions est un acteur important de la question du mémorial. Après avoir été jury pour le concours international du mémorial de l’Holocauste de Berlin en 1997, il a été convié cette fois-ci à présider le jury au concours du mémorial du 11 septembre 2001. Il raconte qu’ici, la question était bien différente : « comment commémorer et articuler la perte de près de 3000 vies aux mains de terroristes et en même temps, comment créer un site commémoratif pour la vie et la régénération continues ? »128. L’enjeu était d’allier un espace de mémoire avec un espace de reconstruction, que la mémoire soit capable d’apporter une régénération dans un contexte du Lower Manhattan en pleine effervescence. La décision pour la sélection du lauréat a donc été choisie par ces critères, et c’est le mémorial de Michael Arad qui les remplissait le mieux. Young le définit dans son livre comme étant « un design qui avait à la fois la capacité de mémoire et de reconstruction, un espace à la fois pour la mémoire de la destruction passée et pour la vie actuelle et sa régénération. »129. C’est l’un des éléments qui lie le mémorial de Eisenman et Arad, leur intégration à la ville. Arad voit son mémorial comme une place publique, un acteur à la mémoire, et à la vie publique. Tandis que Eisenman le voit comme un terrain des sens, adressé au public intégré à la ville. Ces deux mémoriaux sont donc des monuments qui sont des formes singulière d’espaces publique. Le mémorial de Eisenman est très présent visuellement, lorsque l’on passe à côté du mémorial, le paysage est empli de ces nombreuses stèles. Pour le mémorial de Arad, c’est le son qui emplit l’espace, le son de l’eau qui cascade dans les piscines prend le dessus sur l’espace. C’est une approche judicieuse de Arad dans sa conception puisque son mémorial ne pouvait pas se permettre de contraindre la vie publique comme celui de Eisenman. Ces mémoriaux ont donc dans leur forme des éléments du contre-monument, inspiré notamment par le mémorial de Maya Lin. L’activation du parcours du visiteur dans la mémoire, l’emprise de l’espace de mémoire sur son contexte, et aussi la nomination. Nous n’en avons pas encore parlé car Young n’a pas été un acteur dans le processus du mémorial de Philippe Prost. Mais, ce mémorial est aussi issu d’une inspiration du mémorial de Maya Lin. À la fois par cette démarche du parcours, de l’enfouissement du visiteur dans le mémorial, que l’on retrouve dans l’Anneau de la mémoire par le processus d’entrée et de sortie, et par la proximité de la nomination notamment.

Young E. James, The Stages of Memory. University of Massachusetts Press. Anglais. 2017. op.cit., p.40. Traduction personnelle 128

129

Ibid., Traduction personnelle 76


La nomination est le principe d’écrire la liste des noms des victimes dans le mémorial. La première personne à justement l’avoir adoptée est Maya Lin dans son mémorial aux vétérans de la guerre du Viêtnam. « C’est un monument commémoratif qui ne vous oblige pas à penser d’une façon déterminée. Il vous oblige à penser ce que vous voulez (…) Le monuments semble vous dire : voilà ce qui est arrivé. Voilà les personnes. Il aboutit à une conclusion personnelle. »130. À la différence du monument aux morts par exemple qui inscrirait « à la mémoire de nos morts » suivi d’une liste des noms des victimes, le mémorial de Maya Lin ne fait que présenter ici là, un à un les noms des victimes dans un ordre chronologique des événements. Aucune inscription ne vous indique comment vous comporter, pourquoi cette liste est présente. Ils sont juste là, alignés, dans la cicatrice creusée dans le sol. Cette nomination, on la retrouve dans le mémorial de Arad. Au-delà de la conception formelle du mémorial, sa conception du mémorial est passée par un important questionnement sur la nomination des victimes, nous l’avons évoqué avec le principe apporté par Arad de « contiguïtés significative ». On retrouve aussi la nomination, par ordre alphabétique cette fois-ci dans le mémorial de Prost, qui donne les noms sans précision de nationalité, ni de grade des 600 000 soldats qui sont tombés dans le Nord de la France pendant la Première Guerre mondiale.Il n’existe pas de définition précise adressée au contre-monument, ou de ce à quoi il représente. Justement par définition, le contre-monument ne ressemble pas à un autre monument. Pour autant, c’est un monument qui prend soin d’intégrer le visiteur dans l’espace de mémoire qu’il crée. Il est actif seulement par la présence du visiteur - Jochen Gerz l’a découvert nous en avons parlé. C’est un monument qui joue parfois entre la relation du plein et du vide pour créer des espaces disruptifs qui sont là pour apporter des expressions de la mémoire. La nomination est un élément que l’on retrouve depuis le mémorial de Maya Lin, dans la figure contre-mémorielle, mais ce n’est pourtant pas un élément indissociable de celui-ci, nous l’avons vu par le mémorial de Eisenman. Le contre-monument est un espace sans message défini, aucune inscription ne vous dit dans quel espace vous vous aventurez, ni quel message doit être transmis, c’est au contraire à vous de vous créer votre mémoire, vous êtes les acteurs de la mémoire.

« Les constructeurs contemporains de monuments continuent à remettre en question la notion même de monument, à donner vie au monument en en soulignant les changements à travers le temps, à inviter les spectateurs à s’interroger sur leur rapport au monument et au souvenir qu’il matérialise. »131 Maya Lin, dans P. McCombs, «Maya Lin and the Great Call of China», Washington Post, 3 janvier 1982, p. F9 130

Young James Edward, Tomiche Anne. Écrire le monument : site, mémoire, critique. In: Annales. Economies, sociétés, civilisations. 48ᵉ année, N. 3, 1993. op.cit., p. 732. 131

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A chacun sa mémoire, récits de ressenti _______________________

Les monuments sont des édifices publics, ils sont bâtis par les institutions pour permettre au public de se plonger dans la mémoire d’un temps, afin de se souvenir. Au fond, le mémorial nous sert à nous souvenir, il remplace l’effort de remémoration en permettant la transmission d’une mémoire lorsque l’on souhaite la recevoir. Le mémorial n’est pas un espace qui est vécu tous les jours, peu ou prou de personnes vont tous les jours sur un mémorial. Nous avons créé des événements, figés des dates, mis en avant des commémorations qui annuellement sont renouvelées. Pourtant entre temps, le mémorial lui ne bouge pas, il nous attend patiemment, afin de nous rappeler, nous faire nous souvenir que notre passé ne s’est pas évaporé, qu’il ne faut pas oublier. Nous l’avons dit plusieurs fois, le mémorial a besoin de visiteurs pour exister, et par la genèse contemporaine, le visiteur devient l’un des acteurs de l’activation de la mémoire. Prenons l’exemple des monuments que nous avons analysés précédemment. Ces monuments, je les ai tous visités à des époques différentes pendant ma période de formation d’architecte. J’ai commencé par visiter le mémorial de Eisenman, à deux reprises, avant et pendant mes études d’architecte. Puis le mémorial de Arad, et enfin le mémorial de Prost dernièrement, à l’occasion de cette étude. Ce que je retiens des visites de ces mémoriaux, c’est l’ambiance que ces espaces de mémoire peuvent créer. Pour une personne non avertis que ces espaces sont des espaces de mémoire, on se rend tout de suite compte que nous nous trouvons dans un espace singulier, un espace différent, ou un comportement doit être respecté. Et cette idée même que l’espace du mémorial serait un espace ou un comportement formaté doit être respecté est intéressante, car parfois l’architecte ne souhaite justement pas apporter cet aspect sacralisant à l’espace qu’il conçoit. Je fais notamment référence à Eisenman en disant cela, car pour lui l’espace de mémoire qu’il crée n’est pas un espace conventionnel, là où le deuil, le silence, le respect sont des indispensables qui doivent être respectés.

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Au contraire, ce que souhaite Eisenman avec son mémorial c’est de provoquer une mémoire singulière, qui est personnelle. Il le racontait dans une interview pour Louisianna Channel à propos du mémorial de l’Holocauste : « Ce que je voulais, je voulais des enfants qui arrivent en bus avec leur classe. Je voulais que le petit garçon de cette classe court dans le mémorial, qu’il joue à cache-cache, qu’il s’amuse dans le mémorial avec ses copains. Et que quand ce petit garçon rentre chez lui, qu’il raconte à son grand-père - qui aurait fait la guerre, ou perdu des proches pendant la guerre - « j’ai passé un superbe moment dans le mémorial de l’Holocauste » (…) Ce que je voulais c’était atteindre ce niveau populaire, qui était important pour moi, que l’enfant ne réaliserait pas ce qu’il disait, ou faisait, et que le grand-père ne réaliserait pas ce que l’enfant disait ou voulait dire »132. C’est ici que l’approche de Eisenman est intéressante, sa vision ne cherche pas à imposer une mémoire, d’un événement horrible, dont il faut absolument se souvenir, et forcer la mémoire. Au contraire, ce que souhaite Eisenman, c’est que lorsque l’on visite le mémorial, on retienne le moment de notre visite. Avoir passé un bon moment, avoir été déstabilisé par l’espace, qu’au fond le visiteur ressente quelque chose dans ce mémorial, pour que dans dix ans, lorsqu’il se souviendra de cette visite, il se rappellera du moment qu’il aura passé, et c’est dans par cette mémoire que la mémoire des juifs assassinés d’Europe continuera d’exister.

« les visiteurs font aussi partie intégrante du monument commémoratif : ce dont nous nous souvenons quand nous visitons un monument, et la façon dont nous nous en souvenons, dépendent beaucoup de qui nous sommes, des raisons pour lesquelles il nous importe de nous souvenir et de comment nous regardons. »133

La mémoire qui vit au travers du mémorial est personnelle, et elle est différente pour chacun de nous. L’architecte, lorsqu’il conçoit un espace mémoriel, il ne conçoit pas le souvenir, il conçoit un espace vecteur de sentiments qui permet la création du souvenir. Mes souvenirs des visites de ces mémoriaux ne s’attachent pas tant aux événements que l’on commémore, ils s’attachent surtout à l’ambiance, à l’espace, au temps qui passe dans le parcours au sein de ces monuments. La mémoire des événements que l’on commémore, je l’ai retrouvé dans les centres d’informations, les musées d’histoire qui juxtaposaient ces mémoriaux.

Eisenman, Peter. dans Peter Eisenman Interview: Field of Otherness, 2020 https:// www.youtube.com/watch?v=Uggl6a1FLng 132

Young James Edward, Tomiche Anne. Écrire le monument : site, mémoire, critique. In: Annales. Economies, sociétés, civilisations. 48ᵉ année, N. 3, 1993. op.cit., p. 741. 133

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Fig 18. La petite fille du mĂŠmorial, 2020. Illustration : Thibaud Parmentier

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Lors de ma visite du mémorial de Eisenman, que j’ai faite pour la première fois en 2012, j’ai été impressionné par la singularité de cet espace. Lorsque l’on aborde ce mémorial, on est attiré par l’envie de s’y aventurer. Les extrémités du mémorial sont animées de personnes seules, ou en groupe. Des personnes qui mangent sur les stèles en profitant du soleil, d’autres qui attendent leurs proches qui déambulent déjà dans le champ de stèles. Dans cet espace de mémoire, il existe une multitude d’histoires qui vivent conjointement dans le même espace qui est identique pour tous, et pourtant qui est vécu de tellement de manière différentes. La déambulation au sein du mémorial n’est pas précise, elle n’est pas dictée par l’architecte. On ne se perd jamais dans le mémorial, on est constamment en vue d’une perspective qui nous indique à quel niveau de la place nous nous trouvons. On ne perd pas son chemin, mais on perd les personnes.

Fig 19. Coupes générale du mémorial, 2005. Photo : Eisenman Architects

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Ce qui nous déstabilise, en plus de l’infinité des angles, des perspectives linéaires, de l’angle des stèles, c’est surtout la topographie du mémorial. La topographie n’est pas régulière, les axes est-ouest (trois premières coupes - Fig19.) ont une légère inflexion dans le sol, progressive, qui se ressent comme si on empruntait une simple rampe. Mais en bifurquant sur l’axe nord-sud (trois dernières coupes - Fig19.), la topographie vient à s’accélérer. Avec une topographie faites de ressaut, nous montons et descendons constamment. Les changements de pentes sont des facteurs déstabilisant, qui ne vous laissent jamais dans un rythme de parcours continu. Le temps, et l’impression du temps au sein du mémorial ne sont jamais identique. Lorsque vous vous trouvez au coeur du mémorial, la hauteur des stèles de plus de 4 mètres absorbe les bruits de la ville ambiante. Quand vous atteigniez le coeur, vous atteigniez la mémoire. Votre parcours a été plus ou moins rapide, votre chemin plus ou moins direct. Lorsque vous vous trouvez au centre du mémorial, dans la partie la plus basse du sol, et la partie la plus haute des stèles, l’espace devient autres. Au début de votre parcours vous étiez entourés par la ville, vous voyiez des personnes, entendiez les voitures. Désormais vous êtes seul, le soleil n’atteint plus le sol, l’espace devient froid, sombre, silencieux. C’est à ce moment que la mémoire peut commencer à s’exprimer.

« Seul avec lui-même, privé d’indications, de lignes directrices privilégiées, de points d’appui perspectifs, le visiteur vit une expérience qu’il suppose logique et ordonnée, mais qui, quand il la mène, se révèle instable et déstabilisante. »134 Pour autant, ici je vous raconte mon expérience du lieu, d’une personne à une autre, le ressenti est différent. Un enfant qui jouerait à cache-cache avec ses amis, ne ressentirait sans doute pas les mêmes sentiments que moi, me retrouvant submergé par l’espace. Et c’est à ce moment que cet espace de mémoire forge son empreinte. Je me souviens de mon expérience par le ressenti du parcours, et les sentiments qui me sont apparu lorsque je parcourais cet espace. Mais cet enfant qui jouait à cache-cache, il se souviendra lui aussi de cet espace, qu’il a parcouru en courant, où il a trouvé ses meilleures cachettes pour ne pas se faire trouver par ses camarades. A chacun son souvenir, à chacun sa mémoire, le mémorial de Eisenman est un espace de mémoire, de mémoire individuelle, sous l’oeuvre d’une mémoire collective, celle des 6 millions de juifs disparus pendant la seconde guerre mondiale.

134

Adachiara, Zevi. dans « Monuments par Défaut : Architecture et Mémoire depuis la Shoah » p. 93 82


Le récit de la mémoire collective, nous le retrouvons par ailleurs dans le centre d’information du mémorial. Dissimulé à l’angle sud-est, le centre d’information s’installe sous le mémorial. On y accède en déambulant dans le mémorial, par deux rampes qui nous amènent à nous plonger dans l’histoire des victimes que nous commémorons sur cet espace. À l’intérieur du centre d’information on retrouve dans un enchaînement de salles les vestiges, les ruines, les témoignages, les éléments physiques qui ont subsisté qui font acte de mémoire pour justifier le récit historique des victimes que nous commémorons. Ces éléments que Halbwachs définissait comme étant les éléments vecteur de la mémoire collective, des extraits temporels que l’on sauvegarde et qui font ressurgir la mémoire de temps à autres. Il est important de distinguer mémoire et histoire, comme nous l’ont appris Halbwachs et Ricoeur, la mémoire est présente dans le mémorial pour nous souvenir, l’histoire est présente dans le centre d’information pour apprendre, et retenir. Pour autant dans ce projet de Eisenman, histoire et mémoire sont liées. L’empreinte de la mémoire est toujours présente sur l’histoire. Ce concept, n’est pas seulement une idée abstraite, au contraire puisque l’empreinte des stèles de béton qui composent la partie émergée du mémorial, se retrouve dans le plafond, de la partie submergée du centre d’information. Le champ de stèles retrouve son empreinte aussi dans le centre d’information.

« Giorgio Agamben insiste sur la différence entre « mémorable », pour le Centre, qui apporte à l’esprit des informations apprises et acquises, et « inoubliable », pour le champ de stèles, ou le souvenir émerge à l’improviste, inattendu, inexplicable, loin de principes rationnels et de causes occasionnelles. »135 Le Mémorial pour les Juifs assassinés d’Europe est une expérience sensible de la mémoire, qui à la fois nous offre un moment de souvenir, un moment privilégié avec la mémoire, et aussi un moment de calme, un moment loin des persécutions et des violences qu’ont subit les juifs pendant la seconde guerre mondiale. Lorsque nous visitons le mémorial, nous ne ressentons pas ces violences, nous n’en sommes pas conscients, nous nous sentons seulement perdus, abandonnés, fragiles. Des sentiments que la communauté juive d’Europe a ressenti lorsqu’ils ont été raflés et emmenés dans les camps. Cette ambiance mêlée aux informations que l’on apprend dans le centre nous atteint, on ne ressort pas indemne après avoir visité le mémorial de l’holocauste. Nombreuses sont les questions qui nous animent lorsque l’on sort du centre d’information et du mémorial, on est choqué, on est abasourdi, et on est marqué. C’est en ce sens, que la mémoire collective dans le mémorial de Eisenman se déploie, et marque les générations à se souvenir, à ne pas oublier.

Pensée du philosophe italien Giorgio Agamben lors de l’inauguration du mémorial en 2005. G.Agamben, « Die ewei Gedächtnisse », Die Zeit, 2005, p.45 cité par A. Zevi dans « Monuments par Défaut : Architecture et Mémoire depuis la Shoah » p. 92 83 135


Fig 20. Maquette du centre d’information et des rampes d’accès, 2005.

Photo : Eisenman Architects

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Le mémorial de Arad apporte une autre approche de l’espace du mémorial. Dès la conception, sa vision du mémorial pour le 11 septembre ne pouvait pas s’apparenter à un espace sacralisé. Célébrer la mémoire des disparus oui, mais oublier la vie, certainement pas. Le contexte de New York, du Lower Manhattan, du Word Trade Center, sont des éléments associés à une ville hyper-active, ou la finance, et le business priment sur tout. Le Lower Manhattan est la partie financière de New York, Wall Street est à deux pas, c’est un quartier important pour New York, et pour l’Amérique. Pourtant, lorsque j’ai visité le nouveau quartier du World Trade Center j’ai ressenti un calme, une sérénité en arrivant au mémorial du 11 septembre. Je suis arrivé depuis l’angle nord, au croisement de Fulton street et de West street. J’ai monté quelques marches et je suis arrivé sous la canopée de boulots de Peter Walker. En arrivant du côté nord, l’alignement des arbres en grille joue avec la perspective. La conception de Peter Walker avait cette idée de briser la perspective latérale créée par le tronc des arbres. En fonction de notre position dans la place, la perspective est différente. Ici lorsque j’ai appréhendé la place, la diagonale des arbres allant vers le premier bassin, ne m’offrait pas une vue directe dessus. Le rythme des troncs brouillait la perception visuelle, le parcours indirect longeant les troncs blanc des boulots m’amenait petit à petit vers une percée dans la canopée. En m’avançant je découvrais un carré, une brume, et un bruit. C’est à ce moment là que je découvrais le bassin de la tour nord. Depuis mon arrivée, en parcourant la place sous la canopée, j’entendais au loin ce bruit constant, qui au fur et à mesure que je m’approchais prenait de plus en plus de place. C’est en découvrant le bassin que j’ai compris d’ou venait ce bruit, en voyant les monumentales cascades ou l’eau venait heurter en choeur la surface de l’eau de la piscine intermédiaire. En arrivant par le boulevard de West street, l’un des boulevards qui longe l’Hudson River qui est très fréquenté par les new-yorkais, j’étais déjà entouré d’un bruit constant, le bruit de l’activité newyorkaise. Pourtant, en arrivant sous la canopée je n’entendais plus le grondement de la circulation, c’était le grondement des chutes qui avait repris le dessus sur la vie active. Je visitais New-York à la période du nouvel an, les températures étaient basses et le vent soufflait. À cette époque, les bassins du mémorial continuaient de s’écouler136, et le vent provoquait une légère brume provenant de l’eau ruisselante du bassin. L’eau qui tombait en cascade vers la piscine intermédiaire s’envolait en même temps vers le ciel par la force du vent. Cet effet naturel m’avait marqué, j’avais l’impression qu’il s’agissait de la silhouette des tours qui s’élevait à nouveau. Le bruit constant des chutes d’eau émettait comme un chuchotement discret, qui ne s’arrêtait jamais. Je n’associais pas ce bruit aux victimes comme le décrivait Arad dans la présentation du projet pour le concours du mémorial j’imaginais plutôt ce bruit comme le bruit du fracas des tours lorsqu’elles sont tombées en 2001. 136

Depuis 2016 les fontaines du bassin du mémorial ne s’écoulent plus en hiver. 85


Fig 21. Bassin des souvenirs, 2020. Illustration : Thibaud Parmentier

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L’ambiance du mémorial que j’ai ressentie était bien différente du mémorial de Eisenman, pourtant on retrouve des sentiments partagés. Au coeur du mémorial de Eisenman, le son est calme, une sérénité s’impose, dans le mémorial de Arad, on retrouve cette même ambiance. Pourtant, nous ne sommes pas seuls, nous voyons les personnes autour de nous, l’espace est ouvert, nous sommes sur une place publique, une place qui n’est pas directement ceinturée de gratte-ciel, c’est comme une percée dans l’urbanisme effréné de New-York. Les chutes d’eau forment ce bruit constant, et l’espace qui est créé par Arad nous transporte dans une sorte de bulle. Le son de l’eau qui surpasse tous les autres vous place à l’écart des autres visiteurs. Vous vous retrouvez seul, dans un espace public ouvert, face à un bandeau de noms tous inconnus, et pourtant pas si étrangers. La mémoire vous imprègne au moment ou vous apercevez ces bassins, que vous contemplez l’eau s’écouler d’abord en cascade, puis ruisselante vers un gouffre sombre, qui semble sans fin. Lors de ma visite du mémorial je n’ai pas ressenti l’horreur, la stupéfaction, l’incompréhension qu’ont pu ressentir les victimes, les familles et les new-yorkais le 11 septembre 2001. J’ai ressenti un calme, une sérénité, un apaisement, le genre de sentiments que vous ressentez quand vous entrez dans une cathédrale et que vous levez la tête vers les voûtes de la nef. Vous êtes à la fois impressionné et respectueux, naturellement vous venez à parler moins fort, à marcher doucement, à contempler l’espace que vous parcourez. C’est cette démarche que j’ai ressentie en visitant le mémorial de Arad. Aucun panneau, aucune inscription ne m’indiquait comment me comporter, mais naturellement je savais que j’étais dans un espace de respect, un espace de mémoire. C’est vraiment le monumental des bassins et de l’espace qui m’a marqué. La taille des bassins vous fait à la fois comprendre l’emprise des tours, c’est gigantesque et en même temps si petit. Lorsque vous regardez un gratte-ciel du bas vers le haut, vous pouvez avoir un vertige, trouver la hauteur monumentale, vous n’arrivez pas à vous représenter la taille de la tour. Pourtant lorsque vous voyez seulement l’empreinte au sol de cette tour, vous retrouvez une dimension presque humaine. Faire le tour du bassin ne représente que quelques pas, cela semble si peu. Le monumental employé par Arad ne cherche pas à écraser le visiteur, il ne cherche pas à nous faire sentir tout petit, au contraire. Même si le mémorial que prévoyait Arad au départ avec les galeries souterraines n’a pas été réalisé, on retrouve un processus de parcours dans le mémorial.

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Le parcours que nous définissions comme un élément important de la figure du contremonument depuis Maya Lin, on le retrouve dans le mémorial de Arad. Le parcours qui nous fait faire le tour des bassins, qui nous amène d’un bassin à l’autre, et qui nous fait déambuler dans cette place publique, cette place de mémoire, de mémoire collective.

« Reflecting Absence a le mérite d’être moderne, il n’a absolument rien de rhétorique ni de spectaculaire : il ne rétablit pas mais évoque, montre la déchirure mais la traduit en lieu de vie »137

Le parcours nous amène aussi au musée du mémorial du 11 septembre. Sorte de centre d’information comme pour le mémorial de l’Holocauste de Eisenman. Néanmoins, ce musée se place dans un autre registre. Conçu par Snøhetta et non pas par Arad, le musée est une expérience où le choc, l’effroi, et l’incompréhension sont de mises. Les vestiges des tours sont exposés, les témoignages minutes par minutes sont dévoilés, et les visages des victimes sont révélés. Un récit de l’histoire « à l’américaine » mais qui ne vous laisse pas de marbre. Malgré le changement d’architecte entre le musée et le mémorial, on retrouve des symboles fort dans la conception. L’emprise des deux bassins est apparente dans la grande galerie du musée, et sous ces bassins, dans des salles fermées, on découvre les victimes de l’attentat. Le gouffre infini que nous apercevions plutôt dans le bassin du mémorial nous amène finalement à la découverte des victimes.

« Dans le projet « Reflecting Absence » de Michael Arad et Peter Walker, nous retrouvons à la fois l’expression nette de l’irréparable perte dans les vides et les formes de vie réconfortantes et régénératrices par les arbres et les bassins. »138

137

A. Zevi, « Monuments par Défaut : Architecture et Mémoire depuis la Shoah » op,cit., p. 176

Young E. James, The Stages of Memory. University of Massachusetts Press. Anglais. 2017. op.cit., p.40. Traduction personnelle 138

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Le mémorial de Prost est encore d’un autre registre par rapport aux deux autres mémoriaux que nous avons vu. Son contexte bien particulier qui le positionne comme une descendance à un processus de commémoration qui s’est développé depuis un siècle, pourrait l’attacher à une conception plutôt formalisée, plutôt conventionnelle. Pourtant, il n’en est rien. La conception de Prost a su sortir de ce carcan du mémorial de la grande guerre, et réinventer le modèle en créant une forme de contre-monument face aux monuments conventionnels. Ce mémorial est le dernier que j’ai visité. Je l’ai visité dans le cadre de mes recherches, une après-midi par temps gris, un temps opportun à une ambiance de commémoration. Perché sur la colline de Notre-Dame-de-Lorette, on aperçoit d’abord la tour de la nécropole de NotreDame-de-Lorette avant d’apercevoir le mémorial. L’Anneau de la mémoire a cette volonté de s’intégrer dans le paysage, laisser à la nécropole l’emprise sur le ciel, pour s’étendre lui sur le sol. On ne distingue pas l’anneau depuis l’extérieur, le mémorial partage une petite route qui accède de part et d’autre à la fois à la nécropole et à l’anneau. Les entrées se font front, mais l’entrée du mémorial se distingue. L’anneau est placé sous une butte, ce qui explique pourquoi on ne peut pas le distinguer depuis l’extérieur. Pour entrer en son coeur, il faut passer dans cette brèche, cette petite allée cintrée de parois qui montent progressivement et qui vous entraînent dans la spirale. Cette brèche est une référence certaine aux entrées des tranchées qui progressivement vous amènent sous terre vers un monde inconnu. Lorsque j’ai pénétré dans l’enceinte du mémorial par cette brèche, j’ai tout de suite compris cette fameuse ronde des hommes, cette idée que Prost avait eu de réunir l’ensemble des soldats tombés dans le Nord pendant la Première Guerre mondiale. L’entrée vous introduit par une extrémité de l’anneau, une fois entré libre à vous de partir à gauche ou à droite. La déambulation n’est pas forcée, elle est libre et simple. Le coeur de l’anneau est planté d’un gazon à l’anglaise, et dans ce gazon se dessine un chemin qui part en arc de cercle de l’anneau vers l’arche formée par le porte-à-faux et la mise en équilibre du mémorial. J’ai décidé de commencer la visite par la gauche, et j’ai directement remarqué la tour de la nécropole que nous apercevions en arrivant. La hauteur de l’anneau est faible, de l’ordre de 3,5 mètres, ce qui permet d’apercevoir les cimes des arbres, le ciel, et la tour. La perspective qui est créée par l’anneau est impressionnante, cet arc qui semble infini déploie en son centre cet éventail de noms qui sont tellement nombreux qu’ils s’apparentent à une texture du métal, comme le seraient les cernes dans du bois. J’ai été impressionné par cette impression des noms qui n’en finissent plus et que l’on ne peut pas voir dans leur globalité. C’est cette impression de vertige de voir autant de noms que Prost souhaitait provoquer. N’ayant pas de famille ayant combattu dans la région, je n’avais pas de but, pas cette envie de retrouver un nom précis parmi cette liste, mais pour autant je me suis laissé porté « au jeu » de la nomination. 89


Fig 22. Transmission de mĂŠmoire, 2020. Illustration : Thibaud Parmentier

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Un à un, chaque panneau plié déploie une liste interminable de noms d’origines riches et variées. Des noms de soldats qui ont combattu et qui sont mort dans cette région, qu’elle leur soit familière ou non. En lisant les noms j’essayais de m’imaginer à quoi ces soldats ressemblaient, quels étaient leur poste, ou ont-ils vécu. Tant d’histoires individuelles que l’on retrouve ici sous un même toit. Des mémoires riches, collectives qui se retrouvent édifiées ensemble. J’ai poursuivi mon parcours à un rythme lent, en effleurant du regard les listes de noms, traversant l’ordre alphabétique petit à petit. Une première percée est arrivée sur mon chemin, comme une pause dans cette liste infinie, nous rappelant ou nous sommes, là ou les soldats ont combattus, ou ils sont tombés. Il faut comprendre que lorsque l’on entre dans l’anneau, la perception est différente, tout comme les mémoriaux de Eisenman et Arad, le son est différent, le calme règne, on entre dans un espace de mémoire qui se place dans une ambiance singulière. Cette première fenêtre sur l’horizon vous rappel donc au paysage, une volonté développée par Arad dans l’étalement horizontal de son mémorial. Ces ouvertures vers le paysage vous sortent brusquement de votre « bulle », vous prenez le temps, vous contemplez le paysage. Comme une volonté de rappeler pourquoi ces soldats se sont battus. Mon objectif en parcourant le mémorial était maintenant d’arriver à la lettre « P » et de découvrir s’il se trouvait des « Parmentier » que je pourrais reconnaître. Bien qu’à ma connaissance je n’ai pas de familles ayant combattu dans la région, peut-être qu’une histoire commune vivait ici malgré tout. J’ai été impressionné par le nombre de Parmentier que j’ai pu trouver. Tous m’étaient inconnus, mais voir autant d’hommes partageant le même nom de famille que moi, qui ont combattus pour leur terre et leur pays, cela vous fait penser qu’à une autre époque, ce nom aurait pu être le vôtre. La nomination qu’a souhaitée Prost dans son mémorial qui a été conçu par Di Scullio permet une lecture aisée de l’ensemble des noms. Tous ont les mêmes dimensions, et seulement par l’origine du nom on peut comprendre une partie de l’historie de ces hommes. L’éventail qui se déploie permet d’intégrer les quelque 600 000 noms, mais il permet aussi une proximité avec les noms. J’ai compris en parcourant le mémorial cette volonté qu’avait Prost de mettre cette liste à taille humaine, permettre aux familles, aux visiteurs, aux badauds un recueillement privé. Cet éventail ressemble à un livre lorsqu’on lui fait face, les pages d’un livre qui se déploie, avec en ses lignes les noms des soldats. Lors de ma visite j’avais en tête les éléments de conception que Prost avait dessinée, mais ce qui m’a touché ce sont les appropriations des familles. Rappelons tout de même que même s’il s’agit d’un mémorial international, cette liste de noms qui parait interminable relate 600 000 histoires singulières, et que derrière chaque histoire peut se trouver une famille. J’ai aperçu des témoignages d’affection sur les parois, sur le sol ou se trouvais certains noms. Une croix dessinée au briquet sur la paroi, un petit chapelet déposé au sol. De petites affections discrètes, qui vous rappellent que vous êtes en présence d’une mémoire qui est collective. 91


Fig 23. Petite croix près d’une des pages de la liste de noms, 2020.

Photo : Thibaud Parmentier

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Des trois mémoriaux que j’ai visités, celui de Prost a été celui qui m’a le plus atteint. L’ambiance n’est pas comparable entre les trois mémoriaux, le mémorial de Eisenman m’avait perdu, je n’étais pas à l’aise, je me sentais fragile. Le mémorial de Arad m’avait laissé bouche bée, j’étais à la fois impressionné et apeuré en imaginant les attentats du 11 septembre. Mais avec le mémorial de Prost, j’étais serein, apaisé, comme si le devoir de mémoire avait été rempli, et qu’une sorte de paix avait été retrouvé. Parmi ces trois mémoriaux, c’est aussi celui de Prost qui me concerne le plus personnellement. Ayant eu de la famille qui a combattu pendant la Première Guerre mondiale, comme beaucoup d’autres, ce mémorial me touche particulièrement. C’était comme un devoir de respect envers mon arrière-grand-père, que je n’ai pas connu, dont on m’a très peu parlé, mais qui fait partie de mon histoire, de l’histoire de ma famille. Au contraire du mémorial de Eisenman à l’inverse, ma famille n’ayant pas subi les persécutions qu’on connu la communauté juive de cette époque. Ou le mémorial de Arad, ou je n’ai pas connu l’horreur des attentats, j’étais trop petit à l’époque pour m’en souvenir. Alors c’est peut-être cette histoire personnelle, cette mémoire collective de ma famille qui m’a le plus touché en visitant le mémorial. Halbwachs aurait donc peut-être raison en décrivant la mémoire collective influencée par les cadres sociaux.

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Une mémoire que l’on sacralise ? _______________________

Toutefois, le mémorial n’a pas toujours fait l’unanimité au sein de la société. Chaque mémorial a connu ses tourments publics, c’est ce qui en fait un programme sensible et compliqué, par son impact sur la société. Le mémorial n’est pas un édifice anodin, vous touchez au sujet de la mort, vous faites mémoire des âmes des personnes décédées, et derrière chaque personne se trouve une famille. Le mémorial n’est pas un cimetière, et il ne doit pas s’apparenter à un cimetière. Le mémorial ne contient pas de dépouilles, on ne retrouve pas d’éléments physique de la mémoire. On regroupe les éléments invisibles, la mémoire de ces individus qui ont en commun un destin tragique. Ce sont ces éléments sensibles qui rendent la conception d’un mémorial complexe. Chaque mémorial a toujours des détracteurs, et c’est normal. Un mémorial qui ne soulève pas de débat est un mémorial trop conventionnel, un mémorial qui n’appelle pas à la transmission intelligente de la mémoire. Young en parlait lorsqu’il avait critiqué la première phase du concours du mémorial de l’Holocauste. Un mémorial qui aurait été accepté et applaudis par tout le monde aurait échoué dans la commémoration de la mémoire. Si on prend le mémorial de Eisenman justement, de nombreuses critiques ont été soulevées. Tout d’abord, le fait qu’il s’agisse d’un mémorial uniquement pour la communauté juive, cela a soulevé beaucoup de débats identitaires. Certains dénonçant une sorte de hiérarchisation des victimes de l’holocauste, en écartant les Tsiganes de la mémoire139. L’écrivain allemand Martin Walser a été l’un des critiques qui s’est fait le plus entendre, selon lui concevoir un mémorial de l’holocauste revenait à instrumentaliser et institutionnaliser la mémoire, à rendre banales et routinières les pires atrocités. D’autres critiques sont apparues sur le revêtement anti-graffiti imposé à Eisenman qu’il ne voulait pas sur son mémorial - qui a été manufacturé par la compagnie Degussa, compagnie co-propriétaire de la Degesch qui avait produit pendant la guerre le Zyklon B pour les chambres à gaz. Le mémorial est rempli de vérité et de contradiction, c’est un élément bâti qui ne cherche pas à dévoiler une vérité absolue. Le mémorial contemporain est édifié par les architectes pour répondre à la question de : comment transmettre la mémoire collective ? Son but n’est pas d’être un édifice instructeur d’une mémoire juste et conventionnelle, au contraire. Son objectif est d’être l’instigateur d’un sentiment de mémoire, créer une ambiance, un espace de mémoire qui transgresse la neutralité ambiante et qui vous pousse à exercer le processus de mémoire.

Critique défendue par l’américain Finkelstein dans « L’industrie de l’Holocauste ». Verso Books. 2000. 139

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Le mémorial comme le disait Eisenman n’est pas un lieu sacré140, ce n’est pas un cimetière, ce n’est pas un sanctuaire. Le mémorial est seulement un espace publique, artistique, architectural qui est édifié dans le but de commémorer une mémoire. Nous avons vu que le mémorial impact de nombreux niveaux de la société, mais il représente aussi un enjeu économique. L’une des particularités du mémorial contemporain, c’est cet attrait touristique qu’il engendre. Les mémoriaux contemporains représentent désormais des oeuvres architecturales, ce sont des édifices singuliers, qui se démarquent et attirent un tourisme de masse. Le mémorial devient comme un monument classique, comme pourrait l’être l’arc de Triomphe par exemple. C’est désormais un incontournable de la ville que l’on vient visiter parce qu’il est connu dans le monde entier. Cette particularité pose question et développe un débat intéressant. Le mémorial en devenant une oeuvre touristique permet à la mémoire de se transmettre à un plus grand nombre. Toutefois, les oeuvres contemporaines ont développé une genèse qui s’affranchit de la note informative, de la plaque commémorative, qui vous indique là ou vous vous trouvez, et pourquoi le mémorial est construit. Cette particularité amène à des singularités dans la pratique du mémorial. Toujours avec l’exemple du mémorial de l’Holocauste, de nombreux critiques se sont insurgés du comportement des touristes vis-à-vis du mémorial. Le mémorial n’est plus un espace uniquement de recueillement, il devient aussi un terrain de jeux. L’artiste Shahak Shapira a nommé et relevé ces pratiques sous le nom de « Yolocaust ». Il regroupe les photos, et selfies des personnes qui développent une attitude jugée « inapproprié », et réalise ensuite un photomontage plaçant les auteurs dans des scènes tirées des camps de concentration. Sa démarche avait pour but de faire prendre conscience aux touristes de l’impact de leur comportement vis-à-vis de la mémoire qui est ici commémorer. Pourtant le principal intéressé, Eisenman, lorsqu’il avait conçu le mémorial, n’allait pas à l’encontre de ce genre de comportements. Il ne les cautionnait pas, mais ne les remettait pas non plus en cause. Pour Eisenman, son mémorial est un espace qui est construit pour provoquer aux visiteurs un sentiment d’appartenance au présent.

« J'ai toujours dit que je voulais que les gens aient le sentiment d'être dans le présent et de vivre une expérience qu'ils n'avaient jamais eu auparavant. Et qui était différente et légèrement troublante. Le monde est trop plein d'informations et voici un endroit sans informations. Voilà ce que je voulais. »141 Eisenman dans Hawley - Tenberg, « Interview with Holocaust Monument Architect Peter Eisenman », op.cit. 140

Eisenman dans Hawley - Tenberg, « Interview with Holocaust Monument Architect Peter Eisenman », op.cit. 141

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Fig 24. Photomontage de l’artiste Shahak Shapira avec les selfies de Yolocaust. 2017. Photo : Shahak Shapira

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Les comportements qui sont relevés dans le mémorial ne sont pas des éléments que l’architecte doit ou peut contrôler. Le principe du mémorial relève de la transmission d’une mémoire collective. Il n’indique ni comment, ni pourquoi cette mémoire doit être transmise, il joue seulement le rôle du messager de la mémoire. Les formes de contre-monuments qui sont apparues ont souhaité réinventer la forme conventionnelle du mémorial, pour être un meilleur reflet de la société contemporaine. Sortir du carcan de l’espace mémoriel hors des villes, encloisonné dans des espaces réservés à la mémoire, ou alors implanté à l’endroit ou les événements se sont déroulés. Le contre-monument s’est implanté lui en pleine ville, là où on ne l’attendait pas, pour relever le défi de transmettre la mémoire, une mémoire collective à tous et pour tous.

________________________ Au fond, l’architecture du mémorial contemporain s’est réinventée au travers du contremonument. Il a su apporter de nouvelles formes d’expression de la mémoire, par la nomination, par la mise en scène du parcours, par la proximité prise par l’architecture avec le visiteur du mémorial. Le but de cet édifice est la transmission d’un message, jouer le rôle de lanterne pour guider la société à travers le temps, être un rempart face à l’oubli de la mémoire des événements tragiques de l’histoire. Dans le mémorial vivent des histoires, beaucoup d’histoires qui sont réunis dans un seul édifice pour les raconter toutes, raconter une mémoire collective. Les apports conceptuels de maîtrise de l’espace négatif et positif dans la création du mémorial ont créé une genèse contemporaine au mémorial. Le contre-monument développe des ambiances nouvelles, des ambiances sensibles qui souhaitent marquer à vif le visiteur. On essaie pas d’implanter une mémoire pré-construite, on marque plutôt l’instant vécu par la visite pour que le visiteur se souvienne du moment qu’il a connu, des sentiments qu’il a ressenti, des souvenirs qui se sont créés. Ce sont les éléments du contre-monument que l’on peut retenir. Ces sentiments je les ai vécus, je les ai retranscrits et ils m’ont marqué lors de mes visites. Au début de mon travail j’insistais sur l’impact des expériences que l’on vit en tant qu’architecte sur notre travail d’architecte par la suite, et je parlais précisément de ces expériences que j’ai vécues en découvrant ces mémoriaux.

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Mes expériences pour autant sont des expériences singulières qui me sont personnelles, et les expériences que chacun peut ressentir dans un mémorial ne sont pas prédéfini et ne devrait pas correspondre à des codes précis. Le mémorial de Eisenman est un très bon exemple de la dissidence qui peut régner dans l’appropriation d’un espace de mémoire. Certains le prendrons comme un terrain de jeux, ce qui offensera d’autres. Pour autant il ne devrait pas exister de code du bon comportement dans un édifice mémoriel. Eisenman le décrivait très bien, son mémorial devait être le canevas de la société contemporaine, si la société décidait de se comporter d’une manière ou d’une autre ce n’était que le reflet de l’état dans lequel la société se trouve, et si l’institution ne remet pas en question ces comportements, alors cela représente le reflet dans lequel les institutions se trouvent. Au fond, le mémorial contemporain est un miroir sur la société.

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Vers une édification hétérogène de la mémoire ________________________ Nous souhaitions répondre à comment l’architecture donne forme et sens à la mémoire au travers du mémorial contemporain. Nous avons découvert le sujet de la mémoire, cette mémoire qui nous est intrinsèque mais qui au final nous est inconnue. De grands penseurs ont réfléchi sur le sujet de la mémoire en apportant hypothèses, réflexions et affirmations. La mémoire que l’on consacre au travers du mémorial est avant tout une mémoire collective. La mémoire collective comme nous l’avons vu avec Halbwachs et Ricoeur est une notion complexe. Halbwachs la considère imprégnée des cadres sociaux aux mémoires individuelles format la mémoire collective. Ricoeur décrit que ce sont surtout les manières dont la mémoire est propagée dans les mémoires individuelles qui les rendent collectives. Ricoeur a tenté de dresser une définition de la mémoire collective grâce à ses « trois-mâts » : une mémoire empêchée, une mémoire manipulée, une mémoire obligée. Son approche thématique rend compte de l’impact institutionnel que représente la mémoire collective en société. La mémoire n’est pas neutre, et parfois la mémoire peut représenter des abus. Les fameux abus de mémoire de Ricoeur, là ou l’on retrouve un peu trop de mémoire d’un événement, et pas assez de mémoire d’un autre. Ces abus permettent de justifier des actions, des politiques, permettant de solidifier la souveraineté et la bienfaisance d’une politique en place. Todorov l’a étudié et a soulevé l’exemple de la victimisation que peut prendre la mémoire rendant la politique mise en place légitime par cette position de victime. Parfois, les abus de mémoire représentent aussi les dernières braises d’anciens conflits que l’on vient commémorer annuellement, pour rappeler que nous n’avons pas oublié. Justement, cette notion de l’oubli est importante. Oublier signifie-t-il un abandon, un crime fait à la mémoire des individus que nous nous remémorons ? Plusieurs auteurs comme Ricoeur, Kattan, Monod ont traité de cette question de l’oubli. L’oubli représente un deuil nécessaire pour une mémoire apaisée. L’oubli comme une mémoire obligée permettant parfois de dissimuler des actions. Ce qu’il est important de retenir, c’est que la mémoire ne s’arrête pas à la fonction du souvenir, d’empêcher un oublier. La mémoire définie par son processus une partie d’oublier, un oubli de réserve et un oubli par effacement de traces. Une parti positive et une part négative de l’oubli qui définissent le rapport que nous entretenons avec la mémoire collective. L’oubli fait donc parfois oeuvre de mémoire, nous oublions mais le mémorial est présent pour nous rappeler, pour nous permet de nous souvenir. Un trop de mémoire n’est pas viable pour la société. Nous ne pouvons pas nous souvenir de tout, un trop de mémoire représente un abus de mémoire. C’est la raison pour laquelle nous peignons, c’est pourquoi nous écrivons, c’est pourquoi nous édifions des mémoriaux, pour nous permettre de nous souvenir. Le mémorial est un programme public, c’est un programme qui répond à un devoir de mémoire. 99


Ce devoir qui nous permet d’apprendre de notre passé, et de ne pas rendre vaines les disparitions qu’elles engendrent. Le meilleur moyen de nuire au totalitarisme, c’est de « refuser de laisser l’oubli terminer le travail »142. Ne pas oublier c’est faire vivre, faire perdurer la mémoire de ceux qui sont passés avant nous. Les mémoriaux représentent cet élément de la mémoire qui permet au souvenir de s’exprimer. Le mémorial conventionnel bâti à la suite de la Première Guerre mondiale prenait le pas du symbolisme, de la figuration, l’oeuvre immuable, monumentale, solide étaient les maîtres mots du monument classique. Le mémorial contemporain s’est affranchi de ces éléments. Maya Lin a été l’une des premières à bouleverser ce modèle du monument classique, lançant une vague de contre-monuments comme une nouvelle genèse du mémorial contemporain. Chacun des mémoriaux que nous avons vu représentent une oeuvre unique, une conception particulière qui joue le rôle de messager de la mémoire. L’espace de la mémoire qui est conçu dans ces mémoriaux est tourné vers le visiteur, l’architecte utilise celui-ci pour transmettre la mémoire. Un mémorial sans public ne peut exister c’est pourquoi le mémorial contemporain, le contre-monument utilise le public par le mouvement, l’architecte conçoit l’espace comme un parcours, comme un morceau de la ville qui vient perturber ses habitants pour faire oeuvre de mémoire. La conception subtile entre l’espace négatif et l’espace positif sont des éléments communs aux mémoriaux que nous avons analysés. Eisenman établis un équilibre instable entre espace positif et espace négatif. Arad met en scène l’espace négatif et le rend vivant par l’eau. Prost se sert de l’espace négatif comme d’une ouverture sur la réalité présente du mémorial. Au fond, la mémoire collective au travers du mémorial s’exprime de manière singulière. Chacune des représentations construites de cette mémoire crée ses propres formes, son expression particulière pour rendre au mieux la mémoire qui lui est convenue de transmettre. La mémoire collective dans le mémorial contemporain elle vit finalement au travers des visiteurs qui la ressentent. Le mémorial contemporain ne représente pas cette mémoire collective que part la présence des individus venu se souvenir, ou simplement découvrir l’architecture. L’architecture n’est plus seulement un intermédiaire à la construction d’une mémoire collective, c’est désormais un acteur à la transmission de cette mémoire collective. Le mémorial contemporain devient une oeuvre architecturale, une oeuvre qui attire un tourisme, crée une économie, et augmente le spectre de la transmission de la mémoire. La mémoire collective n’emploie plus seulement l’architecture comme un média, mais elle se réinvente au travers du mémorial contemporain.

Bouton, Christophe. « Le devoir de mémoire comme responsabilité envers le passé », Myriam Bienenstock éd., Devoir de mémoire ? Les lois mémorielles et l’Histoire. Editions de l'Éclat, 2014, p. 70. 100 142


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Iconographie ________________________

- Couverture / Illustration personnelle - Fig.1 / Plan urbain Tiergarten, Berlin. Dossier Presse, Eisenman Architects. 2004-2005. -

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https://eisenmanarchitects.com/Berlin-Memorial-to-the-Murdered-Jews-of-Europe-2005 Fig.2 / Photographie maquette de concours, Ungers Simon, 1995, reproduite sur https:// www.flickr.com/photos/32215181@N08/4741049156. Fig.3 / Photographie maquette de concours, Marks Christine-Jacob, 1995, reproduite sur https://noomuu.wordpress.com/2017/06/23/memorial-a-los-judios-asesinados-en-europaacto-2o/ Fig.4 / Photographie maquette de concours, Eisenman Peter, 1995, reproduite sur https:// www.jstor.org/stable/30133319?seq=1 Fig.5 / SchĂŠma, Illustration personnelle. Fig.6 / Photographie, Photographie personnelle. Fig.7 / Photographie, Martha Cooper, Steven Kasher Gallery, 1981, impression 2017. http://www.stevenkasher.com/artists/martha-cooper/featured-works?view=slider#19 Fig.8 / Photographie de croquis, Daniel Libeskind, Date inconnue, reproduit sur https:// www.dezeen.com/2013/02/28/architectural-drawings-by-daniel-libeskind-at-ermannotedeschi-gallery/ Fig.9 / Perspective, Daniel Libeskind, Date inconnue, https://libeskind.com/work/groundzero-master-plan/ Fig.10 / Photographie de croquis, Michael Arad, 2001, https://handelarchitects.com/project/ national-september-11-memorial?pagi=north-america Fig.11 / Photographie de sculpture, Michael Arad, 2001, https://handelarchitects.com/ project/national-september-11-memorial?pagi=north-america Fig.12 / Photographie planche de concours, Michael Arad, 2001, https:// handelarchitects.com/project/national-september-11-memorial?pagi=north-america Fig.13 / Photographie, Photographie personnelle Fig.14 / Photographie ancienne, date inconnue, https://archivespasdecalais.fr/Decouvrir/ Chroniques-de-la-Grande-Guerre/Albums/Pelerinage-a-Notre-Dame-de-Lorette/Loffensive Fig.15 / Photographie, Photographie personnelle. Fig.16 / Photographie personnelle. Fig.17 / Photographie aĂŠrienne, auteur inconnu, date inconnue, reproduite sur http:// www.artperformance.org/article-30766444.html Fig.18 / Illustration, Illustration personnelle Fig.19 / Coupe. Dossier Presse, Eisenman Architects. 2004-2005. https:// eisenmanarchitects.com/Berlin-Memorial-to-the-Murdered-Jews-of-Europe-2005 104


- Fig.20 / Photographie de maquette. Dossier Presse, Eisenman Architects. 2004-2005. -

https://eisenmanarchitects.com/Berlin-Memorial-to-the-Murdered-Jews-of-Europe-2005 Fig.21 / Illustration, Illustration personnelle. Fig.22 / Illustration, Illustration personnelle. Fig.23 / Photographie, Photographie personnelle. Fig.24 / Photomontage, Shahak Shapira, date inconnue, reproduite sur https:// www.timesofisrael.com/israeli-german-artist-shames-holocaust-memorial-selfies/

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Titre

Édifiants Souvenirs :

Sous-titre

Le mémorial, monument sensible face à l’oubli

Contexte et enjeux

La société d’après-guerre a été marquée par l’expansion internationale d’interventions mémorielles commémorant des individus et des évènements sous une forme prédéfinie et produite industriellement. Réponse à la commémoration d’évènements tragiques, le mémorial contemporain incarne le messager unique et monumental de la mémoire à travers les époques. Il incarne aussi un reflet de la société contemporaine. Les débats, les questionnement, les comportements qu’il suscite sont des représentations de la société face à son histoire.

Question principale

Comment l’architecture, à travers le mémorial, contribue-t-elle à donner forme et sens à la mémoire collective pour créer un espace singulier ?

Terrain d’étude

Trois projets commémorants des évènements d’époques distinctes, réunis autour du partage de la mémoire : le mémorial de l’Holocauste à Berlin de Peter Eisenman, le mémorial Reflecting Absence à New York de Michael Arad, et l’Anneau de la Mémoire à Alain St-Nazaire de Philippe Prost.

Corpus d’étude

Nous nous intéressons aux publications ayant suivi la livraison des projets de mémoriaux, par leur conception, et par le discours transmis et développé par les architectes. Le développement du processus de conception des projets est étudié pour comprendre les enjeux extérieurs qui s’appliquent à ce type de programmes. Les principes conceptuels des projets sont étudiés par les récits et articles décrivant les projets mis en exergue par les documents produits par les architectes détaillant les édifices. Ces éléments sont analysés sous un regard in-situ, apportant un ressenti personnel aux projets.

Objet de la Ma recherche traite du processus d’élaboration des projets des mémoriaux contemporains, recherche dans leurs contexte socio-politique, en lien avec les enjeux de la mémoire dans la société. Il s’agit d’analyser les procédés conceptuels mis en place par les architectes dans trois mémoriaux contemporains, et comment les architectes développent et défendent leurs idées face aux maîtres d’ouvrages souvent emballés mais toujours en contrôle de l’élément produit.

Etat des savoirs

L’état de l’art de la notion de mémoire, au travers des écrits éponyme sur le sujet, ainsi que des études concordantes de ces ouvrages, mettant en lien mémoire et mémorial dans la quête du devoir face à l’oubli. Des ouvrages de sociologie traitant de la mémoire en société. Des ouvrages historiques questionnant ce rapport universel de mémoire dans la société. Les écrits de James E. Young, critique de la mémoire construite de l’Holocauste et acteur dans la création des mémoriaux contemporains. Des ouvrages et des articles décrivant et analysant les mémoriaux du terrain d’étude. Des interviews des architectes parlant de leurs mémoriaux. Des conférences des architectes divulguant le processus de création du mémorial.

Positionne Développer l’apport des 3 projets dans leur conception et leur rayonnement international sur la transmission de la mémoire, et comprendre comment ces mémoriaux incarnent la notion de -ment

contre-monument. Sont-ils considérés comme des contre-monuments justement ? S’aventurer par le terrain d’étude dans les processus de conception, de l’idée qui fait germe, jusqu’à la réalisation, en passant par les remises en question volontaire, et/ou forcé de la conception. S’intéresser à la réception du public, la mémoire fait-elle l’unanimité, un message unique estil transmis ? Je ne m’intéresse pas seulement aux projets d’un point de vue architectural, mais j’assimile le processus politisé qui accompagne ces programmes qui vont au-delà du spectre de la mémoire, et possèdent des enjeux de société.

Méthode

Analyser le récit de l’édification du monument commémoratif contemporain, pour comprendre comment l’idée conceptuelle répondant au programme du mémorial parvient ou non à traverser les filtres des phases de développement du projet, du concours jusqu’à sa réception. Mettre en évidence les éléments conceptuels fort face à une analyse in-situ et une analyse documentée de la réception, et du sentiment ressenti dans l’arpentage de ces projets. L’objectif serait de parvenir à intégrer des analyses personnelles liées aux analyses purement conceptuelles en apportant des avis, des clarifications, ou bien des ressentis sur le récit que je propose.

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