Mémoire d'architecture sur la paille et sa relation avec l'Homme, à travers l'architecture.

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Quelles perceptions l’Homme a-t-il de l’Architecture

de paille

?

Regard sensible sur l’architecture de paille Rapport entre l’Homme et le matériau

Mémoire de recherche

Novembre 2020

Sarah PARIENTE - AI6

INSA Strasbourg

Page de garde / Christoph Hesse Architects , Strohtherme Pavilion, Allemagne, 2019

(Source : https://www.archdaily.com/936175/strohtherme-pavilion-christoph-hesse-architects)

Quelles perceptions l’Homme a-t-il de l’Architecture de paille ?

Regard sensible sur l’architecture de paille

Rapport entre l’Homme et le matériau

Institut National des Sciences Appliquées de Strasbourg

Sarah Pariente ê Sous la direction de Laurent Reynes ê 02. Novembre. 2020.

[Mémoire de Recherche]
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3 SOMMAIRE / Remerciements ........................................................................................ 6 Introduction ............................................................................................ 7 1. Qu’a évoqué la paille au cours du temps ? ............................................ 12 1.1. Qu’est-ce que la paille ? ........................................................................ 12 1.2. Histoire et symbolique de la paille ......................................................... 14 1.2.1. Figure du développement de civilisations 14 1.2.2. Le monde agricole : du Moyen-Âge à la Révolution Industrielle 18 1.2.3. Image en déclin : de la Révolution Industrielle à de nos jours....................................................... 23 1.3. Les constructions en paille dans nos sociétés modernes ............................ 24 1.3.1. Construire face aux enjeux contemporains 25 1.3.2. La paille face aux préjugés 27 2. Corps et construction paille, une histoire liée ....................................... 29 2.1. Comment construire en paille ? ............................................................. 29 2.1.1. Architecture vernaculaire. .............................................................................................................. 29 2.1.2. Techniques Vernaculaires 30 2.1.3. La renaissance d’un matériau ancien 36 2.2. L’implication du corps humain dans l’architecture paille ......................... 43 2.2.1. Ce que raconte l’architecture vernaculaire sur le corps. 44 2.2.2. La paille, une technique profondément vernaculaire proche du corps 48 2.2.3. La place de l’Homme moderne dans nos constructions 56 3. Paille et Homme : un dialogue sensible fourni ...................................... 64 3.1. Perception : Relation corps-esprit-espace ............................................... 65 3.1.1. Qu’est-ce que la perception ? 65 3.1.2. Le rôle des sens sur notre représentation de l’architecture 68 3.1.3. Expérience architecturale multi-sensorielle .................................................................................... 76 3.2. L’expression architecturale de la paille .................................................. 84 3.2.1. Une architecture qui joue avec l’épaisseur 85 3.2.2. Surfaces façonnées et matérialités 92 3.2.3. Identité de la paille dans les détails 104 3.3. Pourquoi est-on bien dans une architecture en paille ? ............................ 108 Conclusion ........................................................................................... 110 Annexes ............................................................................................... 113
4 Annexe 1 : Schéma détaillé de mise en œuvre de la paille porteuse ...................... 113 Annexe 2 : Questionnaire pour habitants constructions en paille ........................ 113 Annexe 3 : Témoignages architecte paille Hugues Rolland ................................. 117 Annexe 4 : Témoignages de Catherine, habitante d’une maison en paille ............. 120 Annexe 5 : Témoignage d’habitants de ECOTERRA (Strasbourg) ........................ 121 Annexe 6 : Témoignages d’habitant du Making Hof (Strasbourg) ........................ 128 Annexe 7 : Visite et témoignage du chai en paille de Scherwiller ......................... 135 Bibliographie ........................................................................................ 138 Table des Illustrations ........................................................................... 142

1 (200av J-C), http://evene.lefigaro.fr/citation/maison-paille-rit-vaut-mieux-palais-pleure-6195.php

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« Maison de paille où l’on rit vaut mieux qu’un palais où l’on pleure. » Proverbe chinois1

Remerciements

Je tiens à remercier tout particulièrement mon directeur de mémoire, Mr. Laurent REYNÈS, pour sa grande disponibilité, sa qualité d’écoute et les conseils qu’il m’a prodigués tout au long de ce processus d’écriture.

Je remercie également l’ensemble des enseignants de l’INSA qui ont contribué à enrichir mon travail de mémoire et nous ont sensibilisés à de « nouveaux » matériaux peu employés. Parmi eux, je remercie notamment Christelle Gress pour ses conseils pertinents, qui m’ont aidée à recentrer ma réflexion.

Enfin, mes remerciements s’adressent à toutes les personnes qui ont participé de près ou de loin à ce mémoire et qui m’ont permis de mener à bien mon travail. J’exprime enfin ma gratitude aux habitants et usagers de constructions en paille qui m’ont ouvert leurs portes pour me faire partager leurs expériences et me faire avancer dans mes recherches.

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L’architecture est présente partout autour de nous ; elle constitue nos rues, nos quartiers, nos villes ; elle abrite la majorité de nos activités : dormir, manger, travailler, se cultiver, s’évader,… Elle est par conséquent indissociable de notre existence. Elle constitue notre environnement et accueille nos vies. L’architecte Rasmussen, pour illustrer ce constat, compare l’architecture au théâtre : « L’architecte est une sorte de metteur en scène de théâtre, celui qui conçoit le décor de nos vies »2

Néanmoins, l’architecture n’est pas un simple réceptacle inerte, ayant pour seul but d’être fonctionnel. C’est notamment ce que défendait le philosophe Heidegger à propos de la question de l’habitat, à travers son célèbre essai « Bâtir, habiter, penser »3 , où il explique qu’habiter est bien plus que se loger. De manière très succincte, « se loger » suppose de mettre un élément à l’abri, dans un contenant, quand «habiter » illustre plutôt, pour Heidegger, une nouvelle façon de trouver sa place dans le monde, il suppose de se retrouver dans ce lieu, voire de s’y incarner ; il invite ainsi à prendre la pleine mesure des enjeux d’une construction. Cette pensée est notamment rejointe et poursuivie par des auteurs et architectes plus contemporains, tels que Peter Zumthor4, Alvaro Aalto, et Roland Castro lorsque ce dernier évoque « la poétique des gares »5 à respecter, afin que celles-ci ne se transforment pas en de simples lieux utiles et pratiques, de transition. De ce fait, l’architecture doit être mise au service du concept de bâtir, au sens heideggérien, permettant d’habiter un lieu, et non au service de l’idée de construire, qui consisterait seulement à ériger un plan établi. Le Corbusier, en distinguant « la construction c’est pour faire tenir ; l’architecture, c’est pour émouvoir »6, considère ainsi l’émotion comme composante inhérente à l’architecture. Il y aurait donc une certaine expérience sensible et émotionnelle qui émanerait de l’architecture. Pourtant, il est surprenant de constater qu’un assemblage de béton, de bois ou de tout autre matériau, qui crée un espace, pourtant inerte, puisse saisir les sentiments d’un Homme

À différentes époques, de nombreux philosophes et architectes théoriciens7 se sont donc interrogées sur le statut de l’expérience, sur sa subjectivité, et sur ses dimensions multiples, en

2 Rasmussen Steein Eiler, Découvrir l’architecture, Paris, Edition du Linteau, 2002,p.21.

3 Heidegger Martin, Essais et conférences « Bâtir, Habiter, Penser », Gallimard, 1951.

4 Zumthor Peter, Penser l’architecture, Birkhauser, 2010.

5 Castro Roland, Interview, BFM TV, 4 sept. 2019, en réaction au projet de transformation de la gare du Nord

6 Le Corbusier, Vers une architecture, Champs Arts, 1923, p.9.

7 (liste non-exhaustive) Kahn Louis, Silence et lumière, Editions du Linteau, 1996. Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie De La Perception, Tel, Gallimard, Paris, 2009. Pallasmaa Juhani, Le regard des sens, Editions du Linteau pour la traduction française, 2010 Morris David, The sense of space, State University of NY Press, 2004. Crunelle Marc, Toucher Audition et Odorat en Architecture, Scripta Ed.

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Introduction

particulier, depuis le XXe siècle. À cette époque, l’approfondissement philosophique de la notion d’expérience prend un nouvel essor avec l’approche phénoménologique, s’appuyant sur des travaux au sujet de la perception et du corps. Parmi les fondateurs de cette pensée, on peut citer l’auteur, Maurice Merleau-Ponty, dont La Phénoménologie de la Perception est considérée comme son œuvre majeure, et rappel dans ses Causeries8 que « notre rapport avec les choses n’est pas un rapport distant , chacune d’elles parle à notre corps et à notre vie, […]l’homme est investi dans les choses et les choses sont investis en lui ». Par la suite, de nombreux architectes se sont inscrits en continuité de son mouvement : « L’espace architectural est lié à l’homme et à sa perception » 9 , « L’espace est la somme d’une succession de perceptions de places »,10 « C‘est l’homme qui crée et expérimente la sensation d’espace, [...] le produit final dans le processus perceptif est une simple sensation »11

La perception a comme définition initiale et philosophique : « Opération psychologique complexe par laquelle l'esprit, en organisant les données sensorielles, se forme une représentation des objets extérieurs et prend connaissance du réel. »12 . Il semblerait alors que ce phénomène intègre à la fois subjectivité et réalité.

En architecture, cela peut se traduire, de façon plus détaillée, par les étapes suivantes : en premier lieu, les cinq sens. Le professeur Xavier Bonnaud énonce que « Bien avant l’appréciation esthétique, avant l’énoncé d’un jugement, avant la dynamique de l’activité de perception, l’étage sensoriel représente un premier niveau de contact avec le monde extérieur, dans son appréciation la plus concrète, la plus physique et la plus anatomique »13. Ces sens constituent ainsi de véritables médiateurs entre l’être humain et son environnement, et conditionnent, plus largement, notre rapport au monde « notre contact avec le monde se fait à la lisière de l’être à travers des parties spécialisées de la membrane qui nous enveloppe »14 disait Pallasmaa. De cette manière, l’expérience architecturale est indissociable de notre réponse corporelle générale, elle est multisensorielle, comme l’expliquait Franck Vordvarka « nous apprécions un lieu non pas seulement pour son impact sur notre cortex visuel mais également à sa manière de résonner, son ressenti au toucher, les odeurs qu’il dégage »15.

8 Meleau-Ponty Maurice, Causeries, Seuil, 1948, p.4

9 Joedicke Jurgen, Vorbemerkungen zu einer Theorie des architektonischen Raumes, zugleich Versuch einer Standortbestimmung der Architektur , Bauwen + Whonen, September 1968.

10 Ibid.

11 Leonard M., Humanizing Space , Progressive Architecture, April 1969.

12 Selon le CNRTL (https://www.cnrtl.fr/definition/perception)

13 Bonnaud Xavier, L’expérience architecturale, ENSA Clermont-Ferrand, 2014, p.9.

14 Pallasmaa Juhani, Le regard des sens, Editions du Linteau pour la traduction française, 2010, p.11.

15 Vodvarka Franck, Architectural Review Malnar, Sensory Design, University of Minnesota Press, 2005

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Ces réponses sensorielles sont alors par la suite interprétée par notre esprit, notre mémoire et notre imaginaire. Du fait que nos histoires et nos cultures sont, pour chacun, différentes et personnelles, chacune de nos perceptions est alors subjective. Pour Christian Norbert Schultz, « ce dernier point de vue est mis en lumière par le fait que si nous voyons l’objet comme complexe ou simple, puissant ou fragile ou de toute autre manière, cela ne dépend pas seulement des propriétés de l’objet mais aussi de nos expériences passées avec des objets similaires, impliquant une comparaison implicite avec ceux-ci »16 De ce fait « Perception, mémoire et imagination sont en interaction constante ; le domaine de la présence se fond dans les images de la mémoire et de l’imagination »17

C’est plus particulièrement cette étape de compréhension et interprétation des sens qui conduit à notre appréciation des lieux, et, par conséquent, à un sentiment de bien-être ou d’inconfort. En effet, pour Daniel Libeskind, « L’architecture façonne notre monde et influence notre ressenti à la fois mentalement et spirituellement. [...] Imaginez-vous vivre dans un environnement sombre, sans fenêtre, avec rien d’autre qu’un mur blanc derrière vous. Vous vous sentiriez emprisonné, et cela aurait un impact préjudiciable sur votre santé mentale. [...]

L’architecture la plus neutre est souvent la plus agressive. »18

En cela, les espaces d’architecture vernaculaire semblent dotés d’un riche dialogue, plus authentique et rassurant pour le corps, que l’architecture du XXe siècle, en partie issue du style international, comme le relève J. Pallasmaa : « Ce qui manque à nos habitations aujourd’hui, ce sont les interactions potentielles entre le corps, l’imagination et l’environnement. » 19 , «l’architecture des cultures traditionnelles est essentiellement liée à la sagesse tacite du corps, au lieu d’être dominée par la vue et par le concept »20

On semble avoir oublié l’importance de bâtir de façon guidée par le corps et le lieu, comme cela était le cas avec l’architecture vernaculaire. Une large partie des architectures du Mouvement Moderne, du XXème, font plus appel aux performances de nouveaux matériaux, servant à un concept, qu’à nos sens. Sheryl Boyle décrit ainsi le « passage de l’utilisation des matériaux naturels, de l’artisanat et du souci du détail, conçus pour le corps humain, et qui vieillissent avec le temps à de nouveaux matériaux tels que l’acier et le verre qui ne patinent pas

16 Norbert Schultz Christian, Intentions in Architecture, MIT Press, 1966, p.156.

17 Pallasmaa Juhani, Le regard des sens, Editions du Linteau pour la traduction française, 2010, p. 77.

18 Libeskind Daniel, Article « Nous ne devons jamais oublier l’émotion profonde de l’architecture », URBANEWS, Juillet 2015 (https://www.urbanews.fr/2015/07/02/49131-daniel-libeskind-ne-devons-jamais-oublier-lemotionprofonde-de-larchitecture/ ).

19 Pallasmaa Juhani, Le regard des sens, Editions du Linteau pour la traduction française, 2010, p.29.

20 Ibid.

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et qui dissimulent leur processus de construction et, plus encore, la transition d’une expérience architecturale entièrement sensuelle à une expérience seulement visuelle »21

Dès lors, on cherche petit à petit à retrouver ce lien intime qui liait l’homme à la matière, plus profond et authentique que ceux établis avec les ouvrages de béton et de métal. On voit apparaître notamment, avec la réutilisation de la terre dans la construction, un retour à des savoirs faire ancestraux et, en conséquence, une mise en valeur de l’identité et de l’histoire culturelle d’un lieu, qui rassemble des habitants. « Les matériaux naturels disent leur âge et leur histoire, autant que leurs origines et leur utilisation par l’homme »22.

En outre, les enjeux écologiques actuels, auxquels doit faire face le domaine de la construction (ressources limitées, réchauffement climatique, bilan carbone…), poussent, de plus en plus de constructeurs, à revenir vers des matériaux traditionnels naturels. Plus respectueux de l’environnement, ils sont également porteurs d’une nouvelle éthique à différentes échelles, plus raisonnable, plus sobre et tournée vers l’humain.

Pour autant, il ne s’agit pas de construire des huttes, comme on le faisait autrefois, mais plutôt de tirer des leçons de ces constructions afin de les réinterpréter selon le contexte actuel. Des matériaux comme le bois et la terre, qui connaissent déjà une reconnaissance croissante dans le bâtiment, sont aujourd’hui également interprétés de façon sensible, afin de remettre au cœur de la construction, l’homme et ses perceptions : Habiter la Terre, une spiritualité de la création de Jean-Claude Lavigne », Le matériau terre : réalités et utopies par Jacques Vérité et le mémoire d’Aude Magdelaine, Perception sensorielle dans les architectures de pisé .

Pourtant, la terre et le bois ne sont pas les seuls matériaux naturels et vernaculaires, regorgeant d’un fort potentiel émotionnel. Le concours Fibra Award, ayant eu lieu en 2019, témoigne des nombreuses possibilités techniques et plastiques de ce type de matériau, intégrant à la fois une pensée environnementale, économique et humaine. Parmi les fibres végétales ayant été présentées, la paille semble, depuis une vingtaine d’années, tirer son épingle du jeu. Celle-ci présente, en effet, de nombreuses qualités techniques, écologiques et plastiques, en plus d’être disponible dans différentes régions du monde. Utilisée, à différentes époques, par diverses populations et cultures, elle possède de fait un lien intime avec l’homme.

21 Sheryl Boyle, Sensory Readings in Architecture, Centre for sensory studies,2012.

22 Pallasmaa Juhani, Le regard des sens, Editions du Linteau pour la traduction française, 2010, p.40.

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Toutefois, si la filière paille est aujourd’hui une des filières les plus organisées, parmi les fibres végétales, de nombreux écrits23, et projets d’architectures, semblent plus s’intéresser aux performances du matériau comme isolant, qu’à son impact sur l’architecture et sur l’homme.

Ce travail de mémoire sera donc l’occasion de poser la question : « Quelles perceptions l’Homme a-t-il de l’architecture en paille ? ».

En posant cette question sur nos perceptions des constructions en paille, il est permis d'espérer que l’analyse et la compréhension du rapport homme – matériau – architecture permettra de faire évoluer l’architecture en paille, soit en questionnant celle qui prévaut actuellement, soit en lui apportant un nouvel éclairage.

Méthodologie

Il s’agira dans un premier temps de répertorier les différents usages et les images de ce matériau vernaculaire, depuis ses premières utilisations, car ces dernières tiennent une place importante dans l’esprit des bâtisseurs et usagers des édifices en paille, bien que cela soit généralement inconscient.

Par la suite nous aborderons l’évolution de la relation entre le corps humain et l’architecture, depuis les constructions vernaculaires jusqu'aux actuelles, en s’attachant plus particulièrement à trouver la place occupée par les ouvrages en paille et leurs spécificités dans ce processus évolutif.

Enfin, il s’agira de mettre en relation, dans une dernière partie, l'expérience vécue, la place du corps et les perceptions sensorielles dans les architectures en paille, afin de comprendre ce qui nous touche dans ces réalisations, pourquoi "on s’y sent bien", ceci afin de déterminer in fine différents procédés pouvant nous aider à accentuer les émotions générées par ces espaces.

23 (liste non exhaustive) « Concevoir des bâtiments en bottes de paille » d’André de Bouter et Bruce King, « La construction en paille : principes fondamentaux » de Luc Floissac, « La morphologie de l’architecture en paille » de Bérengère Choserot, « La construction en bottes de paille porteuses » de Laetitia Mas

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1. Qu’a évoqué la paille au cours du temps ?

Les expériences du passé permettent d’appréhender le présent et le futur. Ce que le sujet a d’ores et déjà vécu ou auquel il a assisté l’influence et l’aide à percevoir et comprendre le présent. La mémoire et la culture, reliées à l’imaginaire, sont par exemple des éléments constitutifs du sujet qui impactent sa façon de bâtir et de percevoir un lieu, un espace, et plus généralement, déterminent la place de celui-ci dans le monde. « Le présent et l’absent, le proche et le lointain, le ressenti et l’imagination se fondent. Le corps n’est pas une simple identité physique ; il est enrichi par la mémoire et par le rêve, par le passé et le futur »24 .

1.1. Qu’est-ce que la paille ?

Au XIIe siècle, le mot désignait une «balle [ou botte] de diverses céréales»25, un peu plus tard il a désigné la "tige entière de céréales dépouillée de son grain"26. À présent, il s'agit plus généralement de la tige (ou la partie tubulaire), coupée et sèche, de graminées diverses. Cette tige est située entre la racine et l’épi portant les grains (cf. Figure 1).

On distingue paille et foin de par leur composition et leurs usages. Le foin est constitué à partir de la tige mais également des grains ; il est destiné aux animaux ; en comparaison, la paille est pour sa part séparée des grains ; elle est destinée à un plus grand nombre d’usages, en plus de son utilisation animalière et agricole, (construction, mode, design,…).

Il existe presque autant de types de pailles que de graminées dans le monde ; ces dernières sont soit issues de l’agriculture soit récoltée à l’état sauvage, selon leur origine Ainsi, il est possible de trouver des tiges sèches de blé, de seigle, d’avoine, d’orge, de miscanthus, de lavande, de houblon et de roseau

Selon les graminées, la tige varie ; elle est creuse dans le cas de l’avoine ou de l’orge et pleine pour le blé dur, le maïs et le sorgho.

Bien qu’il soit possible de mettre en balles toutes sortes de pailles et d’herbes et de les employer pour la construction, le matériau le plus utilisé reste la paille issue de céréales.

24 Okakura Kakuso, Le livre du thé, Ed. Philippe Picquier, Arles, 1999, cité dans Pallasmaa Juhani, Le regard des sens, Editions du Linteau pour la traduction française, 2010, p.52.

25 Source : CNTRL (https://www.cnrtl.fr/etymologie/paille)

26 Source : CNTRL (https://www.cnrtl.fr/etymologie/paille)

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D’un point de vue technique, la structure creuse de la paille la rend résistante à la traction, bien plus que les bois résineux, et lui procure un bon pouvoir isolant (cf. Figure 2). Ces propriétés sont néanmoins moins intéressantes pour la construction que celles des bottes elles-mêmes ou des caractéristiques issues d’un mélange terre paille. En effet, dans ces cas-ci, les performances structurelles et thermiques sont nettement améliorées par l’utilisation d’un liant ou suite à une compression de la matière

D’un point de vue chimique, la paille est composée de cellulose, d’hémicellulose, de silice et de lignine. Selon la plante et le climat dont elle est issue, les proportions de ces composants varient et lui apportent des propriétés spécifiques (cf. Figure 3). La cellulose confère à la plante son élasticité et sa structure; l’hémicellulose lie les fibres de cellulose, la silice procure à la paille, lorsque son taux est élevé, une bonne résistance au feu et à la pourriture ; la lignine assure une rigidité, une imperméabilité à l’eau, une résistance à la décomposition ; de plus elle amalgame l’ensemble des composants.

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Figure 1 : Décomposition du blé, Köhler. (Extrait de Franz Eugen Köhler, Köhler's Medizinal-Pflanzen in naturgetreuen Abbildungen mit kurz erläuterndem). Figure 2 : Structure de la paille, Genton Aude. (Extrait de Bounoure Guillaume, Genevaux Chloé, La paille dans l’architecture, le design, la mode et l’art, page 12)

1.2. Histoire et symbolique de la paille

Une fois connue la définition scientifique d’un brin de paille, que représente la paille dans l’imaginaire populaire ? À quoi pensions-nous avant et à quoi pensons-nous maintenant à l’évocation du terme « paille » ?

Depuis la nuit des temps la paille est, en effet, l’une des plus fidèles alliées de l’homme. Selon les époques et les cultures, celle-ci a revêtu de bien nombreuses images, de l’essor des premières civilisations, au monde agricole actuel en passant par la maison des trois petits cochons. Notre rapport au matériau « paille » n’a cessé d’évoluer au cours des siècles.

1.2.1. Figure du développement de civilisations

La paille a été employée par l’homme de tout temps et sur tous les continents, de l’Égypte Antique à la Chine, en raison de sa grande disponibilité et de sa grande variabilité. Lorsque l’homme vivait essentiellement de cueillette, de chasse et de pêche, la paille était essentiellement issue d’herbes sauvages séchées. L’usage de ce matériau s’est plus largement répandu à l’apparition de la culture des céréales. La découverte de l’agriculture va révolutionner l’humanité, en la rendant sédentaire et en donnant une place prépondérante aux céréales dans son alimentation. Les grains issus de cette culture étaient prélevés et conservés afin de constituer des réserves pour assurer une alimentation abondante; la tige restante (autrement dit la paille) était de son côté utilisée pour de divers usages, tantôt agricoles, pour le paillage (Fig. 4), comme

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Figure 3 : Composition de la paille selon le type de céréale, Bigland Prichard, 2005. (Extrait de De Bouter André, King Bruce, Concevoir des bâtiments en bottes de paille, p.26).

support de culture sur sols pauvres, comme matériau de construction pour des habitations27 ou pour la confection de vêtements ou d’objets tels que des ruches, chapeaux, cape, chaussures

Au Japon et en Amérique du Nord, par exemple, les populations se protégeaient des intempéries grâce à des capes et à des chapeaux de paille.(Fig. 4).

L’agriculture étant devenue la base des premières civilisations, celles-ci dureront le plus souvent en fonction de leur faculté à produire suffisamment pour nourrir et approvisionner l’ensemble des populations, que ce soit par le biais de techniques agricoles ou de systèmes d’approvisionnement

L’essor de grandes civilisations31 d’Europe et du Moyen-Orient a ainsi été permis par la constitution de réserves abondantes pour les populations. La civilisation romaine fut, notamment, un des plus brillants exemples de l’Antiquité et même de l’Histoire sur ce sujet. La place vitale des céréales dans la vie de nombreux peuples ne pouvait que doter ces végétaux d’un caractère hautement sacré et, souvent, d’un statut divin. De ce fait, on les retrouve fréquemment dans de nombreuses religions : en Égypte32, Osiris, un des dieux majeurs du panthéon égyptien, était connu pour avoir créé le blé et inventé l’agriculture ; les paysans faisaient également des offrandes au dieu Nepri33 (personnification du grain de blé) le premier

27 Cf. Partie 2.

28 Source image : Ets Thierart, La paille dans l’architecture, le design, la mode et l’art.

29 Source image : Locqueville Céline, Le jardin des Petites Ruches

30 Source image : Sheriff Curtis Edward, The North American Indian, 1913.

31 Gleizes Jean-François, Le bonheur est dans les blés, L’aube, 2011 (https://www.youtube.com/watch?v=rO1mM0Mj-q8)

32 Birlouez Eric, Céréales et Civilisations, Agromag n°43, (http://ericbirlouez.fr/index.php/activites/articles/48cereales-et-civilisations).

33 http://museum.agropolis.fr/pages/expos/egypte/fr/dieux/index.htm

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Figure 4 : (à gauche) Paille utilisée comme litière28, (au centre) une petite ruche en paille29, (à droite) un chapeau de paille porté par une indienne Quinault en Amérique du Nord30.

jour des moissons ; dans l’Empire romain34, toutes les plantes cultivées étaient désignées sous le nom générique de cerealia, c’est-à-dire les plantes de Cérès, tiré du nom de la déesse des moissons. Il existait également d’autres divinités, une trentaine en plus, à chaque étape de la vie et de l’utilisation des céréales, et qui protégeaient différents éléments relatifs à l’agriculture tels que le blé, l’épi, le nœud, le labour, le hersage, le vannage, etc.

À côté de ces divinités d’autres étaient aussi invoquées pour assurer la pérennité des récoltes, comme la déesse de la chance Fortuna, portant la cornucopia (ou corne d’abondance) Chez les peuples d’Amérique centrale35 (Mayas, Aztèques…) comme chez les Incas des Andes et certaines tribus indiennes du nord du continent, c’était le maïs qui représentait beaucoup plus qu’une ressource alimentaire. Cette céréale avait acquis un statut de plante sacrée et était présente dans de nombreux mythes.

La paille, dans les sociétés où elle provenait de l’agriculture, a donc été, dans un premier temps, rattachée à un symbole de prospérité, d’abondance et d’assurance de vie qu’incarnaient les céréales dont la paille était issue. Le blé, par exemple, représentait tout à la fois la vie qui renaît, la fécondité et l’abondance, le bonheur et la prospérité ; sa couleur jaune d’or renforçait l’analogie du « blé » avec la monnaie, courante dans le langage populaire. Mais d’autres céréales prétendaient elles aussi au même degré de richesse symbolique. C’est le cas du riz, considéré en Asie comme un cadeau des dieux aux hommes : les Védas36 (textes sacrés de l’hindouisme) le désignent comme « le Fils du ciel qui ne meurt jamais ». De ce fait, les céréales étaient régulièrement célébrées et leurs représentations accompagnaient les Hommes à chaque étape de leur vie. L’importance du riz dans l’alimentation explique l’ampleur (quatre journées) et l’exubérance avec laquelle est célébrée Pongal37, la fête annuelle de la récolte du riz. Le riz était également omniprésent dans les cérémonies et les rituels hindous, notamment sous forme d’offrande aux divinités. Lorsque la jeune épouse entre pour la première fois dans la demeure de son mari, le seuil de la maison est recouvert de grains de riz annonciateurs du bonheur à venir. Un autre rite consiste, entre dix et trente et un jours après un décès, à offrir au défunt des boulettes de riz pour le nourrir ; cela lui confère le statut de pitri38, c’est-à-dire d’ancêtre bienveillant envers les membres de la famille. De la même façon, en Egypte, où le blé et l’orge étaient cultivés, les

34 Birlouez Eric, ci-dessus.

35 Birlouez Eric, ci-dessus.

36 https://www.universalis.fr/encyclopedie/cereales/3-cereales-et-civilisations/

37 Birlouez Eric, Céréales et Civilisations, Agromag n°43, (http://ericbirlouez.fr/index.php/activites/articles/48cereales-et-civilisations).

38 Birlouez Eric, ci-dessus.

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tombes des dignitaires de l’Egypte antique étaient ornées de magnifiques peintures et gravures représentent des scènes de labour, de semailles, de moissons…

L’exemple le plus frappant est constitué par les parois du tombeau d’Ounsou, richement décorées de fresques (Fig.5).

Par leur présence sur la pierre, ces séquences de la vie paysanne étaient censées se poursuivre dans l’Au-delà et assurer ainsi la nourriture du défunt.

Si dans certaines sociétés, prélevant plutôt la paille à l’état sauvage, le matériau ne porte pas une symbolique aussi forte et n’est pas autant célébré, il occupe cependant une place prépondérante dans leur mode de vie. Une population d’Indiens au Pérou emploie à la fois la paille de roseau pour construire des habitats et pour se nourrir, car l’intérieur de la tige est transformé en farine ou mangé comme un légume. De la même façon, pendant plus de 5 000 ans dans les deltas du Tigre et de l’Euphrate, des villages en paille de roseaux ont fait partie du paysage de cette région, et cette tradition tente d’être maintenue encore aujourd’hui (Fig.6)

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Figure 5 : Fresque « La récolte et la préparation du sol » de la tombe d'Ounsou, musée du Louvre, France (Christian Décamps, Musée du Louvre,2008)

Au fur et à mesure du développement de certaines civilisations, principalement en Europe et en Amérique du Nord, une division de la société s’est établie, de même qu’en France. On distingue alors dans ces sociétés médiévales, trois principales catégories : Les Oratores (ceux qui prient), les Bellatores (ceux qui combattent) et les Laboratores (ceux qui travaillent). C’est à travers cette dernière catégorie que la paille a pu conserver une image florissante et est véritablement devenue une incarnation du monde agricole.

a) La période des moissons

Même bien après l’apparition de l’agriculture, la culture de céréales a donc longtemps continué à donner lieu à de nombreuses célébrations, tant religieuses que païennes, notamment lors des moissons. Dans toutes les cultures, les moissons manuelles représentaient un grand travail collectif, les tiges étaient coupées à la faux ou à la faucille, puis ramassées et rassemblées en fagots. Des brins servaient à lier les gerbes, ensuite empilées en meules. Une fois sèches, les céréales étaient battues au fléau pour séparer les grains de la paille. Pour ces raisons, les moissons incarnaient donc un moment de grande effervescence dans le monde paysan, et elles étaient souvent accompagnées de fêtes et rituels à la fin des grands travaux de récolte, permettant de célébrer dans l'opulence les greniers à nouveau remplis (Fig.7 et 8).

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Figure 6 : Maisons flottantes en roseaux en Irak (https://maison-monde.com) 1.2.2. Le monde agricole : du Moyen-Âge à la Révolution Industrielle

Le bouquet de moisson39 est notamment un beau témoignage de ce temps fort d’autrefois. Il s’agissait d’un bouquet sec en tiges tressées ou liées entre-elle, de manière à composer un élément central (tige, tronc, cercle, losange, carré ou vide) autour duquel s’articulait un décor, qui laissait éclore les épis sur les bords, vers l’extérieur. Il était généralement composé de tiges de blé ou d’orge, ramassées encore vertes, juste avant la période des moissons. Une fois tressé, le bouquet pouvait éventuellement être orné de rubans ou de fleurs séchées. Il est frappant de constater que cette tradition s’est perpétuée jusqu’à nos jours dans les régions céréalières comme la Beauce, le Nord de la France et en Angleterre.

39 https://www.objetsdhier.com/bouquet-de-moisson-1268

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Figure 7 : A gauche : Peinture « Le retour des moissons » de William Bouguereau au XIXe siècle ; à droite : Poupées paysannes du musée de l’art populaire biélorusse (Vera Gauryluk Brest, 1979). Figure 8 : A gauche : Peinture de la période des moissons d’Abel Grimmer, 1607 ; à droite : bouquet de moisson XXe (Phot. Thierry Depagne/coll. S. Bedhome/Musée de Vassogne)

Parmi les célébrations populaires liées à la paille, datant de l’époque médiévale, l’une d’elles a longtemps perduré : celle de « L’ours en paille ». Dans de nombreux villages d’Angleterre et de pays de l’Europe de l’Est (Pologne, République Tchèque, Autriche,…), des hommes costumés en ours de paille défilaient dans les rues, généralement entre le mois de novembre et janvier. Ces costumes permettaient de représenter l’homme sauvage dompté par les villageois civilisés, et cette procession s’accompagnait, le plus souvent, de musiciens et de danseurs (Fig.9).

Au Japon, la rude vie paysanne était animée par d'innombrables fêtes tout au long de l'année, telles que les cérémonies de reconnaissance envers les Kami, protecteurs de la culture du riz. Les réjouissances les plus importantes se déroulaient lors du repiquage du riz ; durant cet événement, sept hommes de paille à la tête de bois étaient disposés sur un bateau avec des offrandes de nourriture et de saké, accompagnés par de la musique, ils étaient poussés à la mer afin d’emporter loin des terres les esprits malfaisants.

b) Ancrage d’un mode de vie, d’une culture, d’une croyance

La tige d’un brin d’herbe récoltée par l’homme peut, une fois transformée, revêtir de multiples formes et avoir de nombreux usages. Ainsi, dans de plusieurs régions du monde (Chine, Biélorussie, Italie,…) la paille représentait un matériau à portée de main et recelant un fort potentiel créatif. Constituant un sous-produit de l’agriculture, ce qui n’était pas utilisé à des fins agricoles pouvait donc l’être pour de multiples autres emplois (objets sacrés, objets utilitaires, jouets, ...). Déjà, il y a 10 000ans, la paille était tressée pour créer des objets de vannerie, le plus

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Figure 9 : Célébration de l'ours en paille. (Source :Le Whittlesea Straw Bear Festival)

souvent des paniers40. C’est pourquoi, on retrouve également dans l’art des Celtes de nombreux bijoux et miroirs rehaussés de décors géométriques, directement inspirés par la vannerie

La grande diversité de graminées qui se sont développées dans les différentes régions du monde offre ainsi de nombreuses possibilités de transformation de la paille et en fait de la sorte , pendant longtemps, « un matériau au centre de l’art culturel de certaines populations, comme en Biélorussie »41. En effet, l'artisanat biélorusse s'est notamment développé en utilisant les matériaux offerts par la nature et dans un pays aux traditions rurales fortes, le travail de la paille est devenu typique dans ce pays. Le matériau y est par exemple utilisé pour créer des poupées, des animaux, ou bien des mobiles (Fig.10), pouvant faire partie de rites populaires ou, pour la plupart, incarnant des symboles de divinités protectrices. Aujourd’hui encore, le travail de la paille dans ce pays reste très populaire, et les enfants y sont parfois même initiés à l’école.

Au Japon, jusqu'à l'introduction massive des objets manufacturés en série, relativement récente, après la Seconde Guerre mondiale, les sociétés paysannes ont fabriqué tout ce dont elles avaient besoin dans la vie quotidienne, avec des matériaux pris dans leur environnement, tels que la paille de riz. Celle-ci était le plus souvent destinée à fabriquer des tatamis, revêtant les sols dans les habitations nippones et les temples. On retrouve également des décors sacrés en paille de riz

41 https://www.petitfute.com/p181-bielorussie/guide-touristique/c47777-arts-et-culture.html

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Figure 10 : Objets d'art en paille (Source: Musée de l'art populaire biéloruse , Raubichi). 40 Bocquet A., Berretrot F., Le travail des fibres textiles au Néolithique récent à Charavines (Isère). Tissage, Corderie, Vannerie, 1989.

comme devant la porte du sanctuaire shinto d’Izumo-taisha, où une importante corde « Le grand Shimenawa » délimite l’enceinte sacrée.

Si la paille de riz a désormais été majoritairement remplacée par des matériaux plastiques et le bois, sa place prépondérante dans la culture japonaise lui vaut aujourd’hui un festival « Wara Art Festival42 », durant lequel des sculptures géantes sont réalisées, sur les champs, après la récolte du riz, devenant de ce fait une nouvelle tradition et célébration contemporaine. Outre une simple vocation d’objet utile ou représentatif d’une croyance, la paille était également ancrée dans la culture populaire japonaise à travers certaines histoires. Le conte « Warashibe

Chōja »43 (littéralement paille millionnaire) relate, par exemple, comment un pauvre homme devient riche, par le moyen d'échanges successifs à partir d'un brin de paille, et témoigne donc bien de l’importance accordée, par le monde paysan japonais, à la paille, en tant que moyen de s’élever.

(source

La paille, de manière générale, a par conséquent longtemps représenté le monde agricole et ses modes de vie à travers divers objets utilitaires, populaires et au travers de contes et histoires. Les nombreuses possibilités artistiques que le matériau offre et qui lui permettent de réaliser des ouvrages d’une extrême finesse, lui accordent également une place dans le domaine du sacré, où, du Japon jusqu’en Europe, les marqueteries et broderies de pailles ont pu orner des éléments de temples ou églises.

Toutefois, ce statut de la paille va considérablement évoluer dans certaines régions du monde et certaines cultures, lors de la Révolution Industrielle.

42 https://www.demotivateur.fr/article/au-japon-des-animaux-geants-en-paille-envahissent-les-champs-apres-la-recolte-duriz-11573

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Figure 11 : Objets japonais en paille de riz : Noriko Kamachi, Culture and Customs of Japan, Greenwood Press) 43 Hayao Kawai, Dreams, Myths and Fairy Tales in Japan, Daimon, 1995, p.39.

1.2.3. Image en déclin : de la Révolution Industrielle à de nos jours

L’image du monde agricole, à l’heure de la révolution industrielle et de l’exode rural, a connu un fort déclin, impactant, dans sa chute, l’image de la paille avec elle.

La révolution industrielle fait basculer une société à dominante agraire et artisanale vers une société commerciale et industrielle. Les nouvelles découvertes réalisées à la fin du XVIIIème siècle, telles que la machine à vapeur, provoque, au cours du XIXème siècle, une mécanisation de l’agriculture. Cela entraine un manque de travail pour beaucoup de paysans et, par conséquent, un appauvrissement de la population rurale agricole ; parallèlement le domaine de l’industrie connait un large boom.

La révolution industrielle bouleverse, en effet, les modes de production ; ces derniers se modernisent et permettent de produire plus rapidement, à un faible coût. Ainsi de nombreuses usines voient le jour, principalement en Europe et en Amérique du Nord. Parmi elles, beaucoup s’installes à proximité de mines de charbon ; le métal connaît alors son apogée. L’amélioration des techniques de sidérurgie conduisent alors à la création de nouveaux matériaux et au perfectionnement de ceux existants. On peut citer par exemple le fer, la fonte et l’acier, produisant, au fur et à mesure, des éléments standardisés de structure ou de mécanique. La brique connaît également des changement ; le béton n’apparaît lui qu’à la fin du XIXème siècle sans être autant reconnu qu’actuellement.

Les matériaux métalliques dessinent alors nos villes, nos habitats et nos objets du quotidiens. La région de Sand Hills, au Nebraska, en est un exemple probant. Alors que dans les années 1880, les colons arrivés sur les lieux n’eurent pas d’autres choix, que d’ériger des abris à partir de bottes de paille issus de leurs productions, faute d’autres ressources accessibles. La technique, qu’on appela par la suite, technique Nebraska, a ainsi connue son apogée jusque dans les années 1920, où églises, maisons et écoles virent le jour. Toutefois, le développement croissant des voies ferrées dans le pays, couplé aux nouveaux matériaux (métal, ciment, ...) ont engendré un désintérêt progressif pour la paille, en partie car elle portait avec elle une image de pauvreté et de rudesse.

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De la même façon, en France, les deux guerres mondiales ont eu pour effet l’interruption de l’expérimentation dans le domaine de la paille, initié dans les années 192044, ainsi que la disparition de la majorité des détenteurs des savoir-faire nécessaires à ces constructions. La période de reconstruction a ensuite porté un coup fatal à ce secteur : en favorisant le développement de connaissances et de filières relatives au métal et au béton

Dès lors, la paille a conservé, durant toute cette période, un lien fort avec le monde agricole, ce qui lui a, par conséquent, valu l’image peu glorieuse d’un matériau archaïque et rudimentaire. Ces connotations péjoratives se retrouvent, par exemple, dans un certain nombre d’expression45 française, apparaissant à cette même époque. Parmi elles on peut notamment citer : « Feu de paille », signifiant « de courte durée », tirant son origine de l’idée reçue que la paille est un élément qui se consume de façon très rapide. L’expression « être sur la paille » signifie « dans la misère », elle fait référence aux lits en paille, symbole de la pauvreté, des choses qui ont peu de valeur. Enfin « hacher de la paille » représente une mauvaise prononciation, ou le fait de parler un langage rude, incompréhensible, et tire, une nouvelle fois, son origine du langage des personnes de la campagne de l’époque.

1.3. Les constructions en paille dans nos sociétés modernes

Comme bon nombre de techniques traditionnelles, la paille a été progressivement supplantée par des techniques de construction industrielles, plus modernes. Néanmoins, depuis une trentaine d’années, la paille revient lentement et timidement sur le devant de la scène. Petit à petit, elle renverse son image de matériau démodé et « pauvre » en faveur d’une image de matériau écologique, local et communautaire.

44 Le plus vieux document concernant les constructions en bottes de paille, est français, est un article de la revue « Science et Vie », datant de 1921, sur la maison conçue par M. Feuillette à Montargis .

45 http://www.linternaute.fr/expression/langue-francaise/16562/feu-de-paille/

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Figure 12 : Industrialisation massive, panorama sur les usines sidérurgiques dansl'Ohio, en 1910. (Haines Photo Co., Library of Congress Prints and Photographs Division Washington, D.C.)

Quels facteurs ont donc participé à l’évolution de notre rapport à la paille ? Cette nouvelle approche est-elle partagée par tous ? Et dans quel contexte s’inscrit le retour de ce matériau dans le domaine de la construction ?

1.3.1. Construire face aux enjeux contemporains

Comme nous l’avons vu, la paille a été longtemps délaissée, voire oubliée, au profit de matériaux plus modernes, aux performances inédites et nouvelles. Toutefois, le premier choc pétrolier, dans les années 1970, a généré un profond changement dans notre rapport à l’environnement et aux ressources disponibles. Une première prise de conscience écologique s’est produite dans une partie de la population : les besoins en matières premières demeurent croissants et les ressources non renouvelables diminuent petit à petit. Dès lors, il est nécessaire d’apprendre à se satisfaire autant que faire se peut des matériaux que nous avons sous la main pour bâtir. « La technologie réellement appropriée est la technologie que les gens ordinaires peuvent utiliser dans leur propre intérêt et l’intérêt de leur communauté et qui ne les rend pas dépendant d’un système sur lequel ils n’auraient aucun contrôle. »46

Ainsi, dans les années 1980/1990, le modèle de standardisation de la construction est remis en question, et l’intérêt pour les matériaux bruts ou peu transformés connaît un nouvel essor. En effet, la prise en compte de la sobriété énergétique, depuis le début du cycle de vie d’un bâtiment jusqu’à sa fin de vie, engendre le réemploi de matériaux vernaculaires, tels que la pierre, la terre crue et les fibres végétales. « L’idée n’est pas de répéter des styles traditionnels, mais plutôt d’utiliser des matériaux traditionnels avec des idées nouvelles, informées des performances »47 . C’est ainsi qu’à la même période l’utilisation de la paille resurgit dans le domaine de la construction en Amérique du Nord, dans sa région d’origine, avant de se propager, par la suite en Europe, et en particulier en France, en Allemagne et au Royaume-Uni.

Aujourd’hui, ces préoccupations environnementales restent d’actualité, et le développement durable est maintenant au cœur des esprits dans tous les secteurs de l’industrie. Bien que les

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46 L’architecte John F.C. Turner cité par De Bouter André, King Bruce, Concevoir des bâtiments en bottes de paille, Édition La Maison en paille, 2009, p.21. 47 Dahmen Joseph, Perceptions of earth in the age of global architecture, University of British Columbia, Vancouver, 2017, p.573.

principaux enjeux concernent la production de déchets et la consommation d’énergies fossiles, tous les secteurs travaillent à réduire l’impact environnemental de leurs activités. Avec « 40% de génération de gaz à effet de serre »48 , le domaine de la construction, (cf. Fig.12), devient un des secteurs les plus polluants ; le bâtiment détient donc un rôle central dans les changements nécessaires.

Il semble alors que la paille regroupe un certain nombre de réponses face aux enjeux de développement durable actuels.

La paille est, en premier lieu, un produit naturel, prêt à construire. Elle ne nécessite pas de transformations ni de de recours à des énergies fossiles. La fibre végétale est prélevée directement dans le sol, ce qui permet, de ce fait, des démolitions « propres » , la paille retournant à la terre. Cela lui confère également la qualité d’être plus économique que des matériaux isolants ou structurels conventionnels.

Enfin, outre sa caractéristique de matériau renouvelable, la paille est également très disponible, notamment en France. Elle présente l’avantage d’être produite sur l’ensemble du territoire, permettant de ce fait aux entreprises et autoconstructeurs de se fournir dans un rayon de moins de 10 km, pour la moitié des chantiers, ou de moins de 50 km, pour le reste des projets (d’après une enquête réalisée par l’association Empreinte) 49

Bien qu’une grande partie de la paille soit réutilisée pour enrichir les sols ou sert à l’élevage comme litière, il reste « 10% de la production de paille qui ne sont actuellement pas valorisées».

Pourtant, ces 10% permettraient de « couvrir l’ensemble des besoins en matériaux des nouvelles constructions, voire plus »50.

48 ADEME, Chiffres clés climat, air et énergie, 2017

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Figure 13 : Répartition de la consommation énergétique française par secteurs d'activité. (Source : ADEME, Chiffres clés climat, air et énergie, 2017). Résultats présentés dans l’ouvrage : Floissac Luc, La construction en paille, Terre vivante, Men, France, 2012, p.22. 50 Floissac Luc, La construction en paille, Terre vivante, Men, France, 2012, p.17.

Face aux problématiques environnementales, économiques et sociales actuelles la paille incarne, par conséquent, un matériau d’avenir. Néanmoins, de nombreux freins restreignent l’intensification de son utilisation dans le bâtiment. Parmi ces limites, celles qui nous intéressent, dans ce mémoire, sont relatives à l’image du matériau paille dans l’esprit du public.

1.3.2. La paille face aux préjugés

Dans nos sociétés actuelles, de plus en plus éloignées de la nature, de nombreux fantasmes autour de la paille se sont développés, jusqu’à être intégrés dans certains contes pour enfant51 . La paille, dans l’inconscient collectif, a en effet l’image d’un matériau agricole, voire « archaïque », qui brûle facilement et se laisse rapidement emporter par le vent, quand bien même les essais montrent le contraire. Ce sont autant de freins qui empêchent de construire et de faire évoluer ce type d’architecture. Il y alors un décalage entre nos préjugés et croyances autour du matériau et les réelles performances de celui-ci.

Une des images les plus répandues de la paille est celle, par exemple, d’un matériau qui brûle facilement ; on a donc du mal à imaginer qu’il en soit autrement pour un mur en botte de paille. Or, un élément essentiel pour qu’une combustion perdure est la présence d’oxygène, et dans un matériau aussi compressé que la botte de paille, il y a suffisamment d’air pour que celuici soit isolant mais pas assez pour nourrir un feu, ce qui fait de la paille, dans de telles conditions, un produit brûlant difficilement et lentement. De la même façon, certains, mal informés, craignent une prolifération d’insectes et de rongeurs dans ce type de bâtiment. Ce n’est toutefois pas le cas pour plusieurs raisons. S’agissant des rongeurs, ces derniers recherchent un abri et de la nourriture. Ils peuvent nicher dans la plupart des isolants, mais seulement si on leur en laisse la possibilité ; cela peut être par exemple le cas si une étanchéité à l’air est mal réalisée. Il est cependant plus difficile pour ces animaux de se créer un abri dans un ballot de paille, en raison du taux de compression important des bottes, de la répartition homogène des tiges et de la composition même du matériau paille, très siliceux et donc difficile à creuser. En termes de nourriture, la paille ne permet pas non plus de nourrir les rongeurs, car le grain est enlevé par la moissonneuse, ni d’insectes, en raison de la 51 Page

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Marie Paul, Les trois petits cochons, Corentin Eds, 2015.

composition à base de lignine de la fibre. Ainsi une étude, menée par le RFCP52, a pu constater qu’il n’y a pas de prolifération de souris dans les bâtiments isolés en paille.

En outre, les insectes, s’ils sont présent, ne sont pas nécessairement à considérer comme une mauvaise chose, car certains d’entre eux se nourrissant de moisissures, peuvent représenter un signal vivant que la paroi présente une mauvaise étanchéité à l’air ou à l’eau, en cas de prolifération.

Enfin les plus vieux exemples de constructions en paille, tels que la maison Feuillette, fêtant ses 20 ans en 2020, sont bien des exemples de la résistance au temps et à l’usure de ce type d’ouvrage. De quoi dépasser l’image de l’habitat fragile des « Trois Petits Cochon » et faire entrer la paille dans notre quotidien.

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Figure 14 : Illustration tirée du livre Les trois petits cochons. (Illustration de Leonard Leslie Brooke, Library of Congress, 1905). 52 Floissac Luc, La construction en paille, Terre vivante, Men, France, 2012 p.26

2. Corps et construction paille, une histoire liée

« L’espace habité, l’espace conçu par l’homme est construit selon des images vivantes mêlant réalité et rêve, sensations et émotions, objectivité et subjectivité. Parmi ces images, le corps humain occupe une place prépondérante comme matrice des formes architecturales. »53

Si les constructions de l’Homme varient grandement selon l’époque, le territoire et les cultures, un paramètre reste constant, celui de la place du corps, élément qui reste central au cours du temps, et que nous détaillerons dans cette partie.

Toutefois, avant d’analyser les différents rapports entre le corps et l’espace bâti, il est important d’identifier les clés de la construction paille. Comment a-t-elle été utilisée à l’origine ? Dans quel contexte ? Et comment l’utilisation de la paille a-t-elle évolué jusqu’à aujourd’hui dans le domaine du bâtiment ?

2.1. Comment construire en paille ?

2.1.1. Architecture vernaculaire.

D’après le dictionnaire Larousse, ce mot provient du latin vernaculus (indigène) et de verna signifiant « esclave né dans la maison du maître ». ou, au figuré, « qui est du pays indigène». Ainsi, à l’origine, le terme « vernaculaire » n’a pas de lien spécifique avec l’architecture. Ce n’est qu’à partir de 1765 que ce terme semble relatif à un lieu, une appartenance, à un endroit, « tout ce qui est particulier à un pays »54 , notamment coutumes, traditions, et langage propre à une époque, un lieu ou un groupe. Un aspect profondément affectif et intime, sous-jacent, apparaît alors.

Le rattachement du terme vernaculaire au contexte de l’architecture se fait finalement assez tard (milieu des années 60) et il est principalement dû aux Anglo-Saxons, comme Eric Mercer, « Vernacular buildings are those which belong to a type that is common in a given area at a

53 Champain Yannick, « L’architecture, expression vivante du corps humain », Les cahiers d’IFMA n°2, Association pour la promotion et le développement de l'architecture organique, 2003, p.7.

54 Encyclopédie. tome 17, p. 75b. (D’après le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales).

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given time »55, et à l’architecte-écrivain Bernard Rudofsky qui a utilisé pour la première fois l’expression anglaise vernacular architecture en 1964, « For want of a generic label we shall call it vernacular, anonymous, spontaneous, indigenous, rural, as the case may be. »56. Ces écrits viennent alors compléter la définition du « vernaculaire ». Un ouvrage est considéré comme tel lorsqu’il est conçu par un amateur sans aucune formation en architecture, guidé par une série de conventions attachées à une culture, une communauté, ayant pour but principal la fonction du bâtiment et non des considérations esthétiques, comme le souligne la définition de l’Université d’Oxford «In vernacular architecture, architecture concerned with ordinary domestic and functional buildings rather than the essentially monumental »57

Des matériaux locaux, disponibles sur place sont bien entendu utilisés majoritairement dans les constructions vernaculaires, pour des raisons pratiques avant tout, ce qui participe, de nouveau, à l’ancrage de ces édifices ; ce sont des constructions « ancrées dans leur environnement, qui répondent à la géographie, aux conditions climatiques et à leur époque »58 dit l’architecte Philippe Madec.

Pour finir, le Comite de l'ICOMOS pour l'Architecture Vernaculaire résume ainsi l’architecture vernaculaire « [Elle] est une architecture d’inspiration populaire qui a développé et développe ses caractéristiques propres dans une région spécifique où souvent elle utilise les matériaux locaux, des façons de faire et des formes rationnelles. »59. Dans chacune des définitions citées, c’est donc bien l’idée d’appartenance, d’adaptation à un territoire et de transmission qui transparait, et par conséquent la trace d’une action collective de personnes ayant exercé avec leurs mains leur savoir-faire.

2.1.2. Techniques Vernaculaires

La paille a très vite été intégrée dans la construction. On la retrouve dans la construction vernaculaire traditionnelle, essentiellement comme élément constitutif des mises en œuvre en terre. L’emploi de ces matériaux a été largement répandu et a réussi à perdurer, sur différents

55 Mercer Eric, English Vernacular Houses. A study of traditional farmhouses and cottages, Royal Commission on Historical Monuments, London, Her Majesty's Stationery Office, 1975, p. 4. (Traduction : Les bâtiments vernaculaires sont ceux qui appartiennent à un type communément répandu dans une zone donnée à une époque donnée).

56 Rudofsky Bernard, Architecture Without Architects, Academy Editions, 1964, London, page 58. (Traduction : À défaut d'un label générique, nous l'appellerons vernaculaire, anonyme, spontané, indigène, rural, selon le cas.).

57 A Dictionary of Architecture and Landscape Architectur 2nd Ed., Oxford University Press, 2006. (https://www.oxfordreference.com/view/10.1093/oi/authority.20110803115517898).

58 https://www.lemonde.fr/m-actu/article/2014/01/24/retour-aux-sources_4353074_4497186.html

59 Varin François, Vernacular architecture, CIAV, Icomos, page 4

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continents, grâce à leur grande disponibilité et la facilité d’approvisionnement. La paille, comme la terre, est en effet un élément présent recouvrant une grande partie du globe, même si son « essence » peut différer selon les zones géographiques. La paille, notamment celle provenant de graminées, était soit issue de l’agriculture soit ramassée à l’état sauvage ; c’est pourquoi les édifices à base de paille ne sont pas spécifiques à une zone géographique. Toutefois, même si les matériaux utilisés sont proches, voire identiques, l’apparence de ces édifices est avant tout le reflet d’une culture, d’une histoire et d’un territoire. Au Pérou sur le lac Titicaca (cf. Fig.14.g) ainsi que dans le delta du Tigre et de l’Euphrate en Irak (cf. Fig.14.d), la paille de roseaux, issue des marais et du lac, est utilisée pour construire à la fois des habitations et de vastes édifices. En Afrique (cf. Fig.16), des cases sont construites avec des mélanges terre-paille et sont recouvertes d’une toiture en chaume pour se protéger des intempéries, comme au Sénégal et au nord du Cameroun. Enfin, en Méditerranée, l’apparition de la culture du blé modifie le paysage avec l’apparition de huttes de Sarakatsans, des bergers semi nomades (cf. Fig.17). Ainsi si la paille peut être mise en œuvre partout ; sa conception varie également selon les régions du monde, en raison des conditions climatiques et en particulier selon l’humidité. Dans des lieux arides, où l’eau tombe rarement mais de façon entrecoupée et intense, l’humidité ne sera pas une contrainte car le vent et le soleil feront sécher rapidement les murs. À l’opposé, dans les milieux humides, les façades exposées durant de longues périodes d’intempéries devront être protégées et nécessiteront une plus grande attention dans la gestion de l’eau au niveau des parois.

L’ensemble de ces contraintes a permis à l’Homme, au fil des siècles, d’adapter ses constructions à ses propres besoins et à son territoire.

60 Source Image : Bounoure Guillaume, Genevaux Chloé, La paille dans l’architecture, le design, la mode et l’art, Éditions Gallimard, collection Alternatives - PARIS 2017.

61 Source Image : Bounoure Guillaume, Genevaux Chloé, La paille dans l’architecture, le design, la mode et l’art, Éditions Gallimard, collection Alternatives - PARIS 2017.

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Figure 15 : (À gauche) Le lac de Titicaca, Rafal Cichawa, Pérou60 (À droite) Restauration d’un mudhif traditionnel, Jassim al Asadi, Irak.61

Parmi les traditions anciennes, vernaculaires , de constructions, on distingue 3 principaux types de mélanges terre-paille et une technique de mise en œuvre de paille seule, que je présenterai ci-dessous :

• L’adobe

C’est l’un des matériaux les plus anciens et toujours « l’un des plus utilisés au monde »62. Ce sont des briques faites d’argile avec une petite quantité de paille et séchées au soleil. Elles peuvent être formées à la main ou à l’aide de moules (cf. Fig.18 et Fig.19).

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Figure 16 : Enfants Dinka devant une hutte, Sud-Soudan, (https://carolbeckwith-angelafisher.com/collections/collection-dinka/dinka-children-in-front-of-hut-south-sudan/ .) Figure 17 : Reconstitution de huttes de bergers Sarakatsans, Athènes, Grèce. https://www.claudinecolin.com/fr/893-la-galerie-de-la-mediterranee-mucem 62 De Bouter André, King Bruce, Concevoir des bâtiments en bottes de paille, Édition La Maison en paille, 2009, p.32.

• La bauge

La bauge est un mélange épais de terre et de paille, avec beaucoup plus d’argile et de sable que de paille. Les fibres y sont ajoutées pour améliorer les caractéristiques mécaniques du matériau. La bauge ne nécessite ni ossature ni coffrage ; on l’empile en mottes grossières que l’on façonne à la main pour créer des murs et des voûtes. Ce fut une technique très utilisée dans le sud-ouest de l’Angleterre et en Arabie ; dans certains cas son usage perdure aujourd’hui. (cf. Fig.20 et 21).

• Les torchis

Le torchis est un matériau de remplissage non-porteur, destiné à participer à la mise en œuvre des murs extérieurs, des cloisons et des plafonds.

C’est un mélange de terre argileuse, d’eau et de fibres végétales ou animales, venant se lier par enrobage aux clayonnages63 ou par pression aux lattis des pans de bois ; toutefois les techniques de mise en œuvre sont bien plus nombreuses et variées (torchis allégé, torchis plaqué,…).

La terre à torchis a un pouvoir « liant » très fort, mais fissure lors du séchage ; c’est pourquoi des fibres sont ajoutées en grand nombre.

L’usage de ce matériau a été très répandu en Europe au Moyen-Âge (maisons à colombages traditionnelles, fermes, grange, écuries,… ; cf. Fig.22), s’est diffusé par la suite plus largement du fait des périodes de colonisation64, et reste encore utilisé dans nombre de pays d’Afrique (cf. Fig. 23)

• Le chaume

Le chaume désigne la tige de graminées telles que le blé, le jonc, la bruyère ou le roseau, selon la région, (voir partie 1.1) qui reste sur le sol après la moisson et que l'on ramasse une fois sèche Même si chaume et paille, par définition, ne représentent pas exactement le même élément, ils sont intimement liés ; la proportion de chaume et de paille, dépend, en effet, essentiellement du réglage en hauteur de la barre de coupe de la moissonneuse-batteuse. Le chaume est utilisé pour confectionner des couvertures, en disposant d’épaisses couches de fibres végétales sèches dans le sens de la pente de la toiture,. Le chaume fait partie d’une technique ancestrale où pour la première fois de la paille fut utilisée seule, sans être mélangée à de la terre, comme ce que nous avons énuméré précédemment. (cf. Fig.24).

63 Clayonnage provient du nom claie représentant un treillis d'osier ou de fil métallique, à claire-voie (Dictionnaire Larousse).

64 Colloque international de l’UNESCO et CRATerre ENSAG, L’architecture de terre dans le monde d’aujourd’hui, UNESCO, Paris, 2013, p.90.

33

65 Source : http://givenscreative.com/2015/08/on-the-road-san-francisco-de-assisi-mission-church-ranchos-detaos-new-mexico/

66 Source : http://www.cap-a.fr/construction-terre-crue-nouveau-mexique/

67 Source : https://archeorient.hypotheses.org/4562

68 Source : https://www.atelier-alp.bzh/actualites/les-astuces-de-la-maison-en-bauge-bretonne/

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Figure 18 : (A gauche) Église mission Saint-François-d'Assise, Ranchos de Taos, New Mexico, SJG photo.65 Figure 19 : (A droite) 800 à 1000 briques d’adobe, Nouveau-Mexique, Photographie Cap’A 66 Figure 20 : Construction d’une maison en bauge au Bénin, photographie de Thierry Joffroy.67 Figure 21 : Maison en bauge à Gevezé de 1929, Atelier ALP.68

Ces techniques anciennes utilisant de la paille, souvent associée à de la terre pour des raisons techniques notamment, étaient le résultat de la parfaite connaissance de la ressource locale et proposaient des réponses architecturales, constructives et techniques adaptées aux contraintes du lieu, aux cultures et aux modes de vie des habitants. Depuis, les besoins des habitants ont changés, les usages sont différents et la disponibilité des ressources a évolué, générant alors l’apparition de nouvelles techniques de mises en œuvre.

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Figure 22 : Maison en torchis, Alsace, Claude Lefrançois. ( https://www.build-green.fr/acheter-une-maison-ancienneen-pierre-pise-torchis-a-colombage-14/) Figure 23 : Torchis et clayonnage, Tanzanie. (https://www.wikiwand.com/fr/Torchis) Figure 24 : Chantier pour couverture en chaume (Armand Klavun, Art et Traditions du Chaume).

2.1.3.

La renaissance d’un matériau ancien

L’utilisation exclusive de la paille dans la construction connut des débuts difficiles, avec peu de succès à l’échelle mondial. Alors que les premières constructions en paille, apparues aux EtatsUnis, datent du début du XIXème siècle, elles n’ont connu qu’une arrivée furtive en 1920 en Europe, pour être de nouveau délaissées au profit de matériaux plus modernes et revenir progressivement, que bien plus tard dans le domaine de la construction, à partir des années 1970-1980, après le choc pétrolier.

• Aux origines : La paille porteuse

Dans les années 1800, plus particulièrement aux Etats-Unis, l’invention de la botteleuse actionnée par des chevaux a entrainé l’apparition des premières constructions exclusivement en paille (cf. Fig.25). En effet, lorsque des colons européens arrivèrent dans la région de Sand Hills, au Nebraska, ils durent faire face au manque de pierres, de ciment et de bois, la terre étant trop sableuse pour être façonnée ou réservée aux cultures. En attendant l’approvisionnement en matériaux de construction, ces derniers érigèrent alors ce qu’ils considéraient comme étant des abris temporaires à base de paille de graminées qui poussaient autour d’eux et qu’ils mirent en bottes. Ces bottes sont des éléments cohérents et réguliers dont la mise en forme, le stockage et le déplacement sont facilités.

Si les toutes premières constructions devaient consister en un simple empilement de petites bottes, posées sur une sablière, ces premiers « paysans-constructeurs » ont su faire preuve d’ingéniosité pour en faire une méthode pérenne, telle qu’on la connaît de nos jours. En effet, face à la simplicité, la rapidité de réalisation et les performances de ces abris, cette technique s’est alors étendue, à la fin du XIXème siècle, à la construction d’édifices permanents, d’abord en Amérique, puis en Europe, certains étant toujours en bon état (cf. Fig 26 et 27); la plus ancienne maison en bottes de paille au monde a fêté ses cent ans en 2003.

La technique Nebraska, telle qu’on la connaît aujourd’hui, peut être résumée de la sorte : les balles de paille, tels des blocs de maçonnerie, sont posées en quinconce sur des broches en bois (ou en bambou) ; les ouvertures sont dotées de pré-cadres (cf. Fig 28 et 29) ; à l’aide de sangles ou de poids additionnel, les balles sont comprimées entre la lisse basse fixée au soubassement et la lisse haute sur laquelle repose la charpente, assurant ainsi une répartition des charges

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uniforme et par conséquent, la stabilité des murs ; par la suite, ces derniers sont recouverts d’un enduit terre, à l’intérieur comme à l’extérieur, pour protéger la paille de l’humidité

Toutefois, comme tous matériaux, les bottes de pailles présentent certaines limites qui peuvent devenir de réelles contraintes constructives.

L'inconvénient ayant le plus d'impact sur la morphologie des constructions est la faible résistance mécanique du ballot qui pousse à ne pas dépasser deux niveaux. Les constructions exclusivement bâties avec la méthode de paille porteuse seront donc de faible hauteur, mais posséderont également de petites ouvertures et des pièces réduites, car le ballot ne permet pas d'obtenir de grandes portées. Concernant ces ouvertures, en plus d’être contraintes en largeur et en hauteur par le module des bottes, dans lesquelles elles s’inscrivent, il est conseillé de faire des percements plus hauts que larges et, dans le cas de bâtiment à plusieurs niveaux, de les superposer, pour des raisons de descente de charge. Une distance minimale doit être également maintenue entre deux ouvrants, pour des questions de stabilités. Toutes ces recommandations influencent alors largement sur l’expression architecturale des bâtiments en paille. Nous verrons dans la suite de cet exposé, comment les constructeurs ont réussi à changer les contraintes de ce matériau en force, en réalisant des ouvrages en paille avec un fort potentiel émotionnel.

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Figure 25 : Botteleuse à chevaux (extrait D. Bainbridge, A. S. Steen, B. Steen, The Straw Bale House, Chelsea Green Publishing Company, 1994).

• Des techniques adaptées aux nouveaux usages

Depuis le XIXème siècle, les bottes de paille ont dû s’adapter à leur époque. Du fait de l’évolution des besoins, des moyens techniques, de l’augmentation des ressources disponibles et de la diffusion facilitée du savoir-faire, les constructions en paille n’ont cessé de faire l’objet de diverses expérimentations, réalisées par des autoconstructeurs créatifs, pour répondre aux mieux aux besoins des hommes.

En effet, autrefois, si la paille était majoritairement utilisée pour de l’habitation individuelle, aujourd’hui ce type d’édifice s’adresse à tous types de programmes : édifices religieux, centres culturels, logements…

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Figure 26 : (À gauche) Eglise Pilgrim Holiness datant de 1928, Nebraska (https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Arthur_Pilgrim_Holiness_Church_from_SW_1.JPG) Figure 27 : (A droite) Maison Feuillette, France, 1920. ( Magasine "La Science et la vie"n°56, Mai 1921) Figure 28 : (A gauche) Schéma de construction Nebraska (Roger L. Welsch, « Sandhill Baled-Hay Construction », dans Keystone Folklore Quaterly, Spring Issue, 1970) Figure 29 : (A droite) Chantier participatif utilisant la technique Nebraska, Guillaume BRUNEAU Architecte.

Ainsi, l’évolution des besoins s’est traduite par la volonté de réaliser des bâtiments plus grands, plus hauts, plus ouverts, et aux formes plus complexes.

La technique ayant évolué ces quelques dernières années, la mécanisation accrue du milieu agricole a engendré l’évolution des moyens de levage et l’émergence de nouveaux types de bottes, permettant aujourd’hui, par exemple, de supporter des charges plus importantes et donc de réaliser des édifices plus grands ; le bâtiment de chambres d’hôtes à Graun (Italie) en est une illustration. Il constitue un exemple poussé de construction à étages (R+2) en paille porteuse. Le système constructif, simple en apparence mais ingénieux, répond aux exigences du matériau. Il s’agit d’un principe d’empilement d’étages, où alternent « boîtes » et « plaques » de support. (cf.Fig30).

En Europe, les constructions associant paille et ossatures bois sont les plus nombreuses à avoir été développées, en raison notamment du poids des compagnonnages, qui a permis de développer la paille en coopération avec des constructeurs traditionnels et de charpentiers. De cette association sont alors nées plusieurs techniques70 (GREB, Cagné, Thepaut, CST, caissons préfabriqués,…), ayant chacune leurs spécificités, majoritairement liées à différents niveaux d’exigences de performances techniques. Pour la plupart, elles reposent toutefois sur le principe suivant : la structure et la stabilité sont apportées par l’ossature, alors que les balles de paille jouent le rôle de matériau de remplissage sans frais ; ainsi les bâtiments peuvent être plus hauts et plus grands.

69 Floissac Luc, La construction en paille, Terre vivante, Men, France, 2012.

70 Cressey Alexandre, L’architecture en bottes de paille – Entre mise en place d’une filière durable et enjeux de conception, ENSA Paris La Vilette, 2013, p.22-25.

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Figure 30 : Chambres d’hôtes à Graun, principe d’empilement des étages. (Schéma de Luc Floissac69)

La plus connue et la plus utilisée est aujourd’hui la technique du GREB, crée au Canada dans les années 90. L’ossature bois y est doublée et les bottes sont insérées entre les montants. Dans ce système, l’entraxe des éléments d’ossature est guidé par les dimensions des ballots de paille employés, même s’il existe des outils pour les recouper une fois sur chantier. La position et l’épaisseur des montants sont également adaptées aux besoins du projet. Par la suite, un enduit, chaux ou terre, est banché de chaque côté de la paroi, dans l’épaisseur des ossatures (cf. Fig.31).

Dans la même famille, le principe de Cellule Sous Tension (CST) (cf. Fig.32) est la seule technique paille-bois utilisant une ossature « peu porteuse ». En effet, les bottes, une fois comprimées manuellement entre les montants, participent au contreventement, ou retransmettent l’effort à l’enduit terre. Toutefois, cette résistance mécanique est encore très empirique et n’a pas encore été quantifiée.

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Figure 31 : Une paroi selon la technique du GREB (Schéma Luc Floissac71 ). 71 Floissac Luc, La construction en paille, Terre vivante, Men, France, 2012, p.54.

En outre, dans le but de sortir du cadre des géométries rectilignes, autrefois requises, les limites structurelles des balles de pailles sont testées. On voit alors apparaître des formes plus libres, telles que des dômes et des voûtes (cf. Fig.33,34 et 35) ; ces dernières reposent soit sur un principe d’ossature bois ou de caisson, la paille permettant la stabilité de l’ouvrage, soit sur le mode de paille porteuse. D’autres techniques, plus méconnues sont également utilisées, comme celle inventée par l’association Bellastock, « La technique paille cordée, coudre »73 , où les bottes sont reliées et compressées les unes aux autres par une ficelle traversant les fibres . Tom Rijven a aussi tenté de pousser au maximum les limites du matériau, via sa technique de CST, en créant des murs courbés, aux pentes maximales.

Beaucoup de ces constructions ne sont que des expériences éphémères74 (cf. Fig.33 et 34); d’autres, faisant figure d’exceptions, ont été conçues pour durer, telle que la cave viticole de Puligny-Montrachet (cf. Fig.35). De fait, pour construire de façon pérenne, il faut être à l’écoute de ce que nous racontent les caractéristiques intrinsèque du matériau, à la manière de Kahn avec la brique : « J’ai demandé à la brique, « Qu’est-ce que vous aimez, brique? […] Et la brique a dit, «Je voudrais une arche. » »75 Dans les projets en bottes de paille, on peut certes

72 Rijven Top, Entre paille et terre, Ed. Goutte de Sable (3ème édition), 2008, p.20.

73 Bellastock, Melting Botte - Bilan de l’édition 2019, ENSA Belleville, 2019, p.44.

74 Hiche Camilo (architecte), Nemoz Samuel (Architecte-Ingénieur), Expérimentation d’une voûte en paille porteuse, ENSA Grenoble, 2010 ; Theis Bob, Bale Long House, Californie ; Association Association Bâtisseur d’Horizons, Compaillons, Paligloo ; Association Bellastock, Festival Melting Botte, 2019.

75 Kahn Louis I., Lobell John, Between silence and light : Spirit in the Architecture of Louis I. Kahn, Ed. Shambhala, Boston, 1985, page 40.

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Figure 32 : La cellule sous tension, (Schéma de Tom Rijven.72).

obtenir des formes courbes mais une construction totalement circulaire reste néanmoins très difficile à mettre en œuvre. Certains problèmes techniques émergent, comme la réalisation du mur de fondation, la pose des lisses basses en bois ou même la sablière. Parallèlement, lorsqu’il s’agit de faire seulement un mur courbe ces difficultés sont moindres, voire inexistantes.

Figure 33 : (A gauche) Réalisation d’un dôme en paille.

(Source : http://yurtao.canalblog.com/albums/insolites_habitats/photos/82057058-un_dome_en_paille.html )

Figure 34 : (A droite) Réalisation d'une voute en paille.

(Source : https://www.econologie.com/forums/ecoconstruction-hqe/arches-et-voutes-en-paille-et-argile-stage-ecoconstruction-t5488.html)

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Figure 35 : Cave de l’œuf à Puligny-Montrachet. Photo C. Groussard. (Source : CAUE l’Observatoire).

• Un retour aux mélanges terre-paille : le « béton » de paille Actuellement, le regain d’intérêt pour les matériaux naturels a donné lieu à une réapparition des techniques vernaculaires dans le milieu de la construction, ainsi qu’à des expérimentations sur la base de ces méthodes. Ainsi, de nombreuses fibres végétales, telles que le miscanthus, le roseaux, les cosses de riz, le tournesol, etc., font l’objet de travaux, pour le développement notamment de bétons végétaux, en remplissage ou en enduit, pour une isolation écologique et à faible coût.

La paille n’échappe donc pas à ces expérimentations, qui ne sont pour l’instant qu’au stade de recherche, mais qui pourraient, bientôt, suivre la voie du béton de chanvre, de plus en plus répandue dans les nouvelles constructions. Cette nouvelle utilisation de la paille permettrait d’enrichir, de nouveau, le panel de moyens d’expression du matériau, tout en s’inscrivant dans la continuité des traditions vernaculaire ; le mélange terre-paille pourrait notamment resté brut, apparent, ce que ne permet actuellement pas la paille seule, risquant le pourrissement lorsqu’elle est exposée à de l’humidité.

2.2. L’implication du corps humain dans l’architecture paille

« [Le corps] est notre premier instrument pour nous relier à l’espace et au temps et donner à ces dimensions une mesure humaine. »76

« Un édifice, si grand soit-il dans l’ensemble, peut lier contact avec le visiteur en présentant une série de dimensions dont certaines sont assez petites pour être directement apparentées au corps humain. Ces éléments architecturaux de taille humaine servent de lien entre l’habitant organique et l’architecture inorganique»77.

Depuis la construction des premières formes d’architecture jusqu’à nos jours, la prise en compte du corps humain a nettement évolué mais est restée au cœur des réflexions. Cette notion

« d’anthropocentrisme »78 est récurrente au cours de l’Histoire architecturale, comme nous pourrons le voir par la suite. D’abord outil prédominant des constructions, puis source de théories, lors des siècles derniers, sur les notions d’échelle, pour finalement s’effacer au profit

76 Pallasmaa Juhani, Le regard des sens, Editions du Linteau pour la traduction française, 2010, p.68.

77 Arnheim Rudolf, La dynamique de la forme architecturale, (http://architecture.wpweb.fr/dynamique-de-forme-architecturale/ )

78 Anthropocentrisme : Système ou attitude qui place l’homme au centre de l’univers et qui considère que toute chose se rapporte à lui. (Larousse : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/anthropocentrisme/3885).

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d’autres préoccupations, la place du corps n’a cessé d’évoluer, tout en restant, pour de nombreux architectes et théoriciens, au centre des écrits sur l’architecture. Nous rappellerons ici les grandes lignes de ce raisonnement qui ont participé à créer une place de choix au corps humain dans l’architecture, afin de mettre en exergue les potentialités de la paille face à cet enjeux.

2.2.1. Ce que raconte l’architecture vernaculaire sur le corps.

• Réponse à des besoins

Guidées par l’instinct, la réalisation des premières constructions est apparue avant tout en réponse à des besoins naturels et spécifiques, comme l’enseignait Mies Van der Rohe à ses étudiants : « chaque coup de hache était lourd de sens, chaque morsure de ciseau expressive »79 . À travers ces premières demeures, on perçoit les préoccupations rudimentaires/primaires de conservation des premiers constructeurs : la nécessité de s’abriter, de protéger son corps de la rudesse d’un climat, de prédateurs ou d’ennemis, ou encore l’importance de préserver ses denrées. « L’individu s’est logé comme il s’est vêtu […] pour se défendre des intempéries et des inimités qui l’entourent.80 ». Pour répondre à ces envies, l’Homme a cherché des lieux de repos, de refuges, « il ne songe qu’à jouir en paix des dons de la nature.81 ». Ainsi, sans avoir reçu une quelconque formation, telles qu’elles existent de nos jours, il s’est efforcé de s’étendre, de concevoir un espace en adéquation avec les exigences de son propre corps, afin que celui-ci puisse y trouver le confort nécessaire et se sente protégé : « l’architecture étend l’espace interne, espace à la fois physique, culturel et symbolique », « Lorsque l’espace construit apporte au corps et à l’âme contraintes, nuisances, rigidité, et porte atteinte à l’intégrité de l’être humain, alors c’est la fonction première de l’architecture qui n’est plus assurée, celle de satisfaire aux besoins fondamentaux, physiques, psychiques et spirituels de protection, de projection, de perception et de relation aux autres » 82

79 Discours de Mies Van der Rohe lors de sa prise de fonction comme directeur de l’Armous Institute of Technology en 1938 ; cité par Johnson Philip, Mies van der Rohe, New-York, Museum of Modern Art, 1953,p.197.

80 Lefèvre André, Les Merveilles de l’architecture, Paris, Hachette, 1880, p.11.

81 Laugier Marc-Antoine, Essai sur l’architecture, Paris, Duschene, 1753, p.2.

82 Champain Yannick, « L’architecture, expression vivante du corps humain », Les cahiers d’IFMA n°2, Association pour la promotion et le développement de l'architecture organique, 2003, p.7.

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De ce fait, afin qu’un ouvrage incarne un lieu de bien-être réconfortant l’homme a utilisé son corps pour dicter sa réalisation, ou, pour reprendre l’expression de Pallasmaa, « c’est le corps qui guide la construction»83 .

• Le corps au cœur de la construction traditionnelle.

Il peut être rassurant, pour un usager non sachant, de « sentir » en lui la structure de son habitation, de la comprendre, de savoir comment elle tient et pourquoi. On retrouve ainsi dans l’architecture divers reflets ou échos aux caractéristiques du corps humain ; l’image de notre propre squelette, par exemple, est particulièrement prégnante dans les éléments de structure (cf.Fig.36); les diverses fonctions assurées par notre peau (régulation de l’hygrométrie et de la température, respiration, protection,…) sont également celles demandées à l’enveloppe d’un bâtiment. C’est donc en faisant l’expérience de forces physiques s’appliquant au corps, que l’ homme artisan apprend ce qu’est la résistance, le poids, la masse ; il a appris, au fil du temps, et grâce à la transmission de savoir-faire et d’expériences, ce qui est durable dans le temps.

Pallasmaa a écrit, en rapport avec cela : « Les savoir-faire nécessaires pour vivre dans les cultures traditionnelles sont fondés sur la sagesse du corps engrangée dans la mémoire haptique. Le savoir et l’habileté essentiels aux anciens […] imitaient la tradition corporelle du métier, emmagasinée dans les muscles et le sens du toucher »84.

En fonction de cela, il est possible de dire que les architectures vernaculaires ne « mentent pas » sur leur mise en œuvre. On retrouve notamment cette capacité-ci dans les ouvrages en paille ; la botte assume à la fois un rôle structurel, d’isolation et de gestion hygrométrique Aucun artifice qui ne serait pas utilisé dans la nature, n’est utilisé pour améliorer les capacités des matériaux ; les premiers constructeurs sont contraints de façonner leurs habitations en fonction des capacités des matériaux et dans la limite de leurs propres facultés; si un mur menace de s’effondrer il faut, par exemple, réduire les ouvertures, augmenter son épaisseur et/ou réduire sa hauteur. C’est, par ailleurs, la raison pour laquelle en entrant et en visitant un espace construit en paille, et plus particulièrement en paille porteuse, on comprend rapidement, d’un simple coup d’œil, comment l’ouvrage tient. L’épaisseur du mur, la hauteur et la dimension des pièces nous racontent comment se répartissent les charges, quelle est la résistance mécanique max d’un ballot de paille ou encore quelle portée il est possible de franchir. Les premiers artisans ont de ce fait appris à reconnaitre dans la nature, les matériaux les plus appropriés pour construire des espaces adaptés à leurs besoins. C’est plus particulièrement en utilisant leurs mains pour construire, que les hommes ont pu distinguer les différents matériaux,

83 Pallasmaa Juhani, Le regard des sens, Editions du Linteau pour la traduction française, 2010, p.68.

84 Pallasmaa Juhani, Le regard des sens, Editions du Linteau pour la traduction française, 2010, p.68.

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FIN EXTRAIT --------------------------

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