Le meilleur du ciné indé en VOD
Illustratrice, animatrice, réalisatrice… C’est avec autant de casquettes - et aux côtés de son fidèle collaborateur musical, Flavien Berger - que Céline Devaux a sauté à pieds joints dans le monde du cinéma, jusqu’à embarquer pour le Festival de Cannes 2022 avec son premier long métrage, Tout le monde aime Jeanne. D’un trait inspiré par les œuvres de Roland Topor et Jacques-Armand Cardon, elle croque les coups de cafard de personnages en rupture, oscillant entre humour et amertume. Avec Le Repas dominical, elle caricature les retrouvailles familiales sur un ton comico-dépressif, sublimé par la voix de Vincent Macaigne, et remporte le César du Meilleur court métrage en 2016. Une étude de l’intime, dont elle poursuit l’exploration avec Gros Chagrin, chronique d’une rupture récompensée par le prix du meilleur court métrage à la Mostra de Venise, dans laquelle elle mêle animation et prises de vues réelles. Un alliage qui lui permet d’observer les conciliabules mentaux d’une âme en peine, de la même manière qu’elle le fera dans Tout le monde aime Jeanne. À l’occasion de la sortie du film en VOD, analyse d’un mélange partagé par deux films aussi complices que complémentaires.
L’un court, l’autre long, Gros Chagrin et Tout le monde aime Jeanne se rejoignent avec ce qui fait désormais la patte de Céline Devaux : le mélange des techniques et des tons. Entre souvenirs débauchés d’une passion douloureuse (ceux de Jean, interprété par Swann Arlaud, dans Gros Chagrin) et névroses d’une entrepreneuse naufragée à Lisbonne (Jeanne, interprétée par Blanche Gardin, dans Tout le monde aime Jeanne), elle scrute l’intériorité agitée de personnages à la dérive, entre tragique et comique de situation. Transcendant les contraintes scénaristiques et visuelles de chacun des arts, la cinéaste mêle ainsi illustrations et prises de vue réelles pour pénétrer dans la tête d'êtres en pleine tourmente.

“Jeanne, c’est un peu moi…”. Incarnant en voix off le petit fantôme chevelu de Tout le monde aime Jeanne, Céline Devaux projette dans son long métrage les interventions permanentes du petit diable posté sur l’épaule de son personnage alter ego, pour une aventure intime et graphique qui amplifie celle amorcée dans Gros Chagrin. Les deux films se suivent dans leur ambition de décrire l’état mental de jeunes trentenaires faisant face à leurs échecs : celui d’une relation amoureuse pour Jean, et d’une honte professionnelle (doublée d’un deuil) pour Jeanne. Entremêlant animation et réel, l’illustratrice fait surgir à l’écran les errances mentales de ses personnages en chute libre, et les batailles permanentes qui se jouent en eux. Des batailles qu’elle tourne en dérision, en confrontant les angoisses de ses personnages - les pensées diaboliques de Jeanne, le cynisme coupable de Jean - et la réalité de leurs actes. En érigeant à chaque fois des binômes - Swann Arlaud et Victoire Du Bois, Blanche Gardin et Laurent Lafitte - la réalisatrice scrute l’influence de ces actes sur leur existence propre comme sur celle de leur entourage, et observe la collision des psychologies.

D’un film à l’autre, si son ambition est la même, Céline Devaux la renouvelle, en changeant le ton et la place qu’y tient l’animation. Dans le tourbillon d’une soirée d’anniversaire, la cinéaste condense dans Gros Chagrin un magma sonore - paroles, textos, bruit ambiant - et visuel - cuts brutaux, animations fantasques, projections symboliques - pour représenter l’abondance des émotions de Jean, et rendre tangible le moment de sa rupture. Un instant précis, que la réalisatrice tente moins de raconter que de faire sentir. Et c’est dans l’animation qu’elle figure la détresse mentale de Jean, par le dessin d’êtres démembrés et l’agglomération tumultueuse de pensées et d’images. Mêlant souvenirs passés, présent narratif et avenir fantasmé, le film superpose toutes les strates temporelles entre lesquelles se bousculent les projections mentales de Jean. C’est cette mélasse du cœur, ce conglomérat de sensations que Céline Devaux personnifie dans son long métrage, en utilisant l’animation pour donner vie à la conscience vibrante de Jeanne. Retrouvant une teinte drôlatique semblable à son Repas dominical, elle puise le ressort comique de son film dans l'autodérision de la conscience sautillante et torturée de Jeanne, pour souligner les affres qui habitent la jeune femme, et ne louper aucun de ses paradoxes. Mais à cet écartèlement succède un début de réconciliation entre elle et son micro-double, qui esquisse une éclaircie. Une façon de figurer littéralement la paix faite avec son moi.

Deux voyages graphiques, pour deux plongées dans l’intime. Entre dépression écrasante et envolées humoristiques, Céline Devaux se joue des cadres pour les remanier à sa guise. Sondant une intériorité angoissée, la réalisatrice s’empare des tourments quotidiens qui relient les personnages de Gros Chagrin et Tout le monde aime Jeanne, pour deux sursauts de vie doux-amers. Un duo de films enrobé de similitudes et de variations, qui marque l’étendue des possibilités et des envies d’une cinéaste qui n’a pas fini de nous surprendre.




