orfeo 17
N°
M A G A Z I N E
La guitare viennoise Tobias Braun Lukas Giefing Matthias Tilzer Daniel Zucali N° 17 - Été 2021 Édition française
VIENT DE PARAÎTRE
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Vicente Arias, le luthier oublié
Vicente Arias est un luthier espagnol exceptionnel du xixe siècle connu pour la beauté de ses rosaces, mais beaucoup de mystères entourent sa vie. Combien d’instruments a-t-il faits ? Quelle était sa relation avec Francisco Tárrega ? Nous vous invitons à nous accompagner dans nos recherches pour en savoir plus sur sa vie, son travail et à admirer ses réalisations.
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© OrfeoMagazine Directeur : Alberto Martinez Conception graphique : Hervé Ollitraut-Bernard Éditrice adjointe : Clémentine Jouffroy Traductrice français-espagnol : Maria Smith-Parmegiani Traductrice français-anglais : Meegan Davis Site internet : www.orfeomagazine.fr - Contact : orfeo@orfeomagazine.fr
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orfeo Édito
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M A G A Z I N E De la fin du xviiie siècle jusqu’à la moitié du xixe, Vienne est la capitale mondiale de la musique. Des compositeurs viennois de naissance ou d’adoption s’y installent : Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert, Brahms et tant d’autres. L’édition musicale est florissante et elle va diffuser leurs œuvres partout en Europe. Durant cette période, les guitares de Johann Georg Stauffer représentent un sommet de la lutherie autrichienne. Mais vers la fin du xixe siècle, elles vont être supplantées par celles d’Antonio de Torres, de Vicente Arias, de Manuel Ramírez et des autres grands luthiers espagnols. La lutherie viennoise disparaît des projecteurs… Aujourd’hui, une nouvelle génération de luthiers occupe le devant de la scène avec un travail de qualité. Nous sommes allés à la rencontre de trois luthiers classiques : Tobias Braun, Lukas Giefing et Matthias Tilzer, et d’un luthier iconoclaste : Daniel Zucali. À lire en écoutant des valses viennoises avec un tableau de Gustav Klimt au mur ! Alberto Martinez
La guitare Johann Georg Stauffer est la figure majeure de la lutherie de guitare viennoise. Ses réalisations et ses innovations ont marqué profondément le xixe siècle. Son fils Anton et d’autres excellents luthiers vont perpétuer son œuvre et leurs guitares deviendront des références incontournables, bien au-delà des frontières nationales.
C’est précisément en l’an 1800 que Johann Georg Stauffer, l’une des forces motrices derrière la « guitaromanie » de l’ère romantique, s’est mis à son compte à Vienne. Durant la seconde moitié du xviiie siècle, la guitare avait été presque inexistante en Autriche, en Allemagne et un peu partout à l’est du Rhin. Cependant, alors que Vienne n’avait joué aucun rôle dans le développement de la guitare à cordes simples, la ville est devenue le centre névralgique de cette guitaromanie et à
ce titre, détrôna même Paris pendant un temps. Des guitares conçues pour recevoir des cordes simples plutôt que des chœurs étaient apparues à Naples. Très rapidement, l’idée s’était répandue le long d’un axe nord-sud, allant du sud de l’Italie à Londres, en passant par Marseille et Paris. C’est à Paris qu’elle trouva le plus de soutien, et le modèle initial à cinq cordes simples évolua à six. Tout ceci eut lieu durant le dernier quart du xviiie siècle, et Vienne n’y prit aucune part.
viennoise
Guitare offerte par Johann Georg Stauffer à Marie-Louise d’Autriche à l’occasion de son mariage avec Napoléon en 1810. © Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel - Photo S. Iori.
Gravure de A. Laborde extraite du livre Voyage pittoresque en Autriche. Paris, 1821.
Le jeune Stauffer proposa dès le départ un modèle de guitare à six cordes très abouti. Pourtant, quand le jeune Stauffer succéda à son maître Ignaz Bartl, il proposa immédiatement un modèle de guitare à six cordes très abouti. Il fut longtemps d’usage d’associer ces premières guitares Stauffer au style italien. Mais les faits sont plus compliqués et méritent quelque considération, car ils nous éclairent sur l’histoire de l’art… et les premiers pas de la construction européenne. Vers 1800, seuls quelques rares acteurs de ce qui allait devenir une histoire d’amour entre la capitale mondiale de la musique et la guitare étaient arrivés à Vienne. Leonhard von Call, originaire du Tyrol, ou Louis Wolf (de Bohême) eurent peu de chance de rencontrer la guitare modernisée avant leur arrivée à Vienne. Simon Molitor, d’origine allemande, avait été chef d’orchestre à Venise dans les années 1796-1797 et témoigna pourtant qu’il n’y avait vu que des guitares à chœurs. Cependant, les premiers virtuoses susceptibles d’introduire des guitares à cordes simples étaient bel et bien italiens : Matteo Bevilaqua, Bartolomeo Bortolazzi, Andrea Spina, Francesco Zucconi… mais quels que furent les instruments ainsi introduits vers 1800, cela n’explique pas la maturité des constructions de Georg Stauffer dès ses débuts. Il faut faire fi des applications décoratives sur la table d’harmonie et regarder à l’intérieur de l’instrument, pour se faire une idée de ce qui a pu se passer. Les guitares italiennes, et plus spé-
cifiquement napolitaines, étaient alors conçues sans contre-éclisses pleines. Et le joint très fragile entre le manche et la caisse était souvent renforcé par un clou traversant le tasseau supérieur et rentrant dans le manche. Mais les premières guitares de Stauffer n’arborent pas de clou – le talon étant soigneusement inséré dans le tasseau – et elles sont montées avec des contre-éclisses des deux côtés. De surcroît, lesdites guitares disposent déjà de plots pour fixer les cordes au chevalet. Nous sommes tellement habitués à cet équipement dans les guitares modernes (à cordes métal) et à l’idée qu’il date de l’époque romantique, que cela paraît banal. Pourtant, des plots de chevalet dans une guitare fabriquée en 1800, qui plus est dans un lieu sans tradition récente de l’instrument et de sa facture – cela prête à réflexion. Qu’a-t-il donc pu se passer ? Vu de Vienne, la réponse se trouve à l’ouest. Les seules guitares disposant de contre-éclisses pleines et de chevilles de chevalet que Stauffer aurait pu examiner autour de 1800, étaient françaises. Il suffisait d’un visiteur et amateur de guitare venant de France, entrant dans l’atelier Bartl/Stauffer, pour confronter le jeune facteur à un instrument très abouti de l’École française – comme par exemple, une guitare de François Ory à Paris, ou de Charles-Joseph Marchal à Mirecourt. Tous deux étant particulièrement intéressants dans ce contexte, car parmi les tout premiers à recourir aux plots de chevalet.
Guitare de la première époque de Johann Georg Stauffer. Vienne, circa 1815.
Georg StauΩer n’était pas seulement un artisan de talent, mais aussi un passionné d’innovation. Georg Stauffer n’était pas seulement un artisan de talent, mais aussi un entrepreneur audacieux, passionné d’innovation. Il a dû sentir le potentiel de la guitare – et bien qu’il ait échoué par la suite dans certaines de ses entreprises (voir ci-dessous), dans ce cas, son intuition n’a pas failli. Rapidement, l’instrument fut adopté par un large public, et la demande explosa. Bientôt, Stauffer employa plusieurs compagnons et apprentis – et vit une concurrence importante s’installer. Les premiers facteurs Viennois à se tourner vers le nouvel instrument venaient encore de la facture du violon, comme par exemple Martin Stoss. Mais après l’arrivée à Vienne de Mauro Giuliani en 1807, des facteurs spécialisés toujours plus nombreux s’y établirent. Parmi eux, Johann Ertl et Franz Feilnreiter. Alors que le premier s’associa plus tard à Stauffer, le second était un concurrent aussi féroce que talentueux. Une question importante, sans réponse à ce jour, concerne la contribution de Feilnreiter à ce qui devait devenir une marque de fabrique de l’École viennoise : le manche réglable. En 1822, Stauffer et Ertl obtinrent un brevet (« K. K. Privilegium ») pour cette invention. Elle consiste en un manche dont l’inclinaison est réglable par l’unique vis qui le relie à la caisse de l’instrument, la partie supérieure de la touche flottant librement au-dessus de la table d’harmonie. Mais ce n’était pas là l’idée de départ. Dans une version antérieure de l’invention, la touche était coupée entre les frettes onze et douze, et la partie haute insérée dans la table d’harmonie ; seule la partie solidaire au manche était amovible. Rétrospectivement, ce système semble archaïque,
Guitare à la tierce avec manche réglable. Johann Anton Stauffer. Vienne, circa 1845.
Guitare à sept cordes signée Johann Anton Stauffer & Co. Vienne, 1827.
L’ancien Burgtheater fondé en 1741 à Vienne était l’un des théâtres les plus importants d’Europe. mais il s’agissait d’une innovation spectaculaire. Et c’est ici que le bât blesse : non seulement les guitares disposant de cette version antérieure datent d’avant 1822, mais elles proviennent aussi de différents luthiers : Georg Stauffer et Johann Ertl, certes, mais également Bernhard Enzensperger, Andreas Zettler et Franz Feilnreiter. Les archives de Vienne détiennent une note de 1817 concernant une dispute à l’intérieur de la guilde entre ce dernier et Stauffer – une controverse justement au sujet du manche réglable, peut-être ? C’est fort probable, d’autant que ceci pourrait en partie expliquer la volonté de Stauffer de protéger la version améliorée de l’innovation. Mais de qui provenait l’idée à l’origine ? Nous ne le saurons peut-être jamais. Quoi qu’il en soit, ce fut Stauffer qui s’assura l’exclusivité de l’invention – et ce pour une période de huit ans. En même temps, il eut une idée commerciale de génie. Après le départ à bride abattue de Mauro Giuliani en 1819, son compatriote Luigi Legnani endossa le rôle de virtuose de guitare le plus en vue. Les premiers concerts de Legnani en 1820 firent grande impression sur un public devenu important. Dans les années voisines du Congrès de Vienne (18141815), compositeurs, arrangeurs et éditeurs s’étaient efforcés de répondre à la demande grandissante du public de nouveau répertoire. Ils atteignirent d’ailleurs un record probablement iné-
galé depuis : deux mille nouvelles pièces pour la guitare, publiées pendant les seules années 1810. Stauffer a sans doute pressenti que le départ de Giuliani risquait de laisser un vide néfaste aux affaires. Beaucoup d’espoirs reposaient donc sur Legnani. Mais le prolifique Giuliani était disposé à publier aussi bien des pièces de concert difficiles telle que la Grande ouverture op. 61, que d’autres, plus accessibles. Legnani était moins productif, et le niveau technique exigé par ses compositions généralement très élevé. Bien plus que sa musique, c’était donc l’aura du virtuose qui devait faire vendre des guitares. Georg Stauffer lança alors le soi-disant « modèle Legnani ». Aujourd’hui encore, ce qui définit véritablement ce modèle reste obscur. Alors que le slogan « d’après le modèle de Luigi Legnani » et le brevet mentionné plus haut apparurent presque au même moment, ils sont indépendants l’un de l’autre. Car ni les hanches larges de la caisse souvent associées au modèle, ni le manche réglable ne sont en réalité des attributs du modèle Legnani. Pour résumer en quelques mots une affaire épineuse : un modèle Legnani est une guitare qui permet l’exécution de la musique écrite par Luigi Legnani. Dont acte. Modèle typiquement viennois inspiré de la viole de gambe. Anton Stauffer. Vienne, 1830.
Une des étiquettes de Stauffer portant la mention « d’après le modèle de Luigi Legnani ».
Stauffer est également associé au célèbre dessin de tête repris plus tard par Fender. Un document d’Anton Diabelli de 1825 présente le modèle et met en lumière un seul attribut original : sa tessiture. L’instrument représenté n’a aucun signe distinctif, si ce n’est la présence de vingt-deux frettes – il semblerait que c’était là la seule exigence de Legnani. Les premières guitares de Stauffer portant le fameux slogan concordent avec cette idée. Ce qui advint par la suite ne peut alors être expliqué que comme une dérive commerciale. Les luthiers viennois furent mis à rude épreuve durant une période de huit ans, pendant laquelle la demande de l’instrument atteignit son zénith, mais le manche réglable leur resta interdit. Certains, comme Nikolaus Georg Ries, ne purent simplement pas laisser passer cette autre aubaine. C’est ainsi que le modèle Legnani devint une marque de fabrique de l’École viennoise – et peu importait ce que cela signifiait exactement ! Vienne vit naître d’autres innovations relatives à la guitare. Une des premières, datant d’environ 1813, était la guitare à la tierce (le Rondo per due chitarre op. 66 de Giuliani, qui a recours à l’instrument, fut publié en 1816). Bien que l’on ignore qui le premier eut l’idée, là encore, certains des plus anciens spécimens du type sont des guitares Stauffer. Si l’on en juge par le nombre de guitares viennoises à la tierce ayant survécu jusqu’à nos jours, l’instrument connut un joli succès. Il est vrai que ce petit instrument en sol sonne bien, et projette encore mieux. Il a été adopté dans le sud de l’Allemagne, et dans une moindre me-
sure, en Italie, mais guère ailleurs (même si des recherches récentes suggèrent qu’une variante de l’instrument connut un certain succès dans le nord de la France autour de 1830). Alors que Stauffer est également associé au célèbre dessin de tête repris plus tard par Leo Fender, les mécaniques d’accord ne furent pas son invention. Le facteur berlinois Johann Gottlob Thielemann déposa un brevet d’invention pour une mécanique d’accord en 1808, alors que la plus ancienne guitare Stauffer équipée de la sorte date de 1814. « L’arpeggione » (dont le nom était à l’origine « Bogen-Guitarre ») et le « Hohlflügel » (un pianoforte dont le clavier est agencé en demi-cercle devant le joueur) par contre, étaient bien des inventions de Stauffer – mais aussi des fiascos commerciaux. Quand le temps fut venu pour Georg Stauffer de laisser son fils Anton coprésider aux affaires (d’où la création en 1827 de Johann Anton Stauffer & Co.), l’apogée de la guitaromanie à Vienne était passé. Paris était alors redevenu l’épicentre du phénomène, avant que celui-ci ne se déplace vers Londres. Malgré cela, durant l’unique année complète d’exercice de Johann Anton Stauffer & Co. (1828), la production avoisina les mille instruments. Vu d’aujourd’hui, cela peut surprendre – mais durant l’ère romantique, il n’était pas inhabituel que les meilleurs fabricants fussent aussi parmi les plus productifs. La qualité en quantité, c’était là un modèle économique viable, et les artisans qui y parvinrent étaient très respectés.
Les guitares à cordes basses additionnelles hors du manche étaient très populaires.
Guitare à dix cordes, richement décorée avec motifs en ébène et ivoire, construite par Henryk Rudert, fils du facteur viennois Johann Rudert. Varsovie, 1861.
Ceci était vrai pour Stauffer à Vienne, mais aussi pour Lacote à Paris, ou pour Panormo à Londres. Ce chiffre impressionnant ne doit pas masquer le fait que Stauffer père connut de grandes difficultés, dues au coût de sa nombreuse main-d’œuvre, de locaux en conséquence au cœur de Vienne, et des redevances liées à ses innovations. Après un court exode à Košice (Bohême), son épouse et lui finirent leurs jours dans un foyer de vie pour artisans démunis à Vienne (c’est d’ailleurs là qu’il construisit ses derniers instruments hautement novateurs). Anton, qui demeura sans enfants, ferma l’atelier Stauffer en 1849, juste après la révolution qui mit définitivement fin aux jours du Romantisme. Après un séjour à Prague, il revint à Vienne, où il conserva une modeste activité de professeur de pianoforte. Après eux, les facteurs viennois les plus importants à poursuivre la fabrication de l’instrument furent Friedrich Schenk et Johann Gottfried Scherzer. Tous deux étaient spécialisés dans les guitares à cordes basses additionnelles hors du manche – autre attribut caractéristique de l’École viennoise. La plupart des anciens modèles de ce type avaient simplement une excroissance de la tête, accueillant jusqu’à quatre cordes supplémentaires en dehors de la touche. Ces instruments devinrent étonnamment populaires, si l’on considère qu’ils s’adressaient à des guitaristes de très bon niveau. Ici encore, l’influence de Luigi Legnani a pu jouer un rôle, celle de J.-K. Mertz, Johann Padovetz et de l’amateur russe Nicolai Petrovich Makaroff sans aucun doute. Scherzer connut quelque succès avec des variantes de ce qui fut initialement nommé la « Helikan-Guitarre » (« grande guitare »), une autre
Contreguitare à treize cordes typique. Œuvre de Johann Gottfried Scherzer, Vienne, 1867. Une tige métallique était ajoutée à l’intérieur pour aider la caisse à résister à la traction des cordes.
Ludwig Reisinger va continuer à faire des contreguitares au xxe siècle. Ici un modèle à seize cordes fait à Vienne en 1935. invention de Georg Stauffer. Il s’agissait d’un modèle Legnani très large, arborant deux manches partant d’un même talon, celui sans frettes servant de support à un nombre croissant de cordes basses supplémentaires. L’instrument avec sept cordes supplémentaires (ou plus) se fit connaître par la suite sous le nom de « Schrammelgitarre », référence aux frères Johann et Josef Schrammel (alors que ce fut Anton Strohmayer, un des membres de leur quatuor, qui joua l’instrument). Leur ensemble devint célèbre grâce à une musique folklorique et urbaine, basée sur des chansons et danses populaires. Beaucoup d’autres ensembles suivirent leur exemple, rendant en passant l’iconique Schrammelgitarre immensément populaire sur tout le territoire autrichien, en Allemagne et en Bohême. En langue allemande, « Schrammeln » veut aujourd’hui dire : « jouer médiocrement de la guitare » – ce qui est gravement sous-estimer les qualités requises à la maîtrise de la Schrammelgitarre ! L’instrument eut certainement une influence sur la création de la harp-guitar américaine ; et dans un contexte musical totalement différent, les guitares viennoises à cordes basses supplémentaires d’après Stauffer et Scherzer devinrent très populaires parmi les musiciens russes. Malgré tout cela, et en dépit d’une nouvelle vague de guitaromanie autour de 1900, seuls quelques facteurs comme Ludwig Reisinger et Georg Haid surent maintenir la production de la guitare à Vienne. D’une part, ils connurent la concurrence grandissante de luthiers allemands comme Her-
mann Hauser ou Hans Raab, sans parler d’énormes manufactures telle que celle de Julius Heinrich Zimmermann. D’autre part, il s’avéra que leurs instruments étaient inadaptés au nouveau répertoire le plus intéressant de l’époque – qui était espagnol. Pour la musique de Tarrega ou Llobet, les instruments sonnant le mieux étaient locaux : soit les guitares prestigieuses d’Antonio de Torres, soit les excellents instruments contemporains de Vicente Arias, Enrique Garcia, ou Manuel Ramírez, pour ne citer qu’eux. Alors que les guitares de l’École viennoise eurent une immense influence sur la facture de l’instrument à travers l’Europe et même en Amérique du Nord – en grande partie grâce à Christian Friedrich Martin –, aucun modèle viennois ne put s’établir comme archétype de la guitare moderne. Cette réussite-là, était celle de Torres. Aujourd’hui les guitares de l’École viennoise sont en premier lieu utilisées pour jouer de la musique folklorique dans la tradition des Schrammel, ou alors le répertoire romantique. Pour ce dernier, Stauffer et ses contemporains ont créé parmi les meilleurs instruments : preuve en est le nombre croissant d’enregistrements sur des instruments d’époque, ainsi que la forte demande de copies d’après des originaux viennois. Erik Pierre Hofmann Merci à Simon Palmer et Stefan Hackl pour leur contributions. Ndlr : À tous ceux qui s’intéressent à la guitare viennoise, je conseille la lecture du livre Stauffer & Co d’Erik Pierre Hofmann, Pascal Mougin et Stefan Hackl.
Aujourd’hui, Richard Witzmann perpétue la fabrication des contreguitares à Vienne. Il a été formé par Josef Wesely, le successeur de Ludwig Reisinger.
À la fin du xviiie siècle, quittant son poste à Salzbourg, Mozart s’installa à Vienne, attiré par son intense vie musicale.
Tobias Braun Il est installé à Gaaden, à
proximité de Vienne. Autodidacte au départ, il a complété sa formation dans les stages de José Luis Romanillos. Ses guitares s’inspirent des grands maîtres espagnols et elles sont toujours construites avec des bois de très haute qualité. En été, il organise des stages de lutherie à l’image de ceux de son maestro.
En rentrant dans votre atelier, j’ai vu que vous travailliez sur une guitare. Que faisiez-vous ? Tobias Braun – Je suis en train de faire la copie d’une guitare de Vicente Arias de 1889. Je terminais les derniers ajustements sur le fond pour le coller et fermer le corps de la guitare. C’est un instrument que je prépare comme modèle pour montrer aux participants de mon prochain stage de lutherie. Cet été, je donne deux semaines de cours durant lesquelles je leur apprends quelques techniques de construction typiquement espagnoles. Les participants vont construire des copies de cette Arias selon mes instructions.
« Tous les détails sont importants dans la fabrication d’une guitare : la forme du talon, le chevalet, les collages… » En haut à droite, le stock de Tobias Braun avec des bois de très haute qualité.
Pour un débutant c’est formidable : l’Arias est une guitare relativement facile à construire et qui sonne bien. Un éventail à cinq brins, deux barres harmoniques et c’est tout… C’est simple, sans secret, ce qui vous pousse à soigner la manière d’assembler les pièces, le collage, pour que tout soit fait sans forcer. C’est ça la grande leçon d’Arias. Dans mes cours, je viens avec un livre de cuisine et je montre aux participants la recette du goulash… Ça paraît simple à faire et les ingrédients sont faciles à trouver, mais… la préparation des ingrédients, le choix de la cocotte, les temps de cuisson, la température… tout intervient. Pour la guitare c’est la même chose : sa construction n’est pas une équation mathématique, il y a beaucoup de détails et de manières de faire. J’ai grandi professionnellement grâce à aux cours de José Romanillos et j’ai adoré le climat d’amitié qui régnait pendant ces deux semaines. Les participants venaient des différents pays du monde et nous vivions deux semaines de lutherie en immersion totale. J’ai assisté à ses cours en 1984 à Zurich, en 1988 à Aalst, en 1989 et 1992 à Cordoue, c’était passionnant. À partir de 1993, José m’a demandé de devenir son assistant lors des stages de lutherie, ce qui a été un grand honneur pour moi. Je perpétue aujourd’hui l’idée de mon cher maestro. Parlons un peu de vos guitares, combien de modèles faites-vous ? T. B. – Je fais des guitares basées sur les instruments des maîtres espagnols célèbres, des guitares que j’ai personnellement analysées et
mesurées, à l’exception de la Manuel Ramírez de Segovia qui se trouve au MET à New York. D’autre part, je fais une différence entre modèle et copie : quand je fais un modèle je prends des libertés et mes guitares incluent toujours des détails de construction personnels. Mon plus petit modèle est l’Arias de 1889, (plan de Karel Dedain). Ensuite, il y a la Manuel Ramirez de 1912 (plan de Richard Bruné) et la Hermann Hauser de 1937. Le plus grand modèle est la Santos Hernández de 1924 qui appartenait à Luise Walker, la grande guitariste autrichienne. Son professeur, Miguel Llobet, avait choisie cette guitare personnellement dans l’atelier de Santos et rapportée à Vienne. J’ai fait aussi un modèle de flamenco, basé sur une Manuel Reyes de 1989. Le fait d’avoir plusieurs modèles me permet de mieux satisfaire les goûts des guitaristes. Quand ils viennent dans mon atelier, je les regarde jouer, surtout la main droite et très vite, je sais les orienter vers le modèle qui sera le mieux adapté à leur manière de jouer. Vous ne faites pas un modèle Tobias Braun ? T. B. – Si, mon modèle est un mélange de Manuel Ramírez et de Santos Hernández. J’essaie de faire des guitares qui facilitent l’obtention de beaux sons, qui aident le guitariste, qu’elles fassent des pianissimi qui soient encore des notes de musique. Je cherche une réponse facile et riche en harmoniques. J’ai aussi en tête de faire un modèle Romanillos. Après toutes ces années de travail avec Romanillos, vous allez finalement lui rendre hommage ! T. B. – Par respect pour José, j’ai eu beaucoup de mal à me décider à faire un modèle Romanillos. L’année prochaine, il aura 90 ans. Pour moi, ça sera une manière de lui rendre hommage pour tout ce qu’il m’a appris. Depuis longtemps j’écoute les enregistrements de Julian Bream des années 80. Ce que Bream fait avec la guitare de Romanillos, et ce que la guitare de Romanillos donne à Bream, c’est absolument magnifique. Cette guitare traduisait en musique
Guitare de 2017, table en épicéa, fond et éclisses en bois d’if (taxus). Modèle Santos 1924.
Guitare « La Cordulesa » faite en 2010. Table en épicéa, fond et éclisses en cyprès. Modèle Tobias Braun.
« J’aime réaliser des modèles différents avec des sonorités et des caractères différents. »
tout ce que Bream faisait avec ses mains. Le travail de Romanillos paraît simple mais sa manière d’assembler tous les éléments est extrêmement raffinée. C’est un mélange de Torres et de Hauser. L’éventail, par exemple, avec ses courtes barres inférieures qui ferment l’éventail est très Hauser. En revanche, la table fine en épaisseur et sa voûte viennent de Torres. J’aime relever le défi de réaliser des modèles différents avec des sonorités et des caractères différents. Quels sont les bois que vous aimez travailler ? T. B. – Pour les tables, je n’ai rien contre le red cedar, mais je suis plus à l’aise avec l’épicéa. Pour le fond et les éclisses, j’ai toujours travaillé avec le palissandre indien pour sa stabilité et sa fiabilité. Mais mon bois préféré, c’est le cyprès ; son odeur est ma drogue. Quand je rabote ce bois, je suis enivré par son parfum ! J’aime aussi l’érable, mais il est plus difficile à travailler, à trouver la bonne épaisseur et le courber. Le citronnier est un bois superbe qui, après Simplicio, a été
« La sexagésima », guitare construite en 2020, pour les 60 ans de Tobias Braun. Table en très vieil épicéa, fond et éclisses en palissandre. Modèle À quels détails faites-vous particulièrement Santos attention ? T. B. – Tous. Par principe, dans l’assemblage de 1924. la guitare, je cherche en permanence à diminuer la pression, à provoquer le moins de tension entre les pièces. Je ne force jamais, les serrejoints travaillent à peine. En ce moment, je fais des expérimentations avec les filets qui contournent la caisse : je les renforce tout en diminuant l’épaisseur de la table dans les bords, jusqu’à 1,2 mm ou 1,4 mm. L’avantage d’avoir plusieurs modèles, c’est que je peux tester une idée sur l’un, sans prendre de risques sur les autres. De toute manière, on ne peut pas faire beaucoup de changements à la fois, un seul suffit et ensuite on écoute l’instrument pour sentir s’il a changé et dans quelle direction. Je mets une petite barre de renfort en carbone dans le manche, cachée sous la touche. Le son ne change pas et le poids non plus, à peine trois ou quatre grammes en moins. C’est une demande des guitaristes qui habitent dans des pays très humides. Le chevalet est encore un autre sujet très complexe de la lutherie. Dans une guitare de flamenco vous avez besoin d’une attaque rapide et d’un son court tandis que dans une guitare classique il serait mieux d’avoir une attaque un peu plus lente mais un son plus long, plus riche et moins nerveux. C’est donc à nous de créer le son que nous cherchons en faisant le chevalet le mieux adapté. On peut faire varier la rigidité ou la masse mais les conséquences sont différentes. J’ai récemment changé la courbe du talon de mes guitares… et le son a changé. Le problème de la guitare, c’est que chaque partie a une fonction mécanique, une valeur esthétique, et que les deux dépendent des bois utilisés. C’est l’histoire du goulash ! un peu oublié, mais il est merveilleux. Je trouve qu’il donne aux guitares une sonorité proche de celle du palissandre brésilien. J’ai aussi en stock du ziricote, de l’ébène, du padouk, du bubinga… Mon plaisir, c’est de travailler avec des bois massifs, je n’aime pas les placages.
Le nouveau Burgtheater de Vienne, inauguré en 1888, est toujours considéré comme l’une des scènes les plus importantes d’Europe.
Lukas Giefing
À gauche, son installation pour mesurer la flexibilité de la table. En haut, Lukas montant la marqueterie et les filets d’une rosace.
Il est installé dans la banlieue de Vienne. Il s’est formé en examinant les guitares des bons luthiers contemporains et en suivant les conseils du guitariste Alvaro Pierri. Il a plus d’une centaine de guitares à son actif.
Quelle a été votre formation à la lutherie ? Lukas Giefing – Je suis autodidacte. J’ai commencé à jouer de la guitare à l’adolescence et très vite, j’ai eu envie d’en construire une. J’ai toujours aimé le travail du bois mais je ne connaissais pas d’école de lutherie, alors j’ai appris par les livres, en allant voir des luthiers et en faisant beaucoup d’expériences. Quels luthiers vous ont le plus apporté ? L. G. – Un des premiers fut Matthias Dammann mais j’ai surtout étudié les guitares que je trouvais autour de moi. J’ai ainsi pu voir et étudier des guitares de Paulino Bernabé, d’Antonio Marín et, dernièrement de Daniel Friederich. J’ai la chance de connaître Alvaro Pierri qui habite ici à Vienne et qui m’a encouragé à étudier ses guitares, surtout ses deux Friederich : la n° 751 de 1994 en épicéa et la n° 794 de 2004 en red cedar. Que vous ont-elles appris ? L. G. – L’idée n’était pas de copier ces guitares mais de comprendre comment travaillait Daniel Friederich. Aujourd’hui, je mesure tout et j’essaie d’analyser le fonctionnement des instruments. Je mesure par exemple, la flexibilité de la table (en centièmes de millimètres) à de nombreux endroits et avec l’ordinateur je dessine une carte de la table avec toutes ces valeurs. Cela me permet de voir s’il y a des zones particulièrement rigides ou trop souples et d’intervenir en enlevant ou en ajoutant de la masse. C’est une aide précieuse pour comprendre le fonctionnement du barrage.Je ne fais pas le geste traditionnel des luthiers d’évaluer la flexibilité transversale des tables manuellement, je m’intéresse surtout à la flexibilité longitudinale. J’ai le sentiment que le plus important, c’est la flexibilité du bois dans le sens de la traction des cordes et je cherche de l’épicéa avec des veines solides. La rigidité est importante aussi, mais je peux la contrôler plus facilement par les épaisseurs. Quel son cherchez-vous ? L. G. – En général, je n’aime pas les concerts, on est trop loin. Je préfère être près du guitariste ou jouer moi-même avec la guitare que j’étudie.
Pour sa guitare n° 100, construite en 2012, Lukas a choisi un épicéa chenillé pour la table et l’amarante (peltogyne spp) pour le fond et les éclisses.
Pendant des années, il a étudié les barrages de quelques grands luthiers contemporains, principalement ceux de Paulino Bernabé, Antonio Marín et Daniel Friederich.
Je cherche surtout à faire un instrument avec de bons aigus mais pas avec des graves très profonds. En ce moment, le son de mes guitares évolue vers un autre équilibre, avec des aigus encore plus forts, plus présents. Quels sont vos bois préférés ? L. G. – Pour la table, je me sens plus à l’aise
avec l’épicéa. J’aime aussi le cèdre, mais je trouve que les aigus ne sont pas aussi clairs, qu’ils n’ont pas la richesse de l’épicéa. C’est un sujet difficile : on n’écoute pas de manière objective. C’est le même problème avec les bois du fond et des éclisses car les guitaristes écoutent souvent avec les yeux ! L’épicéa de mes guitares vient des forêts autri-
Analyse à l’ordinateur des points de flexion mesurés sur la table d’harmonie. chiennes et je l’achète chez le même fournisseur que celui des pianos Bösendorfer. Pour la caisse j’aime travailler avec le palissandre indien, l’érable, le robinier (robinia pseudoacacia), le noyer (juglans regia) et l’amarante (peltogyne spp). Je trouve ce dernier magnifique avec sa coloration pourpre ; je l’ai choisi pour ma guitare n° 100 ! Quelles sont les particularités de vos guitares ? L. G. – Je fais un seul modèle. Les variations de prix sont dues aux bois utilisés. Mes chevalets sont en palissandre avec des cordiers à doubles trous, jamais en ébène, car je le trouve trop lourd pour cette pièce. Les manches sont en cedro, en acajou ou en érable. Les rosaces sont faites avec des bois naturels, non teintés. Pour les touches, j’emploie l’ébène, le robinier et le « blackwood tek » (pinus radiata durci). Pour le barrage, j’ai longtemps suivi le modèle BouchetMarín et maintenant je suis celui de Friederich. Le vernis est toujours fait au tampon. Le design de la tête est personnel, mais assez proche d’autres guitares espagnoles ; j’envisage de l’allonger un peu mais j’ai peur de changer l’équilibre sonore de mes guitares. Un dernier mot ? L. G. – Oui, je dis toujours à mes clients qu’ils peuvent venir dans mon atelier pour essayer, entendre et comparer mes guitares avec celles qu’ils connaissent. J’ai toujours plusieurs guitares prêtes. Bien entendu, chacune est une pièce unique !
Détail de la rosace de la guitare en érable de la page de gauche. La table est faite avec un épicéa très chenillé.
À la fin du xixe siècle, un courant artistique surgit à Vienne : la Sécession viennoise (Sezessionsstil) en parallèle de l’Art nouveau français et du Jugendstil allemand. Il réunit architectes et plasticiens. Le Pavillon am Karlplatz, construit par l’architecte Otto Wagner en est un exemple.
Matthias Tilzer Il a son atelier à Innsbruck, dans le Tyrol autrichien. Il a été formé à Mittenwald mais il s’est converti à la construction espagnole durant les stages de José Luis Romanillos. Ses guitares se remarquent par leur qualité sonore et par la sobriété de leur décoration. Photographies de Max Kirchbauer et Alberto Martinez
Le motif de la tête avec les deux oiseaux vient d’un violon baroque.
Copeau de bois de l’une de ses rosaces.
Préparation des petits morceaux qui vont composer la mosaïque.
Comment avez-vous appris à construire des guitares ? Matthias Tilzer – Jeune, j’ai appris la guitare en étant en même temps dans un groupe de rock, mais on jouait tellement fort que j’ai eu peur d’avoir des problèmes d’audition plus tard. Un jour, j’ai demandé à mon professeur de guitare s’il connaissait une école pour apprendre la lutherie et il m’a tout de suite conseillé d’aller à Mittenwald, en Allemagne. J’y ai étudié de 1989 à 1992, et après avoir obtenu le diplôme, comme j’avais peur de ne pas gagner ma vie en faisant des guitares, j’ai partagé mon temps pendant quelques années entre un emploi fixe et la construction de guitares chez moi. Aujourd’hui, je fais de la lutherie à plein temps : je fais cinq à six guitares classiques par an et des réparations de guitares classiques, acoustiques, électriques et de mandolines. J’aime faire des réparations. D’une part j’apprends beaucoup en regardant les guitares des autres luthiers et d’autre part, j’aime recevoir des
gens dans mon atelier, sans quoi la vie de luthier serait trop solitaire pour moi. Avez-vous reçu des conseils d’autres luthiers ? M. T. – En 1991, j’ai participé à un stage donné par Romanillos à Wasserburg am Inn (Bavière, Allemagne), organisé par le luthier Curt Claus Voigt. C’était fantastique : la découverte de la lutherie espagnole a été pour moi une ouverture vers un autre monde, très différent de celui de la construction traditionnelle allemande que j’apprenais à Mittenwald. À partir de là, j’ai commencé à faire les guitares « à l’espagnole » et j’ai eu la chance de rencon-
Les talons sont faits avec deux morceaux de cedro collés longitudinalement.
Depuis les cours de Romanillos, il suit la méthode espagnole de construction.
On remarque la présence d’une contreguitare dans son atelier.
Un stock de bois suffisant pour quelques années de travail. trer des professeurs de guitare du conservatoire d’Innsbruck qui aimaient ces guitares et ont commencé à m’en commander. Une autre influence est venue grâce à un marchand de guitares d’ici, toujours à Innsbruck, qui importait des guitares de Grenade. Cela m’a donné l’occasion de voir le travail d’Antonio et Paco Marín, de Manuel Bellido, de Rafael Moreno… J’aime beaucoup les guitares d’Antonio Marín, sa manière de façonner le manche… Tobias Braun m’a aussi conseillé et j’ai souvent été le voir dans son atelier. Quel gabarit et quel barrage avez-vous adopté ? M. T. – Le gabarit et le barrage de mes guitares sont la synthèse de mes propres idées, d’une guitare d’Antonio de Torres dont on avait le plan à Mittenwald et de celles de Rolf Eichinger, que j’ai eu l’occasion de rencontrer dans son atelier de Karlsruhe. Les guitares d’Eichinger m’ont beaucoup impressionné par leur perfection, par la sobriété de la décoration, par leur simplicité. Maintenant je fais un barrage symétrique à sept brins avec une fine plaque de renfort sous le chevalet. Je pense que cette plaque, qui fait toute la
largeur de la caisse, m’aide à harmoniser tous les mouvements de la table. Je ne prends pas beaucoup de mesures, je travaille surtout selon mon intuition. Quel type de son cherchez-vous ? M. T. – Je cherche la qualité plus que le volume. J’aime avoir beaucoup d’harmoniques et pouvoir moduler le son. Les guitares de qualité ne sont pas faciles à jouer, c’est au guitariste d’aller chercher toutes les possibilités de l’instrument. Une bonne guitare répond à votre demande, à votre manière de jouer. C’est comme une voiture de course : le guitariste doit apprendre à en obtenir le meilleur. Je teste toutes mes guitares, mais ça me prend des heures de découvrir de quoi elles sont capables. N’ayant pas un haut niveau de jeu, je me rends souvent au conservatoire pour demander à l’un des professeurs de me faire écouter ma nouvelle guitare. Quels sont vos bois préférés ? M. T. – C’est un problème, les guitaristes aiment le palissandre et les bois sombres. Moi, j’aime aussi le son des guitares en érable et j’aime-
rais en faire plus, mais elles sont plus difficiles à vendre. Avec la prise de conscience écologique actuelle, peut-être les choses vont-elles changer… Pour les tables, je préfère l’épicéa et j’en trouve facilement des planches d’excellente qualité en Autriche et en Allemagne. Je cherche les tables qui ont été bien coupées ; je suis très sensible à la perfection de la coupe et au sens des veines. J’aime particulièrement les tables chenillées, même si elles sont plus difficiles à travailler et désaffûtent davantage les outils. Quels sont les détails personnels de vos guitares ? M. T. – Les motifs des rosaces sont de ma création. Les chevalets sont assez épais parce que j’aime qu’ils soient solides. Le filet du fond est continu, tout autour de la caisse, sans joint visible. Je ne fais pas de filet central, j’aime la simplicité et l’élégance classique. Pour les filets j’utilise l’érable coupé au quartier pour qu’il ait des reflets et que sa couleur contraste joliment avec le palissandre. Un autre détail, c’est le talon : je le fais avec deux morceaux de cedro collés longitudinalement. Sur demande, je fais le joint de la tête avec le manche en V, comme je l’ai appris à Mittenwald, mais je ne trouve pas de différences dans le son, c’est surtout un choix esthétique. Le motif de la tête avec les deux oiseaux vient d’un violon baroque que j’ai vu chez un collègue avec qui je partageais l’atelier. J’aime les touches un peu épaisses pour donner de la rigidité au manche, sans utiliser des renforts en carbone ou autre. Mais ce que j’aime par-dessus tout, c’est travailler le bois. Je vis et je travaille dans le même endroit ; je pense toute la journée à la manière de faire, aux bois à utiliser… Le problème, c’est que le bois n’est jamais le même… M. T. – Oui, mais cette compétence est la raison pour laquelle les luthiers existent, sinon les usines nous auraient remplacés !
Élégance, sobriété et simplicité sont les mots qui qualifient le mieux ses guitares.
Gustav Klimt était l’un des artistes majeurs de la Sécession viennoise. Le baiser, peinture à l’huile sur toile recouverte de feuilles d’or (1909).
Gustav Klimt, Portrait d’Adele Bloch-Bauer I, peinture à l’huile sur toile recouverte de feuilles d’or et argent (1907).
Daniel Zucali
Il a une âme de chercheur et une forte personnalité. Il n’emprunte pas les chemins des autres luthiers et il réalise des guitares avec des accordages différents ou multicordes pour proposer une vaste palette sonore aux guitaristes.
« Elia » est son modèle de guitare classique moderne. Orfeo – Vous avez un catalogue d’une diversité impressionnante. Pouvez-vous nous expliquer votre démarche ? Daniel Zucali – J’aime faire des guitares de différents types. Non seulement de tailles différentes, mais aussi des guitares avec des accordages différents (guitares à la tierce ou baryton) et des guitares multicordes (jusqu’à dix-huit cordes). Je fais aussi un modèle crossover et une guitare de jazz avec des cordes en nylon. D’où viennent ces idées ? D. Z. – Ce ne sont pas mes idées ni des idées nouvelles. Il y a deux cents ans, Georg Stauffer à Vienne faisait différents types de guitares et Luigi Legnani composait pour des guitares à la tierce. Aujourd’hui, je regrette que les guitaristes et les compositeurs n’aillent plus dans cette direction. La beauté d’un chœur est créée par la combinaison des différentes voix : sopranos, mezzos, ténors, basses… Je ne comprends pas pourquoi le monde de la guitare classique ne cherche pas dans cette direction. Pour moi, un quatuor à quatre guitares identiques est incompréhensible, il se prive d’une grande richesse musicale. En revanche, cela existe dans la musique popu-
laire. Dans un groupe traditionnel de mariachis au Mexique par exemple, on trouve guitare, guitare basse et requinto. Vous avez toutes ces guitares en stock ? D. Z. – Non, j’en ai quelques-unes pour les montrer aux guitaristes qui viennent dans mon atelier, mais je travaille surtout sur commande. J’essaie de comprendre les goûts du guitariste, son répertoire, sa manière de jouer et je peux lui suggérer tel type de guitare avec tel type de bois. De plus, comme toutes mes guitares sont faites à la main, je peux répondre à des demandes particulières... si elles ne changent pas ma manière de travailler ni ma conception de l’instrument. Quel bois pouvez-vous proposer ? D. Z. – J’ai énormément de bois différents à proposer. Tout dépend de vos goûts et de la musique que vous jouez. Quels sont vos modèles de guitare classique ? D. Z. – J’en fais deux modèles : « Elia » et « Aline » (je donne à mes guitares les noms de mes enfants). J’ai commencé par mettre au point « Elia ». C’est une guitare assez traditionnelle,
« Aline » est une guitare classique plus évoluée, avec un barrage en lattice, la touche surélevée et des ouïes dans les éclisses. Sa décoration rappelle les peintures de Gustav Klimt.
Barrage asymétrique du modèle « Elia ». qui n’est pas la copie d’un luthier en particulier. Je n’aime pas prendre les idées des autres. Elle a une touche normale, collée à la table. « Aline », a une touche surélevée, ce qui change un peu le son, augmente le sustain et facilite l’accès aux notes aiguës. Elle sera mieux adaptée pour un guitariste de haut niveau. « Aline » nécessite plus d’heures de travail et son prix est plus élevé. Je propose deux modèles dans des tailles et des diapasons différents. Le barrage des deux modèles est identique ? D. Z. – Non, pour « Elia », je fais un barrage asymétrique, un éventail ouvert avec six brins. Il est
très rigide en haut pour bien soutenir la touche et laisser beaucoup de liberté à la table dans son lobe inférieur. Je ne mets pas de renfort sous le chevalet, j’aime le laisser le plus libre possible. Pour « Aline », je fais un barrage de type lattice. Les jeunes guitaristes sont habitués à ce type d’instruments qui ont des tables très fines et qui demandent moins d’efforts à la main droite. Quelqu’un formé dans les années 70 ou 80 ne saura pas jouer avec ces guitares, il va appuyer trop fort et la guitare ne sonnera pas très bien. Dans mon cas, ce lattice est une évolution de mon barrage classique, la structure de base à six brins est la même. Dans le barrage, je ne fais pas beaucoup de chan-
« Aline », avec table en cèdre et caisse en palo-escrito (dalbergia).
Barrage de type lattice du modèle « Aline ».
Le modèle « Crossover » est destiné aux guitaristes habitués aux guitares acoustiques avec cordes en acier et qui jouent avec sonorisation. En bas à gauche, vue de l’installation du microphone.
Le modèle « Jazzabella », une guitare archtop de jazz avec cordes en nylon et système d’amplification.
Le modèle « Santone » est l’interprétation moderne d’une contreguitare. Quinze cordes, caisse en bois de frêne (fraxinus), frettes en éventail et système d’amplification.
Trio de guitares modèle « Santino » : baryton, normale et guitare à la tierce. Chevalet avec sillet en trois parties pour un accordage précis.
gements. Pour moi, cela fait partie de la conception de départ d’une guitare ; une fois qu’il est au point et que toutes les notes sonnent bien, je préfère faire des changements sur d’autres paramètres. Mon expérience, c’est qu’avec les barrages asymétriques on a moins de problèmes. D’où vient la « Crossover » ? D. Z. – Elia a toujours été mon point de départ. J’ai gardé la même forme mais elle a évolué de différentes manières : vers « Aline », avec la touche surélevée et un barrage en lattice, ou vers le modèle Crossover avec un pan coupé, une ouïe latérale, un système de sonorisation et une table un peu plus épaisse. La touche peut être arrondie ou plate. C’est une guitare faite pour les guitaristes habitués aux guitares acoustiques avec cordes en
acier et qui peuvent jouer en solo ou en groupe avec une forte sonorisation. En ce moment, c’est le modèle qu’on me demande le plus. Et la guitare de jazz ? D. Z. – La guitare de jazz est complètement différente des autres. La demande est venue d’un guitariste ami et je suis parti d’une feuille blanche, en étudiant pendant deux ans toutes les guitares existantes de ce type avant de me lancer dans sa construction. Je dégrossis les tables avec ma fraiseuse CNC (Computer Numerical Control) et après je les termine à la main. Elle sonne bien non amplifiée, mais elle est faite pour jouer branchée. Elle est très confortable avec ses frettes radiales mais bien sûr, le son est particulier car il n’est pas produit avec des cordes en acier.
« Je fais des guitares originales pour guitaristes originaux. » Quels sont les autres modèles ? D. Z. – Je ne modifie pas trop le modèle classique. Je prends en revanche plus de libertés avec les autres modèles. Par exemple, je trouve que la bouche de la guitare est très mal placée. D’un point de vue technique, mettre la bouche au milieu de la caisse de résonance est une erreur. Mais je ne peux pas changer trop de choses, sinon ce n’est plus une guitare classique. J’ai deux autres directions dans mon travail : faire des guitares de registres différents pour jouer ensemble, en petite formation, en trio ou en quatuor et faire des guitares accordées différemment, avec plus de cordes, pour jouer le répertoire du luth, par exemple. Si vous faites un quatuor de guitares, je pense qu’il serait intéressant d’avoir une guitare baryton, une à la tierce ou à la quinte et deux guitares normales. Ça serait plus riche musicalement. C’est le cas de mon trio de guitares « Santino » : une à la tierce, une classique et une baryton. Cela peut vous surprendre, mais la guitare baryton fonctionne très bien avec un gabarit normal. Les trois ont le sillet avec trois parties mobiles. Je fais aussi des guitares avec sept, huit, quatorze et jusqu’à dix-huit cordes. La quantité des cordes, l’accordage, la taille et la forme sont souvent définis après de longues conversations avec le guitariste qui en fait la demande. C’est comme ça que j’ai eu la demande d’une guitare à quatorze cordes, destinée à la musique baroque écrite pour le luth. J’ai eu aussi des demandes pour faire des contreguitares modernes. Je crois que vous pouvez écrire que je fais des guitares originales pour guitaristes originaux !
« Barocco », une guitare à 14 cordes pour jouer la musique baroque avec un instrument moderne.
Paris, juillet 2021 Site internet : www.orfeomagazine.fr Contact : orfeo@orfeomagazine.fr