Orfeo magazine N°10 - Édition française - Automne 2017

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orfeo 10

m a g a z i n e SpÉcial USA

West Coast Road Trip Pepe Romero Sr et Jr Richard Reynoso Harris Foundation Jeffrey Elliott Gregory Byers Eric Sahlin

N° 10 - Automne 2017 Édition française


Nouveau livre réunissant les nos 6 à 10 d’Orfeo Magazine !

352 pages 400 photos couleur Format : 24 x 30 cm Prix : 90  € €

N° 6 : Italie • Andrea Tacchi • Lorenzo Frignani • Luigi Locatto • Luca Waldner • Nicolò Alessi • Crémone

N° 7 : France Dominique Field • Jean-Noël Rohé • Olivier Fanton d’Andon • Thomas Norwood • Montmartre •

N° 8 : Grenade Antonio Marín • Manuel Bellido • Paco Santiago Marín • Rafael Moreno •L ’Alhambra de Grenade •

N° 9 : Spécial Antonio de Torres • José Luis Romanillos • Stefano Grondona • Wulfin Lieske • Carles Trepat

N° 10 : États-Unis • Pepe Romero Sr et Jr • Richard Reynoso • Harris Foundation • Jeffrey Elliott • Gregory Byers • Eric Sahlin

Disponible le 15 décembre Pour précommander votre exemplaire, cliquer sur le livre Directeur : Alberto Martinez Conception graphique : Hervé Ollitraut-Bernard Éditrice adjointe : Clémentine Jouffroy Traductrice français-espagnol : Maria Smith-Parmegiani Traductrice français-anglais : Meegan Davis Site internet : www.orfeomagazine.fr Contact : orfeo@orfeomagazine.fr

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orfeo Édito

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m a g a z i n e Fleurs du désert Il y a un phénomène merveilleux dans les déserts d’Amérique du Nord : les rares pluies de décembre et de janvier font naître des fleurs au printemps dans ces étendues d’une grandeur géologique intacte. Ce phénomène me fait penser à la génération de luthiers qui a fleuri dans ce pays au milieu des années soixante. Loin de l’histoire européenne, où la connaissance se transmet de père en fils ou dans des écoles de lutherie depuis des siècles, les luthiers américains n’avaient rien de tel et se sont formés tout seuls. Les tournées de Andrés Segovia d’abord, puis de Christopher Parkening et de la famille Romero, ont réveillé des vocations pour la construction de guitares classiques dans le pays des Martin et des Gibson. À partir des années soixante-dix, les publications de la Guild of American Luthiers et les cours de José Romanillos ont amplement participé à la formation de ces luthiers. Dans ce 10 e numéro d’Orfeo, je vous invite à faire connaissance avec les luthiers de la côte ouest des États-Unis. Bon voyage ! Alberto Martinez


West Coast road Je l’avoue, j’aime prendre le volant d’une automobile et rouler… Le pare-brise de ma voiture reste le plus bel écran de cinéma que je puisse imaginer. Dans ma vie de photographe, ce merveilleux écran m’a donné à voir les déserts africains, les grandes capitales, les sommets des Alpes et les parcs américains.

J’ai choisi l’automobile pour aller rendre visite aux luthiers de la côte ouest des États-Unis. J’ai commencé mon « road trip » à San Diego (Californie) où est installée la famille Romero ; je suis ensuite allé voir Richard Reynoso à Los Angeles, puis la Harris Guitar Foundation du côté de San Francisco, Gregory Byers à Willits, Jeffrey Elliott à Portland (Oregon) pour

finir chez Eric Sahlin à Spokane (Washington). La promesse de 2 500 kilomètres, du sud de la Californie près de la frontière mexicaine, jusqu’à Spokane dans l’État de Washington près de la frontière canadienne, était trop tentante pour choisir un autre moyen de transport. Devant moi la route US 101, tracée en 1926 le long de la côte pacifique…


trip

Spokane

WASHINGTON

Road trip 4 Portland - Spokane

Portland

Rien derrière et tout devant, comme toujours sur la route.

Road trip 3 Willits - Portland

NEVADA Willits

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Jack Kerouac Sur la route

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J’ai pris un livre comme compagnon de voyage : Sur la route de Jack Kerouac. Tapé à la machine en trois semaines sur un unique rouleau de papier en avril 1951, ce livre fut immédiatement adopté par la « Beat generation » et il est considéré aujourd’hui comme l’un des meilleurs romans de langue anglaise. Moteur !

Road trip 1 San Diego - Berkeley Los Angeles

San Diego


Père et fils, dans la maison familiale, avec deux guitares de Pepe Jr.


Pepe Romero Jr, la guitare dans le sang Pepe Romero Jr est doublement gâté : il peut s’inspirer de la magnifique collection de guitares de son père et chaque guitare qu’il fait est testée par la célèbre famille de guitaristes.


Pepe Jr dédie toutes ses guitares à son grand-père Celedonio. Orfeo – Étant le fils de Pepe Romero, pourquoi avez-vous choisi de devenir luthier plutôt que guitariste ? Pepe Romero Jr – Quand j’étais petit, mon père, qui était toujours en voyage, me manquait beaucoup. J’avais appris et j’aimais jouer de la guitare mais je me suis dit : « Je ne veux pas être guitariste, je ne veux pas vivre dans un hôtel, je veux rester à la maison avec ma famille. » Plus tard, quand j’avais 12 ou 13 ans, j’ai commencé à aimer le travail du bois et mon grandpère Celedonio m’a encouragé à apprendre la lutherie. Il est malheureusement décédé avant de voir ma première réalisation mais je lui dédie toutes mes guitares, comme vous pouvez le lire sur mes étiquettes. Ma famille est très unie : quand je termine une guitare, je mets les cordes avec mon père, s’il est

là, et ensuite, lui et mes oncles me donnent leur opinion. J’ai beaucoup appris avec eux. Mon père joue et enregistre souvent avec mes guitares n° 30 et 90. Orfeo – Comment avez-vous appris la lutherie ? P. R. Jr – J’ai fait ma première guitare avec Dake Traphagen dans l’idée de n’en faire qu’une, mais j’ai bien aimé ce travail et quand j’ai mis les cordes… j’ai senti que c’était ma vocation. Ensuite, je suis parti en Espagne, à Cordoue, et j’ai travaillé dans l’atelier de Miguel Rodríguez. Le père était malade et il ne travaillait plus mais nous avons passé des heures à parler de la construction de guitares. Pendant le même été, j’ai participé à l’un des stages de José Luis Romanillos. Vers la fin des années quatre-vingt-dix, j’ai passé deux étés complets à Madrid avec Pablo Contre-

“MES ukulélés DOIVENT ÊTRE DE BONNE QUALITÉ : ILS PORTENT MA SIGNATURE.” En 2010, je suis parti en vacances à Hawaï avec ma femme et ma fille et je suis tombé amoureux de l’île et de sa musique. De retour à San Diego, j’ai décidé de construire un ukulélé et j’en ai acheté deux d’occasion pour les étudier. Je les construis comme des guitares de flamenco mais avec trois barrettes légères, inversées. C’est intéressant parce que cela me permet d’utiliser d’excellents morceaux de bois, trop petits pour les guitares. La demande d’ukulélés est très forte et mes instruments sont appréciés. Alors, je fais fabriquer des modèles bon marché au Vietnam et en Chine avec mon design. Ils doivent être de bonne qualité : ils portent ma signature. J’ai aussi créé une marque de cordes, faites par La Bella selon mes indications.


Exemples de barrages en forme d’éventail inversé, avec cinq ou sept brins et la barre harmonique inclinée.


Les guitares de Pepe Jr sont très inspirées de celles de Miguel Rodríguez.


Les mécaniques signées par le luthier.

ras. J’ai beaucoup appris avec lui et il me manque énormément… À partir de l’an 2000, après avoir construit vingtquatre guitares, je suis allé en Allemagne tous les étés pour étudier avec Edmund Blöchinger. C’est avec lui que j’ai passé le plus de temps et c’est avec lui que j’ai le plus perfectionné mon travail. Orfeo – Pourquoi faites-vous un barrage avec l’éventail inversé ? P. R. Jr – Cela vient de Miguel Rodríguez fils. Il a fait trois ou quatre guitares avec ce barrage dans les années soixante-dix selon une idée de son père. Un éventail est plus rigide dans la partie où les brins sont rapprochés et plus flexible là où ils sont écartés. En renversant l’éventail, je donne donc plus de liberté à la table au-dessus du chevalet. En même temps, j’affine beaucoup les brins dans la partie serrée pour trouver un meilleur équilibre. J’ai construit mes guitares, du n° 17 au n° 170, avec le barrage Rodríguez : 5 barrettes et la barre médiane inclinée. Ensuite, je les ai faites avec l’éventail inversé : d’abord avec 7 barrettes, puis avec 5 barrettes à partir de la n° 230 jusqu’à aujourd’hui. Orfeo – Quels avantages tirez-vous de ce barrage ? P. R. Jr – Quand je construis avec l’éventail inversé, je ne gagne pas en puissance mais j’obtiens plus d’harmoniques et plus de sustain. J’adore !

Chevalet à douze trous.

Pour le reste, le son de mes guitares est similaire, on n’échappe pas à sa propre personnalité : l’essentiel de la construction est entre vos mains et dans votre cœur. Je suis très content de mes instruments mais je ne me dis pas : « Bon, je peux continuer et les faire toutes comme ça ». La chose essentielle dans ce que nous faisons, construire des guitares ou les jouer, c’est de faire de la belle musique : le gros, rond, beau son espagnol classique. Orfeo – Quels sont les autres détails caractéristiques de votre travail ? P. R. Jr – En ce moment, je voûte un peu plus les fonds, ce qui me permet de les affiner parce que la courbure les renforce. Je peux aussi affiner davantage le barrage pour laisser le bois vibrer plus librement. En faisant un fond plus solide, je peux alléger le reste : c’est une question d’équilibre. Ma philosophie est que tout l’instrument doit vibrer et bouger ; je veux faire sortir toute cette énergie. Mon objectif est de libérer le bois au maximum. Je fais une table un peu plus épaisse, voûtée, avec un barrage très léger. La plupart des guitares sont voûtées seulement dans la partie inférieure : la table a une partie voûtée et une partie plate ; ça ne correspond pas à la flexibilité naturelle du bois. Pour moi, toute la table doit être voûtée pour la laisser vibrer naturellement. De plus, la voûte renforce et garantit une plus grande longévité à l’instrument. Tout le problème est de trouver un équilibre dans la construction : la manière de coller la table, la voûte, les épais-


Sur le banc de travail de Pepe Jr : deux tables exceptionnelles en six morceaux d’épicéa provenant des charpentes de l’église Frauenkirche (Munich, 1460 – à gauche) et de l’Hospital Real (Grenade, 1492 – guitare finie à droite).



Voici l’un des cinq motifs de rosaces utilisÊ par Pepe Jr.

Pepe Jr utilise le sillet en bronze, dans certains cas pour donner plus de brillance aux notes.


Ukulélé en Koa, avec le barrage en éventail inversé à trois brins. seurs du barrage, son emplacement… Aucun élément seul ne donne la réponse.

Orfeo – Quels bois utilisez-vous ? P. R. Jr – J’ai passé les vingt-cinq premières années à acheter du bois et maintenant, je crois que j’en ai assez pour le restant de ma carrière. J’ai beaucoup d’épicéa allemand, de cèdre américain et d’autres bois provenant de luthiers partis à la retraite. Avec les nouvelles restrictions CITES nous serons de toute manière obligés de travailler avec d’autres bois que les palissandres. J’aime le cyprès, même pour les guitares classiques. Pour moi, ce n’est pas un bois spécifique au flamenco, c’est une belle alternative. Je peux vous le prouver demain, quand vous viendrez photographier quelques guitares de la colEn route pour photographier lection de mon père ! les guitares de Pepe Romero Sr

Orfeo – Quels sont les luthiers qui vous inspirent le plus ? P. R. Jr – Mes idoles sont Miguel Rodríguez, Santos Hernández et bien sûr, Edmund Blöchinger avec qui j’ai le plus travaillé. Ses guitares m’ont beaucoup influencé ; Blöchinger est très proche de Torres dans sa manière de construire : Torres est son maître. Orfeo – Pourquoi utilisezvous un sillet en bronze dans certaines de vos guitares ? P.  R. Jr – Le sillet en bronze est comme un outil. Si j’ai une guitare un peu sombre et que je veux donner plus de brillance aux notes, je mets un sillet de tête en bronze. Je le fais pour perfectionner le son, pour

l’arrondir, pour l’assouplir. Je l’utilise quand je recherche ces qualités.


La « Wonderful », sa guitare préférée, faite par Miguel Rodríguez en 1973, avec laquelle il a enregistré plus de 60 disques.


La collection de Pepe Romero Sr “Chaque guitare nous apprend quelque chose.” Pepe Romero Sr Pepe Romero a fait aimer la guitare classique à des millions de personnes dans le monde, enregistré plus de soixante albums et joué avec les plus grands orchestres et les chefs les plus renommés. Son père, le légendaire Celedonio Romero, son seul et unique professeur, fonda le quatuor de guitares « Los Romeros » avec Pepe et ses frères Ángel et Celín. Pepe Romero possède une collection de guitares, dont trois Torres, qui est une extraordinaire source d’inspiration pour son fils luthier. En voici quelques-unes.


Manuel Ramírez 1912, construite par Manuel lui-même.

Miguel Rodríguez 1958, « Henrietta », sa première Rodríguez.


Santos Hernåndez 1932, la guitare de son père Celedonio.

Hermann Hauser II 1975.


Richard Reynoso, un Il a fait des études d’art, appris le métier avec un luthier voisin et travaillé dans un atelier de réparation de guitares. Aujourd’hui, il a son propre atelier et fort de ses dix-sept années d’expérience, il est l’un des luthiers les plus prometteurs des États-Unis.


n luthier Ă suivre


Dessin préparatoire au motif de ses rosaces.

Orfeo – Quels sont vos bois préférés ? Richard Reynoso – Je les aime tous ! Mais, quand on construit des instruments, ce qui compte, ce sont les caractéristiques tonales des bois. Bien sûr, le plus important c’est la table, la membrane, mais les bois que l’on utilise pour le fond et les éclisses colorent le son. J’aime beaucoup le cyprès qui donne plus de caractère aux notes. Orfeo – Quels sont les détails particuliers de votre manière de construire ? R. R. – J’ajoute une extension en haut du talon pour avoir plus de contact avec la table. J’essaie de prolonger un large talon le plus loin possible dans la caisse pour éviter les fentes qui se produisent fréquemment autour de la touche. Mon barrage est de cinq ou sept barrettes en éventail avec une barre transversale inclinée sous la barre harmonique. Certains brins passent sous ces barres, mais elles ne sont pas ouvertes.

J’aime faire une structure rigide et j’essaie de concentrer le plus d’énergie possible dans la partie inférieure de la table. Je ne construis pas en pensant qu’un côté est dédié aux graves et l’autre aux aigus ; pour moi la table fonctionne comme un tout. Orfeo – D’où vient le motif de vos rosaces ? R. R. – Il vient d’un lustre que j’ai vu dans un musée. Ce qui a attiré mon attention dans ce lustre, c’était la vibration créée par ses formes. C’est d’inspiration Art déco, comme les lignes droites sculptées dans la tête de mes guitares. Je ne copie pas, mais je suis attiré par l’esthétique Art déco. Parfois, je m’inspire des motifs que je vois dans les buildings de Los Angeles. La tête est sculptée à la main dans un seul morceau d’ébène. Dernièrement, j’ai travaillé avec

Tête en ébène sculptée à la main.


Ses guitares sont vernies au tampon, sauf la tête et le chevalet qui sont finis à l’huile.


“Comme artiste, je fais ce qui me semble bien.” Barrage d’une table en épicéa.

L’extension en haut du talon.

Éclisses en cyprès.

Rosace en cours de montage.

du wengé que je teinte pour avoir un beau noir texturé. Ce n’est pas facile de travailler avec ces bois très durs. Pour finir, je vernis les guitares au tampon, sauf la tête et le chevalet que je passe à l’huile pour en conserver l’aspect naturel. Orfeo – Quels sont les luthiers qui ont une influence dans votre travail ? R. R. – Torres, Hauser et Fleta ont influencé mon barrage. J’ai aussi regardé le travail de Miguel Rodríguez et Hermann Hauser II dont j’ai réparé certaines guitares. J’utilise la barre inclinée pour donner plus de rigidité à la table, pour obtenir des bons aigus, bien ronds et solides. J’aime le son de mes guitares ; mon but est de faire une table très sensible au toucher. Je n’essaie pas d’obtenir un son Torres ou Fleta mais un son à moi. Hauser a eu une influence dans l’épaisseur de mes tables. Une des meilleures guitares que j’aie eu l’occasion de voir, c’est la Hauser II de 1957 de Julian Bream. J’ai grandi en écoutant cette guitare dans la voiture de mon père quand il m’accompagnait à l’école. Elle était en vente chez GSI ici à Los Angeles et j’ai eu l’opportunité de l’étudier et de jouer avec elle à plusieurs reprises. Elle résonnait avec moi, c’était merveilleux. J’admire aussi Daniel Friederich, par son approche de la lutherie et sa compréhension de la guitare. Avant d’apprendre ce métier, j’ai fait des études d’art, et comme artiste, je fais ce qui me semble bien, pas forcément ce que demande le marché. Heureusement, ce que je fais a l’air de plaire. Le fait de jouer de la guitare – et je passe des heures à le faire –, me donne une relation privilégiée avec mon travail et mes clients.


Une rosace typique de Richard Reynoso, inspirée de l’esthétique Art déco.


De San Diego à Berkeley

“Mañana, un mot charmant et qui est probablement synony

San Diego

Guitar Salon International, Los Angeles

J’ai rarement travaillé dans de meilleures conditions. Je me trouvais dans la maison de la famille Romero, à Del Mar dans la banlieue de San Diego, et Pepe Jr m’a aidé à installer mon studio photo itinérant dans son ancien atelier, une petite pièce qui donne sur le jardin de la maison familiale. Pendant que je préparais les lumières et mes appareils photo, Pepe Sr répétait le programme de son prochain concert dans la pièce d’à côté. J’ai photographié sa collection de guitares en l’écoutant jouer avec la « Wonderful » pour moi tout seul ! Le lendemain j’ai pris la voiture en direction de Los Angeles où j’avais deux rendez-vous importants. Cette ville immense, démesurée, est celle qui représente le mieux le « rêve américain », celle du cinéma, de la voiture, du surf et du jogging. Mon premier rendez-vous était à Santa Monica, chez Guitar Salon International, un arrêt obligé pour tous les amoureux de la guitare classique. Il y a peu d’endroits dans le monde avec une telle concentration de guitares exceptionnelles à vendre, à essayer confortablement, et où on reçoit un accueil aussi chaleureux : un petit paradis pour les guitaristes et les collectionneurs. Le deuxième rendez-vous était à North Hollywood avec Richard Reynoso. Sa formation artistique se reflète dans son atelier et dans tout ce qu’il fait. Il assemble ses magnifiques rosaces « Art déco », pieds nus, dans une petite pièce pleine de charme. Il a l’oreille musicale et l’habileté manuelle pour devenir un grand luthier. En partant pour San Francisco, mon idée était de suivre la côte, le long de l’océan Pacifique, mais des travaux m’ont obligé à retourner sur la route 101 à partir de Paso Robles. Me voilà privé des plages magnifiques, des falaises battues par les vagues et des criques sauvages. Big Sur, Carmel, Monterey, Salinas : bye bye, pas de chance. Le temps s’est couvert et je suis arrivé à Berkeley, de l’autre côté de la baie de San Francisco, en passant par le pont de San Mateo, le plus long de Californie (onze kilomètres), sous une pluie battante. John Harris et sa collection m’attendaient.


yme de paradis.� Jack Kerouac, Sur la route

Los Angeles

Pacific Coast Highway

Scripps Pier, San Diego Disney Concert Hall, Los Angeles

Rodeo Drive, Los Angeles

San Mateo Bridge, San Francisco


Harris Guitar Foundation : une collection vivante John Harris n’est pas un collectionneur comme les autres. Il met ses guitares à disposition des élèves du San Francisco Conservatory of Music, organise des concerts et des cours d’histoire de la guitare. Un exemple à suivre. Panormo 1837

Pepe Romero, John Harris, Richard Bruné et Marc Teicholz au cours d’une « Guitarrada ».

Rubio 1965


Simplicio 1929 « Moderna »

Torres 1878

Bouchet 1968


Arcángel Fernández 1962

Orfeo – Quelle est votre relation avec le San Francisco Conservatory of Music ? John Harris – La Harris Guitar Foundation est une fondation caritative destinée à aider le programme éducatif du département guitare du Conservatoire de San Francisco, dirigé par David Tanenbaum. Orfeo – Quand avez-vous commencé votre collection de guitares ? J. H. – J’ai commencé dans les années 90 et plus sérieusement après avoir fait un film sur la famille Romero, les guitaristes de San Diego. Ils ne se San Francisco Conservatory of Music.

Hermann Hauser I 1948


Hernández y Aguado 1969

Manuel Ramírez 1912

considèrent pas comme des collectionneurs, mais ils le sont, et ils ont réuni une collection merveilleuse. Après leur rencontre, je suis tombé amoureux du son des guitares historiques, particulièrement celles d’Antonio de Torres et de ses successeurs, je voulais les jouer toutes et c’est devenu une obsession. C’est comme une maladie ! La collection grandissant, nous avons commencé à organiser les « Guitarrada » au conservatoire, un événement semestriel avec Pepe Romero, Richard Bruné, David Tanenbaum, Marc Teicholz, moimême et d’autres, pour écouter ces guitares historiques et parler d’elles. Le public était séduit par la passion, la connaissance et l’humour de ces gens.

Après cinq ou six ans de « Guitarrada », je me suis dit qu’il fallait rendre l’événement permanent et je suis allé voir un spécialiste pour créer la fondation, en association avec le conservatoire qui offrait un espace permanent pour exposer les guitares. Le conservatoire peut exposer quatorze guitares à la fois, que je renouvelle toutes les deux semaines. Nous organisons dix séances par semestre avec les étudiants. Lors de chaque séance, nous abordons un chapitre de l’histoire de la guitare, les différentes écoles de lutherie et bien sûr, nous discutons et faisons jouer les guitares se rapportant au chapitre traité pour que les étudiants découvrent le son de ces guitares, ce qui est la vocation de la fondation.


De Berkeley à Willits “Depuis un sommet, on a vu s’offrir la légendaire San Francisco, cité blanche sur ses onze collines mystiques, au bord du Pacifique bleu, avec sa muraille de purée de pois en marche, ses ors et ses fumées dans l’éternité d’une fin d’après-midi.” Jack Kerouac, Sur la route

Bodega Bay

Empruntant le pont San Rafael, j’ai quitté la baie de San Francisco par un beau soleil qui m’a encouragé à faire un détour par la côte et visiter un coin mythique du cinéma : Bodega Bay. Le nom ne vous dira peut-être rien mais c’était le lieu choisi par Alfred Hitchcock pour tourner « Les oiseaux ». Ce petit port de pêche, situé à une centaine de kilomètres au nord de San Francisco, a gardé ses brumes et son inquiétante tristesse.

À propos de ce film, Hitchcock déclara : « Le thème des “Oiseaux” est que l’homme ne respecte pas la nature ; il pense qu’il peut la dominer et il est inconscient des catastrophes qui nous menacent. » Visionnaire, non ? En quittant Bodega Bay j’ai retrouvé le soleil et la route qui longe la côte pacifique, avec ses criques sauvages et ses loups de mer faisant la sieste.


Pacific Coast Highway

San Rafael Bridge, San Francisco

Willits, la ville où habite Gregory Byers, est loin d’être une grande métropole : ses 5 000 habitants mènent une vie tranquille au centre de la région de Mendocino. Elle tient sa réputation du train touristique de la California Western Railroad qui vous promène jusqu’à Fort Bragg en traversant les forêts des arbres géants. Demain, après avoir visité l’atelier de Byers, je crois que j’irai faire un tour du côté de ces arbres majestueux…


Gregory Byers,


un inlassable chercheur

Gregory Byers est un chercheur. Il a construit une guitare expérimentale démontable afin d’étudier le comportement de chaque partie de la caisse et un manche spécial pour comprendre et améliorer la justesse de ses instruments.


Fond et éclisses démontables de la guitare expérimentale. En bas : le manche expérimental.

Orfeo – Vous avez beaucoup travaillé sur la justesse de la guitare ; quelles sont vos conclusions ? Gregory Byers – En général, les guitares ne sont pas justes et souvent, elles sont fausses pour les mêmes raisons. Quand on frette des notes le long de la touche, elles sonnent faux, trop hautes. La manière traditionnelle de corriger ce problème est de reculer le sillet du chevalet. Il y a vingt-cinq ans, n’étant pas satisfait de la justesse des guitares, j’ai cherché des solutions. Pour comprendre, j’ai travaillé d’abord avec des modèles mathématiques et j’ai construit ensuite un manche expérimental. D’une part, j’ai trouvé que chaque corde a besoin d’un réglage différent : la corde de sol, par exemple, doit être plus longue côté chevalet et plus courte côté sillet de tête. Un autre problème survient quand vous frettez une corde n’importe où sur la touche : vous l’allongez et donc la note monte un peu. Les seules notes que vous ne changez pas sont celles jouées avec des cordes à vide. Pour corriger ce problème, on doit donc avancer le sillet de tête. Voilà pourquoi les corrections sont nécessaires des deux côtés, chevalet et sillet de

tête, et pas seulement au chevalet comme on le fait traditionnellement. Orfeo – Avez-vous essayé différents barrages ? G. B. – Oui, j’ai testé plusieurs systèmes. Il y a quelques années, aidé par des amis, j’ai construit une guitare expérimentale avec tous les éléments simplement vissés pour pouvoir les changer facilement. Au début, j’avais adopté un barrage en éventail avec six barrettes, une barre transversale inclinée et deux petites barrettes en bas fermant l’éventail. Dernièrement, j’ai adopté un type de construction « lattice » très personnel : je croise deux éventails de cinq ou sept barrettes pour créer un treillis. De cette manière, je garde la palette sonore et le renfort devant le chevalet, typique du barrage en éventail et j’ajoute l’avantage du treillis : la répartition uniforme des renforts de la table d’harmonie. Ce système favorise la présence, me donne plus de graves, une bonne égalité des notes et une meilleure projection. J’ai aussi essayé les ouïes latérales (sound­ports) et j’ai trouvé qu’elles changent légèrement la note de résonance de la guitare et que c’est surtout utile pour les


Moules et outillage de l’atelier de Byers.


Tables de la guitare expérimentale.

Barrage avec deux éventails croisés.


Les têtes sont collées avec un joint en V.

Rosace sur une table en cèdre.

“J’ai adopté un type de lattice très personnel.” guitaristes qui jouent en ensembles, parce que ça leur donne plus de retour. Orfeo – Pourquoi surélever la touche ? G. B. – J’ai commencé à le faire en 1993. À cette époque, Thomas Humphrey était à la mode et les guitaristes aimaient sa touche surélevée. J’ai aimé son idée et je l’ai adoptée. Ceci implique une construction différente de la table : elle doit descendre de la rosace vers le talon. Au début, cela m’a troublé car j’avais l’impression de trahir la guitare classique mais, finalement, je pense que cela facilite le jeu des notes au-delà de la douzième frette. Orfeo – Quels sont les autres détails de votre construction ? G. B. – Je colle la tête avec un joint en V au lieu d’un joint droit. Ce n’est pas pour avoir une plus grande superficie de collage mais parce que j’ai l’impression de réunir les deux pièces d’une meilleure manière. Cela vient de Romanillos qui l’a pris de Hauser. Je voûte aussi un peu les tables, surtout devant le chevalet, pour compenser l’enfoncement qui se produit souvent à cet endroit.


Magnifique motif central avec les feuilles et les ĂŠpis alternĂŠs.



“Mon travail est très orienté vers la zone du chevalet.”

La forme de mes têtes, avec les trois lobes, est un hommage moderne à Torres.

Joint central décoré.

Orfeo – J’aime beaucoup vos rosaces. Les épis de blé sont superbes ! G. B. : Merci, j’aime alterner les feuilles et les épis. Orfeo – Quels sont vos bois préférés ? G. B. – J’aime beaucoup le cyprès. Il n’est pas habituel dans les guitares classiques mais c’est un bois magnifique. Parmi les palissandres, je préfère le brésilien. Aujourd’hui c’est un risque d’envoyer une guitare faite avec ce bois à l’étranger et en plus, c’est compliqué. C’est pourquoi je travaille de plus en plus avec l’érable et le cyprès ; c’est probablement l’avenir pour notre métier. Orfeo – Quel est le beau son d’une guitare pour vous ? G. B. – J’aime les sons qui ont de la profondeur, riches, avec de la douceur et qui sortent facilement. Le problème en général, c’est que les aigus sont trop maigres ; je crois avoir résolu le problème


La touche surélevée oblige à descendre la table vers le talon.

en gardant les tables plus épaisses. Mon travail est très orienté vers la zone du chevalet, l’équilibre entre le devant et l’arrière du chevalet. La table entière est importante mais je crois qu’étant donné que les cordes s’appuient là, ce qui s’y passe est déterminant pour le transfert des vibrations. Beaucoup de luthiers font des chevalets légers ; j’ai lu que Daniel Friederich préfère des chevalets avec une bonne masse pour augmenter le sustain et je crois qu’il a raison. Je pense que la masse est plus importante que la flexibilité du chevalet. Orfeo – Comment avez-vous appris la lutherie ? G. B. – Je vais vous raconter mon histoire. Je n’avais pas l’intention de devenir luthier mais, un jour, je suis allé à Porto Rico et j’ai rencontré ces gens qui se réunissent le soir et jouent de la guitare dans les « Cantinas ». Je savais jouer de la guitare mais pas de celle avec des cordes en nylon. J’en ai finalement emprunté une et j’ai adoré jouer

avec tous ces gens. J’ai tout de suite essayé d’en acheter une à un luthier local mais il me demandait deux années d’attente. Alors, je me suis dit : « Peutêtre que je peux en faire une moi-même ». J’avais une formation d’ébéniste et quand j’ai commencé à construire des guitares, je me suis demandé si je devais faire des guitares acoustiques ou classiques. En Amérique, tout le monde jouait sur des guitares avec cordes en acier avec les Martin ou les Gibson pour idéal, des instruments fabriqués en usine, et très peu sur des guitares classiques. C’était difficile pour un luthier de gagner sa vie dans ce contexte. J’ai finalement décidé de faire des guitares classiques et en 1981, j’ai assisté à l’un des cours de José Romanillos à Toronto qui a été déterminant pour la suite. La création de la Guild of American Luthiers a aussi été d’une grande importance pour le développement de la guitare : depuis 1970, cette publication trimestrielle est une aide pour les luthiers et pour l’échange des informations entre nous.


De Willits à Portland “La route, elle doit bien finir par mener au bout du monde.

California Western Railroad C’était une bonne idée de faire un tour par « L’Avenue des Géants » : une cinquantaine de kilomètres de l’ancienne route 101 à travers des arbres gigantesques. Cette route et le Redwood State Park qui se trouve un peu plus loin, abritent deux forêts vierges, essentiellement de séquoias. Le climat tempéré et humide, fortement influencé par l’océan Pacifique, favorise la croissance de ces arbres, qui arrivent à mesurer jusqu’à six mètres de diamètre et cent mètres de haut, ce qui fait d’eux les géants du règne végétal. De plus, ces immenses séquoias peuvent vivre plusieurs milliers d’années.

Dans ces forêts on trouve également des épicéas Sitka, un bois très utilisé pour les tables de guitares acoustiques. J’ai repris la route le long de la côte jusqu’à quitter la Californie, poursuivant mon voyage à travers l’État de l’Oregon. La prochaine destination était Portland, où je comptais visiter l’atelier de Jeffrey Elliott et faire connaissance avec lui et sa femme. En traversant ces impressionnantes forêts qui vont du nord de la Californie jusqu’au Canada, je me demandais si Elliott employait les bois locaux dans la construction de ses guitares…


Où veux-tu qu’elle aille, sinon ?” Jack Kerouac, Sur la route

Highway 101

Les grumiers, fréquents sur la route

Portland

Willits


Avenue des Géants : cinquante de kilomètres de l’ancienne route 101 à travers des arbres gigantesques !



Jeffrey Elliott : sonate Jeffrey Elliott et Cyndy Burton sont luthiers tous les deux et partagent leur vie et leur travail : lui construit et elle vernit, comme les Esteso et autres couples célèbres de l’histoire de la guitare.


à quatre mains


Jeffrey Elliott sculpte le contour de ses rosaces Ă la demande depuis 1977.


“Je préfère l’épicéa européen pour les tables d’harmonie.” Orfeo – Hier, je traversais ces fantastiques forêts de « redwoods » et je me demandais si les luthiers de la côte ouest trouvaient sur place tous les bois nécessaires. Employez-vous l’épicéa, le red cedar ou l’érable américain ? Jeffrey Elliott – Et le bois d’if ! Je l’adore. Je l’utilise en plusieurs morceaux parce qu’il n’est pas très large. J’ai construit plusieurs guitares avec des fonds en plusieurs morceaux, aussi bien pour des raisons esthétiques que pour participer à la conservation des matériaux. Nous avons plusieurs fournisseurs à Portland qui importent du bois du monde entier où nous pouvons trouver de tout, pas seulement des bois américains. J’ai déjà fait des guitares avec l’épicéa Sitka mais je préfère l’épicéa européen pour les tables parce qu’il a une palette sonore plus large et une meilleure richesse tonale ; plus que tous les autres bois, plus que le cèdre, l’épicéa Sitka ou Engelmann et je veux cette palette de couleurs pour mes guitares. Le problème avec l’épicéa Sitka, c’est qu’il est trop dense et je préfère les bois légers. Avec l’épicéa Engelmann c’est le contraire : il est léger comme le cèdre, il a un gros son ouvert, il répond rapidement, mais il n’a pas la richesse que j’aime. Le cèdre est similaire à l’épicéa Engelmann mais il a un son différent : il est chaud, les aigus sont brillants et il est riche en harmoniques ; parfois trop, ce qui rend les graves moins définis et la séparation des voix moins claire qu’avec l’épicéa. Bien sûr, j’ai appris à travailler avec ces épicéas et je sais ré-


Cyndy Burton et Jeffrey Elliott devant leur maison de Portland. soudre ces problèmes en faisant la table 10 % plus épaisse. Dans tous les cas, tous mes barrages sont faits avec de l’épicéa européen pour contribuer à la richesse tonale que j’aime. J’apprécie aussi l’érable européen ; l’américain est très beau mais il est ou trop dense ou pas assez à mon goût. Orfeo – Quand avez-vous débuté la lutherie ?  J. E. – De 1966 à 1972 j’ai étudié avec Richard Schneider. En 1975 et 1978, j’ai assisté au cours de construction de guitares de David Rubio et en 1975 et 1978, à ceux de José Romanillos au Canada. Quand j’ai commencé à travailler avec Schneider, il construisait des instruments traditionnels mais il a changé, influencé par le Dr Kasha. Schneider est devenu le luthier le plus représentatif de ce type de guitares et je l’ai aidé à construire une vingtaine de ces instruments. Au début de ma carrière, j’ai fait quelques instruments selon ses idées, mais je pense qu’elles s’appliquaient mieux à mes guitares avec cordes en acier qu’à mes guitares classiques. Finalement, j’ai décidé de faire les instruments à ma manière, suivant la construction traditionnelle.

Orfeo – Votre barrage est très particulier. Quel est ce système de barres ouvertes ? J. E. – Le point de départ est le barrage Torres, avec un éventail de sept barrettes et la barre ouverte sous la rosace. Dans mon système, les trois barres de la table sont ouvertes. Le résultat est que la guitare sonne plus « mure » dès le début, elle est plus équilibrée, a un son plus riche, plus complexe et une meilleure projection. Elle ne sonne pas comme une guitare neuve. J’ai remarqué que mes guitares construites il y a quinze ou vingt ans, et jouées régulièrement, avaient acquis ces qualités. Ça fait plus de vingt ans que je fais ce barrage, mais les dernières années, j’ai ajouté de petits renforts pour éviter les déformations et les fentes. Il est possible de faire des guitares avec plus de volume mais, en général, c’est aux dépens de la qualité du son, particulièrement ces guitares avec d’autres matières que le bois dans leurs tables. On emploie beaucoup de colles modernes qui changent le son naturel du bois. Mon avis, c’est que le volume fait partie des critères mais ça n’est pas ce qui compte le plus.

Les trois barres de la table sont ouvertes et renfoncées.


Les plans de ses guitares ont été publiés en taille réelle par la Guild of American Luthiers.


Le placage des deux côtés de la tête est typique de son travail.

Intérieur de la guitare de Julian Bream construite par Elliott en 1985. Orfeo – Vos rosaces sont très originales, comment sont-elles faites ? J. E. – La bande centrale est composée avec douze pièces en érable d’Oregon dans laquelle j’incruste des inserts d’argent et de turquoise. Ensuite, je sculpte tout autour. L’érable est souvent attaqué par des insectes qui font des petits trous ; alors, au lieu de les boucher avec de la colle ou du mastic, je préfère insérer de l’argent, du bronze, de la nacre ou autre. L’idée vient de ces photos d’astronomie prises avec le télescope Hubble, qui montrent la nébuleuse de l’Aigle et les étoiles récemment nées. Orfeo – Et pourquoi la sculpture ? C’est inhabituel dans les guitares. J. E. – L’idée vient du luth dont les rosaces sont très souvent sculptées. J’aime ça et en 1977, j’ai commencé à sculpter le contour de mes rosaces. Les gens ont aimé et depuis, je le fais en option car cela prend plus de temps. Orfeo – Quelle fut votre relation avec Julian Bream ? J. E. – J’ai toujours aimé sa manière de jouer. Je voulais lui montrer mes guitares et lui demander


« Quincy », une guitare construite en 2012 avec une rosace traditionnelle.


Son ébénisterie est de très haut niveau. Souvent, ses manches sont taillés dans un seul morceau de cedro. son avis. J’avais été présenté à une femme de Los Angeles qui avait deux guitares de Hauser I. Elle m’a permis de les étudier pendant plusieurs jours. J’ai réalisé des plans détaillés et construit des guitares basées sur elles. En 1975, cette femme m’a présenté à Julian Bream auquel j’ai pu montrer mes guitares. Il m’a encouragé et m’a donné quelques conseils. Depuis, je l’ai rencontré plusieurs fois et en 1985, au cours d’une rencontre à Vancouver, Bream m’a acheté une guitare, l’a jouée en concert le soir même et l’a gardée pour le reste de sa tournée. Orfeo – Quelle leçon avez-vous tiré des restaurations ? J. E. – J’aime le travail de mes prédécesseurs ; ils ont fait des instruments merveilleux sans la technologie d’aujourd’hui, avec seulement quelques outils. Ils travaillaient surtout par intuition. Quand je vois leurs réalisations, je sens à quel point ils aimaient leur travail. La leçon que j’en tire est : « Less is more » (Moins, c’est plus). Orfeo – Quel son avez-vous dans la tête ? J. E. – C’est la combinaison de trois sons : la Romanillos 1973, un son magnifique dans les mains parfaites de Bream, la Hauser 1937 jouée par Segovia et la Torres 1856 qui appartient à Pepe Romero Sr Il doit y avoir d’autres guitares, faites par de très bons luthiers, quelques bijoux cachés, qui étaient aussi bonnes que la Romanillos ou la Hauser, mais que nous ne connaissons pas parce qu’elles n’ont jamais été dans les mains de Bream ou de Segovia. Ce qui les rend uniques, c’est leur rencontre

avec un excellent guitariste. Vous ne pouvez pas savoir si vous avez vraiment fait un bon instrument s’il n’est pas joué par un grand musicien ! Je suis sûr de pouvoir faire une guitare équilibrée, avec une bonne séparation, beaucoup de sustain et avec un volume suffisant pour une salle de concert. Je peux le faire sans problème, mais ce que je ne peux pas contrôler, c’est la personnalité qu’elle va avoir. La même personne peut construire deux guitares en même temps, avec les mêmes bois, mais les guitares ne seront pas exactement les mêmes : elles seront sœurs mais pas jumelles. La nature ne le permet pas. Orfeo – Cyndy, vous êtes luthier également, comment avez-vous commencé ? Cyndy Burton – J’ai pris des cours intensifs de six semaines au Stringfellow Guitars, à Massachusetts, et j’ai fait ma première guitare avec William Cumpiano. Au début, mon idée était d’avoir une meilleure guitare pour jouer. Nous nous sommes connus avec Jeffrey en 1979, pendant le congrès de la Guild of American Luthiers (GAL) à Boston et nous partagions les mêmes idées sur la construction des guitares. J’ai aussi assisté au cours de José Romanillos dans les années 80. Pendant trente ans, j’ai fait des guitares à mon nom. Maintenant j’écris pour la revue du GAL et je vernis au tampon les guitares de Jeffrey. Le vernis laisse passer la beauté du bois et je crois qu’il améliore le son. Je travaille dans une pièce à part, sans poussière : c’est mieux pour le vernis des guitares et pour la vie de couple !


Rosace composée de plusieurs morceaux d’érable.

Le guitariste peut laisser les ouïes ouvertes ou pas.


De Portland à Spokane

“Il n’avait nulle part, c’est-à-dire partout, où aller.”

Jack Kerouac, Sur la route

L’Oregon a fait les gros titres de la presse à deux reprises cet été. D’une part, vers la fin du mois d’août : on attendait une éclipse solaire qui serait visible surtout dans la partie centrale de l’état. Plus d’un million de personnes, venues en grande partie d’autres états, étaient concentrées dans la bande de cent kilomètres dans laquelle on pouvait voir la lune cacher le soleil entièrement pendant quelques minutes. La NASA a fait mieux encore en photographiant

317 km de ligne droite…

L’éclipse vue par la NASA

L’horrible vision des arbres en flammes

Ah, les camions américains !

le phénomène à partir de satellites ou d’avions en vol qui pouvaient accompagner l’éclipse plus longtemps et avec moins d’interférences atmosphériques. L’autre gros titre de l’actualité était terrible : d’énormes incendies de forêts s’étaient déclenchés cet été. L’Oregon subit fréquemment des incendies dans la saison chaude, mais rarement de cette intensité. En partant de Portland (Oregon) en direction de Spokane (Washington) pour interviewer Eric Sahlin, l’autoroute 84 qui longe la rivière Columbia était coupée à cause de ces incendies et la police avait mis en place une déviation pour faire passer les automobiles par l’autre rive, du côté de l’État de Washington. J’ai gardé un triste souvenir de ce voyage : des kilomètres et des kilomètres de conduite avec une visibilité réduite par la fumée et, de temps en temps, l’horrible vision d’arbres en flammes de l’autre côté de la rivière.


Une visibilité réduite par la fumée

La campagne à Spokane


Eric Sahlin :

Un atelier au cœur de la nature.


un luthier autodidacte Il a appris seul à construire des guitares et vit loin des capitales et des conservatoires de musique. Guidé par son intuition, il tord le cou de ses guitares et les habille avec élégance. 0rfeo – Quand avez-vous commencé la lutherie ? Eric Sahlin – Je suis tombé amoureux du son de la guitare parce que mon frère en jouait et qu’il avait de nombreux disques de guitare. Je ne voulais apprendre la guitare, mais j’aimais le travail du bois et je voulais en construire une. En 1975, j’ai acheté du palissandre brésilien et j’ai construit ma première guitare dans le sous-sol de la maison de mes parents. Pendant mes études, dans les cours d’art, j’ai eu l’occasion de construire une guitare et ensuite, j’ai travaillé dans un atelier de fabrication de meubles pendant deux ou trois ans. En 1979, j’ai rencontré George Dauphinais, de la Dauphin Company, qui vendait des guitares par correspondance. Il importait des guitares Ramírez, que Segovia et Parkening avaient popularisées en Amérique à cette époque, et il cherchait une option moins chère pour ses clients. J’ai alors commencé à construire des guitares de 7, 8 et 10 cordes pour lui dans le style Ramírez. Dans les années 80, le marché de la guitare s’est


La caisse finie, il colle et visse le manche. effondré. J’ai donc commencé à faire des luths à la demande d’un ami luthiste, repris la fabrication de meubles et j’ai fait très peu de guitares. À partir de 1990, le marché est reparti et j’ai recommencé à avoir des commandes. Depuis, la construction de guitares est ma seule activité. À la même époque, j’étais en train d’étudier le barrage « lattice », comme les Australiens et j’ai construit plus de vingt guitares ainsi. Le problème que j’ai rencontré avec ce type de construction c’est qu’avec une table très fine et un barrage en treillis, le son est très percussif, comme un tambour. Alors j’ai commencé à faire des tables de plus en plus épaisses et le barrage de plus en plus léger. À la fin, les guitares sonnaient comme une guitare avec un éventail classique, type Torres ou Hauser mais, comme c’était beaucoup plus compliqué à faire, j’ai abandonné le treillis et j’ai continué avec le barrage classique. 0rfeo – Avez-vous vu des Hauser ou des Torres ? E. S. – Je n’ai jamais vu de Torres ni de Hauser I, mais j’ai vu une Hauser II dans mon atelier.

L’utilisation de la nacre donne une brillance intéressante à la rosace.

0rfeo – Avez-vous pris des cours ? E. S. – J’ai visité les ateliers de Robert Ruck et de Robert Lundber. 0rfeo – Quel son avez-vous en tête ? E. S. – Il est difficile de dire quel est mon son idéal. J’aime le ton doux, équilibré et la troisième corde


Il fait d’abord le fond, ajoute les éclisses…

… et termine en collant la table.

Le bois utilisé pour cette guitare est le ziricote.

Comme Elliott, Sahlin fait un placage des deux côtés de la tête.


La table est vernie au tampon, le fond et les éclisses au pistolet. très musicale des guitares de type Hauser, la vivacité et les sonorités colorées des guitares espagnoles. J’aimerais réunir le meilleur des deux. Un jour, j’ai eu une commande pour faire deux guitares de flamenco en même temps. Et, comme je ne voulais pas faire des guitares qui ne sonneraient pas « flamenco », j’ai construit une guitare expérimentale pour essayer plusieurs tables avec différents types de barrages clas­siques. 0rfeo – Travaillezvous la justesse ? E. S. – Oui, je raccourcis d’un demi-millimètre le haut de la touche pour réduire la distance entre le sillet de tête et la première frette. Je travaille aussi le sillet,

faisant des rainures différentes pour chaque corde. Je l’ai copié d’autres luthiers. 0rfeo – Les manches de vos guitares sont un peu vrillés, pourquoi ? E. S. – Vriller un peu le manche me permet de faire un sillet de chevalet de hauteur uniforme, d’équilibrer la tension des cordes et me facilite le réglage de leur hauteur. C’est aussi pour rendre plus Les fonds sont confortable le jeu de la renforcés avec main gauche. quatre barres. 0rfeo – Quels sont vos bois préférés ? E. S. – Pour les tables, j’utilise le western red cedar et l’épicéa Engelmann. Dans l’État


Superbe travail de fileterie autour du talon. de Washington où j’ha­ bite, je peux trouver facilement du bois de première qualité. Le meilleur red cedar que vous pouvez trouver est dans les forêts le long du Pacifique, de l’État de Washington aux États-Unis jusqu’à Vancouver au Canada. Nous avons aussi des érables su­per­ bes, mais comme je construis avec ce que les gens me demandent, j’utilise surtout du palis­ san­ dre indien et brésilien pour le fond et les éclisses. Personnellement, je pré­ fère travailler avec le palissan­dre brésilien  : j’aime sa cou­­leur, son odeur et quand vous Le barrage de tapez sur la planche ses tables est de bois, elle sonne inspiré comme du cristal. de Hauser.

0rfeo – Avez-vous quelques bons guitaristes alentour pour essayer vos guitares et en discuter avec vous ? E. S. – Oui, j’ai beaucoup de chance : il y a un groupe de guitaristes dans cette ville qui m’aide énormément. Comme je ne joue pas, c’est très important pour moi de pouvoir « parler guitare » avec eux et comprendre leur relation avec l’instrument. Toutes ces conversations m’ont poussé à aller plus dans le style Hauser, avec des ta­ bles plus épaisses. J’obtiens des sonorités plus douces et j’ai plus de chances de réussir une bonne première corde.



Tout ce qu’il lui fallait, c’était une roue dans les mains et quatre sur la route.

Jack Kerouac Sur la route


Paris, novembre 2017 Site internet : www.orfeomagazine.fr Contact : orfeo@orfeomagazine.fr


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