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Nothing Rédaction Gabriel Loisy Laure Maugeais Laure Abouaf Maryneige Heller

Publication Mise en page Gabriel Loisy

Traduction Laure Maugeais

Relecture

Elodie Fond Laure Maugeais

Couverture

Aï Estelle Barreyre

Nous écrire contact@nothingmag.fr Copyright NOTHINGMag ©2015

// La reproduction même partielle des articles, textes et photographies parus dans ce numéro est interdite sans autorisation écrite préalable du représentant légal. La rédaction n’est pas responsable des textes, illustrations, photos publiés qui engagent la seule responsabilité de leurs auteurs. Les documents reçus impliquent l’accord de l’auteur pour leur libre publication. Si vous trouvez des fautes d’orthographe dans les pages de ce numéro, merci de ne pas y prêter attention et de nous en excuser. 2

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#14 avril - mai - juin // 2015

EDITO

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our ce petit deuxième de l’année, vous découvrez un NOTHING toujours aussi engagé. #14. Un numéro qui vous fera voyager, un numéro qui vous fera découvrir des hommes, des femmes. Des histoires. Notre dossier est parfois révoltant, émouvant, en tout cas touchant. Nous faisons le choix de vous parler des femmes. Ces mères, ces épouses, ces compagnes aux visages remplis d’envies, de passions, d’espoirs voire de croyances. Vous les découvrirez tantôt sur le chemin des alternatifs (femmes Rainbow-sujet de Aï Estelle Barreyre), tantôt sur celui l’engagement politique (Femen – sujet de Margaux Aubin), familial (l’accouchement à domicile – sujet de Rachel Miranda Bottoni) ou bien dans leur silence et leurs confidences (la perte d’un enfant – sujet de Virginie Plauchut /ou/ l’emprisonnement -sujet de Tomer Ifrah). Ce dossier pourrait être encore plus riche tant ce thème a été abordé. Ainsi, il devient suggestion, amorce à réflexions. Bonne lecture. L.Maugeais

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SOMMAIRE #14 p.06|

Reportages

Esteban Wautier| ISOLATIONS Olivier Marchesi | LE GRAND SALON

p.36|

Dossier

Les Femmes

Margaux Aubin | FEMEN Rachel Miranda Bottoni | NAISSANCES A CONTRE COURANT Tomer Ifrah | FEMMES EN PRISON Virginie Plauchut | GIANLUIGI A誰 Estelle Barreyre | WELCOME HOME

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p.34|

Une photo Une histoire

p.120|

Livres Floriane de Lassée| HOW MUCH CAN YOU CARRY ? p.124|

Liens

Olivier Remualdo | Sâdhus LES HOMMES SAINTS DE L’HINDOUHISME RENCONTRés

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Esteban Wautier

é en 1992 dans une petite ville des Alpes françaises, Esteban Wautier n’est jamais resté plus de quelques mois à un même endroit. Ce sont ses déménagements incessants qui ont rythmé son enfance et ont sans doute fait naître en lui une envie permanente de voyager. A 16 ans, après avoir travaillé tout un été, il s’offre son premier reflex numérique et l’emmène au lycée où il réalise des portraits de ses amis. Puis, amateur de musique électronique, il obtient des accréditations pour des festivals et concerts, ce qui lui permettra de parfaire ses premières connaissances de la technique photographique. Quoi de plus formateur, en effet, que d’apprendre à réagir vite dans un environnement que l’on ne peut pas contrôler ? Devenu étudiant en histoire de l’art, il ne tarde pas à se rendre compte que les subtilités de l’enluminure médiévale l’intéressent beaucoup moins que la photographie qui occupe à présent le plus clair de son temps. Aussi, Esteban fait-il rapidement ses adieux à l’université de Lyon et décide de se consacrer pleinement à sa passion. Après concours, il est admis en formation photo à l’école Gobelins, à Paris. Durant les deux années de formation, il se concentre sur l’apprentissage du travail en studio et la découverte du matériel. Esteban est aujourd’hui assistant de photographe de mode et de portrait. Étrangement, son expérience dans ces domaines, à première vue éloignés de la photographie de reportage, lui donnent une vision nouvelle de cette discipline.

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e suis arrivé là un peu par hasard, sans rien attendre ni espérer. La veille, on m’avait donné le numéro de Jean-Yves, le capitaine. Je l’ai appelé, lui demandant si je pouvais l’accompagner durant une de ses sorties en mer. Se défiait-il de ma motivation, de la capacité d’un jeune parisien à se lever tôt ou encore à affronter une rude journée en mer ? La réponse fut laconique : « On part à 7h ». Pas de bavardage inutile, pas de questions. Je l’appréciais déjà. Le lendemain, sept heures, me voilà en Bretagne sur le Flageorine, dernier bateau de pêcheur de Dinar. L’équipage

me salue à peine : les marins boivent le café, fument des clopes. L’un deux vient vers moi et aussitôt confirme mes interrogations de la veille : « Alors comme ça tu viens faire des photos ? Tu as de la chance, on va pas rentrer tard, sans doute vers 22h.» J’avoue avoir été, à ce moment-là, parcouru par un doute : «Et si ça ne se passait pas comme je le voulais ? 15 heures, c’est long.» Je n’étais jusque là monté que quelques fois sur des bateaux. Je n’eus pas le temps de réfléchir plus : le bateau se mit en route pour récupérer les premiers filets d’araignées de mer. La brise humide du matin me faisait du bien.

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ous sommes partis depuis 30 minutes. Je suis dans la cabine avec le capitaine, qui m’explique son métier en détails. Je sens venir des haut-le-cœur. « Excusez-moi, il faut que j’aille vomir, je crois. « Ne te penche pas trop par dessus bord. ». Je fais au monde des eaux la libation de mes tripes tout en écartant le plus possible mon Nikon de ma bouche et sens les regards des matelots sur mon dos. Je me retourne, ils parlent entre eux en souriant. « Décidément, le petit parisien n’a pas le pied marin ! On s’y attendait. C’est normal, le bonhomme tient pas le coup. » Mes viscères se contractèrent sous leur œil compatissant et amusé. Je me sens mal ; j’en oublierais presque pour quoi je suis là. Je me

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cramponne à mon Nikon comme à une planche de salut et commence à photographier. Plus la journée avance, plus je me rends compte de l’âpreté du métier de ces hommes, et de sa terrible beauté. Sans un mot, ils démêlent des filets, les rejettent ; silencieux, ils travaillent. Inlassablement. Certains assis, d’autres debout observant la mer. Cette mer qui les nourrit et dont ils sont les esclaves. Des relents de ma scolarité me reviennent : «O flots, que vous savez de lugubres histoires ! « Je ne perds pas une miette de ce qui m’est offert et éclate devant moi dans toute sa poésie.


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ous faisons demi-tour ; mon mal de mer s’est arrêté, je suis aussi étonné qu’heureux. « Tu as pas eu de chance, on était à contre-courant. Maintenant ça va aller mieux. ». C’est à présent un véritable plaisir de me perdre dans cette étendue sans bornes, de remplir mes poumons avec cet air iodé. Enfin, je me sens bien. Le soleil se couche. La lumière est magnifique sur le pont. Le spectacle n’en est que plus beau. La lumière du jour laisse bientôt place à celle des néons.

Les marins déchargent, je les aide. Je me sens devenu un peu l’un d’eux. Puis vient l’heure de se séparer. Le sol bouge sous mes pieds. Le mal de terre. Je fais un signe à l’équipage. Je ne connais pas leurs noms mais je me souviendrai d’eux. Merci à Jean-Yves Bourcier et son équipage, Jérôme Jehel, Denis Rebord et Laurent Corboz.

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Olivier Marchesi

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é en 1977, Olivier Marchesi est un photographe autodidacte. Il a été à l’école du Photo Club de Lille, qu’il a co-animé pendant quelques années. Il y a acquis la conviction que la photographie humaniste en noir et blanc traverse et connecte les époques et les cultures. Actuellement installé à Moscou, il développe, en collaboration avec une co-auteure russe, deux projets éditoriaux alliant textes et photographies, un sur la poétique si particulière de la capitale de la Russie et l’autre sur l’identité complexe du pays. La vie, dans le viseur de l’appareil est à la fois plus imprévisible et plus ordonnée : y apparaissent des scènes, des thèmes et ces liens invisibles qui relient les hommes et leur environnement.

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Le grand salon

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uand les promoteurs sont venus lui proposer le rachat de son café et de sa maison, Salah leur a dit non, qu’il souhaitait rester et mourir chez lui. Depuis ce café «Chez Salah» est devenu un symbole, perdu dans ce no man’s land du quartier ouvrier détruit, habitations et fabriques. A la place «le site de l’Union vise à devenir un modèle de ville durable où se mélagent logements, activités économiques et équipements, cet ancien site industriel de 80 hectares constitue actuellement l’un des projets de renouvellement urbain les plus importants en France», vantent les communicants du projet. A Roubaix, dans le Nord de la France, cette région qui a payé le prix fort de la désinsdustrialisation des pays ouest européens, Salah a été soutenu, par des associations, des documentaristes, des journaux et son café est toujours là, fier d’être encore debout, comme un étendard de la résistance des petits contre les grands. Un David et Goliath revisité. «Chez Salah» est aussi le témoin de la disparition du monde ouvrier et de l’abandon des industries qui ont construit la richesse de la vieille Europe, et c’est aussi probablement pour cela que ce symbole est non seulement puissant mais aussi émouvant.

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Une planche Une histoire

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Jeremy Brodbeck

uillet 2001, je viens d’avoir dix huit ans et je suis en vacances loin de chez moi, avec des amis. On se baigne dans le port, en plongeant depuis la digue ou bien du phare. Je prenais des photos depuis quelques années déjà, mais sans prétention artistique, juste pour le souvenir. La photographie était comme une bouée à laquelle m’accrocher durant l’adolescence. Aussi, ces images ne sont que le reflet des moments que nous partagions, sans gène et sans mise en scène. Il n’y avait pas de réflexion, ou de théorie dans ces images. On était simplement entre nous et tous avaient l’habitude de me voir à longueur de temps avec mon vieux boitier, prendre des photos.

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Dossier du mois

Les Femmes 36

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Margaux Aubin Rachel Miranda Bottoni Tomer Ifrah Virginie Plauchut A誰 Estelle Barreyre

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Margaux Aubin

argaux Aubin est une artiste plasticienne mais aussi une photographe. près avoir étudié le graphisme, les beaux arts et le design textile, Margaux part travailler à Bombay en tant que designer textile dans une entreprise de broderie. Après plusieurs mois au sein de son entreprise, elle décide d’arrêter pour se consacrer pleinement à la photographie et prolonge son séjour en Inde pour y débuter différents projets photographiques dont Clothes et URBANfabrics Elle s’établit en France en Octobre 2012 pour prendre la direction artistique du festival de Pierrevert - Nuits Photographiques.

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n Septembre 2012, en allant à l’exposition du Word Press Photo, j’ai découvert la photo de Guillaume Herbaut, une photo d’Inna Shevchenko seins nus, bras levé dans une banlieue de Kiev. J’ai trouvé la symbolique très forte, cette femme seins nus, se réappropriant son corps, les codes esthétiques, pour dénoncer le sexisme. Le mois d’après je découvre qu’elle vient de s’installer

à Paris pour monter une branche Femen France. Je les contacte pour les rencontrer. Dès la première réunion, elles font connaître leur volonté d’avoir un photographe pour communiquer sur chacune de leurs actions. J’ai commencé à les prendre en photo aux entraînements, aux préparations d’action et aux actions directes. Je les ai suivies pendant 4 mois, d’Octobre 2012 à Janvier 2013.

Ancien QG des FEMEN, le Lavoir Moderne Parisien situé à la goutte d’or dans le 18eme arrondissement de Paris.

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PrÊparation de l’action du 18 nov. 2012 contre la Manif pour tous.

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Training au LMP en prÊsence d’une quinzaine de journalistes.

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Essai d’extincteur sur le toit du LMP.


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Jour de l’action, les filles se préparent au LMP.

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Sortie du métro à quelques minutes du début de l’action, les filles portent un foulard pour dissimuler leur déguisement.

Début de l’action, les filles scandent leur slogan et activent les extincteurs.

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Très vite je suis à mon tour submergée par la fumée. Les coups partent, les filles crient. Mon objectif est blanc.


Le groupe d’activiste d’extreme droite CIVITAS est présent. Ils sont les auteurs de nombreux coups portés au FEMEN. Ils les poursuivent en les menaçant. Ils ont passé à tabac la journaliste Caroline Fourest présente à nos côtés ce jour là.

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Un micro groupe d’activiste homosexuel nous attend et remercie les filles de leur action.

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Les filles sont appelés par la police et mises dans un de leurs camions pour les protéger des représailles de CIVITAS. Elles porteront plaintes au côté de Caroline Fourest contre le groupe d’extrême droite.

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PrĂŠparation pour la manifestation en faveur du mariage homosexuel. Chaque fille est peinte en une couleur pour reprĂŠsenter toutes ensemble le drapeau gay.

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Ce jour là, Inna m’a demandé de me mettre sein nu à leur côté si je voulais les prendre en photo pour lui montrer mon engagement féministe. J’étais peinte en violet, c’était un 16 décembre, il faisait 2°C.

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n 2013, elles étaient environ 90 à pratiquer l’accouchement accompagné à domicile (AAD), aujourd’hui c’est par dizaines qu’un grand nombre d’entre elles vont sans doute cesser d’accompagner, les mères et les pères qui souhaitent faire naître leur enfant «à la maison». Les sages-femmes libérales restent aujourd’hui le seul professionnel vers qui se tourner lorsque l’on ne désire pas accoucher au sein d’une structure hospitalière et loin d’une surmédicalisation quasi systématique. Pourtant à l’heure actuelle ces naissances considérées comme «hors norme» sont menacées par une législation qui faute d’interdire, rend l’exercice du métier de plus en plus précaire. Des assureurs proposant des tarifs prohibitifs, des pressions de la part du milieu médical et et un gouvernement qui fait la sourde oreille poussent les sages-femmes à pratiquer à la limite de l’illégalité. Une liberté qui en France est aujourd’hui en suspend.

NAISSANCES A CONTRE COURANT 58

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La sage-femme lors d’une visite post-natale examine le bébé. Malgré la quasi illégalité de la pratique celle ci est remboursée à hauteur de 349€44, tandis que le montant versé par la sécurité sociale pour un accouchement sans complication à l’hôpital est de l’ordre de 3000€. La plupart des sages-femmes ne pouvant pas aligner leurs tarifs sur ce remboursement minimal, elles pratiquent pour la plupart des dépassement d’honoraires variables allant de 500 à 1000€ qui reviennent donc à la charge de la patiente.

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Rachel Miranda Bottoni

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23 ans Rachel Bottoni, photographie comme l’on écrit pressée par l’urgence de témoigner. Après une année passée entre les routes de l’Irlande et la frénétique ville de Londres elle suit deux année de BTS Photographie à Lyon avant d’enchaîner petits boulots et trajectoires aléatoires. Ses recherches photographiques souvent axées sur le langage du corps et l’intime se prêtent à parler de choses universelles mais bien souvent impalpables. Dans cette optique elle travaille toujours au plus près de ceux dont elle cherche à capter l’histoire et les émotions. Sa première série « Killing us softly » ,encore en cours de création, laisse parler le corps heurté de trois femmes boulimiques , elle découvre alors le pouvoir du corps en tant que révélateur de l’inexprimable et s’attache d’autant plus à saisir l’intime au cours d’un projet axé sur le rapport au corps, le nôtre et celui des autres mêlant les mots aux images et composant une série mixte en couleur et noir et blanc. Son dernier travail « Naissances à contre courant », plus clairement documentaire attire l’attention sur les accouchements à domicile en France et sur la profession menacée des sages-femmes qui le pratiquent.

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Un père tenant dans ses bras son enfant quelques jours après sa naissance. Les parents qui désirent faire naître leur enfant chez eux s’inscrivent souvent dans une philosophie de vie différente, et même s’ils viennent de milieux socio-professionnels très variés ils partagent tous une vision différente de l’accouchement et un besoin d’une alternative au «tout médical», une écoute et un rythme autres que ceux habituellement proposés.

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aire naître son enfant à la maison c’est avant tout faire le choix de prendre le temps, et de laisser faire un processus physiologique naturel qui devrait pouvoir se vivre sans intrusion superflue, pour accueillir son enfant au sein d’un espace privilégié, dans le calme et le respect émotionnel et physique, tant du bébé que de la mère. En effet, pour la mère il s’agit aussi de se réapproprier son corps lorsqu’en milieux hospitalier elle en est souvent dépossédée notamment lorsque le personnel médical systématise les interventions obstétricales souvent inutiles. D’où le recours à un(e) professionnel(le) qui se montre avant tout à l’écoute et ayant une vision différente de la naissance, soit comme un événement de la vie qui nécessite une assistance ainsi que de

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l’attention et non pas nécessairement un traitement ou/et une intervention. Dans le cadre de l’AAD le rôle de la sagefemme est d’accompagner, d’informer et de préparer la patiente avant, pendant et après l’arrivée de l’enfant. Mais il s’agit aussi pour elles de savoir repérer les risques potentiels (pour la mère et l’enfant) bien avant et pendant l’accouchement et de les rediriger à tout moment vers des professionnels habilités à gérer les grossesses à risques. Pourtant les sage-femmes et à plus haut titre les sage-femmes libérales pratiquant l’AAD, malgré leur compétences et leur expériences avérées pâtissent d’une dépréciation et d’une méconnaissance de leur métier dans le milieu médical et au sein de la société.


Ici la sage-femme pique le nouveau-né au pied afin d’effectuer une prise de sang. Tout au long de la grossesse, durant l’accouchement, mais aussi après la naissance du bébé, la sage-femme est attentive à la santé de la mère et de l’enfant. Pour tout accouchement accompagné à domicile, il est indispensable pour elle de s’assurer au moyen de multiples examens, de la sécurité de ces derniers. Dans le cas où les conditions de santé et de confiance ne sont pas réunies, la patiente est à tout moment réorientée vers une clinique ou un hôpital.

Discussion entre les parents et la sage-femme. Lors du suivi de l’AAD les patientes bénéficient d’un suivi personnalisé avec le même professionnel pour la plupart tout au long de la grossesse. Ce qui instaure un lien de confiance entre les parents qui parlent ainsi plus facilement de leurs interrogations et appréhensions, et les sages-femmes qui elles cernent mieux leurs patientes.

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ette image qui colle à la peau des sages-femmes en général mais tout particulièrement des accouchements à domicile, découle en grande partie de leur histoire. L’on dit souvent que c’est l’un des plus vieux métier du monde, ce qui est certainement vrai. En effet, au sein de la société Antique elle bénéficiaient d’une place importante et d’une grande reconnaissance et ce fut pour elle une période relativement prospère. C’est certainement au Moyen-âge que naît la confusion entre les « matrones » exerçant à la campagne et pour la plupart des femmes âgées et souvent très pauvres qui sont appelées dans les foyers armées de connaissances purement empiriques en échange de quatre sous, et les sages-femmes qui sont théoriquement et pratiquement formées à de réelles connaissances obstétriques et exerçant en ville. Celles-ci la plupart du temps sont

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regroupées dans des organisations qui possèdent en leur sein un conseil afin de s’auto-contrôler et de s’assister les unes les autres. Mais l’époque la plus sombre pour la profession reste la Renaissance, lorsque le Pape Innocent VIII fera d’elles au travers de son Malleus Malleficarum (1484), de véritables sorcières et que par milliers elles seront portées au bûcher. Dans le même temps le bouillonnement intellectuel et scientifique de l’époque poussera les médecins vers une jalousie qui ira de la haine au mépris pour des femmes qui possédaient un savoir qu’ils n’arrivaient pas à cerner. Dès lors elle seront jugées non pas seulement ignorantes mais dangereuses, et pour mieux les contrôler des écoles de sagesfemmes ont fleurit un peu partout avec à leurs têtes, toujours, durant des années, des médecins.


Dans la chambre d’une patiente, la sage-femme écoute le cœur du bébé. Ses déplacements aux domiciles des patientes sont fréquents lors de la grossesse, ce qui lui permet d’être familière avec le lieux le jour de l’accouchement. De manière générale, c’est aussi dans le souci de vivre cet événement dans l’intimité et le calme que certains parents choisissent l’AAD et tout le suivi qu’il comporte.

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Un père demande conseil à la sage-femme pour l’installation de la piscine de naissance. Tout au long de la grossesse, durant la préparation les pères qui le souhaitent sont pleinement acteur de la naissance de leur enfant, le jour de l’accouchement leur présence au près de leur compagne est garanti.

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l’heure actuelle, les sage-femmes sont encore trop souvent considérées par les gynécologues-obstétriciens comme de simples assistantes... Quand leur compétences sont simplement différentes. Celles pratiquant l’AAD sont souvent vues d’un mauvais œil y compris par les autres sage-femmes. Mais le manque de reconnaissance et l’image dont elles souffrent n’est pas ce qui vient porter le plus atteinte à leur liberté d’exercer ni à celles des mères et des parents de choisir librement. Le prétexte qui fait obstacle à l’accouchement à domicile ce sont avant tout les assurances. Celles-ci étant devenues obligatoires en 2002, au même moment il devint presque impossible de trouver des compagnies acceptant de prendre en charge l’AAD excepté à des tarifs prohibitifs allant de 19 000 à 25 000 euros l’année pour des professionnelles qui gagnent rarement plus de 24 000 euros

par an. Cette situation pousse les quelques 90 sages-femmes pratiquant l’AAD à se retirer ou à exercer sans assurance, soit dans l’illégalité, s’exposant ainsi à une peine de 45 000 € d’amendes et une radiation définitive de la profession. Malgré de multiples demandes des syndicats au gouvernement pour régulariser la situation, jamais entendues, l’état des choses n’a fait que s’aggraver en 2013 lorsque la cours des comptes s’est alarmé de leur situation pour le moins irrégulière et en a alerté le gouvernement. En réponse celui-ci a exigé de l’Ordre des Sages-femmes qu’il rappelle ses moutons noirs sur le droit chemin sous peine de la dite condamnation. Depuis les sages-femmes tentent de faire appel et essaient en vain de se faire entendre mais les représentants du gouvernement se montrent toujours absent aux différents rendez-vous.

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ans faire appel au diverses études publiées sur le sujet (car il est courant que les études soient utilisées pour faire dire ce que l’on veut au chiffre), qui pour la majeure partie atteste de la sûreté de l’AAD, il serait sans doute bon de s’intéresser à nos voisins, comme la Hollande par exemple qui démontre que faire cohabiter les grossesses normales et pathologiques en adaptant le suivi à chaque cas est tout à fait

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possible. Laissant libres les parents qui le désirent, et dans la mesure où la grossesse ne présente pas de risques, de choisir une façon différente d’accueillir leur enfant. Car la question est bien là, est-t-on aujourd’hui en France encore libre de choisir le lieu et les conditions de son accouchement et pour combien d’années, pour combien de mois encore?


La sage-femme et sa patiente quelques jours avant l’accouchement. Le jour de la naissance, le seul professionnel présent sera la sage-femme, qui les connaît et qu’ils connaissent, et c’est cela qui permet que cet acte se déroule de manière rassurante et sans angoisses . Son rôle est d’accompagner, de guider et de veiller à la sécurité de sa patiente et de son enfant, jamais de diriger un acte et un corps qui ne lui appartient pas.

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Une patiente, dans son lit, au cours de la dernière visite pré-natale. Au jour d’aujourd’hui les parents désirant accueillir leur enfant au sein de leur foyer savent que leur sage-femme les accompagnent à leurs risques et périls, qu’elles se font de plus en plus rare et que cette liberté de choisir, et de disposer vraiment de son corps est plus que jamais fragile. Mais la mobilisation de nombreux parents l’année dernière pour soutenir les sage-femmes pratiquant l’AAD n’a pas eu plus d’impact au près du gouvernement et est passée sous silence.

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Une jeune mère plaisante avec sa sage-femme lors d’une visite post-natale. Après la naissance de l’enfant, la même sage-femme continue d’assurer le suivi de la mère et du bébé, toujours dans l’optique de veiller à la bonne santé de ces derniers mais aussi de guider et d’informer et de rassurer les jeunes mères et pères dans l’arrivée de leur nouveau né.

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Un père au près de sa femme la nuit de l’accouchement. La pratique de l’AAD, stigmatisée et perçue comme dangereuse en France, est pourtant naturelle et acceptée dans de nombreux pays notamment des pays voisins notamment au Pays-Bas où le taux de naissance à domicile est de 30%, mais aussi en Angleterre, en Suisse, en Belgique, en Allemagne...

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Séance de préparation à l’accouchement au domicile de la patiente. Les séances de préparation à l’accouchement sont aussi assurées par la sage-femme à son cabinet, en groupe ou bien au domicile des patientes en individuel. C’est au cours de ces séances que les femmes se préparent au travail de l’accouchement afin de ne pas le vivre dans la souffrance et la peur. Elles apprennent à écouter leurs corps et à utiliser des moyens simples et naturel pour gérer leur douleur.

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Une mère avec son enfant qui vient de naître. Accueillir la naissance de son enfant chez soi c’est aussi cesser de percevoir l’accouchement comme une maladie ou quelque chose de forcément «dangereux» et forcément accompagné d’une souffrance insurmontable nécessitant l’intervention des médecins et une quasi automatisation de la médicalisation qui souvent ne sont pas nécessaires. Les parents qui font le choix de l’AAD et les sages-femmes qui le pratiquent ne revendiquent pas un modèle, mais simplement un droit.

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Jeune mère parlant à son bébé au moment de la prise de sang. Les quelques dizaines de sages-femmes libérales qui continuent de pratiquer l’AAD le font aussi pour sauvegarder ce qu’elles considèrent comme un droit essentiel pour les femmes. La situation improbable de la profession qui depuis plus de dix ans n’évolue pas et se dégrade met en danger ce droit et la vie de bébés et de futurs mères de plus en plus nombreuses à chercher une alternative.

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Nouveau-né endormi lors de la visite de la sage-femme. L’approche sytémique des grossesses et le lien qu’elles établissent entre leurs patientes et elles, permettent aux sages-femmes d’être plus attentive aux besoins du bébé. Leur travail basé notamment sur de la prévention réduit les interventions inutiles et qui régulièrement, ont un impact sur le bien-être et la santé des femmes et de leurs enfants.


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La prison des femmes C

’est près de 180 femmes qui sont emprisonnées dans le centre pénitentiaire de Neve Tirza, vivant dans 5 sections distinctes. Les visites de Tomer dans cette prison ont eu lieu sur une période de trois mois et lui ont permis d’être témoin des difficultés de moments ordinaires et des expériences de tous les jours. Les prisonniers viennent de milieux sociaux divers et appartiennent à des minorités impuissantes qui partagent leur vie dans des quartiers très peuplés. La plupart des femmes emprisonnées à «Neve Tirza» purgent leur deuxième ou troisième peines, prises au piège dans un cercle vicieux.

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Tomer Ifrah

é en Israel en 1981, Tomer Ifrah a commencé la photographie documentaire en 2007 après un voyage en Ethiopie. Depuis, il s’est consacré à ce style en travaillant sur des projets au long cours. Il a gagné plusieurs prix en Israel pour ses sujets documentaires. Tomer voyage dans le monde entier pour répondre à des commandes et réaliser des projets indépendants.

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Virginie Plauchut

epuis plusieurs années, Virginie Plauchut travaille sur les problématiques et tabous liés à l’enfance avec notamment un travail sur l’inceste intitulé « Sans preuve et sans cadavre ». La photographe questionne et documente l’enfance en retournant sur les lieux faits de silence et de douleur avec son travail sur les anciennes institutions du Bon pasteur et les colonies pénitentiaires intitulé « Les Hauts Murs ». Elle interroge les lieux comme pour tenter de trouver un indice, ou pour éviter l’oubli, c’est le cas avec la série « Les disparus » ou la photographe nous parle des 20 cas de disparitions d’enfants pour lesquels il n’existe aucun indice, ni aucune certitude. Son travail a été présenté au festival Circulation(s) à Paris, au festival ManifestO à Toulouse, et dans plusieurs galeries et festivals en France et à l’étranger. En 2014, Virginie Plauchut est finaliste du prix Leica Oscar Barnack.

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Gianluigi

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’est l’histoire du temps qu’il faut pour reconquérir, pas à pas, au creux d’un mot ou d’un détail, une identité longtemps engouffrée dans le deuil et la solitude. Un récit pudique et prudent qui refuse les considérations béates. C’est l’histoire d’un petit garçon, de son souvenir, de la puissance du lieu qui unit une mère et son fils.

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ianluigi est né le 10 mai 2006, un petit bébé de 2kg575 et 47cm. Il a, comme beaucoup d’enfant, la jaunisse. On le transfert d’urgence dans un centre de néonatalité plus grand pour au résultat, entendre qu’il est ballonné car le lait qu’on lui donne ne lui convient pas. Au bout de deux semaines mon bébé rentre à la maison, boit ses biberons très lentement et régurgite beaucoup. Il perd du poids. A 2kg 500 on l’hospitalise en pédiatrie. Là, le calvaire commence. Gianluigi fait de très grosses apnées suivis de désaturation. Il est transféré dans une unité de soins intensifs pédiatriques. Il devient souvent très bleu, ne prend presque plus le biberon, a du mal à avaler… le verdict tombe : Tracheomalacie (cartilage de la trachée pas former donc quand il avale et respire les parois de la

trachée se colle l’une à l’autre). On lui met une sonde nasale. Rentré à l’hôpital en juin, le 21 septembre les médecins décident de lui poser une gastrostomie (sonde au niveau du ventre pour le nourrir) et de lui faire un nissen (opération contre le reflux). On nous met en écolage pour nous apprendre à se servir du monitoring pour les détresses respiratoire, on a des cours de réanimation, et on apprend à manipuler la gastrostomie et le matériel de gavage. Fin octobre nous avons pu rentrer avec Luigi à la maison. Gianluigi n’a pas arrêté de faire des allers venus entre la maison et l’hôpital, il était fragile. Il avait un gros retard de développement moteur. Recherches génétiques, prises de sang, examens médicaux, détresses respiratoires, mais Gianluigi garde le sourire.

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partir de ses 3 ans, son état de santé s’améliore un peu. Je me suis peu à peu transformer en infirmière. Je voulais offrir autre chose à mon fils qu’une vie à l’hôpital. A 3 ans et demi, le verdict génétique tombe : syndrome cardio facio cutané. Les années passent, Gianluigi est nourrit par sonde, tient assis, danse assis, fais plein de petit cris, a toujours ses doigts en bouche et garde le sourire. En septembre, je trouve une école de type 4 pour mon fils et un week end sur deux, il va chez son papa. 11 mars. Gianluigi passe le week end chez son père, ou il fait une détresse respiratoire qui provoque un arrêt cardiaque. 1h06, son père m’appelle: «Chris, le petit est mort». Il fallait que ce soit clair, net et précis, il fallait que je comprenne direct. Quand j’arrive enfin au domicile de son papa, il lui faisait un massage cardiaque en attendant les secours. 39 minutes 42 secondes le temps aux pompiers pour arriver! Mon bébé était là, tout bleu, mais paisible. Je savais que c’était finit. Les secours réussissent à faire repartir son petit cœur avec une forte dose d’adrénaline. Ils le transportent à l’hôpital le plus proche. Sur le trajet, je contacte l’hôpital qui suit Gianluigi, en leur expliquant la situation, pour leur demander un transfert. Arrivé à l’hôpital, Gianluigi est stabilisé. 5h du matin, l’équipe de l’hôpital qui suit

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Gianluigi arrive, pour le transférer. Au moment du départ le pédiatre nous dit que son état est vraiment critique et qu’il doute qu’il s’en sorte. Je lui réponds que «si mon fils décide de partir, laisser le partir, ne vous acharnez pas dessus, il ne mérite pas de rester un légume. Dans ce service, ou Gianluigi est venu si souvent, on l’installe dans une chambre, il est la coucher sur son petit lit. Toute la famille vient l’embrasser une dernière fois. Le pédiatre fait sortir tout le monde. On met Gigi dans les bras de son père. Puis dans les miens, et d’un coup j’ai senti tout son corps se lâcher, j’ai regardé son père et je lui ai dit «c’est fini, il part». Je suis rentrée chercher des habits pour mon fils. Son père est resté près de lui. Je suis revenue, on a habillé notre enfant, l’infirmière a fait des empreintes de sa petite main, lui a couper des mèches de cheveux, et toute l’équipe est venue l’embrasser. Nous l’avons descendu à la morgue vers 8h30. Nous sommes restés là avec notre fils. Jusqu’à l’arrivé des pompes funèbres et du petit cercueil blanc. Nous l’avons posé, embrassé une dernière fois. Et puis, on lui a mis ses doudous, ses clefs, une photo de nous trois, une rose blanche de chaque côté, le doudou d’un de ses copains parti avant lui, mes boucles d’oreilles accrochés à sa chemise, la bague de son père, une mèche de mes cheveux, et on nous a demandé de sortir le temps de fermer le cercueil. Voilà c’était fini. On ne verra plus notre bébé.


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WELCOME HOME

a Rainbow Family est un mouvement alternatif international, dont le but est d’amener paix et amour sur la Terre. Cette «non-organisation» s’appuie sur les préceptes des indiens Hopies, qui ont donné lieu au premier rassemblement hippie en 1972, lorsque 20 000 personnes se sont retrouvées dans une forêt du Colorado. De nombreux autres ont suivi depuis 40 ans, régulièrement et partout dans le monde, des Etats-Unis au Canada, en passant par la Chine, le Costa Rica, l’Australie, la Turquie, la Thaïlande, la Nouvelle Zélande, l’Argentine, ainsi que dans d’innombrables pays d’Europe. Du plus modeste au plus important, les Rainbow gatherings (rassemblement rainbow) ont regroupé jusqu’à 30 000 personnes. Celui qui s’est tenu au Guatemala en novembre dernier, s’est déroulé dans un climat intimiste à 1500m d’altitude, au coeur de la forêt humide.

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Aï Estelle Barreyre

ée en 1985 à Tokyo, Japon. Diplômée de l’Ecole Nationale Supérieure de Photographie d’Arles en 2012, Aï Estelle Barreyre vit et travaille à Paris. Essentiellement tourné vers l’humain, son travail photographique et plastique s’inscrit dans le large champ de la photographie documentaire. Tissant un lien étroit entre réalité et fiction, il interroge la notion de représentation ainsi que l’idée de la place de l’individu en tant qu’être unique inscrit dans une masse. Maniant différents médiums, photographie, vidéo, son, images amateur récupérées, documents et archives, ses travaux, souvent sous forme d’une conséquente collecte de divers matériaux, nous confrontent aux problématiques liées aux normes physiques et à la construction identitaire de l’individu face au groupe. Principalement sous forme de portraits, ses travaux questionnent la constante tension qui s’instaure entre la manière dont on voit une personne, et la manière dont elle se laisse voir.

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uand la Terre sera ravagée, que l’eau des rivières ne sera plus bonne à boire, quand les arbres se feront rares et que les animaux auront presque disparu, c’est alors qu’apparaîtront les guerriers de l’Arc-en-ciel. Ils reformeront le cercle sacré de l’harmonie et enseigneront l’unité entre toutes les races. Ils feront entendre leurs voix pour demander la Paix entre les peuples.

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a camionnette surchargée cahote sur la route en lacets qui sillonne la montagne du centre du Guatemala. Fendant la bruine, elle charge plus qu’il n’en faut les habitants des villages alentours. Chacun se serre dans la bonne humeur, au son du tube mexicain que crache la radio grésillante. Des habitations de tôles et de bois parsèment le vert intense des flancs de la montagne. Les paysages de dense végétation défilent, et les terres mayas nous ouvrent doucement leurs portes millénaires.

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’est après avoir dangereusement doublé dans un court virage que le chauffeur s’arrête brusquement. Sachichaj ! Sachichaj ! (sa-tchi-tcha - nom de la rivière Sachichaj). Cela fait bientôt un mois qu’il dépose sur ce bord de route les étranges gringos (c’est ainsi que sont appelés les blancs). Les regards curieux suivent notre escale, quelques rires nous accompagnent, et je me sens curieusement apaisée de sortir enfin de cette navette de la mort. Un chemin caillouteux se fraye dans la forêt d’un terrain privé, et nous nous engouffrons dans l’épaisse végétation qui borde une rivière au bleu saphir. La terre humide accroche et ralentit nos pas, lorsqu’un ancien bus scolaire américain repeint de mille couleurs stoppe notre avancée. Une jeune femme aux cheveux en bataille et à la peau tannée descend par la porte avant. Comme tout juste sortie de sa rêverie, elle s’approche, ponctue ses regards de chaleureux « welcome home family », et sans décrocher de son sourire béa, nous sert un à un dans ses bras dans un geste interminablement prolongé. Mes réactions sont hésitantes et mon malaise palpable. Je crains qu’elle ne surprenne mon émoi dubitatif. La scène est d’un ton irréel. Les embrassades terminées, elle nous attire vers une tente faite de bambou et de bâches. Maintenant assis au sol sur des nattes en osier, nous picorons dans un bol de bois rempli de cacahuètes. On me tend un gobelet de camping en inox, précisant qu’il s’agit d’eau puisée dans la rivière. Naturellement, je refuse. Echapper vivante de la camionnette avait déjà

largement diminué mes points de vie. Je suis rapidement rassurée par mon choix, en constatant autour de nous quelques personnes endormies ou somnolentes, rougies par la fièvre, que cependant personne ne semble inquiéter. Avec une grande bienveillance, notre vaporeuse hôte nous explique les quelques règles qui régissent le camp, en insistant tout particulièrement sur l’usage des toilettes sèches collectives, en dehors desquelles il est fortement déconseillé de faire ses besoins. Par une responsabilisation de chacun, elles permettraient de minimiser l’impact du passage humain sur la nature, mais surtout, d’éviter la pollution de l’eau de la rivière dans laquelle les habitants puisent leur eau de consommation. N’ayant qu’une très fragile confiance dans la rigueur humaine, j’hésite soudainement à rebrousser chemin en me sentant doublement satisfaite d’avoir refusé le rafraîchissement. Après avoir longuement observé mon voisin recoudre à l’aiguille la semelle de sa chaussure, fait l’analyse du panneau de bois peint résumant les règles du camp, rendu les multiples sourires, expérimenté la conversation multilingues et m’être accommodée à l’idée de serrer chacune des personnes dans mes bras, nous repartîmes à l’assaut du chemin qui nous mènerait vers l’ultime expérience de la vie communautaire. Les regards indiscrets des deux chevaux entourés de hérons blancs ne me troublèrent pas plus. Nous échappions à Babylone, en quête de bonheur et de paix, de cette spiritualité basée sur le partage et le respect, et qui nous permettrait de vivre libres.

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’est sur un site cerclé de montagnes que débouche notre marche. Un incroyable village éphémère peuplé de visages souriants se déploie sur un vallon parsemé d’anciennes plantations de maïs, et où bananiers et caféiers se dressent fièrement rappelant la richesse du pays. Le soleil semble être de retour après plusieurs jours de pluie incessante. La boue rend difficile les déplacements, et la première glissade qui m’a fait pourtant grassement rire, vient de laisser place à une certaine inquiétude. Au loin, le son enjoué des tams-tams nous appelle à faire la connaissance de notre nouvelle famille de cœur. Sur le chemin tortueux vers la cuisine centrale main kitchen), des dizaines de campements multicolores affleurent de la végétation luxuriante. Tendues sur des piquets de bois, de grandes bâches de plastique noir et bleu servent d’abris, des drapeaux aux couleurs de l’arc en ciel flottent calmement dans l’air doux

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de l’hiver guatémaltèque. Un garçon aux longues dreads-locks et couvert de tatouages transporte pieds nus un fagot de bois. Enrubanné dans des pagnes et foulards, un groupe chante en choeur un air indien. Un homme assis en tailleur et yeux mi-clos gratte les cordes d’une cithare. Une jeune femme nue surgit des fougères, et se jette dans nos bras dans un élan de joie incompréhensible. Chacun vaque à ses occupations, se sourit, s’échange des biscuits et des graines. Un calme crépitant d’enthousiasme nous enveloppe, quand une trentaine de voix en choeur s’élèvent soudainement. Dans un grondement sourd, je saisis « food circle » suivi de son approximative traduction en espagnol. Un écho artificiel se forme en contrebas, et un autre groupe reprend le cri de l’appel au repas. « A comer ! » . Il fait bientôt nuit, et l’excitation s’empare de moi à l’idée d’assister enfin au rituel du cercle autour du feu sacré.


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etit à petit, comme si la forêt se réveillait, des silhouettes sortent ça et là des feuillages. C’est dans une joyeuse transhumance que chacun de dirige, gamelle à la main, en direction du cercle central (main circle). Nous suivons un joueur de flûte, nous-mêmes imités d’une petite blondinette nus pieds, vêtue d’une rode de princesse. La foule se rassemble sur une étendue plane totalement désherbée, et forme un grand cercle au milieu duquel crépite un timide feu de bois. Des groupes se forment, les uns assis, les autres guitare à la main chantonnent des airs inconnus. D’énormes marmites sont transportées. Spontanément, l’assemblée entoure le feu et, se donnant la main, forment une ronde fermée. Des mélodies apparemment habituelles s’échappent de leur étonnante formation. Un à un, les autres rejoignent le cercle, et ajoutent leur voix aux premiers. La lune bienveillante domine la fusion des corps en clair obscur. Les chansons s’enchainent, le cercle s’agrandit. Quelques pas de danse, des baisers échangés, des rires, des applaudissements. Puis, le silence au travers duquel seul le crépitement du bois

s’échappe. Soudain, un murmure s’amorce, la syllabe « OM » vibre dans les gorges, s’amplifie et s’élève tandis que maintenant tout le monde a les yeux clos. De longues secondes s’écoulent, les voix s’ajoutent et se chevauchent, l’harmonie est manifeste. Lentement, chacun s’accroupit, et à la manière d’une prière, embrasse la terre. C’est l’éternelle et très respectée Patchamama (mère nature), qui est désormais remerciée. Je surprends moi-même mon regard médusé. C’est ainsi que commence le dîner. Des volontaires s’affairent énergiquement à distribuer à la louche les salades, bouillies d’avoine et autres soupes de manioc. Nous ne verrons pas un morceau de viande des dix prochains jours. La ronde formée est maintenant assise, et partage gaiement ce copieux repas. Personne ne manque de rien et une fois l’assemblée repue, une caravane s’ébranle avec, à sa tête, une guitare et plusieurs tam-tams. Danseurs et jongleurs s’agglomèrent autour, distribuant baisers et éclats de rires en récoltant pièces et billets. La fête durera une bonne partie de la nuit, à la lueur du ciel étoilé.

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’est avec les cheveux plus gras de jours en jours que s’écoule notre séjour, au rythme des digeridoos et des hordes de danseurs nus, des chansons, des feux de camp, des ateliers de yoga, de méditation, de musicothérapie et d’acuponcture. Une douche chaude et savonneuse devient maintenant mon obsession quotidienne. Les vêtements que je porte me collent à la peau, et je fixe fébrilement les nombreuses traces de boue séchée sur mes jambes.

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ous quittons l’Eden artificiel, et retrouvons le bord de route. Depuis plusieurs heures crachote une pluie tiède mais insistante. Les fourgonnettes qui descendent à la ville, pourtant régulières, débordent toutes de passagers. A moins de grimper sur le toit, nous devons espérer. L’heure d’attente me paraît interminable quand l’une d’entre elles s’arrête enfin. C’est avec effroi que j’observe celui qui encore hier me susurrait « love you family », passer nonchalamment devant la file, et prendre l’unique place disponible. Il n’y a plus de soeur qui vaille désormais. Une grande déception m’envahit soudain et ajoute des griffes à mon humeur massacrante. Nous finissons par grimper dans la benne d’un pick-up qui file à toute allure vers notre trêve tant attendue. La bruine recouvre nos corps d’une humidité tenace, les virages s’additionnent, le trajet dure dans le froid tombant de cette fin de journée.

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obàn est une petite ville pleine de couleurs. Les rues sont envahies par les marchands ambulants, des femmes y étalent leur récolte de bananes et de papayes. Après cette autarcie communautaire, je revis au contact du monde réel et à la découverte des coutumes locales. A plusieurs reprises, nous croisons certains de nos acolytes. Au supermarché, aux abords des guest-houses ou encore au débit internet où nombre d’entre-eux consultent leur compte facebook. Quelque chose me chiffonne et j’ai du mal à me défaire de l’idée qu’un tel quotidien n’est pas pérenne. Même si certains suivent les caravanes rainbow de pays en pays, et de mois en mois, une telle communauté ne me paraît viable que pour un temps donné. Le souvenir de cette expérience me semble surgir d’une illusion généralisée de l’idée du bonheur. Jamais un cri. Jamais un réel désaccord. Pas de chef ni de hiérarchie. Tout m’apparait maintenant comme irréel, impossible, parfois même incohérent et surtout, allant contre une nature humaine intrinsèquement combative. Les incessants emprunts à de multiples cultures, des prophéties mayas au rites amérindiens, du mouvement rastafari aux pratiques hindoues, apportent bien richesse et couleurs à l’Arc en Ciel, mais, pratiqués succinctement, participent aussi au vide d’une partie de son essence. Malgré les inévitables parallèles avec le

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mouvement hippie, les pratiques des Rainbows ne prônent cependant pas l’amour libre, et je n’ai vu ni orgies, ni totale décomplexion sexuelle. Comme s’il était tout simplement extrait le meilleur de chaque culture, en s’affranchissant de ses contraintes, l’idéologie Arc-enCiel m’apparait comme parfumée d’un arôme factice. Le refus non négociable de quelconque médiatisation ainsi que l’interdiction formelle des photographies, contre l’usage généralisé des réseaux sociaux, tout comme le refus du commerce monnayé sans lequel entre autres, les repas ne pourraient être préparés, l’interdiction de l’alcool et des drogues de synthèse face à la consommation tolérée d’herbe et de champignons hallucinogènes, m’apparaissent comme d’incompréhensibles paradoxes. Malgré cela, l’initiative est sincère, la beauté recherchée est générée, la nature est glorifiée, l’harmonie retrouvée. Parenthèse de tous les possibles, l’image d’un territoire de paix, de partage et d’amour est incontestablement recréé, dans un décor sublime fait de cascades sauvages et de papillons multicolores. Qu’à cela ne tienne, ce qui me reste de cette expérience est indubitablement la sensation d’avoir vécu, l’espace d’un temps, l’illusion que tout allait bien. Aï Estelle Barreyre


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Livres

Floriane de Lassée HOW MUCH CAN YOU CARRY ? Format : 210 x 290 96 pages 60 Photographies en couleur Français / Anglais ---> 28 € <---

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a série «How much you can carry ?» est née de la fascination de Floriane de Lassée pour les files de marcheurs portant des charges aussi variées que volumineuses le long des routes africaines. Cette série s’est peu à peu étendue aux quatre continents, avec une dizaine de pays représentés aujourd’hui (Rwanda, Éthiopie, Népal, Japon, Indonésie, Bolivie, Brésil…) dans une soixantaine de photographies. À travers des photographies au cadrage frontal, d’une économie de moyen extrême l’artiste dresse le portrait de ces porteurs des 4 coins du monde. À chacun elle propose de se mettre en scène avec ce qu’il a de plus cher, et dans les communautés modestes, il s’agit surtout de produits de première

www.florianedelassee.com nécessité (sacs de grains pour l’agriculteur qui doit échanger sa récolte à la ville la plus proche, ballots de paille, bouteilles vides qui seront revendues) ou d’objets nécessaires à leur vie quotidienne. Loin de tout misérabilisme, c’est avec curiosité, amusement et souvent orgueil que les modèles ont pris la pose, heureux de se mettre en scène, fière de mettre en avant ce qui peut dans bien des cas s’apparenter à leur unique moyen de survie. Dans un deuxième temps, Floriane a souhaité parler d’autres poids moins explicites comme le poids des traditions, le poids social ou encore le poids familial. Sibylle d’Orgeval

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Livres

Olivier Remualdo

Sâdhus

Les Hommes Saints de l’Hindouisme rencontrés

Format : 22,75 x 22,75 144 pages Français / Anglais ---> 32 € <---

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e regard photographique d’Olivier REMUALDO nous entraîne vers une série de portraits atypiques, profonds et fascinants. Réalisés entre 2009 et 2011, ces portraits de Sâdhus ne se limitent pas au simplecatalogue d’images. Il s’agit d’anecdotes et de récits de rencontres fondés sur des échanges véritables, le reflet d’une expérience authentique où il a su créer des liens avec des êtres au

www.sadhus.fr mode de vie si différent du notre et dont le quotidien est tourné vers la spiritualité. Ils lui ont offert de capter leurs regards et leurs attitudes, avec la promesse désormais accomplie de les partager au retour du voyage. Olivier REMUALDO est également l’auteur de l’ensemble des textes auxquels il a associé des citations de sagesse indienne.

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Reportages // Esteban Wautier http://www.estebanwautier.com Olivier Marchesi http://www.oliviermarchesi.net Une planche - Une histoire // Jeremy Brodbeck www.charpentealamain.fr Dossier du mois // Margaux Aubin http://www.margauxaubin.com Rachel Miranda Bottoni http://rmirandabottoni.free.fr/principalfr.php Tomer Ifrah http://www.tomerifrah.com Virginie Plauchut http://www.virginieplauchut.com AĂŻ Estelle Barreyre http://www.aiestellebarreyre.com Livres // Floriane de LassĂŠe http://www.florianedelassee.com Olivier Remualdo http://www.oremualdo.com 102

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