L'image-fente (volume 2)

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ordonne la séquence, revenant sans cesse sur ce qu’il a déjà énoncé ; il met en évidence au passage le pouvoir d’illusion du montage ; il lui suffit de montrer des sourires pour donner du crédit à ce qu’il place en contrechamp ou de faire froncer les sourcils pour créer l’impression opposée. A l’inverse de la fameuse expérience de montage effectuée par Koulechov avec le comédien Ivan Mosjoukine, ce n’est pas l’objet qui, ici, donne sa signification au visage, c’est le visage qui vient donner sa valeur à l’écrémeuse et illustrer une paire de contraire ; tromperie ou avancée ? Le mot s’écrit sur les visages, il trouve son équivalent visuel dans l’expression du visage proposée par l’image, comme les chapiteaux romans au tournant du premier millénaire, le cinéma soviétique par sa science du montage se propose d’être un grand livre d’images à destination des masses. Et l’on voit ici que le cinéma, le film lui-même, comme l’écrémeuse, sera jugé à l’aune de l’effet (ici il s’agit de nourrir les paysansspectateurs) qu’il produira sur ses spectateurs. Cette question concernant la « crédibilité » de l’écrémeuse peut en effet s’appliquer au cinéma lui-même et en particulier au soit disant film de propagande et aux véritables expérimentations poétiques qu’Eisenstein effectue dans cette séquence pour faire naître, chez le spectateur, une envie profonde de mettre en œuvre la ligne générale. Y a-t-il tromperie ? Le spectateur est-il manipulé ? Nous sommes à une époque et en un lieu où le cinéma veut à la fois dévoiler la vérité (Vertov) et fendre les crânes (Eisenstein), et l’on peut considérer que la réaction des paysans devant les gerbes de lait renvoie à celles que le cinéaste espère des spectateurs du film devant ce tourbillon de plans et de regards.


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