DÉVELOPPEMENT DURABLE Émissions invisibles et ambitions climatiques Julie-Anne Chayer, ing.
Julie-Anne Chayer, ing., est vice-présidente, de la responsabilité d’entreprise chez AGÉCO et présidente sortante de Bâtiment durable Québec. Elle allie rigueur scientifique, compréhension des tendances et règlementations en matière d’enjeux climatiques et compréhension des dynamiques d’affaires. Elle se spécialise en analyse du cycle de vie et accompagne les entreprises dans l’intégration de cette démarche dans leurs pratiques, particulièrement dans les secteurs de l’agroalimentaire et du bâtiment durable.
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utter contre les changements climatiques ne se limite plus aux projets d’efficacité énergétique ou d’optimisation des procédés industriels. L’un des principaux champs d’action se trouve dans les choix de conception et dans les chaînes d’approvisionnement — là où nous pouvons jouer un rôle de premier plan. Depuis 25 ans, j’observe une lente, mais profonde mutation de la profession d’ingénieur : auparavant exclusivement centrée sur l’expertise technique, elle s’inscrit maintenant de plus en plus dans le soutien stratégique au développement durable. Ce tournant est d’autant plus frappant que les méthodologies et les politiques publiques se sont structurées. Ce qui était autrefois perçu comme un vœu pieux est désormais une exigence – et dans notre cursus un véritable marqueur de compétence. Cette évolution a demandé une transformation systémique de notre travail, appuyée sur des outils rigoureux, une compréhension
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de l’ensemble du cycle de vie des projets et une prise en compte explicite du carbone de portée 3. Portée quoi, me direz-vous ? LA PORTÉE 3 : DE ZONE GRISE À ZONE D’INFLUENCE Avant de parler d’actions, discutons de mesure. Les gaz à effet de serre (GES) sont classés selon trois portées (ou scope) définies dans les protocoles internationaux (tels que le GHG Protocol) :
Dans de nombreux secteurs — de la construction à la fabrication, en passant par les services —, les émissions de portée 3 représentent la plus grande part du bilan carbone. Ces émissions sont les plus difficiles à maîtriser pour une entreprise, car elles viennent de l’ensemble de la chaîne de valeur. En d’autres mots, la majorité des émissions de GES associées à un produit ou à une infrastructure ne proviennent ni de son utilisation ni de sa fabrication ou construction. C’est justement là que les choses deviennent intéressantes. Parce que la portée 3, c’est le berceau de l’analyse du cycle de vie (ACV). Ce concept, notamment popularisé par des équipes d’ingénierie dans les années 1960, proposait de comptabiliser l’impact environnemental d’un produit, de l’extraction des matières premières à sa fin de vie, en passant par la fabrication, la distribution et l’utilisation.
• Portée 2 : émissions indirectes liées à l’électricité achetée (ex. : les émissions produites lors de la production d’électricité achetée par l’entreprise)
Longtemps, cette portée a été commode à ignorer, car complexe à quantifier et non réglementée. Mais les choses changent. L’Union européenne, les marchés financiers, les grandes entreprises – tous réclament et commencent à exiger une traçabilité complète des émissions, y compris celles de la portée 3. Leur déclaration s’impose progressivement comme une obligation de gouvernance, un levier de différenciation et un pilier de la gestion du risque. Et, par le fait même, un champ d’intervention incontournable pour les ingénieures et ingénieurs.
• Portée 3 : toutes les autres émissions indirectes, souvent situées hors des frontières opérationnelles de l’organisation (ex. : les achats de marchandises). Tout le reste, finalement !
L’ANALYSE DU CYCLE DE VIE : RIGUEUR, TRAÇABILITÉ ET COHÉRENCE Pour agir sur les émissions de portée 3, il faut changer de perspective. Plutôt que de mesurer un projet
• Portée 1 : émissions directes de GES (ex. : les émissions de combustion d’une chaudière au gaz)