Rosbifs

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Dans une cuisine anglaise au XIXe siècle, roast-beef et gigot cuisent devant le feu

tive, mais il semble que les Anglais, malgré tout, aient témoigné d’un goût tout à fait particulier pour cela. Outre les qualités gustatives que la graisse apporte à la viande en se glissant entre les fibres (il est amusant de constater que les Français utilisent pour cela le mot « persillé », qui suggère un aspect pointillé, tandis que les Anglais se servent du mot marbling, qui signifie « veinure », une trace, donc, beaucoup plus marquée), les Anglais l’aiment aussi pour son égouttis lors de la cuisson à la broche, le dripping. Ils l’utilisent ensuite dans de nombreuses recettes, quand ce n’est pas directement sur le pudding qui accompagne le roast-beef. Alors qu’en France, au moins jusqu’à la Première Guerre mondiale, ce gras de récupération est cédé aux cuisiniers – et aux cuisinières, dans les maisons bourgeoises – pour qu’ils le revendent et se constituent ainsi un pécule, en Angleterre il constitue une sorte de trésor de la cuisine. Rien d’étonnant donc à ce que les Anglais aient toujours cherché et cherchent encore à privilégier des races 88

bovines montrant des dispositions particulières pour l’engraissement. Mais les dispositions naturelles ne suffisent pas. Ainsi, dès le XVIIIe siècle, les visiteurs de Dishley Grange s’émerveillent de voir la façon dont Robert Bakewell traite ses animaux. En France, à cette époque, les troupeaux constituent plutôt une charge lorsqu’ils n’ont pas d’utilité directe, tirer les charrettes, fournir du lait ; aussi ne sont-ils pas particulièrement soignés, à l’exclusion peut-être des veaux, vendus dans leur jeune âge (pour s’en débarrasser au plus tôt) et dont la chair est appréciée. L’agriculture sous l’Ancien Régime offre un cercle vicieux presque parfait, à l’exact opposé de celui, vertueux, qui s’est enclenché en Angleterre. Aujourd’hui il est avéré que cette attention portée aux animaux a des conséquences tout à fait favorables sur les qualités de la chair, tout comme sur la docilité de ceuxlà : même si cela peut paraître cynique, des bêtes peu farouches se feront conduire à l’abattoir sans stress et fourniront donc une

meilleure viande. En outre, cette longue tradition anglaise de la consommation de viande de bœuf a conduit au fil des années à mieux comprendre les différentes étapes de l’abattage et de la maturation de la viande. Ainsi, aujourd’hui, en Angleterre, les carcasses sont suspendues non pas par le tendon du jarret, comme cela se pratique en France, mais par l’os de la hanche, soulageant le train arrière dont les muscles se relâchent, ce qui favorise la maturation. Cette accumulation de détails entre en ligne de compte dans l’amélioration de la qualité finale et constitue ce savoir-faire anglais longtemps renommé, et peut-être occulté par la mauvaise réputation de la cuisine britannique

moderne. Au cours du XIXe siècle, on assiste à un curieux chassécroisé: cuisines française et anglaise évoluent chacune de leur côté, et tandis que la première fait sienne, en les adaptant sans doute, ces fleurons de la cuisine britannique que sont le rosbif et le bifteck, celle-ci semble, du moins jusqu’à très récemment, les laisser, en général, se dénaturer. Le bifteck à toutes les sauces Une fois la première vague d’anglomanie passée, et avant même que ne déferle la seconde, celle de la Restauration, ces nou89


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