Filer la métaphore - Du bouton aux journées du matrimoine

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filer la métaphore du bouton aux journées du matrimoine Sous la direction de Michel Jeannès

Varia



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Colporteur déballant sa marchandise sur le marché de Castellane, 1905, collections du Musée dauphinois, Grenoble Page précédente : Boîtes à boutons - boîtes à mémoire. La boîte à boutons d’Annick Le Guen, Brest, Lambézellec, 2008 Page suivante : Journées du Matrimoine, Musée dauphinois, Grenoble, 2007


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filer la métaphore du bouton aux journées du matrimoine

7. Avant-propos Jean Guibal 10. À l’enseigne du petit merz.com Michel Jeannès 15. À l’ombre du patrimoine Cécilia de Varine 23. Ranger sa boîte Marie-Aude Michiels 28. Mérimée… périmé ? Michel Kneubühler 34. Genèse d’une exposition Michel Jeannès 72. Marcottage Michel Jeannès 89. Profession : « Colporteur culturel » Franck Philippeaux 95. Le fonds Boissieux Marie-André Chambon 100. Les boutons donnent la parole au visiteur Marie-Sylvie Poli 111. « L’ordinaire de la communication » Marie-Christine Bordeaux 123. La boîte à boutons d’Hippolyte Müller Jean-Pascal Jospin 129. Couture et contacts au musée Joëlle Le Marec 135. Un sociologue, « fibulanomiste malgré lui » Michaël Faure 143. Esquisse métapsychologique d’une ZIP Gaël Masset


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Raconter, imaginer, classer avec les enfants de l’atelier d’arts plastiques de la Maison des Jeunes et de la Culture des Allobroges, Grenoble, 2007 Crayon sur enveloppes


avant-propos Jean Guibal, conservateur en chef du patrimoine

Le travail culturel sur le patrimoine s’enrichit chaque jour de nouveaux domaines et utilise de nouvelles voies pour mieux répondre à l’attente de nos contemporains. Ainsi le Musée dauphinois, à Grenoble, qui entretient un dialogue constant avec ses publics. Ensemble, ils enrichissent les points de vue sur les questions de société traitées dans les expositions. Pour garantir la pluralité des regards, le musée donne certes la parole à ces spécialistes que sont les ethnologues, sociologues et historiens qui nourrissent le savoir et en garantissent la valeur. Mais les habitants du territoire (ceux de l’Isère, du Dauphiné, de Rhône-Alpes et d’ailleurs) expriment eux-mêmes une volonté claire de participer à ces échanges et à ces productions ; ils revendiquent le droit d’intervenir dans un travail qui concerne leur propre mémoire et leur propre patrimoine. Le musée constitue pour eux un espace légitime de partage de leurs témoignages matériels ou immatériels. La confrontation avec la création la plus vive fait partie des dispositifs mis en œuvre pour favoriser la rencontre avec le patrimoine. Si elle est à sa place dans le musée d’art, la création contemporaine est moins souvent admise dans les musées de société et dans les lieux patrimoniaux. Pourtant, que ce soit par le biais des arts plastiques ou du spectacle vivant, elle s’est imposée de longue date dans certains établissements, dont le Musée dauphinois, qui n’ont pas attendu l’accueil de Jeff Koons à Versailles pour tenter des expériences. Un rapide inventaire des partenariats artistiques engagés depuis près de vingt ans révèle l’importance accordée à ces regards alternatifs et sensibles dans le projet du musée. Le théâtre tout d’abord prend une place majeure, comme l’exprime la forme scénographique des expositions ou encore comme le démontre les recours aux représentations (telle La controverse de Valladolid), ou encore des « visitesthéâtralisées » autour de la personnalité de l’ethnologue Eugénie Goldstern. L’oralité, avec l’intervention désormais familière des conteurs, permet l’exploration et la valorisation du patrimoine immatériel dans le cadre d’un partenariat sans cesse renouvelé avec le Centre des arts du récit. Les chanteurs et musiciens nous invitent aussi à découvrir des répertoires classique ou contemporain, les musiques traditionnelles ou les musiques du monde par la programmation de cycles de concerts comme « Musiques au cœur

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du musée », les festivals « Les 38e Rugissants », « Grenoble Jazz Festival ». Les chorégraphes et danseurs tels Jean-Claude Gallotta, la compagnie Anne-Marie Pascoli, Éric Alfieri et son personnage « DD », pour ne citer qu’eux, sont venus aussi « habiter » l’ancien couvent de Sainte-Marie d’en-Haut et interroger les expositions lors de résidences. Cette saison 2009-2010, des missions ont été confiées aux photographes Marie Dorigny et Christian Rausch dans le cadre des expositions Habiter et Tibétains peuple du monde. On pourrait énumérer encore un grand nombre d’expériences menées avec des vidéastes, plasticiens, graphistes… C’est dans cette démarche, ce recours à la singularité du regard artistique, que le Musée dauphinois a accueilli avec enthousiasme le projet développé par Michel Jeannès et les artistes du collectif La Mercerie. Le poète offrait au musée l’occasion insolite d’explorer un nouveau point de vue en visitant le concept de « matrimoine1 ». Pendant plus de deux ans, le poète et le musée se sont aventurés à la rencontre des habitants du « territoire du matrimoine », échangeant régulièrement le rôle d’éclaireur et celui de guide. Ce territoire est-il si différent de celui du patrimoine ? Suivant le chemin ouvert par le poète, il convient de classer ce territoire en « ZIP », c’est-à-dire en « Zone d’intention poétique » : un laboratoire expérimental et protéiforme en progression constante. D’une telle rencontre entre musée et artiste émerge bien la question de la relation du public avec son propre patrimoine, et de la façon dont les acteurs professionnels ou artistiques peuvent intervenir pour le partager. Mémoire, collecte, entretiens, écriture, participations des habitants, médiation culturelle, valorisation événementielle, installations plastiques, expositions, inventaires, reconnaissance de l’expertise du témoin, temporalité de la relation au public, éthique de la démarche : toutes ces notions, ces concepts, ces outils nous sont communs. L’empathie spontanée face à l’objet modeste qu’est le bouton (ou PPOCC : Plus Petit Objet Culturel Commun) – et de son colporteur « Monsieur bouton », l’alter ego de Michel Jeannès – le succès de la collecte, les réflexions sur la place que peut occuper le « pa/matrimoine » pour chacun de nous sont l’objet du présent ouvrage.

1. La notion de matrimoine et son évolution sont présentées dans le texte « Le matrimoine » de Ellen Hertz (in MarcOlivier Gonseth, Jacques Hainard, Roland Kaehr (éd.), Le musée cannibale, Neuchâtel, MEN, 2002, p. 153-168).


Les universitaires spécialistes de la médiation culturelle ouvrent la discussion. Comment l’objet peut-il être vecteur de la conversation ? Comment naît le processus de « don / contre-don », entre le témoin et l’institution culturelle ou l’artiste ? Les professionnels du patrimoine observent les similitudes et les spécificités existant dans la définition et le partage de l’offre culturelle produite par le musée ou par les artistes. Comment l’approche artistique permet-elle une appropriation du patrimoine par le public et comment restitue-telle ces mémoires confiées ? Les chargés de politique culturelle trouvent matière à s’interroger sur l’évolution de la relation instaurée par l’institution publique entre le public et son le patrimoine. Existe-t-il un « petit » patrimoine (aussi petit que l’est un bouton !) opposé à un « grand patrimoine » (tel les Monuments historiques) ? Le poète, pour sa part, glane les témoignages, loin des boulons et des bouchons, et file le lien social. Autant de regards qui se complètent autour de ces expériences et de ces notions de partage mémoriel et artistique entre les témoins, le musée et La Mercerie.

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À L’ENSEIGNE DU PETIT MERZ.COM Michel Jeannès

Étymologiquement, le mercier est un marchand. Le nom provient du latin merx et de l’ancien français merz (ca. 980) qui signifient « marchandise ». La mercerie comprenait divers commerces dont celui des métaux et des articles de couture dits de « menue mercerie ». Un mercier était un marchand appartenant à la corporation des merciers, divisée en plusieurs catégories. La mercerie, d’abord dite mercherie (1187), est le magasin du mercier, à l’origine un commerce de l’ensemble des articles servant à la couture, à la fabrication de vêtements, à la parure et aux ouvrages et travaux dits « de dames ». Les principaux articles étaient les aiguilles, les fils, les rubans, dentelles, passementeries, les boutons, agrafes, craies de tailleur, l’ensemble des fournitures de couture et broderie. Par extension, ces articles ont pris la dénomination d’« articles de mercerie ». Les magasins de mercerie, très liés au féminin, sont actuellement des espaces en voie de disparition, progressivement remplacés par des boutiques orientées « loisirs et création ». Dans le champ spécifique de l’art moderne et son histoire, avec ses codes, ses références et ses icônes, le Merzbau est une œuvre d’art de Kurt Schwitters1, consistant en une construction habitable de dimension variable constituée d’objets trouvés. Elle est considérée comme l’ancêtre de ce qu’on appellera plus tard « installations ». Le terme Merz provenait d’un fragment de papier où se trouvait inscrit le mot allemand Kommerz, de Kommerz Bank ; Bau signifie « construction » en allemand. La Mercerie n’entretient qu’une parenté lointaine avec le Merzbau, mais la transversalité de l’idée du petit commerz poétique ruinant celle de la Haute Finance pour ériger ses cathédrôles2 n’est pas pour nous déplaire. Le choix du nom La Mercerie pour désigner une pratique artistique vectorisée par la participation sociale, la sculpture d’un espace conversationnel incluant le travail des relations interpersonnelles et un collectif artistique et indisciplinaire3, émerge dans le contexte 1. Kurt Schwitters (1887-1948) avait initialement donné pour nom à sa construction le titre de Cathédrale de la misère érotique. 2. Indisciplinaire : la formule est québécoise. 3. À l’instar du bouton qui perd sa fonction sous la poussée de la fermeture Éclair, puis du Scratch et du Zip, mais accède au rang de bijou tendance.


culturel de la fin du XXe siècle, marqué par une récession économique qui a transformé les usines en friches puis les friches en lieux culturels4. Nombre de ceux-ci, modestes ou d’importance, conservent et revendiquent ainsi dans leurs enseignes la mémoire d’une usine, d’une piscine5, d’une laiterie6, d’une bergerie7, d’une boucherie8, voire d’abattoirs9, et de la vie laborieuse qui animait le lieu.

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La Mercerie se définit comme laboratoire artistique nomade tout en opérant « à demeure » dans un territoire spécifique. L’association 1901 qui supporte la logistique des projets est « accueillie10 » dans l’un des centres sociaux du quartier de la Duchère à Lyon, où nous développons depuis 1998 une présence poétique familière, qui vise à favoriser, par l’appropriation d’une démarche artistique au long cours, la construction d’un indice de culture commune. À la différence des lieux d’art nommés en référence au nom et à la fonction ancienne d’un site, La Mercerie désigne un principe artistique global et une pratique basée sur l’échange symbolique concentrés autour de l’artéfact de mercerie le plus emblématique : le bouton. Cet objet fonctionnel est connu de tous, sans distinction de classes sociales. Ayant découvert et exploré le potentiel narratif et chargé en affects de cet objet et de la boîte à boutons – trésor domestique transmis de mère en fille –, je le consacre « Plus Petit Objet Culturel Commun » et l’envisage très tôt comme métaphore du lien social (un bouton rapproche les pans du vêtement) et vecteur relationnel. Je nomme Zone d’Intention Poétique (ZIP) la forme conceptuelle et relationnelle portée par l’artiste et tissée de sollicitations et de réponses autour de cet objet modeste. Au fil du temps et de l’immersion dans le territoire spécifique du quartier de la Duchère à Lyon, ainsi que des interventions ponctuelles au gré des invitations, un dispositif participatif se construit. Il permet l’implication de tout un chacun sur la base du libre choix, au travers de plusieurs formes ouvertes favorisant l’expérience (la Centrale de tri), la participation gestuelle (Boutonner-Déboutonner), 4. La Piscine, Musée d’Art et d’Industrie de Roubaix. 5. La Laiterie, Centre Européen de la Jeune Création de Strasbourg. 6. La Bergerie – Lieu d’art contemporain, Bourréac (la bergerie est aux moutons ce que la mercerie est aux boutons : on compte les uns et conte les autres pour s’endormir ou rêver éveillé). 7. Librairie La boucherie, Paris. 8. Les abattoirs, centre d’art moderne et contemporain, Toulouse. 9. Terme utilisé par le Centre social de la Sauvegarde sur ses brochures. 10. La genèse et la construction du dispositif participatif sont contées dans Zone d’Intention Poétique, La Lettre volée, Bruxelles, 2005.


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Colporteur des Vosges, photographe inconnu, début du XXe siècle Planche extraite de L’art populaire en France de Jean Cuisenier Collections du Musée dauphinois, Grenoble


la collecte de témoignages et souvenirs écrits (Coudre son histoire à un bouton) ou audio-visuels (Boîtes à boutons-Boîtes à mémoire), ou encore de citations littéraires (Bibliothèque virtuelle), constituant petit à petit un métaportrait de l’objet-signe bouton. Ce dispositif, à la fois codifié et malléable, permet de dynamiser les relais sociaux et culturels d’un territoire donné, en s’adaptant aux fonctions et missions spécifiques de chaque acteur : un centre social sera plus particulièrement axé sur le lien et la rencontre ; une bibliothèque sera sensible à la lecture et à l’écriture ; une maison de l’enfance ou une école seront attentives à la possibilité d’appropriation du dispositif par le pédagogique. La dimension in tempo, c’est-à-dire l’installation de la Zone d’Intention Poétique11 dans la durée en est une composante majeure ; en donnant le temps au temps, elle permet de déconstruire les phénomènes d’instrumentalisation auxquels une œuvre vectorisée par la participation sociale ne manque pas de se confronter. Elle maintient ouvert un espace d’inscription susceptible d’accueillir ceux qui le désirent sans être assujetti au dictat de la participation à tout prix et à tout va à laquelle sont si sensibles nombre d’élus ou de décideurs, induisant une grave confusion entre l’audimat et le but de l’art, qui est de rendre la vie « plus intéressante que l’art12 » et, pour le moins, éveiller les consciences. La dimension collective participe aussi de cette forme, créant une densité rassurante qui charge en poésie le bouton-vecteur et permet de nouveaux engagements et de nouveaux développements narratifs. La rencontre de La Mercerie et du Musée dauphinois s’est effectuée sous la tutelle symbolique du colporteur, mercelot itinérant et passeur de cols, très présent parmi les « gens de l’alpe13 ».

11. Robert Filliou (1926-1987) : « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. » 12. Gens de l’alpe, titre de l’exposition permanente du Musée dauphinois.

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Premières JournÊes du Matrimoine au Centre social de la sauvegarde, Lyon, 2003


À L’OMBRE DU PATRIMOINE ou LES MÉTAMORPHOSES D’UN DISPOSITIF IMMATÉRIEL

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Cécilia de Varine

Les Journées du Matrimoine ressemblent à ces petits coins ombragés que l’on découvre avec délice un jour de canicule. Elles ouvrent un espace abrité, très loin des fastes du Patrimoine. Ce qui au début ressemblait à un simple jeu de mots a progressivement pris forme, engageant les acteurs dans un espace ouvert, une clairière. J’ai eu la chance de participer à toutes les Journées du Matrimoine depuis leur création en 2003. Je peux donc témoigner de la naissance et des transformations de ce dispositif étonnant, innovant, émouvant. Comme la plupart des projets initiés par Michel Jeannès, l’idée émerge à partir du langage. Glissement sémantique : ici le P se transforme en M, et le monde se déplie autrement. Au collectif que nous formons1 de s’emparer de cette brèche pour inventer. Comme toujours, nous procédons par tâtonnement. Il y a du bricolage dans la démarche : le projet se construit dans les discussions et les rencontres, la forme se complexifie et se sédimente avec le temps, épousant ses reliefs instables. En revitalisant le mot « matrimoine2 », les frontières du Patrimoine triomphant se dissolvent. Ouvrirait-il la voie d’un hors champ mémoriel inexploré ? Celui, immatériel, des liens intergénérationnels, de ce qui se transmet en dehors des actes notariés ? Celui d’une mémoire vive, orale, en perpétuelle construction au présent ? La boîte à boutons serait alors le support symbolique de cette construction et le vecteur d’une nouvelle rencontre entre des gens. Mais quelle rencontre ? Et des gens accepteront-ils de s’engager dans cette aventure avec nous ?

1. À partir du projet artistique de Michel Jeannès, La Mercerie rassemble plusieurs personnes issues de champs professionnels différents : arts, médiation culturelle, santé, sociologie, design, enseignement, etc. 2. Le mot est utilisé en 1966 par Hervé Bazin pour son roman éponyme. L’ethnologue Ellen Hertz, directrice de l’Institut d’ethnologie de l’Université de Neuchâtel, a écrit en 2002 un texte dans le catalogue de l’exposition Le musée cannibale : « Le matrimoine », in M.-O. Gonseth, J. Hainard, R. Kaehr, GHK Editions. En 2009, le terme tend à être repris ici ou là, pointant à nouveau dans le langage commun.


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2003 De manière expérimentale, les premières Journées du Matrimoine se déroulent à la Duchère (Lyon 9e), au cœur de ce quartier oublié des cartes patrimoniales, au ban du centre-ville historique déclaré inscrit par l’UNESCO au « Patrimoine mondial de l’humanité ». Le bâtiment n’a en lui-même rien de remarquable, il n’est que l’enveloppe sans charme apparent (architecture des années 1960) d’un Centre social animé par une équipe attachée au principe d’une autogestion par les habitants eux-mêmes. Dès cette première édition, il nous apparaît évident d’inscrire l’événement dans le cadre des Journées Européennes du Patrimoine. Par jeu sans doute, mais également et surtout pour œuvrer à la requalification d’un territoire qui n’entre alors même pas dans la cartographie historique. Le projet de La Mercerie, c’est aussi cela : réinterroger les règles d’un système social et culturel par le micro-poétique, observer les détails qui peuvent être des leviers pour un réenchantement du monde. Michel Kneubühler, chargé de communication à la DRAC Rhône-Alpes et représentant du ministère de la Culture est à notre écoute, heureux de contribuer à ce projet qui, de surcroît, lui apparaît porté par l’humour. Le programme édité par le ministère de la Culture - DRAC RhôneAlpes annoncera donc ces « 1ères journées du Matrimoine ». Pour moi qui travaille depuis des années dans les musées, l’aventure est excitante. Est-il vraiment possible de mobiliser des gens jusqu’aux confins de la ville alors que Lyon regorge de trésors patrimoniaux en son centre ? Est-il imaginable que des habitants viennent participer avec leur boîte à boutons, objets jusque-là culturellement dérisoires, alors que l’habitude sociale pendant ces Journées Européennes est plutôt de visiter, voire consommer, le Patrimoine « solide » désigné par les spécialistes ? Sur la façade du Centre Social, les services de la DRAC ont apposé une pancarte pour signaler le lieu. À petits coups de cutter, le P est remplacé par un M, au grand plaisir de l’équipe et en connivence avec l’artiste transgresseur. Réponse directe à nos interrogations : une quinzaine de personnes se déplacent le premier jour, et une vingtaine le lendemain. Beaucoup sont membres du « collège participatif3 » de La Mercerie et certains viennent de loin (Creuse, Yonne, Paris, etc.) ; quelques habitants du quartier participent également « pour voir » ; une seule personne se présentera avec le programme des Journées du Patrimoine en main, arrivant de l’autre côté de l’agglomération.

3. Michel Jeannès et La Mercerie animent un réseau de sympathisants participants et considérés comme ressource dans le processus artistique : amateurs, amis, collègues, etc.


Dans le Centre, nous avons rassemblé les traces des activités de La Mercerie en une exposition de fortune présentant dans des classeurs une grande partie des fiches Coudre son histoire à un bouton ainsi que des archives des différents dispositifs participatifs. Que faire ? Comment ? Tout reste à inventer. Le temps est particulièrement beau, avec un vent de fin d’été. À l’arrière du bâtiment, un coin d’herbe et une table à pique-nique organisent la rencontre. Un groupe se forme, les boîtes s’ouvrent une à une. Ce premier chantier de paroles s’improvise et se joue sans manières. En maître de cérémonie, Michel Jeannès s’installe derrière la caméra. Il cadre la rencontre, relance parfois la discussion, se fait oublier souvent. Avec lui, la relation devient une forme en construction, à dessiner par les bords. Son rôle d’artiste est plus dans l’accueil et l’accompagnement de ce qui émerge que dans la direction. Tour à tour, chaque participant ouvre sa boîte. La rencontre se construit à partir des morceaux d’histoires qui surgissent peu à peu, fragments de mémoires fragiles, jamais écrites, faites de souvenirs et d’oublis. Histoires de boutons, de couture, de culture, de famille, de générations, de liens et de séparations : les mains fouillent les boîtes comme des trésors redécouverts, l’assemblée se construit autour de cette archéologie de l’intime. Un magnétophone recueille ces paroles ténues racontant les savoir-faire transmis par les aïeux, les bribes de souvenirs, réminiscences sans queue ni tête ou retrouvailles joyeuses avec une image passée qui se recompose à partir de tel bouton exhumé de la boîte en discussion. L’après-midi, une équipe de télévision4 vient tourner un sujet pour le 19-20 : « À la Duchère on fait parler les boutons » Le lendemain, une radio locale5 entre à son tour dans la dynamique.

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Une seule habitante du quartier a apporté sa boîte. Elle ne veut pas être filmée. Elle est jeune et parle à peine le français. L’animatrice du Centre s’installe auprès d’elle et traduit. Ses boutons sont rangés dans un de ces œufs à surprise que les enfants font tomber des machines à sous. Cette boîte, elle en a hérité en se mariant. C’est celle de la première épouse disparue de son mari. Elle ne l’a pas connue, et ne sait rien sur ces boutons qui lui ont été confiés. Attend-elle de nous que nous l’aidions à les décrypter ? Elle aimerait savoir. Nous accueillons son questionnement sans pouvoir l’aider plus. Non loin, des hommes du quartier vêtus de djellabas claires vont à la mosquée. Le vent soulève le tissu qui couvre la table. 4. France3 Région Rhône-Alpes-Auvergne. 5. Émission « De Lyon en large » animée par Hypo, Jane et Laurent diffusée par Radio Pluriel sur 91,5 les samedis de 10 heures à 12 heures.


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2004 Forts de cette première expérience riche et émouvante, nous décidons de faire des Journées du Matrimoine un événement annuel. Pour la deuxième édition qui s’annonce, nous prévoyons d’ouvrir à nouveau les Chantiers de paroles au Centre social et d’organiser une exposition à la Bibliothèque du quartier6. Comme l’année précédente, quelques jours avant l’événement, les Services de la DRAC apposent sur les façades des lieux où seront proposés les rendezvous de grands panneaux annonçant les Journées Européennes du Patrimoine. Décalage toujours cocasse et libérateur entre nos représentations du Patrimoine et l’apparence de ces structures aux architectures bien peu pittoresques. Au-delà de notre proposition, un autre édifice s’ouvre cette année-là à la visite : l’église du Plateau, également inscrite sur le programme officiel. L’événement que nous avons créé contribuerait-il déjà, comme nous le souhaitons, à la revalorisation symbolique de ce quartier médiatiquement dénigré ? Par contre, peu de participants aux Chantiers de paroles cette année. Après l’excitation partagée des premières journées de l’an passé, nous peinons à jouer le jeu, un peu déçus peut-être. Sommes-nous pris malgré nous dans le fantasme de l’audience ? Même souhaitées, les formes peu spectaculaires sont parfois difficiles à assumer. Il est clair toutefois que c’est la sobriété du dispositif qui le rend vraiment humain. Qu’aurions-nous à attendre d’autre que ce qui advient, fidèles en cela à une éthique poétique qui rejoint celle du mouvement Fluxus ? L’arrivée de chaque visiteur est un événement. Nous l’accueillons personnellement, lui présentons le travail exposé, l’invitons à partager ce temps d’exception sociale et culturelle pendant lequel des choses se disent entre le très intime et le très collectif autour d’une boîte à boutons. Le dimanche, doucement, quelques personnes arrivent avec leurs boîtes. Les entretiens se déroulent sous la verrière du Centre. Une famille arrive avec son « carton à boutons ». Les enfants découvrent le trésor domestique en écoutant leur mère qui sort, une à une, les traces de leur vie familiale : quelques outils incongrus se mélangent aux boutons et aux restes de doudous cent fois réparés. Le mari et père tourne autour, va et vient, observant et protégeant de loin ce petit temps de matrimoine.

6. En octobre 2003, un immeuble d’habitation, La Barre des 200, surnommée péjorativement Chicago pour évoquer les problèmes qu’elle semble cristalliser, est partiellement détruite. Cet événement ouvre une nouvelle période pour le quartier : celle d’une vaste et ambitieuse rénovation urbaine. Nous présentons cette année-là à la bibliothèque l’œuvre Manques à l’appel, composée de cartes à boutons de mercerie incomplètes et encadrées. Avec leurs boutons manquants laissant des traces et des bouts de fils, ces modestes cartes figurent symboliquement un quartier en mutation et l’absence de certains habitants délogés.


2005 Le quartier de la Duchère est en pleine transformation. Le projet de rénovation urbaine est en marche : on démolit des immeubles, des familles partent vivre ailleurs. Pour les 3e journées du Matrimoine, Michel Jeannès me propose d’exposer dans la bibliothèque du quartier un travail présenté l’année d’avant à l’Attrape couleurs7. Il s’agit d’une installation composée d’un grand drap reprisé, tendu comme une toile à peindre, d’une vidéo montrant des mains ravaudant la toile, et d’une ligne de mots répétés : respire / reprise / prière. Le montage de l’exposition dans les espaces encombrés et peu adaptés de la salle des enfants permet d’échanger avec quelques lecteurs et le personnel de l’institution. L’œuvre prend ici une autre dimension : elle entre en résonance avec les transformations vécues par le quartier et toutes ces déchirures individuelles et collectives qui appellent un travail de réparation sociale et de symbolisation. Une performance sonore8 permettra de rendre la métaphore plus explicite pour l’auditoire d’une vingtaine de personnes d’ici ou d’ailleurs.

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Photo de gauche : PRIERES-REPRISE-RESPIRE, œuvre de Cécilia de Varine, installation sur la vitrine de la Bibliothèque de la Duchère, Lyon 9e, 2003-2010. Photo de droite : La barre des 260. Cet immeuble ayant été réhabilité trois ans avant sa destruction, les habitants se sont mobilisés pour tenter d’éviter celle-ci. Le « grignotage » a duré plus de deux mois, rendant l’épreuve d’autant plus douloureuse.

Au Centre social, les Chantiers de paroles se poursuivent. Le dispositif s’affine : prise de rendez-vous en amont et face à face entre l’artiste et le participant. La forme conversationnelle au cœur de la démarche artistique de Michel Jeannès se déplie devant nous.

7. Lieu d’exposition d’art actuel dirigé par Daniel Tillier, situé également dans le 9e arrondissement de Lyon, mais en contrebas, dans le quartier de Saint-Rambert - Île Barbe, sur les rives de la Saône. 8. Lecture et improvisation musicale par Frédéric Darricades et moi-même, tous deux membres de La Mercerie.


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2006 Pouvons-nous rejouer une même partition longtemps sans risquer d’en épuiser le sens ? Il nous semble que les Chantiers de paroles ne peuvent plus être proposés de la même manière une année encore. Lors des Journées du Matrimoine qui s’annoncent, les quatrièmes du nom, nous décentrons notre propos en épousant la thématique régionale : « Guerre et paix. » À la bibliothèque, une vitrine présente une partie du Fonds Boissonnade confié à La Mercerie par le poète chineur Laurent Boissonnade : boutons de guerre glanés sur les sites de batailles et traces tricolores de conflits douloureux. Ce sont bien des fragments infimes et sans gloire de la grande Histoire qui sont ici valorisés. Avec le cinéma du quartier, nous proposons une exposition de fiches à boutons (Coudre son histoire à un bouton) et la (re)découverte d’un chef-d’œuvre de l’histoire du cinéma : La Guerre des boutons9, dont le scénario fait écho à la vie d’un quartier « sensible » où les fractures de la vie sociale sont à vifs. La salle est pleine et joyeuse. Grand moment de patrimoine partagé entre adultes et enfants. En s’autorisant de nouvelles règles du jeu et en construisant de nouveaux partenariats, La Mercerie ouvre le dispositif à un avenir plus nomade. Le seul ancrage qui nous semble adéquat est bien celui du in situ ou, comme le dit Michel Jeannès, d’un in tissu d’un temps social constamment renouvelé se métamorphosant au gré des contextes. Il semble essentiel d’exporter l’événement plus loin, de ne pas le limiter à un seul quartier. Mais où aller ? Et qui serait à même d’accueillir une forme aussi mobile, sans autres bords que ceux de cet objet modeste qu’est le bouton ? Qui acceptera de porter une démarche aussi peu spectaculaire, dans un système culturel et artistique qui repose essentiellement sur les lois de l’audimat et de la Société du spectacle ? C’est dans ce contexte que, en septembre 2006, nous frappons à la porte du Musée dauphinois. Ce musée de société remarquable attentif au patrimoine immatériel et aux mémoires de ceux qui ne sont pas toujours pris en compte par l’Histoire serait-il à même de pouvoir s’ouvrir à notre démarche ? Nous connaissons le travail qui s’y accomplit, reposant sur un échange vivant avec le territoire et les populations. L’accueil est chaleureux. Ici, les règles du marché de l’art n’ont pas cours : c’est le sens qui prime et la qualité d’une démarche humaniste centenaire cette année-là. « Qu’entendez-vous par “Matri-

9. Film réalisé par Yves Robert en 1962, d’après le roman de Louis Pergaud (1913).


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Premières Journées du Matrimoine au Centre social de la sauvegarde, Lyon, 2003 La boîte de Sens (glanée par le poète chineur Laurent Boissonade)

moine” ? » nous demande Jean-Claude Duclos. Notre définition n’est pas close. Elle reste ouverte, incertaine, à vérifier. Il ne s’agit pas d’un mot militant, mais d’une brèche à explorer. La perspective de travailler avec cette institution devient une promesse. Nous proposons une temporalité : inscrire l’action sur deux années en faisant de l’événement des Journées du Matrimoine le « milieu » du projet. Il s’agit d’un processus qui n’a de sens que dans sa capacité à accueillir la participation, la métamorphose dans le temps. L’artiste Michel Jeannès travaillera avec le médiateur culturel Franck Philippeaux à son inscription dans le territoire du musée (lieu, espaces, temps, partenaires, etc.) et par l’activation des différents dispositifs que La Mercerie propose afin de constituer un faisceau de participations. L’articulation de la démarche artistique et participative de La Mercerie avec la mission de médiation culturelle du musée semble juste au vu des intentions humanistes que nous défendons les uns et les autres. Sa pertinence sera vérifiée avec le temps. Cette extension du dispositif à Grenoble n’empêche pas la poursuite de l’action à la Duchère. De fil en aiguille, les Journées du Matrimoine ne seraient-elles pas vouées à devenir un événement nomade ?


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ranger sa boîte Marie-Aude Michiels

Depuis deux ans, un problème de santé aidant, je réalise que je porte souvent trop de choses venant des autres. J’ai pris conscience que j’avais à m’occuper de moi de manière plus centrale et qu’il me fallait trier davantage ce qui est de moi et ce qui est de l’autre. D’autre part, je suis les travaux de La Mercerie depuis sa création. Je fais partie du CA. J’étais donc au courant, psychologiquement, de la nécessité du tri et, sociologiquement, du « travail » du bouton Mais ça ne suffisait pas. Il m’a fallu ces Journées du Matrimoine pour aller plus loin. L’intimité au grand jour Samedi, trois heures de l’après-midi, une femme marocaine étale les boutons de sa boîte à boutons. Elle sépare ceux de la première épouse et les siens sur la table, au milieu de l’herbe dans le petit parc derrière le Centre social de la Sauvegarde et sous le regard bienveillant d’une dizaine de personnes. Des caméras de La Mercerie, du centre social, de FR3. Une intimité regardée de près. Impressionnante, cette jonction entre le secret de la vie privée et la mise au jour dans ce jardin apparemment tranquille. Une boîte à boutons d’homme Mon ami voulait amener sa copine, sa grand-mère. Il arrive en disant : « Elles ne sont pas disponibles, alors moi j’ai amené ma boîte à boutons mais c’est une boîte à boutons d’homme. » « C’est intéressant, lui dis-je. Prenons une boîte à boutons de femme et une boîte à boutons d’homme ; comme ça on verra la différence ! » Il fait beau. Thierry expose sa boîte à boutons. Une boîte à boutons d’homme. Je découvre qu’elle est avant tout utile, donc sobre. Parce que s’il en a une, c’est qu’il en a vraiment besoin. En quittant sa maman, il a découvert la nécessité de rassembler dans une boîte (une boîte métallique de pastilles pour la gorge) des boutons uniquement blancs pour les chemises et les caleçons.

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Une boîte à bidules C’est mon tour. J’ouvre ma vieille boîte à biscuits en fer qui vient de mon arrière-grand-mère et je renverse tous les boutons sur la table. Je n’avais pas regardé mes boutons avant de venir. Il y a de tout. Des perles, des anneaux de rideau, une roue de voiture ancienne que j’avais voulu réparer pour ma fille. Une petite rondelle métallique entourée de coupoles : ça vient d’un vieux fusil à pétard. Je l’ai gardée en me disant qu’on pouvait mettre des strass dedans et en faire une jolie chose. Pas utile mais jolie... Je laisse mes mains naviguer dans cette montagne de « bidules ». Je découvre le bouton d’une gabardine bleue achetée avec mon père, un jour qu’il était fier de marcher dans la rue de la République, à côté de sa fille qui devenait femme. Mais non, finalement c’était le bouton que j’avais utilisé sur la première veste que je m’étais faite avec l’aide de ma belle-mère... En velours bleu. Il y a ces petits boutons recouverts de tissu, détachés d’un petit édredon, hérité de ma mère, celui qui nous a réchauffés, moi et mes 5 frères et sœurs, quand nous étions bébés. Dans cette fratrie, je suis la première à avoir eu un enfant : Alexandra, ma fille, a donc été la première petite-fille de ma mère, première d’une vingtaine de cousins maintenant. C’est moi qui avais récupéré ce petit édredon. Trop usé, j’en avais quand même gardé les boutons, pour le souvenir, pas pour l’efficacité... Des boutons pour les couleurs vives Je faisais beaucoup de déguisements pour mes deux enfants... Maintenant ils sont grands, je travaille comme consultante et formatrice, je ne fais plus de couture... Je donne un bouton gris, recouvert de dentelle en fil gris, à la dame qui venait d’exposer sa belle et grande boîte à boutons rouge, et qui s’exclamait devant ce bouton. Il est comme celui attaché ici, avec la dentelle en plus. Je l’avais gardé parce que je trouvais ça original et joli... J’en donne un autre nacré à Cécile qui en cherche un exactement comme celui-là depuis un moment. Ils ne sont pas de la même taille : elle a un petit et un moyen. Celui que je lui donne est plus grand. Il y a quelque chose qui grandit...


Du ménage Le lendemain matin, je me réveille avec l’envie de trier ces boutons, ceux qui sont utiles, ceux qui me rappellent quelque chose et ceux qui sont vides de sens pour moi, ramassés dans des lots de brocante. Ceux-là je vais les donner à Michel, pour agrandir le stock de La Mercerie... Michel gardien des boutons du Monde… Ma boîte à boutons a diminué de moitié. Pas encore la sobriété masculine de la boîte à boutons, mais quand même... J’ai jeté attaches de rideaux, pièces métalliques, rondelles, boutons pression, toutes pièces dépareillées... Et voilà une enveloppe de boutons qui représente la différence entre ma boîte à boutons avant et après cette Journée du Matrimoine, du 20 septembre à 16h... Merci Michel de m’aider à continuer à faire le tri dans ma vie et à m’alléger de ce qui ne me regarde pas. Sortir les choses privées au grand jour, ça aide à faire du ménage chez soi. Lyon le 22 septembre 2003

Épilogue : Journal du fibulanomiste1 Fibulanomiste : collectionneur de boutons. Travail de diariste tenu par Michel Jeannès au fil des boutons trouvés.

31 octobre 2004 Villeurbanne. Boulevard Reguillon. Blanc à quatre trous. Le marché du dimanche à Grand Clément en compagnie de Cécilia, après deux jours boutonniers à Limoges où le « reliquaire » – sculpture chromatique réalisée avec des boutons triés – a pris l’air. Un message de Bigna Paturle, très délicat, sur le répondeur de Cécilia, nous apprend le décès de Marie-Aude dans la nuit de vendredi à samedi 30. « Elle coud les boutons dans le bleu du ciel » continuera Bigna sur mon propre répondeur. Je reviens sur le Journal du 29 octobre 2003, jour de destruction de la barre des 200, où nous avions dîné ensemble alors que je lui avais rapporté ses papiers d’identité oubliés chez moi. Sur le ton de la badinerie, empruntant la terminologie des objets trouvés, j’avais prédit à Marie-Aude ce délai « d’un an et un jour pour se réclamer et réinventer son identité ». Entre-temps, elle a trié sa boîte et mis sa vie en ordre.

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Coupure de Presse, journal Le Progrès, non daté, mention manuscrite dans la marge : « Juliette --> Cécilia » Article de Christine Steiner (s.l.d. Laurence Bufflier, journaliste) alors correspondante locale et institutrice à l’école Les Bleuets.


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Mérimée… périmé ? De la « Journée portes ouvertes dans les monuments historiques » aux Journées du Matrimoine Michel Kneubühler

Puisque « Monsieur Bouton » nous y invite, ouvrons donc la boîte à mémoire. Nous sommes en 2003 et le ministère de la Culture célèbre, cette année-là, le bicentenaire de la naissance de Prosper Mérimée (1803-1870) qui, comme on sait, fut non seulement un de nos plus talentueux prosateurs mais aussi, en tant qu’inspecteur général des monuments historiques pendant plus d’un quart de siècle (1834-1860), le principal fondateur de l’administration chargée de protéger et de restaurer « les monuments qui, au regard de l’art et de l’histoire, présentent un intérêt public ». Très logiquement, la vingtième édition des « Journées européennes du patrimoine » – appellation qui, depuis 1992, s’est substituée à l’intitulé initial de « Journée portes ouvertes dans les monuments historiques » (1984) – est placée sous l’ombre tutélaire de « M. Première Prose »… Michel Jeannès, grand amateur d’anagrammes, appréciera sans doute celle dont Victor Hugo affubla un jour l’auteur de Colomba. C’est précisément dans le contexte de la préparation de cette vingtième édition des « JEP » qu’intervient la proposition de La Mercerie d’organiser, dans le quartier de la Duchère à Lyon, les premières Journées du matrimoine. À première vue, la suggestion aurait pu ne paraître qu’amusante et anecdotique, une pirouette langagière comme aime à en distiller notre « Monsieur Bouton ». Pourtant, l’inscription de ces premières Journées du matrimoine dans le très officiel programme des « JEP » élaboré par la DRAC et ses partenaires publics, en l’occurrence la Ville de Lyon puis, pour les éditions les plus récentes, le Grand Lyon, s’est immédiatement imposée. C’est que, sous son apparence « décalée », la proposition de La Mercerie illustrait en réalité avec acuité et pertinence l’évolution qu’a enregistrée l’événement créé par Jack Lang en 1984. Au risque de surprendre, on peut même avancer que rares sont les propositions qui font écho avec autant de justesse aux principes mêmes de la manifestation désormais partagée par quarante-neuf pays du Vieux Continent ainsi qu’aux transformations qu’elle connaît depuis un quart de siècle. Pour le dire autrement : entre 1984 – « Journée portes ouvertes dans les monuments historiques » – et 1992 – « Journées européennes du patrimoine » –, il nous a fallu en un sens admettre


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Premières Journées du Matrimoine au Centre social de la sauvegarde, Lyon, 2003 Détournement in situ de l’affiche des JEP

que « Mérimée, c’est périmé » ; depuis 2003, nous savons qu’à la notion de patrimoine doit désormais être associé le concept de matrimoine. Laissons d’abord parler les « p’tits mots logiques », comme dirait Michel Jeannès1. Dans le droit romain, le patrimonium désignait ce qui, au sein de l’héritage du paterfamilias, devait être transmis aux générations suivantes. Patrimoine et héritage sont donc deux termes étroitement liés et on peut considérer que, dans les deux expressions utilisées par le Conseil de l’Europe pour désigner l’événement, en français – « Journées européennes du patrimoine » – comme en anglais – « European Heritage Days » –, le choix de ces deux mots fut particulièrement pertinent. Du reste, dans les deux langues, peut être soulignée une même et, en apparence, paradoxale évolution sémantique : des termes renvoyant initialement, et de façon forte, au domaine du privé – voire de l’intime : ne parle-t-on pas de « patrimoine génétique » ? – en sont venus à désigner ce qui, dans la nature ou la production humaine, relève du « bien commun »… à l’échelle d’un territoire donné, d’une nation, voire de l’espèce tout entière, comme l’attestent l’UNESCO et sa « liste du patrimoine mondial de l’humanité ». 1. Le passage suivant reprend pour partie des éléments du texte Journées européennes du patrimoine. Guide pratique rédigé en 2008, à la demande du Conseil de l’Europe, par l’auteur du présent article (accessible sur le site www.coe.int/JEP).


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Ce n’est pas ici le lieu d’analyser par quel glissement de sens et quelle évolution des concepts le terme de patrimoine l’a peu à peu emporté sur la vieille notion de « monument historique ». Contentons-nous d’observer à quel point, depuis un bon demi-siècle, le concept de patrimoine s’est développé, privilégiant désormais une approche plus anthropologique que juridique ou politique ; la production patrimoniale est aujourd’hui considérée comme une construction symbolique, sans cesse en évolution, émanant d’un collectif humain, d’où l’extrême diversité des objets susceptibles d’être reconnus comme « patrimoniaux » par tel ou tel groupe social et – parfois – légitimés par la collectivité publique : aux vestiges archéologiques, églises et châteaux de la première liste établie par Mérimée en 1840, presque intégralement composée de « hauts lieux du pouvoir et de la foi », se sont ajoutés les témoignages de l’ancienne société rurale, les installations industrielles, les lieux de mémoire, les savoir-faire, le patrimoine immatériel etc. Si tout n’est pas patrimoine, tout, potentiellement, peut le devenir, dès lors qu’un collectif humain voit dans ce legs du passé, aussi modeste soit-il, un « bien commun ». Or, intervenue une quinzaine d’années après l’instauration, en 1975, de l’« Année européenne du patrimoine architectural », la création à l’échelle du continent, en 1991, des « Journées européennes du patrimoine » (la France, pour sa part, n’adoptera l’intitulé que l’année suivante… et encore, sans l’épithète…) est précisément venue offrir, à une échelle jusqu’alors inédite, un cadre chronologique et institutionnel commun aux attentes exprimées, d’Erevan à Dublin, de Palerme à Helsinki, par de nombreux Européens2. Il faudra bien qu’un jour les différentes disciplines qui se préoccupent d’étudier nos sociétés – de l’histoire à la sociologie, de l’anthropologie à la politologie – s’intéressent à ce phénomène qui, chaque année, en septembre, jette depuis bientôt deux décennies des millions d’Européens hors de chez eux pour les rassembler au sein de quelques dizaines de milliers de sites « patrimoniaux ». Pour l’heure, force est de constater que nous ne disposons sur les JEP que de quelques analyses qui, aussi remarquables soient-elles, ne peuvent qu’esquisser certaines pistes3.

2. Les Journées européennes du patrimoine. Les clefs d’un succès et les défis de demain. Rapport de synthèse, Bruxelles, Fondation Roi Baudouin, 1999 [Colloque international, Bruxelles, 22-24 avril 1999]. 3. Notamment, l’étude menée, à la demande de la DRAC Rhône-Alpes, par François Leroy (Expo +) : Publics et usages des Journées européennes du patrimoine. Enquête auprès des visiteurs de six sites en Rhône-Alpes (18 et 19 septembre 1999). Rapport définitif, mars 2000 [disponible sur le site www.culture.gouv.fr/rhone-alpes]. À lire aussi l’ouvrage Un présent qui passe. Valoriser le patrimoine du XXe siècle, Lyon, Éditions du CERTU, décembre 2001 [Réseau architecture RhôneAlpes. Rencontres au couvent de La Tourette, 1997-2000] et l’enquête intitulée Journées européennes du patrimoine. Paroles de participants, menée à l’occasion de l’édition 2004 par la DRAC Rhône-Alpes (un document de synthèse de 16 pages a été publié par la DRAC en mai 2005).


Que nous apprennent-elles ? Que les JEP sont bien devenues, en tout cas en France, un rituel collectif qui permet de « voir le territoire autrement ». Qu’elles créent chaque année, pendant deux jours, un « espace public non marchand » favorisant le partage, la rencontre, la convivialité et incitent à fêter ensemble l’héritage commun. Qu’elles produisent du lien social, suscitent la constitution de « communautés éphémères » et se caractérisent par l’esprit de gratuité et une évidente « bonne volonté sociale ». Bref, pour rester dans le domaine français, qu’elles s’apparentent à un « 14-Juillet du patrimoine4 » et constituent un moment privilégié pour mener une action culturelle féconde autour du « bien commun » que les habitants d’un même territoire reconnaissent comme tel.

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Et les Journées du matrimoine ? Quand Michel Jeannès écrit : « Il s’agit de produire du sens en boutonnant les territoires, en reliant des temps, les espaces et ceux qui les vivent et les habitent », dit-il autre chose que Dominique Poulot décrivant la production patrimoniale comme « un processus social, d’horizon démocratique, susceptible de fournir à la communauté qui y investit une forme de développement, économique et culturel, et surtout de compréhension d’elle-même et des autres dans l’espace et le temps5 » ? Quand, au Centre social de la Sauvegarde ou au Musée dauphinois, le même Michel Jeannès invite les habitants de la Duchère ou de Grenoble à prendre part aux « chantiers de paroles », ne recrée-t-il pas lui aussi une « mitoyenneté éphémère » génératrice de mieux-vivre ensemble ? Et quand, toujours au Musée dauphinois, il met en relation les boutons collectés par Hippolyte Müller, ceux des « gens de l’alpe », et ceux qu’ont réunis, au sein de La Tonne, les membres du Collège participatif, ne tisse-t-il pas, à son tour, la chaîne qui, des colporteurs d’hier aux Isérois d’aujourd’hui, relie, dans la diversité de leur être-au-monde, toutes ces personnes qui ont en commun d’avoir élu domicile sous le même ciel, dans le même territoire ? S’il y a bien une chose que nous ont apprise, au fil de leurs différentes éditions, les Journées européennes du pa/matrimoine, c’est que, des deux « catégories a priori de la connaissance » chères au philosophe, l’événement convoque au moins autant l’espace que le temps… À croiser ainsi le fil des textes produits par La Mercerie et les analyses des JEP délivrées par les spécialistes des sciences humaines, 4. L’assimilation des Journées européennes du patrimoine, en France, à un rituel républicain a été notamment soulignée par Loïc Etiembre dans sa thèse de doctorat sur La Communication des Journées du patrimoine. De la dimension institutionnelle à la dimension symbolique, préparée sous la direction de Jean Davallon et soutenue en octobre 2002 à l’Université d’Avignon et des pays du Vaucluse. 5. Cf. Patrimoine et musées. L’institution de la culture, Paris, Hachette, 2001, p. 214.


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La fermeture de la mercerie À L’Économe à Lyon, août 2005 Journées du matrimoine, Musée dauphinois, 2007 Installation : projection du film La traîne de la Mariée dans le chœur des religieuses, film vidéo, 69’31’’

on trouverait assurément bien des analogies : même volonté « d’installer un événement dans la durée », même souci de « restituer à tous les histoires singulières », même stratégie d’inscription de l’événement « dans le territoire et les réseaux d’institutions partenaires », même cheminement revendiqué de l’intime au collectif, du singulier à l’universel… Alors, bien sûr, il y a ce glissement du patrimoine au matrimoine. Très au-delà de la « facétie du jeu sémantique » évoquée par son fondateur et inspirateur, il faut y voir, me semble-t-il, un acte plein de sens et profondément artistique. Celui d’un « poète » qui invite à voir, derrière l’événement et ce qu’il pourrait sembler traduire – la nostalgie des temps révolus, un certain passéisme réactionnaire, voire un repli identitaire –, le besoin, fortement présent dans notre société, de réinventer un récit partagé, de reconstituer – fût-ce de façon éphémère – un collectif donnant de la valeur aux mêmes objets, d’affirmer publiquement et simultanément une même communauté de destin. En ce sens, mettant en pleine lumière le « Plus Petit Objet Culturel Commun », « Monsieur Bouton » ne pouvait trouver plus belle métaphore pour exprimer ce désir diffus d’une communauté retrouvée : oui, de même que le bouton et la boutonnière relient deux éléments d’un même vêtement, le travail mené sur la mémoire et l’héritage contribue à recréer – ou, au moins, à renforcer – le fameux « lien social ». Il est donc parfaitement légitime que les Journées du matrimoine aient trouvé place au sein de l’événement institué très offi-


ciellement il y a vingt-cinq ans… Et, puisque Michel Jeannès, expert ès allitérations et jeux langagiers, nous y invite, osons dire qu’à un « Monsieur Toubon, ministre de la Culture » devait un jour correspondre un « Monsieur Bouton, ministre de la Couture (sociale) » !

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Sur la vitrine de la mercerie lyonnaise « À l’Économe », dans les semaines précédant sa fermeture définitive, on pouvait lire, ainsi que l’attestent les images du film La Traîne de la mariée : « Tout doit disparaître. » Comment ne pas lire dans cette triviale inscription commerciale comme un rappel quasi métaphysique qu’en effet l’homme – en tant qu’être humain singulier, mais aussi en tant qu’espèce – est un jour appelé à « retourner en poussière » ? Et qu’en conséquence, seuls la mémoire des vivants et le respect de l’héritage légué par les pères et les mères peuvent, un temps, reculer l’échéance, ainsi que le rappelle, a contrario, l’admirable formule de Marcel Proust : « Les morts ne gouvernent plus les vivants, selon la parole profonde. Et les vivants oublieux cessent de remplir les vœux des morts6 » ? Tel est bien le message qu’à leur façon délivrent les boutons de La Mercerie, comme d’authentiques éléments de notre patrimoine commun… Pardon, de notre matrimoine.

6. Cf. « La mort des cathédrales », Le Figaro, 16 août 1904. L’article a été repris in extenso par Patrice Béghain dans Victor Hugo. Guerre aux démolisseurs ! Hugo, Proust, Barrès, un combat pour le patrimoine, Vénissieux, Paroles d’aube, 1997.


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Genèse d’une exposition La rencontre avec le Musée dauphinois et la construction des 5e et 6 e « Journées » Michel Jeannès

Les boutons du fondateur Le projet fédère les énergies et fonctionne comme un organisateur de représentations et actions. Pour oser une énonciation lapidaire du procédé, un artiste arrive dans un lieu et dit : « Bouton. » Que se passe-t-il ? Lors de la rencontre, l’intention est d’ancrer le projet au mieux dans l’équipe du musée, d’explorer les collections en valorisant le travail mené sur celles-ci, d’étudier les éventuelles relations entre le territoire et ce Plus Petit Objet Culturel Commun envisagé comme véhicule. Le musée répond favorablement en ouvrant ses réserves. Les boutons glanés par le fondateur du musée, Hippolyte Müller, sont l’objet d’une approche historienne par l’un des conservateurs, Jean-Pascal Jospin, qui montre ainsi comment on peut lire une ville et des fragments de son histoire à partir de menus détails. L’entretien filmé – présenté avec les casiers de collecte près du buste d’Hippolyte Müller – constituera la première pièce d’un parcours d’installations. Les collections permanentes du Musée étant fermées pour cause de travaux, La Mercerie déploiera son fonds dans les interstices lors des Journées Européennes du Patrimoine 2007.

Journées du matrimoine, Musée dauphinois, 2007 La boîte à boutons d’Hippolyte Müller. Entretien avec Jean-Pascal Jospin, conservateur en chef au Musée dauphinois. Installation : vidéo, collection de boutons, statue (buste d’Hippolyte Müller)


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Journées du matrimoine, Musée dauphinois, 2007 Installation : Raconter, imaginer, classer Le Fonds Boissieux en perspective des cartes à boutons réalisées par les enfants. Installation : Vitrines, cartes à boutons du Fonds Boissieux, 66 boutons réalisés par les enfants et cousus sur cartes, séquence vidéo Acteur-partenaire : l’atelier d’arts plastiques de la Maison des Jeunes et de la Culture des Allobroges, Grenoble

Collectionneur de collections Le projet mercier réactive aussi une autre partie des collections, constituée par un pharmacien grenoblois, Maurice Boissieux, dont la veuve a légué plus de quatre-mille objets inventoriés-étiquetés. Marie-André Chambon, assistante de conservation chargée des collections « objets » – différentes comme je l’apprendrai, des collections « papier » – commente ces objets et livre ainsi un beau regard sur le collectionneur, tout autant que sur ce travail de l’ombre qui sous-tend la vie d’un musée. Les boutons du Fonds Boissieux trouveront place dans une exposition et dans un parcours artistique élaboré avec l’atelier d’arts plastiques de la MJC des Allobroges.


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Les boutons des gens de l’alpe – les colporteurs Des boutons figurent aussi dans l’exposition permanente Gens de l’alpe, parmi les rubans et merchandises (sic) des colporteurs migrants. Une visite guidée par Franck Philippeaux – mon désormais coéquipier au Musée – emmènera les enfants sur les traces de ces voyageurs. La vidéo de cette visite ponctuée de séquences boutonnières participera de la restitution du processus de travail des enfants.

Colporteur, lithographie de Victor Désiré Cassien, XIXe siècle Collections du Musée dauphinois, Grenoble


Boutonner le(s) temps Ces trois éléments ancrent intra muros la Zone d’Intention Poétique et révèlent l’activité du musée au quotidien. Ce moment exceptionnel de vacance du lieu participe de la conception de l’exposition. La métaphore boutonnière est opératoire plus qu’idéelle ; il s’agit de produire du sens en boutonnant les territoires, en reliant des temps, des espaces et ceux qui les vivent et les habitent. Ainsi, ce temps de la fermeture pour travaux est borné – à l’image des pans du vêtement – par deux expositions temporaires : en amont, Papetiers des Alpes. Six siècles d’histoires1 et en aval, Eugénie Goldstern, 1884-19422, ethnologue juive disparue dans les camps d’extermination. Ces deux temps de vie du musée me suggèrent deux agencements en écho avec les possibilités du fonds participatif de La Mercerie.

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Buttoning and Unbuttoning (partition gestuelle). Carte postale issue d’une vidéo participative réalisée avec les habitants de la Barre des 200, quartier de la Duchère, Lyon, 1998

1. Du 8 octobre 2005 au 31 juin 2007. Les Rencontres de l’industrie papetière à Grenoble ont fourni le prétexte d’une exposition qui décrit la continuité de la production, de la recherche et de la formation papetière. 2. Du 22 novembre 2007 au 30 juin 2008. Les musées de Chambéry, Marseille et Grenoble se sont associés au Musée autrichien d’ethnologie de Vienne pour révéler la figure de cette ethnologue en quête des sociétés traditionnelles alpines, leurs spécificités et leur universalité. L’exposition Eugénie Goldstern, 1884-1942. Être ethnologue et juive dans l’Europe alpine des deux guerres et les ouvrages afférents proposaient une belle rencontre avec cette femme, disparue à 58 ans au camp d’extermination de Sobibor en Pologne.


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Papetiers des Alpes Un élément du parcours d’installations agence ainsi l’affiche de l’exposition, une botte de frisure de papier en provenance des papeteries de Pont-de-Claix, avec le témoignage d’une habitante de la Duchère3 originaire de la région contant les boutons issus des chiffons enfouis dans les jardins ouvriers. Un fac-similé de la fiche manuscrite est publié en pleine page dans la revue Patrimoine en Isère. Cet hommage posthume4 émeut les proches d’Anne-Marie Huissoud, et un groupe d’amis et familiers fera une expédition depuis le quartier de la Duchère pour visiter l’exposition, découvrir ou relire le témoignage fragile de l’amie disparue, puis participer à la lecture, au cloître le dimanche, de textes choisis : fragments littéraires et témoignages cousus.

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Journées du matrimoine, Musée dauphinois, 2007 Lecture participative dans le cloître (les amis d’Anne-Marie)

3. Feu Anne-Marie Huissoud. 4. Il convient de souligner là l’engagement et l’enthousiasme des responsables alors en poste du service de communication du musée : Marianne Taillibert et Agnès Jonquières.


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La déportation La volonté de suggérer l’exposition à venir sur Eugénie Goldstern et son destin tragique m’amène à réaliser une séquence vidéo, dont le projet est en suspens depuis plusieurs mois. Françoise Le Roux découd un bouton du costume de déporté de son oncle5 pour le confier à une fiche « coudre son histoire à un bouton ». Moment émouvant et silencieux que trouver à cette « relique » un nouvel espace de parole et de témoignage. Le témoignage manuscrit-cousu, une affiche de l’exposition Eugénie Goldstern et la vidéo sont présentés dans un recoin de la chapelle. Temps aussi de création partagée6 entre la personne qui s’engage dans le geste de découdre-recoudre un fragment de l’histoire familiale devant une caméra et par écrit, des acteurs de La Mercerie qui aident à la maïeutique de ce geste, et du musée, légitimateur culturel et surface symbolique d’inscription et de don au public.

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5. Cet élément du parcours a été un point de discussion avec Jean-Claude Duclos, directeur du Musée dauphinois, qui établit une distinction très nette entre les camps de concentration où étaient internés les prisonniers politiques et les camps d’extermination comme Sobibor. Je lui suis reconnaissant d’avoir permis l’exposition de ces éléments, à mon sens poétiquement juste mais qui pouvait effectivement, sur le registre de la précision historique, être discordante avec le propos qui sous-tendait l’exposition évoquée. 6. Le terme aujourd’hui galvaudé de création partagée a été forgé par Jean-Michel Montfort, producteur culturel, fin 1983. Cf. l’ouvrage collectif Un autre regard sur les jeunes : le Leur, Édition du Centre Pompidou, Paris, 1987.


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Éloge de l’invisible Comme toute démarche in situ, la construction de l’exposition met à profit les paramètres du lieu pour établir un dialogue avec les éléments exposés. Ainsi, le film La traîne de la mariée – long plan fixe sur la façade du magasin À l’Econome marquée du « tout doit disparaître » des liquidations ; entrées et sorties des derniers clients – sera présenté dans le chœur des religieuses7 dont les stalles de bois recèlent la trace des corps. La présence fantomatique des passants8 fait écho à la mémoire de ces femmes cloîtrées assistant à la messe derrière des grilles, hors de la vue du public. De manière synchrone, ce film expérimental sera présenté aux habitants du quartier de la Duchère à Lyon, en avant-première de Brodeuses9 au cours d’une soirée d’inauguration de la cinquième édition des Journées du Matrimoine. Restituer à tous les histoires singulières La chapelle accueille une centaine de témoignages présentés dans des cadres en carton blanc posés sur des lutrins. Ceux-ci sont placés assez bas afin que les enfants et les handicapés puissent lire aisément. Nous remarquons aussi, en cours d’exposition, que quelques chaises placées là fortuitement permettent une lecture plus concentrée et décidons de les laisser. Les gens lisent, cherchent, le cas échéant, leur propre contribution. Le choix des fiches a privilégié celles recueillies dans le territoire et dans le quartier de la Duchère. Une animatrice suivant le travail depuis mon entrée dans le quartier et venue en compagnie d’un groupe d’habitants, souligne, à la lecture du témoignage d’une personne décédée avec qui elle a travaillé, l’importance de la conservation de ces traces qui sont aussi, d’une certaine manière, celles de son propre travail.

7. Le Musée dauphinois est installé dans les murs d’un ancien couvent. 8. Le film est monté en mélangeant par un effet de fondu deux plans semblables tournés à un mois d’intervalle. Le fondu confère aux passants l’apparence de silhouettes, à l’image de la mémoire et ses effacements. 9. Film d’Éléonore Faucher, 2004.


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Coudre son histoire à un bouton, exposition dans la chapelle de l’ancien couvent de Sainte-Marie-d’en-Haut, Journées du Matrimoine, Musée dauphinois, Grenoble, 2007


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Le musée en chantier et le trésor enchanté En contrepoint de cette évocation de l’invisible et de la disparition, une masse mouvante de couleurs est donnée par La tonne, sculpture de forme variable composée d’une tonne de boutons glanés au fil du temps10 auprès d’habitants, merciers, fabricants et dont la masse renvoie au trésor et à la surabondance. Le visiteur est autorisé à plonger les mains dans le tas de boutons, les enfants l’escaladent et s’y roulent. Évocation des travaux, la tonne de boutons est présentée dans un sac de chantier qui ne peut contenir toute la masse. La tonne emporte l’adhésion des journalistes de France 3 Régions11 qui amplifient l’information et invitent les Grenoblois à visiter un Musée dauphinois annoncé fermé.

La tonne, premier état : le Rond-point-point-de-rencontre, l’Art sur la Place, Biennale d’art contemporain de Lyon, place Bellecour, Lyon, 9 juillet 2000

10. L’essentiel de cette masse a été recueillie en 1999-2000 afin de préparer une sculpture éphémère, le Rond-pointpoint-de-rencontre. Cette pièce qui touche à la performance a été « interprétée » deux fois : dans le cadre de L’Art sur la place, 9 juillet 2000, puis dans le cadre de la biennale d’art contemporain de Melle (Deux-Sèvres) « Vies à vies, portrait de ville », le 27 juin 2005. 11. Là encore, il s’agit de co-construire avec l’équipe responsable de la communication une stratégie responsable susceptible de communiquer sans instrumentaliser le travail. La tonne, de par son aspect ludique et spectaculaire, est une machine à produire des images.


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La tonne, installation dans le cloĂŽtre du MusĂŠe dauphinois, 2007


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L’inscription dans le territoire et les réseaux d’institutions partenaires Si le Musée dauphinois est situé dans un lieu physique, il est aussi et principalement entité-action inscrite dans la cité et dans un réseau de partenaires susceptibles de véhiculer et amplifier la Zone d’Intention Poétique et s’approprier celle-ci dans le cadre de missions au service du territoire et ses habitants. L’année 2007 – et c’est là une phase très importante du travail – se passe en réunions destinées à expliquer, montrer, solliciter l’adhésion et favoriser l’appropriation du projet. À chaque fois ce dernier est soumis à la question afin d’en éprouver les possibles et mesurer son ajustement aux missions de chaque institution partenaire.

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Carte postale n° 004 de la série Cartographie mercière Les Boutons - Carte IGN 3136 ET (1: 25 000 . 1cm = 250m) Trouvé-choisi par Delphine Caraz et Frédéric Mousset Avec la gracieuse autorisation de l’IGN - © IGN-PARIS 2009 et des éditions Carted


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Les merceries du centre de Grenoble La cartographie des merceries de la ville est une facette du dispositif. La participation est souvent plus d’ordre symbolique qu’efficient car les impératifs d’un petit commerce sont loin des préoccupations d’un poète soucieux de leur disparition. De plus, lorsqu’une mercière joue le jeu et distribue quelques fiches Coudre son histoire à un bouton, elle est rarement récompensée car les retours se font généralement auprès de l’institution accueillant le projet. Mais il arrive tout de même que certaines fiches remplies soient déposées dans une mercerie, et ce simple geste en dynamise alors l’implication. Malgré le faible indice de participation à attendre des merceries, il est important de les inscrire dans le projet ; leur évocation sur les fiches Coudre son histoire à un bouton fixe le travail dans le territoire et incarne l’idée abstraite dans les lieux du quotidien. Ainsi, les merceries Au minou et Au petit lyon – hauts lieux grenoblois pour qui coud boutons et galons – acceptent de collaborer et figurer comme lieux de diffusion et réception des fiches.

Les pérégrinations de Monsieur Bouton : album Les merceries remarquables La mercerie Au Minou, Grenoble, 2010 La mercerie Au petit Lyon, en compagnie de Madame Sylvie Meynal, mercière, Grenoble, 2010


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Avec la MJC des Allobroges : la Maison verte et l’atelier d’arts plastiques Perdre le fil La MJC des Allobroges accueille le projet avec enthousiasme et nous fait rencontrer un club du troisième âge, la Maison verte. Rendezvous est pris pour présenter le projet, mais l’animatrice bénévole partante pour réaliser une boutonnière « passepoilée12 » déclare assez rapidement forfait pour raisons de santé. Un peu plus tard, le lieu de rendez-vous de ce petit club ferme pour raisons de sécurité. Confrontés aux aléas d’une démarche privilégiant l’exploration, nous perdons le fil. Dessine-moi un bouton13 Du côté des enfants, le projet « prend » grâce à l’engagement de l’animatrice, Suzane Mainguet, qui l’ajuste à la dynamique de son atelier d’Arts plastiques. Au cours de l’année, les enfants confectionnent des boutons fantaisie selon un procédé confié par une ancienne casquetière14. Après la visite de Gens de l’alpe et un atelier au Musée dauphinois portant sur l’inventaire méticuleux du Fonds Boissieux15, les enfants classent leurs boutons en catégories, puis les fixent sur des cartes à la manière des boutonniers. Enfin ils nomment leurs collections. Ces cartes sont présentées lors des Journées du Matrimoine, en regard du Fonds Boissieux. Certains enfants reviennent plusieurs fois avec leurs parents pour visiter « leur » exposition. Par la suite, l’un d’eux me fait passer deux boutons via l’animatrice qui effectue un suivi scrupuleux. Je le remercie par un courrier. Suzane me racontera plus tard qu’il en fut fier.

12. La Zone d’Intention Poétique sous-tend un espace conversationnel orienté ; de fait l’artiste est dépositaire d’un savoir spécialisé transmis par tout un chacun au fil des rencontres. Ce fait même rajoute un indice de crédibilité au dialogue. 13. Le projet initial, lors de la première participation à L’Art sur la place (MAC Lyon, 1998) s’est ainsi nommé. J’ai ensuite abandonné ce titre qui est aussi celui d’un ouvrage d’Henry Cueco (2000). 14. Feu Suzette Jules, avec qui j’ai entretenu une correspondance et réalisé des séquences vidéo sur l’évocation de son métier, au cours des dernières années de sa vie. Cette mise en relation est sous-tendue par une intention de faciliter une transmission. Il est difficile d’évaluer ce qui « passe » vraiment. Toutefois les boutons des enfants étaient brodés de perles, comme l’avait indiqué l’artisane. 15. Évoqué supra.


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Raconter, imaginer, classer, avec les enfants de l’atelier d’arts plastiques de la Maison des Jeunes et de la Culture des Allobroges, Grenoble, 2007 Crayon sur enveloppes


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Le Fonds Boissieux, Boutons Luxe, carte de 13 boutons inventoriés par le collectionneur de collections et l’équipe de conservation des objets en 1966 Collections Musée dauphinois


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Raconter, imaginer, classer avec les enfants de l’atelier d’arts plastiques de la Maison des Jeunes et de la Culture des Allobroges, Grenoble, 2007 Boutons de différentes formes, carte de 6 boutons réalisés par les enfants


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Avec le Musée de la Viscose, la Maison des écrits, le Lycée André Argouges d’Echirolles Atelier d’écriture Le Musée de la Viscose16 à Échirolles est un partenaire proche du Musée dauphinois, de par la mémoire ouvrière qu’il porte. Il s’engage dans la collecte des témoignages cousus, sollicite à son tour la Maison des Écrits et le Lycée Technique Professionnel André Argouges17 d’Échirolles. Les idées fusent. Un atelier d’écriture18 se met en place. Une enseignante19 demande aux adolescentes, pour la plupart maghrébines, de rapporter de vacances un bouton « de là-bas ». Finalement, l’atelier a lieu avec un groupe de jeunes en difficulté scolaire20. Ernest Bois, l’animateur, les fait plancher sur l’acrostiche du mot « bouton21 ». Si les résultats laissent transparaître les souffrances que l’écrit provoque chez les exclus des plaisirs de la lettre, l’atelier reste d’une grande richesse concernant l’implication et les échanges.

16. Directrice, Elise Turon. 17. http://www.ac-grenoble.fr/argouges/ 18. Animé par Ernest Bois. 19. Sabine Lantz, professeur en Génie industriel et textile au Lycée Argouges et professeur relais chargée du service éducatif du Musée de la Viscose. 20. Accompagnés par leur professeur de français, Hadj Sahouadj, qui s’implique dans l’atelier comme écrivant. 21. Je suis d’ordinaire très réservé quant à l’utilisation du dispositif Coudre son histoire à un bouton dans des ateliers d’écriture car il me semble qu’il en émerge plus la dimension ludique que la concentration sur le souvenir singulier. Comme précisé plus haut, les témoignages recueillis sont inducteurs, ce qui implique qu’il est difficile d’exposer les participations ludiques, malgré leur richesse indéniable. L’argument d’Ernest Bois en faveur de l’atelier est pourtant de taille car il souligne que le travail suppose que l’autre maîtrise suffisamment l’écrit pour participer, ce qui de fait écarte les moins armés devant cet exercice.


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Atelier d’écriture au Musée de la Viscose, Échirolles, 2008 Animateur : Ernest Bois, Maison des écrits d’Échirolles


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Boîtes à boutons, boîtes à mémoire. La boîte à boutons de Claudine Silhol arrangement réalisé par Agnès Perroux, Musée dauphinois 2007

Boîte à mémoire Enfin, le Musée de la Viscose accueille un entretien autour d’une Boîte à boutons - boîte à mémoire22. Moment de sérénité et d’émotions douces liées aux souvenirs d’enfance d’une habitante d’Échirolles23 qui, après en avoir déployé le contenu narratif, prête sans hésiter ses boîtes à boutons pour l’exposition. La boîte « arrangée24 » est exposée dans une vitrine près de laquelle est diffusé l’enregistrement. Les visiteurs écoutent ainsi raconter les boutons montrés comme des bijoux.

22. L’installation de la Zone d’Intention Poétique et la sollicitation sur les Boîtes à boutons - boîtes à mémoire passe par l’édition et diffusion de bons à retourner intitulés L’inventaire des boîtes à boutons. Les personnes qui retournent les bons remplis témoignent déjà là d’une motivation importante. Ces documents sont précieusement archivés et les personnes enregistrées comme ressources. Sur une proposition d’Aurélie Mourier (plasticienne), L’inventaire des boîtes à boutons pourrait ouvrir un parcours narratif à domicile, animé par les personnes recevant les visiteurs. Cette énonciation pourrait s’avérer un moyen de lutte contre la solitude des personnes âgées. 23. Claudine Silhol, impliquée dans l’association des amis du Musée de la Viscose. 24. Chaque « arrangement » est une composition éphémère ; le principe en a été établi au cours de la biennale d’art contemporain de Melle (Deux-Sèvres), Vies à vies – Romanes, 2005, commissariat d’exposition : Dominique Truco. En 2007, la boîte à boutons de Claudine Silhol a été arrangée par Agnès Perroux, plasticienne et membre du collectif La Mercerie. Une photo en a été publiée dans la brochure Toute une saison au Musée dauphinois, saison 2007-2008 (p. 18), ainsi que sur le site internet du musée. Les boutons du Fonds Marvyle exposé en 2008 ont été arrangés par Aurélie Mourier, plasticienne. Par-delà l’esthétisme, l’intention qui porte ce travail est de souligner et valoriser ce nouveau regard sur le contenu.


Avec les bibliothèques de Grenoble, la Bibliothèque départementale de l’Isère, et le Centre Communal d’Action Sociale

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Le réseau des bibliothèques constitue un outil de proximité très important pour diffuser un travail artistique par capillarité25 et l’inscrire dans un territoire au plus près des habitants. La Bibliothèque centrale26 de Grenoble coordonne le projet et publie des outils de communication spécifiques (tracts, annonces), tandis que la Bibliothèque départementale de l’Isère s’investit davantage dans la Bibliothèque virtuelle, publie un coupon de participation sur son site et recueille quelques références alimentant le fonds. En collaboration avec le CCAS27 et les bénévoles qui assurent un magnifique service de lecture à domicile, une bibliothèque de quartier s’engage dans la collecte des témoignages et s’approprie le projet en amenant les enfants à construire un livre illustré à partir d’ouvrages figurant dans le rayon jeunesse de la Bibliothèque virtuelle28. Passées les Journées du Matrimoine 2007, la même bibliothèque29 organise une exposition en ses murs afin de restituer les témoignages à ses lecteurs, notamment aux personnes âgées d’une résidence qui ont fortement participé. Les résidents lisent leurs textes à voix haute, Monsieur Bouton explique sa démarche artistique et, avant le goûter, on chante La môme aux boutons30 et Les boutons dorés31. Le succès de cet événement appelle une nouvelle exposition, à la résidence Saint Bruno32 cette fois. Une autre bibliothèque, la Bibliothèque Saint Bruno33 s’implique dans le projet et organise une rencontre entre enfants et anciens.

25. Terme usité en référence aux « phénomènes relatifs aux comportements des liquides dans des tubes très fins et aux situations ou une surface de séparation entre deux fluides rencontre une paroi solide. (La capillarité joue un rôle par exemple dans la montée de la sève) » in Petit Larousse 2003, p. 175. 26. Cécile Bagieu, responsable de la communication des Bibliothèques de Grenoble. 27. Sous la conduite de Murielle Clavier Schoendoerffer, Chargée de mission « Lecture à domicile », Service de soutien à la vie socioculturelle. 28. Cette émergence a lieu hors du contrôle de l’artiste ; cette « échappée » affaiblit peut-être la restitution car l’artiste peut mettre en jeu des ressources et compétences spécifiques, mais elle montre surtout la nécessité d’expérimentation et les espaces de créativité et de liberté qu’un tel dispositif peut générer. 29. Bibliothèque Teisseire-Malherbe à Grenoble, bibliothécaire Paule Chaussay. 30. Pierre Louki. 31. Jean-Jacques Debout. (On voit là comment les éléments collectés au fil du temps se transforment en ressources pour produire à nouveau du sens, du souvenir, du partage). 32. Directrice Dominique Gautier, animatrice Julie Furet. 33. Bibliothécaire Michèle Edwige Besson.


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Coudre son histoire à un bouton, exposition à la Bibliothèque Teisseire-Malherbe, Grenoble 2007


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Coupon de participation à la Bibliothèque virtuelle Participation en ligne mise en œuvre par la Bibliothèque départementale de l’Isère Auteur : Georges Perec ; lectrice-inventeur de la trouvaille : Michèle Minne, Bruxelles


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Le Chantier épistolaire Ouvert en 2005, le Chantier épistolaire est sous-tendu par l’intention d’inscrire la réception d’un témoignage « cousu à un bouton » dans une trame dialoguée et signifier à chaque participant la considération accordée à son texte. Les lettres restituent le témoignage dûment enregistré et tapuscrit, assorti d’un commentaire personnalisé. Les commentaires valorisent et connotent positivement le témoignage ; leur finalité est d’apporter un nouvel éclairage au fragment de souvenir confié, considéré comme ressource narrative de la personne. J’engage mon regard et ma lecture dans la rédaction de ces courriers, et parce que j’occupe, dans ce schéma de communication, le lieu du « je » s’adressant à un autre, je m’autorise si besoin à évoquer un souvenir personnel afin de signifier l’équilibre de l’échange et compenser par ce contre-don, le don du témoin. Je mets en jeu dans ces courriers non seulement ma subjectivité mais aussi une technicité importée du champ de la thérapie familiale systémique, basée sur l’amplification des ressources de la personne et, pour reprendre le mot de Gregory Bateson, l’établissement d’une « différence qui fait la différence » dans le but d’ouvrir le champ des possibles. Je ne fais pas mention de cette procédure lors de la diffusion des fiches participatives et tout en systématisant ces réponses, je m’accorde une variabilité du temps de réponse, de quelques jours à quelques mois, voire plusieurs années lorsqu’il s’agit de participations antérieures à 2005. Ce choix est dicté par la volonté de maintenir la participation dans un espace de don et ne pas générer par avance une dépendance par rapport à un « dû34 » contractualisé35 sur les fiches-supports. La mesure des effets de ce travail de fourmi est délicate. Les rares feed-back sont positifs et le fait d’amis ou voisins connaissant les participantes et qui ont pu en parler avec elles. Il arrive qu’une personne entre en correspondance. En ce cas, je maintiens le dialogue ouvert.

34. « Je n’ai pas eu ma lettre-réponse. J’ai pourtant cousu mon histoire. C’était bien écrit; vous deviez me répondre. » 35. Les fiches Coudre son histoire portent ainsi une mention engageant la personne à signer son texte comme auteur, et à autoriser l’exposition et la publication libres de droits. Considérer les personnes comme auteurs de leur vie et leur témoignage est fondamental.


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L’accusé de réception Au cours de la préparation des Journées du Matrimoine, nous mesurons l’importance de ce simple geste consistant à accuser réception, notamment pour des personnes âgées. L’une des bénévoles lectrice à domicile, Sylviane Teillard, m’interpelle par courriel, me demandant ce qu’il est advenu de la fiche remplie par une de ses protégées très âgée et déposée à la mercerie Au Minou. L’affaire devient grave car les enfants de la vieille dame semblent mettre en doute jusqu’à sa participation à Coudre son histoire. Un échange de messages nous permet de coordonner l’action et j’écris rapidement à la personne en question qui, pleurant d’émotion, attend la bénévole la lettre à la main sur le pas de sa porte afin de la lui faire lire. La famille a eu bien sûr la primeur de la lettre36. La lectrice m’apprend alors que l’initiative a fait école dans sa propre famille d’origine, sa mère ayant inventé et mis au point un jeu de compte-boutons pour la kermesse dans un village de vacances. Et mon interlocutrice de conclure après m’avoir expliqué les règles du jeu : « et je suis certaine que ce jeu se perpétuera dans ce microcosme ! » La ZIP s’étend et génère de la convivialité – voire institue une tradition ! – de façon autonome, sans le concours de l’artiste, puis revient vers lui en contre-don sous une forme narrative37… L’être à la lettre Lors de la rencontre à la Bibliothèque Teisseire, une personne m’interpelle à propos d’une erreur dans son prénom : « Vous m’avez appelé Mémé au lieu de Mamé ! Ma petite fille m’a dit : “Mais enfin, tu n’as rien d’une mémé.” » Confus, je demande : « Avezvous la lettre ? », et propose de la refaire en corrigeant l’erreur. J’envoie la lettre corrigée le lendemain. Et voilà que pour me remercier, « Mamé », qui a de nombreux petits enfants, coud sur une deuxième fiche une ribambelle de boutons L’erreur sur une lettre aurait pu ruiner le contenu de la lettre ; sa correction a ouvert un nouvel espace de créativité.

36. Ce fait constitue un indicateur de la circulation du travail dans les réseaux familiaux et de proximité. 37. Et en ce sens le présent article fait, sous forme de trace, œuvre de passeur entre l’espace intime et familier et l’inscription dans un espace commun.


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Le lundi, 22 oct 2007, à 23:20 Europe/Paris, sylviane teillard a écrit Bonjour, à travers l'activité de lectrice à domicile que je mène à Grenoble via le CCAS, j'ai eu l'occasion de faire participer une dame âgée à l'opération "coudre une histoire à un bouton" , j'ai déposé le texte à la Mercerie Minou rue Montorge à Grenoble. Tout cela s'est très bien passé et votre initiative est singulière et attachante. Ceci dit, j'aurais aimé que cette dame sache que vous aviez bien été destinataire de son texte car elle en a parlé à ses fils qui étaient très dubitatifs, et seule ma parole lui fait croire que j'ai bien remis ses souvenirs. Je lui ai proposé de l'emmener voir l'expo au Musée dauphinois mais ses difficultés à marcher l'ont fait reculer. Voilà, en toute simplicité je me fais son porte parole implicite car elle n'a pas formulé clairement cette demande mais j'aurais aimé que ce don de texte ne soit pas anonyme. De plus je lui ai lu le Bal d'Irène Nemirovsky et depuis je me dis que peut être elle pourrait penser que son texte dérive au fil de l'Isère..... à 91 ans on a encore besoin de quelques certitudes, isnt'it ? BIEN AMICALEMENT

Michel Jeannès <michel.jeannes@club-internet.fr> a écrit : Bonjour, Vous avez une très belle activité et votre équipe a mené un très beau travail d'accompagnement. J'aurai besoin pour savoir si la fiche m'est bien parvenue des nom et prénom de la participante (ainsi que l'adresse). J'enregistre scrupuleusement chaque fiche et accuse réception en commentant le texte de manière positive. Je n'ai pas encore commencé cette phase du projet qui va me prendre du temps, au vu de la participation importante (sans être pour autant monumentale, mais chaque lettre personnalisée demande une considération).J' écrirai l'accusé de réception de votre protégée dans les premiers courriers. C'est un volet du travail dont je parle peu afin de réserver la surprise d'une lettre aux personnes et ne pas générer un sentiment de "ça m'est dû" qui va avec les frustrations. De votre côté, avez-vous pensé à donner à cette dame un exemplaire de "patrimoine en Isère" qui réservait trois pages aux "Journées du matrimoine"? Vous pouvez en demander un exemplaire à Franck Philippeaux. Cela rassurerait les enfants sur la véracité des dires de leur mère. Mais si à leur âge, ils croient si peu au merveilleux et à la créativité, je crains qu'il n'y ait pas grand chose à faire pour eux. La communication entre eux et leur mère doit être établie sur ce mode du doute et ceci doit avoir une fonction. Si je puis me permettre un commentaire, vous-mêmes participez à ce mode relationnel en "vous faisant porte-parole implicite alors qu'il n'y a pas de demande"; la dame obtient plus de vous en vous (et de moi) faisant part des doutes de ses enfants. Je partage avec vous la réflexion sur la nécessité de lever les petites incertitudes que l'on peut lever; cela rend la vie plus sereine. Bravo pour votre pratique si nécessaire et votre engagement. Bien cordialement à vous


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De: sylviane_teillard@yahoo.fr Objet: RE : Re: question Date: 24 octobre 2007 10:20:54 GMT+02:00 À: michel.jeannes@club-internet.fr Merci de votre réponse convaincante et éclairée. Je constate d'ailleurs que l'on est plus sensible aux frustrations des autres qu'à celles de sa propre mère, ainsi va la vie !!! ceci dit, votre initiative a suscité pour la mienne qui est en Bourgogne une autre initiative estivale : ayant une boite à boutons très fournie, elle m'a proposé un jeu avec une planche à boutons sur laquelle elle a cousu des rangées inégales de boutons et lors d'une kermesse dans un petit coin sympa du Gard où nous allons chaque année, elle a coanimé son jeu : les participants, parents et enfants regroupés en équipe avaient, entre autres, à déterminer combien de boutons étaient cousus, ceci en 8 secondes et je faisais le gong en tapant sur la table avec une tapette à mouches en forme de Tong. Jeu très apprécié, 2 essais, et au final seules 2 équipes gagnantes sur 21 ! et je suis certaine que ce jeu se perpètuera dans ce microcosme ! Je vous donne donc nom et adresse de " ma protégée" : Tranquilla Saragossi 102 rue Leon Jouhaux 38100 Grenoble Bien à vous ! Je ne dis rien à Tranquilla, elle aura la surprise ! Merci d'avance Michel Jeannès <michel.jeannes@club-internet.fr> a écrit : Bonjour, J'ai bien posté la lettre ce w-e. Bien cordialement De: sylviane_teillard@yahoo.fr Objet: RE : Re: RE : Re: question Date: 29 octobre 2007 17:06:01 GMT+01:00 À: michel.jeannes@club-internet.fr Merci pour elle, je la vois demain mardi... De: sylviane_teillard@yahoo.fr Objet: courrier Date: 14 novembre 2007 21:01:29 GMT+01:00 À: michel.jeannes@club-internet.fr Cc: animaillage@ccas-grenoble.fr

Merci cher Michel Jeannès de votre courrier personnalisé reçu par Tranquilla il y a une dizaine de jours et qu'elle m'a fait lire avidement, j'étais à Barcelone la semaine de Toussaint et ai donc retrouvé Tranquilla ce mardi, elle m'attendait avec la lettre à la main !!! je l'ai lue à voix haute comme l'avaient fait avant moi ses deux fils qui en ont été très heureux, à ses dires. Elle m'a confié ce courrier pour que je garde une photocopie à titre personnel. Je trouve que l'on est ainsi comme dans une randonnée " au sens littéraire du terme car les personnes de la Résidence des Vignes ont eu plaisir à savoir qu 'une personne avait écrit un souvenir lié à un bouton ( elles ne la connaissent pas mais ont en commun un statut de destinataires de lectures le mardi ) et qu'il n'est pas trop tard pour à leur tour enfiler l'aiguille et le fil du souvenir. Merci donc très sincèrement de votre message personnalisé, en écho avec les souvenirs d'une dame d'un bel âge. Au plaisir de vous croiser peut-être un jour !

Sylviane Teillard


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Qui vole un bouton… Pendant la mise en place de l’exposition des fiches participatives à la résidence Saint Bruno, une fiche qui présentait de magnifiques boutons sculptés anciens apparaît nue. Vol, accident, vandalisme ? Il n’est pas possible de savoir. Un bouton est retrouvé à la bibliothèque, mais le principal reste manquant. Je me positionne alors comme artiste responsable d’une œuvre et demande une déclaration aux assurances38. La machinerie institutionnelle répond en produisant une convention, qu’il n’est malheureusement pas possible de signer car antidatée elle deviendrait caduque. Il n’empêche que ce positionnement et tous les échanges afférents contribuent à donner valeur aux témoignages cousus et à les instaurer, aux yeux des partenaires et encadrants, comme des ouvrages ayant acquis une nouvelle valeur symbolique, au-delà de leur valeur de simples témoignages de grands-mères. En fin de compte, la chargée de mission informe, avec précaution, l’auteur de la fiche. Celle-ci a la clé du dénouement : elle ouvre sa boîte à boutons et en sort un identique à celui qui a disparu. La fiche est restaurée en deux coups d’aiguille.

38. Une malheureuse expérience antérieure a ainsi donné lieu à un très beau procès-verbal.


2007 génère 2008 La Zone d’Intention poétique est une forme autopoïétique. Une coquille produit une nouvelle fiche, une exposition génère sa suivante. Je reçois au cours de l’année une fiche diffusée au cours de l’exposition 2007. Ce témoignage m’intéresse tant par le propos que par le positionnement politique qu’il manifeste. Le bouton cousu provient de la collection d’une femme dont le père créait des boutons pour la haute couture dans les années 50. L’annonce du thème des JEP 2008, « patrimoine et création », offre un support conceptuel et contextuel à la mise en valeur de ce témoignage. Je prends alors contact avec l’auteur de la fiche, Mychèle Monteiller, et lui dit mon souhait de voir sa collection et réaliser une séquence en vidéo. Le témoignage est émouvant, hommage aussi bien au père qu’à la mémoire ouvrière et à la création. L’ensemble vidéo et objets – cahiers, documents et modèles – deviendra « Le Fonds Marvyle », exposé au Musée dauphinois pendant les Journées du Matrimoine 200839. Mychèle Monteiller découvre le film en même temps que le public le jour de l’inauguration et en effectue en quelque sorte la médiation. Elle confie aussi que ce travail de mémoire, chargé d’une intense émotion, lui a fait prendre conscience de cette mémoire dormante enfouie dans ses cartons et de l’importance de témoigner et donner au monde. 25 octobre 2008

39. Exposition du 20 au 29 septembre 2008.

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Le Fonds Marvyle, une page des Cahiers de modèles de Marcel Lévy Collection Mychèle Monteiller


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marcottage Michel Jeannès

Les pérégrinations de Monsieur Bouton, L’ours par Jean-Pierre Filippi, 1987 Villard-de-Lans, le 29 mars 2010

En Isère La Z.I.P. se déplace par marcottage, à la manière des fraisiers qui rampent sur le sol et reprennent racine. Ainsi, l’une des responsables de la Maison du Patrimoine de Villard-de-Lans (Isère)1, assiste en 2007 à l’événement à la Résidence Saint Bruno. Le projet l’intéresse vivement et, entrevoyant un potentiel pour un travail inter-générationnel, elle prend contact. Les premiers échanges téléphoniques et par courriels aboutissent à une visite d’atelier en avril 2009, première rencontre physique nouant envies de faire et possibles du dispositif. Une visite de ma part fin juin 2009, en présence de l’élue, adjointe au maire responsable des affaires culturelles2, permet d’affiner le projet. Une convention est signée en automne avec la Mairie ; la Région Rhône-Alpes, attentive au développement du projet en zone rurale et à l’engagement des collectivités locales3, nous accorde une 1. La Maison du Patrimoine est animée par Brigitte Chambon, médiatrice culturelle, et Karen Faure-Comte, directrice. 2. Nicole Mater. Le Maire de Villard de Lans est Chantal Carlioz. 3. La Municipalité de Villlard-de-Lans et le Conseil général d’Isère.


nouvelle bourse FIACRE4 qui permet d’ouvrir le chantier en laissant le temps au temps. En 2010, alors que j’ajuste ce texte, le projet démarre. Les fiches Coudre son histoire à un bouton commencent à circuler dans la commune, notamment – grâce à la mètis5 dont fait preuve Brigitte Chambon – dans des interstices inédits comme les salons de coiffure féminins. La Centrale de tri se met doucement en place et début avril, Mychèle Monteiller me prête les éléments du « Fonds Marvyle » pour réaliser une installation en écho à l’exposition d’une styliste6. Il a fallu ce temps nécessaire pour convaincre et transformer l’intérêt et l’envie personnels et professionnels en un projet légitimé par les institutions qui interviennent au niveau de la politique culturelle du territoire. Au cours de cette phase « protohistorique » d’un nouveau projet, l’artiste est en quelque sorte confronté à une « biomasse » symbolique du territoire d’inscription et fait office de catalyseur entre l’intime (les collectes de souvenirs, les rencontres induites par le poétique) et le niveau macro des responsabilités institutionnelles et politiques.

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4. Fonds pour l’innovation Artistique et Culturelle en Rhône-Alpes. 5. « Métis désigne cette capacité de l’intelligence qui correspond, non pas à l’abstraction mais à l’efficacité pratique, au domaine de l’action, à tous ces savoir-faire utiles, à l’habileté de l’artisan dans son métier, à son « coup de main », aux tours magiques, aux ruses de guerre, aux tromperies, esquives et débrouillardises en tout genre », Vignaux Georges, La ruse, intelligence pratique, in Sciences humaines n° 137, avril 2003. 6. Maud Bonnet, dont l’exposition Anecdote potagère présente des robes confectionnées avec du végétal (agrumes, graines, feuilles, pétales).


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Out of Rodano-Alpi Breizh Les éditions sont aussi de puissants vecteurs d’inscription de la Z.I.P. dans les réseaux professionnels. Ainsi les pages consacrées à « ces boutons qui nous font parler » dans le n° 20 du Journal Patrimoine en Isère7 interpellent le conservateur8 du musée de Morlaix qui prend contact par courriel. Synchronie, je réalise à cette période une œuvre à Brest dans le cadre d’une commande publique. Nous nous rencontrons une première fois à Lyon puis à Morlaix9 où il me fait l’honneur des lieux et des collections. J’y note la présence de boutons de buis brodés de gilet traditionnel, d’un double bouton de « bragou braz » (pantalon à pont) et d’une blouse ornée de 326 boutons ayant servi au classique jeu de « quel est le bon compte ? » Je construis une proposition. Fin février 2010, je passe une journée à Morlaix mise à profit pour affiner le projet, entrevoir le territoire et articuler les regards et modes opératoires avec le médiateur culturel10 qui sera mon coéquipier dans la mise en œuvre du chantier mercier. Rendant visite à un « témoin » marchand de chaussures que nous orientons sur les relations du bouton et de la bottine, pour le plaisir d’ouvrir la conversation, celui-ci nous apprend que les jeunes Morlaisiens orpaillaient autrefois la rivière en quête des boutons rejetés par les moulins à papier. Coïncidence des témoignages qui, de Pont-de-Claix en pays Breton, tracent une ligne papetière émaillée des mêmes chasses aux trésors d’enfance. Nous nous plaisons à imaginer un chantier de fouilles archéologiques au pied des moulins. De Morlaix, je poursuis mon périple breton sur Quimper, où fut inventé le bouton à quatre trous, le temps de prendre une photo de « Monsieur Bouton » in situ sur la place Alexandre Massé.

Double bouton de bragou-braz Collection du Musée de Morlaix – Inv N° 2000.12.1.4. 7. op.cit ., n° 20, septembre 2007, p. 9-11. 8. Patrick Jourdan. 9. 8 décembre 2008. 10. Julien Thomas.


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Les pérégrinations de Monsieur Bouton, place Alexandre Massé, philantrope et inventeur du bouton à quatre trous, 1829-1910. Quimper, le 26 février 2010


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Les pérégrinations de Monsieur Bouton, Jean Bart par Lemot Musée des Beaux-Arts, Dunkerque, le 18 mars 2010

Monsieur Bouton chez les Ch’tis En quelque douze ans l’avènement du web a sensiblement modifié les comportements et les relations à l’information. C’est par la toile et le site de La Mercerie11, bricolé en langage html, que le Département Art et Médiation12 de la Ville de Dunkerque découvre nos activités. Intéressée par la radicalité d’une posture qui place la personne au centre de la pratique, l’équipe traverse la France pour faire connaissance, puis m’invite à un Forum-Banquet13 pour « penser ensemble des morceaux de ville ». Les habitants du quartier Soubise ont conquis une « place citoyenne », refusant le projet urbain qu’ils n’auraient pas choisi, le modifient par un cahier d’usages, et pensent son aménagement comme « scène locale d’échange et de débat ». Quelques mois plus tard, l’effet-retard de la Zone d’Intention Poétique opère et mes hôtes m’invitent pour une résidence au long cours, plébiscitée par les habitants engagés dans l’autogestion de leur place.

11. www.lamercerie.eu 12. Patrick Le Bellec et Anne Rivolet. 13. 7 novembre 2009.


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En situation de rupture idéologique En parallèle à ces développements témoignant de la vitalité de la Z.I.P. et du projet de La Mercerie, il semble nécessaire de faire retour sur le travail mené à demeure dans le quartier de la Duchère. Depuis 2003, date des premières Journées du Matrimoine, le quartier s’est notablement transformé, subissant le séisme d’un plan de rénovation urbaine ambitieux qui s’est donné pour but de diminuer le nombre de logements sociaux de 40 % afin de générer une « mixité sociale » en changeant la sociologie du quartier. En sept ans, le contexte d’action de La Mercerie a donc très fortement évolué, jusqu’à ce que nous soyons à même de poser clairement le diagnostic d’une « rupture idéologique ». En 2010, alors que le Contrat Urbain de Cohésion Sociale (CUCS) est prolongé d’un an, nous refusons de déposer un projet et une demande de financement. Tracer les raisons du sabordage d’un projet sensible fortement ancré dans le territoire ferait l’objet d’un article sur les mécanismes de la violence institutionnelle. Il semble toutefois important, et dans la logique du travail, de faire trace de cette fracture essentiellement due à l’instrumentalisation de l’art, des pratiques artistiques et de la participation sociale, par l’équipe technocrate aux commandes du « Grand Plan de Ville ». Celle-ci, estimant que la présence d’artistes dans un territoire participait au « basculement d’image » du quartier a associé le volet culturel à son programme et s’est adjoint comme « figure de proue du projet culturel de développement »14 une compagnie artistique surfinancée. Nous assistons alors ad nauseam à un dévoiement constant de la sémantique et de la nature d’un travail en territoire au profit d’une communication institutionnelle pour laquelle l’art est faire-valoir du projet urbain et outil de « marketing territorial ». Face à ce que nous vivons et considérons comme un rapt institutionnel des espaces existentiels, symboliques et opératoires, La Mercerie préserve l’essence de son projet et assume une posture de résistance en concentrant son action sur le micro, l’incommunicable, le non-récupérable par le spectaculaire. Les 6e Journées se passent en chantiers de paroles à la Bibliothèque ; les chantiers se poursuivent au long de l’année 2009 avec le soutien des travailleurs sociaux, de la MJC et de la Bibliothèque. Avec la 14. www.gpvlyonduchere.org

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Les pérégrinations de Monsieur Bouton. D’après le guide L’art contemporain dans les espaces publics, Territoires du Grand Lyon, par Marianne Homiridis et Perrine Lacroix, Ed. La BF15, Lyon 2008 Article paru dans Le Progrès du 13 avril 2010 Photo : Monsieur Bouton près de Davantage d’avantages…Cœur ferme et sucré… Bonnes saveurs par Marie Ducaté, 1998. Place de Paris, Lyon 9e Autres articles participant de la construction du légendaire Monsieur Bouton in Le Progrès du 7 avril 2009, 9 mai 2009, 14 mai 2009, 30 mai 2009, 23 mai 2009, 5 juin 2009, 5 juillet 2009, 13 novembre 2009, 5 décembre 2009, 2 février 2010, 18 février 2010 (op.cit)


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6e Journées du Matrimoine, Lyon 9e, Bibliothèque de la Duchère, septembre 2008 Chantiers de paroles Boîtes à boutons, boîtes à mémoire, La boîte à boutons de Maguy Peytavin

complicité des animatrices du Centre social de la Sauvegarde, nous restituons les films réalisés au cours de l’année lors d’une soirée à la mi-novembre ; les Journées du Matrimoine prennent là une autonomie vis-à-vis des JEP, devenues entre-temps sous couvert d’« un patrimoine accessible à tous15 », la kermesse obligatoire de la rentrée16. La projection amorce un vif échange sur l’intérêt ou l’inintérêt de la narration d’événements biographiques aussi modestes. En toile de fond, ce qui fait sens et « ce qui fait film » pour la personne et mérite d’être ou non conté et transmis. 15. Thème des JEP 2009. 16. Il y aurait beaucoup à dire sur les effets pervers des grands marronniers institutionnels qui, tout en générant une dynamique festive et populaire, participent d’un contrôle et d’un asservissement de la création. On peut se demander en fin de compte si le but de ces festivals, fêtes de la musique ou prime-time des poètes n’est pas tout simplement de maintenir par tous les moyens le Panurgisme dans l’état d’urgence d’un carnaval aseptisé. Pour les artistes, la participation à ces événements procède tout autant des ruses pour gagner des degrés de visibilité vis à vis d’un public que d’un jeu d’allégeance à l’institution et aux organismes financeurs.


L’une des séquences filmées, particulièrement riche pour illustrer le partage de l’expérience esthétique et la nécessité de placer l’intérêt pour les personnes au centre des préoccupations artistiques, sera ensuite présentée lors d’une Journée de rencontres17 pour « la refondation d’une politique artistique et culturelle régionale plus solidaire autour de valeurs partagées : démocratie, création, diversité, citoyenneté, coopération et développement durable » organisée par le parti Europe Écologie. L’accueil attentif et respectueux par les participants à cet atelier – travailleurs du secteur social ou culturel, de la médiation culturelle, militants de l’éducation populaire, enseignants, universitaires, artistes, responsables politiques – nous conforte quant à nos décisions et nous fait toucher du doigt ce besoin vital pour une pratique orientée vers une écologie de l’esprit18, d’un accord idéologique avec les politiques culturelles appliquées sur le territoire.

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Boîte à boutons-boîtes à mémoire, La boîte à boutons de Habiba Attallah Projection et présentation au cours des Chantiers de la culture en Rhône-Alpes organisés par Europe Écologie, Lyon, 6 mars 2010 17. 6 mars 2010, Les Chantiers de la culture en Rhône-Alpes. 18. Vers une écologie de l’esprit (1972) est le titre d’un recueil de l’anthropologue Gregory Bateson ; pour celui-ci, tout individu ou toute interaction ne peut être compris que dans son contexte, une personne et son environnement ne pouvant être dissociés du fait de leur constante action réciproque.


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« Monsieur Bouton » : du sobriquet à la matérialisation d’un personnage du légendaire local, de l’art in tissu et « IRL19 » à la circulation on line. Le personnage de « Monsieur Bouton » se construit au fil du temps20 ; dès le début du projet sous forme d’un sobriquet donné par les habitants du quartier de la Duchère à l’artiste qui leur envoyait des courriers lestés d’un de ces objets-signes, puis immortalisé par Agnès Varda dans une séquence de Deux ans après (2000). Dans un travail installé dans la durée, un ajustement se fait entre l’artiste « en charge du projet » et son alter ego, au point que certaines personnes ne connaissent que la figure légendaire de « Monsieur Bouton ». En 2009, le personnage se matérialise par la remise en jeu d’un objet – gros bouton à quatre trous tourné en bois – offert à l’artiste en 200121 au cours de la Centrale de tri. Cette tête de bois, très proche des émoticones22 apparues avec le web, n’a besoin que d’un corps pour prendre vie. Je lui prête le mien, d’abord pour une photo illustrant les Tous bons vœux de nouvel an. Une série de photographies de groupes – orchestrées avec l’aval de la correspondante locale du Journal Le Progrès23 – inscrit ensuite ce personnage à tête ronde dans l’histoire locale et l’in tissu24 des relations villageoises25. Je mesure le quantum de confiance nécessaire à la fabrication de ces images, banales si elles n’étaient détournées par cet homme masqué. Sur le quartier les retours sont amusés, comme pour une blague de potaches. Au fil des articles, la figure de Monsieur Bouton devient une évidence, au point que certains habitants fréquentant le centre social me demandent en me voyant si je n’ai pas oublié mon bouton. Certaines fois, c’est la présence de Monsieur Bouton qui structure une photographie qui n’aurait peut-être jamais existée (« Allez, on fait une photo avec Monsieur Bouton, venez tous ! »). Progressivement, « Monsieur Bouton » prend sa place et énonce avec une

19. IRL : In Real Life, dans la vie réelle par opposition à la vie virtuelle « en ligne sur le web ». 20. Voir l’article en ligne de KL-Loth « Bonjour Monsieur Bouton ! », février 2002. [http://www.kl-loth.com/monsieur_bouton.html]. 21. Voir Les prothèses de la Centrale de Tri, in Jeannès, Zone d’Intention Poétique, La Lettre volée, Bruxelles, 2005, p. 212-215. 22. Émoticones (dites aussi « smileys »). Signes scripturaux permettant d’indiquer les émotions et humeurs accompagnant les messages envoyés par messagerie électronique. 23. Latifa Boubaker Menas, sous la direction de Laurence Bufflier, journaliste. 24. J’ai forgé ce terme en paraphrasant la notion d’art in situ créée par l’artiste Daniel Buren, afin de désigner l’inscription de l’œuvre dans la trame sociale. Le terme a été publié pour la première fois sur les cartons d’invitation et documents liés à la communication de l’exposition Marianne mise à nu (mai 1968-mai 2008) à l’Artothèque de Lyon et de la conférence De l’art in situ à l’art in tissu, 6 juin 2008 (commissariat d’exposition Françoise Lonardoni, responsable de l’Artothèque). 25. Lorsqu’on est en familiarité avec un quartier, les relations prennent un caractère villageois, tissé d’histoire commune.


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liberté salutaire26 et souvent saluée, sa lecture critique du « Grand Plan Vide27 ». Au pays de Guignol et Gnafron – marionnettes lyonnaises à l’irrévérence notoire – le franc-parler fait loi ! Monsieur Bouton rejoint par là une tradition locale. Monsieur Bouton on line En parallèle à ces expérimentations dans le quartier, Monsieur Bouton investit les réseaux sociaux en ligne, en particulier Facebook, choisi au départ pour le jeu sémantique sur la face. La publication immédiate, les développements exponentiels des réseaux et des mises en situation ouvrent très rapidement des possibles insoupçonnés à ce personnage qui entreprend de multiples pérégrinations, marquant événements, situations, territoires d’art, voire luttes sociétales, de son sourire au bout du fil.

26. Voire libertaire salubrité ! 27. Trait d’humour d’un habitant préférant rester anonyme.


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Profession : « Colporteur culturel » L’artiste et le musée médiateurs du matrimoine oral

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Franck Philippeaux

« Bouton » : le mot est lâché, comme une bombe. Et là où elle tombe, Michel Jeannès sait très bien que « ça compte » et que son rayon d’action est bien plus grand que trois mètres cinquante1… L’onde se répand. Sur la vague générée par le mot « mercier », surfe avec aplomb son alter ego imaginaire « Monsieur Bouton ». La longue traîne qu’il tisse derrière lui lie ceux qui ouvrent leur esprit à leur mémoire personnelle. Se forme une toile de conversations, toile immatérielle, pourtant réelle, qui agrège à l’instar des réseaux sociaux virtuels du Web 2.0 les centres d’intérêt des heureux contaminés par la déflagration pandémique. Aux nœuds de la toile, les paroles se libèrent et s’amplifient pour partager à l’unisson les souvenirs intimes et universels. On ne dressera pas facilement le véritable portrait de Michel Jeannès, artiste qui a dû faire science po-éthique et qui se pare du costume de ce super-héraut : « Monsieur Bouton. » Est-il celui qui vient casser les bornes d’un présumé « environronnement » expographique et prouver que la falsification2 est positive par l’alternative poétique publique proposée ? Un hara-kiri à ventre déboutonné3 auquel se livrerait le musée ? Ou bien au contraire, par sa tentative d’épuisement d’une Zone d’Intention Poétique – il sait avec justesse qu’il ne fera jamais le tour, aussi petit soit-il, de l’objet culturel commun que représente le bouton –, celui qui a les moyens de nous faire parler ne va-t-il pas vulgariser le rapport que tout un chacun peut avoir avec le patrimoine ? Et pour l’occasion, ne nous révèle-t-il pas son côté féminin, sans se travestir, pour nous dire qu’on a tous en nous quelque chose du « matrimoine » ? Expérimente-t-il par la contrainte mercière un ouvroir de poésie ethnologique potentiel4 ? Répond-il de façon expresse aux urgences mémorielles en pansant par l’objet modeste les souvenirs des gens de peu que nous sommes tous en partie ? En 2006, cet objet modeste en poche – le bouton ou PPOCC, Plus Petit Objet Culturel Commun – Michel Jeannès, chargé du projet 1. « L’attentat » mercier de Michel Jeannès, qui a plus d’effet qu’une tarte à la crème, est revendiqué dans son livre Zone d’intention poétique, collection essais aux éditions La lettre volée 2. Sur le schéma du processus proposé par Thomas Kuhn. 3. Il s’agit là d’une participation spontanée et convaincue à la Bibliothèque virtuelle mise en place par La Mercerie et qui dresse le portrait littéraire du PPOCC, le Plus Petit Objet Culturel Commun, autrement dit le bouton. Le deuxième numéro de la revue Hara-Kiri (octobre 1960) dessinée par Fred présente un samouraï s’éventrant. Le sous-titre de la revue, avant de devenir « Bête et méchant », était « À ventre déboutonné ». 4. Devons-nous militer pour la création, pataphysique, de l’OuPoetPo ?


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artistique du collectif La Mercerie, vient engager ce qui deviendra une longue discussion avec l’équipe du Musée dauphinois et ses usagers ; il le sait, le musée aime parler avec les habitants de son territoire. Lui tisse délicatement des conversations-dentelles au long cours. Deux formes de colportage pour écouter ces histoires avec paroles, les enregistrer, les sauvegarder, les comparer avec d’autres récits, les partager avec tous pour engager de nouvelles discussions. À l’intersection du « patrimoine » oral et des histoires du « matrimoine » naît une relation organiquement humaine. Lorsque Monsieur Bouton et son bouton bonhomme viennent glaner votre parole, vous ne pouvez que lui confier vos souvenirs les plus intimes dans une empathie spontanée. Il devient proche des « passeurs », ceux qui transmettaient auprès du groupe les récits de la communauté, ou bien alors proches des ethnographes qui décortiquent l’oralité transmise par ces mêmes passeurs. La participation des témoins est permise par le caractère singulier de l’objet vecteur de parole choisi par Michel Jeannès, objet simple et modeste. Le témoin comprend alors qu’il est « expert » de son pa/matrimoine et que la mémoire est l’affaire de tous. On revient bien là à l’un des principes définit par l’écomuséologie. Ne pas simplement interpeller ou apostropher le témoin mais dialoguer avec lui et maintenir le dialogue ouvert, c’est l’objectif que s’est fixé Michel Jeannès. Il accompagne les témoins par de fins et complexes échanges épistolaires, des rencontres physiques répétées, des présentations publiques associant les contributions collectées. Diverses machineries scientifiques, poétiques, expographiques pérennisent les échanges ; un réseau se trame et s’enrichit dans la temporalité longue des conversations et des restitutions. À travers les champs et les sujets de société qu’il traite, le Musée dauphinois travaille aussi à créer et faire perdurer un dialogue entre lui et la population de son territoire. Les expositions traitant de la question des migrations qu’il présente depuis une quinzaine d’années et les actions de médiation qu’il propose conjointement sont un parfait exemple5 de sa volonté de construire, auprès de ses publics propres et avec eux, un réseau, d’établir une continuité entre sa mission de conservation et le partage d’histoires individuelles inscrites dans un processus global. Un autre trait commun est l’effet de reconnaissance que produisent tant la démarche artistique de La Mercerie que les échanges culturels au sein du musée. Dans les deux cas une sorte de

5. Le Musée dauphinois propose des cycles d’expositions conduisant à consolider des relations avec ses publics en abordant sous un angle toujours nouveau des thématiques articulant archéologie, patrimoines de l’Isère, patrimoine industriel, « alpes humaines » et questions de sociétés d’actualité (immigration, droits de l’homme, etc.)


contrat s’instaure, le geste de donner (un bouton, un souvenir, un document, un témoignage…) est accepté et donne lieu à un contredon, sous la forme d’expositions et de publications. La conversation « entre » dans l’art, le témoignage « entre » dans le musée ; le témoignage accueilli se déploie, au-delà des histoires individuelles, dans l’espace symbolique. Le musée – musée temple, musée repère – est garant de la conservation et de l’étude des documents qui lui sont donnés ; l’artiste, avec rigueur, inscrit l’histoire individuelle dans un corpus collectif et la transforme en œuvre d’art contemporain, plus précisément ici en œuvre relationnelle en progression constante. L’œuvre conversationnelle de La Mercerie est ponctuée régulièrement par des installations plastiques événementielles dont la fonction est de servir à l’amplification des invitations de l’artiste à converser, l’essentiel, pour le collectif artistique, demeurant « l’œuvre immatérielle » que crée l’artiste en réaction à la collecte du pa/matrimoine oral. Le musée cherche quant à lui – c’est sa dimension de musée-forum – à instaurer des temps d’échange ; l’exposition, les publications, les actions de médiation qu’il propose doivent servir de prétextes aux rencontres, aux débats, elles sont conçues comme des outils de construction de la connaissance. Le musée et l’artiste parlent des « gens », avec les « gens », pour les « gens », aussi à leurs yeux la rencontre réelle entre individus, loin du monde virtuel des réseaux sociaux explosant sur Internet6, et le respect de la dimension humaine des échanges sont-ils primordiaux. Michel Jeannès provoque des tête-à-tête intimes qui sont autant de moments précieux suspendus hors du temps et ancrés dans la réalité.

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Qu’en est-il de la réception par les publics de cette Zone d’Intention Poétique7 développée en Isère par le duo La Mercerie / Musée dauphinois ? L’activation du réseau des partenaires du musée a permis de solliciter des acteurs socioculturels appartenant à des secteurs diversifiés : musée de société, musée de la mémoire ouvrière, professionnels de l’écrit et de la lecture (Maison de l’écrit, réseau des bibliothèques de Grenoble, Bibliothèque départementale de l’Isère), MJC, merceries, lycée professionnel, Centre Communal d’Action Sociale de Grenoble, crèche, etc. Bien vite convaincus de la pertinence poétique, patrimoniale et culturelle de la Zone d’Intention Poétique, tous ces partenaires en contact avec des publics très diffé6. Le Net et son potentiel collaboratif ne sont pas écartés pour autant, comme le démontrent les site www.lamercerie.eu et www.musee-dauphinois.fr, mais ils ne sont qu’un outil. 7. L’expression Zone d’Intention Poétique est une création de La Mercerie. Cette zone correspond à l’ensemble du processus artistique développé dans le temps et dans l’espace par Michel Jeannès à l’aide des différents dispositifs conçus pour générer la conversation.


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rents ont été autant de colporteurs et de médiateurs des dispositifs générateurs de dons et de conversation inventés par La Mercerie. Ces dispositifs sont multiples et simples ; chacun peut individuellement se les approprier, car tous font appel à ce seul instrument médiateur : le bouton. Le premier, intitulé « Coudre son histoire à un bouton », invite le possesseur d’un tel objet à le coudre sur une fiche-mémoire cartonnée prévue à cet effet et à y écrire l’histoire qui lui est attachée. Deux autres dispositifs, relativement secondaires dans le cadre du projet, le relaient dans la collecte des témoignages. Dans l’un, « Boîtes à boutons, boîtes à mémoire », c’est la boîte à boutons, considérée comme trésor domestique, transmise en général de la mère à la fille, qui est vecteur de souvenirs. Le second, « Pour un portrait littéraire du Plus Petit Objet Culturel Commun – La Bibliothèque virtuelle », consiste à procéder à l’inventaire des livres contenant au détour d’une phrase le mot « bouton », qui intervient alors comme ressort narratif. Les Journées du Matrimoine 2007 et 20088 furent l’occasion de valoriser toutes les participations collectées les mois précédents avec l’aide des partenaires, mais aussi d’inviter les visiteurs à apporter leur propre témoignage pendant les années qui suivirent. Tous les processus, cheminements, rebonds et entrelacs des projets engagés par les partenariats sont détaillés sur le site du Musée dauphinois9. Par le truchement du bouton, un groupe d’enfants de huit à dix ans a pu être sensibilisé à une définition du patrimoine dépassant l’interprétation canonique, tandis que les conférences données par Monsieur Bouton en bibliothèque ont fédéré une nouvelle approche du livre et de la lecture… En guise de conclusion provisoire, rappelons combien fut remarquable la mobilisation de tous dans la collecte des témoignages (à peu près 800 fiches collectées) et soyons rassurés de savoir que Michel Jeannès, qui poursuit au gré de ses promenades la glane des boutons perdus, continue inlassablement de filer la métaphore. C.Q.F.D.10 ?

8. Les Journées du Matrimoine se sont déroulées à l’occasion des journées du patrimoine 2007, les 15 et 16 septembre 2007, et les journées du patrimoine 2008, les 20 et 21 septembre 2008. 9. - La boîte à boutons d’Hippolyte Müller, fondateur du musée : un questionnement sur le caractère commun des démarches entre le collectif La Mercerie et le Musée dauphinois ; - Le partenariat avec la MJC des Allobroges : une sensibilisation à la question du patrimoine auprès d’un groupe de jeune public ; - Le travail de maillage du territoire avec la participation des bibliothèques de Grenoble, du CCAS et des merceries qui ont diffusé et collecté les fiches « Coudre son histoire à un bouton » ; - L’expérience de l’atelier d’écriture coordonné par la Maison des écrits, avec la participation du Musée de la Viscose (Échirolles), auprès d’un groupe de lycéennes du lycée professionnel André Argouges (Échirolles) ; - Les journées du matrimoine 2007-2008, avec une présentation des installations de La Mercerie. 10. Ce Qu’il Fallait Déboutonner ?


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le fonds boissieux Marie-Andrée Chambon

Entretien filmé, propos recueillis par Michel Jeannès Retranscription : Aurélie Mourier Rush complet, 41 minutes Marie-Andrée Chambon : Déjà il y a deux manières de fonctionner avec cette collection. J’en sors quelques-uns. Il s’agit de boutons classés et je suis en train de les reclasser. Je fais donc deux catégories de catégories. Il y a des cartes de boutons de ce fonds Boissieux. Pharmacien à Grenoble, Maurice Boissieux collectionnait plein de choses. Il avait la « collectionnite » et gardait des tas de petites choses. Puis il les classait, il les répertoriait. En fait il faisait un peu mon boulot, il faisait le travail de conservateur, de rangement des collections, de description, de classement, etc. À son décès, je suppose, son épouse a fait don de toutes ses collections au Musée dauphinois, dont cette collection de boutons. Alors j’imagine ce Monsieur Boissieux après les heures d’ouverture de sa pharmacie, dans un petit bureau, avec des petites lunettes, parce qu’il y a des choses qui sont collées, des étiquettes – on voit que ce n’est pas bien droit, donc découpées aux ciseaux – tapées à la machine, les numéros tous collés Donc je l’imagine minutieux, là, faire son classement de boutons et les mettre en cartes. Ses collections arrivent donc pour une partie en 1966 – je le vois avec le numéro d’inventaire – et pour une autre en 1969 ; je le lis aussi au numéro d’inventaire qui commence par l’année d’entrée dans les collections. On voit aussi, à ces moments là – 66 et 69 – comment le conservateur ou la personne responsable des collections à cette époque ont eu deux méthodes de classement. Boissieux, lui, classe ses boutons en planches, en les regroupant par matière, par typologie, ou par fonction. Les conservateurs, en 1966 vont numéroter chaque bouton ; ils attribuent un numéro d’inventaire à chaque bouton : 6622684, 6622685, 6622686. Ils suivent la numérotation donnée par Boissieux mais en chiffres « chrono ». Ils individualisent donc chaque bouton, qui a une vie propre, pour eux, à cette époque. En 1969, les gens qui s’occupent des collections font ce que je ferais aujourd’hui avec ce genre d’objet-ci. Je me dirais : « Ce bouton en lui même, sur cette planche, n’a pas une vie individuelle. » Il a une vie en tant que bouton sur une planche,

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cousu là par un monsieur qui voulait les rassembler pour une raison X ou Y. Donc il ne s’agit pas d’un individu ; c’est la planche ellemême qui est un tout, une entité et l’intérêt vient du fait que cette personne a regroupé ses boutons, en a fait des planches, les a classées. C’est l’ensemble qui est intéressant, pas l’individu isolé, même si, effectivement, sur des planches, on va trouver des boutons intéressants en eux-mêmes parce qu’ils représentent, là une école, là un corps de métier... Là on lit « Collège de Saint Marcellin » ; ce « Collège de Saint Marcellin » est sur la planche « Écoles », mais a une vie en soi. Ce bouton peut être intéressant pour parler de l’école de Saint Marcellin. L’individualité de l’objet, pour moi, maintenant, vient du fait que ce gars les ait rassemblés, en disant : « Voilà, les boutons des écoles que j’ai pu collecter. » C’est ce qui a été fait en 1969. Michel Jeannès : En même temps c’est très intéressant aussi de voir que la manière de classer des conservateurs a changé, et a aussi évolué… Je ne sais pas si c’est un changement ou une évolution… C’est une façon de voir. Quelqu’un d’autre, à ma place, ne classerait peut-être pas de la même manière. Quelle est la mission d’un musée comme le nôtre ? C’est de conserver les traces de la vie de l’homme. C’est ce qui nous intéresse, nous, au Musée dauphinois, comme tous les musées de société. Ce n’est pas l’homme en tant que squelette ou sur le plan de la biologie qui nous intéresse, ni l’homme en tant qu’artiste, mais bien toutes les traces de son histoire, de sa vie. Et ça, ça fait partie de la vie d’un monsieur lambda, qui était pharmacien, pas forcément quelqu’un de très célèbre. Mais, c’est la vie de ce gars, le témoignage de la vie de cet homme, même si chaque individu-objet sur les plaques qu’il a constituées est aussi un témoignage d’autre chose. [cut] Quand je vous vois les poser sur la table, ça m’évoque une cartomancienne en train de tirer les cartes… On fait un peu ça. Là, on va essayer de deviner comment ces objets sont entrés au musée en deux fois ; on va essayer de les faire parler ! Notre travail consiste à faire parler les objets qui vont nous raconter l’histoire des gens ou des activités professionnelles que l’on n’a pas connus, ou encore celle de régions bien particulières.


Si je classe ces boutons comme ça – avec ceux qui sont rentrés en 1966, les premiers qui arrivent dans les collections – en tenant compte du fait que ce fonds Boissieux ne contient pas que des boutons, mais plein d’autres choses qui rentrent en 66, alors, j’ai l’impression que ceux-ci ont un aspect plus précieux que ceux de 69. Ce lot-ci me semble composé de boutons plus ordinaires, alors que celui-là présente quelques belles pièces. D’abord des groupes « professionnels », mais on peut refaire des tris dans le tri. Par exemple, il y a là une famille de cinq planches qui sont, disons, les boutons « corporatifs » : il y a le groupement des sapeurs-pompiers, infanterie, chasseurs alpins, écoles, armées et services de santé. Ce sont des boutons d’uniformes de différents corps d’armées et professions. Ensuite, il a effectué d’autres types de classements, par matériaux par exemple : boutons en os, en verre, en métal ; puis par fonctionnalités : boutons de manchettes. Ils servent à quelque chose de bien précis, et ils ne doivent pas être cousus comme les autres, forcément, puisque ce sont des boutons de manchettes et pas des boutons à coudre. Et puis pourquoi pas les « boutons avec fleurs », il ne savait pas bien quoi mettre ; s’il avait eu des représentations d’animaux il y aurait peut-être une carte « boutons avec animaux ». Les cartes sont d’ailleurs de la même couleur ; elles doivent dater de la même époque. « Boutons de chemises » « boutons de manchettes », on peut les regrouper, les boutons de fonctionnalités. Ensuite, il va indexer « boutons ordinaires métal », « boutons en tissu » ; on peut les regrouper aussi avec la catégorie « matériaux » : os, tissu, verre. « Boutons de deuil », « gros boutons », « boutons de nacre », encore des matériaux ! « Boutons de chaussures », encore de la fonctionnalité. Ça c’est super : « boutons formes bizarres » ! À quel moment décide-t-il qu’une forme est plus « bizarre » que l’autre ? Bon, ce sont des boutons un peu plus modernes, des choses comme ça on en voit beaucoup maintenant, à l’époque c’était peut-être un peu plus rare. On a beaucoup de boutons ronds, là essentiellement, là c’est le bouton pas rond ; en fait, le « bouton bizarre » désigne le bouton qui n’est pas rond. [cut] Est-ce qu’en 1966, le conservateur aurait dit : « Je prends ceux-ci, mais ceux-là ne m’intéressent pas ? » Il se peut aussi que Madame Boissieux soit revenue en 1969 en disant : « Il me reste encore tout ça, prenez-le. » Les équipes ont peut-être changé et répondent alors : « Oui, nous avons déjà des choses de votre mari, nous sommes inté-

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ressés pour continuer la collecte. » Il arrive assez souvent que des donateurs donnent en plusieurs fois. Parfois, ils ont du mal à se séparer de certains objets. En 69, l’équipe en place ou la personne qui s’occupe des collections n’est pas la même. Je vois que l’écriture n’est pas la même. À travers les écritures je peux savoir à peu près qui a fait tel travail. Je reconnais les écritures, à force de travailler sur les collections. Là ce n’est pas la même personne. Mais même sans savoir, historiquement on voit que le numéro d’inventaire – le numéro d’inventaire c’est ce numéro en trois parties : il s’agit d’un code national, commun à tous les musées – on voit donc, qu’en 69, l’équipe n’est pas la même que celle de 66. Du moins, quelqu’un d’autre ne voit pas la collection de la même façon, ne voit pas le bel objet individualisé, mais voit une carte, qui fait partie d’un tout, qui fait partie d’une collection. Et là ce n’est plus le bouton qui est enregistré, donc on donne un numéro à la carte, et là l’objet devient « carte de boutons », et quand on va décrire celle-ci, on va indiquer « comporte tant de boutons, numérotés de tant à tant, légendés boutons fantaisie, essentiellement de couleurs marron ». On va décrire l’ensemble, et non plus l’individu. [cut] Qu’est-ce qu’on ressent quant on fait votre travail et que l’on rencontre ce monsieur au travers de ses objets ? Ah, quant on voit ces boutons, mais aussi le reste des collections Boissieux, on se dit : « Ce type était fou ! » Il devait passer un temps dingue à tout ça. Imaginez ! Sur ces deux entrées de collections Boissieux, il y a à peu près 4000 objets ! Et 4000 objets collectionnés par Boissieux ; ce ne sont pas des objets qui ont fait partie de son quotidien, qui ont été des outils de son activité – il y en a quelques-uns mais peu – ou qui ont été des outils domestiques. Ce ne sont pas sa fourchette et sa cuiller qui rentrent dans les collections ! Ces objets, il les a collectés, récupérés volontairement pour en faire une collection. Là, nous voyons les boutons, mais il a fait la même chose avec les boîtes d’allumettes, et comme les boîtes d’allumettes devaient prendre trop de place, il a découpé les boîtes d’allumettes pour ne garder que les vignettes de la boîte d’allumettes. Des plumes, des articles de pêche, des hameçons, des plombs, des tas de machins comme ça, nous avons deux caisses d’articles de pêche qui sont essentiellement des choses collectées par Boissieux. Donc le personnage paraît un peu « fou » tant la tâche est énorme, qui plus


est, sachant qu’il avait une activité professionnelle. Il était pharmacien, donc il était quand même dans son officine un certain nombre d’heures par jour, je suppose. Est-ce qu’il a fait ça à la retraite ? Pas sûr ! Pour constituer des collections comme ça, à mon avis, ça commence très tôt : garder dans ses poches trois machins, et puis quant il va y en avoir 4, 5, 6, on les met dans une boîte, et puis après, on va chercher pour en mettre plus dans la boîte ! On passe du « je ne jette rien » à la collection et puis ensuite à la collectionnite et à la collection de collections, car on peut aussi collectionner des collections. Donc quand on voit ça, on dit : « Ce type est fou ! » Mais moi, quelque part, je me dis que je fais un peu la même chose ! Chez moi, je garde trois machins là, ça peut servir. Donc je suis un peu dans la même situation. Je n’irais peut-être pas jusqu’à coudre les boutons, mais, le bouton moi ça me rappelle des souvenirs d’enfance. J’aimais bien, quand j’allais chez ma grand-mère, qu’on me sorte la boîte à boutons. Je vidais tout, et puis je faisais ça. Je faisais ça ! Je ne les mettais pas sur des cartes, je ne les cousais pas, mais je les triais... [cut] Ce Maurice Boissieux, après être passé pas les réserves, qu’est-ce qu’on peut en dire quand on est face aux boutons, à nouveau ? On l’a vu avec ce petit tampon qui est révélateur : « Musée Boissieux. » Maurice Boissieux, il faisait notre travail, tout seul, chez lui, comme ça. Il n’était pas payé pour ça. Il faisait ça et, en fait, son objectif était bien de récolter pour témoigner. Le fait de classer, bien répertorier, c’est vraiment déjà un travail de musée, d’archiviste, de conservateur. Et pour lui, c’était une façon d’arrêter le temps à un moment donné, avec des objets. Voilà : témoigner de son temps avec des objets et les renseigner, puisqu’il y a ces fiches qui complètent, comme par exemple « les petits métiers ». Est-ce qu’il avait idée de publier quelque chose, avec des images et des textes, sur ces petits métiers ? On voit bien qu’effectivement il se sentait investi de cette mission de conserver pour le futur. Pas pour lui, simplement, et d’ailleurs c’est peut-être aussi ce qui explique, justement, la disparité de ses collections. C’est une collection de collections.

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Les boutons donnent la parole au visiteur Le Musée dauphinois accueille La Mercerie pour les Journées du Matrimoine 2007 Marie-Sylvie Poli

Petit récit de la rencontre Le 16 septembre 2007, en pénétrant dans la chapelle du Musée dauphinois étrangement calme1, j’aperçois un petit groupe qui bavarde avec véhémence en parcourant et en commentant un dispositif d’exposition particulier : une centaine de fiches cartonnées blanches encadrées telles des œuvres d’art sont présentées les unes à côté des autres sur un double alignement de lutrins en acier peint en noir. Le petit groupe, composé de trois collègues et amies2 et de Franck Philippeaux, me présente Michel Jeannès, l’artiste à l’origine de ce projet nommé Coudre son histoire à un bouton. Grâce à Cécilia de Varine3 qui fait le lien entre les quatre visiteurs de ce dimanche bien peu ordinaire, très vite s’engage une discussion sur ce dispositif aussi émouvant qu’étonnant. Bientôt nous décidons d’écrire chacun, à partir de nos cadres de référence respectifs, sur le projet dans son ensemble, et l’article qui suit sera ma contribution de chercheur en sciences de la communication à l’examen des questions muséologiques que soulève l’invitation faite à Michel Jeannès de présenter au Musée dauphinois son approche paradoxale des désormais traditionnelles Journées du Patrimoine. Il commencera par une rapide analyse comparative des valeurs morphosémantiques des termes patrimoine et matrimoine, puis, pour rester sur le terrain des mots et de la langue, proposera, en se référant aux représentations les plus courantes de la notion de patrimoine en muséologie, de discuter les significations de six verbes qui fondent la pertinence du travail de Michel Jeannès sur la question de la médiation artistique dans le champ des musées de société. Patrimoine et Matrimoine De la différence de forme à la différence de sens Le dictionnaire de linguistique édité sous la direction de Jean Dubois et Mathée Giacomo définit le phonème comme « l’élément minimal, non segmentable, de la représentation phonologique d’un énoncé, dont la nature est déterminée par un ensemble de traits distinctifs ». Ainsi, d’un point de vue strictement morpho-linguistique, c’est le 1. Car fermé au public pour raison de travaux. 2. Marie-Christine Bordeaux et Joëlle Le Marec universitaires, Cécilia de Varine membre du collectif La Mercerie, Franck Philippeaux responsable de la médiation et chargé des publics au Musée dauphinois. 3. Cécilia de Varine est aussi médiatrice et présidente de l’association Médiation culturelle.


choix du phonème /p/ au début de patrimoine qui distingue l’énoncé Les Journées du Patrimoine de l’énoncé Les Journées du Matrimoine, marqué lui par le trait distinctif /m/ de matrimoine. Or, selon Saussure « dans la langue tout est différence » autrement dit, les différences de formes (de signifiants) impliquant immanquablement des dissemblances de significations (signifiés), on conçoit que le /p/ et le /m/ induisent de notables variations de sens entre Journées du Patrimoine et Journées du Matrimoine. Peut-on pour autant opposer les deux formules, voire tenter de les définir en les opposant l’une à l’autre ? Certes pas. Mais il est indéniable, on le verra par la suite, que le sens communiqué par le Ministère de la culture et de la communication autour du « slogan » Journées du Patrimoine n’inspire que très peu les Journées du Matrimoine 2007 qui nous intéressent ici. À mon sens, l’intérêt majeur du dispositif Coudre son histoire à un bouton tel qu’il fut présenté au Musée dauphinois en 2007 sous la bannière des Journées du Matrimoine est qu’il permet à chaque visiteur de prendre la plume pour écrire un texte court (seule contrainte, le texte doit être en lien avec l’objet bouton) et d’endosser ainsi un statut d’écrivant. Ensuite, ce texte sera d’une part validé par l’artiste Michel Jeannès comme participant au processus artistique de La Mercerie, d’autre part exposé dans un musée de société (ou d’art, ou une galerie ou une bibliothèque) avec les textes des autres écrivants. Faire de l’écriture poétique d’anonymes une médiation de la parole intime partagée, voilà donc ce que selon moi les Journées du Matrimoine et La Mercerie ont produit de plus singulier mais aussi de plus provocateur pour le monde des musées de patrimoine où, traditionnellement, l’écriture des commissaires « est d’or » et la lecture des visiteurs seulement « d’argent ». Pour autant, à bien y réfléchir, il n’y a rien d’étonnant à ce que le Musée dauphinois ait accepté ce défi muséographique, lui qui sollicite régulièrement des acteurs associatifs pour monter ses projets d’exposition et ses opérations de médiation, et donna la plume aux immigrés maghrébins isérois (en 2000, lors de l’exposition Pour que la vie continue… D’Isère et du Maghreb. Mémoires d’immigrés) puis aux précaires et aux chômeurs de longue durée au Musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère (en 2007, lors de l’exposition Rompre le silence. Mémoires de chômeurs et précaires en Isère). Mais alors, à quoi tient l’écart entre la conception des Journées du Patrimoine partagée en 2007 par La Mercerie et le Musée dauphinois et celle exprimée par le texte officiel diffusé par le Ministère de la culture et de la communication ?

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Cet écart relève selon moi d’un procédé énonciatif extrêmement important dans toute situation de communication puisqu’il concerne la manière dont un énonciateur considère son interlocuteur dans une situation d’interaction langagière : soit comme un sujet passif4, soit comme un sujet actif dans l’interaction (un co-locuteur). L’hypothèse que je présente ici est que, contrairement aux traditionnelles opérations grand public de patrimoine, lors des Journées du Matrimoine 2007 le Musée dauphinois et La Mercerie se sont adressés au visiteur non pas comme à un sujet passif qui consomme du patrimoine légitimé, mais comme à un visiteur acteur et créateur (par le langage) d’un patrimoine populaire collectif en perpétuelle composition. Pour développer cette hypothèse et par là même présenter ma compréhension de l’ensemble du dispositif présenté au Musée dauphinois en septembre 2007, je m’appuierai sur une démonstration en six points, à chacun correspondant un verbe qui caractérise selon moi le concept de ces Journées du Patrimoine. Pour rester dans l’esprit de La Mercerie, je propose d’établir une courte liste de six verbes (six comme les six lettres du mot bouton), six verbes qui commencent par la lettre m, m comme matrimoine. Les six verbes qui me paraissent les plus pertinents pour cet exercice sont : marquer, mêler, montrer, mettre en mots, mémoriser, militer. Le Dictionnaire des synonymes (Ed. Robert)) fournit qui plus est, pour chacun de ces six verbes, d’autres verbes que je trouve parfaitement adaptés pour discuter de la notion de matrimoine dans le contexte de cette collaboration entre le Musée dauphinois et La Mercerie. Marquer comme écrire, inscrire, rédiger, échanger L’édition 2007 des Journées du Matrimoine au Musée dauphinois marque toute la différence entre les musées qui « donnent » (musées du don) et les musées qui « acceptent que les visiteurs leur donnent » pour leur redonner ensuite (musées du don contre don). Les premiers (musées du don) considèrent les visiteurs comme des usagers, les seconds (musées du don contre don) comme des acteurs de leur relation à la mémoire privée et collective, de leur relation à la culture savante et populaire.

4. On perçoit nettement cette représentation passive du rôle du visiteur diffusée par les Journées du Patrimoine dans ce court passage du texte du ministère (souligné par mes soins) : « Événement culturel de la rentrée, ces journées témoignent de l’intérêt des Français pour l’histoire des lieux et de l’art. En 2007, elles ont enregistré plus de 12 millions de visites. Le succès de la manifestation repose sur la grande diversité du patrimoine proposé aux visiteurs : parallèlement aux chefsd’œuvre de l’architecture civile ou religieuse, sont mis à l’honneur les témoins des activités industrielles ou agricoles, les parcs et jardins, les sites archéologiques, les objets mobiliers, le patrimoine littéraire, fluvial ou militaire… »


Ainsi chaque visiteur qui parcourait en 2007 le dispositif de l’exposition Coudre son histoire à un bouton était-il invité à récupérer une fiche cartonnée vierge pour à son tour, quand bon lui semblerait et en toute liberté, rédiger un petit texte racontant l’histoire dudit bouton. Cette manière d’échanger avec chaque personne en lui proposant d’écrire un texte à valeur éminemment poétique : 1) inscrit la démarche de La Mercerie dans des relations de longue durée avec les visiteurs, bien après leur passage au musée ; 2) inscrit le Musée dauphinois dans le monde des musées du don contre don. Montrer comme présenter, exposer, dévoiler, évoquer, offrir D’une certaine manière et sans jouer sur les contraires, les Journées du Matrimoine et La Mercerie sont parvenues à montrer, pour le valoriser, ce qui est généralement considéré comme sans valeur au musée : la contribution du non expert, du non artiste, du non médiateur, du non scientifique. Écrire un petit texte dont on se dit qu’il sera peut-être exposé dans un musée, dévoiler ainsi une part de son intimité par quelques mots offerts à qui veut bien les lire et ne nous connaît pas, ce n’est pas seulement participer à une écriture collective, c’est surtout exposer sa part de mémoire intime et c’est donc aussi s’exposer aux regards de l’autre au musée. Ici encore le mécanisme était inversé par rapport aux Journées du Patrimoine : c’est le visiteur qui offrait son patrimoine de paroles au musée, c’est la volonté de chacun à évoquer ce qui fait mémoire pour lui qui construisait le concept même de matrimoine. Mêler comme associer, consigner, rapprocher, réunir, croiser Lors des mêmes Journées le Musée dauphinois exposait également, dans un angle du couloir extérieur du musée, la tonne de boutons recueillie dans le cadre de La Mercerie. Ce dispositif du « tas gigantesque de boutons » me paraît une excellente métaphore de cet esprit des Journées du Matrimoine au Musée dauphinois : mélanger, mêler les objets de mémoire sans leur attribuer de signes d’appartenance particuliers, de classe, de sexe, d’âge ou de territoire. Puis laisser chacun des visiteurs mettre les mots qui sont les siens sur ce qu’il choisit, lui, de présenter à la communauté comme digne d’intérêt, le bouton n’étant qu’un prétexte à échanger des idées, des idéaux, des histoires, des contes, des rêves. Revenons au dispositif Coudre son histoire à un bouton. Cette manière de consigner des micro-récits de vie sur des fiches qui seront lues par des personnes que seul rapproche un intérêt à livrer quelques mots de son histoire en lien avec un bouton, permet de créer cette Zone

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d’Intention Poétique centrale dans la genèse du projet global. En permettant ainsi à chacun d’associer sa mémoire à un projet artistique légitimé par des musées et des institutions culturelles d’autre nature, La Mercerie ouvre un espace de paroles quasi infini qui réunit des professionnels de la culture, fait se croiser des travailleurs sociaux, des artistes, des professionnels de la culture, des personnes sans lien direct avec ces institutions. Montré au Musée dauphinois sous la forme d’une exposition, ce travail de mémoire collectif bousculait la traditionnelle vision du patrimoine, qui l’envisage comme un héritage et non pas un processus en train de se co-construire. Mettre en mots comme dire, raconter, expliquer, narrer, donner la parole Changer le rapport à la mémoire et le rapport au musée, c’est bouleverser des priorités jusque-là considérées comme immuables par bien des institutions muséales. Une telle inversion s’est produite pourtant durant les Journées du Matrimoine, mettre en mots la mémoire et l’échanger ainsi sous forme de paroles devenant plus important que de présenter des objets de mémoire. Pour qui n’a pas participé activement aux différentes installations présentées dans les espaces du musée, le dispositif peut sembler s’être limité à vouloir donner la parole à un bouton. Or le but du poète Michel Jeannès ne s’est pas réduit, loin s’en faut, à faire narrer une histoire de bouton par certains acteurs-scripteurs de La Mercerie. Dans un entretien filmé par exemple, JeanPascal Jospin, conservateur au Musée dauphinois, expliquait avec la rigueur du vocabulaire ethnographique quelle a été la perspective scientifique d’Hippolyte Müller (ethnologue fondateur du Musée dauphinois) lorsqu’il a constitué sa propre collection de boutons, conçue comme un objet de recherche scientifique à part entière. Au-delà de la production d’un énoncé assumé, en laissant chacun expliquer pourquoi et comment sa vie a croisé tel ou tel bouton, l’artiste a laissé à la langue, ce patrimoine vivant partagé par tous, la liberté et la force de se raconter elle-même. Ainsi la langue française s’est imposée, dans sa diversité et ses variations d’usage, comme le plus précieux matrimoine travaillé par les hôtes des Journées du Matrimoine. Notre patrimoine langagier collectif était là comme un outil et un médium crucial à toute vie sociale, un patrimoine offert et à prendre qui permettait à chacun de se dire et, à tous, de dire chacun.


Mémoriser comme rappeler, conserver, se souvenir, s’approprier, transformer En explorant avec obstination l’objet bouton comme une malle à trésors de mots et de souvenirs, Michel Jeannès prouvait que mémoriser par l’acte de langage donné en partage c’est tout autant inventer et interpeller que s’approprier et conserver. À la lecture des textes écrits sur les fiches exposées, chaque visiteur connaissait la curieuse impression que ce qui était écrit là lui rappelait sa propre histoire ou une histoire déjà connue (mariage, coquetterie, amour maternel, grand amour, travail, école, vacances, décès, etc.), une histoire déjà lue ou entendue un jour. Tissées les unes aux autres sur les lutrins ou narrées dans les vidéos, les mémoires individuelles se transformaient par l’intermédiaire des textes portés à la main sur les fiches cartonnées en une mémoire collective, en une mémoire discursive sociale partagée, et cette force de la mémoire discursive collective contenue en strates feuilletées dans ces paroles intimes permettait à tous de s’approprier sa propre mémoire, de transformer l’histoire qu’il avait écrite à partir des récits des autres. C’était comme la preuve indubitable que la parole individuelle conserve la mémoire collective, que se souvenir pour soi, c’est se souvenir pour les autres, pour peu que les souvenirs soient mis en mots, échangés dans un espace collectif qui les légitime.

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Militer comme agir, lutter, résister, créer Au final, on peut voir toutes ces démarches comme autant d’actes de résistance (au sens de non soumission) à la vision utilitariste, activiste, événementielle, institutionnelle, consumériste, cannibale5 de notre patrimoine collectif. À sa façon La Mercerie milite pour une tout autre manière de concevoir et de vivre nos relations au passé privé et collectif : par la création, par l’invention, par la parole partagée, par la prise de risque assumée à tenter de rencontrer l’autre sur le terrain fragile de ce que nous voulons bien concéder de nous, même s’il ne s’agit que de souvenirs intimes liés à des choses aussi banales et dérisoires en apparence qu’un bouton. Collecter, rassembler, trier, classer, organiser, coudre, découdre, recoudre : ces verbes d’action sont représentatifs des actes corporels auxquels La Mercerie invite tous ceux qui veulent se prêter au jeu de la co-constitution d’un matrimoine aussi concret que symbolique. 5. Je propose l’expression « vision cannibale du patrimoine » en hommage au remarquable ouvrage intitulé Le musée cannibale, réalisé sous la direction de Jacques Hainard, Roland Kaehr et Marc Olivier Gonseth, et publié par le Musée d’ethnographie de Neuchâtel en 2002.


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Au Musée dauphinois, cette co-construction était très concrètement visible et palpable. Ainsi, en passant devant le dispositif déjà évoqué du sac de chantier débordant de ses millions de boutons, de nombreux visiteurs ne résistaient pas à plonger la main dans cette masse colorée pour ensuite y laisser glisser, doucement, des boutons qui cliquetaient en retombant. D’autres, devant le même sac cédaient amusés à l’envie de ramasser des boutons ayant glissé à terre pour les remettre dans le sac, ramenant ainsi les boutons égarés dans le giron familial d’un sac aux formes arrondies, symbole d’une boîte à boutons géante, solide matrice débordante de formes et de couleurs. D’autres enfin, chapardaient des boutons… Lors des Journées du Matrimoine un autre dispositif exploitait ce thème d’une vision cannibale du patrimoine. Il s’agissait du dispositif qui diffusait une vidéo dans lequel la caméra filme les doigts de Françoise Le Roux en train « d’arracher » le bouton de la veste de déporté de son oncle pour « l’offrir » à tous les acteurs de La Mercerie. En osant toucher à l’intégrité de ce patrimoine familial symbole de la souffrance de tous les déportés de la seconde guerre mondiale, Françoise Le Roux démontrait qu’elle avait fait le choix de dire et de mettre en partage plutôt que de se taire. Ce geste de découdre/arracher/recoudre/donner un objet chéri de mémoire familiale pour le céder au collectif de La Mercerie m’a paru le moment le plus fort de l’exposition car il démontrait avec force mais sans aucun pathos, que chacun peut s’il le décide, à la fois garder et partager son patrimoine familial, sans pour autant que cet acte d’offrande volontaire soit considéré comme un acte de reniement sacrilège. Autrement dit, en sectionnant le fil du bouton de la veste de déporté de son oncle pour coudre ce même bouton sur une fiche offerte à La Mercerie, Françoise Le Roux coupe le cordon du ressentiment. Elle prouve par là à chaque visiteur qu’il peut lui aussi résister aux conventions qui l’empêchent de se réapproprier ses racines, au lieu de les considérer comme des reliques sacrées. Une manière de faire passer le message selon lequel agir sur son angoisse à se séparer des traces matérielles de son passé, c’est agir librement pour son futur. Enfin, un autre dispositif en lien avec Zone d’Intention Poétique en Isère s’employait également à créer une relation à la mémoire relevant autant de la création que de la transmission. Il s’agissait de la Boîte à boutons – Boîte à mémoire6, une œuvre créée par la plasticienne Agnès

6. Boîtes à boutons – boîtes à mémoire : le dispositif consiste à recueillir les souvenirs de la personne qui sera appelée ensuite à confier sa boîte. Le recueil se fait sous forme d’entretien filmé ou sonore. Le contenu de la boîte est ensuite « arrangé » dans une vitrine, prenant le statut d’œuvre d’art éphémère, mais on entend aussi l’enregistrement en même temps.


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Perroux à partir de la « vraie » boîte à boutons familiale que lui avait confiée Claudine Silhol. Dans ce cas, c’est autant la confiance dans l’autre, l’artiste, que l’intérêt pour la démarche de création qui permet à Claudine Silhol de lutter contre l’angoisse de voir son précieux trésor de « mémoire intergénérationnelle » être fouillé, décomposé par quelqu’un qui n’est pas de sa famille au sens strict. Dans ces trois dispositifs des Journées du Matrimoine 2007 au Musée dauphinois le message de Zone d’Intention Poétique en Isère était sans ambiguïté à mon sens : si nous n’acceptons pas que les objets de mémoire qui nourrissent notre imaginaire soient repris par les autres – dont des artistes – comme autant de motifs à créer de nouveaux imaginaires partagés, c’est que nous refusons le principe même du renouveau, le principe de vie. À partir du souvenir que j’ai gardé de cette journée du 16 septembre 2007 au Musée dauphinois et de six verbes de la langue française, j’ai tenté ici de démontrer combien le travail artistique de Michel Jeannès a induit chez moi le désir de reconsidérer d’une manière nouvelle les termes parole, médiation, visiteur, événement, valeur, ceci alors même qu’ils correspondent à des notions sur lesquelles je travaille régulièrement dans le cadre théorique des sciences du langage et de la communication. La conclusion qu’il me plairait de tirer est que La Mercerie fournit un regard décalé, humoristique et néanmoins extrêmement pertinent sur la question de notre rapport mémoriel à l’objet et à la parole. Car le talent de Michel Jeannès est là, dans cette manière qu’il a de nous faire croire qu’il nous montre une forme d’exposition inédite dont le bouton serait l’objet phare, alors qu’en réalité il travaille à ce que chaque personne décide elle-même à quels objets elle va décider, elle, de donner de la valeur. Ayant vaguement entendu parler de La Mercerie avant de venir au Musée dauphinois ce 16 septembre 2007, je m’attendais à trouver une manière de faire et d’exposer proche de ce que montre le Musée des arts modestes à Sète, soit un parti pris somme toute assez académique pour muséographier des objets de peu, des témoins de la culture populaire, voire de la « contre culture ». Or, rien de cela dans cette opération Journées du Matrimoine. Mais plutôt une proposition à la fois sensible et savante d’anti-musée d’objets, d’anti-médiation institutionnelle7.

7. Je fais référence ici à l’ouvrage collectif sur l’œuvre de Jochen Gerz : L’Anti-Monument. Les Mots de Paris. Jochen Gerz, sous la direction de Gérard Wajcman, Paris, Paris-Musées / Actes sud, 2002.


Si je tentais une métaphore, je dirais qu’en septembre 2007 au Musée dauphinois, La Mercerie invitait le visiteur à tisser les fils de ses propres mémoires à partir des objets ou des souvenirs qui lui sont chers, à tisser ces fils avec ses mots, ses phrases, ses récits, ses histoires, mais aussi avec les mots des autres, sans se soucier de savoir si ce à quoi il se trouve confronté est du patrimoine ou pas, de l’art ou pas, de la mémoire collective ou pas.

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« L’ordinaire de la communication » le matrimoine, une œuvre relationnelle

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Marie-Christine Bordeaux

Dans un système culturel où l’inégalité entre les sexes s’est maintenue à un niveau particulièrement élevé, comme l’indiquent les rapports remis au ministre de la Culture par Reine Prat en 2006 et 20091, il n’est pas anodin de proposer et de mettre en œuvre dans un musée des journées du « matrimoine ». La démarche de Michel Jeannès et du collectif La Mercerie n’a pourtant rien d’une entreprise jouant sur la question des genres, et critiquant l’organisation d’un domaine, le patrimoine, qui porte dans sa dénomination même son ancrage masculin. Cette démarche est au contraire marquée du sceau de la modestie et du détour. La boîte à boutons, trésor domestique, est le butin des patientes, des amasseuses, des glaneuses. Voilà un bien qui ne s’achète pas et qui ne fait l’objet que de transmissions féminines, souvent chargées d’affects. C’est le fruit d’un bibelotage intergénérationnel, un objet qui se passe de main en main, mais qui ne se confie qu’à une personne estimée. C’est aussi le jouet le moins cher, celui qui s’épand sur la table de la cuisine ou de la salle à manger. L’enfant y plonge les mains, commence à regrouper ces petits bijoux à un sou, qui attestent de l’ingéniosité et de l’imagination infinies de leurs créateurs ; il échafaude patiemment des systèmes de classement, dont aucun, même le plus sophistiqué, ne réussit à organiser la totalité des minuscules éléments qui le composent, et se perd ensuite dans les rêveries que suscite ce microcosme. Parfois un homme s’intéresse à ces objets dérisoires : la boîte à boutons devient une collection, tel le Fonds Boissieux, retrouvé par le Musée dauphinois dans ses réserves à l’occasion du projet artistique de La Mercerie. Monsieur Boissieux redevenait-il un enfant en classant ses boutons ? Comme bien des visiteurs, j’ai scruté ses cartes cousues de boutons, à la classification énigmatique, sans réussir à en saisir le principe rationnel. Le « matrimoine », serait-ce l’antithèse du patrimoine, conçu comme ensemble de biens prestigieux et de références culturelles remarquables transmis par une société masculine ? Certes, la notion de patrimoine est de nature collective, institutionnelle, politique, alors que les boîtes à boutons renvoient à la sphère privée d’un quasi-gynécée (les femmes avec les jeunes enfants). Cependant, cette vision tranchée et simpliste 1. Pour l’égal accès des femmes et des hommes aux postes de responsabilité, aux lieux de décision, à la maîtrise de la représentation, rapport à la ministre de la Culture, mai 2006 et mai 2009.


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tient peu de compte de l’élargissement progressif de la notion de patrimoine aux « petits » patrimoines (vernaculaires, ruraux, ouvriers…) et au patrimoine immatériel (coutumes, savoir-faire, représentations mentales, mémoires…). Cet élargissement souffre encore aujourd’hui d’une forte dissymétrie de valeurs entre le « grand » et le « petit » patrimoine, le premier mobilisant prioritairement les services de l’État, et le second laissé aux bons soins des collectivités territoriales et des associations de bénévoles. Pour autant, cet élargissement n’est pas un phénomène récent : depuis la fondation du Musée national des arts et traditions populaires en 1937, les musées de société jouent un rôle majeur pour faire prendre conscience de la valeur sociale et culturelle de biens matériels et immatériels qui ne sont pas perçus ordinairement comme du patrimoine. On constate bien, en effet, deux sortes de patrimoines et deux manières de concevoir la patrimonialisation (Poulot, 2001 ; Davallon, 2006). La première logique de construction du patrimoine est savante, légitimiste, fortement règlementée, et postule l’universalité des objets qu’elle contribue à préserver. L’autre est sociale, relative et repose sur la reconnaissance par les acteurs d’un groupe donné ou d’un territoire : « Un objet prend un sens particulier, à un moment donné, en signifiant un rapport spécifique et collectif au passé et au territoire » (Rautenberg, 2003). Patrimoine monumental, ensemble limité de grands symboles dont la fonction est de commémorer (Choay, 1991) et qu’il convient de préserver et de transmettre, d’une part ; patrimoine de proximité, domestique, constitué par les usages sociaux, économiques, symboliques d’une population, d’autre part. Il y a bien, dans l’un comme dans l’autre, transmission entre les générations, lien établi entre le passé et le présent, préservation, mais ces deux formes de patrimoine se différencient par la visée qui les sous-tend : la signification de l’un est institutionnelle, orientée vers la permanence, tandis que l’autre n’existe que dans la relation qui l’établit. Ce second patrimoine est souvent celui des classes dominées, des territoires discrets, des minorités. Les femmes y ont logiquement leur bonne part. D’une manière générale, l’extension du domaine du patrimoine aux « petits » patrimoines constituerait en quelque sorte une invasion du matrimonial par le patrimonial. Certains auteurs déplorent le caractère passéiste et sclérosant de cette invasion, qui tend à figer un patrimoine-relation dans les formes du patrimoine-héritage (Jeudy, 1990). D’autres décrivent, plus simplement et plus près de l’analyse des usages, le progressif « durcissement » du petit patrimoine (Rautenberg, 2003) : les objets ainsi patrimonialisés se sclérosent, se pétrifient, et acquièrent des qualités nouvelles, telle l’inaltérabilité.


Que vient signifier Michel Jeannès dans ces ambivalences du patrimoine au Musée dauphinois ? Le « matrimoine » n’est pas un néologisme issu de l’imagination de l’équipe de La Mercerie. Les lecteurs de Hervé Bazin connaissaient déjà ce terme, titre d’un de ses ouvrages d’une misogynie particulièrement rance (Bazin, 1967). Plus récemment, dans sa contribution à l’ouvrage Le Musée cannibale (2002), Ellen Hertz nous apprend qu’il a longtemps désigné une forme juridique de transmission de propriété par la lignée maternelle. À partir du XVIe siècle, le mot disparaît progressivement, en même temps que la chose qu’il désigne. Dans les musées de société, Ellen Hertz rappelle utilement que les catégories dominées ne le sont pas toutes au même degré, et que, au sein même du patrimoine ethnologique, une analyse en termes de genre reste à faire. Au moment où se sont constituées les premières collections, les présupposés de l’analyse des mentalités primitives s’appliquaient largement à celle de la mentalité féminine, toujours définie par sa position d’infériorité, ce qui constituerait, selon elle, une grille de lecture inédite de la constitution historique des collections ethnographiques en Europe. La femme y est naturalisée dans les qualités qui lui sont attribuées par la répartition sociale des rôles : primat des affects et des émotions, manque d’intérêt pour le pouvoir, goût pour la relation, la transmission, l’énonciation secondaire, l’enracinement, le particulier, le foyer, etc. L’attention pour le social se serait alors accompagnée d’un relatif désintérêt pour les rapports sexués de domination, et pour la dimension masculine des grilles de lecture mises en place lors du recueil et de la mise en valeur des objets. Les collections traduiraient ainsi le déséquilibre des rapports de force entre les composantes des sociétés sans les remettre en perspective. Ellen Hertz considère donc que le terme « matrimoine » désigne un champ de pratiques encore à explorer dans les musées d’ethnologie et invite à se départir des automatismes de pensée qui font considérer la patrimonialisation comme un processus quasi naturel. Ces automatismes de pensée ont pourtant la vie dure. Ainsi le texte que consacre Michel Maffesoli au « matrimoine2 », qui analyse le phénomène de la postmodernité comme retour d’une pensée primitive et matriarcale, après des siècles de modernité, c’est-à-dire de pensée universalisante, rationnelle, dominée par le principe d’unicité. Le principe du matrimoine serait donc le retour de la matrice, du « ventre », du lien, de la complexité qui permet de penser ensemble des choses disparates. Face à la théorie ordonnée des événements qui

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2. « Le principe vital du matrimoine », texte d’une conférence mis en ligne le 18/10/2006 www.anppas.org (Association nationale pour la Recherche sur l’environnement et la société).


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forment l’histoire universelle, Maffesoli annonce l’avènement de l’esprit du corps, du partage des émotions collectives, du sentiment d’appartenance, de l’« imaginal » : « vivre au présent des manières d’être on ne peut plus anciennes. » À l’animus éclairé, souverain, est appelé à succéder l’anima, règne de l’émotionnel, du concret, du particulier, de l’expérience, de l’enracinement, de l’« éco-logie ». Au fond, si les boîtes à boutons n’étaient sorties que d’espaces féminins confinés, on pourrait soupçonner Michel Jeannès de s’être lui aussi laissé prendre au piège des automatismes de pensée. Les boutons sont souvent du côté de la nostalgie de l’enfance, de la sphère féminine dans sa dimension domestique, témoignages modestes d’habiletés minuscules dans leur fabrication, leur accumulation, leurs usages premiers et leurs usages détournés. Plus d’un récit confié à La Mercerie, cousu à un bouton, et exposé par le Musée dauphinois, raconte le rapport à la mère, à la grand-mère, rassurantes et protectrices, le regret de la jeunesse enfuie et mythifiée. On hésite toutefois à parler de clichés à propos de ces récits nostalgiques, car ils disent la société dont ils sont issus, où la femme est confinée dans le rôle de prendre soin. Mais d’autres boutons, avec d’autres récits, font apparaître d’autres univers. Celui, terrible, des camps de déportation, avec la solennité de la dépose du bouton puis de sa couture sur l’habit de déporté de l’oncle de Françoise Leroux. Les odeurs fortes d’un univers masculin, une fabrique artisanale de gros boutons de corne, bois et autres matières organiques du père de Mychèle Monteiller, ainsi que la violence sociale qu’elle avait perçue, petite fille accompagnant son père dans son activité de vente de boutons pour la haute couture. Un attentat dans une église au Maroc, déjoué en 1952, le jour où Tranquilla Saragossi portait, pour la communion de son fils, un chemisier à petits boutons de roses blanches et dorées. Le « matrimoine », ce ne serait donc pas la revanche des femmes, une alternative à la dimension masculine du patrimoine, qu’il soit monumental ou vernaculaire. Le terme désignerait plutôt une certaine façon de faire surgir de la mémoire : à partir des expériences du corps, et à l’intérieur d’un dispositif artistique, dans une pluralité de liens entre des affects et des lieux de symbolisation. Il désigne aussi une certaine façon de prendre la parole, et d’écouter, dans l’espace muséal. Le dispositif créé par La Mercerie, en fixant un cadre d’expression restreint (une carte rigide envoyée dans les réseaux tissés autour du projet, sur laquelle on peut coudre un bouton et en dire l’histoire), instaure une médiation qui permet de s’exprimer tout en obligeant à une certaine économie de moyens


dans la narration. Cette économie est aussi une des conditions du partage du sens, car elle permet à un public, participant ou non à l’opération, de parcourir facilement la lecture de ces histoires dans des espaces d’exposition. Si toute l’équipe du Musée dauphinois a été impliquée dans ce projet, il faut signaler, comme un fait relativement rare dans le monde des musées, que l’interlocuteur principal du projet, Franck Philippeaux, y est responsable de la médiation culturelle. En ce sens, le « matrimoine » renvoie aussi à l’hypothèse d’une redistribution de la hiérarchisation des rôles dans l’institution culturelle, où la médiation est le plus souvent conçue dans sa dimension ancillaire, secondaire, au service d’un projet scientifique, afin d’assurer une audience à ce projet et d’assurer un indispensable contact humain en complément d’une exposition. Ici, la collaboration entre médiateur et artiste est fondée sur l’idée que la médiation est un art, et non pas seulement un ensemble de techniques d’animation exercées au sujet de l’art, même si elles peuvent, occasionnellement recourir aux langages de l’art, telle la théâtralisation de la visite guidée (Gellereau, 2005). Freeman Tilden ne disait rien d’autre dans les années 1950 auprès des animateurs des parcs nationaux nord-américains, lorsqu’il énonçait les principes de l’interprétation du patrimoine. Il recommandait en particulier de s’appuyer sur des éléments familiers, quotidiens, bien identifiés des publics ; de prendre en compte la personnalité et l’expérience des visiteurs ; de construire une expérience artistique3 qui mettrait en mouvement d’autres démarches cognitives que celles de l’apprentissage scolaire. Tout en revendiquant un certain décalage par rapport au champ de l’art contemporain, Michel Jeannès a en effet conçu une œuvre relationnelle, qui s’inscrit dans le courant de l’« esthétique relationnelle » (Bourriaud, 2001). Ce courant est issu des situationnistes et des expérimentations du groupe Fluxus, et pose la relation humaine comme première à l’œuvre. De même que Guy Debord proposait un dépassement de l’art par une révolution de la vie quotidienne, les artistes que Nicolas Bourriaud relie entre eux par la notion d’esthétique relationnelle rejettent la « société des figurants » et inventent des petites « utopies de proximité » où peuvent proliférer des formats de relations sociales qui ne sont pas dictés uniformément par l’ère des « relations publiques généralisées » dans la société de communication (Miège, 1996). Ces artistes refusent de s’inscrire dans les formes canoniques de l’art, y compris les plus récentes. Ils se

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3. Terme que je considère comme plus juste en termes de pratiques de médiation que celui d’« œuvre artistique » qui est généralement cité à propos des principes de l’interprétation chez Tilden.


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donnent pour tâche d’« investir la sphère relationnelle en la problématisant ». Ils sont plus contemporains que modernes, et récusent la revendication d’autonomie du monde de l’art. L’art se fond dans le social, la relation, les effets de sens fortuits. Le projet de La Mercerie répond à cette ambition sociétale où « chaque œuvre d’art particulière serait la proposition d’habiter un monde en commun » ; où, « par de menus services rendus, l’artiste comble les failles du lien social ». Ce projet se démarque néanmoins des démarches décrites par Nicolas Bourriaud dans la mesure où ni la question de l’art ni la personne de l’artiste n’occupent une place centrale dans le dispositif proposé. Il n’existe pas de centre discernable, uniquement des ramifications, et de multiples temps de récolte, de partage, d’échange. L’artiste ne ménage aucun point de vue qui permettrait de voir, de manière panoramique, l’œuvre entière. Comme dans le travail d’Agnès Varda4, ce qui prime, ce n’est pas l’œuvre, mais la manière de poser un regard. Le dispositif n’exhibe aucune des formes habituelles de la contemporanéité ; il accueille des mots et des objets surannés, démodés, sans âge. Il n’établit aucune distance par rapport aux objets témoins d’un art modeste. Il se définit par sa disponibilité et sa plasticité. Cet art renvoie à des valeurs transposables dans la société, et offre un cadre pour que ces valeurs s’exercent effectivement. Ce cadre est fragile, il doit résister à la tentation (intérieure) et à la pression (extérieure) qui consistent à définir une forme identifiable, la signature d’un auteur, une marque de fabrique, un élément qui permettrait de « condenser » l’œuvre, au sens où l’entend Genette, et qui dispenserait de prendre le temps de s’y confronter. Cet art ne porte pas en lui sa propre médiation, au sens où l’art théâtral se conçoit comme intrinsèquement médiateur, assurant par le travail du metteur en scène et le jeu de l’acteur une transition entre le monde de la pièce, le texte de théâtre et le monde du spectateur. Il ne nécessite pas non plus une médiation extérieure, explicative, atténuant le choc de l’œuvre ou facilitant sa compréhension. Il est une médiation en actes, car chacun y est acteur et spectateur, producteur et visiteur, regardeur et regardé, la relation étant la base même de l’œuvre. Au fond, ce que Michel Jeannès est allé chercher au Musée dauphinois, ce n’est pas le patrimoine, c’està-dire une collection, des objets, une institution, mais c’est la société elle-même. Dans un musée de société, il pressentait que ce dispositif serait plus juste que dans un centre d’art, car un musée de société

4. Les Glaneurs et la glaneuse, 2000 ; Deux ans après, 2002 ; Quelques veuves de Noirmoutier, 2005 ; Les plages d’Agnès, 2008.


est un lieu où une population peut dire son passé et son présent, et en débattre. Il a fallu cependant, malgré cette nature particulière du Musée dauphinois, « faire société », encourager la collecte, trouver des relais, installer des zones d’échanges entre le musée et d’autres lieux d’activité sociale à Grenoble. Il faudrait aussi interroger le musée sur ce qu’il est allé chercher auprès de Michel Jeannès en accueillant son projet. Bien des réponses sont possibles. Une relation à la population, à une période où le musée était fermé pour travaux. Une interdisciplinarité, un lien tendu entre patrimoine et art contemporain, dans un contexte général où les institutions sont poussées à coopérer et à élargir les frontières de leurs disciplines. Une occasion offerte à ceux qui ne sont pas encore allés dans ce musée, et qui y sont attirés par un projet participatif. Un événement, quelque chose qui puisse rompre avec les pratiques habituelles de conception d’exposition, ou avec le rythme du musée, mais qui ne soit pas limité à une performance artistique le temps d’un spectacle ou d’un concert. Des formes différentes de participation à l’espace muséal, au-delà des dons d’objets, des témoignages, des fragments de mémoire. Une mise en intrigue de l’acte de collecte, de recueil, de dialogue avec les personnes et les groupes constitués. Un effet d’étrangeté, un procédé de mise à distance du musée vis-à-vis de lui-même. Pour conclure, je voudrais inscrire ma réflexion dans une perspective plus large, au-delà du musée et au-delà du champ de l’art. Tous les analystes s’entendent pour considérer que la politique culturelle moderne, après le système dit « des beaux-arts », a consacré la disparition du peuple et l’avènement du public. À tel point qu’il est devenu aujourd’hui impossible de penser ensemble consommation et production culturelles, et plus largement culture populaire, culture de masse (quand ces deux premières formes de culture ne sont pas tout simplement confondues) et culture savante. La participation à la vie culturelle n’est plus entendue que comme une activité de consommation et de réception, à peine tempérée par le constat que les spectateurs, les visiteurs, les auditeurs continuent de mener, discrètement, une activité généralement silencieuse de fabrication culturelle et d’intentionnalité esthétique, parfois tout à fait décalée par rapport aux intentions de ceux qui programment l’activité culturelle. L’intérêt pour la culture populaire disparaît, au bénéfice de la conquête de nouveaux publics, ou pire, de la commisération pour les « non-publics » (Ancel, Pessin, 2004). Personne ne l’a dit avec autant de force que Michel de Certeau dans le chapitre « La beauté du mort » de La culture au pluriel : « La culture populaire

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existe-t-elle ailleurs que dans l’acte qui la supprime ? » Commentateur critique du développement culturel et de la société de loisirs, il rappelle qu’« une production sociale est [aujourd’hui] la condition d’une production culturelle » et que ce sont les formes marginales et localisées de l’investissement social qui permettent de définir en termes culturels les tensions qui sont vécues dans l’espace de vie. Les classes dominantes ne perçoivent, dans la culture des catégories dominées, que la passivité et l’inertie par lesquelles la culture populaire est travestie en culture de masse. Les médiateurs culturels ne peuvent que rester attentifs à cette pensée de Certeau : elle rappelle que, accomplie dans un certain esprit, la médiation n’est rien d’autre que l’instrument, paré de vertus sociales, de l’imposition de la culture savante, et la négation de la culture populaire. Les médiateurs ne sont pas des messagers transparents, intermédiaires chargés d’améliorer une communication ou une compréhension déficientes, mais doivent se confronter eux aussi à la question de la forme, du sens, et de l’expérience artistique. Ni savante, ni populaire, ou plutôt savante et populaire, esthétique et sociale, artistique et culturelle, l’entreprise de Michel Jeannès est, comme je l’ai dit précédemment, une œuvre relationnelle. La relation malicieuse et féconde entre les gens et l’artiste n’est pas purement conceptuelle : le bouton est lesté de tout le poids de l’expérience vécue et de la mémoire du corps. Les personnes hésitent à s’en défaire, vérifient qu’elles en ont d’autres exemplaires avant d’en donner ; on leur accuse réception avec soin ; lorsqu’un bouton est volé lors d’une exposition publique, c’est un grand embarras pour l’équipe de La Mercerie, qui ne sait comment annoncer la chose à la donatrice ou au donateur. Les mots et les histoires confiés sortent souvent d’un long silence. Pour qu’apparaisse la force de la poésie du quotidien, il faut se poster longtemps, comme pour le film La traîne de la mariée, présenté dans le chœur de l’église de SainteMarie-d’en-Haut, long plan fixe sur la façade de la mercerie « À l’économe », où s’impriment à peine les silhouettes des derniers clients de la boutique en cours de liquidation. Le dispositif implique d’être à la fois rusé et précis dans sa conception et son fonctionnement, et ouvert à toute excroissance imprévue. Il en résulte, parfois, l’impression d’un manque de maîtrise, contrairement à certaines œuvres participatives où tout est écrit d’avance, et où les amateurs

La traîne de la mariée Prises de son et de vue effectuées en août 2005 lors de la fermeture de la mercerie « À l’économe », Lyon Réalisation : Michel Jeannès. Montage : Frédéric Darricades. Production : La Mercerie 2006


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participants jouent malgré eux une nouvelle partition de la « société des figurants » à laquelle il a été fait allusion plus haut. L’envie de presser Michel Jeannès de finaliser, de donner à ce tissu de relations une forme artistique identifiable, d’apporter une signature reconnaissable, nous saisit. C’est le moment de relire, encore une fois, Certeau : « Est créateur le geste qui permet à un groupe de s’inventer. Il médiatise une opération collective. Sa trace peut-être survivra au groupe, sous la forme d’un objet tombé de la vie, pris, abandonné de nouveau et réemployé encore par des pratiques ultérieures. » N’ayant pas pris le risque de coudre une histoire à mon bouton dans l’espace muséal, acte dont j’ai éprouvé la force d’engagement, je prends place dans ce dispositif par ces quelques lignes « tombées de la vie ».

Bibliographie Ancel Pascale, Pessin Alain (dir.), Les non-publics. Les arts en réception, Paris, L’Harmattan, 2004. Bazin Hérvé, Le matrimoine, Paris, Seuil, 1967. Bourriaud Nicolas, Esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du Réel, 2001. Chaumier Serge, Jacobi Daniel (dir.), Exposer des idées. Du musée au centre d’interprétation, Paris, Complicités, 2009. Choay Françoise, L’allégorie du patrimoine, Paris, 1991. Davallon Jean, Le don du patrimoine : une approche communicationnelle de la patrimonialisation, Paris, Hermès science publications, 2006. De Certeau Michel, « L’ordinaire de la communication » in La prise de parole et autres écrits politiques [Éd. établie par Luce Giard], Paris, Seuil, 1994. De Certeau Michel, L’invention du quotidien 1. Arts de faire, Paris, Gallimard Folio, 1980 [nouvelle éd. 1990]. De Certeau Michel, La culture au pluriel, Paris, Seuil,1974 [nouvelle éd. 1993]. Gellereau Michèle, Les mises en scène de la visite guidée : communication et médiation, Paris, L’Harmattan (coll. Communication et civilisation), 2005. Grignon Claude, Passeron Jean-Claude, Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Gallimard, 1989. Hertz Hélène, « Le matrimoine », in Gonseth Marc-Olivier, Hainart Jacques et Kaehr Roland, Le musée cannibale, Neuchâtel, Musée d’ethnographie, 2002. Jeudy Henri-Pierre, La machine patrimoniale, Paris, Circé, 2008. Jeudy Henri-Pierre (dir.), Patrimoines en folies, Paris, Maison des sciences de l’homme (coll. Éthologie de la France, cahier 5), 1990. Maffesoli Michel, Après la modernité ?, Éditions du CNRS, 2008. Miège Bernard, La société conquise par la communication ; 1. Logiques sociales, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble (coll. Communication, Médias et Société), 1989 [nouvelle éd. 1996]. Poulot Dominique, Patrimoine et musées : l’institution de la culture, Paris, Hachette, 2001. Rautenberg Michel, « Comment s’inventent de nouveaux patrimoines », in Culture et Musées [1], Avignon, Actes Sud, 2003. Tilden Freeman, Interpreting our Heritage, Chapel Hill, University of North Caroline, Carolina Press, 1957.


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la boîte à boutons d’Hippolyte Müller Jean-Pascal Jospin

Entretien filmé, propos recueillis par Michel Jeannès Retranscription : Aurélie Mourier Rush complet, 33 minutes Michel Jeannès : Ça tourne. Prenez votre temps, c’est intéressant de découvrir... Jean-Pascal Jospin : Il y a des objets loin du bouton. Je découvre que c’est très varié. La collection de notre fondateur, le fondateur du Musée dauphinois, Hyppolite Müller, personnage curieux de tout. Il a récolté toutes sortes de boutons. Des boutons dont le principe est très ancien, qui remonte à l’âge du fer, même s’ils étaient en bronze. Il n’y avait pas de trous, à l’époque. Il y avait un système pour être enfilé dans des fentes de cuir, ou plutôt des appliques de ceintures. Ce type d’objets et sa forme nous ramènent à l’ancêtre du bouton. On a des boutons militaires, boutons de bronze, souvent avec l’indication de l’arme du soldat. Là, ce n’est pas un bouton militaire, c’est un bouton d’écolier, de l’école laïque. Il y a peut-être des boutons d’écoles religieuses ? Quant à ce bouton en os, c’est le bouton du pauvre. Pourquoi le bouton du pauvre, le bouton en os ? C’est une matière beaucoup moins noble que le métal, ou l’ivoire ; la question est alors de savoir à partir de quand on se met à porter des boutons en os. Enfin des boutons, à quatre trous, ou à deux trous. Historiquement, on commence par le bouton à deux trous… alors là il en a cinq ! Mais voici un bouton à quatre trous ! On a ici pratiquement tous les exemplaires nécessaires pour faire l’histoire du bouton. Il n’y a pas de bouton manquant. [Cut] Le conservateur est parfois avec ses collections comme un enfant qui découvre des jouets nouveaux. Là voici le bouton-médaille. Il y a le bouton-plomb-de-pêche, aussi... toutes sortes de boutons. Finalement, tout est bon dans le bouton… Extraordinaire, cette collection ! Je ne la connaissais pas. Le conservateur ne connaît pas toujours bien le détail de ses collections.

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En ce qui me concerne, c’est assez normal, puisque je suis plutôt spécialiste d’archéologie, et donc on a beaucoup moins de boutons pour les périodes anciennes. Le bouton, c’est important, quand même ! Parce qu’on invente des formes de boutons qui vont servir, et qui vont être finalement un bienfait pour l’humanité, comme l’est le bouton-pression. Pourquoi invente-t-on le bouton-pression à Grenoble ? Parce qu’on y fabrique des gants ; nous avons ici un très bel échantillonnage de cette fabrication traditionnelle qui a presque malheureusement disparue, qui était une activité très importante, puisque sous Napoléon III par exemple, un actif sur trois à Grenoble travaillait pour le gant. [cut] Müller était un type assez étonnant : il n’avait pas son certificat d’études et il va aller jusqu’à faire de l’enseignement universitaire. Il aura deux grandes œuvres dans sa vie : d’une part il va devenir un archéologue alpin renommé – il va beaucoup fouiller, essentiellement en préhistoire, en grande partie les Alpes dauphinoises – et d’autre part, il fonde le Musée dauphinois. Il a un regard ethnologique et il s’aperçoit très rapidement que les campagnes qu’il parcourt sont occupées par une société et un monde en mutation. Il ressent la nécessité de sauver le maximum d’informations, à travers les enquêtes et les objets qu’il va commencer à collecter. En 1906 il convainc la ville de Grenoble de fonder ce Musée dauphinois qui sera un musée d’ethnologie, un musée de société ; Hyppolite Müller va faire une collecte très importante, qui est la base même des collections de ce musée. Il va – y compris donc – s’intéresser à des objets aussi humbles et modestes que peuvent l’être les boutons. C’est très étrange là quand même ce classement, cette collection ? Je la découvre, elle est… Le classement semble plutôt fait par matières ; il faudrait revoir ça… Nous sommes ici dans un musée, donc notre œil est scientifique. Je pense qu’à l’avenir les spécialistes vont s’intéresser à cette collection. Il y a des choses fort anciennes et intéressantes, comme par exemple – peut-être d’ailleurs trouvé en fouille ? – ces boutons double. Le bouton double a une fonction particulière et apparaît à la Renaissance. On portait alors des chemises en soie ; or le vêtement supérieur cachait ces chemises de prix. Il fallait donc ouvrir les manches


des vêtements pour montrer la chemise. Et alors ces ouvertures aux manches étaient tenues par des boutons double, comme ceci. Donc là nous avons certainement des boutons fort anciens, peutêtre pas du XVIe siècle... Mais ceux-ci remontent peut-être au XVIIe siècle et sont donc déjà par leur date des objets intéressants. Là j’en vois un à motif ; je pense que c’était un royaliste ! Donc on affichait aussi ses convictions politiques par le bouton. On retrouve le bouton double… Je pense que ça a duré relativement longtemps. Là on trouve d’autres convictions politiques : Napoléon III. Voilà. Il n’y a plus l’anneau, mais c’était un bouton « Je suis fier d’être Bonapartiste ». Victor Hugo nous aurait dit : « C’est que Napoléon est petit». Donc… Voilà. Je pense qu’il y a toutes sortes de matières, il y a probablement, peut-être, de l’argent. Ou en tout cas des boutons argentés. C’est une collection qui mériterait d’être mieux classée et étudiée. Je pense que Müller faisait ça pour la curiosité de l’objet. [cut] Ah, ça c’est intéressant ! Il s’agit de la Garde Nationale Sédentaire ; il devait y avoir aussi la Garde Nationale Itinérante. Vous voyez on en apprend des choses par le bouton. Ensuite, il faut chercher dans les archives pour savoir dans quel bureau, dans quelle caserne ces soldats étaient condamnés à demeurer sédentaires. Un bouton de religieux : « Petit séminaire » ! Un bouton de prêtre, enfin de futur prêtre. C’est vraiment, une richesse, cette collection. À travers le bouton, on reconstitue toute la société. Je parlais tantôt de l’école laïque et voilà un bouton de l’école religieuse, de l’école Saint-Maurice orné d’un Christ. On va peut-être trouver un bouton de costume de gardien de musée ? On a peut-être ça ? En tout cas ça serait bienvenu ici. Et toujours cette fameuse Garde Nationale qui ne se déplaçait pas puisqu’elle était sédentaire. En Isère. Sédentaire en Isère quand même, donc autorisation de déplacement départemental. Et là, un bouton fabriqué à Paris. On a aussi le nom du fabricant – je ne sais pas, désolé ma méconnaissance des caissons et « H.J. » je ne sais pas qui c’est – mais c’était un Parisien qui travaillait pour les Grenoblois, chose fréquente. Voilà, des boutons bavards. Encore un petit lot, et dans ce petit lot… Ah ! Il y a des fabricants locaux : « Riquet » à Voiron. Alors, c’est un bouton en métal, mais de type archaïque puisqu’il n’a que deux trous. Si on regarde bien la question aujourd’hui, si vous mettez le nez sur la chemise des

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gens, on trouve les deux manières : à deux trous et à quatre trous. Là, il y a peut-être des fabricants ? Il y en avait autrefois dans la région. La Ménagère, à Grenoble, une marque. Monsieur Giraud, à Grenoble, L. Giraud. Duplessis, à Voiron. Je ne pense pas qu’il s’agisse des noms de personnes mais plutôt de fabricants. La marque Aux trois mousquetaires. C’est un bouton qui, comment dire, est finalement assez militaire. Donc on a vraiment une richesse à travers cette collection. Rivollet-Grenoble, encore un autre fabricant probablement. Tout cela lié à la ganterie. Il n’y a, à ma connaissance – à part Raymond Bouton qui s’est reconverti dans le système de fixation – plus de fabricant à l’heure actuelle dans la région, comme d’ailleurs très peu en France. Mais il y en a qui résistent, apparemment. Il faudrait les rencontrer. Voilà, c’est un peu un inventaire à la Prévert. [cut] Et là en découvrant, ou redécouvrant ce classement, cet inventaire ou cette collection, ça vous amène à avoir un nouveau regard sur le fondateur du musée, par exemple ? On perçoit des traits de caractère du collectionneur, ou des intentions ? Nouveau regard, non. Non parce que je dirais que ses collègues à la même époque n’avaient peut-être pas cette idée d’aller collecter le bouton. Ou alors ils auraient collecté le bouton fabriqué dans la région. Lui a cherché à collecter des boutons de matières, de fonctionnalités extrêmement différentes. C’est à l’image du personnage. C’est quelqu’un qui ne fait pas une collecte exhaustive, parce qu’il n’en a ni les moyens intellectuels, ni les moyens humains, mais il fait une collecte… C’est l’avenir qui nous le dira, parce qu’on manque d’études de spécialistes sur ces questions. Mais le bouton, comme accessoire de vêtement, mérite le respect, et même l’intérêt scientifique qu’on peut lui porter. Jusqu’à présent, il est négligé, mais je pense qu’on va y venir dans les années qui viennent. Des travaux universitaires pourront être faits sur ces questions, et un regard scientifique se porter sur le bouton et son histoire. C’est même nécessaire, pour connaître la période d’appartenance de telle pièce, son contexte de fabrication, son contexte d’utilisation. Là, nous retrouvons quelque chose qui, je dirais, n’a pas abouti. Pour les fabricants grenoblois de boutons métalliques, par exemple, il aurait pu systématiquement entrer les données dans un classement, peutêtre donner des dates. Ces objets ne sont pas datés en eux-mêmes,


ils ne portent pas une date gravée ; ça nous aurait aidé à reconstituer l’histoire de l’industrie dauphinoise, par exemple. Bon ça n’a pas été fait. Mais, on ne peut pas le lui reprocher, il était partout. Ça se présente encore un peu comme un vrac. C’est une collection qui est brute. C’est aussi ce qui en fait son charme. Certains diront qu’il faut la laisser comme ça…

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Les pérégrinations de Monsieur Bouton 1. Manifestation contre le démantèlement du service public, Lyon, 21 janvier 2010 2. « Non à la fermeture Éclair ! » in album « Causes, toujours » sur Facebook


couture et contacts au musée Joëlle Le Marec

La scène se passe au Musée dauphinois, le 16 septembre 2007, pendant la journée du matrimoine, autour des lutrins qui présentent Coudre son histoire à un bouton. Il y a là le poète qui a réalisé l’exposition, des enseignants-chercheurs en sciences sociales, des médiateurs et des membres du personnel du musée, également attentifs au lieu, aux objets et aux commentaires des uns et des autres. La situation, une fois décrite, ressemble à ces figures de l’occasion, de l’hybridation, de l’ouverture, caractéristiques de tendances fortement promues dans le monde culturel et académique. La combinaison des genres est en effet célébrée comme ouvrant des perspectives à l’action institutionnelle et générant de nouveaux publics. De plus, puisqu’elle porte sur un objet modeste, qui renvoie au quotidien le plus ordinaire, l’exposition pourrait s’apparenter à ces nombreux travaux artistiques et universitaires supposés défendre, contre les formes consacrées de la culture cultivée portée par les institutions, les alternatives populaires, mineures, discrètes. Or, l’attention à l’ordinaire et au quotidien est dans les sciences sociales et la création culturelle contemporaine ce que la rhétorique de la mise en cause de l’ordre établi est devenue aux arts plastiques : un académisme routinier du regard décalé, de la posture sensible, qui n’est guère dérangeant. Cet académisme permet souvent, tout au contraire, d’asseoir des positions de légitimité s’appuyant sur une rhétorique de la défense du faible. Il joue contre ce qu’il prétend servir car il assèche les possibilités de s’intéresser sérieusement à des formes d’expression qui continuent à ne pouvoir être reconnues que lorsqu’elles ont attiré l’attention des artistes et chercheurs de renom, un peu comme l’art africain célébré pour avoir réussi à intéresser Picasso ou Derain. Mais le Musée dauphinois et La Mercerie ne sont pas les lieux de cet académisme de la posture « dérangeante » destinée aux pairs, aux artistes, aux muséographes : ils sont depuis longtemps familiers des témoins, informateurs, habitants qui en sont les premiers publics et non les objets ou sujets prétextes. En outre, notre rencontre interdisciplinaire autour des boutons n’est pas une amorce permettant de sensibiliser à quelque chose qui

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devrait être pris en charge ailleurs et par autrui. Elle n’est pas une simple piste ouvrant des prolongements à venir, par exemple des projets possibles entre des musées, des artistes et des chercheurs. Dans cette rencontre, nous ne sommes pas nous-mêmes les représentants de l’université, du musée et de l’atelier artistique, face à une exposition qui ne serait que le signe d’autre chose ; nous sommes, ici et maintenant, engagés dans une conversation autour d’objets dans une salle du musée, et nous découvrons ensemble grâce à elle la force de ce qui nous fait nous ressembler et qui ne tombait pas immédiatement sous le sens : l’intérêt a priori pour des propositions culturelles alternatives, pour les rencontres interdisciplinaires. Le contexte de l’organisation des Lournées du Matrimoine par le Musée dauphinois, la collecte et l’exposition de La Mercerie, et la visite du petit groupe d’enseignants-chercheurs produisent ensemble un petit miracle : nous nous rencontrons ici à travers des pratiques et des expériences qui nous rendent soudain très proches, en dépit et grâce à la différence de nos univers familiers. Ce qui nous fait converger aujourd’hui au musée pour « coudre son histoire à un bouton » tient à ce qu’il y a de commun dans ce que le Musée dauphinois expérimente depuis des décennies par sa manière unique de se soucier de sa population de référence, dans ce dont Michel Jeannes témoigne par la dynamique si particulière de ses interventions poétiques mi-induites mi-conduites avec quantité d’inconnus, dans ce que les médiateurs développent par le dialogue permanent avec les publics et enfin, dans ce que nous ressentons nous-mêmes en tant que chercheurs au fil de nos enquêtes auprès de tant de visiteurs anonymes des musées et des dispositifs de médiation. Il s’agit d’une manière de se tenir ensemble face à ceux que nous côtoyons dans la ville, dans l’intervention poétique, dans l’action culturelle, et dans l’enquête au musée, dos au monde éditorial et artistique. Ce jour-là, les conditions sont réunies, sociologues, médiateurs et artistes se retrouvent par leur commune passion pour l’enquête. Ce qui nous rassemble est un contact soutenu avec l’enquêté, la population, l’autre à la fois lointain et proche. Nous ne l’avions pas prévu tant l’évidence d’une curiosité mutuelle et d’un intérêt partagé pour La Mercerie et le Musée dauphinois aurait suffi à nous combler. Le plan sur lequel nous nous retrouvons nous échappe un peu ; nous partageons plus que ce que nous nous sentions partager en convergeant au musée ce dimanche. Cependant, comme il n’est pas


possible de généraliser aux autres ce qui se produit en soi, même si le sentiment apparu est, précisément, celui d’une intercompréhension profonde, je ne peux qu’évoquer la manière dont cette intercompréhension a joué dans l’approfondissement de mon intérêt propre, et qui n’a pu être pleinement et distinctement perçu qu’à travers cette situation vécue à plusieurs.

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De quoi donc s’est-il agit ? Du public, du fait d’être public ensemble à ce moment, tout en partageant dans nos vies professionnelles une même passion pour le public. Le public c’est l’ensemble de ceux qui n’inscrivent rien dans l’espace public. Comme chercheuse en sciences sociales, je m’intéresse au public des musées et j’ai découvert peu à peu, au fil des ans et des recherches, que cet intérêt était lié au fait que les visiteurs rencontrés par centaines dans des salles de musées étaient pathétiquement confiants dans la valeur de leur respect pour l’institution, respect aussi émouvant et sérieux que les récits de boutons qui couvrent les lutrins. Être ici au Musée dauphinois qui depuis tant d’années cultive une attention si forte aux grenoblois et à tous ceux qui en appellent au musée, être ici et parcourir la collection des fiches d’histoires de boutons rassemblées par La Mercerie, (par exemple, celle du musicien qui a appris à déchiffrer une partition en déplaçant un bouton sur une portée) c’est être public récompensé d’être public et jouissant avec d’autres passionnés des formidables perméabilité et plasticité de notre état du fait d’une immersion dans la cohérence, laquelle n’est jamais facile à objectiver à plusieurs. Les disciplines de l’enquête produisent un type de savoir en rupture constante avec l’idéal d’une production académique autonome, circulant dans l’espace de la communication scientifique (ouvrages, séminaires). Cette rupture est ce qu’Olivier Schwarz qualifie comme un empirisme irréductible1, celui qui fait de tout savoir ethnographique une expérience du contact avec autrui avant d’être une élaboration au service de la construction d’une intersubjectivité académique puis culturelle. Ce qui se joue dans la prédilection pour le contact, c’est l’inversion du processus imaginaire de la recherche et de la création. Contre la montée en généralité et l’accroissement de la valeur par l’arrachement aux terrains de l’enquête et la création d’une distance à l’objet, il y a la conviction sans cesse ranimée par l’expérience qu’une part essentielle du savoir sur la société et 1. Voir Olivier Shwartz, « Pour un empirisme irréductible », postface de la réédition française de Nels Anderson, Le Hobo, sociologie du sans-abri, Paris, Nathan, 1993.


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la culture (le savoir sociologique ou ethnographique) vient de la rencontre réitérée avec l’Autre, la conviction aussi que la création n’est pas affirmation de soi ou promotion de la singularité du geste. Le contact ranime en permanence la tension entre le savoir comme texte, comme production qui trouverait sa pertinence hors des conditions où il s’élabore, et le savoir comme empoignade sauvage ou joyeuse avec l’Autre, le différent, le frère, le proche, le lointain. Certains écrits ethnographiques sur le terrain, certaines œuvres participatives, ne transportent rien, ne diffusent rien à ceux qui ne peuvent y reconnaître que ce qu’ils ont déjà rencontré un jour. Les savoirs de la reconnaissance sont comme les états amoureux : les productions culturelles et académiques auxquelles ils donnent lieu sont dépourvues de sens ou proches des empathies truquées pour ceux qui n’y reconnaissent rien. Ils sont pleins d’échos et de vie, et d’un savoir précieux, pour ceux qui s’y retrouvent comme dans des situations déjà traversées. Les fiches de boutons, le Musée dauphinois et l’enquête résonnent de reconnaissances multipliées sur mille plans : intimes, intellectuels, culturels. Ils résonnent des fraternités sociales et générationnelles bien sûr (« moi aussi je suis comme lui, comme elle, ma grand-mère avait une boîte à boutons, une ancienne boîte à bonbons, avec une scène de flamenco, j’ai envie moi aussi de raconter une histoire »). Ils résonnent de fraternités professionnelles et intellectuelles, institutionnelles : je devine le temps et les engagements qu’il a fallu à Michel Jeannes pour recueillir ces témoignages, j’imagine les atmosphères des découvertes. Je sens le Musée dauphinois fourmillant des chuchotements de mille témoignages et dialogues à chaque préparation d’exposition (il y a dans le cloître une belle photographie de Jean-Pierre Laurent au magnétophone). Je devine les situations d’enquête, je perçois les engagements dans les actions de médiation qu’expérimentent Marie-Sylvie Poli, MarieChristine Bordeaux, Cécilia de Varine, Franck Philippeaux, car je les connais aussi… Je ne peux certes pas parler pour les autres car l’intercompréhension est bien sûr vécue différemment par chacun, mais je sais que nous sommes dans cette circonstance les témoins attentifs d’une commune prédilection pour l’enquête et le public, prédilection construite et éprouvée dans la longue durée, et qui fonde ce que nous cherchons à faire dans ou hors de l’institution. Elle nous amène les uns les autres à adopter des trajectoires lestées de rencontres et du dialogue avec ces personnes inconnues que nous ne pouvons nous passer de fréquenter.


Cette prédilection amène aussi chacun de nous à s’éloigner d’autres types de trajectoires. La logique actuelle de développement des musées, des chercheurs, des artistes médiateurs, suppose en effet presque nécessairement de quitter la zone de contact et les attachements archaïques et passionnés qu’elle suppose, pour entrer dans l’intersubjectivité plus policée et plus maîtrisée des agencements de textes, montages stratégiques et réseaux structurels. Notre commune prédilection nous isole ainsi peut-être d’une partie du « monde de l’art », du « monde des musées », du « monde de la recherche », entendus comme ensemble des médiations qui éloignent peu à peu l’art, les musées, la recherche, des objets ou des personnes par rapport auxquels ces mondes sont supposés prendre sens. Nous sommes également témoins dans l’exposition, témoins les uns des autres dans la commune condition d’une tension fortement vécue et difficilement énonçable entre la valeur des savoirs qui s’éprouvent dans le contact, largement indicibles, et la valeur des productions culturelles et universitaires qui circulent hors de la zone de contact. Nous voici donc ici retenus, tirés vers le terrain mais dans l’espace de notre dialogue, nous voici cousus à ces histoires de boutons, nous voici heureux de nous sentir proches des anonymes que nous côtoyons et qui sont bien plus, pour chacun de nous, que des fournisseurs de matériau social, culturel. Ces boutons sortis du silence et de l’insignifiance et pourtant révélés comme infiniment présents et indispensables à nos vies quotidiennes, ne renvoient pas seulement à la poésie des choses intimes et mineures, mais à la force des attachements secrets lors de chaque entretien avec autrui, à la force des savoirs du contact, aussi indispensables à la vie que ne l’est le clignement des paupières, oublié sans cesse mais qui chaque seconde empêche l’assèchement et la mort du regard.

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Un sociologue, « fibulanomiste malgré lui », sur les pas d’un artiste. Regards et confrontation à l’œuvre Michaël Faure

Au-delà des frontières En 2002, je me rends au Maroc en voiture avec ma compagne. Parmi nos nombreuses escales, l’une se fait à Séville. Dans un salon du livre, sur un stand, j’ouvre un beau livre sur Buenos-Aires. Je pense à Michel Jeannès qui a vécu dans cette ville. À côté de cet ouvrage, je me saisis d’un mini livre de Saint-Exupéry, Le Petit Prince en version espagnole. Nouvelle pensée pour Michel qui a eu un projet pour l’aéroport de Lyon-Saint-Exupéry. Je baisse les yeux, à mes pieds un bouton. Je suis ému par la synchronicité des choses. L’inouï de l’anecdote se trouve renforcé par le fait que je suis hors de France, dans la situation de disponibilité relative du vacancier. S’ensuivra une frénésie de boutons : à Fès, à Meknès, à Moulay Idriss. Un jour, nous visitons deux villes et je glane quatre boutons. Sur le retour, à Larache, je vais me recueillir sur la tombe de Jean Genet. À la sortie du cimetière, j’aperçois un bouton. En le ramassant, je relève la présence non loin de là d’une prison et d’un sémaphore, ce qui pour moi revêt un sens particulier étant donné que j’anime une association dénommée Sémaphore et que j’ai travaillé une dizaine d’années sur la question carcérale, que Genet a connue, lui, de trop près. Avant de quitter le Maroc, nous nous arrêtons à Tanger. Rien à signaler au sol. En revanche, nous entrons dans une mercerie aux couleurs incroyables ; du sol au plafond, une féerie de boutons rivalisant de beauté. Je prends une photo de l’intérieur et achète une plaquette, comme un enfant achèterait une tablette de chocolat. Ainsi se termine le séjour, côté boutons ; ceux-ci sont encore dans une sacoche qui accompagne mes pérégrinations depuis 17 ans. Plus récemment, invité à un mariage, en octobre 2008, je me rends en Algérie. Ce voyage est aussi l’occasion pour moi d’essayer de boutonner ou déboutonner un bout de mon histoire dans la grande Histoire, mon père ayant fait, contre son gré, la guerre d’Algérie. Et comme par hasard, je trouve deux boutons à Alger, que j’envoie illico à Monsieur Bouton, croisé au musée des Beaux-Arts de Lyon juste avant mon départ. Ce périple hispano-marocain et cette semaine algéroise sont emblématiques de mon rapport à l’objet – un peu subi, un peu choisi,

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tout au moins dans « l’interprétation » que j’en donne – et de ce que ces rencontres m’évoquent. En France où je vis, les boutons que j’ai pu collecter – peut-être moins exotiques, encore que – se comptent par dizaines. Je les recueille soigneusement dans un casier d’imprimeur, ou en parsème des étagères. Un questionnement à l’œuvre Cette fréquence soutenue de trouvailles de boutons me confronte à l’impossibilité d’en faire une restitution à l’artiste, qui m’invite pourtant à écrire, à laisser trace. Mon rapport ludique et sérieux à l’écriture, le fait qu’il y a tant à raconter autour du bouton trouvé – c’est-à-dire ce qu’il agite en moi, réveille ou révèle et qui touche parfois à des éléments de ma vie privée que je ne tiens pas à livrer à l’artiste et encore moins au public – m’amènent à renoncer le plus souvent, faute de disponibilité, à écrire à Monsieur Bouton. La question de la surinterprétation se pose très vite, et je me dis toujours : « Bon on se calme ! Ce n’est qu’un bouton, prenons-le avec légèreté. » Mon effort de distanciation constant est mis à l’épreuve par une répétition de l’acte tout aussi constante. Les faits sont têtus, et la réalité « bouton » m’impressionne toujours quand elle advient. J’y vois comme une « bienveillance », avec cette idée de se sentir « élu », d’avoir la Baraka. Parfois je me pose la question, en sourdine : « Mais de qui, de quoi suis-je la marionnette ? » S’il est évident que c’est l’artiste qui a tendu les fils, qui a créé cet espace de réception, le fait est que le bouton vient prendre place dans mon univers personnel et, qu’en cela, la chose dépasse l’artiste. Ainsi, ce n’est pas seulement le bouton qui m’interroge en tant que tel, mais également le contexte de la trouvaille et ce à quoi il me renvoie, sa résonance. L’objet-bouton est doublement chargé : par l’inscription de l’artiste et par l’interprétation, la lecture qu’en fait le sujet solitaire qui le recueille. Dans mes échanges avec Michel Jeannès, j’insiste aussi sur le fait que l’objet en lui-même, dans sa matérialité, est troublant. Ce n’est pas une vue de l’esprit, c’est réellement un bouton que l’on trouve. Ainsi, si le bouton me renvoie automatiquement à l’artiste, l’objet me relie également à moi-même, à ma petite histoire. Et je me dis parfois : « Avec tous les boutons qui ont balisé ton parcours, tu pourrais écrire un bout de ton autobiographie. » Entre deux boutons des passerelles se font, un fil se tend sur lequel le fibulanomiste malgré lui peut se retrouver en funambule.


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« Rappelle-toi Barbara Il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là… » (Jacques Prévert in Paroles, 1946) Journal du fibulanomiste, Brest, rue Jean-Jaurès, 16-17 mai 2008


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Que ce soit les boutons qui se trouvent sur mon chemin ou mon chemin qui se trou(ve) sur celui des boutons, c’est un fait avec lequel il faut composer. Si je n’avais pas pris cette rue-là, si je n’avais pas baissé la tête à ce moment-là, « la rencontre avec le bouton » serait passée à la trappe. À une certaine période, je m’attendais quasi quotidiennement à en trouver un, à ce que se produise un de ces petits rendez-vous devenus familiers. Trois jours sans trouver un bouton, c’était curieux, une semaine, rare, quinze jours, exceptionnel. Je les cherchais, et alors revenais bredouille (essayez de chercher un bouton dans la rue, il y a quand même peu de probabilité que vous en trouviez un, ce qui invalide l’assertion : « Qui cherche trouve. »), à d’autres moments, j’étais comme soulagé de ne pas en trouver, délesté. Mais souvent, comme une maladie chronique, un bouton, jamais le même, faisait irruption. Ce n’était alors plus un bouton, mais ce bouton. Bien que je sois plutôt du genre agnostique, pas particulièrement superstitieux et pas animiste pour deux sous, ni même pour deux boutons1, mes trouvailles non choisies m’interrogeaient toujours tant elles avaient une allure d’événements. C’était en tout cas un agréable clin d’œil à l’artiste, un clin d’œil de la vie, comme une providence2 ; plutôt qu’un signe, une occasion de faire signe. Une curieuse contagion : l’extension de la Zone d’Intention Poétique Cette réalité « boutonnesque » ou boutonnière entre, en pointillé, dans mon vocabulaire quotidien. Aujourd’hui, quand je boucle un dossier, j’ai tendance à dire que je l’ai « boutonné ». Par ailleurs, il est aussi arrivé que ma compagne m’envoie, en signe de connivence, une carte de boutons en forme de cœurs. Ainsi, des choses se trament dans le dos de l’artiste ; la Zone d’Intention Poétique (ZIP) s’étend. Une autre chose me surprend. Plutôt du genre la tête dans les étoiles, je ne regarde pas par terre, aussi je me demande bien comment mon champ de vision peut tomber sur lesdits boutons ou l’inverse. Je les « désire » certes – et certains ont même provoqué l’équivalent du « choc amoureux » tel que décrit par le philosophe Alberoni3 – mais tout de même. Ah, si seulement des filles m’étaient tombées dans les bras autant de fois que je suis tombé sur un bouton !

1. Même si j’ai toujours deux boutons dans mon porte-monnaie et qu’il m’est arrivé de les sortir chez l’épicière. J’ai pu vérifier qu’ils ne valaient pas deux sous mais bien plus quand on en connaît les dessous. 2. Ce type de rencontre, dont chacun a fait l’expérience, se produit aussi avec un livre, un mot, une personne Le bouton trouvé est pour moi une métaphore de ces rencontres, il est de la même veine. 3. Francesco Alberoni, Le choc amoureux (trad. française), Ramsay, Paris, 1981.


De même qu’une médaille a deux faces, mon propos articule deux réalités observées et vécues : d’une part un aspect subjectif dans lequel je me suis trouvé pris à mon insu, mais avec un certain consentement malgré tout, d’autre part un regard plus distancié qui tracerait l’esquisse de certains enjeux et processus à l’œuvre dans le travail de Michel Jeannès. L’œuvre en question Par sa proposition de Coudre son histoire à un bouton, Michel Jeannès tisse un canevas singulier où l’autre devient acteur et se trouve en position de réinventer ou de revisiter un réel à partir des suggestions de l’artiste. Celui-ci propose une trame, nomme, fait exister une « surréalité » par une légère distorsion du champ sémantique qui ouvre la possibilité d’un ré-enchantement du monde. Si la dimension performative4 est patente, la trouvaille, pour tout un chacun, n’en est pas moins épatante ! Tout se passe comme si l’objet l’attendait à un rendez-vous qui pourtant n’a jamais été pris. L’objet « bouton » semble surgir, comme venant de nulle part, et s’impose alors comme une évidence, une petite bénédiction du quotidien. Il y a quelque chose de mystérieux dans ce hasard objectif intersubjectivé. L’artiste charge de sens l’objet-bouton en l’inscrivant dans sa rhétorique, mais loin d’enfermer, de réduire, celle-ci est ouverte. L’acte de langage de l’artiste engage ses complices – et on le devient par le simple fait de prêter attention à ses histoires – dans un acte (cueillir-écrire) qu’ils n’avaient pas prémédité. Ils se trouvent alors pris dans le langage de l’acte fécond, co-construit avec l’artiste. Retour de l’oublié et déconstruction : un métalangage Œuvrant au lien social, travaillant notamment la thématique liaison/dé-liaison, celle de la perte et du manque, l’artiste génère un espace symbolique qui permet de recoudre des bouts d’histoires, ce qui est dans certains cas une façon d’en découdre en douceur avec la nôtre. Un simple objet perdu engendre chez la personne qui le recueille le sentiment d’avoir à faire à une précieuse trouvaille, comme une retrouvaille avec sa mémoire, un passé, quelque chose d’oublié, d’enfoui, qui refait surface comme par irruption. Sur les pas de Monsieur Bouton, on expérimente par transposition dans le domaine de la « physique sociale » la formule de Lavoisier : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. » Pris dans une position 4. John Langshaw Austin, Quand dire c’est faire (trad. française), Éditions du Seuil, Paris, 1970.

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d’observation participante, on s’interroge sur le rapport entre soi et l’environnement. La démarche de l’artiste emprunte aux sciences sociales. Il collecte des bouts de vies qui renvoient à la mixité du corps social, sans faire de distinction entre les « gens de peu5 » et les autres. L’objet trouvé dans l’espace public, capté par l’espace privé devient totem, objet quasi sacralisé. Recueilli, il crée les conditions d’une expérience de re-cueillement. L’artiste, lui, propose d’accueillir et maintient cet espace symbolique ouvert. Le bouton qui fait irruption dans le regard est l’occasion d’une immersion. Rejeton du refoulé, ou du moins de l’oublié, de ce que nous jetons parfois dans les poubelles de notre histoire6. Entre « glanage et langage » – l’expression est de l’artiste –, il y a dans le rapport qui se crée à cet objet modeste quelque chose qui renvoie au recyclage : don d’une deuxième vie, d’une deuxième chance, sauvetage de l’oubli, de l’abandon. Un architecte d’une politique de la ville autre7 Les notions de territoire et de cartographie sont très présentes chez cet arpenteur dont le travail s’élabore au quotidien à la périphérie de la ville – le quartier de La Duchère à Lyon – aux confins des lieux, des langages et des identités. À la manière d’un bouton passant le cap de la boutonnière, Michel Jeannès se joue des frontières et des limites, redessine le réel et nous convie à le revisiter par des « récréations » sur notre chemin. L’objet culturel « bouton » nous révèle également ce qu’il y a de collectif déposé en chacun, une sorte d’habitus8 mis à nu ou à l’œuvre par le détournement, à l’intersection fertile du macro et du micro social. Michel Jeannès inscrit le rituel et déconstruit nos gestes. L’artiste à l’œuvre décortique « le système des objets9 » et contribue au ques-

5. Pour reprendre l’expression de Pierre Sansot. Pierre Sansot a enseigné la philosophie et l’anthropologie à l’université Pierre Mendès-France de Grenoble puis à l’Université Paul-Valéry de Montpellier. On peut parler à propos de son œuvre, ou d’un aspect important de celle-ci, d’une approche phénoménologique puisque nous sommes en présence d’une pensée qui étudie l’avènement et les modalités de l’apparaître. Il utilisa à contre-pied l’expression misérabiliste du langage courant comme titre de son livre Les Gens de peu (PUF, 1992). 6. Voir Michel Jeannès, « De l’art souille l’art traite », in Le Croquant, n° 59-60. 7. « Le Développement social des quartiers (DSQ), initié par le rapport Dubedout, correspondait à une action centrée sur les gens, sur l’idée qu’il convient surtout de développer le potentiel qui existe en eux afin de changer la donne de ces quartiers. La déception qui suit la mise en œuvre de cette formule amène à mettre l’accent sur le traitement des déficits des quartiers, de la “zone” va-t-on dire, en matière, plus radicalement, sur les lieux eux-mêmes, sur l’effet négatif de leur composition architecturale et de leur disposition dans le territoire urbain. Ainsi passe-t-on du souci des gens à l’action sur les lieux. » Jacques Donzelot, Quand la ville se défait. Quelle politique face à la crise des banlieues ?, Éditions du Seuil, Paris, 2006. 8. « Le concept central (chez Pierre Bourdieu) “d’habitus”, système de dispositions fonctionnant comme “une matrice de perception, d’appréciation et d’actions”, représente l’instance liant les structures internes de la subjectivité aux structures sociales externes. » Nathalie Bulle-Schmidt, in Dictionnaire de la pensée sociologique, PUF, Paris, 2005, p. 72. 9. Jean Baudrillard, Le système des objets, Gallimard, Paris, 1968.


tionnement anthropologique de notre relation à l’objet bouton. L’architecture symbolique qui habite une chose apparemment inerte montre comment ce qui est comme mort redevient vivant. L’élément de la rencontre est central dans la Zone d’Intention Poétique (ZIP) ; l’intention est faite action, l’attention à la rencontre, à ce qui advient, relève également d’une phénoménologie10. L’artiste signifie sa place dans l’art en mettant son art sur la place11, par une alliance de l’infime et du monumental, le monumental pouvant être dans l’infime, dans ce qui semble à première vue dérisoire ou banal. Il réinjecte de l’extraordinaire dans l’ordinaire et génère un espace d’utopie. Les jeux signifiant-signifié sont incessants et toujours sensés dans cette grammaire arborescente qui nous rappelle que tout est langage et que « ceci n’est pas un bouton ». Le bouton, les boutons – tant ils sont singuliers et pluriels – sont comme un pré-texte, ils sont ce qui sous-tend le texte, l’annonce, mais ils sont aussi issus du texte et du contexte. Il y a ce que l’on pourrait appeler une géo-poésie-sociale dans cette œuvre in situ (à la fois localisée et déterritorialisée) et in tissu12 (la trame sociale) qui place la relation au cœur de configurations rhizomiques.

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Un bouton de quelques grammes pèse plus d’une tonne quand il est engrammé dans le poids d’une histoire personnelle, voire dans le poids parfois trop lourd de la grande histoire13. Le consacrer « Plus Petit Objet Culturel Commun » prend toutes ses significations et sa densité au fil de l’amplification de l’œuvre, des apports et de l’implication de chacun. Par-delà tout fétichisme, la démarche fait alors œuvre d’humanité.

10. La phénoménologie est la science des phénomènes , c’est-à-dire la science des vécus par opposition aux objets du monde extérieur. Michel Jeannès réunifie les deux, vécus et objets, dans une démarche constructiviste. 11. L’art sur la place est le titre d’une manifestation initiée et impulsée par le Musée d’art contemporain de Lyon (19972005) visant à favoriser la rencontre entre artistes et habitants de quartiers de Lyon et sa région. C’est dans ce cadre que celui qui allait devenir Monsieur Bouton pour les habitants du quartier de la Duchère à Lyon, a pu opérer en 1998 et 2000. 12. Une conférence de l’artiste était intitulée De l’art in situ à l’art in tissu, artothèque de Lyon, 6 juin 2008. 13. Françoise Leroux découd un bouton du costume de déporté de son oncle pour le confier sur une fiche Coudre son histoire à un bouton.


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esquisse métapsychologique d’une zone d’intention poétique

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Gaël Masset

« La joie est en tout, il faut savoir l’extraire. » Confucius Couvrir, la main Le premier terme de cette esquisse métapsychologique est celui-ci : « couvrir. » La démarche de Michel Jeannès peut d’abord se connaître comme pratique artistique dans le sens concret et premier du mot, c’està-dire comme production, métier, habileté manuelle. Main qui ramasse, collecte, rassemble, et aussi main qui recouvre. La main qui collecte, c’est celle du début de l’histoire, quand Michel Jeannès glanant divers objets lors de ses promenades se met à tourner autour du bouton comme autour d’un point de carrefour où pourraient converger une dimension plastique, une dimension symbolique et une dimension relationnelle. C’est aussi la collecte de La Mercerie, dans la Centrale de tri ou dans le fonds de la bibliothèque-cinémathèque-discothèque virtuelle. D’un point de vue métapsychologique ce serait là notre première balise : le bouton collecté par les mains de l’artiste et de ceux qui s’engagent dans sa ZIP fonctionnerait comme un appel à l’activité signifiante, symbolisante du sujet, c’est-à-dire un appel au sujet lui-même, et comme un symbole (littéralement un artifice2) par le truchement duquel des relations humaines se tissent. Appel à la symbolisation et appel à des relations symboliques. La dimension rituelle de certains évènements collectifs liés à La Mercerie témoigne de cette fonction symboligène3 du dispositif. L’un des concepts auxquels se réfère parfois Michel Jeannès est celui d’objet « trouvé-créé4 ». Ce concept est issu du champ de la 1. Zone d’Intention Poétique ou ZIP, nom donné par Michel Jeannès à l’espace relationnel ouvert par sa démarche artistique et participative. 2. Artifice : au sens étymologique « faire de l’art », mais aussi, au sens courant, ce qui n’est pas fonctionnel, ou ce qui sert à voiler la vérité. 3. Symboligène : porteur de la dimension symbolique. J’emprunte le terme à Françoise Dolto qui parle de castrations symboligènes à propos des interdits qui rapportent l’enfant à cette dimension. 4. Michel Jeannès, en référence au choix et à la décision artistique parle d’objet « trouvé-choisi ».


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psychanalyse où il a été introduit par Winnicott5. Dans le cadre de sa théorisation clinique autour des relations entre le bébé et l’environnement, Winnicott a proposé d’appeler « aire transitionnelle » (ou potentielle) l’espace de créativité originaire où l’enfant fait l’expérience d’objets « autre-que-moi » qui vont constituer la réalité extérieure et qu’il pourra désormais utiliser. Ainsi l’objet de relation quitte l’ordre de la satisfaction du besoin pour entrer dans celui du jeu du désir. Les phénomènes qui prennent place dans cette aire sont désignés par Winnicott comme « phénomènes transitionnels » et sont au fondement des activités culturelles, religieuses et artistiques de l’humanité. L’intérêt d’une telle théorisation est de souligner combien l’avènement d’une réalité extérieure différenciée, qui ne soit pas simplement le résultat des projections imaginaires du sujet avec un objet investi pour sa seule capacité à satisfaire le besoin (bon ou mauvais objet) mais aussi un terrain de jeu pour son désir (objet utilisable), dépend de la possibilité pour le sujet d’exercer sa fonction symbolique. C’est-à-dire d’expérimenter une activité de symbolisation sur les objets de son environnement. Par la même occasion l’enfant se trouve confirmé dans son statut de sujet parlant. Nous pouvons comprendre la démarche de Michel Jeannès comme une mise en œuvre, la proposition d’un renouvellement, de ce travail de confirmation. À travers la symbolisation et l’expérience de rencontre avec un objet trouvé-créé, le bouton, Michel Jeannès co-construit une zone où chacun peut s’éprouver à nouveau dans sa dimension symbolique, désirante, signifiante. Que cette expérience puisse, de plus, avoir lieu et s’élaborer au quotidien dans une zone urbaine sensible comme le quartier de la Duchère à Lyon vaut comme rappel du fait que les aliénations sociales et leur cortège de fixations imaginaires (préjugés, mécanismes de rejet...) ne rendent pas compte de l’humanité parlante qui ici comme ailleurs trouve de la joie à désirer et parler le monde. Michel Jeannès ramasse un bouton, il le trouve mais aussitôt il le crée, un bouton déjà là mais qui ne devient symboliquement là que par la trouvaille de l’artiste ; il propose alors aux autres de faire de même (« cousez votre histoire à un bouton »), et c’est ainsi que prend forme un espace narratif et poétique dont chacun est responsable (en tant qu’il en est en partie l’auteur symbolique). La main de Michel Jeannès qui ramasse et collecte un bouton trouvécréé est alors aussi une main qui recouvre. Pour signifier le processus de symbolisation, Winnicott insiste sur l’expérience paradoxale de la destruction de l’objet et de sa survie. La symbolisation n’est en effet

5. Donald Woods Winnicott (1896-1971), pédiatre et psychanalyste britannique.


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Boutonner-dĂŠboutonner, partition gestuelle, Brest, LambĂŠzellec. Commande publique, 2008


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possible qu’à cette condition que l’objet puisse être détruit pour être rendu disponible (survivre) en tant qu’objet utilisable dans l’ordre du désir6. Quand Michel Jeannès nous convie à raconter nos boutons, ou à mettre en scène le geste quotidien du boutonnage-déboutonnage, il nous invite à la destruction du bouton en tant que tel. Le bouton tel que nous le connaissions, tel que nous l’imaginions jusqu’alors, bouton utilitaire ou bouton rebut au fond de nos boîtes à couture, disparaît sous nos yeux et surgit alors le bouton symbolique, vivant, de nos histoires humaines, le bouton parlant dont la présence nous touche de mémoires et de récits sensibles et nous laisse à désirer. Cette destruction du bouton univoque, du bouton imaginaire7, est ainsi le recouvrement du bouton réel (qui survit) par un bouton symbolique qui le voile et nous autorise à en faire un usage joueur et espiègle. Par ce recouvrement dont je viens de parler, la main sépare et relie ces deux dimensions du langage à partir desquelles Jacques Lacan se propose d’analyser les formations de l’inconscient (symptômes, lapsus, actes manqués, mots d’esprit8…) : celle du signifié et celle du signifiant. Le signifié, c’est le sens admis du mot, le signifiant, la matérialité sonore du mot lui-même. Habituellement ces deux dimensions sont séparées par une barre, ne communiquent pas entre elles (quand je parle des boutons, je ne questionne pas l’arbitraire phonétique du mot lui-même pour désigner cette chose ronde et trouée dont j’ai la représentation en tête). Ce que la main de l’artiste recouvre c’est alors cette barre elle-même, et s’autorisant de la manipuler il en fait une barrière qui peut s’ouvrir et se fermer, ce qui a pour effet de créer un jeu entre ces deux domaines (signifiant/signifié) qui paraissent s’ignorer dans le discours commun. Le bouton peut alors permettre de parler d’autre chose. Autre chose que la chose elle-même (l’objet rond dans mes doigts). L’effet de cette opération c’est la mise en évidence du sujet vivant, désirant et parlant, irréductible à aucun des signes qui le parlent et à aucune des choses qu’il désigne. Lacan nous signale que le signifiant est pris dans une chaîne qui comprend tous les autres signifiants du langage. C’est la réalité même de cette chaîne qui paradoxalement est l’occasion d’une liberté infinie. Quand le bouton n’est plus seulement l’objet qui ferme ma boutonnière mais devient par la subversion d’une main tendue le texte de ma vie, j’entre dans un espace de créativité qui n’est plus borné par le

6. C’est-à-dire objet symbolique irréductible à ce que je projette sur lui (objet imaginaire) et autre que sa réalité matérielle (objet réel). 7. Imaginaire est dans tout notre développement à comprendre au sens de Lacan, i.e. comme la somme de ce que nous imaginons convenir à la satisfaction de notre moi. Ainsi, parler ici du « bouton imaginaire » c’est parler d’un bouton réduit aux fonctions qu’il remplit pour la satisfaction de notre habillement ! 8. Cf. Jacques Lacan, Les formations de l’inconscient, coll. Champ Freudien, Seuil, Paris, 1998.


sens commun. Que Michel Jeannès opère cette ouverture à l’aide du bouton, ponctuation dans une chaîne, celle de la boutonnière, voilà qui est étonnant. Le bouton devient métaphore du signifiant. Et justement, pour parler des points de rencontre entre le signifié et le signifiant, Lacan utilise lui-même une métaphore proche de celle du bouton, il parle de « points de capiton », en se référant à la technique du matelassier dont l’aiguille passe parfois symétriquement dans le tissu envers et le tissu endroit du matelas afin de les réunir et les tenir ensemble. Cette technique d’aiguillage entre couture et boutonnage permet à Lacan d’imager la rencontre entre le discours concret du sujet, fixé en un certain sens, et la chaîne signifiante, toujours sensible au jeu (de mots). Et le schéma9 proposé par Lacan pour illustrer cette idée ressemble étrangement à deux pans de vêtements dont la boutonnière est boutonnée ou déboutonnée par le signifiant10 :

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Élever le bouton à la dignité du signifiant comme le fait la main de Michel Jeannès ou élever le signifiant à la dignité du boutonnage comme le fait la langue de Lacan voilà qui revient au même : nos discours sont les vêtements de nos habitudes que nous aurions tout intérêt à boutonner et déboutonner pour que palpite la poésie sensible de nos corps désirant pris dans la danse de l’Autre11.

9. Ce schéma, dans ses développements ultérieurs, deviendra le « graphe du désir » illustrant les rapports du sujet au langage. 10. Jacques Lacan, Les formations de l’inconscient, coll. Champ Freudien, Seuil, Paris, 1998, p. 14. 11. L’Autre est ici à entendre comme la chaîne signifiante, l’infini des possibilités du langage.


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Ouvrir, la bouche Le deuxième terme de cette esquisse métapsychologique serait : « ouvrir. » La démarche de Michel Jeannès est une pratique d’ouverture. Ouverture des boîtes à boutons et à souvenirs. Ouverture de la bouche de ceux qui se mettent à parler et d’un espace de transmission. Ouverture d’un espace symbolique de relation et d’intention poétique. De fil en aiguille elle ouvre même le si bien vêtu patrimoine à la trouvaille du matrimoine. Il y a bien sûr les séquences d’ouverture et de fermeture du bouton. Un des premiers gestes de Michel Jeannès quand il débute son travail dans le quartier de la Duchère à Lyon, c’est d’inviter des habitants à une « œuvre participative12 » les engageant à se déboutonnerboutonner devant la caméra dont l’objectif reste braqué sur les mains des participants. Mains suffisamment singulières et intimes pour signer le témoignage, et suffisamment anonymes pour traduire la portée commune du geste. Ce travail d’ouverture sur l’intime et l’universel dont chacun est dépositaire et transmetteur constitue une des trames les plus puissantes de la ZIP. L’intime, en tant qu’il nous rappelle notre condition universelle. L’universel, en tant qu’il nous touche intimement. L’enjeu métapsychologique qui sous-tend cette ouverture questionne la dimension du regard et du spéculaire. Quel regard est-ce que je porte sur l’autre, mon semblable ? Un regard qui le fixe dans ce que je connais déjà, dans sa nudité horrible, honteuse ou coupable que je crois pouvoir cerner ? Ou un regard qui le couvre d’un voile d’inconnu à même de faire transparaître la part commune de son intimité ? Un regard qui dénude cruellement (comme si le réel était visible), ou un regard qui dévoile érotiquement (le jeu du désir) ? Dans la théorisation du stade du miroir par Lacan13, le bébé s’identifie à son image spéculaire et jubile de percevoir son unité corporelle à un moment où il ne la maîtrise pas encore physiologiquement (immaturité). Cette identification qui rend possible la fonction du « je » comme séparé de l’Autre doit beaucoup au regard de l’autre, sa mère le plus souvent, et à sa voix qui le désigne comme autre qu’ellemême (« c’est toi, c’est ton image que tu vois… »). Comme toute image anticipatoire (par exemple le fantasme), l’image scopique est aliénante en ce qu’elle vient suppléer l’absence, laisser croire en une

12. L’artiste forge le terme, qui sera très vite repris par la communauté artistique, lors d’un détournement de la 5e biennale d’art contemporain de Lyon : le titre, Partages d’exotismes, devient « partage d’autismes » (Jeannès-De varine, Lyon, 2000). 13. Pour toute cette partie, voir Jacques Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience analytique », Écrits, Seuil, Paris, 1999, pp. 93-100, et Françoise Dolto, « Le miroir », L’image inconsciente du corps, Seuil, Paris, 1984, pp. 147-163.


présence totale et saisissable. Entre piédestal du narcissisme autorisant le sujet à se voir autre et aliénation à ce qui paraît de lui dans les yeux des autres, le lieu du regard devient pour chacun l’endroit d’une entente ou d’un refus de l’absence dans la présence. Suis-je tout vu, tout su, tout nu par le regard-miroir de l’autre ? Ou suis-je réfléchi comme un voile dont le jeu d’ouverture et de fermeture fera pressentir la portée commune et la part singulière d’un désir invisible ? Les mises en scène proposées par Michel Jeannès me semblent chercher ce regard réfléchissant une présence qui ne dit pas tout de l’autre et l’autorise à dire « je » sans trop s’y croire. Ouvrager, le symbole et l’accroche Le troisième terme de notre esquisse serait : « ouvrager. » La ZIP est une zone toujours en construction, une zone de travail et de délicatesse. Je viens visiter une exposition au musée et je me retrouve à lire à voix haute des textes de bouton à des inconnus dont la présence recueillie me devient très proche. Je viens à une rencontre avec cet homme un peu farfelu dont m’a parlé ma voisine, et je me retrouve avec une fiche Coudre son histoire à un bouton dans la main, en train de discuter autour d’un petit objet abandonné naguère. Dans sa ZIP, Michel Jeannès nous met le cœur à l’ouvrage et le désir en chemin. Il nous met au travail, et nous fait passer sans anicroche le symbole d’un bouton qui nous accroche. Ce symbole comme tout symbole nous marque, inscrit en nous le signe de ce que nous avons perdu en le recevant, et nous réunit, nous conjoint dans la parole avec des proches ou des lointains mais soudain des autres. Débutant son ouvrage par un travail de poète épistolier envoyant des lettres adressées singulièrement, Michel Jeannès s’ouvre le premier aux habitants de la Duchère, bien avant que de leur demander d’en faire autant. Cette ouverture dépendant de la réception de lettres ouvertes adressées par un inconnu, au risque pour ce dernier de passer pour fou, désamorce de manière anticipatoire la confusion toujours possible entre l’ouvrage et le forçage. Témoignant d’un désir capable de se risquer à s’ouvrir, sa voix écrite appelle la possibilité d’une parole inscriptible mais non saisissable. Après ces préliminaires peut alors se déployer sa demande, celle d’ouvrir concurremment sa boîte à boutons et sa boîte à mémoire, que le dispositif « coudre son histoire à un bouton » vient concrétiser. C’est ici que l’ouvrage débute, que le bouton de rebut au fond de la boîte est appelé à devenir ce petit objet qui nous touche, nous marque, et parle de nous. S’ouvre alors un espace narratif de transmission orale dont la qualification métapsychologique serait

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celle d’« espace transitionnel » ou « espace potentiel » et que nous comprenons comme l’espace symbolique lui-même14. Cet espace de parole sur fond d’absence est un espace de jeu créatif où le désir s’autorise à risquer sa mise, dont le bouton cousu sur la fiche participative symbolise la valeur et dont le récit écrit sur le même support propose un sens. La forme demandée de ce récit, historique, n’appelle pas l’écriture d’un sens univoque situant le bouton en place d’objet fétiche masquant le manque qu’il indique, mais au contraire appelle une écriture proposant un sens en chemin15 situant le bouton en place d’objet symbolique (dé)voilant l’absence qu’il laisse transparaître. Cette élévation de la sublimation a un prix, celui d’une perte que viennent matérialiser les fiches participatives. Perte de toutes les formes qu’aurait pu prendre le récit sur la fiche. Perte d’une part d’histoire de soi donnée à La Mercerie et exposée aux regards anonymes au gré des manifestations organisées par celle-ci. À travers cette perte progressive, l’espace potentiel ouvert par la ZIP se tisse véritablement comme un espace symbolique, un lieu dont on se sépare, « espace qui peut devenir une aire infinie de séparation16 ». De ce point de vue, le dispositif Coudre son histoire à un bouton constitue l’expérience de la perte comme expérience possible, apprivoisable progressivement, cette progressivité signifiant le tact nécessaire à sa mise en place. Cette progression est lisible dans le dispositif lui-même qui ouvre un espace narratif fondé sur l’ouverture d’une boîte à boutons, objet éminemment lié à la dimension du foyer et de la famille. Si les récits renvoient d’abord à la pratique ancestrale de la transmission orale du roman familial et des histoires à dormir debout racontées au coin du feu, dont les mères ont souvent été les gardiennes, c’est ensuite à la dimension universelle, partagée et commune du conte que ces récits s’élèvent17. D’un espace intime à un espace public. Le paradoxe n’est d’ailleurs pas à résoudre, il est le point de passage lui-même. Pas de dimension commune sans cette dimension incarnée, quotidienne, proche et intime. C’est une des trouvailles de Michel Jeannès : interpeller le corps sensible de nos vies appelle ce qui est commun dans

14. D’ailleurs l’espace symbolique ne peut pas être pensé comme un espace constitué totalement (la relation n’aurait plus lieu) mais comme un espace toujours se constituant. 15. La temporalité d’un récit de type historique introduit dans le récit même la dimension de la destruction (ce qui se défait) et de la reconstruction (ce qui se refait) où peut se lire après-coup un parcours, contre distinguant ainsi le sujet de la mémoire. 16. D.W. Winnicott, Jeu et réalité, l’espace potentiel, Gallimard, Paris, 1975, p. 150. 17. Sous cet angle nous lisons les contes comme des mises en scène des pertes nécessaires aux retrouvailles symboliques.


nos existences et autorise le partage de la relation. Formulons le paradoxe ainsi : le plus commun c’est le plus commun ! Commun étant entendu en deux sens différents : le plus banal c’est le plus universel. L’illustration de tout ceci est mise en lumière par cette continuation de la ZIP par d’autres moyens que sont les Journées du Matrimoine. Programmant ces journées au moment même des Journées Européennes du Patrimoine, La Mercerie et son Collège participatif ouvrent ces dernières, conventionnelles, à la dimension inattendue de ce qu’elles refoulent. Le patrimoine renvoie en effet à l’idée de l’héritage de nos pères, héritage à conserver afin de pouvoir le transmettre à notre tour. Cet héritage s’inscrit comme point de repère culturel fondant la représentation collective d’une communauté politique sur un territoire donné. Le patrimoine et la question du pouvoir sont corrélés. À l’inverse, l’idée de matrimoine nous retourne d’un coup dans les jupes de notre mère. Le matrimoine renvoie en effet à la transmission maternelle, à la transmission orale à l’intérieur du foyer familial, aux épopées parolières véhiculant le roman familial et le roman de l’humanité au fil des générations. Michel Jeannès ouvre à nos yeux aveugles la philosophie première et profonde que tricotent les humains au coin du feu depuis l’aube des temps historiques. Aux traces glorieuses du passé patrimonial, il oppose les linéaments discrets et foisonnants du présent matrimonial. La visite du patrimoine nous donne à voir et à toucher les concrétions et les restes d’un corps collectif, mais les rencontres du matrimoine ouvrent les participants à ce que les histoires humaines les plus communes peuvent porter d’universel sensible touchant la vie du corps où nous sommes. La configuration de l’évènement contient elle-même l’appel à ne pas se situer en visiteur, mais à travers les différents lieux de rencontre (Chantiers de parole où chacun raconte l’histoire de sa boîte à boutons, lectures publiques et partagées de textes sur le bouton…) à se situer dans l’humilité profonde de sa parole et de sa pensée banale18. Comme les contes de nos grand-mères, les histoires de bouton de La Mercerie véhiculent la pensée vivante des hommes avant qu’elle ne se perde dans le mépris des dominations et des aliénations sociales. Le choix du Musée dauphinois, musée de société ouvert aux pratiques et aux usages quotidiens partagés tout au long de l’histoire d’un territoire donné, confirme cette insistance d’une démarche artistique de composition plutôt que d’imposition. Le dialogue engagé avec la vie du musée19, ses collections, ses expo18. J’entends « banal » aussi au sens figuré de « ce qui est à disposition ». 19. Cf. le texte de Michel Jeannès dans cet ouvrage, Genèse d’une exposition.

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sitions, reprisées dans des histoires de bouton qui relancent le jeu à l’intérieur de la ZIP et à l’intérieur du musée, et l’élargissement des pratiques boutonnières au territoire urbain du musée, témoignent de ce travail incessant de composition où chacun est appelé à mettre du sien. Cette œuvre matrimoniale ne s’oppose pas absolument au patrimoine. Au contraire, elle a lieu dans le même temps que les Journées du Patrimoine et dans un lieu qui fait la transition entre le patrimoine grandiose et le patrimoine discret. Elle ouvre un espace de jeu entre la tradition convenue, acceptée socialement, inscrite dans un récit estampillé officiellement, et la tradition inventée au fil des générations et des narrations communes. Dans cet espace de jeu (et contre nos oublis) l’invention de soi dans une parole ou un geste redevient possible, retrouve droit de cité. Et c’est alors pour ceux qui la traversent, l’expérience d’une relation qui n’enferme pas dans la séduction de ce qui s’est passé ou de l’artiste qui en est à l’origine, mais qui ouvre chacun à sa propre singularité à venir. Outre un symbole qui nous touche et nous marque de la perte où nous nous relions, le bouton enfonce le clou d’être précisément l’objet d’une accroche. Si commun et si universel il est ce PPOCC, Plus Petit Objet Culturel Commun, qui signifie le paradoxe où se reboutonnent les deux sens du mot commun. Parce qu’il est objet concret d’accrochage et de coordination, il est déjà sans que nous le sachions l’objet symbolique où se dépose la scène des liens où nous vivons. Il nous parle en silence jusqu’à ce que nous en réveillions (révélions) la portée symbolique jusque dans ce rapport si intime et si universel de l’alliance sexuelle et de la mort. L’accroché et le décroché de la vie traversent ce petit bouton à quatre trous tombé gisant au fond d’une boîte à couture. La scène particulière au centre de laquelle s’élève le PPOCC sous nos yeux pétillant de désir, si elle a une texture érotique c’est que le metteur en scène reste voilé, comme retiré derrière des persiennes d’espérance. Les coauteurs de la ZIP s’en retrouvent eux-mêmes pris dans ce jeu de voile et de lumière. Cette rétractation qui rend possible la différence avec l’autre est un des préalables à la constitution d’un espace relationnel symbolique, d’une matrice symboligène. Cette rétractation est comme le signe avant-coureur de la limite symbolique qui me constitue comme singulièrement autre, d’une désappropriation première. Un concept de la mystique juive illustre cette ouverture préalable : « Tsimtsoum qui signifie – parlant de la capacité matricielle de Dieu laissant la place à l’Autre20 – contraction, rétractation, retrait. » Tsimtsoum

20. M.-A. Ouaknin, Tsimtsoum, Introduction à la méditation hébraïque, Albin Michel, 1992, p. 15.


pourrait devenir un concept métapsychologique inhérent à la démarche mise en jeu dans la ZIP. Première marche de l’ouvrage, premier temps du travail, tsimtsoum est ce commencement où c’est d’abord envers l’auteur que le travail de recueillement, de limitation et de retrait opère. Ce travail du négatif, avant même que de pouvoir s’illustrer comme différence entre l’autre et moi, n’advient qu’à border et soustraire ma présence de sa prétention totalitaire. Tsimtsoum, c’est la mise au travail d’un mouvement hors de l’envie et de la séduction. Dans cette entrouverture du tsimtsoum, dans cette embrasure colorée d’à-venir, l’ouvrage du désir se fait sans spectacle mais travaille le bouton qui nous raconte la vie où nous sommes. Ce travail est un jeu, grave et léger, un jeu où nous parlons enfin la langue du corps et la physique sensible des mots. « Jouer c’est faire21 » nous tricote Winnicott, qui en connaissait un bout de ces jeux inutiles, de ces fictions boutonnées sur la faille humaine, sans lesquelles nous n’aurions pas de lieu où vivre, pas de lieu pour faire pièce au destin et sourire encore. La ZIP, Zone d’Illusion Poïétique22.

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Ouvroir, la tête Le dernier terme de notre esquisse métapsychologique sera : « ouvroir. » Lieu réservé aux travaux en commun, l’ouvroir est l’endroit où la communauté prend forme dans un acte partagé, en ce sens-là un endroit d’échange et de recommencement possible orienté par la production à venir. La ZIP, espace matriciel, espace de naissance, est un ouvroir de potentielle production subjective, c’està-dire individuelle et collective23. Entête24 la parole, la ZIP s’affaire à la délivrer, à ce qu’elle ne s’entête pas trop ! La Mercerie est comme son nom l’indique un petit commerce aux intentions poétiques. Petit commerce où s’échangent quelque menue monnaie langagière contre quelques boutons abandonnés. Cette monnaie non thésaurisable appartient à tous ; encore faut-il le savoir, l’éprouver et s’autoriser à la mettre en jeu. C’est pour ça que la ZIP commence d’abord par un appel :(r)appelez-vous ce trésor de la parole disponible pour tous et que ne peuvent vous voler les maîtres de la rhétorique. Que cet appel résonne dans un quartier « multidésigné25 », dans une « zone urbaine » dite « sensible », en amplifie la portée. Pris dans une maille très serrée de discours 21. D.W. Winnicott, op. cit., p. 59. 22. « Illusion », Winnicott nous en rappelle l’étymologie : dans le jeu. 23. J’entends par « sujet » ce que des psychanalystes appellent « sujet de l’inconscient » et qui n’est pas du tout l’individu mais un effet social. 24. C’est ainsi que Chouraqui traduit le démarrage de l’évangile selon Saint Jean (« Entête, le logos… »), et le début de la Génèse (« Entête Elohims… »), traduction littérale du mot hébreu Bereshit qui contient le mot tête (rosh). 25. Pour reprendre une expression de Michel Jeannès qu’il emprunte lui-même au langage de l’analyse systémique.


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macropolitiques, le brouillard des paroles creuses est dissipé par la ZIP. Le « poète épistolier » appelle le sujet poïétique, producteur de narration, et espère le sujet poétique, récepteur d’un mot d’esprit. En réponse à l’appel, les premiers habitants cousent leurs histoires à un bouton ou donnent ce geste de se déboutonner-boutonner à l’immense fresque issue de tous ces gestes glanés. La grande narration humaine, gestuelle et parolière, est mise en lumière à travers l’humilité de ce catalyseur de fortune qu’est le bouton. La ZIP est en ce sens un espace de production narrative fictif qui dévoile à tous ce qui est déjà-là mais toujours à trouver : la qualité spirituelle des parlants que nous sommes. Les désignations se dissipent et ne peuvent plus masquer les sujets signifiants. La signature de la fiche participative l’atteste. La reproduction réitérée à l’infini du geste de se déboutonner-boutonner co-construite à partir de l’accumulation de productions singulières de ce même geste en dévoile la dimension langagière en mettant en lumière le sens commun, universel, et le style propre à chacun. La Centrale de tri centralise elle aussi des gestes partagés dans un ouvroir monté de toutes pièces, et en conserve les échanges subtils. Partout où elle s’étend, la ZIP fabrique une zone d’échange contraint (la contrainte c’est le bouton) qui, à l’inverse d’une zone de libre-échange, n’autorise pas une circulation sans entraves ni frontière, inhumaine et terrible par son flot constant, rapide, sans arrêt, nous consommant en fin de compte. Cette « zone d’échange contraint » autorise une mise en circulation adressée, qui réintroduit le cours du temps qui passe, et qui réintroduit aussi la fonction de la frontière26, point d’arrêt, point de passage et de respiration, lieu transitoire du jeu de la demande et de la réponse sans quoi la violence ordinaire défait les liens symboliques. La figure du colporteur rencontré par Michel Jeannès au Musée dauphinois, avec ses boutons et autres « merchandises » illustre bien ce lien entre la frontière et son nouage au temps qui passe, à l’espace qui fait obstacle et à la traversée symbolique des uns vers les autres. À l’appel du poète répondent les narrations des participants. Cette exploration narrative étend la ZIP dans un mouvement exponentiel, les récits se multiplient, les formes se diversifient (atelier d’écriture, d’arts plastiques, chantiers de parole, cartographies mercières...). La scansion de cette expansion par le jeu de la demande et de la réponse est un aspect fondamental de la pratique poétique de Michel Jeannès. Ce tact sensible participe fortement à l’élaboration d’un espace intermé-

26. Dont la boutonnière est l’illustration. 27. Cf. la lettre-hommage à Madeleine Atlan dans Le Croquant n° 55-56, La modernité entre technique et esthétique, 2007, pp. 145-146.


diaire de questionnement où les narrations peuvent s’inscrire pour elles-mêmes sans être consommées ni par les uns ni par les autres, ni disparaître dans l’absence de considération. Ces productions narratives trouvent d’ailleurs une de leur continuité dans la réponse que leur apporte le poète qui les a sollicitées, à travers le « chantier épistolaire ». Les histoires cousues à un bouton, en effet, depuis 2005, ne restent pas lettre morte. Michel Jeannès s’emploie à répondre à l’expéditeur, fût-il mort27, par un accusé de réception comprenant le témoignage reçu et restitué avec une lettre de réponse qui lui est adressée. Le temps variable entre la réception de la fiche participative et la réponse protège cette démarche des effets imaginaires de dette et de désubjectivation suscités par les procédures systématiques. Cette pratique ouvre un espace dialogique, qui peut parfois se continuer dans un échange épistolaire propre à soutenir chacun dans sa subjectivité. L’engagement d’un « je » adressé singulièrement et parlant depuis soi et l’insistance sur les ressources du narrateur telles qu’elles sont lisibles dans son récit, contribuent à donner à ce dialogue une portée poétique subjectivante, chacun étant reconnu au futur de son présent28. Si Michel Jeannès réfère sa méthode dialogique aux découvertes de la thérapie familiale systémique29, notamment par le travail « d’amplification des ressources » des participants, nous pouvons aussi comprendre sa pratique d’envisagement mutuel comme le passage, dont parle le philosophe Martin Buber, d’un lien « Je-Cela » fondé sur le monologue et l’objectivation, à une relation « Je-Tu » fondée sur le dialogue et la subjectivation30. Ces accusés de réception attestent d’un bien reçu, et le dialogue est orienté par ce bien reçu de l’autre appelé à fructifier. Aux monologues savants de ceux qui n’entendent que ce qu’ils savent déjà, Michel Jeannès oppose le dialogue de ceux qui entendent quelque chose de nouveau qu’ils ne savent pas encore. Ce quelque chose qui est bien reçu n’est plus alors réductible à un sens univoque mais est orienté par un sens infini. Amplifier les ressources de la narration de l’autre, c’est entendre dans la signification de ses mots un espace de déploiement potentiel de leur sens, entendre dans son texte autre chose que ce que j’en imagine. Ainsi quand Michel Jeannès répond à Anne-Marie Huissoud (lettre du 24 juillet 2005), il explore la profondeur philosophique de son récit d’enfance aux apparences modestes et l’utilise

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28. Dans les langues sémitiques il n’y a que deux temps, le parfait pour l’action accomplie et l’aoriste pour l’action inaccomplie, cette dernière forme traduisant soit le présent soit le futur. 29. Cf. le texte de Michel Jeannès dans cet ouvrage, Genèse d’une exposition. 30. Martin Buber, Je et Tu [1923], Aubier-Montaigne, Paris, 1992. 31. Le Croquant n° 55-56, La modernité entre technique et esthétique, 2007, pp. 143-144. 32. Le Croquant n° 59-60, Homo detritus, Du rejet au projet, 2007, pp. 67-68.


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pour métaphoriser le passage difficile de sa vie qu’elle traverse alors et dont on lui a parlé31. Deux mouvements président donc à cette opération alchimique : la mise en évidence de la profondeur de la pensée contenue dans le récit aux apparences communes (amplification), et l’usage de la portée métaphorique de cette pensée (symbolisation). Lire l’infini des mots de l’autre, puis les utiliser comme des œuvres qui parlent la vie. Par exemple, lire dans une histoire de manteau en solde un récit de sauvetage pouvant métaphoriser la relance du désir et le geste artistique (lettre à Latifa Menas, 13 septembre 200832). Remarquons que parfois des textes déjà amplifiés et déjà symbolisés parviennent à Michel Jeannès, dont la fonction n’est plus alors que de continuer le jeu exploratoire engagé (texte de Lucette Tholence et réponse de MJ des 30 et 31 décembre 200733). La Mercerie et sa ZIP procèdent ainsi suivant un double mouvement qui pourrait se comparer à celui de la respiration, amplificationexpiration (donner du souffle) et symbolisation-inspiration (recevoir de l’air). De l’amplification à la symbolisation il n’y a qu’un pas. Un « pas de sens ». Ce « pas de sens » que Lacan pointe comme étant celui de la métaphore. Ce sera le dernier repérage métapsychologique de cette esquisse. Je propose de comprendre ce double mouvement comme équivalent à ce que Lacan repère dans l’ordre du langage de la dynamique fondamentale du couple métonymie / métaphore. La ZIP serait alors un ouvroir du mot d’esprit dont Michel Jeannès est si friand. Dans la survenue du mot d’esprit, « il y a, d’une part, cet exercice du signifiant, que nous retrouvons en effet avec Freud tout à fait à l’origine du jeu verbal, et qui constitue un plaisir original toujours prêt à surgir34 ». Cette issue de plaisir, toujours déjà-là, en attente d’être trouvée, obtenue quand la demande passe pleinement et qu’elle est reçue par l’Autre35, plonge les interlocuteurs dans une altérité commune qui les surprend et leur donne de la profondeur. Les voies de cette issue originaire sont celles de la métonymie et de la métaphore. Le recours à un PPOCC médium-support de narration, la dimension dialogique, l’attention portée au « moindre geste », le travail d’amplification des ressources relèvent en partie d’une logique métonymique. Dans la métonymie il s’agit de remplacer un mot par un autre qui est en relation de contiguïté avec le premier. Dans la ZIP il s’agit de remplacer le bouton, ou le geste lié au bouton, par

33. Le Croquant n°59-60, Homo detritus, Du rejet au projet, 2007, pp. 69-71. 34. Jacques Lacan, Le séminaire livre V, Les formations de l’inconscient, Seuil, Paris, 1998, pp. 91-92. 35. Ce qui signifie que la demande est reçue à la fois comme nouvelle, autre (plus vaste) que ce qu’elle signifie, et par un autre qui ne se satisfait pas de répondre au besoin que porte la demande mais reçoit sa satisfaction du message lui-même (ce qui a pour effet de faire du sujet émetteur lui-même un autre, plus vaste que son besoin), attestant par là que le message a réussi à manifester l’Autre du langage (la parole) où les humains habitent.


des histoires de bouton, qui tournent autour du champ sémantique de ce PPOCC, en l’élargissant plus ou moins selon les ressorts du récit. C’est comme ça que l’on peut passer du bouton à la culotte, au désir érotique, ou encore du bouton aux ouvriers, aux jardins ouvriers et à l’enfance émerveillée jouant dans ces jardins. Cette course métonymique est reprise dans les espaces de dialogue et les accusés de réception. Le travail d’amplification des ressources peut être ainsi compris comme un travail d’amplification des résonances du champ sémantique soulevé par le narrateur du récit. Parler de boutons trouvés en terre, rebuts de chiffons décomposés, c’est alors parler de la mort et de la résurrection. La fonction de la métonymie c’est d’égaliser des niveaux de sens différents, de niveler le sens. Son effet, c’est ce que Lacan appelle « le peu-de-sens36 », un support essentiel du mot d’esprit. Cela nous permet de comprendre quelque chose à cette attention particulière de Michel Jeannès au « moindre geste ». En effet, ce que ne sait pas le moindre geste c’est que par glissement métonymique il a la valeur des plus grands gestes. Ou inversement. Le « peu-de-sens », c’est ce jeu qui révèle la moindre importance des grands gestes et la meilleure importance des moindres gestes, ou, si l’on veut, l’équivalence des gestes humains, quelle que soit la considération qui leur est portée. La ZIP, en ce sens, est un ouvroir métonymique où les gestes et les paroles humaines retrouvent l’infini du langage à partir d’un plus petit objet sémantique commun. Mais cette (re)trouvaille ne serait pas possible sans l’opération métaphorique. Dans la métaphore il s’agit de remplacer un mot par un autre qui est en relation de ressemblance avec le premier. C’est pourquoi l’issue de la métonymie est la métaphore, comme l’issue de la gestation est la naissance. Se boutonner et se déboutonner devient symbole représentant du désir érotique lui-même, ou symbole-représentant de l’enfance émerveillée voire de la mort et de la résurrection. La ZIP est donc toujours potentiellement un ouvroir métaphorique où les gestes et les paroles humaines jouent à se relier au-delà d’une perte de sens, pour se retrouver revêtus de leur qualité originaire de signes de reconnaissance. Quand ça a lieu, pour les sujets que nous sommes, c’est la joie qui l’atteste. Ouvroir métonymico-métaphorique, la ZIP est ce lieu ludique aux effets autopoïétiques et hétéropoétiques37. Lieu d’un recommencement aux origines de la parole, puisque tout peut recommencer à partir d’un bouton, la ZIP dévoile l’entête de la parole.

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36. Jacques Lacan, Le séminaire livre V, op. cit., p. 96. 37. Autopoïétiques, pour ce qu’elle suscite de narrations et dialogues en résonance sémantique, et hétéropoétiques, pour ce qu’elle provoque de surprise par l’introduction de l’Autre dans ces discours produits.


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1. Allien Day, the Salvator Project, event 2010. Collage numérique by Cécilia de Varine Sources : www.skyscrapercity.com pour l’image du fond, et La Mercerie pour les photos d’OVPI : Objets volants parfaitement identifiés avec personnages 2. Gulliver’s Buttons, avant-projet, 2010. Collage numérique by Cécilia de Varine Sources : www.lyonplus.com/fr/article/2056636/La-Duchere-en-mouvements, article du 7 octobre 2009 pour l’image du fond et La Mercerie pour les photos de maquette d’une sculpture pérenne avec habitants 3. Gulliver’s Buttons, avant-projet 2010 pour une œuvre pérenne dans l’espace public, maquette in situ : boutons, figurines, sable, dimensions variables, quartier de la Duchère Lyon, entrée de la bibliothèque... Note d’intention : Past and Futur - boutonner l’histoire d’un quartier en mutation


biographie

Michel Jeannès, né en 1958 à Casablanca. Travaille in tissu. Artiste, diplômé en psychologie et formé aux pratiques systémiques et l’approche communautaire (Université Lumière Lyon2, Fundacion Interfas-Instituto de Terapia familiar y Sistemica, Buenos-Aires, CeACCentro de Asistencia a la Comunidad, Rosario, Argentine), Michel Jeannès développe in tissu une œuvre conceptuelle, relationnelle et conversationnelle. Co-fondateur et cheville ouvrière du collectif La Mercerie, il génère autour du bouton, envisagé comme métaphore du lien et vecteur opérant, un dispositif artistique participatif qui fait place à la personne comme co-auteur d’un récit en constant advenir. Il expérimente ainsi, dans différents contextes depuis 1992 et en particulier avec les habitants du quartier de la Duchère à Lyon de 1998 à 2010, la fonction de « poète familier », ses enjeux dans le partage d’une forme idéelle et l’inscription d’une présence artistique dans une trame sociale. Dans cette perspective, l’exposition est une étape dans un processus. Expositions (sélection) Vies à vies, portrait de ville, Biennale d’art contemporain de Melle, 2005 (commissaire Dominique Truco) Avis d’art en Aravis, Acte 2, Thônes, 2007 (commissaire, Alain Livache) Marianne mise à nu (work in process) : galerie Satellite, Paris (mai 2007) ; MJCDuchère, Lyon (mars 2008) ; Artothèque de Lyon (mai 2008, commissaire, Françoise Lonardoni); Musée Isson Tanaka, île d’Amami, Japon (dans l’exposition Bonjour de France avec galerie Satellite, juillet 2008) Œuvres pérennes dans l’espace public Maternelle-Melle en art, école primaire Jacques Prevert, Melle, 2005 (acquisition par Ville de Melle en 2007) Boutonner-déboutonner, Maison de quartier de Lambezellec, Brest, 2008 (1%) Siège, au titre d’expert, dans les comités artistiques pour les commandes publiques du 1% artistique de la Région Rhône-Alpes. Dernières publications Zone d’Intention Poétique, la Lettre volée, Bruxelles 2005 Résidence d’écriture en ligne (01.10.2009-01.01 2010) : http://www.notesbulletin. net/gite.php Site web www.lamercerie.eu

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les auteurs

Marie-Christine Bordeaux Maître de conférences en Sciences de la communication à l’Université Stendhal Grenoble 3, chercheure au GRESEC. Elle s’intéresse aux mutations des politiques et des institutions culturelles ainsi qu’aux nouveaux paradigmes de la démocratisation culturelle. Ses travaux portent sur la médiation culturelle, les représentations des publics dans la culture, les pratiques artistiques des enfants et des amateurs, les formes d’hybridation entre art et science. Elle a notamment publié, seule ou en collaboration : 10 années de diffusion de la culture chorégraphique (2008, Éd. Centre national chorégraphique de Belfort), Action culturelle et lutte contre l’illettrisme (2005, Éd. de L’Aube), Art, enfance et territoire (2007, Éd. Observatoire des politiques culturelles). Michael Faure Sociologue, directeur de Semaphore, centre de recherches et d’interventions sociales. Michel Kneubühler Chef du Centre d’information et de documentation (Direction régionale des affaires culturelles de Rhône-Alpes). Coordonnateur régional de la « Journée portes ouvertes dans les monuments historiques » puis des « Journées européennes du patrimoine » en Midi-Pyrénées (1984-1991) et en Rhône-Alpes (19922009). Les propos tenus n’engagent que leur auteur. Joëlle Le Marec Professeur en Sciences de l’information et de la communication, directrice de l’équipe «Communication, Culture et Société» Centre Norbert Elias, UMR 8562, ENS Lyon, travaille sur les pratiques, discours et publics des institutions culturelles et sur les relations entre sciences et sociétés. Auteur de Publics et musées, la confiance éprouvée (L’Harmattan, 2007). Gaël Masset Psychologue clinicien. Marie-Aude Michiels Formatrice et consultante en ingénierie sociale, impliquée dans la lutte contre l’illettrisme et l’exclusion. A travaillé avec Réussir son Insertion à Bron, Habitat et Humanisme, Espace Formateur. Co-fondatrice de La Mercerie.


Franck Philippeaux D’abord en poste au Musée de l’Abbaye Sainte-Croix des Sables-d’Olonne (Musée d’art moderne et d’art contemporain) puis à la Nef des Sciences à Mulhouse (Centre de culture scientifique, technique et industrielle), Franck Philippeaux est chargé du service des publics au Musée dauphinois à Grenoble depuis 1999. La programmation qu’il conduit en collaboration avec l’équipe culturelle et scientifique de ce musée de société, privilégie le spectacle vivant et les arts plastiques. Il sollicite en permanence la participation active du public pour l’impliquer dans les différents projets culturels et lui permettre de renouveler son regard sur les expositions du musée. La rencontre préalable avec les artistes professionnels facilite la construction des événements toujours imaginés dans une perspective dynamique de croiser les points de vue scientifique et artistique. Marie-Sylvie Poli Professeur à l’Université Pierre Mendés France de Grenoble, chercheur au Centre Norbert Elias - Culture et Communication ; Université d’Avignon. Ses travaux portent sur les effets de la parole et de la langue dans les dispositifs de médiation culturelle ; plus spécialement dans les musées et les expositions. Deux questions l’intéressent particulièrement : Comment « parle » l’exposition ? Comment le visiteur s’engage-t-il dans le « dialogue » qui lui est proposé par le musée ? Auteur de Le texte au Musée : une approche sémiotique (L’Harmattan, 2002). Cécilia de Varine Plasticienne de formation, Cécilia de Varine est médiatrice culturelle. Actuellement chargée des outils d’aide à l’interprétation au musée des Beaux-Arts de Lyon, elle a été présidente de l’association Médiation culturelle de 2002 à 2009 et a initié, dès1996, les Rencontres de mai - art et éducation au Nouveau musée / Institut d’art contemporain de Villeurbanne. Membre du conseil d’administration de La Mercerie, elle développe également un travail artistique par intermittence, et une réflexion continue sur la place de l’art dans l’espace social et le rôle de la culture dans le développement d’une pensée collective et d’un avenir partagé.

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remerciements

Les auteurs : Marie Christine Bordeaux, Michaël Faure, Jean Guibal, Michel Kneubühler, Joëlle Le Marec, Gaël Masset, Franck Philippeaux, Marie-Sylvie Poli, Cecilia de Varine Franck Philippeaux pour son compagnonnage dans la conduite du projet d’édition Raphaëlle Mathieu, pour ses relectures attentives, son attention au détail et ses conseils avisés Pour leur engagement et le soutien moral et financier : le Conseil Régional Rhône-Alpes, le Conseil général de l’Isère, le Musée dauphinois Pour le développement de la Zone d’Intention Poétique, le soutien aux Journées du Matrimoine et l’engagement dans les Chantiers de parole : À Lyon, quartier de la Duchère Au Centre social de la Sauvegarde : Thierry Bertrand, directeur, et son équipe, Aïcha Benayad, Shokoufeh Mashaei, Jocelyne Michel, animatrices La Bibliothèque de la Duchère : Pauline Floret, bibliothécaire et son équipe Au cinéma Ciné-Duchère : Sandrine Dias, Emmanuelle Bureau et l’équipe de bénévoles À la MJC : Michel Avril, directeur, Annie Garnier, directrice adjointe, et Marie Burdin, coordinatrice des projets culturels, et pour son engagement dans l’observation participante, Sarah Rojon, étudiante en anthropologie, stagiaire À la Maison de l’Enfance de la Duchère : Mathieu Garnier, directeur et son équipe, Julien Chauvot, Valérie Daniel, animateurs Au journal Le Progrès : Latifa Boubaker Menas, correspondante locale et Laurence Bufflier, journaliste À la Mairie du 9e : Abel Gago, adjoint à la Culture À la Mairie de Lyon, Louis Lévêque, adjoint au maire chargé de la politique de la Ville et l’Habitat Et à l’Artothèque de Lyon : Françoise Lonardoni pour son soutien lors des « dix ans de La Mercerie à la Duchère ». À Grenoble Au Musée dauphinois : Jean-Claude Duclos, conservateur en chef du patrimoine, directeur, et son équipe ; Franck Philippeaux, chargé du service des publics ; JeanPascal Jospin, conservateur en chef, Marie-André Chambon, chargée des collections 3D, Marianne Taillibert et Agnès Jonquères, chargées de la communication, Christine Julien, responsable des éditions Au musée de la Viscose, Échirolles : Élise Turon, directrice du musée, Sabine lantz, professeur relais À la MJC des Allobroges : Christine Lesbros, chargée des projets culturels et Suzane Mainguet, animatrice


À la Maison des écrits d’Echirolles : Ernest Bois, directeur Au lycée Argouge d’Échirolles : Hadj Saouadj, enseignant À la Bibliothèque Centrale : Cecile Bagieux, responsable de la communication des bibliothèques À la bibliothèque Teisseire-Malsherbe : Paule Chaussey, bibliothécaire, Elisabeth Muzelier, Mélanie Marre, animatrices À la bibliothèque SaintBruno : Michèle Edwige-Besson À la bibliothèque départementale : Suzanne Ségui, directrice Au CCAS : Murielle Clavier-Schoendoerffer, Chargée de mission lecture à domicile, Sylviane Teillard, lectrice à domicile bénévole La maison de retraite de Saint-Bruno : Dominique Gautier, directrice, Julie Furet, animatrice Les merceries Au Minou et Le Petit Lyon Et Mychèle Monteiller pour son enthousiasme et sa disponibilité À la Direction de la culture et du patrimoine du Conseil général d’Isère Jean Guibal, directeur Emmanuel Henras, directeur-adjoint À la Direction de la Culture du Conseil Régional, Rhône Alpes Pour leur écoute : Abraham Bengio, directeur général adjoint des services culture et sport Isabelle Chardonnier-Rebillard, directrice du service culture Isabelle Arnaud-Descours, responsable du service arts plastiques et patrimoine Lionel Chalaye, responsable du service médiation et nouveaux publics Et tout particulièrement pour leurs conseils et leur soutien : Yvon Deschamps, conseiller régional délégué à la culture Catherine Herbertz, conseillère régionale (groupe Les Verts) Avec les remerciements les plus chaleureux aux nombreux témoins et participants qui, par leur confiance et leur intérêt ont accordé sa valeur au PPOCC et confèrent à cette Zone d’Intention Poétique sa densité. Et sans oublier les compagnons de route Les membres, permanents ou de passage, du collectif La Mercerie : Didier Charles, Georges Chambon, Frederic Darricades, Michaël Faure, Vincent Lemarchands, Marie-Aude Michiels, Aurélie Mourier, Agnès Perroux, Cecilia de Varine

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crédits photographiques

Collections Musée dauphinois : p. 2, 3, 12, 36. Collections du Musée de Morlaix : p. 74 (photo Yannic Jaouen). Fonds La Mercerie : p. 46 (vidéo Frédéric Bitoun) ; p. 75 (photo Armelle Bonneau) ; p. 78, 80, 85 (photo Latifa Boubaker Menas) ; p. 72 (photo Brigitte Chambon) ; p. 83 (photo Didier Charles) ; p. 88, 94, 107, 119, 121, 122, 128, 158 (video et photo Michel Jeannès) ; p. 77 (photo Patrick le Bellec) ; p. 37 (vidéo Isabelle Mammoliti) ; p. 147 (photo Gaël Masset) ; p. 14, 21, 29 (photo JeanMichel Montfort) ; p. 82 (photo Aurélie Mourier) ; p. 1, 50, 51, 137,145 (photo Agnès Perroux) ; p. 32, 34, 35, 39, 43, 47, 57, 60 (photo Franck Philippeaux, Musée dauphinois) ; p. 4, 19, 22, 38, 44-45, 87, 128, 164 (vidéo et photo Cécilia de Varine) ; p. 6, 40, 48, 53, 54, 55, 58, 59, 63, 70, 71, 93, 110, 128, 134, 142 (photo Denis Vinçon, Musée dauphinois).

© La Mercerie, Lyon, 2010 © Michel Jeannès, 2010 © Fage éditions, Lyon, 2010

ISBN 13 : 978-2-84975-190-9

Achevé d’imprimer en avril 2010 Dépôt légal mai 2010

Tous droits réservés.

Édition fage.editions@free.fr Impression Alpha, Peaugres Façonnage Alain, Félines

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Filer la métaphore. Du bouton aux journées du matrimoine « La Mercerie désigne un principe artistique global et une pratique basée sur l’échange symbolique, concentré autour de l’artéfact de mercerie le plus emblématique : le bouton. Cet objet fonctionnel est connu de tous, sans distinction de classes sociales. Ayant découvert et exploré le potentiel narratif et chargé en affects de cet objet et de la boîte à boutons – trésor domestique transmis de mère en fille –, je le consacre « Plus petit Objet Culturel Commun » et l’envisage très tôt comme métaphore du lien social (un bouton rapproche les pans du vêtement) et vecteur relationnel. Je nomme Zone d’Intention Poétique (ZIP) la forme conceptuelle et relationnelle, portée par l’artiste et tissée de sollicitations et de réponses autour de cet objet modeste. » Michel Jeannès Depuis 1998, La Mercerie développe un dispositif participatif qui permet l’implication de tout un chacun, au travers de plusieurs formes ouvertes favorisant tantôt l’expérience (la Centrale de tri de boutons ; la participation gestuelle : Boutonner-Déboutonner), la collecte de témoignages et souvenirs écrits (Coudre son histoire à un bouton), ou audio-visuels (Boîtes à boutons-Boîtes à mémoire). Ce dispositif, à la fois codifié, établi, et malléable, permet de dynamiser les relais sociaux et culturels d’un territoire donné, en s’adaptant aux fonctions et missions spécifiques de chaque acteur : un centre social sera plus particulièrement axé sur le lien et la rencontre ; une bibliothèque sera sensible à la lecture et à l’écriture ; une maison de l’enfance ou une école seront attentives à la possibilité d’appropriation du dispositif par le pédagogique. En 2007, la rencontre de la Mercerie et du Musée dauphinois installé à Grenoble a permis de développer les Journées du Matrimoine.

filer la métaphore du bouton aux journées du matrimoine Sous la direction de Michel Jeannès

Varia

Auteurs Michel Jeannès est artiste et poète, principal animateur de la Mercerie. Il vit et travaille à Lyon. Marie-Christine Bordeaux est maître de conférence à l’Université Grenoble 3, membre du Groupe de Recherche sur les Enjeux de la Communication. Jean-Claude Duclos est directeur du Musée dauphinois Michael Faure est sociologue, directeur de Sémaphore Michel Kneubühler est conseillé à la direction régionale des affaires culturelles, Rhône-Alpes Gaël Massé est psychologue Joëlle Le Marec est professeur des universités, ENS Marie-Aude Michiels est ingénieur social Cécilia de Varine est responsable des publics au musée des Beaux-Arts de Lyon Franck Philippeaux est chargé du service des publics du Musée dauphinois Marie-Sylvie Poli est professeur en Sciences du Langage à l’Université Grenoble 2.

Prix public : 20,00 euros Mise en vente 1er avril 2010 Fage éditions • 3 rue Camille Jordan • 69001 Lyon

160 pages • 16,5 x 23,5 cm Broché • 50 illustrations ISBN 978 2 84975 190 9

9 782849 751909

Les textes rassemblés par Michel Jeannès, offrent une lecture sociologique, psychologique et artistique de la démarche de la Mercerie, et nous éclairent sur une approche singulière et poétique de la médiation culturelle et de l’art in-tissu.


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