La Comédie inhumaine, de Michel Pagel

Page 1

Préface

Il faut que je vous fasse un aveu. Quand j’ai écrit mon premier texte fantastique, au tout début des années 1980, j’étais à cent lieues de me douter qu’il déboucherait, plus de trente ans plus tard, sur la publication simultanée de deux volumes omnibus renfermant la totalité de mes romans et nouvelles rattachés au genre. J’étais aussi, soit dit en passant, à cent lieues de me douter que ce serait avec ce genre-là qu’on associerait à l’avenir le plus souvent mon nom. Je me considérais sans équivoque comme un auteur de science-fiction. Je n’avais d’ailleurs pas forcément tort, mais j’aurai l’occasion de revenir sur ce point. Pour l’instant, attachons-nous un peu à cette première nouvelle. Longue d’une dizaine de pages, intitulée « Brise d’automne », elle racontait l’histoire de deux jumeaux amoureux de la même femme, laquelle se révélait être un vampire. Je l’avais écrite d’enthousiasme, en une aprèsmidi, après la lecture passionnée du roman de Christine Renard La Mante au Fil des Jours, qui présentait lui aussi une histoire de vampire dans un contexte moderne (ce qui était alors rare : les premiers romans d’Anne Rice ne relanceraient la mode des buveurs de sang que plusieurs années plus tard), et que j’ai soigneusement évité de relire depuis par crainte d’être déçu. J’avais à l’époque à peine plus de vingt ans, je n’avais publié qu’une petite dizaine de nouvelles dans des fanzines tirés à moins de cent exemplaires, et je me prenais pour un grand romantique, ce qui se sentait terriblement dans tous mes premiers textes, mais surtout dans celui-là. « Brise d’automne » a été publiée, comme il se doit, dans un fanzine, A&A Infos, qu’avait créé Francis Valéry et que dirigeait alors un autre fanéditeur, un certain André-François Ruaud, dont je me demande bien ce qu’il a pu devenir. Si je m’appesantis sur ce texte sans doute illisible aujourd’hui (soyons charitables et disons que mon écriture n’était pas exempte de défauts), c’est parce qu’un peu plus tard je devais le reprendre et l’amplifier pour écrire mon tout premier roman fantastique, Sylvana, dont le texte fait suite à cette préface et qui constitue donc la première pierre de l’édifice qu’est « La Comédie inhumaine ». Sauf qu’à l’époque, j’ignorais totalement qu’il y aurait un édifice : l’allusion à Nuées Ardentes et au Diable à quatre qu’on trouve dans Sylvana a été rajoutée a posteriori, quoique tout de même dans l’édition originale. Car, s’il s’agit du premier volume de la série, ce n’est pas celui qui a été publié en premier. C’est même, je crois, celui de mes romans qui a passé le plus de temps dans mes tiroirs avant de trouver un éditeur, encore que ce


6

titre puisse lui être disputé par Nuées Ardentes, pardonnez à ma mémoire de défaillir, c’est l’émotion. Quand j’ai commencé l’écriture de Sylvana, j’avais, sinon encore publié, du moins vendu trois romans au Fleuve Noir « Anticipation ». Trois très mauvais romans, qui ne seront jamais réédités de mon vivant et dont je ne rappellerai même pas les titres, de crainte que des lecteurs imprudents ne cherchent à les lire. Bien sûr, il s’agit là de mon avis d’aujourd’hui, pas de celui que j’avais à l’époque – malgré un certain nombre de critiques clairvoyantes, dans la presse, qui reflétaient assez curieusement mon avis d’aujourd’hui. Je m’en étais aussi fait refuser deux, encore plus mauvais que les trois autres. Oui, je suis un auteur qui apprend lentement. Fort de mes publications, et assez jeune pour avoir un minimum d’inconscience, j’ai néanmoins décidé d’abandonner mon travail salarié et de devenir écrivain à temps complet – environ six mois avant la création de Canal+ puis, dans la foulée, d’une cinquième et d’une sixième chaîne, ce qui a fait chuter les ventes de livres de manière spectaculaire, et les avances payées par mon éditeur dans les mêmes proportions, un fait qui est à l’origine de ma carrière de traducteur, mais, comme disait un certain, ça, c’est une autre histoire. C’est donc dans ces conditions que, dépendant pour vivre d’une collection de science-fiction où je débutais, j’ai décidé de me lancer dans l’écriture d’une histoire de vampire que, pour être sûr de la rendre invendable, j’ai choisi d’écrire à la manière d’un roman naturaliste classique, et qui s’est en outre retrouvée, dans sa première version, trop longue de moitié pour s’intégrer à la collection en question. Parfois, ne nous voilons pas la face, je manque d’opportunisme. « C’est vachement intéressant, tous ces souvenirs d’enfance ! », m’a dit ma directrice de collection, enthousiaste, quand je lui ai téléphoné pour lui demander ce qu’elle pensait de mes premiers chapitres. Et elle a ajouté aussitôt : « Mais qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse, hein ? » Rétrospectivement, je ne lui en veux pas : le roman, tel qu’il était à l’époque, n’avait strictement rien à faire dans la collection « Anticipation ». Je crois que j’avais bien envisagé de le publier dans la collection « Grands Succès » qui lorgnait sur le format best-seller – et qui devait son nom à un bel effort de pensée positive –, mais personne ne me l’a proposé. Il faut dire que je m’étais un peu lâché sur le côté naturaliste. Imaginez cent pages de plus que le texte publié, entièrement consacrées aux personnages secondaires qui forment le décor du roman, dans lequel l’intrigue principale se trouvait en quelque sorte noyée. Puisque j’avais pris le parti de situer le livre dans un démarquage à peine voilé du hameau vendéen où, enfant, je passais mes vacances d’été avec mes parents, allant jusqu’à calquer – quoique jamais à cent pour cent – bien des personnages sur de véritables individus,


7

à commencer par les protagonistes, je m’étais fait plaisir à raconter nombre de mes souvenirs ainsi que des événements imaginaires du même tonneau. Il y a si longtemps que je travaille sur ce texte qu’aujourd’hui, moi-même, je me demande parfois lesquels sont lesquels. Quoi qu’il en soit, ce n’était plus un livre de genre, mais une espèce de roman de terroir avec un vague fil conducteur surnaturel, qui ne pouvait trouver ses aises dans aucune collection. Tous les éditeurs auxquels je l’ai soumis après le désistement du Fleuve Noir – il y en a eu une bonne quinzaine, d’imaginaire comme de littérature générale – s’en sont très bien rendu compte, et je garde de cette époque une belle collection de lettres de refus. En désespoir de cause, je me suis attaqué à l’écriture des Flammes de la Nuit, roman de fantasy qui a été accepté aussitôt, si bien que cette mésaventure aurait pu signer la fin de mon histoire d’amour avec le fantastique, si Zorro... pardon, si Richard D. Nolane n’était pas arrivé. Bien qu’on le connaisse aujourd’hui surtout comme scénariste de bande dessinée, Nolane passait à l’époque, et à juste titre, pour un excellent spécialiste de fantastique, et il venait de se voir confier par les éditions Garancière (un des multiples départements des ex-Presses de la Cité) la direction d’une collection de fantasy intitulée avec à propos « Aventures Fantastiques » – dans laquelle j’ai d’ailleurs fait mes premiers pas de traducteur, mais voir plus haut. Puisqu’il désirait créer en parallèle une collection de fantastique centrée sur l’horreur moderne, qui devait s’appeler « Cauchemars », je n’ai pas hésité à lui confier Sylvana. C’est avec un enthousiasme non feint qu’il me l’a refusé, lui aussi, en me disant quelque chose comme, je cite de mémoire : « Faut choisir entre Stephen King et Marcel Pagnol ». En revanche, il m’a assez motivé pour que j’écrive des récits fantastiques dans un esprit un rien plus contemporain. Mon premier essai en la matière a été la nouvelle « Le Samouraï », qu’on trouvera dans le volume 4 de cette intégrale. À l’époque, Richard l’a acceptée pour le premier numéro de l’anthologie périodique qu’il envisageait de publier dans sa nouvelle collection, et il l’a assez appréciée pour acquiescer à ma proposition de lui écrire le recueil de nouvelles d’horreur qui piaffait sous mes doigts depuis que j’avais découvert Les Livres de Sang de Clive Barker, une de mes influences les plus importantes à l’époque. Ce recueil, à peine modifié, serait plus tard publié sous le titre Désirs cruels. Mais pas tout de suite, non non non, car, la vogue de l’horreur moderne refluant comme elle était venue, la collection « Cauchemars » ne vit jamais le jour. Je me retrouvais donc avec un deuxième manuscrit fantastique dans mes tiroirs, sans grand espoir de publier l’un ou l’autre un jour. Seule la nouvelle « Le Samouraï » est sortie sur le moment, si mes souvenirs sont bons, dans une anthologie fanique.


8

Il est donc sans doute curieux que j’aie choisi peu après d’écrire un autre roman du même genre, alors que la direction « historique » du Fleuve Noir venait de sauter, remplacée par des têtes nouvelles pêchées hors du monde de la science-fiction française, à savoir le tandem de Founi Guiramand et Nicole Hibert. À ce moment-là, tous les auteurs en place se sont retrouvés sur la sellette, et une bonne partie d’entre eux se sont vus priés d’envoyer désormais leurs manuscrits ailleurs. Par une espèce de miracle, je n’ai pas fait partie de cette charette-là. C’est d’autant plus surprenant que le texte qui m’a servi d’examen était, caprice du destin, un roman intitulé Pour une poignée d’helix pomatias, lequel n’est pas tout à fait le plus sérieux que j’ai jamais écrit, dirons-nous de manière euphémique. Heureusement, la nouvelle direction littéraire avait le sens de l’humour. Afin de capitaliser sur ce premier succès, j’ai décidé de rédiger un thriller surnaturel, en partie parce que j’aimais ça, en partie parce que je pensais pouvoir le faire vite et, en cas d’acceptation, toucher rapidement un chèque. Je ne me suis encore jamais trouvé, j’en remercie la chance, en position de crever de faim, mais il y a eu des périodes où je ne savais pas trop de quoi je vivrais le mois suivant, et celle-là en fait partie. L’acceptation ou le refus d’un roman avait donc une importance non négligeable pour mon quotidien, pas seulement pour ma fierté. Pour la seule et unique fois de ma vie, j’ai tracé un plan complet et l’ai ensuite suivi point par point. Comme il m’a fallu deux heures pour concevoir ledit plan et moins de deux mois pour écrire le roman, j’ai longtemps voué à ce dernier un amour mitigé, l’estimant un peu fabriqué. À la relecture aujourd’hui, je le trouve plutôt meilleur que certains autres que je jugeais sur le moment plus ambitieux, mais mon avis est en la matière de peu d’importance. Ce qui compte, c’est que Le Diable à quatre (car c’était lui) a beaucoup plu à Nicole Hibert. Cette dame, si elle ne raffolait pas de la science-fiction, était en revanche férue de fantastique, et il s’avéra qu’elle ne demandait pas mieux que d’en publier dans « Anticipation ». Si tel n’avait pas été le cas, il n’y aurait pas de « Comédie inhumaine ». Merci, Nicole. Car, c’est avec Le Diable à quatre, finalement, que l’esquisse de l’ensemble a commencé à se profiler, encore que vaguement, et plus par jeu que pour toute autre raison. Il me faut, afin de l’expliquer, me livrer un à un petit retour en arrière. Quelques années plus tôt, alors que je commençais tout juste à publier au Fleuve Noir, j’avais l’ambition d’être un auteur populaire professionnel capable d’écrire dans n’importe quel genre, et disposé à faire des exercices pour y parvenir. Quels sont les genres, me demandais-je, que je serais absolument incapable d’aborder ? Il y en avait hélas ! beaucoup, mais celui où mon impuissance (si j’ose employer ce terme dans le contexte) était la plus


9

criante, c’était l’érotisme. J’avais donc cherché une idée en ressortissant et j’en avais trouvé une, celle de ce qui deviendrait bien plus tard Nuées Ardentes – un livre qui, s’il parlerait certes de sexe, n’aurait en définitive rien d’un roman érotique. Me sentant incapable de l’écrire sur le moment, j’en avais cependant esquissé les grandes lignes et, surtout, créé les personnages principaux. Ces personnages, par une perversité que je ne m’explique pas, j’ai eu l’impulsion d’en faire intervenir quelques-uns, et dans des rôles importants, au sein du Diable à quatre (Guy et Diane Chaffaux), où je me suis aussi amusé à glisser Pierrette Bossis, un des personnages très secondaires de Sylvana – qui, on s’en souvient, n’en manquait pas. Cette décision a eu un certain nombre de conséquences, on le verra plus tard. En attendant, comme je me sentais en position de force, j’ai décidé, après ce premier roman fantastique publié, de proposer à ma directrice de collection si compréhensive un roman qui s’intitulait, je vous le donne en mille... Sylvana. « Il va falloir qu’on en parle », m’a dit Nicole quelque temps plus tard, sur le ton que prend en général un éditeur pour vous expliquer que votre manuscrit, quelles que soient ses qualités, ne correspond pas à ce qu’il recherche actuellement. Ce n’était toutefois pas tout à fait le cas. Le roman lui plaisait dans l’ensemble, mais lui paraissait entaché de longueurs. J’étais encore à l’époque assez malléable, ce n’est plus le cas aujourd’hui, mais je reste enchanté d’avoir écouté Nicole sur ce coup-là, et je la remercie bien bas des heures qu’elle a passées à relire mon livre et à me signaler d’un « Ça, Pagel, on s’en fout » quasi rituel les anecdotes qui n’avaient pas leur place dans le roman si on avait le vague espoir que quelqu’un le lise un jour. Depuis, quand j’écris et que je me laisse aller à la complaisance envers moi-même, j’ai une Nicole Hibert miniature qui apparaît sur mon épaule gauche et qui me dit : « Ça, Pagel, on s’en fout ». Je réponds : « Bien, madame la directrice de collection » et j’efface le paragraphe en question. Bref, sous sa houlette, réduit aux dimensions qu’on lui connaît et en partie réécrit, Sylvana est sorti au Fleuve Noir après le Diable à quatre. Tant que j’en étais à vider mes tiroirs, j’ai ressorti Désirs cruels, que Nicole a accepté également, en me demandant juste de remplacer un texte qu’elle jugeait faible. Là, la gageure était d’importance pour la collection « Anticipation », qui n’avait jamais au grand jamais accueilli de recueil de nouvelles. La seule raison pour laquelle Désirs cruels et deux ou trois recueils d’autres auteurs (Wagner, Dunyach...) y ont été publiés, c’est qu’ils étaient assortis d’un fil conducteur permettant (presque) de les faire passer pour des romans. Par chance, je n’ai même pas eu à créer ce fil rouge, car j’avais déjà conçu


10

le recueil de cette manière à la base. J’avais été visionnaire, pour une fois. Comme ce n’est pas fréquent, je me permets de m’en féliciter. Dans Désirs cruels, une des nouvelles, « L’île des révélations », mettait en scène la mort d’une certaine Madeleine Bossis sous les coups d’un tueur psychopathe. Madeleine était bien sûr la sœur de Pierrette, tuée dans Le Diable à quatre, toutes deux ayant fait leur apparition dans les pages de Sylvana. C’est sans doute à peu près vers cette époque que m’est venue l’idée de relier tous mes textes fantastiques par l’apparition de personnages récurrents, à la manière de Zola dans « Les Rougon-Macquart » ou – à la surprise générale – de Balzac dans « La Comédie humaine », même si je n’avais encore strictement aucune idée de l’ampleur que prendrait le projet. Dans un premier temps, puisque l’absence de cette brique essentielle me contrariait, je me suis enfin attaqué à l’écriture de Nuées Ardentes, tandis que mon alter ego Félix Chapel faisait bouillir la marmite en rédigeant un space opera d’aventures en cinq épisodes. Mes premiers volumes fantastiques m’avaient valu assez de compliments de ci de là, et l’écriture des nouvelles de Désirs cruels m’avait assez décoincé en matière de sexe et d’horreur pour que je ne craigne plus d’entreprendre ce projet difficile. Avec le recul, je pense que j’aurais tout de même dû attendre un peu. D’une part, contrairement à ce que je pensais, je n’avais pas encore la maturité nécessaire pour traiter un sujet aussi délicat, ce qui se reflète dans le caractère sans nuance de Natacha, mon personnage principal – un aspect que des révisions successives ont atténué, si bien qu’il me paraît aujourd’hui supportable. Le plus grave problème de Nuées ardentes, toutefois, est d’avoir été écrit à un moment où je venais de revoir mes ambitions à la hausse. L’auteur populaire produisant de bons petits romans d’aventures que je voulais être à mes débuts se piquait désormais de littérature et, pour bien marquer le coup, se permettait ce qu’il considérait comme des audaces narratives (par exemple dans la scène pivot du viol de l’héroïne), lesquelles me paraissent aujourd’hui assez inutiles. Toutefois, sauf à réécrire entièrement le livre, il faut bien en passer par elles et, puisqu’elles n’en sont tout de même pas l’aspect le plus important, je les tolère – d’autant plus qu’il m’est possible de les attribuer aux maniérismes de Claude Dumont, l’écrivain fictif auquel sont censément dus un certain nombre de passages. Ce qui me semble à présent le plus intéressant dans Nuées ardentes, c’est son aspect fantastique proprement dit – le rapport entre réalité et fiction d’une part, entre rêve et réalité d’autre part, des thèmes que je n’ai sans doute pas fini d’explorer –, alors que je l’estimais sur le moment tout à fait secondaire par rapport au contenu psychologique et dramatique du roman. D’ailleurs, il me semble bien que l’idée la plus bizarre, le phénomène étrange qui lie les écrits de Dumont et les événements authentiques, a surgi sous ma plume


11

presque par hasard, sans que je sache trop ce que j’allais en faire. Il y a, dans les histoires que j’invente, et tout particulièrement celles qui appartiennent au genre fantastique, une part inconsciente que je revendique volontiers. On m’a parfois demandé pourquoi j’avais situé Nuées ardentes en 1976/77. La vérité est que je n’ai pas eu le choix. Puisque l’action principale du Diable à quatre se déroulait au moment où j’ai écrit le roman, donc en 1987, et son action secondaire en 1980, j’ai bien été obligé de remonter le temps pour trouver la Diane et le Guy Chaffaux adolescents dont j’avais besoin – et un Julien Nomade du même âge, qui intervient à peine, mais que je me suis fait un devoir de mentionner, eu égard à l’importance que son personnage prend par la suite. Du fait de cet aspect « historique », les éditions prédécentes de Nuées ardentes incluent d’ailleurs de petits anachronismes, comme la présence d’un baladeur deux ans avant que Sony ne commercialise son Walkman, anachronismes qui se voient corrigés dans la présente intégrale. Je profite de l’occasion pour ouvrir une parenthèse. Au fil de leurs éditions successives, les textes qui composent « La Comédie inhumaine » ont été travaillés et retravaillés sans merci. J’ai décidé qu’ils ne le seraient plus : parfois, il faut savoir s’arrêter. Cette intégrale aux Moutons électriques, qui coïncide par chance avec la première édition numérique de l’ensemble, en sera l’édition définitive, la seule qui bénéficiera de mon aval sans restriction. Si jamais elle est reprise à l’avenir, elle le sera sans qu’une seule virgule en soit changée – avis à d’éventuels futurs directeurs littéraires, auxquels le respect de cette stipulation évitera de se faire envoyer sur les roses ; j’ai déjà signalé que je n’étais plus aussi malléable qu’avant. Fin de la parenthèse. En plus de constituer une des fondations du cycle pour des raisons de chronologie, Nuées ardentes établissait une passerelle entre « La Comédie inhumaine » proprement dite et Les Flammes de la nuit. Ce dernier roman se déroule dans un monde de fantasy, Fuinör, qui se révèle ultimement créé par des rêves. Or, comme j’avais besoin dans Nuées ardentes d’un univers onirique pour développer un des sujets secondaires du livre, j’ai choisi, mi par flemme mi par jeu, de reprendre Fuinör. Les rapports entre les deux œuvres, toutefois, ne vont pas plus loin. Si j’étais, sur le moment, inconscient des défauts du roman que je venais d’achever, ce n’était pas le cas de tout le monde, et surtout pas celui de Nicole Hibert qui, cette fois, m’a opposé un refus sans équivoque. S’est ensuivie, comme ç’avait été le cas pour Sylvana, une quête frénétique d’un autre éditeur – frénétique et tout à fait vaine dans l’immédiat, ce dont peut témoigner une autre pile de réponses négatives dans mes cartons. Mettant Nuées ardentes de côté, j’ai résolu de brimer un peu mes ambitions et d’en revenir au format thriller fantastique pour écrire Les Antipodes, qui faisait suite à la fois au Diable à quatre et à « L’Île des révéla-


12

tions ». Puisque la méthode m’avait réussi, j’en ai de nouveau conçu le plan de A jusqu’à Z avant d’entamer l’écriture, mais, cette fois, je me suis révélé incapable de le suivre. Et c’est tant mieux, car il mettait en scène le retour du cadavre animé censément détruit à la fin du volume précédent, ce qui aurait sans aucun doute senti le réchauffé (et tout le monde vous dira qu’il est très mauvais de réchauffer un cadavre, animé ou non). D’ailleurs, malgré la mise sur la touche de cet élément inutile, l’histoire que j’avais à raconter était déjà trop foisonnante pour s’inscrire dans les limites d’un volume d’« Anticipation » – tous à peu près de la même taille, par choix éditorial, aussi étrange que cela puisse paraître aujourd’hui. Elle est donc parue en deux volumes, respectivement sous-titrés L’Antre du Serpent et Le Refuge de l’Agneau, titres que j’ai conservés aux parties qui composent désormais le roman réunifié. Petite anecdote amusante : Les Antipodes racontait comment Dieu, frustré par la tentative de reproduction effectuée par son vieil ennemi Lucifer dans Le Diable à quatre, engendrait lui aussi un enfant sur Terre. Le roman s’achevait par la naissance simultanée des deux rejetons, un garçon et une fille, dont j’avais prévu d’orchestrer l’histoire d’amour impossible dans un volume ultérieur. Or voilà que sort en librairie le dernier Clive Barker, The Great and Secret Show, dont le thème, sans être exactement identique, présentait de gros points communs avec celui du livre que je n’avais pas même fini de rédiger. Comme j’avais rencontré Clive à Londres quelques mois plus tôt et que nous avions sympathisé, j’ai décroché mon téléphone pour lui expliquer le problème. Bien sûr, il m’a répondu : « Ce n’est pas grave, de toute façon, nous ne traiterons pas le sujet de la même manière. » Et, de fait, les deux romans n’ont pas grand-chose en commun, mais j’avais eu très peur – d’autant plus que j’avais déjà connu le même problème avec mon tout premier roman, dont un des éléments principaux figurait aussi dans un livre de Jean-Pierre Andrevon, sorti bien sûr quelques mois avant le mien. Jean-Pierre m’avait fait à peu près la même réponse que Clive quand je l’avais contacté : tous les deux avaient bien plus d’expérience que moi et savaient que ces choses-là arrivent souvent. Mais, tout de même, je hais ces auteurs qui me piquent des idées avant même que je ne les aie : n’est-ce pas le comble de la sournoiserie ? Peu après la publication des Antipodes, il y a eu un nouveau remaniement au Fleuve Noir, je ne me suis pas entendu avec la nouvelle direction littéraire et, pendant un moment, il a bien paru que c’en était fait de ma carrière d’écrivain. Pour « La Comédie inhumaine » en particulier, cette interruption n’était pas catastrophique : j’avais déjà décidé que je ne voulais pas écrire l’histoire d’amour de mes deux nouveaux personnages avant qu’assez de temps se soit écoulé pour qu’ils aient l’âge de la vivre sans que


13

je sois contraint d’anticiper. Seules deux nouvelles, publiées dans des anthologies, mettraient entre-temps en scène la famille Nomade/Lucifer : « Le Syndrome de Bahrengenstein » et « Mille-Pattes ». La première, écrite après la mort affreuse d’une de mes chattes, celle-là même que j’avais prise pour modèle de la « Vengeance » de Nuées ardentes, est je pense le texte le plus noir que j’aie jamais commis. La seconde, même si elle raconte des choses assez atroces, est beaucoup plus légère dans son ambiance. Curieusement, il s’agit de deux histoires de pacte avec le diable – un sujet qui m’inspirait beaucoup à l’époque, puisqu’une de mes nouvelles de science-fiction, « La Route de Memphis », en constitue une troisième variation. Bref, quelques années ont donc passé sans que je publie grand-chose, fantastique ou non. Et puis plusieurs événements se sont produits quasi simultanément. D’abord, la direction littéraire du Fleuve Noir a encore changé, et je me suis beaucoup mieux entendu avec les arrivants – ce sont d’ailleurs eux, en la personne de Daniel Riche, qui sont venus me rechercher. Les ouvrages résultants ont plutôt été du domaine de la science-fiction, mais les trois volumes déjà parus de la « Comédie inhumaine » ont été repris dans un recueil qui portait ce titre au sein de la collection « Bibliothèque du Fantastique », normalement consacrée aux classiques du genre. Autant dire que j’étais très fier d’y être inclus. Presque simultanément, un jeune éditeur indépendant du nom de Gilles Dumay, après avoir publié ma nouvelle « Ce n’était qu’un rêve » dans une de ses anthologies, a aussi accepté Nuées ardentes et l’a sorti dans sa collection « Étoiles Vives », assorti d’une préface de mon ami Jean-Claude Dunyach. Soyons francs, il en a vendu très peu, mais, à tout le moins, désormais, le bouquin existait. Du coup, quand Patrice Duvic, directeur de la collection « Pocket Terreur », m’a suggéré de lui écrire un roman, c’est avec enthousiasme que j’ai commencé à travailler sur ce qui deviendrait L’Ogresse. Dans la nouvelle « L’Île des révélations », qui se déroulait sur une île onirique atteinte par mes personnages à la faveur d’un naufrage, alors qu’ils se rendaient sur l’île d’Yeu, je laissais entendre que, pendant ce temps, d’étranges événements s’étaient déroulés sur cette dernière, événements que je m’étais promis de raconter un jour, tant j’ai horreur de lancer des éléments en l’air sans les rattraper. Ma passion d’un temps pour la mythologie celte m’avait suggéré une variation sur la légende de la « chasse sauvage », menée par le fameux « maître de la chasse », en laquelle je voyais, temps modernes obligent, une bande de motards façon Hell’s Angels. Entre le moment où ce début d’idée naissait et celui où j’ai attaqué l’écriture du livre, toutefois, mon enthousiasme pour les mythes celtes avait diminué, et mon sujet, une fois développé, ne se prêtait plus à accueillir le maître de la chasse ni à se dérouler sur une île. D’autant plus que mon déménagement récent


14

avait arraché « La Comédie inhumaine » à ses deux principaux théâtres, la région parisienne et la Vendée, pour la plonger dans le département du Tarn où je vivais désormais : j’aime en effet à situer mes histoires dans des lieux qui me sont familiers. Certes, il m’est arrivé d’écrire de petits romans d’aventures se déroulant dans des coins du monde où, en bon sédentaire, je n’avais jamais mis les pieds, mais il y a livre et livre et, quand je suis sérieux, j’essaie de l’être jusqu’au bout. Les lecteurs devraient donc attendre encore un peu pour savoir ce qui était arrivé sur l’île d’Yeu pendant que Dassin et ses compagnons se frottaient aux quatre cavaliers de l’Apocalypse, en l’occurrence la publication de « La Roche aux Fras », dans la revue Ténèbres, une nouvelle qui ferait partie intégrante de la trame principale du cycle, alors que L’Ogresse, comme Sylvana et L’Esprit du vin, ne s’y rattachent que par la bande. Si le protagoniste de ce nouveau volet est un adolescent, c’est que j’avais trouvé l’idée de base le concernant alors que je cherchais un sujet de roman pour la jeunesse. Voilà en grande partie pourquoi je m’estime désormais incapable d’écrire dans ce créneau-là : L’Ogresse n’est sans doute pas celui de mes livres où figurent les scènes les plus sanglantes (la palme appartient en la matière à Désirs cruels), mais c’est de très loin celui où la sexualité joue le rôle le plus important – plus même que dans Nuées ardentes –, et il se fonde en grande partie sur la psychanalyse, un domaine qui me passionne depuis que j’ai vu, très jeune, ces deux chefs-d’œuvre que sont La Maison du Dr Edwardes, d’Alfred Hitchcock et Freud, passion secrète de John Huston : pour l’enfant que j’étais, les scènes oniriques de ces deux productions les changeaient en vrais films d’épouvante. J’avais en outre découvert avec grand intérêt le livre de Bruno Bettelheim, La Psychanalyse des contes de fées, et j’avoue l’avoir gardé sous le coude tandis que j’écrivais mon roman. Il m’a été très utile pour la rédaction du conte « Jeannot-Simplet », inspiré dans sa forme de plusieurs autres, mais dont le fond est très consciemment psychanalytique. Il s’est avéré que L’Ogresse, une fois terminé, n’a pas assez plu à Patrice Duvic pour qu’il le publie dans sa collection, et que ce roman-là aussi a donc entamé un bon séjour dans mes tiroirs. Il a finalement été publié chez un autre éditeur indépendant que je ne citerai pas, naturellement, car l’expérience, peu satisfaisante, s’est achevée par des échanges de courriers assez vifs, au terme desquels j’ai repris mes droits sur le livre. Cette première publication avait cependant permis à L’Ogresse d’obtenir le prix Bob Morane, remis par Henri Vernes, ce qui m’avait fait un insigne plaisir puisque, comme la plupart des garçons de ma génération, j’avais été nourri de cette série d’aventures pendant mon adolescence et avais pratiquement découvert la science-fiction entre ses pages. Je gage cependant que Vernes,


15

parrain du prix, mais nullement membre du jury, n’avait pas lu mon bouquin, auquel il n’aurait sinon jamais décerné une telle distinction. Pour la suite, il m’est nécessaire d’esquisser à grands traits le paysage éditorial d’alors, à savoir la fin des années 1990 et le début des années 2000. Il était assez faste pour les littératures de l’imaginaire. L’Europe était euphorique, le festival Utopia à Poitiers (rebaptisé les Utopiales après son transfert à Nantes) accueillait des auteurs français, anglais, italiens, espagnols, et les traductions se multipliaient de tous côtés – à titre personnel, j’ai eu un roman publié en Italie, un autre en Espagne. Belle époque. La crise, bien sûr, n’était pas encore sur nous, et les efforts conjugués de plusieurs écrivains (notamment Ayerdhal et Serge Lehman) et directeurs littéraires (Marion Mazauric, chez J’ai Lu, en tête) faisaient que les auteurs les plus en vue recevaient désormais des avances décentes – et même pharamineuses selon les critères d’aujourd’hui – qui leur permettaient enfin de vivre de leur plume. J’ai eu la chance que mon roman de science-fiction L’Équilibre des paradoxes, publié au Fleuve Noir, soit très bien accueilli par la critique et reçoive deux prix, ce qui m’a remis le vent en poupe. Marion Mazauric venait de créer la collection « Millénaires » qui publiait en grand format des textes ambitieux, et dans laquelle il fallait sortir un titre si on voulait faire partie des auteurs « qui comptent » – ou, plus prosaïquement, tant l’expression qui précède est dépourvue de sens réel, si l’on voulait toucher un gros chèque. J’ai sorti pour l’occasion une idée que je portais en moi depuis des années, et qui a suffisamment séduit Marion pour qu’elle me signe un contrat : celle du Roi d’août. Une fois son écriture achevée, cependant, et elle m’a demandé un an et demi, plus que celle de n’importe quel autre de mes romans, l’ouvrage s’est révélé bien plus historique que fantastique, donc peu susceptible de s’inscrire dans la collection. Marion étant entre temps partie fonder Au Diable Vauvert, c’est son remplaçant et ex-assistant, Benoit Cousin, qui a revendu en interne Le Roi d’août à une collection de romans historiques de Flammarion, tandis que je m’engageais à lui écrire un autre « Millénaires » à titre de dédommagement. Ce serait L’Œuvre du Diable, le plus épais de tous les volumes de « La Comédie inhumaine », qui raconte l’histoire d’amour mise en place dans Les Antipodes et met un point final à l’intrigue « diabolique » entamée dans Le Diable à quatre. Vers la même époque, Benoit Cousin a décidé de rééditer l’ensemble du cycle chez J’ai Lu, au format de poche, sous de magnifiques couvertures d’Arnaud Cremet. Les quatre premiers volumes reprenaient tous les textes publiés çà et là, le sixième aurait dû être la réédition de L’Œuvre du Diable (projet finalement abandonné tant l’édition grand format s’était mal vendue), tandis que le cinquième comprenait les deux nouvelles intermédiaires auxquelles j’ai déjà fait allusion, à la suite d’un roman assez particu-


16

lier, L’Esprit du vin, sur lequel on me permettra, j’espère, de m’attarder un peu (façon de parler, d’ailleurs, car, les choses étant ce qu’elles sont, je vois mal comment on pourrait m’en empêcher.) J’ai déjà signalé que j’habite désormais le Tarn. Je réside plus précisément au cœur du vignoble de Gaillac, et je compte parmi mes proches voisins des vignerons adeptes de l’agriculture biologique, qui sont très vite devenus des amis. Il faut se replonger dans le contexte de l’époque pour comprendre quelles vexations, quelles quasi-persécutions ils subissaient alors de la part de leurs collègues attachés aux traitements chimiques. Mon intention n’est pas d’y revenir, puisque tout cela est expliqué dans le roman lui-même ; j’en parle simplement pour faire comprendre d’où vient mon idée de départ pour L’Esprit du vin, le seul de mes livres qu’on puisse considérer comme militant. Le militantisme politique est un comportement qui m’est étranger, sans doute parce que je n’ai jamais réussi à croire assez en une quelconque doctrine, mais, cette fois, puisque je croyais en mes voisins, j’ai aussi cru en leurs convictions et m’en suis fait le porte-parole entre les pages de ce roman. Incidemment, non, dans la réalité, les choses ne sont pas allées aussi loin, il n’y a pas eu de morts et, pour autant que je le sache, personne n’a pratiqué la sorcellerie, mais la situation de départ est bel et bien authentique. Évidemment, je ne me suis pas contenté de changer les noms des personnages, je les ai réinventés, mais on peut s’amuser, quand on connaît les vrais, à faire des correspondances approximatives. Comme le dit le romancier qui raconte l’histoire (et qui, malgré sa profession, n’a pas tant que ça de points communs avec moi) : « C’est une constante : si je m’inspire de la réalité, je transforme, je code toujours tout. » L’Esprit du vin, encore plus que Sylvana évoque un roman de terroir. Il y a une raison à cela, c’est qu’il était censé l’être dès le départ : l’impulsion pour l’écrire m’a été donnée par l’écrivain Georges Coulonges, que je connaissais depuis belle lurette, car il était le père d’un de mes amis, et qui m’a déclaré un jour en substance : « Si tu faisais un roman de terroir, je pourrais te présenter chez X..., tu gagnerais plein de sous. » X... étant bien sûr son éditeur de l’époque, spécialisé dans ce type d’ouvrages, qu’il vendait comme des petits pains. À noter que Jojo, comme on l’appelait affectueusement, avait aussi été un peu à l’origine de Sylvana, puisque c’est la lecture de son livre La Terre et le moulin qui m’avait donné l’envie de reprendre ma nouvelle « Brise d’automne » et de la développer aux dimensions d’un roman situé dans un contexte campagnard. Or donc, me suis-je dit, pourquoi pas ? Gagner plein de sous était en effet un sort dont j’aurais su m’accommoder. Je disposais en outre, on l’a vu, du sujet idéal, et même d’un cadre où le situer : dans L’Ogresse, prenant modèle


17

sur Zola et son Plassans, démarquage d’Aix-en-Provence, j’avais créé à partir de Gaillac la petite ville et le vignoble de Fraussac. (L’intérêt de la démarche est assez évident : si on a besoin qu’un notable quelconque de la ville soit un salopard, on peut le rendre tel sans risquer un procès en diffamation.) Ville et vignoble où se situe aussi, incidemment, une partie de L’Œuvre du Diable. Hélas ! trois fois hélas ! je suis totalement infoutu d’écrire un vrai roman de terroir. Ou un vrai roman de littérature générale, d’ailleurs. S’il n’y a pas un peu de science-fiction ou de fantastique dans la sauce, je la trouve très vite insipide. Donc mon histoire de vignerons bios affrontant les vignerons pas-bios s’est vite assortie d’une histoire de sorcellerie. Et, ça, pour publier chez X..., c’était hors de question. Malgré la recommandation dont je me prévalais, je me suis donc heurté à un refus. Je rougis de l’avouer, mais, si l’aspect fantastique du roman était la cause principale dudit refus, ce n’était pas la seule. La dame (très aimable au demeurant) qui dirigeait la maison d’édition en question m’a dit au téléphone : « Vous savez, nous, on publie des romans pour le grand public. Ce que vous avez fait, c’est de la littérature. » C’était bien la première fois qu’on m’accusait d’être trop littéraire (ça reste d’ailleurs la dernière à ce jour) et, moi qui ai commencé en écrivant comme un pied des bouquins d’aventures mal fichus, j’ai apprécié le compliment à sa juste valeur. Même si, du coup, L’Esprit du vin m’a rapporté beaucoup moins que prévu, en paraissant directement au format de poche chez J’ai Lu. L’étape éditoriale suivante de « La Comédie inhumaine », ma foi, vous en tenez le premier volume entre les mains, si bien que j’en ai terminé avec l’aspect chronologique de cette préface – et presque avec la préface ellemême puisqu’il ne m’appartient pas d’analyser ces textes : j’ai déjà eu assez de mal à les écrire. Il y a juste un point sur lequel je souhaite attirer l’attention, car, si mon travail possède la moindre originalité, c’est sans doute celle-là. Le fantastique classique ou moderne inclut souvent un élément qui m’attriste et me consterne, et qui peut se résumer par : hors l’Église, point de salut. Vampires, démons, sorciers, toutes les créatures maléfiques ont pour ennemi le clergé – souvent, quoique pas toujours, catholique. Moi qui suis – ça n’étonnera personne qui m’a lu – athée et assez violemment anticlérical par la grâce de ma stricte éducation religieuse, je m’arrache les cheveux chaque fois que je vois un monstre parfaitement honnête et d’une puissance considérable renvoyé au néant, voire réduit en purée, par la vision d’un crucifix, les prières d’un évêque ou trois gouttes d’eau bénite sur le bout du nez. Mon fantastique est un fantastique athée.


18

Oui, il met en scène des démons, jusqu’au plus grand d’entre eux, Lucifer, et même Dieu en personne, mais ces êtres ne sont pas tels que nous les présente la religion. Loin d’être créateurs, ce sont des créatures enfantées par l’inconscient collectif de l’humanité. J’écrivais au tout début de cette préface que je n’avais peut-être pas tellement tort de me considérer comme un auteur de science-fiction : je n’en veux pour preuve que cette rationalisation des mythes chrétiens. Mais, même dans mes textes purement fantastiques comme Sylvana, L’Ogresse ou L’Esprit du vin (encore que le premier et le dernier puissent être interprétés comme de la littérature générale si on choisit de les regarder sous un certain angle), la religion ne tient aucun rôle ou se révèle une influence tout à fait nocive. Un dernier mot concernant le titre général de la série. Bien qu’il affirme ne plus s’en souvenir, c’est mon ami Jean-Daniel Brèque qui l’a trouvé, et je l’ai adopté parce que j’estime qu’il sonne bien. La référence est cependant un peu abusive. Balzac, et Zola après lui, cherchaient tous les deux à peindre un tableau complet de leur époque. Mes ambitions, bien moindres, consistent juste à raconter de bonnes histoires. J’espère y réussir de temps en temps. Michel Pagel Lintin, décembre 2015


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.