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LES SUPER-HÉROS ORIGINAUX LES AUTEURS SE DÉCHAINENT PHILIPPE BUNEL
« Dans le monde merveilleux des super-héros, à peu près tous les personnages qui portent un collant moulant ou une cape sont fondamentalement équipés pour ce boulot.
Je ne suis pas d’accord avec cela. »
Mark Waid, Janvier 2009, postface de Irrecuperable.
Le
pouvoir
aux auteurs Nouvelles ambitions
D
ans les années 1960, John Romita et Stan Lee font trembler les lecteurs de Spider-Man lorsque Norman Osborn, alias le Bouffon vert, découvre l’identité du tisseur. Un jeu d’amnésie et de mémoire retrouvée s’orchestre ensuite jusqu’à ce que Gwen Stacy, la petite amie de Peter Parker, meurt en 1973. En parallèle, les années 1970 s’ouvrent sur la création dantesque du Quatrième Monde, où Jack Kirby reconfigure tout l’univers cosmique de DC Comics, au grand dam de la valeureuse Ligue des justiciers (JLA). Peu à peu, les grands auteurs rattachés aux prestigieuses écuries peaufinent ces univers imaginaires, leur offrant des histoires plus matures et un approfondissement des personnages. Désormais, les structures manichéennes laissent place à la psychologie de personnage, ponctuée de souffrances et de doutes. Evoluant sans cesse, la bande-dessinée américaine se modernise drastiquement dans les années 1980, comme en témoigne la mort d’un héros iconique : Captain Marvel. Ne sachant pas comment faire évoluer ce super-héros cosmique, Marvel demande à l’auteur Jim Starlin d’en finir avec ce personnage qu’il aurait emmené dans « un univers métaphysique et mystique » trop inconfortable pour les scénaristes successeurs. Le décès résulte d’un cancer en 1982,
soit un mal réel de notre société. Starlin signe ainsi l’impossibilité d’une éventuelle résurrection, endeuillant à jamais les grandes figures Marvel dans un bouleversant roman graphique. En un sens, Captain Marvel échappe à la Maison des Idées car il traduit la personnalité d’un auteur qui fait constamment évoluer les concepts (il le prouvera de nouveau avec la trilogie de l’Infini centrée sur le vilain Thanos). En 1982 également, le pendant anglais de Captain Marvel, Marvelman (puis Miracleman), passe d’une œuvre kitch à une refonte sombre et réaliste sous la plume d’un certain Alan Moore. L’année d’après, Moore récidive avec l’un des titres les moins populaires de DC comics : Swamp Thing. Ainsi reconstruit-il intégralement l’homme plante, mettant de côté l’aspect horrifique au profit d’un discours écologique et politique saupoudré de réflexion existentialiste. La prise en main d’une licence en déclin permet aux auteurs d’apposer leur patte et de développer de nouveaux personnages. Rappelez-vous, à la fin des années 1970, Chris Claremont, après
Page de gauche précédente : Les nouveaux dieux s’imposent chez DC. (Le Quatrième Monde, 1970, Jack Kirby, © DC Comics) En dessous : L’univers Marvel est chamboulé. L’un de ses héros les plus puissant vient de mourir. (The Death of Captain Marvel, Jim Starlin, 1982, © Marvel Comics).
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Ci-contre : Contrairement à Apokolips, Néo Génésis est une planète paisible et colorée. (Le Quatrième Monde, 1970, Jack Kirby, © DC Comics)
Wein, étoffait l’équipe vieillissante des X-Men, ajoutant des mutants tout en développant leur psychologie, à grand renfort de traumas, de nouvelles aptitudes et de certaines morts inattendues… L’ère est donc propice au renouvellement, et donc à une vision plus personnelle des scénaristes. Dès lors, de nombreux titres sont redéfinis, comme le prouve Franck Miller en prenant le contrôle de deux séries phares : Daredevil et Wolverine. Fortement inspiré du découpage cinématographique des films de genre et de la culture mangas (citons principalement Lone Wolf and Cub), Miller forge son style graphique sur ces titres, s’émancipant des codes antérieurs. Dès lors, cette force visuelle
contamine l’évolution du récit tout en insufflant un véritable vent de liberté artistique. Et, à l’instar de Starlin, le dessinateur devient seul maître à bord en passant scénariste. Un passage facilité par l’ADN de Marvel, pour qui l’univers pictural est une forme narrative majeure. Œuvrant désormais sur le fond et la forme, Miller impose à ces récits son amour pour la culture nippone. Ninjas et samouraïs sont au programme de ces aventures romantico-violentes ! Aussi, il propose une refonte intégrale de Daredevil, éloignant le diable rouge de l’ombre d’une certaine araignée. Pour créer sa nouvelle série, Stan Lee avait calqué le modèle de Spider-Man, en commençant par la situation de départ (un orphelin a un accident) et en continuant
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Page de gauche : La mort terrasse définitivement un héros Marvel. (The Death of Captain Marvel, Jim Starlin, 1982, © Marvel Comics). En haut à droite, et en bas : Vision dystopique d’un Batman vieillissant, anti système et ultra violent. (The Dark Knight Returns, Franck Miller, 1986, © DC Comics)
(1) The Complete History: The Life and Times of the Dark Knight, Les Daniel, 1999.
sur un traitement comique saupoudré de soap opéra. Désormais, la cécité du héros est prise en compte de façon plus réaliste, son travail d’avocat l’amène dans des affaires plus troubles, sa foi est constamment mise à l’épreuve et ses relations humaines sont bien plus dramatiques. Ainsi Daredevil s’inscrit-il dans le registre du polar urbain ultra-violent, avec de nouveaux personnages charismatiques, telle la belle Elektra qui ouvre le bal de la prise de pouvoir de Miller. Encore de nos jours, tous médias confondus, le concept de Daredevil est imprégné de ces nouvelles origines, tout comme l’est Batman depuis que Miller a chamboulé l’univers du chevalier noir avec Année Un (1987). Plus tard, ce concept de retour à la case départ qu’est « Year One » touchera de nombreux héros, dont la JLA sous la plume d’un certain Mark Waid, qui deviendra l’un des plus grands auteurs de super-héros originaux. Cette remise à plat de Batman est rendue possible après que Miller ait signé le cultissime The Dark Knight Returns (TDKR) en
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1986, proposant une vision futuriste extrêmement pessimiste. Cette œuvre contestataire inspirée du Retour de l’inspecteur Harry (1983) s’avèrera également très influente en plus d’être la « culmination de la quête vers l’indépendance artistique »(1) , comme l’explique l’historien Les Daniel lorsqu’il revient sur le fait que Miller ne respectait pas les délais. Cette mutation soudaine au pays des comics s’explique par le fait qu’un genre évolue avec son public. Le western, par exemple, avait sa forme classique aux braves protagonistes irréprochables, avant de devenir le sur-western, le western crépusculaire et enfin le western spaghetti , où le cowboy troquait son manichéisme pour de l’ambiguïté, le rendant peu à peu mélancolique, sombre, dur, anti-héros, vilain ou absurde. Au fond, Bruce Wayne, c’est John
Wayne qui porte un regard toujours plus désenchanté sur le monde qui l’entoure. Avec son combat entre Superman et Batman, The Dark Knigt Returns s’apparenterait à L’Homme qui tua Liberty Valence (1962). Dans ce film, John Ford montrait qu’une époque disparaissait, ouvrant ainsi la voie à des réalisateurs plus incisifs tels qu’Arthur Penn ou Sam Pekimpah. A son tour, Miller (concernant Batman) ouvre la voie à des scénaristes qui développeront des concepts toujours plus sophistiqués, comme Jeph Loeb (Un long halloween, Silence), Grant Morrison (le run métaphysique Batman des années 2000) ou Scott Snyder (L’An zéro). Propagation et surdoses Cette appropriation des œuvres par les scénaristes est déterminante pour bien comprendre comment ils sont devenus des créateurs d’univers indépendants. Le fait qu’ils puissent s’émanciper des bases empiriques, que ce soit en développant rapidement les personnages ou en s’abrogeant du format sérialisé, montre combien ils gagnent en autonomie. En résulte une vedettisation des artistes par le fandom, qui découvre ses héros sous un jour nouveau. Les années 1980 sont le théâtre
de la globalisation de la pop culture, où l’omniprésence des médias, tels que le cinéma, la radio ou la télévision, sert à éduquer le grand public. D’une part, les œuvres dépassent plus facilement les frontières, et, d’autre part, les genres de niche tels que la fantasy ou la science-fiction deviennent de purs produits de divertissement populaires. Bien sûr, Hollywood y est pour beaucoup avec son flot de blockbusters qui envahissent les salles chaque année, fidélisant les spectateurs avec l’exploitation massive des licences du moment. En pole position, la saga Superman est complétement digérée par l’industrie alors que le premier film de Richard Donner vient de cristalliser le mythe même du super-héros, offrant ses lettres de noblesse à la culture comic. Côté kiosques, le simple fait que les crossovers entre les différentes franchises Marvel soient créés permet de bien comprendre que le lecteur est désormais en terrain conquis avec tous ces univers. Ainsi Le Tournois de champions (1982) de Mark Grunenwald et surtout Les Guerres Secrètes (1984) de Jim Shooter offrent-ils leur dose de dopamine aux fans qui en veulent désormais toujours plus ! Ce trop-plein jubilatoire est également une idée éditoriale bien juteuse pour © DC Comics, où la star
En bas : Le messie moderne américain s’offre une fresque cinématographique. (Superman, Richard Donner, 1978, © Warner Bros.) Page de droite : La culture du crossover dans toute sa profusion. (Les Guerres secrètes, Jim Shooter, 1984, © Marvel Comics)
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Marv Wolfman chapeaute la maxi série Crisis On Infinite Earths (1985), soit un tour de force scénaristique, aussi habile qu’étourdissant, qui chamboule en profondeur l’univers du concurrent de Marvel. C’est d’ailleurs suite à une anomalie décelée par un fan que Wolfman a l’idée de créer différentes terres et d’y faire se confronter leurs héros et leurs supers vilains. Le lien entre l’artiste et le lecteur s’en retrouve consolidé. Malheureusement, cette relation est vectrice de complaisance, et, de plus en plus, les maisons d’édition jouent la carte enjôleuse de l’univers partagé pour dynamiser les ventes. Ces trois titres marquent un tournant éditorial majeur, au point que vingt ans plus tard, les regroupements annuels des personnages deviendront systématiques, au détriment de l’aspect évènementiel et de la cohérence narrative des séries indépendantes. Et alors que la culture comics est propagée et largement digérée, Alan Moore en fait une synthèse aux allures d’antithèse avec le méta Watchmen.
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Watchmen : l’œuvre charnière A échelle humaine En 1985, la mini-série Watchmen d’Alan Moore (à l’écrit) et David Gibbons (au dessin) arrive sur le marché tel un tsunami. L’ambition première est de créer une grande œuvre hommage aux bandes d’Archie Comics, mais puisque © DC Comics vient d’acquérir les droits de certains personnages de Charlton comics (maison d’édition sur le déclin, connue pour sa politique éditoriale opportuniste), Moore désire se greffer à cet univers qui touche tous les genres possibles. Malheureusement pour lui, il ne pourra finalement que s’inspirer de ces personnages pour créer ceux de Watchmen. Un coup dur pour Moore qui voulait offrir une nouvelle vie à ces héros de seconde zone, mais cette frustrante décision aboutit sur un regain de liberté : proposer une œuvre autonome, libérée de « l’exigence perpétuelle de la continuité » et de l’harmonisation. Il faut dire que reprendre Swamp Thing en cours de route l’avait bien éreinté. Moore et Gibbons partent alors dans l’idée de créer un récit s’étalant sur plusieurs générations, mettant en exergue le véritable visage des super-héros. Représentant des époques différentes, les Minutemen et les Watchmen synthétisent les grandes ères du comic-book, ces dernières étant glorifiées pour mieux les déconstruire par la suite.
Ci-contre : Quand les charactères d’une équipe sont parfaitement représentés en une case. Et quand la célèbre couverture ne plaisante pas malgré son smiley. (Watchmen, Dave Gibbons, Alan Moore, 1985, © DC Comics)
Ainsi les nouveaux héros créés par le duo british sont-ils traités de manière réalistes : ils n’ont pas de super-pouvoirs et s’inscrivent dans notre monde en pleine guerre froide (non terminée lors de la parution). A travers ce récit, Moore s’interroge sur ce que serait notre réalité si les super-héros existaient, une idée qui créera un sous genre à part entière. Mais pour se détourner des codes super-héroïques habituels, Moore n’essaye pas de noyer le lecteur avec de nouvelles bases. Au contraire, il dote son récit de groupes de héros archétypaux tels que les Avengers ou la JLA pour créer un parallèle évident. Ce point sera déterminant pour toutes les œuvres phares de ce sous-genre, comme Astro City (1995), Invincible (2001) ou The Boys (2006), qui montreront comment seraient les célèbres groupes des héros s’ils existaient dans notre réalité. Le rapprochement avec Batman est évident, cet homme chauve-souris qui,
du haut de ses milliards et de son esprit aussi avisé que revanchard, arrive à devenir l’égal des « dieux » qu’il côtoie. Dans Watchmen, de nombreux personnages rappellent cette icône sombre de DC, que ce soit le millionnaire capitaine Metropolis (bien que son aura de leader soit celle d’un Superman), le paranoïaque Rorschach ou surtout le calculateur Ozymandias… ou peut être que ce dernier serait plutôt Lex Luthor, qui se passerait bien d’un monde avec l’homme d’acier. Ozymondias est un personnage vu comme un grand sauveur pour certains ou un grand destructeur pour d’autres. Nous arrivons alors à une donnée fondamentale : tout n’est qu’une question de point de vue. Le bien et le mal sont dilués dans un bouillon d’idéologies propres à chacun. S’imposent alors des thèmes sensibles tels que la guerre, le viol, la xénophobie, la drogue, le complexe identitaire ainsi que les conflits géopolitiques ; le tout dans une ambiance
Page de droite : Couverture de Watchmen, Dave Gibbons, Alan Moore, 1985, © DC Comics
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anxiogène, où la violence exacerbée et ses conséquences brisent les frontières de la fiction et de la réalité. Et dans ce théâtre suintant, le dilemme moral vient s’abattre sur les lecteurs et les protagonistes : est-il possible de sauver l’homme de l’homme ? C’est alors que le seul personnage doté de pouvoirs, et dont la puissance dépasse l’entendement, porte un regard bien étonnant sur l’humanité.
« Pour le meilleur ou pour le pire, les humanoïdes ordinaires, non télépathes, dépourvus de mutations et privés du don de double vue qui traînent sur un des coins de rue anonymes de Watchmen en sont venus à me sembler plus précieux et plus intéressants que ceux qui soulèvent les rivières et déplacent des planètes. » Alan Moore, Northampton, Janvier 1988.
Ci-dessous : Il est important qu’un mégalomane ait le câble. (Watchmen, Dave Gibbons, Alan Moore, 1985, © DC Comics).
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À droite : Ballade bucolique d’un dieu en jungle vietnamienne. (Watchmen, Dave Gibbons, Alan Moore, 1985, © DC Comics)
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L’équilibre rompu Dans Watchmen, le concept même de super pouvoir est vu comme une tricherie. Seul être surnaturel dû à une bévue scientifique, le Dr Manhattan s’impose au monde par ses aptitudes illimitées. Ainsi Moore place-t-il l’homme détenteur de pouvoirs tel un dieu capable de déséquilibrer les forces et de reconditionner tout un mode de pensées. Car la présence du Dr Manhattan a des effets aussi rassurants qu’inquiétants : si elle donne aux Watchmen une plus-value certaine, elle influe surtout sur la guerre du Vietnam et les décisions politiques et économique du monde entier. Dès lors, l’homme, qu’il prenne le Dr Manhattan pour un dieu ou un démon, voit son pouvoir sur le monde diminuer, et donc sa liberté avec. Figure allégorique de la grande puissance américaine fantasmée, Dr Manhattan est une anomalie qui vient tout remettre en question. Y aurait-il réellement de la place pour de véritables « supers » dans notre société calibrée sur la science et la religion ? Si la retransmission radio de La Guerre des mondes(1) (que Moore exploitera dans l’excellent deuxième opus de La Ligue des gentlemen extraordinaires) a suscité une vague de panique ou que la simple présence d’extraterrestre peut mettre en doute tout un schéma religieux, comment percevrions-nous la présence d’un être capable de défier les lois naturelles de notre monde ? Cette pensée rejoint la conclusion de la sublime trilogie de films de Night M. Shyamalan ou de la série
Sense8 des sœurs Wachowski et de J. Michael Straczynski, où l’humain tente désespérément de briser les pates aux « supers » naissants afin de conserver la suprématie et l’équilibre dans notre monde, si équilibre il y a. L’Homme cherche la sécurité, mais par ses propres moyens. Si certains pourraient y voir un abandon total de la foi, on peut surtout percevoir la crainte directe de l’être suprême
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Droite et gauche : Vues frontales étouffantes des protagonistes sur lesquels trône l’horloge de l’apocalypse. (Watchmen, Dave Gibbons, Alan Moore, 1985, © DC Comics)
sur Terre, et de son potentiel maléfique. Le doute hante l’homo sapiens, qui avale difficilement que l’humanité vit soit une évolution ou soit une invasion, et que dans tous les cas, il n’est plus la créature alpha sur la planète. Une vexation partagée par un certain ennemi chauve de Superman… La toute-puissance de Dr Manhattan l’amène à l’omnipotence et l’omniscience. Ainsi devient-il l’information objective incarnée. C’est cette dernière qui l’amènera à quitter la planète afin de laisser les hommes à leur sort. Moore ne voit pas comment un tel être pourrait s’inclure dans notre société sans créer des ravages pour notre propre évolution. Et au bout du compte, et ce malgré sa puissance, même le Dr Manhattan ne peut empêcher le plan tortueusement imaginatif d’Ozymandias, destiné à amener la paix entre les peuples du monde entier. Cet être suprême
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laisse ainsi s’exécuter un carnage monumental au profit d’un rassemblement futur espéré. Et finalement, il aura même manqué de s’adapter socialement. La case où il regarde sereinement son ex-compagne Lorie qui vient de faire l’amour à un autre, et la scène où il tue le seul homme intraitable envers l’injustice, le détachent irrémédiablement de toute intégration possible dans notre société. Si Watchmen est une véritable matrice de ce renouveau, cette mini-série boucle déjà la boucle en montrant la limite du super-héros. Et Moore de conserver une donnée importante qui jalonne tout son récit : tout ça n’est qu’une blague ! Une bonne grosse blague qui tache, symbolisée par un badge smiley ensanglanté ! Oui, c’est drôle de voire un genre qui se regarde désormais. C’est drôle de voir des lecteurs qui désirent rapprocher leurs héros de leur réalité si âpre. C’est drôle de voir des sauveurs baisser les bras à la toute fin, après une investigation acharnée. C’est drôle de montrer combien notre imaginaire commun peut être à la fois destructeur et fédérateur. Et puis, n’est-ce pas drôle de voir que l’homme a créé un être
ultime par erreur et que ce dernier se retrouve finalement impuissant face à l’éternelle discorde humaine ? « Rien de cela n’a de sens, mais si ça peut faire rire, c’est déjà ça ». Paul Mc Cartney à propos des paroles de I am the Eggman de John Lennon, musique concluant la série Watchmen (2019). Pourtant, la lecture de Watchmen n’est pas poilante ! Au contraire, elle éreinte et fait s’abattre notre propre
culture sur nous-même. Quoique, deux personnes doivent bien ricaner en observant nos palpitations et notre souffle coupé : les auteurs. Leur regard acerbe sur l’industrie des comics vient alors se juxtaposer à l’opulente politique éditoriale ambiante, sensibilisant profondément les artistes et les lecteurs.
Ci-dessous : Et vint l’irrémédiable Heure H qui annonça la paix. (Watchmen, Dave Gibbons, Alan Moore, 1985, © DC Comics)