La précision du vague J’ai entamé, à l’été 2015, un projet de recherche-création qui articule la documentation et la représentation du terrain vague montréalais. À travers les différentes formes de représentations engagées par le projet (photographie, vidéo, dessin en axonométrie, dessin à l’encre, répertoire d’objets, herbier, extraits sonores), j’aspire à produire un regard – et non pas un usage –, productif sur ce paysage singulier, dans un objectif ultime de transformer le regard que l’on porte sur le terrain vague, de quelque à chose à se débarrasser ou à remplir, à quelque chose que l’on accepte comme une partie prenante, positive, du paysage urbain. Pouvant difficilement répertorier tous les terrains vagues de Montréal, ce qui aurait constitué une tâche gargantuesque et pas nécessairement utile, j’ai plutôt tracé une ligne de traverse d’est en ouest sur l’île de Montréal. Cette ligne mesurerait environ 50 km, si tracer une droite sans détour était possible. Une ligne que j’ai marchée en devant effectuer plusieurs détours, en août 2015, pendant quelques 42 heures, sur 6 jours. Au fil de cette marche plutôt lente, 125 lieux ont été cartographiés et photographiés. C’est donc à partir de ces lieux rencontrés que la démarche de représentation a pris forme. Travailler sur cette ligne médiane est-ouest, en longeant différentes infrastructures, avait ceci d’avantage que ces infrastructures assurent une certaine permanence au vague, même si des écarts plus ou moins grands, d’autres terrains vagues, s’y agglutinent et varient avec le temps. En réfléchissant sur ces variances et la résilience du terrain vague, il devenait intéressant de parcourir une certaine forme de permanence paysagère. Une temporalité longue, qui pourrait passer pour de l’immobilité, à l’opposé des tensions propres au terrain vague liées à l’abandon ou à la table rase en milieu plus densément développé. En dressant cette ligne, comme une coupe longitudinale traversant l’île de Montréal, la marche m’a permis de traverser des lieux qui sont effectivement vagues, mais qui se rattachent plus difficilement au terrain. La nuance entre le terrain vague qui, à cause du « terrain », s’inscrit dans un espace visible et défini, et le vague, tout court, espace d’errance à la fois sémantique et spatial qui se détache de la propriété foncière pour s’ouvrir sur de réels paysages, peut sembler subtile. Elle permet cependant de dégager ces lieux des attentes de productivité économique qui leurs sont généralement associées, pour qu’ils puissent être envisagés comme des lieux indépendants, des lieux à part entière qui suffisent à leur propre existence. Aussi, l’abandon du terrain au profit du vague, permet d’engager plus directement la question de la représentation, en ce sens que, comme le propose le philosophe Bertrand
Russell , le vague n’est pas vague en soi puisqu’une chose ne peut être ce qu’elle est, c’est-à-dire qu’elle n’est pas plus vague ni plus précise que ce qu’elle est en réalité, dans toutes ses caractéristiques physiques. Une chose, une idée, un lieu, n’est vague qu’à travers la représentation que nous en faisons, qu’elle soit langagière ou imagée. Ces lieux vagues ne sont-ils pas seulement vagues parce qu’ils ne répondent pas de manière précise aux attentes que nous avons du paysage urbain et de ses valeurs foncières ? Alors qu’en fait, il s’agit simplement de lieux, aux délimitations parfois très clairement définies, qui appartiennent à un propriétaire foncier, sur lesquels poussent arbres et arbustes, où sont déposés des déchets, où animaux et insectes séjournent, sur lesquels demeurent certains éléments des usages passés, etc. Il s’agit donc de lieux qui peuvent être décrits avec une précision exhaustive : l’objet du vague est tout à fait précis. La réalisation de cette documentation exige un temps long et lent, une grande attention au détail et une réelle précision d’exécution : trois exigences que l’on associe rarement à ces lieux que l’on considère plutôt vides, sans intérêt, et que nous parcourons rapidement d’un œil inattentif. Il s’agit donc d’arriver à transférer cette attention, à travers l’effort de représentation, depuis l’intérêt suscité par les représentations multiples à la réalité des lieux.
Ce projet de recherche-création a reçu l’aide financière du CRSH. **Les images présentées dans les pages suivantes sont un échantillon des images et documents produits dans le cadre de ce projet.