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Saisonniers agricoles étrangers : les nouveaux damnés de la terre
par Laura Martin-Meyer
C’est une réalité amère, d’ordinaire à l’ombre des regards, que quatre étudiantes dévoilent à travers un documentaire tourné dans des exploitations agricoles ivoiriennes, marocaines et françaises : « Partir à l’aventure. Récits de parcours migratoires en contextes agricoles »1. Dans nos cultures du Sud de la France, les visages filmés, cachés ou à découvert, sont ceux de travailleurs étrangers arrivés là par le biais du détachement 2 ou de contrats conclus par l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration (OFII) avec le Maroc ou la Tunisie. Plongés dans un « espace-temps réduit à leur entreprise », ces derniers sont maintenus dans une grande précarité juridique. C’est ce qu’illustrent les travaux de Béatrice Mésini, géographe au sein de l’unité mixte de recherche TELEMMe de l’université Aix-Marseille, chargée de recherche au CNRS sur les questions de migrations et de mobilités de travail dans l’agriculture.
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Dans vos travaux, vous soulignez la grande précarité juridique, sociale ou économique dans laquelle sont maintenus les travailleurs étrangers dans les cultures françaises. Qu’en est-il exactement de leurs droits ?
Béatrice Mésini : Les législations européennes et nationales vont normalement dans le sens d’un renforcement de la protection des travailleurs étrangers, qui bénéficient d’un « noyau dur »3 de droits qui leur est favorable. Il en va tout autrement sur le terrain, où ceux-ci sont bien souvent foulés aux pieds, avec des heures supplémentaires non rémunérées ou des journées de travail de dix
1 - Documentaire réalisé en 2021-2022 dans le cadre du projet « Les champs au-delà des frontières ! », par quatre étudiantes de l’Institut Agro Montpellier : Gabrielle Bichat, Christine Forestier, Lucie Hautbout et Colombine Proust.
2 - Un « travailleur détaché » est un salarié envoyé par son employeur dans un autre État membre de l’UE en vue d’y fournir un service à titre temporaire, dans le cadre d’un contrat de services, d’un détachement intragroupe ou d’un travail intérimaire.
3 - Ce « noyau dur » comprend par exemple les périodes maximales de travail et les périodes minimales de repos, les taux de salaire minimal, y compris ceux majorés pour les heures supplémentaires, la sécurité, la santé et l’hygiène au travail ainsi que des dispositions en matière de non-discrimination. Pour en savoir plus, lire l’article : Décosse F., Hellio E. & Mésini B. (2022), « Le travail détaché : 25 ans après son instauration, état des lieux et perspectives », dans Migrations Société, N°190, 2022, pp 15-27 : https://www.cairn.info/revue-migrationssociete-2022-4-page-15.html à douze heures dans les champs. Sans parler des atteintes à l’intégrité physique et psychique des travailleurs : menaces, chantage, extorsion ou humiliations sont légion. À cela s’ajoute un phénomène d’éclatement des droits des salariés, entre le pays d’origine et celui d’accueil. Prenons le cas d’un travailleur OFII, qui bénéficie donc d’un contrat encadré par la France avec le Maroc ou la Tunisie : ses droits civils et politiques restent dans son pays d’origine, tandis que ses droits sociaux et économiques relèvent du pays d’accueil. Le problème, c’est que, avec ces contrats saisonniers et précaires, les cotisations sont minimales et les montants des retraites très faibles. Or nous avons rencontré des personnes embauchées depuis quinze à trente ans dans les mêmes exploitations : peut-on encore parler de travail « saisonnier » ?
En 2008, la Haute autorité de lutte contre les discriminations avait d’ailleurs conclu au caractère discriminant des restrictions imposées par les contrats OFII, au regard notamment du droit au séjour, aux indemnités chômage, à la formation ou encore aux soins. Il s’agit là d’une inégalité structurelle de traitement entre ces travailleurs étrangers et les nationaux.
Le travail détaché est-il aussi concerné par cet éclatement des droits ?
La situation est encore plus complexe. Mis en place il y a plus de vingt-cinq ans au sein de l’Union européenne, le travail détaché permet à une entreprise européenne d’envoyer de la maind’œuvre non communautaire dans un autre État. Depuis le début des années 2000, cela concernait essentiellement des populations latino-américaines embauchées par une grosse agence d’intérim espagnole et mises à la disposition d’exploitants français. Dans ce cadre, les droits sociaux incombent au pays où réside l’employeur – ici, l’Espagne – tandis que les droits économiques relèvent du pays d’accueil de la main-d’œuvre –la France. Concrètement, si vous tombez malade en France, vous êtes renvoyé en Espagne où est payée la Sécurité sociale. Quoi qu’il en soit, si vous ne faites pas l’affaire, vous êtes renvoyé sur-le-champ : contrairement aux saisonniers OFII, les travailleurs détachés peuvent en effet être employés et débauchés le jour même. Et, quand vous avez 300 saisonniers étrangers à votre disposition, vous ne les voyez plus comme des personnes humaines mais bien comme des numéros de contrat substituables.
Avec la pandémie de Covid-19, on a beaucoup entendu parler du poids des saisonniers et des travailleurs étrangers dans les cultures françaises. Quel a été l’impact de la crise pour ces derniers ?
La pandémie a considérablement renforcé les inégalités entre travailleurs français et étrangers. Cela est allé plus loin, avec leur mise en danger avérée : songeons au cantonnement des saisonniers dans des lieux d’hébergement sans distanciation sociospatiale. À cela s’ajoutent des atteintes à leurs libertés fondamentales. Telle l’interdiction de circuler, de faire valoir son droit de retrait en cas de cluster, ou de prétendre aux indemnités journalières en cas de maladie, perçues par les travailleurs français infectés par le virus. Grand artisan des procès de Marseille et de Nîmes (Lire encadré « Germinal dans les prés ») l’inspecteur du travail Paul Ramackers déplorait pour sa part des cas de « détresse sociale » et d’absence de véritable cadre légal pour des salariés contraints d’exercer « dans des conditions que l’on ne connaissait plus depuis des années » 4
Une détresse qui demeure invisible…
L’invisibilisation de ces personnes est majeure : elles sont isolées dans des espaces ruraux et agricoles où l’on n’entre pas facilement. Cet accès limité, sur des espaces souvent très vastes, rend par ailleurs difficiles les contrôles de l’Inspection du travail. Mais l’invisibilisation est aussi statistique : notons par exemple que, jusqu’en 2015, les déclarations de détachement n’étaient pas comptabilisées au niveau national, mais à l’échelle départementale. Or les salariés étaient détachés dans plusieurs départements sans que les DREETS (Directions Régionales de l’Économie, de l’Emploi, du Travail et des Solidarités) ne puissent recouper ces déplacements. Sans oublier, enfin, des mécanismes de dissimulation d’activité, avec des prestataires qui ne s’établissent pas et ne cotisent pas en France, alors même qu’ils y exercent la quasi-totalité de leur activité.
4 - Lire l’entretien réalisé par Emmanuelle Hellio, Béatrice Mésini et Frédéric Décosse, avec Paul Ramackers : « Établir la preuve du recours intentionnel au travail dissimulé sous couvert de travail détaché », Migrations Société, op. cit.
Peu de contrôles, donc, alors même que les ouvriers agricoles étrangers sont plus exposés que d’autres aux produits chimiques…
On peut citer le témoignage de Rodrigo, un travailleur détaché d’origine colombienne, dans un entretien réalisé par Charline Sempéré : « Parfois, nous travaillions pendant que les exploitants agricoles pulvérisaient des pesticides. […] Ils nous donnaient des gants, mais nous devions demander pour avoir un masque. Les employés permanents des exploitations et les chefs d’exploitation portaient des protections et, nous, nous étions là à travailler pendant qu’ils traitaient avec des produits chimiques » 5. Il ajoute : « Du coup, personne ne tombait malade par peur d’être viré. » Souvenez-vous que, dans le cadre du travail détaché, la maladie c’est la mise à pied et le renvoi immédiat en Espagne. D’autres témoignages montrent également que les délais de prévenance 6, lorsque des produits sont pulvérisés dans les serres, ne sont pas respectés. Absence de prévention, de formation ou de fourniture de tous les équipements de protection nécessaires… Il s’agit là de mises en danger avérées. C’est que, dans le cadre du travail détaché notamment, les responsabilités sont diluées : normalement, les protections doivent être fournies par l’entreprise prestataire, en Espagne. À défaut, c’est à l’exploitation utilisatrice de le faire. Résultat, chacun se renvoie la balle, au mépris des droits des salariés.
5 - « Un parcours semé d’embûches : entretien avec un travailleur détaché d’origine colombienne », Migrations Société, op. cit.
Vous dites que, en matière de reconnaissance des maladies professionnelles, « nous sommes dans une situation de cécité absolue »... Les travailleurs étrangers passent en effet sous les radars et ils ignorent les dispositifs de reconnaissance et de prise en charge des maladies professionnelles. Mais il faut préciser que les exploitants agricoles eux-mêmes les connaissent très mal. De fait, pour qu’une maladie professionnelle soit reconnue comme telle, il faut prouver la corrélation, l’imputabilité, et la durée d’exposition – dix ans minimum. Les intérimaires et saisonniers, qui passent d’exploitation en exploitation, rencontrent d’énormes difficultés à reconstituer leur trajectoire et à prouver ces dix ans d’exposition. Et quel employeur incriminer parmi les dizaines qui émaillent la carrière ?
6 - Il s’agit des délais à respecter entre le moment où l’on pulvérise et le retour sur la parcelle ou dans la serre traitée : ils sont compris entre six et quarante-huit heures en fonction de la dangerosité des produits utilisés.
Vous pointez l’idée que des labels a priori plus vertueux pour l’environnement ne comportaient généralement pas de conditionnalité sociale… L’amélioration des conditions de travail des ouvriers agricoles étrangers doit-elle justement passer par une meilleure articulation des luttes sociales, sanitaires et environnementales ? Beaucoup de labels comportent un volet RSE (Responsabilité Sociale des Entreprises), sans nécessairement l’appliquer : dans les Bouchesdu-Rhône, des exploitations labélisées « Global GAP » et « Vergers écoresponsables » sont ainsi en procédure au sujet des contrats saisonniers OFII, pour non-respect des droits. Mais, avec les bruits qui courent sur les conditions d’exercice des étrangers et la médiatisation des procès, certains labels interdisent désormais le recours au travail détaché : c’est le cas de « Biopartenaire » ou de « Bio Équitable en France ». D’autres, comme « Max Havelaar », « Fair Trade » ou « World Fair Trade Organization », s’en réfèrent au respect des conventions de l’Organisation internationale du travail 7. Attention, cela ne veut pas dire que ces dispositions sont respectées sur le terrain : tout dépend du degré de contrôle associé. Mais concluons sur une note positive : vous n’êtes pas sans savoir que la nouvelle Pac, dans sa programmation 2023-2027, instaure la conditionnalité des aides. C’est le cas des exigences environnementales, mais pas que. Pour la toute première fois, l’attribution des aides sera également conditionnée au respect des règles minimales établies dans l’UE en matière de conditions de travail, de sécurité et de santé des travailleurs, qui comprennent la fourniture d’équipements de travail. Fait notable, ce pendant social s’appuiera sur un système de contrôle et de sanction. Une entorse à ces règles, et vous êtes sanctionné par une diminution des aides. On peut donc espérer que cela amènera certains exploitants agricoles à faire bouger les lignes.
7 - Conventions de 1975 sur « les travailleurs migrants », sur « les migrations dans des conditions abusives » et sur « la promotion de l’égalité de chances et de traitement des travailleurs migrants ».