Maroc, du stress hydrique⊠à la détresse ?
Le land art et la mise en Ă©cologie de lâart contemporain
Une agriculture mondiale travaillée par des enjeux communs
UNION LIBRE
Quand les conditions de travail font tache
PLANTES CULTIVĂES
Il faut penser les nouvelles technologies génomiques avec une approche politique globale
CRISE DE LA BIO ArrĂȘt sur lâimage
INSTALLATIONS AGRICOLES : DES SOLUTIONS FONCIĂREMENT INĂDITES
ĂPIZOOTIES : ĂLEVAGES ET VACCINATION, DES ATTENTES ET DES QUESTIONS
CAUSE VĂGĂTALE, LâĂCLOSION
DâUN SUJET SENSIBLE
Au-delĂ de la bio, quelles voies pour lâagroĂ©cologie en France ?
Quand la mer monte : quelles consĂ©quences Ă lâhorizon 2100 ?
13 MAI 2023
Bernard Chevassus-au-Louis
Mohamed Jalil
Béatrice Mésini Florence Burgat
AIRE
4 par ailleurs Maroc : du stress hydrique⊠à la détresse ?
par Mohamed Jalil
5 FRONTIĂRES
Le land art et la mise en Ă©cologie de lâart contemporain par Sergio Dalla Bernardina
6 DĂCHIFFRAGE
Une agriculture mondiale travaillée par des enjeux communs par Christophe Tréhet
8 TOUT UN MONDE
Agriculture : soutiens-moi si tu peux !
par Matthieu Brun
10 LE JOUR DâAVANT Recherche et crise Ă©cologique globale. Une communication scientifique impossible ?
par Pierre Cornu et Egizio Valceschini
12 INSTANTANĂS
Farm Bill : les billets seront-ils verts ? / Cannabis, promesse fumeuse / Nutriscore entre Waterloo et Austerlitz / Indispensables / PrĂ©caritĂ© alimentaire : vers une carte Vitale de lâalimentation ? / OĂč sont passĂ©s les experts ? / LâAnses sous tension...
14 AGRICULTURE ET ALIMENTATION
Quand les conditions de travail font tacheâŠ
Dossier collectif
16 Saisonniers agricoles étrangers : les nouveaux damnés de la terre
20 Ă Chtouka, lâeffet de serf
21 Sahel : travailler dans le cacao⊠pour cultiver du sésame
22 Lâaffaire du chlordĂ©cone aux Antilles est le rĂ©sultat de lâ« habiter colonial »
24 Le chlordécone face au droit
25 Violences en cuisine : des codes quâon
nâapprend jamais Ă Â questionner
26 Quand les « éleveurs tĂącherons » se rĂ©approprient lâabattoir
28
CoopCycle : lâubĂ©risation nâest pas une fatalitĂ©
30 PLANTES CULTIVĂES
« Il faut penser les nouvelles technologies génomiques avec une approche politique globale » par Valérie Péan
38 CRISE DU BIO
ArrĂȘt sur lâimage par Lucie Gillot
44 INSTALLATIONS AGRICOLES Des solutions fonciÚrement inédites ?
par Yann Kerveno
49 « Du service public aux services marchands »
50 ĂPIZOOTIES
Elevages et vaccination : des attentes et des questions par Stéphane Thépot
56 PLANTES Cause vĂ©gĂ©tale, lâĂ©closion dâun sujet sensible par Laura Martin-Meyer
61 Travail des plantes : cultiver les relations
62 Au-delĂ du bio, quelles voies pour lâagroĂ©cologie en France ? par Robin Degron
65 Quand la mer monte : quelles consĂ©quences Ă lâhorizon 2100 ?
par Audrey Bethinger et Olivier Mora
68 Abattage : les rituels religieux Ă lâĂ©preuve du bien-ĂȘtre animal et des enjeux industriels
par Félix Jourdan
2 sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT SOM M
IL NâAURA ĂCHAPPĂ Ă PERSONNE QUE LA QUESTION DU TRAVAIL EST QUELQUE PEU Ă LA PEINE ET PAS SEULEMENT EN FRANCE.
Statuts prĂ©caires, pĂ©nibilitĂ©, exposition aux risques⊠Partout dans le monde, les systĂšmes agricoles et alimentaires reposent sur une invisible main-dâĆuvre dont le seul capital tient Ă la force des bras. Un « effet de serf » qui, au-delĂ mĂȘme des plantations antillaises ou des plaines marocaines, sâexerce aussi au plus prĂšs de nous et de ce que nous consommons. Dans ce tableau dâun autre temps, se dĂ©ploient malgrĂ© tout des initiatives qui, ici et lĂ , permettent Ă ces employĂ©.e.s de lâombre de se rĂ©approprier leurs outils et, en passant, le travail. Des rĂ©alitĂ©s en clair-obscur qui font lâobjet dâun dossier spĂ©cial, « Quand les conditions de travail font tache » : seize pages issues du partenariat entre Sesame et la Chaire Unesco Alimentations du Monde, Ă lâoccasion de son colloque annuel 1, le 3 fĂ©vrier 2023. Une thĂ©matique qui semble avoir de fait colorĂ© ce numĂ©ro tout entier, depuis lâavenir de la productivitĂ© agricole sur la planĂšte jusquâĂ ce registre insoupçonnĂ© du travail des plantes. Et puis, en ce printemps 2023, faisons le point sur les solutions qui sâoffrent aux installations agricoles, sur la bio qui peine Ă tenir le cap ou encore sur lâavenir des nouvelles technologies gĂ©nomiques. Sans oublier de jeter une lumiĂšre crue sur la ressource hydrique sous le soleil marocain et sur les consĂ©quences de la montĂ©e des ocĂ©ans un peu partout sur le globe.
La rédaction
1 - « Au travail ! Dans lâagriculture et lâalimentation ». 12e colloque annuel de la Chaire Unesco alimentation du monde https://www.chaireunesco-adm.com/
SESAME n° 13 - Mai 2023. Publication gratuite tirée en 2400 exemplaires. Papier 100 % recyclé.
« Sesame nâest pas un nouveau support de communication et nâambitionne pas de porter la voix officielle de lâInrae. Ce positionnement est souhaitĂ© et assumĂ© ; il permettra le dĂ©bat dâidĂ©es en confrontant les positions de personnalitĂ©s de cultures et dâhorizons variĂ©s. » Philippe Mauguin, PDG Inrae, directeur de la publication. La revue Sesame est une publication de la Mission Agrobiosciences-Inrae
Inrae-MAA - 24, chemin de Borde Rouge- Auzeville CS 52627 - 31326 Castanet-Tolosan Cedex - Tél. : (33) 5 61 28 51 37
Abonnements et désabonnements : revuesesame@inrae.fr
Blog : https://revue-sesame-inrae.fr/
Directeur de la publication : Philippe Mauguin, PDG Inrae
RĂDACTION
Rédactrice en chef : Valérie Péan, valerie.pean@inrae.fr
Rédacteurs : Bastien Dailloux, bastien.dailloux@inrae.fr ; Lucie Gillot, lucie.gillot@inrae.fr ; Anne Judas, anne.judas@inrae.fr ; Yann Kerveno, yannkerveno@gmail.com ; Laura Martin-Meyer, laura.martin-meyer@inrae.fr ; Stéphane Thépot, thepot@wanadoo.fr ; Christophe Tréhet, c_trehet@yahoo.fr
Chroniqueurs : Matthieu Brun, Pierre Cornu, Sergio Dalla Bernardina, Mohamed Jalil, Egizio Valceschini.
Dessinateurs : Biz, Gab, Man, Samson, Soulcié, Tartrais, Tommy Dessine.
ADMINISTRATION
Mounia Ghroud, mounia.ghroud@inrae.fr â TĂ©l. 01 42 75 93 59
COMITĂ ĂDITORIAL
Joël Abécassis (ex-Inra), Elsa Delanoue (Idele-Ifip-Itavi), Pascale Hébel (C-Ways), Christine Jean (LPO), Jean-Baptiste Mérilhou-Goudard (Inrae), Giovanni Prete (Université Paris 13), Pierre-François Vaquié (ingénieur agricole).
RĂALISATION
Gilles Sire, Christelle Bouvet
FABRICATION
Lecha Imprimerie, 31100 Toulouse
N° ISSN 2554 - 7011 (imprimĂ©) / N° ISSN 2555 â 9699 (en ligne)
3 sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT EDI TO
PAR AILLEURS
Maroc : du stress hydrique⊠à la détresse ?
BRUITSDEFOND
BIEN que dotĂ© dâune position gĂ©ographique favorable Ă lâextrĂȘme nord-ouest de lâAfrique, profitant ainsi des perturbations abordant lâouest de lâEurope, le Maroc reste un pays Ă climat essentiellement semi-aride Ă aride. Les rĂ©gimes de prĂ©cipitations sont dominĂ©s par une forte irrĂ©gularitĂ© dans lâespace et dans le temps, alternant des annĂ©es trĂšs pluvieuses et de longues sĂ©quences de sĂ©cheresse sĂ©vĂšre. Cette situation sâexacerbe avec le changement climatique, une tendance baissiĂšre des pluies et une extension de lâariditĂ©. Le potentiel des ressources en eau renouvelables du pays est estimĂ© actuellement Ă environ vingt-deux milliards de mĂštres cubes (seulement 18 % dâeaux souterraines), soit un peu plus de 560 mÂł par habitant et par an. Une valeur moyenne trĂšs en deçà du seuil de pĂ©nurie (1 000 m3), qui frĂŽle le stress hydrique chronique et masque dâimportantes disparitĂ©s rĂ©gionales. TrĂšs tĂŽt, le Maroc a mesurĂ© lâimportance des enjeux de la gestion de lâeau et a maintenu, depuis la fin du protectorat (1956), une politique dâinfrastructures denses et un dispositif institutionnel moderne. Il a fallu nĂ©anmoins attendre 1995 et la promulgation de la loi sur lâEau pour introduire explicitement les principes fondamentaux de la gestion intĂ©grĂ©e, dĂ©centralisĂ©e et participative par bassin hydrographique (mise en place des agences de bassin). Un processus qui a Ă©tĂ© renforcĂ© par la stratĂ©gie nationale de lâeau, en 2009, intĂ©grant le dĂ©veloppement durable
de la ressource, via la gestion bilancielle de lâoffre et de la demande, la valorisation de lâeau, sa prĂ©servation, sa protection et la modernisation des systĂšmes dâinformation. Des axes stratĂ©giques consolidĂ©s avec la loi sur lâEau amendĂ©e en 2015.
MalgrĂ© ces acquis, la durabilitĂ© et la fiabilitĂ© de lâapprovisionnement en eau du pays sont toujours menacĂ©es par les sĂ©cheresses rĂ©currentes : risques de pĂ©nurie gĂ©nĂ©ralisĂ©e, Ă©puisement alarmant des eaux souterraines, tarissement des puits et des sources, rĂ©gression des oasis, dĂ©tĂ©rioration de la qualitĂ© des milieux et Ă©rosion entraĂźnant lâenvasement des retenues de barrages.
Câest dans ce contexte que voit le jour, en 2019, le projet de Plan National de lâEau (PNE), dotĂ© dâun budget dâenviron trente-cinq milliards dâeuros pour affronter les trente annĂ©es Ă venir. Le PNE comprend la mise en place, Ă lâhorizon 2030, dâune vingtaine de stations de dessalement, ainsi que des ouvrages dâinterconnexion entre bassins excĂ©dentaires et dĂ©ficitaires pour lutter contre les disparitĂ©s ter-
ritoriales en eaux agricole et potable. Reste que la durabilitĂ© de ces solutions interroge. Avec des Ă©tudes dâimpact environnemental et social revĂȘtant un aspect plus formel que rĂ©el, lâefficacitĂ© des mesures de sauvegarde et des mĂ©canismes de suivi environnemental demeure inconnue. Or lâĂ©pisode de sĂ©cheresse sĂ©vĂšre durant lâannĂ©e 2021-2022 a mis sous pression lâĂtat pour accĂ©lĂ©rer ces projets de transfert et de dessalement dans une approche de gestion de crise. Dâores et dĂ©jĂ , les tranches prioritaires de certains programmes sont en phase de contractualisation ou de rĂ©alisation. En revanche, dâautres ressources hydriques dotĂ©es dâun potentiel significatif, telles la collecte et la valorisation des eaux pluviales ou la rĂ©utilisation des eaux usĂ©es, marquent un grand retard, dĂ» notamment Ă la faiblesse des capacitĂ©s de gestion des collectivitĂ©s territoriales. Et, du cĂŽtĂ© des utilisations, comment ne pas entendre les critiques dâun modĂšle agricole Ă trĂšs forte empreinte hydrique, en inadĂ©quation avec la situation pĂ©doclimatique des territoires, en termes de variĂ©tĂ©s et de modes de production aquavores ?
Lâurgence dâune meilleure gestion intĂ©grĂ©e oblige Ă repenser la gouvernance du secteur de lâeau de maniĂšre holistique, en incluant la rĂ©silience des territoires, la mise en place dâune comptabilitĂ© rĂ©gionale de la ressource, sans oublier le renforcement du rĂŽle des collectivitĂ©s territoriales et des agences de bassin. Pour Ă©viter de passer du stress hydrique Ă la dĂ©tresse. â
BRUITSDEFOND 4 sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
par Mohamed Jalil, ingĂ©nieur mĂ©tĂ©orologiste et hydraulicien, directeur gĂ©nĂ©ral du bureau dâĂ©tudes marocain Hydraumet
Le land art et la mise en Ă©cologie de lâart contemporain
QUI se souvient du projet du nĂ©orĂ©alisme italien ? Il prĂ©voyait la fin des films hermĂ©tiques destinĂ©s Ă un public privilĂ©giĂ©. Il prĂŽnait lâadoption dâun langage transversal, « national-populaire », comprĂ©hensible Ă lâensemble des citoyens, riches et pauvres, savants et illettrĂ©s. Visconti, Rossellini, De Sica et leurs Ă©mules ont su atteindre cet objectif. Un moment magique, sans doute. Mais, en matiĂšre dâesthĂ©tique, la distance entre les initiĂ©s et les profanes reste une rĂ©alitĂ© : lâart contemporain est comme un feuilleton, si on ne connaĂźt pas les Ă©pisodes prĂ©cĂ©dents, on a du mal Ă comprendre les suivants.
RECYCLEURS. Il y a un champ, cependant, dans lequel le miracle du nĂ©orĂ©alisme semble aujourdâhui se reproduire, celui du land art. Cela fait un moment que les artistes ont pris lâhabitude dâinvestir la nature pour y installer leurs Ćuvres. Parfois, ils interviennent Ă©nergiquement, comme Christo qui, avant de nous quitter, avait prĂ©vu dâĂ©riger une pyramide dans le dĂ©sert dâAbou Dhabi ; ou comme Robert Smithson, avec ses spirales monumentales creusĂ©es Ă lâaide dâun bulldozer. Plus souvent, ils prĂ©fĂšrent une approche minimaliste : ils recyclent les matĂ©riaux trouvĂ©s sur place, bois, feuilles, cailloux et livrent leurs crĂ©ations aux intempĂ©ries. En France, pour apprĂ©cier
par Sergio Dalla
Bernardina,
le land art, on peut faire un tour au Centre international dâart et du paysage de lâĂźle de VassiviĂšre (Haute-Vienne) ou au Domaine de Chaumont-sur-Loire (Loir-et-Cher). En Italie, dans la rĂ©gion de Trento, il y a Arte Sella, un musĂ©e Ă ciel ouvert installĂ© depuis une trentaine dâannĂ©es dans une vallĂ©e perdue qui, pour ĂȘtre localisĂ©e, demande lâaide dâun bon GPS.
TOUS CONNAISSEURS ? Quelle idĂ©e, a priori, dâinstaller des Ćuvres dâart contemporain dans un cul-desac (avec ce quâelles coĂ»tent, par surcroĂźt) ! Qui peut sâintĂ©resser Ă ces artefacts Ă©nigmatiques, alors que les spĂ©cialistes capables de les dĂ©chiffrer ne courent pas les rues ? Eh bien, cent mille visiteurs par an. Il y a de tout. Des critiques, des historiens de lâart, des Ă©rudits, des bobos, des hipsters ⊠La qualitĂ© des installations justifie largement leur dĂ©placement. Mais câest bien plus variĂ© que cela. Dans le parking, situĂ© Ă distance pour ne pas
dĂ©naturer le site, on voit dĂ©barquer des cars pleins dâĂ©coliers, de retraitĂ©s qui viennent juste de visiter le musĂ©e du Jambon de Parme et se prĂ©parent ensuite Ă une tournĂ©e sur les hauts lieux de la guerre de 14-18. Et aprĂšs, bien Ă©videmment, il y a les familles avec enfants plus ou moins « Ă©co-respectueux », qui grimpent sur les Ćuvres comme des sauterelles.
UN MALENTENDU ? Tout le monde sâempare du site Ă sa maniĂšre. Et tout le monde semble Ă lâaise. Personnellement, mĂȘme en lisant la notice explicative, je me sens un peu dĂ©paysĂ©. Je suis jaloux. Pour saisir les motivations du public, je consulte les commentaires recueillis dans le livre dâor. GĂ©nĂ©ralement, on hĂ©site Ă exprimer un jugement esthĂ©tique, sauf Ă dĂ©clarer « câest spectaculaire », « câest gĂ©nial », « câest magnifique ». Mais lĂ , on trouve que câest sain, que câest moral : « Lieu magique oĂč lâart et la nature sont en parfaite harmonie . » On tire lâart vers autre chose, la gymnastique, lâĂ©cologie, le sensoriel, lâextase paysagĂšre, le sentiment religieux. On Ă©value les services, « Le restaurant est correct » ; « Les toilettes sont propres ».
En arriĂšre-plan, une conviction partagĂ©e par les signataires : Arte Sella, câest de lâart dans la nature. Puisque jâaime la nature et que je me considĂšre dâailleurs trĂšs naturel, je comprends le land art. â
BRUITSDEFOND 5 sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT FRONTIĂRES
ethnologue
Une agriculture mondiale travaillée par des enjeux communs
27 % de la population active dans le monde sont dĂ©volus Ă lâagriculture⊠Soit 1,3 milliard de personnes. Si, au Nord, câest la chute du nombre de producteurs qui interroge voire inquiĂšte, lâimpĂ©ratif au Sud tient Ă lâamĂ©lioration du revenu et aux conditions de travail dâune trĂšs nombreuse main-dâĆuvre. Mais, au-delĂ de cette diffĂ©rence majeure, y aurait-il des problĂ©matiques communes dĂšs lors quâon aborde la question du futur du travail agricole Ă lâĂ©chelle planĂ©taire ?
Pour BenoĂźt Dedieu, directeur de recherche Inrae, parmi les questions qui engagent lâavenir, certaines traversent bel et bien tous les continents, comme lâattractivitĂ© de ces mĂ©tiers, la transition agroĂ©cologique, le genre ou encore la rĂ©volution numĂ©rique. Câest ce qui ressort des travaux du deuxiĂšme symposium international sur ce thĂšme, organisĂ© en 2021, dont BenoĂźt Dedieu a rĂ©digĂ© la synthĂšse.
Que peut-on retenir de lâĂ©volution de la productivitĂ© du travail en agriculture depuis les annĂ©es 1960 ?
BenoĂźt Dedieu : Selon les continents, vous vous en doutez, le chemin suivi depuis les annĂ©es 1960 est trĂšs variable. Dans les pays de lâOCDE, on observe un double mouvement : dâune part, un accroissement des
BenoĂźt Dedieu, directeur de recherche Inrae (dĂ©partement Sciences pour lâaction, les transitions, les territoires)
rendements par surface cultivĂ©e et par animal Ă©levĂ©, dâautre part une augmentation des surfaces cultivĂ©es par unitĂ© de travail (+ 3 % de surface par travailleur et par dĂ©cennie en moyenne depuis les annĂ©es 1960). Les deux processus aboutissent Ă une hausse continue de la productivitĂ© du travail, mĂȘme si des diffĂ©rences existent dâun pays de lâOCDE Ă lâautre (en France, nous ne sommes pas au niveau des Ătats-Unis ou du Royaume-Uni par exemple). On ne sâest jamais demandĂ© si ces phĂ©nomĂšnes avaient un lien ; or ils ne sont pas indĂ©pendants car ils ont eu lieu conjointement et ont constituĂ© les fondements des systĂšmes de production mis en Ćuvre dans ces pays. Par consĂ©quent,
lorsquâon sâinquiĂšte, aujourdâhui en France, de la diminution du nombre dâagriculteurs ou de lâagrandissement de la taille des fermes, et que lâon promeut plutĂŽt lâamĂ©lioration de la valeur ajoutĂ©e créée par hectare, on fait face Ă une rĂ©sistance au changement car cela remet en cause cette double source de lâaccroissement de la productivitĂ©. Certaines filiĂšres agricoles considĂšrent que lâaugmentation de la taille des fermes est source de compĂ©titivitĂ©. Ă lâopposĂ©, les collectivitĂ©s sont de plus en plus nombreuses Ă adopter une autre approche, de mĂȘme quâune partie du monde agricole qui estime que cet agrandissement continu des exploitations doit cesser, au moins ĂȘtre freinĂ©.
AU NIVEAU MONDIAL, 3 % SEULEMENT DES AGRICULTEURS POSSĂDENT UNÂ TRACTEUR
Mais la dynamique propre aux pays de lâOCDE reste tout Ă fait particuliĂšre au niveau mondial, 3 % seulement des agriculteurs possĂ©dant un tracteur. Un exemple : en Afrique subsaharienne, la surface cultivĂ©e par travailleur a tendance Ă diminuer du fait des mĂ©canismes sociaux tels que les hĂ©ritages. Par consĂ©quent, y faire la promotion de lâaugmentation de la taille des fermes pour que progresse la productivitĂ© agricole et que rĂ©gresse lâinsĂ©curitĂ© alimentaire, comme le
BRUITSDEFOND 6 sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT DĂCHIFFRAGE
Propos recueillis par Christophe Tréhet
font certains Ă©conomistes et acteurs agricoles africains, sâavĂšre inadaptĂ©. Face Ă cela, dâautres spĂ©cialistes dĂ©fendent lâidĂ©e quâil faut dĂ©velopper lâagroĂ©cologie et crĂ©er davantage de valeur ajoutĂ©e par hectare pour encourager la production de façon durable et rendre plus attractifs les mĂ©tiers agricoles.
Sur ce point, vos travaux au sein du symposium rĂ©vĂšlent que la question de lâattractivitĂ© du mĂ©tier dâagriculteur se pose dans lâensemble des continents. Durant longtemps, en France, la rĂ©gression du nombre dâactifs agricoles nâa pas posĂ© rĂ©ellement problĂšme, puisque ceux qui quittaient lâagriculture pouvaient trouver un emploi dans lâindustrie, puis dans les services. Aucune des politiques agricoles qui se sont succĂ©dĂ© nâa apportĂ© dâinflexion Ă cette baisse continue des effectifs, laquelle suscite dĂ©sormais des inquiĂ©tudes. Ce qui va se jouer dans les dix prochaines annĂ©es est important, Ă©tant donnĂ© le nombre prĂ©vu de dĂ©parts dâagriculteurs Ă la retraite. Mais favoriser lâinstallation de nouveaux agriculteurs ne peut se faire sans penser Ă lâattractivitĂ© du mĂ©tier. Prenons le cas de la filiĂšre laitiĂšre : mĂȘme les jeunes candidats Ă lâinstallation issus de familles dâĂ©leveurs nâont pas tous envie de reprendre la ferme familiale, car ils savent ce que lâĂ©levage suppose comme charge de travail et ont conscience de la faiblesse des revenus. Dâautre part, la formule Gaec, qui permettait de faire face aux investissements et de se garder des week-ends libres, ne marche plus car il est parfois difficile dâintĂ©grer un collectif, dây trouver sa place, de partager des valeurs. On observe en revanche une augmentation des salariĂ©s agricoles (cf. le dernier recensement agricole). Mais, en y regardant de plus prĂšs, on sâaperçoit que ces nouveaux emplois sont surtout créés dans les Cuma, les entreprises de travaux agricoles et les services de remplacement, donc
chez des tiers. Parce que les chefs dâexploitation dĂ©lĂšguent de plus en plus et cette tendance est commune Ă lâensemble des pays de lâOCDE. On sait Ă©galement, Ă la lumiĂšre de ce qui se produit aux Ătats-Unis, en Espagne ou au Royaume-Uni, ce que donne lâagrandissement en Ă©levage : de grandes fermes, trĂšs mĂ©canisĂ©es, avec des emplois peu attractifs occupĂ©s par des ouvriers immigrĂ©s qui nâont pas dâautre choix. En comparaison, dans lâAfrique subsaharienne, oĂč il nâexiste pas de secteurs Ă mĂȘme dâabsorber les personnes quittant le milieu agricole, certains pays tentent de trouver des scĂ©narios pour amĂ©liorer lâattractivitĂ© du mĂ©tier, en conjuguant progrĂšs technique et qualitĂ© du travail.
Au-delĂ de lâattractivitĂ© du mĂ©tier, y a-t-il dâautres enjeux transversaux entre les continents ? La question du genre en est une et rĂ©vĂšle plusieurs facettes. Dans les pays du Sud, lâinvisibilitĂ© du travail des femmes pose souvent problĂšme. Leur travail reste peu reconnu dans les fermes et elles demeurent relativement absentes dans les secteurs liĂ©s Ă lâagriculture. Par ailleurs, ici comme au Sud, le travail agricole nâa jamais Ă©tĂ© apprĂ©hendĂ© selon un point de vue fĂ©minin. Ainsi, les machines agricoles sont conçues pour ĂȘtre utilisĂ©es par des hommes alors quâil faut parfois porter des Ă©lĂ©ments lourds.
LâĂ©volution des pratiques culturales et des systĂšmes de production dans leur ensemble doit Ă©galement ĂȘtre pensĂ©e selon le point de vue des femmes. Or lâagroĂ©cologie peut entraĂźner un accroissement des itinĂ©raires techniques plus manuels, par exemple en maraĂźchage pour le dĂ©sherbage. Au Sud, oĂč la division du travail est trĂšs marquĂ©e, cette tĂąche revient plus souvent aux femmes, de mĂȘme que lâapport de fumier. Si on y a davantage recours, il faut alors imaginer comment rĂ©duire la pĂ©nibilitĂ© de ces tĂąches pour les femmes. Dâailleurs, la pĂ©nibilitĂ© mais aussi la rĂ©munĂ©ration et la considĂ©ration sociale constituent des grilles de lecture que lâon peut partager dâun continent Ă lâautre. Enfin, lâusage du numĂ©rique soulĂšve lui aussi des problĂ©matiques partagĂ©es mĂȘme si, lĂ encore, chaque continent a ses enjeux spĂ©cifiques : chez nous, le numĂ©rique est trĂšs attachĂ© Ă la mĂ©canisation et Ă la robotisation, tandis quâen Afrique, il est plutĂŽt apprĂ©hendĂ© sous lâangle des Ă©changes qui sâamĂ©liorent : entre pasteurs, pour partager des informations sur la pluie, entre agriculteurs et consommateurs, ou entre agriculteurs et coopĂ©ratives.
Pour aller plus loin : www.cahiersagricultures.fr/articles/cagri/ abs/2022/01/cagri220006/cagri220006.html
BRUITSDEFOND 7 sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
â
« LâĂ©volution des pratiques culturales et des systĂšmes de production dans leur ensemble doit Ă©galement ĂȘtre pensĂ©e selon le point de vue des femmes. »
TOUT UN MONDE
Agriculture : soutiens-moi si tu peux !
Chaque annĂ©e, environ 600 milliards de dollars sont investis dans le monde par les pouvoirs publics pour soutenir lâagriculture et lâalimentation. Alors quâune nouvelle Politique Agricole Commune (PAC) vient de dĂ©marrer, beaucoup sâinterrogent sur la maniĂšre dont elle va accĂ©lĂ©rer les transformations de lâensemble des politiques europĂ©ennes. Parfois enviĂ©es, souvent dĂ©criĂ©es, la Pac et les autres politiques de soutien Ă lâagriculture font lâobjet de critiques dans leur capacitĂ© Ă rĂ©pondre aux demandes sociĂ©tales et aux pressions climatiques. Principal grief, la persistance de subventions jugĂ©es nĂ©fastes Ă lâenvironnement et contre-productives pour la durabilitĂ© des systĂšmes alimentaires. Le procĂšs est ouvert contre les soutiens publics mais faut-il jeter le bĂ©bĂ© avec lâeau du bain.
TOUR DU MONDE DES SOUTIENS PUBLICS Ă LâAGRICULTURE ET Ă
LâALIMENTATION. Le soutien public Ă lâagriculture et Ă lâalimentation est constituĂ© de deux types de mesures. Les subventions tout dâabord, câest-Ă -dire des dĂ©penses engagĂ©es par lâĂtat, consacrĂ©es au dĂ©veloppement du secteur agricole. Elles comprennent des transferts budgĂ©taires aux producteurs (paiements couplĂ©s Ă lâhectare, Ă des niveaux de production ou Ă des pratiques), des transferts aux consommateurs pour lâaccĂšs aux produits de base (cartes de
par Matthieu Brun, directeur scientifique de FARM (Fondation pour lâAgriculture et la RuralitĂ© dans le Monde)
rationnement, aides aux transformateurs) et, enfin, des services collectifs qui crĂ©ent les bonnes conditions au dĂ©veloppement agricole incluant les infrastructures (eau, stockage, etc.), ou encore la recherche et lâinnovation. Ensuite, lâagriculture et lâalimentation peuvent ĂȘtre soutenues par lâĂtat via des politiques et des mesures sur les prix. Il nây a pas ici de transferts budgĂ©taires mais des normes, des rĂšgles et des politiques qui limitent et influent sur le prix dâun produit. On pensera par exemple aux droits de douane, aux taxes Ă lâexportation et aux mesures dites non tarifaires, comme les rĂšglementations sanitaires ou environnementales.
Comment mesurer lâimpact de toutes ces subventions sur lâenvironnement, la biodiversitĂ© et le climat ? Il sâagit en effet de pouvoir les comparer Ă lâĂ©chelle internationale. Or il nâexistait pas dâoutils pour le faire avant quâun travail de ce type soit conduit par la
Fondation FARM sur prĂšs de cent pays 1. Il en ressort plusieurs constats. Tout dâabord, plus un pays dispose dâun revenu Ă©levĂ©, plus il dĂ©pense pour soutenir son secteur agricole, alors mĂȘme que ce dernier ne fournit plus quâune partie mineure de lâemploi et de la croissance Ă©conomique. Ainsi, dans les pays Ă revenu Ă©levĂ©, lâintensitĂ© des dĂ©penses publiques est plus de deux fois supĂ©rieure Ă celle des pays Ă revenu intermĂ©diaire, comme le BrĂ©sil ou la Chine, et Ă faible revenu, comme le Mali ou le Malawi. Ce sont lâUnion europĂ©enne et lâAmĂ©rique du Nord qui dĂ©pensent le plus pour leur agriculture, soit entre 22 et 25 % de la valeur de la production agricole. Dans le mĂȘme temps, elles sont les deux premiĂšres rĂ©gions exportatrices de produits agricoles bruts et transformĂ©s. Cet Ă©cart entre pays dits riches, pays Ă©mergents et pays Ă faible revenu est encore plus important lorsque le soutien est rapportĂ© au nombre dâactifs en agriculture. Les dĂ©penses par actif agricole aux Ătats-Unis sont ainsi quatre-vingts fois supĂ©rieures Ă celles existant en Inde et 2 690 fois plus importantes quâau Ghana. Sans oublier que les pays riches et Ă©mergents, pour soutenir leurs prix intĂ©rieurs face Ă la concurrence des produits importĂ©s, ont mis en Ćuvre des protections plus importantes de leur secteur agricole.
1 - Consulter lâObservatoire mondial des soutiens publics Ă lâagriculture de la Fondation FARM, en ligne sur https://fondation-farm.org/observatoire/accueil/
BRUITSDEFOND 8 sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
DES SUBVENTIONS NĂFASTES
AUX OBJECTIFS DE DĂVELOPPEMENT DURABLE. Dans ce paysage fortement contrastĂ© entre les rĂ©gions du monde, le dĂ©bat se porte non seulement sur le niveau dâaides mais aussi sur leur utilitĂ© et leur impact. Ces soutiens ont longtemps Ă©tĂ© considĂ©rĂ©s Ă lâaune dâun nombre limitĂ© dâindicateurs, comme lâeffet sur les revenus des producteurs ou sur leur productivitĂ©. Ă lâOrganisation Mondiale du Commerce (OMC), lâattention est surtout portĂ©e sur les effets de ces subventions sur la libĂ©ralisation des Ă©changes, avec un objectif clair : limiter les effets de distorsion. Or un changement de paradigme est en train de sâopĂ©rer Ă la faveur de la prise en compte des biens communs et des Objectifs de DĂ©veloppement Durable (ODD). En effet, malgrĂ© le niveau dâinvestissement public important Ă lâĂ©chelle mondiale, lâinsĂ©curitĂ© alimentaire reste encore trĂšs Ă©levĂ©e. Elle est mĂȘme repartie Ă la hausse depuis 2019. De plus, sur le plan environnemental, lâĂ©rosion des sols et la dĂ©gradation de la biodiversitĂ© mondiale sont causĂ©es, au moins en partie, par le fonctionnement actuel des systĂšmes agricoles et alimentaires. MĂȘme Ă lâOMC, on commence Ă sâintĂ©resser aux effets sur le climat et lâenvironnement des subventions agricoles⊠Selon trois organisations des Nations Unies, le constat serait sans appel. Dans un rapport publiĂ© en septembre 2021, la FAO (lâOrganisation pour lâagriculture et lâalimentation), le PNUD (Programme des Nations Unies pour le DĂ©veloppement) et le PNUE (Programme des Nations Unies pour lâEnvironnement) ont tirĂ© la sonnette dâalarme. Ces organisations jugent que prĂšs de 90 % des soutiens Ă lâagriculture ont des effets qui faussent les prix des denrĂ©es alimentaires et nuisent Ă lâenvironnement et Ă la santĂ© 2 .
2 - FAO, UNEP, UNDP, A Multi-Billion-Dollar Opportunity: repurposing agricultural support to transform food systems. Rome, 2021.
Dans le cas du continent africain, les soutiens publics, dĂ©jĂ trĂšs faibles, sont pris dans une sĂ©rie de contradictions. Les efforts consentis via les dĂ©penses publiques qui devraient stimuler la productivitĂ© du secteur se retrouvent annulĂ©s par un soutien nĂ©gatif des prix agricoles. En dâautres termes, pour protĂ©ger les consommateurs et leur offrir une alimentation peu chĂšre, les prix intĂ©rieurs sont maintenus Ă des niveaux faibles, ce qui nâoffre pas un climat propice Ă lâamĂ©lioration de la production. Toujours en Afrique, une grande majoritĂ© des soutiens publics est affectĂ©e aux subventions Ă lâachat dâintrants, principalement des engrais de synthĂšse qui profitent en grande partie aux cultures dâexportation. Au regard des niveaux faibles de productivitĂ© agricole du continent et de sa dĂ©pendance trĂšs forte Ă lâextĂ©rieur pour lâapprovisionnement en engrais, la concentration de lâeffort public sur ces subventions laisse songeur.
DES SOUTIENS PLUS EFFICACES ET SURTOUT DES POLITIQUES
COHĂRENTES. Faut-il dĂšs lors supprimer les aides publiques Ă lâagriculture et Ă lâalimentation au motif quâelles sont nĂ©fastes Ă lâenvironnement et Ă la sĂ©curitĂ© alimentaire ? La rĂ©ponse est non. Les subventions qui visent Ă augmenter la production ne sont pas â toutes â Ă bannir. Tout dĂ©pendra du contexte et des objectifs poursuivis par les poli -
tiques publiques. Car les soutiens publics ne sont pas une fin en soi, ils sont un outil au service dâune stratĂ©gie politique qui doit ĂȘtre cohĂ©rente entre les objectifs de souverainetĂ© alimentaire, de restauration de la biodiversitĂ©, dâadaptation aux effets du changement climatique et de rĂ©duction des Ă©missions de gaz Ă effet de serre. LâĂ©quation de la transformation agroĂ©cologique est nĂ©anmoins complexe et il nây aura pas une solution unique. Il faudra modifier en Europe ou aux Ătats-Unis le soutien octroyĂ© Ă certaines productions (viande, lait, par exemple) et accroĂźtre les efforts de diversification et de moindre utilisation des produits nĂ©fastes Ă lâenvironnement.
Ă dâautres endroits, lĂ oĂč les soutiens et la productivitĂ© sont faibles, la donne est tout autre. Il faut augmenter ces aides tout en les conditionnant Ă des objectifs de durabilitĂ© sociale, Ă©conomique et environnementale. Cette exigence sâapplique notamment Ă lâAfrique subsaharienne oĂč la production doit augmenter pour rĂ©pondre Ă lâaugmentation de la demande et pour ne pas accroĂźtre les dĂ©pendances du continent dans le futur. Cela doit cependant se faire en restaurant et en protĂ©geant les sols autant que la biodiversitĂ©. Mais ces impĂ©ratifs sont parfois perçus comme des injonctions contradictoires, voire une nouvelle forme de colonialisme vert. â
BRUITSDEFOND 9 sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
« Mais ces impératifs sont parfois perçus comme des injonctions contradictoires, voire une nouvelle forme de colonialisme vert. »
LE JOUR DâAVANT
Recherche et crise écologique globale. Une communication scientifique impossible ?
LâInra et lâapprentissage du dialogue sciences-sociĂ©tĂ© en quatre Ă©pisodes. QuatriĂšme volet.
UN regard rĂ©trospectif sur le demi-siĂšcle Ă©coulĂ© en matiĂšre dâhistoire de la communication scientifique des organismes de recherche publique peut donner corps Ă deux rĂ©cits parfaitement contradictoires. Une version optimiste met en exergue une crĂ©ativitĂ© permanente, qui aura fait passer la communication scientifique de lâĂąge de la vulgarisation descendante et du contrĂŽle de lâinformation institutionnelle Ă celui du dĂ©ploiement dâune impressionnante palette de modes dâinteraction et de mĂ©diation. Cela a permis aux chercheurs et Ă leurs publics de partager la connaissance et les leviers de sa mobilisation. Un second rĂ©cit, au contraire, souligne les crises rĂ©currentes ayant obligĂ© les organismes de recherche Ă sans cesse rĂ©viser leurs outils de communication, le plus souvent dans lâurgence, au prix dâune Ă©rosion progressive de leur force de conviction, voire de celle de la science aux yeux dâune partie croissante de la sociĂ©tĂ©. Contradictoires, ces rĂ©cits ont pourtant, selon nous, une mĂȘme conclusion : lâenjeu central de la communication scientifique consiste de moins en moins Ă partager les produits de la science pour nourrir le dĂ©bat public et, de plus en plus, au second degrĂ©, Ă redonner un sens his-
par Pierre Cornu, professeur dâhistoire contemporaine et dâhistoire des sciences Ă lâUniversitĂ© Lyon 2, membre du laboratoire dâĂ©tudes rurales, en dĂ©lĂ©gation Ă Inrae, et Egizio Valceschini, Ă©conomiste, prĂ©sident du centre Inrae Ăle-de-France-Versailles-Grignon, et du ComitĂ© pour lâhistoire de la recherche agronomique
torique à la recherche publique que la notion de « progrÚs » ne contient plus.
LA COMMUNICATION SCIENTIFIQUE AU TEMPS DES CONTROVERSES. Depuis les premiĂšres confĂ©rences de citoyens et la crĂ©ation de la Mission agrobiosciences, il y a un quart de siĂšcle, lâInra a accueilli ou dĂ©veloppĂ© nombre dâexpĂ©riences dâouverture de ses recherches Ă la sociĂ©tĂ© ; lâobjectif nâĂ©tant plus tant de « faire passer des messages » que de montrer ce que la recherche pouvait apporter dans les controverses et,
Ă©ventuellement, sur les moyens de les dĂ©passer. LâavĂšnement du dialogue sciences-sociĂ©tĂ© comme mode « normal » dâajustement de lâoffre et de la demande de recherche nâa toutefois pas seulement transformĂ© les interfaces de lâinstitut, elle en a modifiĂ© le fonctionnement propre. La communication scientifique nâest en effet jamais unilatĂ©ralement interne ou externe : tout dispositif gĂ©nĂšre un effet miroir. Câest ainsi que les expertises collectives dans les annĂ©es 2000 ont renouvelĂ© la pertinence de la « rĂ©ponse » des mondes de la recherche aux grands dĂ©fis sociĂ©taux et politiques du millĂ©naire. Elles ont simultanĂ©ment permis de valoriser, auprĂšs des personnels, une large gamme de maniĂšres de participer Ă lâentreprise collective de la recherche â de la figure de lâexpert jusquâĂ celle du « chercheur engagĂ© ».
La recherche agronomique française apparaĂźt ainsi comme un excellent observatoire des contradictions fondamentales de lâĂ©conomie de la connaissance du xxie siĂšcle. Quâelles portent sur le vivant, lâalimentation ou lâenvironnement, ces dissonances gĂ©nĂšrent des difficultĂ©s majeures pour la mise en Ćuvre de la stratĂ©gie scientifique de lâancien Inra. Elles lâont poussĂ© vers une inventivitĂ© permanente dans lâanimation de ses interfaces socioĂ©conomiques, sociĂ©tales et institutionnelles. Certes, par rapport aux annĂ©es 1960-1970, les interactions entre recherche publique et sociĂ©tĂ© se sont considĂ©rablement densifiĂ©es, mais
BRUITSDEFOND 10 sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
Pierre Cornu
elles se sont aussi considĂ©rablement tendues. Avec la complexification des protocoles, des instruments et des formes langagiĂšres de la recherche, donner Ă en comprendre la substance sâest Ă©galement trouvĂ© beaucoup plus ardu. Les nouveaux outils de communication et de dialogue, dĂ©veloppĂ©s en rĂ©ponse aux crises sanitaires et aux contestations sociĂ©tales, ont permis dâinstaller durablement le principe dâune relation horizontale entre chercheurs et citoyens. Ils nâont cependant pas empĂȘchĂ© la remise en cause de la fonction dâorientation de la recherche publique, dans un dissensus croissant sur le rĂŽle et les effets des sciences, des techniques et de lâinnovation.
LE DĂFI DâUNE COMMUNICATION ORIENTĂE VERS LES OPINIONS PUBLIQUES ET LES LĂGISLA -
TEURS. Au tournant des annĂ©es 2010, lâinstitut a atteint un niveau dâopĂ©rationnalitĂ© Ă©levĂ© dans lâarticulation de lâensemble du cycle de vie de ses programmes de recherche, depuis la construction des questions scientifiques jusquâĂ la valorisation de leurs rĂ©sultats auprĂšs de la sociĂ©tĂ© et des instances politiques. Prenons pour exemple la prospective sur lâalimentation menĂ©e conjointement par lâInra et le Cirad, « Agrimonde », initiĂ©e en 2006. Capitalisant sur le succĂšs de cet exercice dans le cadre dâune politique volontariste dâinternationalisation de son rayonnement, lâInra a accentuĂ© son effort de recherche et de valorisation sur les enjeux nutritionnels et alimentaires, notamment en sâengageant en 2009 dans le programme DuALIne, toujours aux cĂŽtĂ©s du Cirad, sur le thĂšme de la durabilitĂ© des systĂšmes alimentaires. Dans la foulĂ©e des Ă©meutes de la faim de 2008, lâalimentation sâest en effet imposĂ©e de nouveau comme un point nodal pour la recherche et lâaction publique, appelant une rĂ©ponse intĂ©grative dâun genre inĂ©dit, justifiant une nouvelle montĂ©e en gĂ©nĂ©ralitĂ© et en dimension politique des organismes de recherche spĂ©cialisĂ©e. Or, pour lĂ©gitimer le rĂŽle de ces derniers, il a fallu expĂ©rimen-
ter une communication dâun genre nouveau, reposant certes sur lâacquis de la recherche, mais pour lui donner un sens accessible et performatif, et peser ainsi sur les opinions publiques, les lĂ©gislateurs et dans les arĂšnes internationales. EmblĂ©matique de cette Ă©volution fut la publication, en 2011, dâun ouvrage cosignĂ© par Marion Guillou, PDG de lâInra, et GĂ©rard Matheron, prĂ©sident du Cirad, intitulĂ© « 9 milliards dâhommes Ă nourrir : un dĂ©fi pour demain ». Dans ce contexte, le tournant agroĂ©cologique, portĂ© par StĂ©phane Le Foll au dĂ©but de la prĂ©sidence de François Hollande en 2012, a pris une rĂ©sonance particuliĂšre, appelant Ă ouvrir le dĂ©bat autant aux dĂ©cideurs et aux chercheurs quâaux producteurs, aux consommateurs et aux usagers des territoires. Paradoxalement, ce sont ainsi les « mĂ©tiers » traditionnellement les plus Ă©troitement finalisĂ©s en direction des mondes agricoles, ceux des agronomes et des zootechniciens, qui se sont trouvĂ©s sous les projecteurs du dĂ©bat public, dans une phase de profonde remise en cause des hĂ©ritages de lâintensification et de lâindustrialisation de lâagriculture. Les services Ă©cosystĂ©miques, le bienĂȘtre animal ou encore la dimension patrimoniale ou territorialisante des productions alimentaires ont, dĂšs lors, pris le devant de la scĂšne, exigeant de nouvelles pratiques dĂ©libĂ©ratives, de plus en plus Ă lâĂ©chelle des « territoires vĂ©cus ». Mais, tout comme les dĂ©bats sur le retour des prĂ©dateurs, les usages de lâeau ou les effets environnementaux et sanitaires de la chimie agricole, celui sur lâagroĂ©cologie nâa pas produit de consensus, bien au contraire : il a polarisĂ©
les attitudes, obligeant la communication institutionnelle de lâInra Ă un jeu dâĂ©quilibriste entre mobilisation interne et relations avec les acteurs de la production, le monde associatif et les pouvoirs publics. Une question devenue Ă ce point cruciale au moment de la fusion de lâInra avec Irstea en 2020, quâelle a abouti Ă la crĂ©ation dâune direction opĂ©rationnelle dĂ©diĂ©e Ă la « science ouverte », la DipSO.
LE SENS DES RESPONSABILITĂS.
Il nous paraĂźt utile et nĂ©cessaire de mettre en lumiĂšre la singularitĂ© historique de lâancienne « recherche agronomique », au moment oĂč les opĂ©rateurs de recherche se trouvent Ă une croisĂ©e des chemins, entre continuitĂ© du rĂŽle de production de solutions science-based et inversion de perspective, au profit dâune coproduction avec les acteurs sociaux de modĂšles de transition, fondĂ©s sur lâexigence de robustesse face aux fluctuations prĂ©sentes et Ă venir. Il sâagit lĂ de rĂ©flĂ©chir collectivement, de maniĂšre informĂ©e et avec la profondeur temporelle nĂ©cessaire, sur le paradoxe de la communication scientifique, toujours critiquĂ©e et souvent critiquable, mais indispensable, aussi bien pour dĂ©finir toute politique de recherche avec et pour la sociĂ©tĂ© que pour informer le dĂ©bat public. Dans la crise Ă©cologique globale actuelle, il nây a plus de position dâautoritĂ© surplombante possible pour la recherche publique. Mais il lui revient de faire entendre son sens des responsabilitĂ©s, son attachement Ă lâopĂ©rationnalitĂ© de la connaissance et, ce faisant, Ă la production dâun devenir dĂ©sirable et porteur de sens.
BRUITSDEFOND 11 sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
â
« Dans la crise Ă©cologique globale actuelle, il nây a plus de position dâautoritĂ© surplombante possible pour la recherche publique. »
Farm Bill : les billets seront-ils verts ?
Le gouvernement amĂ©ricain doit revoir cette annĂ©e le Farm Bill, pendant de notre Politique agricole commune, qui sert Ă soutenir lâagriculture des Ătats-Unis. Au pays de Milton Friedman, on ne fait pas dans la dentelle pour soutenir les marchĂ©s. En lâoccurrence, pour la pĂ©riode 20182023, câest une enveloppe de 428 milliards de dollars (la Pac 2023-2027, câest « seulement » 264 milliards dâeuros), dont les trois quarts sont dirigĂ©s vers le chapitre « nutrition », câest-Ă -dire lâaide alimentaire apportĂ©e aux millions de foyers qui ont du mal Ă se nourrir. Le Farm Bill doit principalement son existence Ă la Grande DĂ©pression de 1929 qui a laminĂ© lâagriculture du pays, obligeant le gouvernement fĂ©dĂ©ral Ă mettre sur pied lâAgriculture Adjustment Act en 1933. Les producteurs furent alors payĂ©s pour produire moins afin de rĂ©tablir les prix arrivĂ©s au ras des pĂąquerettes. Lâimpact est brutal, des champs en culture sont dĂ©truits par le feu, le maĂŻs sert de combustible et une autre partie des excĂ©dents est redistribuĂ©e par le biais du Federal Surplus Relief Corporation aux populations qui en ont besoin.
Lâenjeu de la refonte de cette annĂ©e porte sur lâintroduction massive, ou non, de mesures environnementales⊠Et lâaffaire est loin dâĂȘtre pliĂ©e. Les nĂ©gociations autour du Farm Bill sont dâailleurs un des Ă©vĂ©nements politiques majeurs du pays. Une partie des RĂ©publicains plaide pour une rĂ©affectation des crĂ©dits dĂ©jĂ allouĂ©s Ă la protection de lâenvironnement vers le soutien au marchĂ©, tandis que dâautres, du mĂȘme camp, aimeraient revoir nettement Ă la baisse la facture du Farm Bill. CĂŽtĂ© DĂ©mocrates, la volontĂ© est assez nette pour dĂ©fendre le volet environnement. Qui lâemportera ? RĂ©ponse en fin dâannĂ©e. â
Cannabis, promesse fumeuse
Les promesses dâhier ne sont peut-ĂȘtre pas celles de demain. Câest ce que doivent se dire tous ceux qui ont cru en lâavĂšnement du cannabis comme industrie juteuse. Le problĂšme, câest que les investissements consentis, tels ces quatre milliards de dollars pour Constellation Brands, un groupe jusquâici versĂ© dans les boissons alcoolisĂ©es, ont Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©s justement sur la promesse de libĂ©ralisation des usages rĂ©crĂ©atifs. Or lâaffaire est plus complexe que prĂ©vu, les retards sâaccumulent et les investisseurs perdent patience. Molson Coors a mis fin Ă lâaventure avec CBD Hexo, Constellation a perdu plus dâun milliard de dollars dans lâaventure canadienne de Canopy. Et en Europe ? Les PaysBas, connus pour leur permissivitĂ©, sont confrontĂ©s au « tourisme stupĂ©fiant » et semblent avoir optĂ© pour une logique, nouvelle, de restriction. Pour faire simple, leur idĂ©al serait de parvenir Ă lĂ©galiser les usages pour que le marchĂ© assĂšche les trafics mais sans attirer non plus trop de nouveaux consommateurs.
Nutriscore entre Waterloo et Austerlitz
On pensait lâaffaire rĂ©glĂ©e : enfin un guide simple et comprĂ©hensible pour se repĂ©rer dans les linĂ©aires. Mais câĂ©tait sans compter sur les rĂ©sistances de certains secteurs de lâindustrie agroalimentaire appuyĂ©s, au sein des instances europĂ©ennes, par quelques Ătats (coucou lâItalie, on vous voit). Certes, toutes leurs rĂ©criminations ne sont pas dĂ©nuĂ©es de fondement. Demander au roquefort de devenir un produit maigre, câest gonflĂ©. Il se verrait donc affublĂ© dâune pastille rouge infamante qui le stigmatiserait pour toujours dans le rayon. Bref, en dĂ©pit dâune large adoption du Nutriscore (400 entreprises, plusieurs pays dont La France, lâAllemagne ou encore lâEspagne), sa gĂ©nĂ©ralisation a Ă©tĂ© repoussĂ©e, Ă la fin de lâannĂ©e derniĂšre, par lâUnion europĂ©enne. Un dĂ©lai qui doit permettre dâaffiner le dispositif : les huiles vĂ©gĂ©tales seront moins mal notĂ©es, la viande rouge verra au contraire sa note dĂ©gradĂ©e. Au consommateur de ne pas y perdre le sens de la mesure. â
Indispensables
123 600 femmes dâexploitants agricoles nâayant pas le statut de non-salariĂ©e agricole â en clair, elles ne sont ni cheffes ni collaboratrices dâexploitation â ont toutefois dĂ©clarĂ© lors du dernier recensement agricole « aider majoritairement Ă la gestion de lâexploitation ». Leur « participation Ă la gestion des exploitations nâest pas directement mesurable » mais elle est
« rĂ©elle », signale la MutualitĂ© Sociale Agricole (MSA). Et la caisse de prĂ©ciser que ces femmes « salariĂ©es dans lâentreprise de leur conjoint ou dans une autre entreprise (agricole ou non) » assurent, entre autres, un complĂ©ment de revenu au foyer et quâelles contribuent ainsi « indirectement au maintien de lâexploitation ». â
Source : Infostat 08-03-2023
BRUITSDEFOND 12 sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT INSTANTANĂS
â
PrĂ©caritĂ© alimentaire : vers une carte Vitale de lâalimentation ?
OĂč sont passĂ©s les experts ?
Souvenons-nous de la pandĂ©mie et des experts mis en avant par le gouvernement avec le Conseil scientifique Covid 19, mais aussi de lâinflation dâexperts autoproclamĂ©s sur les plateaux. Au milieu des discours cacophoniques, qui croire ? Que penser quand ils disent douter ou ne pas savoir ? Câest quoi, vraiment, un expert scientifique ? Entre savoir et pouvoir, quelles sont les limites et les contraintes de son exercice ? Une autre rencontre publique BorderLine, avec Jean-Pierre Cravedi, toxicologue et ancien directeur de recherche Inrae ; Didier Pourquery, prĂ©sident de The Conversation France et de Cap Sciences ; Pierre-BenoĂźt Joly, socio-Ă©conomiste, prĂ©sident du centre Inrae Occitanie-Toulouse et Bruno Spire, directeur de recherche Inserm et ancien prĂ©sident de lâassociation Aides. â
LE 6 JUIN 2023, QUAI DES SAVOIRS [TOULOUSE], Ă 18 H 15 â GRATUIT
LâAnses sous tension...
Avec lâaccroissement de la prĂ©caritĂ© alimentaire et une aide alimentaire qui a atteint ses limites, des chercheur-euse-s et acteur-rice-s de terrain proposent dâintĂ©grer lâalimentation dans le rĂ©gime gĂ©nĂ©ral de la SĂ©curitĂ© sociale via une sorte de carte Vitale donnant accĂšs Ă des denrĂ©es conventionnĂ©es, pour un montant dâenviron 150 euros/mois. Longtemps thĂ©orique, cette dĂ©marche est dĂ©sormais expĂ©rimentĂ©e dans plusieurs territoires, rĂ©vĂ©lant de nouvelles questions. OĂč en sont ces expĂ©riences ? Se heurtent-elles Ă des verrous conceptuels, juridiques, financiers, administratifs, Ă©thiques ? Et, le cas Ă©chĂ©ant, quelles stratĂ©gies et pistes dĂ©ploient les acteurs pour les faire sauter ? Câest lâobjet de cette rencontre publique BorderLine, coproduite par la Mission agrobiosciences-Inrae et le Quai des savoirs. Avec Sarah Cohen, coordinatrice dâun projet de sĂ©curitĂ© sociale de lâalimentation Ă Toulouse ; David Fimat, coordinateur du collectif Acclimatâaction ; Franck Le Morvan, inspecteur gĂ©nĂ©ral des affaires sociales ; Dominique Paturel, chercheuse Inrae et Nicolas Da Silva, Ă©conomiste UniversitĂ© Paris 13. â
LE 25 MAI 2023, QUAI DES SAVOIRS [TOULOUSE], Ă 18 H 15 â GRATUIT
Inscription : https://billetterie.quaidessavoirs.toulouse-metropole.fr/selection/ timeslotpass?productId=10228657093611
RĂ©vĂ©lĂ© par « Le Monde » en mars 2023, un rapport sur lâAgence nationale de sĂ©curitĂ© sanitaire (Anses) a suscitĂ© quelque bruit⊠Les experts indĂ©pendants ayant menĂ© lâanalyse prĂ©conisent une rĂ©forme de son fonctionnement pour amĂ©liorer la crĂ©dibilitĂ© de lâagence mise Ă mal ces derniers temps. Le groupe de travail, dirigĂ© par Pierre-BenoĂźt Joly, prĂ©sident du centre Inrae Occitanie-Toulouse, sâest fondĂ© sur lâanalyse de trois cas pratiques pour rendre ses recommandations : glyphosate, nĂ©onicotinoĂŻdes et fongicides SDHI.
Trois grandes tensions ont été identifiées :
« Le dĂ©calage entre science et expertise constitue lâun des facteurs les plus importants dâĂ©rosion de la crĂ©dibilitĂ© et lâAnses ne parvient pas toujours Ă rĂ©duire cette tension ; lâurgence de rendre certains avis [conduisant Ă la production de] rĂ©sultats fragiles » ; enfin, un « mĂ©lange des genres » entre Ă©valuation des risques liĂ©s Ă certaines substances et leur rĂ©gulation. â
Le rapport détaillé : https://www.anses.fr/fr/system/files/AVIS-etRAPPORT-CS-GT-Credibilite-de-lexpertise.pdf
INSTANTANĂS
BRUITSDEFOND 13
AGRICULTURE ET ALIMENTATION
Quand les conditions de travail font tacheâŠ
C
ROQUER du chocolat, presser une orange, acheter des courgettes, commander une pizza Ă domicile ou manger un steak au restaurant⊠DerriĂšre toutes ces routines du quotidien, se dĂ©ploie, invisible et silencieux, le travail de femmes et dâhommes souvent prĂ©carisĂ©s, quand ce nâest pas celui des enfants. Partout dans le monde, les gestes sont pĂ©nibles, la tĂąche dĂ©senchantĂ©e, les environnements toxiques, les statuts fragiles. Câest pourtant sur eux que repose une grande partie de nos systĂšmes agricoles et alimentaires, depuis le travail au champ jusquâaux poubelles, en passant par les usines ou les supermarchĂ©s. Ce nâest pas la moindre vertu du 12e colloque annuel de la Chaire Unesco Alimentations du monde1 que dâavoir redonnĂ© Ă ces travailleurs une voix, un visage. Voire de montrer quâil Ă©tait possible, pour certains, de retrouver de la dĂ©cence et du sens. Le 3 fĂ©vrier 2023, donc, dans lâamphi de lâInstitut Agro Montpellier, le mot dâordre sâaffichait : Au travail ! Sur les affiches et Ă lâĂ©cran, une toile de Brueghel lâAncien, « La Moisson », peinte en 1525. Des corps courbĂ©s fauchent les blĂ©s et ligotent les bottes de foin, dâautres partagent un repas sur
1 - Une chaire Unesco dĂ©signe « un projet et une Ă©quipe dans une universitĂ© ou un Ă©tablissement dâenseignement supĂ©rieur ou de recherche qui travaille en partenariat avec lâUnesco afin de faire progresser les connaissances et la pratique dans un domaine prioritaire Ă la fois pour lâĂ©tablissement et lâOrganisation. La chaire Unesco Alimentations du monde a, quant Ă elle, Ă©tĂ© créée en 2011 par JeanLouis Rastoin. Pour accĂ©der aux vidĂ©os du colloque : https://www.chaireunesco-adm.com/12e-colloque-annuel-de-la-Chaire
lâherbe ou sâendorment sous un arbre. Ă Ă©couter les interventions et les dĂ©bats de la journĂ©e, nul doute que, de cette chatoyante peinture de la paysannerie fĂ©odale, nos systĂšmes contemporains ont conservĂ© surtout⊠une part de servage. Câest la violence exercĂ©e en cuisine, les agricultrices longtemps privĂ©es de statut, les enfants expĂ©diĂ©s dans les plantations de cacao, la main-dâĆuvre des bananeraies empoisonnĂ©e par le chlordĂ©cone, lâouvrier agricole venu du Maroc et dont le seul capital est la force de travail... Dâailleurs, tiens tiens, câest sous le quasi-patronage de Karl Marx que le secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de la Chaire, Damien ConarĂ©, a ouvert la journĂ©e. Un Karl Marx qui nâaurait sans doute pas reniĂ©, au passage, lâexpĂ©rience de ceux qui, sortant de lâaliĂ©nation, sont parvenus Ă se rĂ©approprier leur outil de travail. Tels ces tĂ©moignages des Ă©leveurs tĂącherons en abattoirs paysans ou des livreurs Ă vĂ©lo rĂ©unis en coopĂ©ratives.
Câest Ă partir de tous ces exposĂ©s et tables rondes sur les mĂ©tiers de lâombre que la revue Sesame a choisi de tirer des fils, prolongeant parfois les rĂ©flexions en sollicitant dâautres Ă©clairages ou rĂ©interviewant des intervenants. Un dossier spĂ©cial proposĂ© dans le cadre dâun partenariat avec lâĂ©quipe de la Chaire Unesco Alimentations du monde et de son titulaire, le socioĂ©conomiste Nicolas Bricas (Cirad, UMR MoISA). Et voilĂ le travail !
Les articles figurant dans ce dossier, ainsi que dâautres textes inĂ©dits tirĂ©s du colloque, sont Ă retrouver dans leur version longue sur le blog de Sesame rubrique « Union Libre ».
sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
â
UNIONLIBRE
sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT UNIONLIBRE 15
Saisonniers agricoles étrangers : les nouveaux damnés de la terre
par Laura Martin-Meyer
Câest une rĂ©alitĂ© amĂšre, dâordinaire Ă lâombre des regards, que quatre Ă©tudiantes dĂ©voilent Ă travers un documentaire tournĂ© dans des exploitations agricoles ivoiriennes, marocaines et françaises : « Partir Ă lâaventure. RĂ©cits de parcours migratoires en contextes agricoles »1. Dans nos cultures du Sud de la France, les visages filmĂ©s, cachĂ©s ou Ă dĂ©couvert, sont ceux de travailleurs Ă©trangers arrivĂ©s lĂ par le biais du dĂ©tachement 2 ou de contrats conclus par lâOffice Français de lâImmigration et de lâIntĂ©gration (OFII) avec le Maroc ou la Tunisie. PlongĂ©s dans un « espace-temps rĂ©duit Ă leur entreprise », ces derniers sont maintenus dans une grande prĂ©caritĂ© juridique. Câest ce quâillustrent les travaux de BĂ©atrice MĂ©sini, gĂ©ographe au sein de lâunitĂ© mixte de recherche TELEMMe de lâuniversitĂ© Aix-Marseille, chargĂ©e de recherche au CNRS sur les questions de migrations et de mobilitĂ©s de travail dans lâagriculture.
Dans vos travaux, vous soulignez la grande prĂ©caritĂ© juridique, sociale ou Ă©conomique dans laquelle sont maintenus les travailleurs Ă©trangers dans les cultures françaises. Quâen est-il exactement de leurs droits ?
BĂ©atrice MĂ©sini : Les lĂ©gislations europĂ©ennes et nationales vont normalement dans le sens dâun renforcement de la protection des travailleurs Ă©trangers, qui bĂ©nĂ©ficient dâun « noyau dur »3 de droits qui leur est favorable. Il en va tout autrement sur le terrain, oĂč ceux-ci sont bien souvent foulĂ©s aux pieds, avec des heures supplĂ©mentaires non rĂ©munĂ©rĂ©es ou des journĂ©es de travail de dix
1 - Documentaire rĂ©alisĂ© en 2021-2022 dans le cadre du projet « Les champs au-delĂ des frontiĂšres ! », par quatre Ă©tudiantes de lâInstitut Agro Montpellier : Gabrielle Bichat, Christine Forestier, Lucie Hautbout et Colombine Proust.
2 - Un « travailleur dĂ©taché » est un salariĂ© envoyĂ© par son employeur dans un autre Ătat membre de lâUE en vue dây fournir un service Ă titre temporaire, dans le cadre dâun contrat de services, dâun dĂ©tachement intragroupe ou dâun travail intĂ©rimaire.
3 - Ce « noyau dur » comprend par exemple les pĂ©riodes maximales de travail et les pĂ©riodes minimales de repos, les taux de salaire minimal, y compris ceux majorĂ©s pour les heures supplĂ©mentaires, la sĂ©curitĂ©, la santĂ© et lâhygiĂšne au travail ainsi que des dispositions en matiĂšre de non-discrimination. Pour en savoir plus, lire lâarticle : DĂ©cosse F., Hellio E. & MĂ©sini B. (2022), « Le travail dĂ©tachĂ© : 25 ans aprĂšs son instauration, Ă©tat des lieux et perspectives », dans Migrations SociĂ©tĂ©, N°190, 2022, pp 15-27 : https://www.cairn.info/revue-migrationssociete-2022-4-page-15.html
Ă douze heures dans les champs. Sans parler des atteintes Ă lâintĂ©gritĂ© physique et psychique des travailleurs : menaces, chantage, extorsion ou humiliations sont lĂ©gion. Ă cela sâajoute un phĂ©nomĂšne dâĂ©clatement des droits des salariĂ©s, entre le pays dâorigine et celui dâaccueil. Prenons le cas dâun travailleur OFII, qui bĂ©nĂ©ficie donc dâun contrat encadrĂ© par la France avec le Maroc ou la Tunisie : ses droits civils et politiques restent dans son pays dâorigine, tandis que ses droits sociaux et Ă©conomiques relĂšvent du pays dâaccueil. Le problĂšme, câest que, avec ces contrats saisonniers et prĂ©caires, les cotisations sont minimales et les montants des retraites trĂšs faibles. Or nous avons rencontrĂ© des personnes embauchĂ©es depuis quinze Ă trente ans dans les mĂȘmes exploitations : peut-on encore parler de travail « saisonnier » ?
En 2008, la Haute autoritĂ© de lutte contre les discriminations avait dâailleurs conclu au caractĂšre discriminant des restrictions imposĂ©es par les contrats OFII, au regard notamment du droit au sĂ©jour, aux indemnitĂ©s chĂŽmage, Ă la formation ou encore aux soins. Il sâagit lĂ dâune inĂ©galitĂ© structurelle de traitement entre ces travailleurs Ă©trangers et les nationaux.
Le travail détaché est-il aussi concerné par cet éclatement des droits ?
La situation est encore plus complexe. Mis en place il y a plus de vingt-cinq ans au sein de lâUnion europĂ©enne, le travail dĂ©tachĂ© permet Ă une entreprise europĂ©enne dâenvoyer de la maindâĆuvre non communautaire dans un autre Ătat. Depuis le dĂ©but des annĂ©es 2000, cela concernait essentiellement des populations latino-amĂ©ricaines embauchĂ©es par une grosse agence dâintĂ©rim espagnole et mises Ă la disposition dâexploitants français. Dans ce cadre, les droits sociaux incombent au pays oĂč rĂ©side lâemployeur â ici, lâEspagne â tandis que les droits Ă©conomiques relĂšvent du pays dâaccueil de la main-dâĆuvre âla France. ConcrĂštement, si vous tombez malade en France, vous ĂȘtes renvoyĂ© en Espagne oĂč est payĂ©e la SĂ©curitĂ© sociale. Quoi quâil en soit, si vous ne faites pas lâaffaire, vous ĂȘtes renvoyĂ©
sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
UNIONLIBRE 16
sur-le-champ : contrairement aux saisonniers OFII, les travailleurs dĂ©tachĂ©s peuvent en effet ĂȘtre employĂ©s et dĂ©bauchĂ©s le jour mĂȘme. Et, quand vous avez 300 saisonniers Ă©trangers Ă votre disposition, vous ne les voyez plus comme des personnes humaines mais bien comme des numĂ©ros de contrat substituables.
Avec la pandĂ©mie de Covid-19, on a beaucoup entendu parler du poids des saisonniers et des travailleurs Ă©trangers dans les cultures françaises. Quel a Ă©tĂ© lâimpact de la crise pour ces derniers ?
La pandĂ©mie a considĂ©rablement renforcĂ© les inĂ©galitĂ©s entre travailleurs français et Ă©trangers. Cela est allĂ© plus loin, avec leur mise en danger avĂ©rĂ©e : songeons au cantonnement des saisonniers dans des lieux dâhĂ©bergement sans distanciation sociospatiale. Ă cela sâajoutent des atteintes Ă leurs libertĂ©s fondamentales. Telle lâinterdiction de circuler, de faire valoir son droit de retrait en cas de cluster, ou de prĂ©tendre aux indemnitĂ©s journaliĂšres en cas de maladie, perçues par les travailleurs français infectĂ©s par le virus. Grand artisan des procĂšs de Marseille et de NĂźmes (Lire encadrĂ© « Germinal dans les prĂ©s ») lâinspecteur du travail Paul Ramackers dĂ©plorait pour sa part des cas de « dĂ©tresse sociale » et dâabsence de vĂ©ritable cadre lĂ©gal pour des salariĂ©s contraints dâexercer « dans des conditions que lâon ne connaissait plus depuis des annĂ©es » 4
Une dĂ©tresse qui demeure invisibleâŠ
Lâinvisibilisation de ces personnes est majeure : elles sont isolĂ©es dans des espaces ruraux et agricoles oĂč lâon nâentre pas facilement. Cet accĂšs limitĂ©, sur des espaces souvent trĂšs vastes, rend par ailleurs difficiles les contrĂŽles de lâInspection du travail. Mais lâinvisibilisation est aussi statistique : notons par exemple que, jusquâen 2015, les dĂ©clarations de dĂ©tachement nâĂ©taient pas comptabilisĂ©es au niveau national, mais Ă lâĂ©chelle dĂ©partementale. Or les salariĂ©s Ă©taient dĂ©tachĂ©s dans plusieurs dĂ©partements sans que les DREETS (Directions RĂ©gionales de lâĂconomie, de lâEmploi, du Travail et des SolidaritĂ©s) ne puissent recouper ces dĂ©placements. Sans oublier, enfin, des mĂ©canismes de dissimulation dâactivitĂ©, avec des prestataires qui ne sâĂ©tablissent pas et ne cotisent pas en France, alors mĂȘme quâils y exercent la quasi-totalitĂ© de leur activitĂ©.
4 - Lire lâentretien rĂ©alisĂ© par Emmanuelle Hellio, BĂ©atrice MĂ©sini et FrĂ©dĂ©ric DĂ©cosse, avec Paul Ramackers : « Ătablir la preuve du recours intentionnel au travail dissimulĂ© sous couvert de travail dĂ©taché », Migrations SociĂ©tĂ©, op. cit.
Peu de contrĂŽles, donc, alors mĂȘme que les ouvriers agricoles Ă©trangers sont plus exposĂ©s que dâautres aux produits chimiquesâŠ
On peut citer le tĂ©moignage de Rodrigo, un travailleur dĂ©tachĂ© dâorigine colombienne, dans un entretien rĂ©alisĂ© par Charline SempĂ©rĂ© : « Parfois, nous travaillions pendant que les exploitants agricoles pulvĂ©risaient des pesticides. [âŠ] Ils nous donnaient des gants, mais nous devions demander pour avoir un masque. Les employĂ©s permanents des exploitations et les chefs dâexploitation portaient des protections et, nous, nous Ă©tions lĂ Ă travailler pendant quâils traitaient avec des produits chimiques » 5. Il ajoute : « Du coup, personne ne tombait malade par peur dâĂȘtre virĂ©. » Souvenez-vous que, dans le cadre du travail dĂ©tachĂ©, la maladie câest la mise Ă pied et le renvoi immĂ©diat en Espagne. Dâautres tĂ©moignages montrent Ă©galement que les dĂ©lais de
5 - « Un parcours semĂ© dâembĂ»ches : entretien avec un travailleur dĂ©tachĂ© dâorigine colombienne », Migrations SociĂ©tĂ©, op. cit.
sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT UNIONLIBRE 17
« Lâinvisibilisation de ces personnes est majeure : elles sont isolĂ©es dans des espaces ruraux et agricoles oĂč lâon nâentre pas facilement. »
Béatrice Mésini
prĂ©venance 6, lorsque des produits sont pulvĂ©risĂ©s dans les serres, ne sont pas respectĂ©s. Absence de prĂ©vention, de formation ou de fourniture de tous les Ă©quipements de protection nĂ©cessaires⊠Il sâagit lĂ de mises en danger avĂ©rĂ©es. Câest que, dans le cadre du travail dĂ©tachĂ© notamment, les responsabilitĂ©s sont diluĂ©es : normalement, les protections doivent ĂȘtre fournies par lâentreprise prestataire, en Espagne. Ă dĂ©faut, câest Ă lâexploitation utilisatrice de le faire. RĂ©sultat, chacun se renvoie la balle, au mĂ©pris des droits des salariĂ©s.
Vous dites que, en matiĂšre de reconnaissance des maladies professionnelles, « nous sommes dans une situation de cĂ©citĂ© absolue »... Les travailleurs Ă©trangers passent en effet sous les radars et ils ignorent les dispositifs de reconnaissance et de prise en charge des maladies professionnelles. Mais il faut prĂ©ciser que les exploitants agricoles eux-mĂȘmes les
6 - Il sâagit des dĂ©lais Ă respecter entre le moment oĂč lâon pulvĂ©rise et le retour sur la parcelle ou dans la serre traitĂ©e : ils sont compris entre six et quarante-huit heures en fonction de la dangerositĂ© des produits utilisĂ©s.
connaissent trĂšs mal. De fait, pour quâune maladie professionnelle soit reconnue comme telle, il faut prouver la corrĂ©lation, lâimputabilitĂ©, et la durĂ©e dâexposition â dix ans minimum. Les intĂ©rimaires et saisonniers, qui passent dâexploitation en exploitation, rencontrent dâĂ©normes difficultĂ©s Ă reconstituer leur trajectoire et Ă prouver ces dix ans dâexposition. Et quel employeur incriminer parmi les dizaines qui Ă©maillent la carriĂšre ?
Vous pointez lâidĂ©e que des labels a priori plus vertueux pour lâenvironnement ne comportaient gĂ©nĂ©ralement pas de conditionnalitĂ© sociale⊠LâamĂ©lioration des conditions de travail des ouvriers agricoles Ă©trangers doit-elle justement passer par une meilleure articulation des luttes sociales, sanitaires et environnementales ? Beaucoup de labels comportent un volet RSE (ResponsabilitĂ© Sociale des Entreprises), sans nĂ©cessairement lâappliquer : dans les Bouchesdu-RhĂŽne, des exploitations labĂ©lisĂ©es « Global GAP » et « Vergers Ă©coresponsables » sont ainsi en procĂ©dure au sujet des contrats saisonniers OFII, pour non-respect des droits. Mais, avec les bruits qui courent sur les conditions dâexercice des Ă©trangers et la mĂ©diatisation des procĂšs, certains labels interdisent dĂ©sormais le recours au travail dĂ©tachĂ© : câest le cas de « Biopartenaire » ou de « Bio Ăquitable en France ». Dâautres, comme « Max Havelaar », « Fair Trade » ou « World Fair Trade Organization », sâen rĂ©fĂšrent au respect des conventions de lâOrganisation internationale du travail 7. Attention, cela ne veut pas dire que ces dispositions sont respectĂ©es sur le terrain : tout dĂ©pend du degrĂ© de contrĂŽle associĂ©. Mais concluons sur une note positive : vous nâĂȘtes pas sans savoir que la nouvelle Pac, dans sa programmation 2023-2027, instaure la conditionnalitĂ© des aides. Câest le cas des exigences environnementales, mais pas que. Pour la toute premiĂšre fois, lâattribution des aides sera Ă©galement conditionnĂ©e au respect des rĂšgles minimales Ă©tablies dans lâUE en matiĂšre de conditions de travail, de sĂ©curitĂ© et de santĂ© des travailleurs, qui comprennent la fourniture dâĂ©quipements de travail. Fait notable, ce pendant social sâappuiera sur un systĂšme de contrĂŽle et de sanction. Une entorse Ă ces rĂšgles, et vous ĂȘtes sanctionnĂ© par une diminution des aides. On peut donc espĂ©rer que cela amĂšnera certains exploitants agricoles Ă faire bouger les lignes.
7 - Conventions de 1975 sur « les travailleurs migrants », sur « les migrations dans des conditions abusives » et sur « la promotion de lâĂ©galitĂ© de chances et de traitement des travailleurs migrants ».
sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT UNIONLIBRE 18
â
« Parfois, nous travaillions pendant que les exploitants agricoles pulvĂ©risaient des pesticides. [âŠ] Ils nous donnaient des gants, mais nous devions demander pour avoir un masque. Les employĂ©s permanents des exploitations et les chefs dâexploitation portaient des protections⊠»
« GERMINAL DANS LES EXPLOITATIONS AGRICOLES »
Câest une saga judiciaire en trois Ă©pisodes, rythmĂ©e par des dĂ©cisions sans prĂ©cĂ©dent Ă lâencontre de lâEntreprise de Travail Temporaire (ETT) espagnole Terra Fecundis âaujourdâhui renommĂ©e Work for All, que le journaliste Bertrand Bissuel a couverte pour « Le Monde », de juillet 2021 Ă juin 2022. Lâobjet du litige : une vaste entreprise de dĂ©voiement de la lĂ©gislation europĂ©enne sur le travail dĂ©tachĂ©, donnant lieu à « la plus grosse affaire de fraude sociale jamais jugĂ©e en France », confiait lâavocat de lâUrssaf. Les faits reprochĂ©s se dĂ©roulent entre 2012 et 2015 : chaque annĂ©e, lâETT mettait entre 5 000 et 6 700 salariĂ©s, pour la plupart dâorigine Ă©quatorienne, Ă disposition de maraĂźchers principalement Ă©tablis
dans les Bouches-du-RhĂŽne. Ceci sans dĂ©clarer ces travailleurs auprĂšs des organismes sociaux français, alors quâils Ă©taient embauchĂ©s sur de longues pĂ©riodes, et au mĂ©pris de leurs droits les plus Ă©lĂ©mentaires : heures supplĂ©mentaires non rĂ©glĂ©es, temps de repos amputĂ©s, etc. Pour le procureur de la RĂ©publique, Xavier Leonetti, câĂ©tait « Germinal dans les exploitations agricoles », et un systĂšme « dâindustrialisation de la fraude ». Pour lâUrssaf, cela reprĂ©sente 112,5 millions dâeuros de manque Ă gagner. Câest le 8 juillet 2021 quâune premiĂšre dĂ©cision du tribunal judiciaire de Marseille est prononcĂ©e : jusquâĂ quatre ans de prison avec sursis pour les dirigeants de lâentreprise, auxquels sâajoutent
500 000 ⏠dâamende. Le 1er avril 2022, le tribunal judiciaire de NĂźmes enfonce le clou, condamnant la mĂȘme ETT Ă une interdiction dâexercer son activitĂ© en France, tandis que sept agriculteurs sont eux aussi jugĂ©s pour avoir recouru aux services de lâentreprise tout en ayant connaissance de lâillĂ©galitĂ© de ses pratiques. Lâun dâeux sera condamnĂ© Ă six mois de prison avec sursis pour avoir hĂ©bergĂ© ces salariĂ©s dans des « conditions indignes ». Pour clore ce « dossier hors norme », selon la formule du procureur de la RĂ©publique, un verdict historique est prononcĂ© par le tribunal de Marseille, le 10 juin 2022 : cette fois-ci, lâentreprise est condamnĂ©e Ă verser 80 millions dâeuros de dommages et intĂ©rĂȘts Ă lâUrssaf.
UNIONLIBRE 19
Ă Chtouka, lâeffet de serf
par Lucie Gillot
EST une plaine situĂ©e au Maroc, dans la rĂ©gion du Souss-Massa, Ă quelques encablures dâAgadir. LovĂ©e tout contre lâocĂ©an Atlantique, cette rĂ©gion est devenue en quelques dĂ©cennies le haut lieu de la production maraĂźchĂšre du pays : tomates, aubergines, haricots et mĂȘme framboises y mĂ»rissent dans des serres qui sâĂ©tendent sur des milliers dâhectares. Son nom : la plaine de Chtouka AĂŻt Baha. Fleuron dâune agriculture qui se veut Ă la pointe de la technologie, cette rĂ©gion est lâeldorado des investisseurs. Quâils soient marocains ou europĂ©ens, ceux-ci y ont dĂ©veloppĂ© des fermes de production primeur destinĂ©es aux marchĂ©s locaux â la rĂ©gion fournit Ă elle seule 50 % de la production maraĂźchĂšre nationale â mais aussi aux marchĂ©s dâexportation â 87 % des primeurs qui poussent dans la rĂ©gion du Souss-Massa sont envoyĂ©s en Europe1 ! MĂȘme destination pour les fruits rouges â fraises, framboises et myrtilles â nouveau secteur en vogue que se disputent les investisseurs Ă©trangers2. En 2020-2021, le Maroc a ainsi exportĂ© 171 300 tonnes de ces fruits, venant concurrencer trĂšs fortement les leaders europĂ©ens du secteur.
CADENCES INFERNALES. Mais, peut-ĂȘtre lâaurez-vous compris, cette rĂ©ussite a un prix, Ă©levĂ©, pour les ĂȘtres humains et les Ă©cosystĂšmes. Câest ce quâexpliquent Christine Forestier et Gabrielle Bichat, deux Ă©tudiantes de lâInstitut Agro Montpellier, qui se sont rendues sur place en 2022 Ă lâoccasion du tournage de leur documentaire (lire lâarticle « Saisonniers agricoles Ă©trangers : les nouveaux damnĂ©s de la terre », page 16). Faisant Ă©cho aux propos de Malcom Ferdinand sur la prĂ©dation sociale et environnementale qui caractĂ©rise le « plantationocĂšne » (lire lâarticle « Le chlordĂ©cone aux Antilles est le rĂ©sultat de lâhabiter colonial » page 22), elles racontent : « Quand ce bassin dâemploi sâest créé, cela a brassĂ© Ă©normĂ©ment de main-dâĆuvre agricole, venue en premier lieu des autres rĂ©gions du Maroc, puis de toute lâAfrique subsaharienne ». AttirĂ©es par la possibilitĂ© de gagner de quoi subvenir aux besoins de leurs familles, ces populations, souvent issues du monde rural et peu qualifiĂ©es, se sont heurtĂ©es Ă des conditions de travail dĂ©fiant les rĂšgles Ă©lĂ©mentaires du droit : cadences infernales, horaires
1 - https://www.soussmassa.ma/
2 - https://www.agrimaroc.ma/fruits-rouges-maroc-croissance-2022/
Ă rallonge, dĂ©faut de protection sociale. Avec une particularitĂ© : cette main-dâĆuvre est composĂ©e Ă 75 % de femmes3. « Beaucoup dâentre elles ont migrĂ© Ă Chtouka car lâagriculture est un secteur dâemploi qui ne demande pas de qualification particuliĂšre », indique G. Bichat, qui prĂ©cise combien ces femmes sont « vulnĂ©rables » voire « invisibles ».
MIGRATIONS AU FĂMININ. La sociologue Samiha Salhi4 connaĂźt bien le Souss-Massa pour en avoir fait lâun de ses terrains dâenquĂȘte. Rappelant combien, de maniĂšre gĂ©nĂ©rale, « le rĂŽle des femmes dans les mouvements migratoires est sous-estimĂ© », celles-ci Ă©tant considĂ©rĂ©es comme « passives » â elles suivent leur conjoint â, elle dressait en 2016 le portrait de ces travailleuses. « Face Ă un monde rural perturbĂ©, les femmes se sont trouvĂ©es [âŠ] dans la nĂ©cessitĂ© de trouver un emploi. » Si les plus qualifiĂ©es ont rejoint les villes, les autres, souvent analphabĂštes, se sont dirigĂ©es vers les bassins agricoles. Dans ce systĂšme de production, « les femmes rĂ©pondent aux critĂšres rĂ©gissant la demande de main-dâĆuvre Ă bas coĂ»t : la disponibilitĂ©, la flexibilitĂ©, lâabsence dâexigences et lâacceptation des conditions de travail offertes » La situation est telle que, fin 2022, lâAssociation marocaine des droits humains 5 a « tirĂ© la sonnette dâalarme sur la dĂ©gradation continue des conditions de travail des femmes rurales dans les champs agricoles », nâhĂ©sitant pas Ă employer le terme « dâesclavage » pour les dĂ©crire. La comparaison avec le contexte du plantationocĂšne nâest donc, malheureusement, guĂšre exagĂ©rĂ©e. â
-
4 - https://revues.imist.ma/index.php/REMSES/article/view/5319/3701
5 - https://www.lopinion.ma/Agriculture-Appel-a-la-structuration-dutravail-des-femmes-rurales_a31173.html
sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
20
UNIONLIBRE
3
P. Herman et H. Aïssaoui Bennani, La Bio entre business et projet de société, Agone, 2012, pp. 181-193.
Câ
« Le rÎle des femmes dans les mouvements migratoires est sous-estimé. »
Sahel : travailler dans le cacao⊠pour cultiver du sésame
par Christophe Tréhet
InvitĂ© Ă intervenir, lors du colloque, sur le travail dans les filiĂšres cacao de CĂŽte dâIvoire, Pierre Ricau est chargĂ© de mission agriculture et marchĂ© au sein de lâassociation NitidĂŠ, qui dĂ©veloppe des projets associant la prĂ©servation de lâenvironnement et le renforcement des Ă©conomies locales. Câest en marge de son propos que cet agroĂ©conomiste a Ă©voquĂ© un phĂ©nomĂšne nouveau : grĂące Ă un travail plus rĂ©munĂ©rateur dans ces plantations, le dĂ©veloppement en Afrique de lâOuest des cultures de sĂ©same et dâanacardiers, aux vertus environnementales, Ă©conomiques et sociĂ©tales. De quoi donner envie de dĂ©cortiquer avec lui un phĂ©nomĂšne encore peu connu.
De nouvelles cultures Ă©mergent en Afrique subsaharienne en lien avec la culture du cacao en CĂŽte dâIvoire. De quoi sâagit-il ?
Pierre Ricau : On observe chez les populations de la zone sahĂ©losoudanaise un processus de rĂ©investissement des revenus quâelles ont gagnĂ©s dans la culture du cacao en CĂŽte dâIvoire, pour cultiver de nouvelles espĂšces dans leur pays dâorigine. Il sâagit de la noix de cajou et du sĂ©same, cultures quasi inexistantes auparavant et qui constituent dĂ©sormais des success stories au Sahel. Elles ne rapportent pas autant que le cacao mais sâen approchent, se rĂ©vĂ©lant bien plus rĂ©munĂ©ratrices que les cultures vivriĂšres telles que le maĂŻs ou le manioc. Pour les producteurs, un hectare de manioc rapporte 150 Ă 200 âŹ/an, quand son Ă©quivalent en cacao offre un revenu compris entre 750 ⏠et 1 250 âŹ/an. Du cĂŽtĂ© des travailleurs, la filiĂšre manioc permet de gagner seulement un euro et demi Ă deux euros par jour, contre trois Ă quatre euros et demi par jour dans la filiĂšre cacao. DâoĂč le fait que celle-ci attire une main-dâĆuvre venue dâautres rĂ©gions, voire dâautres pays.
En quoi cultiver des noix de cajou ou du sésame constitue-t-il une success story ?
Lâanacardier, originaire dâAmĂ©rique tropicale et dont on rĂ©colte les noix de cajou, est apparu Ă la fin des annĂ©es
1990 dans le sud du Burkina Faso et du Mali ainsi quâen CĂŽte dâIvoire. Câest un arbre cultivĂ© en zone de savane. Or son implantation a recréé un couvert agroforestier qui reverdit ces milieux herbacĂ©s. Cette espĂšce a dâautres avantages : trĂšs rĂ©sistante Ă la plupart des maladies et ravageurs, elle contribue Ă amĂ©liorer le sol par la lente dĂ©composition de ses feuilles riches en tanins. Elle est par ailleurs trĂšs sensible aux feux de brousse, ce qui encourage les agriculteurs Ă mieux maĂźtriser les feux de dĂ©frichage et de chasse dans les zones oĂč elle est implantĂ©e. Quant Ă ses fruits, peu consommĂ©s localement, ils sont exportĂ©s. Avec ce phĂ©nomĂšne majeur : si la CĂŽte dâIvoire vendait initialement les fruits bruts en Inde, le pays est rapidement devenu le troisiĂšme transformateur mondial, ce qui a gĂ©nĂ©rĂ© entre 40 et 50 000 emplois dans le pays. Concernant le sĂ©same, son apparition dans les zones sahĂ©liennes sâobserve depuis 2007, liĂ©e au dĂ©veloppement des Ă©changes avec lâAsie. Avec la hausse du cours des engrais, des producteurs ont abandonnĂ© le coton au profit de cette culture, trĂšs intĂ©ressante sur le plan
agroĂ©cologique : elle rĂ©siste en particulier Ă la sĂ©cheresse et, avec un cycle vĂ©gĂ©tatif trĂšs court, elle sâinsĂšre dans les rotations entre deux cĂ©rĂ©ales. 2 % de la production de sĂ©same des zones sahĂ©liennes sont consommĂ©s localement, le reste Ă©tant dirigĂ© vers lâAsie.
Quels sont les effets socioéconomiques du développement de ces deux cultures ?
Avant cela, les cultures vivriĂšres dĂ©gageaient trĂšs peu de valeur ajoutĂ©e et les filiĂšres agricoles de rente restaient rares. Les agriculteurs vivaient avec 200 Ă 300 âŹ/an pour toute la famille. Trop peu pour envoyer les enfants Ă lâĂ©cole â on compte cinq Ă six enfants en moyenne par foyer en Afrique de lâOuest et un coĂ»t de scolarisation de cent euros par an et par enfant â, se soigner correctement ou dĂ©velopper son activitĂ© agricole. Or le seul capital dont disposent nombre dâagriculteurs familiaux, câest leur travail. Ils cherchent donc Ă valoriser leur force de travail lĂ oĂč elle est la plus rĂ©munĂ©ratrice. Câest ainsi quâun flux de main-dâĆuvre, en particulier un trafic dâĂȘtres humains (enfants) vers la CĂŽte dâIvoire, sâest mis en place dans un contexte caractĂ©risĂ© par une extrĂȘme inĂ©galitĂ© entre ce pays et les zones subsahĂ©liennes. Le dĂ©veloppement de la noix de cajou et du sĂ©same dans ces zones amĂ©liore la scolarisation des enfants, permet de fixer les populations et de faire revenir chez eux certains travailleurs du cacao quand les cours mondiaux baissent. Car la noix de cajou et le sĂ©same mobilisent exclusivement la main-dâĆuvre locale. â
sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT UNIONLIBRE 21
« La noix de cajou et le sĂ©same mobilisent exclusivement la main-dâĆuvre locale. »
par Valérie Péan
Il est en visio depuis Sainte-Lucie, lâune de ces Ăźles du Vent que borde la mer des CaraĂŻbes. Le bon endroit pour dĂ©rouler son propos. Lui, câest Malcom Ferdinand, ingĂ©nieur en environnement (University College London), docteur en philosophie politique (universitĂ© Paris-Diderot) et chercheur au CNRS (Irisso/universitĂ© Paris-Dauphine).
Son credo : repolitiser lâhistoire environnementale en lâarticulant Ă lâhistoire coloniale, laquelle a transformĂ© en plantation une partie du monde.
Son essai, « Une Ă©cologie dĂ©coloniale. Penser lâĂ©cologie depuis le monde caribĂ©en », paru au Seuil en 2019, a reçu le prix de la Fondation de lâĂ©cologie politique.
TOUT le monde connaĂźt lâAnthropocĂšne, mais quand commence-t-il exactement ? Pour Malcom Ferdinand, le choix est fait : câest la « dĂ©couverte » 1 des AmĂ©riques en 1492 qui nous fait basculer dans lâĂšre actuelle, oĂč les actions humaines sont les causes premiĂšres du bouleversement de la biosphĂšre. Un tournant majeur, « le dĂ©but de la globalisation » qui sâaccompagne « de migrations sans prĂ©cĂ©dent, parfois forcĂ©es, pour exploiter les terres nouvelles » mais aussi dâune hĂ©catombe : via les maladies et les tueries, « plusieurs peuples des CaraĂŻbes sont dĂ©cimĂ©s par millions ». Avec eux, disparaissent brutalement des myriades de terres cultivĂ©es, qui se recouvrent peu Ă peu de vĂ©gĂ©tation, au point de changer le climat ! Câest ce que montrent deux chercheurs britanniques, Simon Lewis et Mark Maslin. GrĂące au carottage des glaces de lâAntarctique, ils datent prĂ©cisĂ©ment lâentrĂ©e dans lâAnthropocĂšne en 1610, avec cet argument paradoxal : la reforestation due Ă la dĂ©prise agricole sĂ©questrant alors un surplus de carbone â ce qui diminue les gaz Ă effet de serre â, la nouvelle Ăšre sâouvre sur⊠une baisse des tempĂ©ratures.
Mais Malcom Ferdinand va plus loin. Car si tel est bien le point de bascule, la dĂ©nomination dâAnthropocĂšne ne dit rien sur ce qui a prĂ©cipitĂ© les changements globaux, en clair, « cette dynamique
1 - Pour Malcom Ferdinand, le terme « dĂ©couverte » est aujourdâhui largement rĂ©futé au motif que lâon ne peut pas dĂ©couvrir quelque chose qui prĂ©existait.
coloniale et raciste » exercĂ©e par les EuropĂ©ens sur les peuples dâAmĂ©rique et dâAfrique. Et le politiste de reprendre un autre concept, forgĂ© en 2014 par la philosophe Donna Haraway et lâanthropologue Anna Tsing : celui de « plantationocĂšne ». ManiĂšre de lier les enjeux environnementaux, les monocultures intensives et lâasservissement de la main-dâĆuvre. Une exploitation, dans tous les sens du terme, des terres et des ĂȘtres humains, que Malcom Ferdinand propose de reformuler avec lâidĂ©e dâun « habiter colonial », qui traduit une maniĂšre de se concevoir sur terre Ă travers le modĂšle des plantations et ses Ăąpres rapports sociaux racisĂ©s et genrĂ©s.
Une Ăšre rĂ©volue avec lâabolition de lâesclavage ? Eh bien, aux yeux de Malcom Ferdinand, câest non. Et pas seulement parce que perdurent les plantations antillaises de canne et de banane. « Ces Ăźles sont en situation de non-souverainetĂ© alimentaire. 95 % des 200 000 tonnes de bananes produites par an sont exportĂ©es en France hexagonale et dans le reste de lâEurope » Une monoculture toujours dominĂ©e « par des propriĂ©taires historiques blancs crĂ©oles, les âbĂ©kĂ©sâ, ayant recours Ă une main-dâĆuvre au statut social dĂ©gradĂ© ». Une prĂ©dation sociale qui se double dâune prĂ©dation environnementale Ă coups dâintrants chimiques. « Lâaffaire du chlordĂ©cone aux Antilles est le rĂ©sultat typique de cet habiter colonial ». Rappel des faits : cet insecticide y a Ă©tĂ© utilisĂ© pour combattre le charançon du bananier de 1972 Ă 1993, alors
sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT UNIONLIBRE 22
Malcom Ferdinand
Lâaffaire du chlordĂ©cone aux Antilles est le rĂ©sultat de lâ« habiter colonial »
que la molĂ©cule fut interdite en France Ă partir de 1990. RĂ©sultat : « Une contamination durable et gĂ©nĂ©ralisĂ©e, allant de plusieurs dizaines dâannĂ©es Ă plusieurs siĂšcles. Avec des traces du produit dans les eaux, les sols, les corps humains, plus dâune centaine dâespĂšces animales. En 2018, il a Ă©tĂ© estimĂ© que plus de neuf Antillais sur dix ont du chlordĂ©cone dans le sang. Or ce perturbateur endocrinien gĂ©nĂšre des naissances prĂ©maturĂ©es, des retards de dĂ©veloppement cognitifs, moteurs et visuels de certains enfants, sans oublier ses effets sur le risque de survenue du cancer de la prostate. Ăvidemment, les Antillais ont menĂ© des actions en justice pour obtenir rĂ©paration. AprĂšs dix-sept ans dâinstruction, le tribunal pĂ©nal de Paris a rendu une ordonnance de non-lieu [lire lâarticle â Le chlordĂ©cone face au droit â]. Personne ne serait responsable !! Cela Ă©voque un rapport colonial de lâĂtat et des dĂ©tenants historiques des bananeraies Ă ces terres et ces habitants dâoutremer ». Un constat dâautant plus rĂ©voltant aux yeux
du chercheur que trois jeunes militants anti-chlordĂ©cone ayant bloquĂ© un centre commercial en 2019 ont Ă©tĂ© condamnĂ©s Ă de la prison ferme par le tribunal correctionnel de Fort-de-France en aoĂ»t 2020. « Ceux qui ont polluĂ© pendant des annĂ©es ne sont pas inquiĂ©tĂ©s et des jeunes qui rĂ©clament un environnement sain sont criminalisĂ©s » â
sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT UNIONLIBRE 23
« Ceux qui ont pollué pendant des années ne sont pas inquiétés et des jeunes qui réclament un environnement sain sont criminalisés. »
Le chlordécone face au droit
par Bastien Dailloux
Le « scandale » du chlordĂ©cone pose la question de lâindemnisation des victimes. OĂč en est-on ?
Patrice Ndiaye : Il sâagit lĂ du volet politique, celui de la solidaritĂ© nationale. En la matiĂšre, la solution la plus large et la plus gĂ©nĂ©reuse a Ă©tĂ© rejetĂ©e par lâAssemblĂ©e nationale. Ă lâorigine, une commission dâenquĂȘte parlementaire, conduite par des Ă©lus dâoutre-mer, a militĂ© pour une indemnisation immĂ©diate de toutes les victimes, sachant que le chlordĂ©cone est partout dans lâenvironnement. Or câest une solution a minima qui a Ă©tĂ© choisie : la loi de financement de la SĂ©curitĂ© sociale pour 2020 a créé un fonds dâindemnisation pour les victimes des pesticides mais celui-ci est limitĂ© aux victimes et Ă leurs enfants en cas dâaccident ou de contamination au chlordĂ©cone par usage professionnel. DâoĂč la rĂ©action des Antillais : on leur dit quâils sont français, mais quand il sâagit de « passer Ă la caisse », on leur rĂ©torque : « Ăa va ĂȘtre compliquĂ©, on va limiter le fonds aux travailleurs agricoles. » Cela entretient le sentiment dâĂȘtre des citoyens dĂ©classĂ©s.
Sans oublier quâune bonne partie des ouvriers dans les bananeraies nâavaient pas de contrat⊠Comment obtenir rĂ©paration dans pareil cas ?
Effectivement, il y avait notamment beaucoup dâHaĂŻtiens sans contrat. Sâils sont rentrĂ©s dans leur pays, il nây a plus rien Ă faire. Câest dâailleurs le calcul cynique quâavait fait la majoritĂ© Ă lâAssemblĂ©e nationale.
Venons-en au volet pénal et à  ce fameux non-lieu prononcé en janvier dernier.
En 2008, à la suite de plaintes déposées deux ans auparavant par des associations martiniquaises
et guadeloupĂ©ennes pour « empoisonnement », « mise en danger de la vie dâautrui » et « administration de substances nuisibles », une information judiciaire a Ă©tĂ© ouverte. Et le 2 janvier 2023, conformĂ©ment aux rĂ©quisitions du parquet, deux juges dâinstruction du pĂŽle santĂ© et environnement du tribunal judiciaire de Paris ont prononcĂ© le non-lieu, abandonnant donc les chefs dâaccusation. Rappelons que nous sommes lĂ sur le registre pĂ©nal : on cherche des coupables qui peuvent faire lâobjet de sanctions lourdes. Pour lâinstant, cette voie a Ă©tĂ© fermĂ©e, les juges dâinstruction arguant que les faits Ă©taient prescrits. Mais les parties civiles ont annoncĂ© faire appel,
dĂ©cidĂ©es Ă aller sâil le faut jusquâĂ la Cour de cassation et, le cas Ă©chĂ©ant, jusquâĂ la Cour europĂ©enne des droits de lâHomme.
Et puis, il y a un dernier volet, administratif cette fois, initiĂ© lâĂ©tĂ© dernierâŠ
Oui, le 24 juin 2022, le tribunal administratif de Paris a dĂ©clarĂ© lâĂtat responsable au regard de ses carences et nĂ©gligences, en matiĂšre dâinformation, de contrĂŽle, dâautorisation provisoire de vente alors que la nocivitĂ© du produit Ă©tait connue. En revanche, ce mĂȘme tribunal a rejetĂ© la demande indemnitaire. Les requĂ©rants mettaient en avant un prĂ©judice moral dâanxiĂ©tĂ© : « Nous avons vĂ©cu
depuis 1972 plus de douze mois en Guadeloupe ou en Martinique, on y a bu de lâeau, on y a consommĂ© des produits et nous sommes du coup susceptibles de dĂ©velopper Ă tout moment une maladie liĂ©e Ă cette exposition. » Il est en effet possible de se prĂ©valoir dâun prĂ©judice liĂ© Ă lâĂ©tat dâanxiĂ©tĂ© pour demander rĂ©paration. Mais, tout en reconnaissant que lâĂtat a commis des fautes, le tribunal a estimĂ© quâil nây avait pas lieu dâengager sa responsabilitĂ© pour prĂ©judice dâanxiĂ©tĂ©, faute de preuve dâun prĂ©judice direct pour chacune des personnes concernĂ©es. Cela laisse une porte ouverte : si une victime parvient Ă prouver quâelle a subi un dommage en lien avec lâaction fautive de lâĂtat, elle aura droit Ă une rĂ©paration. â
sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT UNIONLIBRE 24
« Cela entretient le sentiment dâĂȘtre des citoyens dĂ©classĂ©s »
Patrice Ndiaye, maßtre de conférences en droit public à Montpellier Management, Université de Montpellier
Violences en cuisine des codes quâon nâapprend jamais Ă Â questionner
par Yann Kerveno
Lâenfer derriĂšre les portes battantes des cuisines. La parole sâest libĂ©rĂ©e peu Ă peu dans la restauration, livrant un tableau effrayant des violences sexistes au travail.
LE brouhaha des cuisines a longtemps servi Ă cacher les protestations, quand elles Ă©taient exprimĂ©es. « La restauration câest un cadre particulier, dur, il faut ĂȘtre rĂ©sistant⊠On travaille cinquante Ă soixante heures par semaine, câest trĂšs archaĂŻque sur le plan humain », dĂ©peint Manon Fleury, jeune cheffe. Et il y a les rĂ©flexions sur la capacitĂ© des femmes Ă assumer toutes les tĂąches, Ă porter des casseroles trop lourdes et cela va jusquâau harcĂšlement voire pire. Depuis 2020, les tĂ©moignages abondent dans la presse, dĂ©nonçant pĂȘle-mĂȘle les mains aux fesses, les agressions sexuelles, le sexisme « ordinaire » des mots dĂ©placĂ©s, la violence verbale envers lâensemble des personnels, que les jeunes femmes qui intĂšgrent ces batteries, en stage ou en formation, ont trop peur de dĂ©noncer. Avec cette excuse qui revient souvent chez les chefs, comme lâun dâeux le confie au journal « Le Monde », en fĂ©vrier 2021, sur la formation au mĂ©tier de la cuisine : « Une femme en cuisine doit ĂȘtre plus forte que nous, sinon elle est cuite. Câest un mĂ©tier de bourrin, un milieu dâhommes1. [âŠ] En restauration, on commence trĂšs jeune, Ă quatorze, seize ans, en Ă©tant directement immergĂ© dans un environnement oĂč circulent les mĂȘmes blagues graveleuses de cuisine en cuisine. Des codes quâon nâapprend jamais Ă questionner », explique dans
1 - https://www.lemonde.fr/campus/ article/2021/02/24/sexisme-violences-humiliationsla-culture-des-ecoles-de-cuisine-mise-encause_6070989_4401467.html
le mĂȘme article Marion GoettlĂ©, cheffe Ă lâorigine de Bondir.e, une association de sensibilisation Ă ces violences. « Clairement, nous attendions un âMe Tooâ dans la restauration contre les violences sexistes et, au-delĂ de ça, pour dĂ©noncer les dĂ©bordements quotidiens dans les cuisines », poursuit Manon Fleury qui a accompagnĂ© Marion GoettlĂ© dans la crĂ©ation de Bondir.e. Dans son manifeste, lâassociation indique : « Notre secteur souffre de ce poison qui fait croire Ă ceux qui sây engagent que câest âcomme çaâ, un mal nĂ©cessaire pour progresser et apprendre. Une forme de bizutage qui ferait partie intĂ©grante de la formation. Quelle industrie peut encore oser recourir Ă lâendurcissement pour progresser ? Face Ă cet Ă©tat de fait, nous prĂ©fĂ©rons faire le choix de la communication pour accompagner lâĂ©volution nĂ©cessaire du secteur 2 »
CINQ MĂCANISMES DE VIOLENCE.
Câest en 2020 que le « Me Too » de la restauration survient enfin. Le terrain avait Ă©tĂ© un peu prĂ©parĂ© par le compte Instagram de Camille Aumont Carnelle, @jedisnonchef 3 , ouvert en juillet 2019 et qui a compilĂ© des dizaines de tĂ©moignages anonymisĂ©s. Mais câest un fait divers qui sert de dĂ©clencheur. PrĂ©cisĂ©ment le suicide dâun jeune chef en vue, Taku Sekine, accusĂ© dâagressions sexuelles et sous le coup de deux enquĂȘtes de jour-
2 - https://www.bondir-e.com/manifeste
3 - https://www.instagram.com/jedisnonchef/
nalistes du site spĂ©cialisĂ© Atabula et de Mediapart. Lâomerta se brise. Les tĂ©moignages affluent, de nouveaux noms sortent, parmi les plus prestigieux, et les articles sâaccumulent dans la presse 4 ⊠Manon Fleury poursuit : « La gĂ©nĂ©ration qui nous a prĂ©cĂ©dĂ©s nâa rien fait pour changer cela. Il existe cinq mĂ©canismes de violence 5 et on les retrouve tous dans les cuisines mais, aujourdâhui, les jeunes ou ceux qui sont en reconversion professionnelle ne veulent plus de cela » Depuis, Bondir.e rĂ©alise des interventions dans les centres de formation pour alerter et prĂ©venir. Pour armer les jeunes avant leur entrĂ©e en cuisine, prĂ©ciser la portĂ©e juridique qui dĂ©finit les actes violents, du harcĂšlement au viol en passant par lâagression, mais aussi sensibiliser sur les mĂ©canismes de la violence et leur adaptation au monde de la cuisine et sur les rĂ©actions Ă avoir en tant que victime ou tĂ©moin. Le prix Ă payer pour faire entrer la restauration dans le xxie siĂšcle et rendre plus aisĂ© le recrutement des employĂ©s ? Certainement, mais ce nâest pas le seul levier. Dâautres chefs travaillent aujourdâhui Ă lâadaptation des plannings et des conditions de travail 6 En plus de Me Too, le Covid aura imprimĂ© sa marque dans lâĂ©volution des pratiques du mĂ©tier. Et ce nâest que le dĂ©but. â
4 - https://www.lemonde.fr/m-le-mag/ article/2021/01/22/des-accusations-de-violencessexuelles-au-suicide-de-taku-sekine-retoursur-l-affaire-qui-a-bouleverse-le-monde-de-lagastronomie_6067163_4500055.html
5 - https://www.noustoutes.org/manuel-action/ mecanismes/
6 - https://www.leparisien.fr/pyrenees-orientales66/a-belesta-une-etoile-verte-michelin-pour-lacooperative-et-son-jeune-chef-julien-montassie30-03-2022-P2CI7KKTOJDMPKLPZIUUU5EP2M. php?ts=1680601160666
sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT UNIONLIBRE 25
Quand les « éleveurs tĂącherons » se rĂ©approprient lâabattoir
par Stéphane Thépot
Il nây a pas de fatalitĂ© Ă voir les petits abattoirs fermer les uns derriĂšre les autres aprĂšs la diffusion de vidĂ©os militantes, plus choquantes quâun film gore, ou devenir, loin des regards, des usines Ă transformer Ă la chaĂźne le bĂ©tail en barquettes sous vide. Câest la conviction profonde de Jacques Alvernhe, venu du sud de lâAveyron pour prĂ©senter le concept de « lâabattoir paysan ». « Les abattoirs peuvent ĂȘtre gĂ©rĂ©s autrement, collectivement », expose cet ancien Ă©leveur bio qui sâest retrouvĂ© Ă la tĂȘte de plusieurs Ă©tablissements dâabattage au cours de sa carriĂšre. Le sexagĂ©naire, qui a roulĂ© sa bosse jusquâen Afrique avant de revenir sâĂ©tablir du cĂŽtĂ© de Saint-Affrique, est un drĂŽle dâanimal qui nâa pas encore atteint lâĂąge de la rĂ©forme. Il Ćuvre bien plutĂŽt Ă une mini « rĂ©volution », qui se trame avec bienveillance un peu partout dans les campagnes.
JACQUES Alvernhe est parfois appelĂ© sur le terrain comme un pompier, en urgence. « Je suis devenu le spĂ©cialiste de la rĂ©ouverture des abattoirs fermĂ©s », confiait-il en plaisantant dans un prĂ©cĂ©dent numĂ©ro de la revue Sesame 1. Mais câest en tant que consultant quâil est bien plus souvent sollicitĂ©, par des petits groupes dâĂ©leveurs soucieux de garder la maĂźtrise de leur production jusquâau bout. « Il y en a un peu partout en France », tĂ©moigne lâAveyronnais, cartes Ă lâappui. On compte dĂ©jĂ sept « abattoirs paysans » dans lâHexagone, tous concentrĂ©s dans lâactuelle grande rĂ©gion Auvergne-RhĂŽne-Alpes (Aura). Mieux, neuf rĂ©alisations nouvelles sont dĂ©sormais « imminentes » sur plusieurs territoires, selon Jacques Alvernhe qui a par ailleurs recensĂ© vingt-deux autres projets, plus ou moins matures.
CHEVILLE OUVRIĂRE. « Il y a une vĂ©ritable demande sociĂ©tale qui rencontre la volontĂ© de producteurs de reprendre le contrĂŽle, en mettant en place des outils de gestion adaptĂ©s, gĂ©nĂ©ralement sous forme de Cuma ou de Scic2 », analyse lâhomme qui fait un peu office de cheville
1 - https://revue-sesame-inrae.fr/ mourir-dans-la-dignite-les-animaux-de-ferme-aussi/
2 - SociĂ©tĂ© CoopĂ©rative dâIntĂ©rĂȘt Collectif (SCIC)
ouvriĂšre au cĆur de ce mouvement de fond 3 se dĂ©veloppant Ă bas bruit. RĂ©cemment, plusieurs initiatives en faveur dâun abattage Ă la ferme, associatives ou commerciales, ont pu obtenir un feu vert suite au vote de la loi EGalim 2 qui a ouvert la porte en 2021 Ă des expĂ©rimentations locales. Les contraintes rĂ©glementaires qui pĂšsent sur les derniers abattoirs de proximitĂ© au nom de la sĂ©curitĂ© sanitaire ont Ă©tĂ© assouplies, Ă la faveur de la montĂ©e en puissance des recherches et des normes en faveur du bien-ĂȘtre animal.
« Je prĂ©fĂšre parler de bientraitance », corrige Jacques Alvernhe, qui se prĂ©occupe aussi des conditions de travail des humains. Elles peuvent ĂȘtre rudes quand il sâagit non seulement de tuer aussi proprement que possible, mais aussi de dĂ©pecer et Ă©viscĂ©rer un bĂ©tail sur pied qui devient alors carcasse. Cette figure de missi dominici des « abattoirs paysans » constate surtout, avec soulagement, une plus grande « ouverture » des fonctionnaires « dans une administration sanitaire gĂ©nĂ©ralement frileuse ».
SâAFFRANCHIR DES CADENCES IMPOSĂES. PlutĂŽt que le trĂšs mĂ©diatique convoi exceptionnel importĂ© de SuĂšde â un abattoir ambulant de plusieurs gros camions â ou les solutions plus artisanales de caissons mobiles dĂ©veloppĂ©es notamment avec lâAtelier paysan, Jacques Alvernhe prĂ©fĂšre mettre la focale sur lâimplication des Ă©leveurs dans le fonctionnement et la gestion de micro-abattoirs fixes. Ses rĂ©fĂ©rences, ce sont lâabattoir de Die (DrĂŽme) et celui de Guillestre (Hautes-Alpes). Ce dernier, intercommunal, a Ă©tĂ© repris par une cinquantaine dâĂ©leveurs sous forme de coopĂ©rative en 2016. Il a pu se relancer rapidement dans ce bourg de montagne de 2 000 habitants en sâinspirant du modĂšle des « Ă©leveurs tĂącherons », expĂ©rimentĂ© dĂšs la fin des annĂ©es 90 dans le Diois, Ă 150 kilomĂštres de distance. Dans ces deux Ă©tablissements, il nây a plus dâouvriers salariĂ©s en permanence, mais des Ă©leveurs volontaires, rĂ©munĂ©rĂ©s Ă la tĂąche pour
3 - Ă ce sujet, la ConfĂ©dĂ©ration paysanne et le rĂ©seau des Amap de la rĂ©gion Aura ont Ă©ditĂ©, en 2020, une remarquable plaquette qui prĂ©sente plusieurs rĂ©alisations et projets en cours, sous lâĂ©gide de la FADEAR : https://amap-aura.org/campagne-abattoirs-paysans/
sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT UNIONLIBRE 26
le compte de leurs collĂšgues, explique Jacques Alvernhe. Pas question pour autant de travailler en amateur pour faire le sale boulot qui rĂ©pugne Ă dâautres. « Câest un mĂ©tier de plus pour lâĂ©leveur, dĂ»ment dĂ©clarĂ© Ă la MSA ». Surtout, on ne sâimprovise pas boucher ou charcutier, il sâagit de se rĂ©approprier les gestes et cela passe par une formation. « Ce nâest pas parce quâon est un bon Ă©leveur quâon fait nĂ©cessairement un abatteur de qualitĂ© », rĂ©sume notre consultant.
COURT-CIRCUITER LES INTERMĂDIAIRES.
Ă ses yeux, le premier avantage de ce type dâorganisation est de sâaffranchir des cadences imposĂ©es, trop souvent sources de souffrance pour les hommes comme pour les animaux. Lâabattoir ne tourne pas tous les jours de la semaine et ne cherche pas Ă dĂ©velopper les volumes pour Ă©quilibrer ses comptes. « Cela change la donne Ă©conomique. » Lorsque lâabattoir de Guillestre a Ă©tĂ© acculĂ© Ă la faillite, 250 tonnes passaient chaque annĂ©e entre les mains de ses trois salariĂ©s. Il est dĂ©sormais bĂ©nĂ©ficiaire en traitant moins de⊠130 tonnes par an. « Il ne faut surtout
pas chercher Ă grossir, mais plutĂŽt Ă dĂ©multiplier les petits abattoirs », plaide Jacques Alvernhe. Un discours qui va Ă rebours de la tendance dominante, la concentration : on ne compte plus que 250 abattoirs dans toute la France en 2019, contre environ 400 en 2003. Sans oublier que lâ« abattoir paysan » constitue le maillon dĂ©terminant pour court-circuiter la chaĂźne des intermĂ©diaires (maquignons, chevillards, etc.) de la filiĂšre viande, trop nombreux au goĂ»t de Jacques Alvernhe. « Les nĂ©gociants nâont pas leur place dans le dispositif », se fĂ©licite ce partisan des circuits courts entre producteurs et consommateurs, qui pousse Ă la crĂ©ation dâun label pour des « abattoirs paysans » de proximitĂ©.â
sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT UNIONLIBRE 27
« Les nĂ©gociants nâont pas leur place dans le dispositif. »
:
nâest pas une fatalitĂ©
par Stéphane Thépot
LS font partie du paysage urbain des grandes mĂ©tropoles depuis une dizaine dâannĂ©es mais leur omniprĂ©sence a sautĂ© aux yeux lors du confinement qui a mis la planĂšte Ă lâarrĂȘt en raison du Covid 19. De fait, les livreurs de repas Ă domicile se sont multipliĂ©s avec lâapparition des plateformes numĂ©riques, comme Uber Eats ou Deliveroo, qui permettent de commander directement des plats cuisinĂ©s depuis un ordinateur ou un smartphone. Les traditionnels scooters qui livraient jadis uniquement des pizzas ont Ă©tĂ© dĂ©passĂ©s par un peloton dâautres livreurs Ă deux-roues, vĂ©hiculant des menus bien plus variĂ©s dans leurs sacs isothermes. Ces start-up ont « rĂ©volutionnĂ© le marchĂ© de la livraison en mettant en concurrence Mc Do et les restaurants gastronomiques », rĂ©sume Basile MazadeLecourbe. Elles organisent aussi la course entre livreurs, traitĂ©s comme des entrepreneurs et non comme des salariĂ©s et gĂ©rĂ©s par « un algorithme opaque », dĂ©plore celui qui coprĂ©side CoopCycle en France et se prĂ©sente comme un opposant rĂ©solu Ă lâubĂ©risation de lâĂ©conomie.
« LE LIVREUR QUI DĂPLAĂT EST SIMPLEMENT DĂSACTIVĂ ».
En faisant primer le droit commercial sur le droit du travail, les plateformes numĂ©riques de type Uber opĂšrent une vĂ©ritable « contre-rĂ©volution », poursuit Bazile Mazade-Lecourbe. Le jeune homme, diplĂŽmĂ© dâune business school , a lui-mĂȘme rejoint les bataillons de livreurs Ă vĂ©lo pendant ses Ă©tudes.
« Au dĂ©but, elles proposaient des rĂ©munĂ©rations plutĂŽt attractives », reconnaĂźt-il. Les start-up qui dĂ©frichent le marchĂ© ont besoin dâune « Ă©norme flotte de livreurs » et les jobs proposĂ©s conviennent Ă des jeunes qui ont plutĂŽt tendance Ă considĂ©rer le salariat comme « un carcan », ajoute mĂȘme lâancien Ă©tudiant. Mais lâenvers du dĂ©cor se fait jour avec la faillite, en juillet 2016, Ă Bruxelles, de Take Eat Easy, lâune de ces sociĂ©tĂ©s lancĂ©es dans la course Ă lâĂ©chelle europĂ©enne. Basile Mazade-Lecourbe prend alors conscience que le modĂšle dâautoentrepreneur prĂŽnĂ© par les plateformes pour rĂ©munĂ©rer les livreurs sâapparente Ă du salariat dĂ©guisĂ© : couverture sociale minimale, pas de
congĂ©s payĂ©s, notation par les clients qui « permet » dâĂ©carter les livreurs passant sous la barre de 90 % dâopinions favorables, etc. « Avec ce systĂšme, il nây a jamais de licenciement ni de plan social : le livreur qui dĂ©plaĂźt est simplement âdĂ©sactivĂ©â⊠».
CHANGEMENT DE BRAQUET. Avec Jean-Bernard Robillard, un ancien coursier de la start-up belge filmĂ© dans un documentaire 1, Basile et une poignĂ©e de livreurs se retrouvent place de la RĂ©publique Ă Paris, pendant les soirĂ©es enfiĂ©vrĂ©es du mouvement Nuit debout. De lĂ , leur vient lâidĂ©e de redonner le pouvoir aux livreurs Ă travers des coopĂ©ratives, avec leur propre algorithme de mise en relation entre restaurants et consommateurs, sous forme de logiciel libre : ce sera CoopCycle, créé en 2017. « Câest un projet politique, un contre-modĂšle pour prouver que lâubĂ©risation nâest pas une fatalitĂ© », assĂšne Basile Mazade-Lecourbe. Cette fĂ©dĂ©ration revendique actuellement lâadhĂ©sion de quatre-vingts coopĂ©ratives dans une dizaine de pays, en Europe comme en AmĂ©rique du Nord. En France, CoopCycle a ainsi accompagnĂ© la structuration des Coursiers montpelliĂ©rains en 2021. Comme les autres coopĂ©ratives locales, lâentreprise sâinterdit de recourir aux scooters et se limite Ă un rayon de cinq kilomĂštres autour des restaurants partenaires. Elle dĂ©termine avec quels Ă©tablissements elle veut ou ne veut pas travailler. « Il nâest pas interdit de bosser avec Mc Do
sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT UNIONLIBRE 28
1 - « Shift », réalisé par Pauline Beugnies diffusé par la RTBF en mai 2021.
CoopCycle
lâubĂ©risation
i
«
Avec ce systĂšme, il nây a jamais de licenciement ni de plan social : le livreur qui dĂ©plaĂźt est simplement âdĂ©sactivĂ©â⊠»
mais, quitte Ă proposer du fast-food au nom du principe de rĂ©alitĂ©, on prĂ©fĂšre gĂ©nĂ©ralement livrer des burgers ou des kebabs faits maison », rĂ©sume le coprĂ©sident de lâassociation. Ă Bordeaux, une Maison des livreurs vient dâĂȘtre inaugurĂ©e sur le modĂšle de la Maison des coursiers qui fonctionne dĂ©jĂ dans le quartier de BarbĂšs Ă Paris. Un lieu de repos et dâaccompagnement oĂč des syndicalistes de la CGT et de Sud portent assistance aux livreurs prĂ©caires des autres plateformes. « La sociologie a changĂ©, il y a de plus en plus de sans-papiers », constate Basile Mazade Lecourbe. Le mĂ©tier demeure par ailleurs essentiellement masculin. Une Ă©tude rĂ©alisĂ©e auprĂšs des 650 livreurs frĂ©quentant la Maison des coursiers de Paris nâa recensĂ© que... deux femmes ! Quant Ă la rĂ©munĂ©ration, chez CoopCycle les livreurs sont payĂ©s lĂ©gĂšrement au-dessus du Smic, assure Basile Mazade- Lecourbe, mais rarement en CDI Ă temps complet. Il ne renonce pas pour autant Ă son objectif affichĂ© depuis quâil a commencĂ© Ă pĂ©daler pour livrer des repas : « dĂ©passer le salariat ». Ă ses yeux, le bulletin de salaire apporte « une base, une protection » mais lâessentiel pour lui rĂ©side « dans une plus grande dĂ©mocratisation des rapports au travail et dans la rĂ©partition des profits ». â
LES VĂLOS, LESÂ RESTOS ETÂ LESÂ FANTĂMES
Basile Mazade-Lecourbe a prĂ©sentĂ© CoopCycle au grand amphi de lâInstitut Agro Montpellier dans la foulĂ©e du tĂ©moignage dâune jeune cheffe qui revendique de cuisiner Ă la fois « plus Ă©colo » et dans de meilleures conditions pour les brigades qui sâaffairent derriĂšre les fourneaux (lire p.25). Faute de temps pour Ă©changer lors de cette sĂ©quence intitulĂ©e « Bien-ĂȘtre et qualitĂ© : donner du sens au travail », lâapparition dans les grandes mĂ©tropoles de nouveaux « restaurants » dĂ©pourvus de salles Ă manger est restĂ©e dans lâombre. Or le dĂ©veloppement rapide de ces dark kitchens, nĂ©es Ă la suite du click and collect qui sâest imposĂ© lors du confinement face Ă lâinterdiction de recevoir du public, repose essentiellement sur la livraison Ă domicile. Lâavenir dira quelle place ces « cuisines 2.0 » rĂ©ussiront Ă se tailler durablement dans les villes. Mais il est frappant de constater dĂšs Ă prĂ©sent Ă quel point les employĂ©s invisibles des plateformes numĂ©riques de livraison font Ă©cho Ă ces nouveaux « restaurants fantĂŽmes ». On compterait jusquâĂ 60 000 livreurs de repas en France, selon le coprĂ©sident de CoopCycle. Un chiffre Ă mettre en rapport avec les 300 à 600 salariĂ©s officiellement dĂ©clarĂ©s par chaque start-up de la livraison de repas⊠De ce point de vue, « en France, Uber Eats nâest quâune grosse PME », rĂ©sume Basile Mazade-Lecourbe. Selon lui, la filiale du groupe californien, qui sâest fait connaĂźtre Ă San Francisco en lançant, en 2009, un service de chauffeurs privĂ©s concurrents des taxis, nâaurait commencĂ© Ă Ă©quilibrer ses comptes que fin 2022. Elle prĂ©lĂšve pourtant jusquâĂ 35 % du chiffre dâaffaires des restaurants affiliĂ©s Ă son service de livraison. Il faut dire que, cĂŽtĂ© dĂ©penses, Uber Eats France est le sponsor officiel du championnat de football de Ligue 1. « Dans lâĂ©conomie des start-up, tout est cramĂ© en publicité », souligne Basile Mazade-Lecourbe. Les levĂ©es de fonds permettent de tenir malgrĂ© les pertes pour sâassurer une place dominante par Ă©crĂ©mage des concurrents. Le vĂ©ritable challenger dâUber ? Sans doute le groupe Amazon, qui sâest imposĂ© comme le leader mondial du commerce en ligne. En 2021, lâe-commerce alimentaire, qui inclut les ventes en drive des grandes surfaces, pesait vingt milliards de chiffre dâaffaires, souligne la Chaire Unesco Alimentations du monde.
sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT UNIONLIBRE 29
« La sociologie a changé, il y a de plus en plus de sans-papiers. »
par Valérie Péan
Avec trois lettres seulement, câest dĂ©jĂ la cacophonie. Les uns disent NBT (New Breeding Techniques), dâautres Ă©voquent plus prĂ©cisĂ©ment les NGT (New Genomic Techniques) ou encore sa version française, NTG, pour Nouvelles Techniques GĂ©nomiques. Dans cette forĂȘt dâacronymes, certains ont tranchĂ© et parlent dâ« OGM cachĂ©s ». De quoi rĂ©veiller les collectifs et les arguments dâil y a vingt ou trente ans, quand faisaient rage de violentes batailles, jusque dans les mondes pas si feutrĂ©s de la recherche scientifique. Mais de quoi parle-t-on au juste ? Câest Ă partir des annĂ©es 2000 que se sont dĂ©veloppĂ©es ces mĂ©thodes nouvelles, et plus encore depuis la mise au point en 2012 de CRISPR-Cas9, qui permet Ă moindre coĂ»t de modifier beaucoup plus prĂ©cisĂ©ment le gĂ©nome dâune plante, dâun animal ou dâun micro-organisme. Une mutagĂ©nĂšse dite dirigĂ©e car elle induit une modification sur une sĂ©quence ciblĂ©e de lâADN. RĂ©parer, inactiver ou ajouter un gĂšne⊠pour quoi faire ? En termes dâapplications vĂ©gĂ©tales, les ambitions sont affichĂ©es : meilleure tolĂ©rance Ă la sĂ©cheresse, rĂ©sistance aux maladies, qualitĂ©s nutritionnelles, sur fond dâadaptation au changement climatique et de souverainetĂ© alimentaire. Les critiques aussi qui, pĂȘle-mĂȘle, sâinterrogent comme autrefois sur le modĂšle Ă©conomique et ses effets de concentration ou ses consĂ©quences sur la biodiversitĂ©, la traçabilitĂ© de ces nouvelles variĂ©tĂ©s et lâinformation du consommateur, la multiplication des brevets qui verrouillent lâinnovation et autres sujets de dissensus. Un dĂ©bat avivĂ© par la perspective Ă court terme dâun changement de rĂ©glementation europĂ©enne. En clair, le « toilettage » de la directive communautaire de 2001 qui dĂ©finit les OGM, en rĂ©glemente les utilisations et, point important, en exempte un certain nombre de procĂ©dĂ©s techniques. En ligne de mire : les plantes issues des NTG doivent-elles ou non ĂȘtre soumises aux mĂȘmes obligations que les OGM « classiques » ? Bref, un paysage complexe et multifacette, dans lequel toutefois des rĂ©flexions collectives ont le mĂ©rite de baliser des chemins. Câest le cas pour lâavis de lâAcadĂ©mie des technologies1, rendu public le 15 fĂ©vrier 2023. Son pilote, Bernard Chevassus-au-Louis, bĂ©nĂ©ficie dâune autoritĂ© scientifique incontestable mais aussi dâune aura de « sage » (sa modestie dĂ»t-elle en souffrir). Biologiste et humaniste, il sâest prĂȘtĂ© au jeu du grand entretien.
1 - https://www.academie-technologies.fr/publications/avis-sur-les-nouvelles-technologies-genomiques-appliquees-aux-plantes/
30 QUEL HEURT EST-IL? sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
PLANTES CULTIVĂES
QUEL HEURT EST-IL?
« Il faut penser les nouvelles technologies génomiques avec une approche politique globale »
Vous inscrivez clairement votre avis dans le sillage du conflit sur les OGM. Le monde de la recherche en a-t-il tirĂ© les leçons pour aborder aujourdâhui le cas des plantes issues des Nouvelles Techniques GĂ©nomiques (NTG) ?
Bernard Chevassus-au-Louis : Ce qui mâintĂ©ressait câĂ©tait effectivement dâinscrire ce travail dans la mĂ©moire « chaude » des OGM et dâexpliquer quâil fallait prendre en compte, quoi quâon en pense, cette « culture profane » que la sociĂ©tĂ© a dĂ©veloppĂ©e Ă cette occasion. Car repartir dâune feuille blanche, comme on lâa fait avec les nanotechnologies, risque de nous conduire dans le mur. Or jâai vu bien des fois des gens honnĂȘtes intellectuellement prĂ©senter leur nouveau savoir-faire sur sa face brillante. Mais une innovation, câest aussi une perturbation qui va remettre en cause des acteurs, des pratiques, des organisations et qui ne sera donc pas toujours accueillie positivement. Et plus votre innovation est importante, plus la perturbation le sera aussi. Dans le mĂȘme ordre dâidĂ©es, cet avis porte un autre message important : une technologie nouvelle ne sera jamais Ă©valuĂ©e par les citoyens sur le plan technique. Leur cadre dâanalyse et leur rationalitĂ© ne consistent pas Ă se demander « comment ça marche ? » mais « quâest-ce que cela change ? »
Dâailleurs, les mouvements de contestation actuels, portĂ©s notamment par des associations environnementales, parlent dâ«OGM cachĂ©s » Ă propos des NTG. Pour eux, la page nâest pas blanche du tout. En effet car, entre les premiers OGM des annĂ©es 1990 et les technologies nouvelles, ont Ă©mergĂ© discrĂštement, dans les annĂ©es 2000, les VariĂ©tĂ©s Rendues TolĂ©rantes aux Herbicides (VRTH), elles aussi dĂ©noncĂ©es par certains collectifs comme des « OGM cachĂ©s », car obtenues, pour certaines, non plus par la sĂ©lection de mutants spontanĂ©s, mais par mutagĂ©nĂšse in vitro ou in vivo. Dans le rapport 2
2 - https://www.vie-publique.fr/rapport/25061-ogmet-agriculture-options-pour-laction-publique
Sorti major de sa formation de biologiste, le normalien Bernard Chevassus-au-Louis sâest spĂ©cialisĂ© dans la gĂ©nĂ©tique des poissons. Un chercheur de classe exceptionnelle qui fut directeur gĂ©nĂ©ral de lâInra (1992-1996) avant de naviguer dans plusieurs sphĂšres, toujours au sommet de la vague : prĂ©sident du Centre national dâĂ©tudes vĂ©tĂ©rinaires et alimentaires (19971999) puis de lâAgence française de sĂ©curitĂ© sanitaire des aliments, vice-prĂ©sident de la Commission du gĂ©nie biomolĂ©culaire (19982002) ou encore prĂ©sident du MusĂ©um national dâHistoire naturelle (2002-2006). Membre de lâAcadĂ©mie des technologies depuis 2008, il a conduit plusieurs rapports et missions remarquables, notamment en matiĂšre dâĂ©valuation environnementale, de biovigilance, dâanalyse et de gestion de risques. En 2015, il succĂšde Ă Hubert Reeves Ă la tĂȘte dâune association Ă laquelle il demeure trĂšs attachĂ© et au beau nom dâHumanitĂ© et BiodiversitĂ©.
que jâavais prĂ©sidĂ© sur les OGM au Commissariat gĂ©nĂ©ral au plan, en 2001, nous avions dĂ©jĂ alertĂ© sur la mise en culture de ces variĂ©tĂ©s dans le silence des campagnes et sur un possible rĂ©veil Ă ce propos de la critique et du dĂ©bat public. Cela a maintenu effectivement vivante la rhĂ©torique des opposants, prĂȘte Ă ĂȘtre rĂ©utilisĂ©e aujourdâhui contre les NTG.
Il semble quâil y ait un problĂšme de vocabulaire pour dĂ©signer ces nouvelles technologies, communĂ©ment prĂ©sentĂ©es comme des outils dâ« édition » gĂ©nomique. Or, en français, Ă©diter câest publier, faire paraĂźtreâŠ
AprĂšs une discussion assez courte, nous avons optĂ© dans lâavis pour lâexpression « réécriture du gĂ©nome ». « Ădition » est en effet une mauvaise traduction de lâanglais editing (« correction », « modification »). La notion de réécriture semblait plus proche du sens anglosaxon pour Ă©voquer le fait quâon réécrit des morceaux du gĂ©nome Ă partir de son alphabet.
Mais cette image dâalphabet et de réécriture du gĂ©nome ne laisset-elle pas penser quâon en maĂźtrise toutes les lettres pour « rĂ©diger » ce quâon veut ?
Ă ceci prĂšs que, depuis les premiers OGM, la conception de ce quâest le gĂ©nome a Ă©voluĂ©, passant du paradigme informatique Ă celui des systĂšmes dynamiques. Dans les annĂ©es 70 et 80, on Ă©voquait le « programme », le « code » Ă quatre lettres, lâ« information »⊠Une fois sĂ©quencĂ© le gĂ©nome, on pouvait presque penser quâil nây avait plus rien Ă savoir et Ă comprendre. Or, depuis, on sait Ă lâinverse que câest lĂ que tout commence : comment cette information va-t-elle ĂȘtre activĂ©e, rĂ©gulĂ©e, traduite ? Nous voilĂ dĂšs lors dans le systĂšme complexe et dynamique dont une des propriĂ©tĂ©s est quâil est difficilement prĂ©visible dans la globalitĂ© de ses interactions.
Continuons sur le vocabulaire. Comment appeler ces plantes dont on a réécrit une partie du génome ? Sont-ce des OGM ou pas ?
Nous avons Ă©tĂ© assez consensuels sur ce point. Ne tournons pas autour du pot : la dĂ©finition officielle des OGM qui figure dans la directive europĂ©enne â « Un organisme, Ă lâexception des ĂȘtres humains, dont le matĂ©riel gĂ©nĂ©tique a Ă©tĂ© modifiĂ© dâune maniĂšre qui ne sâeffectue pas
31 QUEL HEURT EST-IL? sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
naturellement par multiplication et/ou par recombinaison naturelle » â fait que ces plantes relĂšvent des OGM. Certes, cette directive a un caractĂšre un peu contingent, exemptant par exemple certaines mĂ©thodes au nom dâune utilisation traditionnelle alors que, dâĂ©vidence, elles modifient le gĂ©nome. DâoĂč ce dĂ©bat que nous avons eu : les plantes issues des NTG doiventelles ĂȘtre Ă©valuĂ©es comme des OGM ou selon les diffĂ©rentes exemptions existantes ?
Dans votre avis, vous ne préconisez pas pour autant une refonte de cette directive. Pour quelle raison ?
Se lancer dans lâĂ©laboration dâune nouvelle directive est trĂšs lourd. Cela va prendre dix ans. Sachant que, ensuite, il y a lâĂ©tape de la transposition dans les droits nationaux⊠Il est prĂ©fĂ©rable dans lâimmĂ©diat de regarder toutes les possibilitĂ©s quâouvre la directive actuelle, mĂȘme imparfaite, et de toiletter la liste des annexes. Celles-ci listent notamment les techniques qui entrent dans le champ de lâapplication de la directive et celles qui en sont exemptĂ©es, pour tenir compte de lâĂ©volution des technologies. LĂ aussi, de maniĂšre consensuelle, nous avons estimĂ© que les techniques, dites SDN3 (lire lâarticle « CRISPR-Cas9 et ses applications »), qui visent Ă insĂ©rer un gĂšne complet dâune autre espĂšce dans le gĂ©nome de la plante, doivent ĂȘtre Ă©valuĂ©es comme les OGM classiques, mĂȘme si, Ă la diffĂ©rence de ces derniers, on estime savoir oĂč on insĂšre le transgĂšne. En revanche,
et sous rĂ©serve quâon vĂ©rifie que rien dâautre nâa Ă©tĂ© modifiĂ©, la stratĂ©gie qui consiste Ă réécrire un gĂšne dâune plante en sâinspirant dâun autre gĂšne prĂ©sent chez des espĂšces dites apparentĂ©es (SDN2) pourrait faire lâobjet de dĂ©rogations car câest trĂšs proche des phĂ©nomĂšnes de mutation. Mais jusquâoĂč va-t-on dans la notion dâespĂšces apparentĂ©es ? Il y a des zones grises.
Au-delĂ de la rĂ©glementation, le cas des NTG connaĂźt plusieurs points de friction, dans des registres trĂšs diffĂ©rents : les conflits de reprĂ©sentation de la nature, la conception de lâagroĂ©cologie, la propriĂ©tĂ© intellectuelle, la concentration Ă©conomique des entreprises semenciĂšres, lâeffet sur la biodiversitĂ©, la coexistence des filiĂšres, la dĂ©tectabilitĂ© et la traçabilité⊠Exactement les mĂȘmes qui Ă©maillaient le conflit des OGM ! Effectivement, il nây a pas de nouveaux registres de la controverse. Du moins je nâen vois pas dâautres qui viendraient renouveler la rhĂ©torique. Sans vouloir les hiĂ©rarchiser, je mâattarde sur la question de la naturalitĂ©, sur laquelle nous rĂ©flĂ©chissons beaucoup au sein de lâassociation HumanitĂ© et BiodiversitĂ©. Avec ce constat : expliquer quâil y a un certain continuum de la biodiversitĂ© et que nous sommes une espĂšce non pas comme les autres mais parmi les autres dĂ©stabilise fortement une partie des citoyens qui considĂšrent lâĂȘtre humain Ă part, voire supĂ©rieur. Ils aiment dâautant plus
la nature quâelle est perçue comme une altĂ©ritĂ©, un lieu exempt de toute trace humaine. Vouloir changer ces reprĂ©sentations est un peu vain et nĂ©cessiterait plusieurs gĂ©nĂ©rations⊠Surtout, on ne peut pas parler de biodiversitĂ© Ă longueur de journĂ©e et refuser quâexiste une biodiversitĂ© des reprĂ©sentations et des cosmologies. Je la vois personnellement comme une richesse. Concernant plus prĂ©cisĂ©ment les NTG, les cas oĂč celles-ci réécrivent quelque chose que la « nature » a dĂ©jĂ Ă©crit dans des espĂšces voisines, et dont on connaĂźt la fonction, nous semblent scientifiquement dĂ©fendables et socialement comprĂ©hensibles.
Les partisans de ces technologies arguent de lâexcellence scientifique et de la course internationale dans laquelle nous aurions pris du retard par rapport aux Ătats-Unis et Ă la Chine qui dĂ©posent dĂ©jĂ beaucoup de brevets. En somme, sâen passer en France et en Europe serait catastrophique. Ce mĂȘme raisonnement avait Ă©tĂ© tenu pour les premiers OGM. Or force est de constater aujourdâhui que, malgrĂ© lâinterdiction depuis 2008 des cultures OGM dans lâHexagone, notre agriculture et nos industries semenciĂšres ne se sont pas effondrĂ©es⊠Que penser de cette affirmation selon laquelle « il nây a pas dâalternative à cette course en avant » ?
Câest lâobjet de la conclusion forte du rapport : non pas le fait quâil nây aurait pas dâalternative mais quâil faut penser ces nouvelles technologies gĂ©nomiques avec une approche politique globale : il sâagit de dĂ©cider si lâon mobilise ces NTG autour dâun projet global et cohĂ©rent sur lâavenir de lâagriculture, au regard de tous les dĂ©fis autour de la transition agroĂ©cologique, ou si lâon choisit de sâen passer. Dans notre avis, nous mentionnons effectivement que lâagro-industrie française et europĂ©enne nâa pas Ă©tĂ© affaiblie par lâinterdiction des OGM. En particulier parce que, parmi les applications les plus importantes, figurent le soja
32 QUEL HEURT
sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
EST-IL?
« Les nouvelles technologies nâont pas de finalitĂ©s intrinsĂšques : elles vont lĂ oĂč les situations dominantes les appellent. »
et le coton qui ne concernent guĂšre nos semenciers. Mais il ne faut pas gĂ©nĂ©raliser cette conclusion : il me semble que, vu le potentiel de ces technologies, il y a un risque fort de dĂ©crochage de la compĂ©titivitĂ© de nos semenciers sâils ne peuvent utiliser ces nouveaux outils et nous avons voulu le dire. Et puis il y a lĂ peutĂȘtre un crĂ©neau pour lâĂ©mergence de start-up souhaitant se lancer avec ces mĂ©thodes gĂ©nomiques pour aborder des espĂšces « orphelines », câest-Ă dire peu travaillĂ©es par les semenciers existants, ou pour crĂ©er des variĂ©tĂ©s adaptĂ©es Ă des contextes locaux.
On oppose souvent ceux qui ont une approche dite systémique,
apprĂ©hendant la complexitĂ© des interactions entre les sols, les plantes, les nutriments, les pratiques⊠et ceux qui auraient une vision « molĂ©culariste », rĂ©duisant le vivant Ă lâADN. Peut-on espĂ©rer dĂ©passer ce clivage avec les NTG ? Ayant naviguĂ© sur diverses planĂštes acadĂ©miques, jâai tendance Ă dire que toute discipline scientifique est potentiellement totalitaire. Ă un moment donnĂ©, pour des raisons diverses, elle prĂ©tend tout expliquer ou apporter des solutions Ă tous les problĂšmes. Je citerai dans le dĂ©sordre les mathĂ©matiques, la physique, la gĂ©nĂ©tique, la neurobiologie, lâĂ©conomie, lâĂ©cologie⊠Il est intĂ©ressant de constater que, Ă chaque Ă©chec de
cette prĂ©tention, la science rebondit. Câest ainsi quâune nouvelle discipline Ă©merge et je trouve cette « dynamique Ă©volutive » passionnante. Cela dit, je suis peut-ĂȘtre optimiste mais jâai tendance Ă penser que ma discipline, la gĂ©nĂ©tique, a connu âmais a maintenant passĂ© â ce stade dâ« ubris ». Regardons, dans lâĂ©tat actuel de chaque discipline, avec un peu de modestie, ce que chacune peut faire ou pas. Avec cet horizon : il y a des chantiers concrets, oĂč des agriculteurs attendent la recherche pour continuer Ă vivre Ă peu prĂšs correctement de leur activitĂ©. Eux ne se nourrissent pas dâidĂ©es et de concepts. Dâailleurs, si on a créé de grands organismes de recherche thĂ©matiques, tels lâInra,
33 QUEL HEURT EST-IL? sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
OGM : VINGT ANS DE CONFLITS
« LâannĂ©e 2023 marque le quarantiĂšme anniversaire de la production des plantes OGM. Câest en effet en Belgique, en 1983, [âŠ] quâune premiĂšre plante « transgĂ©nique », un tabac porteur dâun gĂšne de rĂ©sistance Ă un antibiotique, a Ă©tĂ© produite. » DĂšs les premiĂšres pages de lâavis de lâAcadĂ©mie des technologies, le ton est donnĂ©. Pas question dâoublier la virulence des dĂ©bats sur les OGM qui, en France, ont marquĂ© un tournant dans les relations sciences et sociĂ©tĂ©. Pour comprendre, revenons dans les annĂ©es 1990. DĂ©jĂ en 1986, la catastrophe de Tchernobyl et la trajectoire de son panache radioactif avaient fissurĂ© la confiance des Français dans les propos rassurants des pouvoirs publics. Viennent ensuite lâaffaire du sang contaminĂ© â triple scandale : sanitaire, financier et politique â et la crise de la vache folle. Ambiance⊠Câest sur ce terreau on ne peut plus anxiogĂšne que, en 1996, lâarrivĂ©e en France dâun cargo amĂ©ricain de soja transgĂ©nique suscite la une choc de « Libé », « Alerte au soja fou ». TrĂšs vite, associations, militants et producteurs de la ConfĂ©dĂ©ration paysanne se mobilisent. DĂšs lâannĂ©e suivante, ont lieu les premiers fauchages dâessais au champ. Les sondages le montrent : les Français expriment un rejet massif de ces OGM rebaptisĂ©s par certains « Opinions GrossiĂšrement ManipulĂ©es ». Que sont ces premiers OGM ? Des plantes de grande culture â le maĂŻs, le soja, le colza et le coton â dont le patrimoine a Ă©tĂ© modifiĂ© par lâinsertion dâun gĂšne issu dâune bactĂ©rie. Lâobjectif : rendre ces plantes modifiĂ©es rĂ©sistantes soit Ă
lâInserm ou lâIfremer, câest quand mĂȘme bien pour ça et non pour cultiver indĂ©pendamment les grandes disciplines, ce qui est le rĂŽle de lâUniversitĂ©.
Dâun point de vue plus personnel, que vous a appris le pilotage de ce groupe de travail et de lâavis qui en est issu ? Avez-vous eu des Ă©tonnements Ă cette occasion ?
LâĂ©tonnement majeur câest Ă quel point cela sâest bien passĂ©, alors mĂȘme que la composition de ce groupe Ă©tait trĂšs plurielle, comprenant notamment de « grands brĂ»lĂ©s » des OGM !
La mĂ©thodologie a comptĂ©. Nous nous sommes inspirĂ©s dâune intervention
un ravageur, soit Ă un herbicide. Quelles sont les promesses des multinationales â dont Monsanto ? Principalement vaincre la faim dans le monde, rĂ©duire les pesticides et amĂ©liorer la santĂ© des agriculteurs. Des arguments sans effet sur les inquiĂ©tudes et les oppositions qui se cristallisent autour de plusieurs terrains : dans le dĂ©sordre, les risques environnementaux liĂ©s aux « flux de gĂšnes » ; les risques sanitaires ; lâappropriation du vivant par le systĂšme des brevets ; la transparence de lâinformation via lâĂ©tiquetage des produits contenant des OGM⊠Sans oublier la mise en cause dâun modĂšle Ă©conomique favorisant la concentration des entreprises semenciĂšres. MalgrĂ© une tentative de dĂ©mocratie technique menĂ©e par lâĂtat, avec lâorganisation sur le sujet dâune confĂ©rence des citoyens, en juin 1998, les mobilisations sâamplifient, se coordonnent et prennent diverses formes, y compris dans les prĂ©toires avec des recours en justice ; les contre-expertises se structurent et le conflit divise jusque dans les communautĂ©s scientifiques. Un climat qui conduit la France Ă interdire en 2008 la culture des OGM Ă des fins commerciales, y compris le fameux maĂŻs MON810, seule plante transgĂ©nique autorisĂ©e pour la culture au niveau europĂ©en. Quant aux essais au champ, aucune demande dâautorisation nâa Ă©tĂ© demandĂ©e depuis 2013. Restent les importations : en Europe et donc en France, une centaine dâOGM ou leurs produits dĂ©rivĂ©s sont autorisĂ©s pour lâimportation et lâutilisation alimentaire (humaine et animale), et sont soumis Ă un Ă©tiquetage obligatoire.
que Michel BadrĂ© 3 avait faite Ă lâAcadĂ©mie Ă propos de la maniĂšre de gĂ©rer des controverses : la premiĂšre Ă©tape consiste Ă faire un constat de dissensus, en listant de maniĂšre exhaustive les points sur lesquels il y a des questionnements ou des controverses ; ensuite Ă les traiter un par un ; enfin Ă parvenir Ă Ă©crire collectivement une synthĂšse. Câest ce que nous avons fait. La problĂ©matique des NTG ayant de multiples facettes, nous nous sommes mis dâaccord
3 - IngĂ©nieur gĂ©nĂ©ral des ponts, des eaux et des forĂȘts, qui a conduit notamment la mĂ©diation en 2017 du projet de Notre-Dame-des-Landes. Il prĂ©side actuellement le ComitĂ© consultatif commun dâĂ©thique Inrae-Cirad-Ifremer-IRD.
pour la dĂ©composer en dix modules (du bilan des OGM passĂ©s jusquâĂ la traçabilitĂ© des plantes NTG en passant par lâĂ©conomie de lâinnovation, lâĂ©valuation ou encore lâexpertise socioĂ©conomique). Cela a permis Ă chacun de travailler Ă son rythme durant lâĂ©tĂ©, avant un rendez-vous en septembre. Quand jâai recueilli les productions pour proposer non seulement un texte de synthĂšse mais une mise en perspective, eh bien, les analyses ont trĂšs vite convergĂ©.
Le rĂŽle de la recherche publique est-il essentiel dans cette affaire ? Oui. Si elle nâentreprend rien, vu la dynamique Ă©conomique actuelle,
34 QUEL HEURT
sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
EST-IL?
les NTG vont se focaliser, comme ce fut le cas des OGM, sur les niches Ă©conomiques les plus rentables. En effet, lâessentiel du coĂ»t de
dĂ©veloppement dâune nouvelle variĂ©tĂ©, câest la phase de R&D et il est donc comprĂ©hensible que lâon cherche Ă amortir ce coĂ»t en ciblant les espĂšces
cultivĂ©es sur des surfaces importantes. Les nouvelles technologies nâont pas de finalitĂ©s intrinsĂšques : elles vont lĂ oĂč les situations dominantes les appellent.
Finalement, Ă quelles conditions la sociĂ©tĂ© accepterait-elle les plantes issues de ces technologies ? Si celles-ci sont prĂ©sentĂ©es de maniĂšre crĂ©dible comme Ă©tant au service dâun projet qui intĂ©resse la sociĂ©tĂ© tout entiĂšre, dans les domaines de lâalimentation, de lâagriculture et de lâenvironnement, cela peut passer. Si, en revanche, elles sont seulement considĂ©rĂ©es comme un « truc » de plus dans la boĂźte Ă outils de gens qui â surtout si ce sont des
sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
« Quand les biotechnologies vĂ©gĂ©tales sont apparues, avant mĂȘme que ce mot existe, elles nâont rencontrĂ© aucune interrogation. »
firmes internationales â continuent leur « business » comme avant, il est Ă craindre quâon ressorte les couteaux. Un exemple concret : le tournesol. On voit bien quâavec la guerre en Ukraine, premier exportateur mondial en la matiĂšre, la question des huiles alimentaires se pose de maniĂšre cruciale, avec cette idĂ©e : il faut relancer leur production sur notre territoire. Travailler avec des technologies gĂ©nomiques sur des semences de tournesol, qui nâintoxiquent pas les pollinisateurs et qui sâinsĂšrent dans une conception agroĂ©cologique, pourrait apparaĂźtre acceptable aux yeux des citoyens.
Reste que la notion dâagroĂ©cologie est trĂšs floue.
Câest un chercheur dâInrae, François Casabianca qui, un jour, mâa signalĂ© lâimportance des concepts flous pour faire avancer les idĂ©es. Il a pris lâexemple chinois du moyeu de la roue. Si on enlĂšve le moyeu, tout le monde va se demander ce quâil faut mettre au milieu pour que les barreaux puissent rayonner tout autour⊠Certes, la vision scientifique aime bien avoir des idĂ©es carrĂ©es, des concepts bien dĂ©finis, mais des mots comme « dĂ©veloppement durable », « nature » ou « agroĂ©cologie », permettent Ă chacun de sâen emparer, dây trouver lâoccasion de proposer des contenus et de prendre Ă ce titre des engagements concrets. Ce sont des outils de dynamique sociale intĂ©ressants.
En revanche, il faudrait en finir avec « lâĂ©conomie de la promesse », selon lâexpression forgĂ©e par Pierre-BenoĂźt Joly 4, dans laquelle les OGM devaient permettre de nourrir le monde.
Une remarque dâabord. Quand les biotechnologies vĂ©gĂ©tales sont apparues, avant mĂȘme que ce mot existe, elles nâont rencontrĂ© aucune interrogation. CâĂ©tait une biologie « sympathique », dans une ambiance paisible et optimiste. Certains de ces
4 - Ăconomiste, prĂ©sident du centre Inrae Occitanie-Toulouse.
chercheurs pionniers ont ainsi vĂ©cu lâirruption du dĂ©bat public comme « étonnante » au sens Ă©tymologique, comme un coup de tonnerre. Or cette gĂ©nĂ©ration est en train de disparaĂźtre et il ne faudrait pas quâon nous refasse le coup de « lâĂąge de lâinnocence » des dĂ©buts.
Concernant lâĂ©conomie de la promesse, je suis dâaccord mais il faut toutefois veiller Ă ne pas basculer de lâautre cĂŽtĂ© du cheval. Certes, nous devons ĂȘtre conscients que toute innovation est surĂ©valuĂ©e, dans sa dimension positive, par son auteur (et sous-Ă©valuĂ©e dans ses effets nĂ©gatifs Ă©ventuels). Il ne faudrait toutefois pas tomber dans cet autre discours : « La RĂ©publique nâa pas besoin de savants ! 5 ».
5 - Telles auraient Ă©tĂ© les paroles attribuĂ©es au prĂ©sident du Tribunal rĂ©volutionnaire au moment de la condamnation Ă mort du chimiste Lavoisier en 1794, aprĂšs la suppression de lâAcadĂ©mie des sciences par la Convention.
Soyons plutĂŽt pragmatiquement sceptiques, je dirai plutĂŽt « agnostiques » vis-Ă -vis des technologies. Les bonnes innovations sont rares et nous devons, pour affronter les dĂ©fis de demain, avancer sur deux jambes Ă la fois : poursuivre la recherche de ces « bonnes innovations » et chercher des solutions en nous appuyant sur les savoir-faire dâaujourdâhui. Si certaines technologies nouvelles allĂšgent lâobligation de la sobriĂ©tĂ©, on ne pourra que sâen rĂ©jouir. Câest ce type dâĂ©quilibre quâil faut trouver. Si nous disons que nous nâavons pas besoin de progrĂšs technologique, nous porterons une responsabilitĂ© tout aussi lourde que ceux qui disent que la technologie Ă elle seule pourra nourrir le monde. â
36 QUEL HEURT EST-IL? sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
« Câest ce type dâĂ©quilibre quâil faut trouver. Si nous disons que nous nâavons pas besoin de progrĂšs technologique, nous porterons une responsabilitĂ© tout aussi lourde que ceux qui disent que la technologie Ă elle seule pourra nourrir le monde. »
CRISPR-Cas9 ET SES APPLICATIONS
CRISPR-Cas9 est un complexe formĂ© de deux Ă©lĂ©ments : dâun cĂŽtĂ© un brin dâARN, de sĂ©quence homologue Ă celle de lâADN que lâon veut exciser, qui va reconnaĂźtre la sĂ©quence homologue sur lâADN et sây placer ; de lâautre une enzyme capable de couper lâADN, le Cas9.
Le « trou » laissĂ© par lâaction de ce complexe pourra alors ĂȘtre comblĂ© par nâimporte quel nouveau fragment dâADN.
On distingue trois types de « réparation » :
- Les rĂ©parations SDN1 (SDN = Site Directed Nuclease, en français nuclĂ©ase dirigĂ©e) : les « trous » sont rĂ©parĂ©s par les mĂ©canismes naturels de la cellule. Cette rĂ©paration peut engendrer des dĂ©lĂ©tions et/ou insertions (dâune ou de plusieurs bases) et/ou des mutations ponctuelles (substitutions).
- Les techniques dĂ©signĂ©es par le terme SDN2 utilisent une « matrice » ADN de rĂ©paration similaire sur toute sa longueur Ă la sĂ©quence ciblĂ©e, Ă lâexception de courtes rĂ©gions et/ ou dĂ©lĂ©tions et/ou insertions (dâune Ă quelques bases) situĂ©es dans sa zone centrale.
Elles peuvent ĂȘtre utilisĂ©es pour obtenir des mutations ponctuelles choisies et des dĂ©lĂ©tions (et insertions de petite taille) contrĂŽlĂ©es.
- Enfin, les techniques dites SDN3 utilisent une matrice de réparation dont la séquence ne ressemble pas à la séquence ciblée.
Elles permettent notamment dâintroduire un transgĂšne, comme câest le cas de la « transgĂ©nĂšse classique » mais le site dâintĂ©gration du transgĂšne au sein de lâADN gĂ©nomique est choisi par lâexpĂ©rimentateur.
Source : Avis de lâAcadĂ©mie des technologies
GLOSSAIRE
Ădition du gĂ©nome : cette expression, peu explicite, dĂ©signe les processus de modification gĂ©nĂ©tique ciblĂ©e, grĂące Ă des « ciseaux molĂ©culaires », tel CRISPR-Cas9. Câest la prĂ©cision de ces techniques qui est mise en avant, notamment au regard de celles utilisĂ©es pour les premiers OGM, qui consistaient Ă introduire un gĂšne « étranger » (voire « TransgĂ©nĂšse ») Ă un emplacement alĂ©atoire du gĂ©nome dâun organisme vivant.
Nouvelles Techniques Génomiques
(NTG) : elles dĂ©signent les techniques apparues depuis les annĂ©es 2000, visant Ă modifier le « matĂ©riel » gĂ©nĂ©tique dâun organisme, principalement en inactivant un gĂšne, en le modifiant ou en insĂ©rant des fragments dâADN plus ou moins importants, voire un gĂšne entier. Parmi elles figure celle de CRISPRCas9 mais elle nâest pas la seule.
MutagĂ©nĂšse : ce terme dĂ©signe le processus dâapparition dâune mutation dans lâADN dâun organisme vivant. Cette apparition peut ĂȘtre spontanĂ©e, donc « naturelle », ou provoquĂ©e volontairement. Il y eut dâabord la mutagĂ©nĂšse alĂ©atoire qui consiste Ă exposer des vĂ©gĂ©taux Ă des rayonnements ou des agents chimiques pour modifier leur gĂ©nome. Puis la transgĂ©nĂšse : lâinsertion alĂ©atoire dâun gĂšne Ă©tranger (de bactĂ©rie, par exemple) dans une plante. Enfin, la mutagĂ©nĂšse est dite dirigĂ©e quand elle vise des emplacements ciblĂ©s du gĂ©nome, par exemple avec CRISPRCas9, sans que soit nĂ©cessaire lâinsertion de matĂ©riel gĂ©nĂ©tique.
TransgĂ©nĂšse : celle-ci consiste Ă insĂ©rer un gĂšne « étranger » (un « transgĂšne ») dans le gĂ©nome dâun organisme. Par « étranger », entendons quâil est issu dâune espĂšce incompatible sexuellement avec celle du receveur.
37 QUEL HEURT EST-IL? sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
CRISE DE LA BIO
ArrĂȘt sur lâimage
par Lucie Gillot
« Bio mĂ©prisĂ©e, bio enterrĂ©e ». Le 28 fĂ©vrier dernier, au Salon international de lâagriculture, les acteurs de lâagriculture biologique nâont cachĂ© ni leur amertume ni leur colĂšre, en ceinturant dâune bĂąche noire le stand de lâAgence Bio : telle un linceul, celle-ci vient symboliser le sort funĂšbre de toute une filiĂšre. AprĂšs plusieurs annĂ©es passĂ©es en haut du panier, la consommation de produits issus de lâagriculture biologique (AB) connaĂźt un brutal coup dâarrĂȘt, se heurtant Ă la crise inflationniste, aux doutes et arbitrages Ă©conomiques des consommateurs, ainsi quâĂ un manque de soutien des pouvoirs publics. Une situation qui tranche avec les objectifs de dĂ©veloppement fixĂ©s par le gouvernement, la France sâĂ©tant engagĂ©e Ă atteindre 18 % de sa Surface Agricole Utile (SAU) en bio dâici 2027. Dans ce contexte, comment maintenir le cap ? Points de vue dâacteurs.
E prĂ©sident de Biocoop, Pierrick De Ronne, lâavoue trĂšs volontiers : personne nâavait envisagĂ© que la consommation des produits bios connaĂźtrait un « retournement aussi brutal ». Bien sĂ»r, exception faite de la crise du Covid-19, le taux de croissance commençait Ă ralentir depuis 2018, indiquant un tassement de la demande. Mais rien ne laissait imaginer un tel renversement : « Nous sommes passĂ©s de + 15 % par an jusquâen 2020 Ă â 15 % » dorĂ©navant. Ă lâorigine de cette crise, la conjonction de deux Ă©vĂ©nements, totalement indĂ©pendants lâun de lâautre. Citons en premier lieu le contexte inflationniste : lâenvolĂ©e des prix de lâalimentation, couplĂ©e Ă celle de lâĂ©nergie, a contraint les mĂ©nages Ă opĂ©rer des arbitrages Ă©conomiques, soit en rĂ©duisant leur volume dâachats soit en privilĂ©giant les produits les moins chers 1. Avec un surcoĂ»t estimĂ© Ă 30 % environ, la bio est restĂ©e plus frĂ©quemment sur les gondoles, notamment celles des grandes et moyennes surfaces, lesquelles ont rĂ©agi en dĂ©rĂ©fĂ©rençant ces produits, ce qui a accentuĂ© le phĂ©nomĂšne. Pour toute la filiĂšre, câest la douche froide. Car
1 - Si, globalement, la consommation alimentaire accuse une baisse de 4,6 % sur lâannĂ©e 2022, ce chiffre atteint 6,3 % pour les produits bios, selon la FĂ©dĂ©ration nationale de lâagriculture biologique.
ce dĂ©crochage entre offre et demande revĂȘt des consĂ©quences Ă©conomiques immĂ©diates sur les prix dâachat au producteur et la destination des surplus. Bien souvent ceux-ci sont dĂ©classĂ©s, comprenez rĂ©orientĂ©s vers les marchĂ©s conventionnels et vendus sans la marque AB. Ă court terme, le risque tient en un mot : dĂ©conversion 2 , câest-Ă -dire le dĂ©part des producteurs du circuit de lâagriculture biologique (AB) et leur retour en conventionnel. En hausse, ces dĂ©conversions inquiĂštent dâautant plus que la France sâest engagĂ©e, comme bien dâautres nations europĂ©ennes, Ă accroĂźtre ses surfaces agricoles en bio (lire « La bio, oĂč en sommes-nous en Europe ? »).
PROMESSES DĂĂUES. Mais, les acteurs de la bio le savent, lâinflation nâest pas le seul facteur Ă lâĆuvre. Le label pĂątit Ă©galement dâun problĂšme dâimage. PortĂ©e jusquâalors par une aspiration Ă
2 - Les dĂ©conversions sont estimĂ©es sur la base du nombre dâarrĂȘts de lâactivitĂ©, un arrĂȘt pouvant rĂ©sulter dâune liquidation, dâun dĂ©part Ă la retraite ou dâune sortie de lâAB. Entre 2021 et 2022, le nombre dâarrĂȘts a progressĂ©, passant de 2,9 Ă 3,7 % (Le Monde, 20-08-2022). Ă noter que, selon Agrapresse, certaines coopĂ©ratives â Le Gouessant, Lactalis, Cavac ou Bodin Volailles â « ont toutes encouragĂ© leurs producteurs bios Ă se dĂ©convertir depuis 2021 [pour] rĂ©duire les volumes et redresser les marchĂ©s », n° 3870, page 12.
38 QUEL HEURT EST-IL? sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
QUEL HEURT EST-IL? L
manger plus sain et une montĂ©e des prĂ©occupations environnementales 3, la consommation des produits issus de lâagriculture biologique sâest vue concurrencĂ©e par une multitude dâautres logos â signes de qualitĂ©, certifications voire simples allĂ©gations sâaffranchissant de cahiers des charges pointilleux. Quâils aient pour finalitĂ© la santĂ©, lâenvironnement, la qualitĂ©, lâorigine des produits ou quâils sâinscrivent dans une logique de proximitĂ©, ceux-ci sont venus brouiller lâimage de la bio qui nâest dĂ©sormais plus perçu comme le seul et unique logo parĂ© de toutes les vertus. Dâautres produits, tout particuliĂšrement ceux issus des circuits courts et de proximitĂ© sont ainsi de plus en plus plĂ©biscitĂ©s.
Pour le dĂ©putĂ© Dominique Potier, on peut certes blĂąmer cette concurrence mais il faut reconnaĂźtre que les arbitrages opĂ©rĂ©s par les consommateurs tĂ©moignent pour partie dâune « dĂ©ception Ă lâĂ©gard des promesses du bio ». Au risque de dĂ©plaire, celui qui fut Ă©galement agriculteur en bio rappelle quâil existe aussi « une bio non Ă©quitable, qui ne respecte pas le travail digne et prĂ©sente un bilan carbone nĂ©gatif ». Un exemple ? Peut-ĂȘtre vous souvenez-vous des vifs dĂ©bats, en 2019, sur le chauffage des serres pour la production de fruits et lĂ©gumes bios en contre-saison, typiquement des tomates, qui avaient opposĂ© dâun cĂŽtĂ© les promoteurs de la dĂ©marche qui y voyaient un moyen de dĂ©jouer la concurrence Ă©trangĂšre et, de lâautre, les acteurs plus historiques de la bio qui dĂ©nonçaient une aberration agronomique et Ă©cologique. Son issue ? « La production sous
3 - Voir lâentretien avec Pascale HĂ©bel : https://revue-sesame-inrae.fr/ alimentation-le-sacre-du-sain-et-du-sans/
VERS UN LABEL REMODELĂ
Et si la bio allait encore plus loin que son cahier des charges actuel ? VoilĂ dĂ©jĂ plusieurs annĂ©es que le dĂ©putĂ© Dominique Potier le dĂ©fend : la marque AB, propriĂ©tĂ© du ministĂšre de lâAgriculture, doit sâenrichir de deux nouvelles dimensions que sont le bilan carbone et la dimension sociale. « IntĂ©grer le bilan carbone permettrait dâĂ©liminer les modes de production Ă©cologiquement aberrants », comme ceux dĂ©pendant de transports trĂšs longues distances dâintrants organiques ou encore les fameuses serres chauffĂ©es. Quant Ă la question des conditions de travail, le dĂ©putĂ© sâinquiĂšte notamment de celles ayant cours dans les vastes exploitations spĂ©cialisĂ©es, telles quâelles existent en Andalousie, oĂč des saisonniers agricoles â gĂ©nĂ©ralement des travailleurs migrants â sâactivent dans des serres surdimensionnĂ©es1. Câest Ă la lumiĂšre de ces Ă©volutions quâil prĂŽne un enrichissement du label AB français. Ă ses yeux, le contexte est tout Ă fait propice Ă une telle perspective, puisque lâUnion europĂ©enne a adoptĂ©, en dĂ©cembre dernier, une nouvelle directive sur les rĂšgles relatives Ă lâinformation sociale et environnementale des entreprises â la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive, dont lâentrĂ©e en vigueur est programmĂ©e pour le 1er janvier 2024. « Nous disposerons donc dâun cadre lĂ©gislatif et de repĂšres communs pour qualifier les entreprises et les produits sur des critĂšres nouveaux. [âŠ] La bio doit ainsi afficher son choix dâĂȘtre dans un modĂšle Ă©conomique et social global, qui correspond profondĂ©ment aux aspirations des consommateurs. Câest une opportunitĂ© Ă saisir qui, en outre, ne nuit pas au label europĂ©en. » Par ailleurs, cela permettrait peut-ĂȘtre dâĂ©viter le dĂ©veloppement de deux types dâagriculture biologique, lâune orientĂ©e vers une logique de prix bas, lâautre engagĂ©e sur ces aspects environnementaux et Ă©quitables.
1 - Sur les conditions de travail des saisonniers agricoles Ă©trangers, au Maroc et en France, lire les articles publiĂ©s dans ce numĂ©ro : « Ă Chtouka, lâeffet de serf » et « Saisonniers agricoles Ă©trangers : les nouveaux damnĂ©s de la terre ».
serre de lĂ©gumes labellisĂ©s AB a Ă©tĂ© autorisĂ©e (sous certaines conditions 4) pour rĂ©sister Ă la concurrence fĂ©roce des pays de la pĂ©ninsule ibĂ©rique qui, eux, produisent dans des conditions sociales effarantes », rĂ©sume lâĂ©lu, qui y Ă©tait
4 - Son encadrement est néanmoins plus strict que prévu initialement. Voir notamment cet article de Libération qui résume assez bien toutes les réflexions : https://www.liberation.fr/france/2019/07/11/ serres-chauffees-en-bio-un-bon-compromis_1739437/?redirected=1
39 QUEL HEURT EST-IL? sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
opposĂ©. NâempĂȘche, en dĂ©pit des ajustements trouvĂ©s, « nous avons perdu sur le fond. Et cette dĂ©faite dit le systĂšme concurrentiel auquel la bio est confrontĂ©e Ă lâĂ©chelle mondiale ». Dans ce cadre, il plaide pour que le label AB intĂšgre ces aspects sociaux et environnementaux (lire « Vers un label remodelĂ© »).
LA BIO, TROP CONVENTIONNELLE ? Loin
dâĂȘtre anecdotique, cet exemple des serres chauffĂ©es rĂ©sume Ă lui seul une difficultĂ© que lâimage de lâagriculture biologique rencontre : sa « conventionnalisation ». FormulĂ© depuis plus dâune dizaine dâannĂ©es dĂ©jĂ , le terme dĂ©signe le mouvement par lequel lâagriculture biologique emprunterait le mĂȘme chemin que lâagriculture dite conventionnelle, celui dâune intensification des modes de production, dâune concentration des moyens de production et dâune distanciation avec les consommateurs 5 . Un paradoxe pour un mode dâagriculture qui sâest, Ă lâorigine, construit comme une alternative au modĂšle dominant (lire « Une trĂšs courte histoire de la bio »).
Sociologue Ă lâInstitut Agro Montpellier, Ronan
Le Velly rappelle par exemple que « la question des modes de certification et de commercialisation a toujours fait dĂ©bat, certains acteurs critiquant le cahier des charges et la certification par tierce partie du label AB et privilĂ©giant la vente en circuits courts. Dans ce contexte, le positionnement rĂ©cent dâopĂ©rateurs tels que Carrefour, Leclerc ou encore dâentreprises agroalimentaires comme McCain et Bonduelle en bio, a ravivĂ© ces dĂ©bats. Il en va de mĂȘme pour lâarrivĂ©e dâagriculteurs nouvellement convertis, issus du systĂšme conventionnel et qui en conservent certaines caractĂ©ristiques : exploitations plus grandes, organisĂ©es en rendement dâĂ©chelle, avec des systĂšmes plus spĂ©cialisĂ©s ». Il en rĂ©sulte un dĂ©calage entre « lâidĂ©al projetĂ© dans la bio et ce que les gens dĂ©couvrent » qui induit « une baisse de confiance dans le label », rĂ©sume Pierrick de Ronne. Signe tangible de cette Ă©rosion, le dernier baromĂštre de lâAgence Bio, qui a en charge le dĂ©veloppement, la promotion et la structuration de lâagriculture biologique française, conclut Ă une « montĂ©e de la dĂ©fiance Ă lâĂ©gard des produits bios ».
Ă titre dâexemple, parmi les raisons motivant la non-consommation de produits biologiques, 57 % des sondĂ©s ont « des doutes » sur le fait que
5 - Selon la définition proposée par C. Lamine, N. Egon et Sibylle Bui dans « Maintien des valeurs dans la croissance de la bio. Enseignements du projet HealthyGrowth », Innovations Agronomiques, 2016, 51, pp.139-150.
ces produits le soient « totalement ». VoilĂ qui a de quoi surprendre quand on sait que lâobtention de ce logo est soumis Ă une rĂ©glementation trĂšs stricte 6
LES POTS CASSĂS DâUNE CONVERSION AU PAS DE COURSE ? « Les dĂ©bats autour de la conventionnalisation constituent probablement la toile de fond du recul de la consommation actuelle », abonde Servane Penvern, cheffe de projet du programme de recherche pluridisciplinaire Metabio 7, initiĂ© en 2019 par Inrae et qui Ă©tudie â justement â les consĂ©quences et les conditions dâun changement dâĂ©chelle de lâagriculture biologique en France. Alors que les prĂ©cĂ©dents programmes visaient Ă identifier « les verrous au dĂ©veloppement de la bio ou Ă en
6 - La production bio est encadrée par le rÚglement européen n° 843/2007 et strictement contrÎlée par des organismes certificateurs indépendants. https://www.economie.gouv.fr/particuliers/ comprendre-labels-bios 7 - https://www6.inrae.fr/metabio
40 QUEL HEURT EST-IL? sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
« ProcĂ©der Ă la massification de lâagriculture biologique, sans perdre sa capacitĂ© dâinnovation »
Servane Penvern
accroĂźtre les performances », Metabio a fait le choix de poser comme hypothĂšse une « transformation radicale de lâagriculture » au sein de laquelle le mode de production biologique serait majoritaire. Il faut dire que, en 2019, au moment de la genĂšse de ces travaux de recherche, « la bio Ă©tait en pleine croissance, ce qui gĂ©nĂ©rait beaucoup de questionnements sur lâavenir de ce dĂ©veloppement et les directions que celui-ci allait prendre », se souvient Servane Penvern. Bien que Metabio soit toujours en cours, quelques Ă©lĂ©ments peuvent dĂšs Ă prĂ©sent nous Ă©clairer. Primo, la bio tire tout le monde vers le haut. Ă mesure que celle-ci se dĂ©veloppe, les pratiques conventionnelles tendent elles aussi Ă sâagroĂ©cologiser 8. Un effet positif pour lâensemble de lâagriculture mais qui, dâune certaine maniĂšre, concourt Ă mettre la bio au mĂȘme niveau que les autres mĂ©thodes. « La bio a toujours Ă©tĂ© rangĂ©e du cĂŽtĂ© de lâagroĂ©cologie mais, aujourdâhui, lâagroĂ©cologie câest tout. En faisant la promotion des pratiques agroĂ©cologiques sans les caractĂ©riser, les politiques publiques ont apportĂ© de la confusion et sous-valorisĂ© lâintĂ©rĂȘt de lâagriculture biologique ». Deuxio, il faut Ă la fois « procĂ©der Ă la massification de lâagriculture biologique, sans perdre sa capacitĂ© dâinnovation ». DĂ©licate Ă©quation, qui nĂ©cessite un accompagnement dans le temps long, bien au-delĂ de lâĂ©tape de conversion qui dure trois ans. « On ne peut pas attendre de lâagriculteur qui vient de se convertir quâil ait Ă©galement rĂ©ussi Ă intĂ©grer tous les principes de la bio â diversification des cultures, bouclage des cycles pour ne plus recourir aux engrais chimiques, relocalisation de lâapprovisionnement et des circuits de vente, le tout dans un ensemble cohĂ©rent . »
DĂšs lors, la question du manque de temps constitue un vĂ©ritable enjeu des rĂ©flexions actuelles sur le dĂ©veloppement de ce type dâagriculture.
« Si lâon sâen tient strictement au processus de conversion des exploitations, on peut trĂšs bien avoir une bio trĂšs majoritaire dĂšs 2030. En revanche, si lâon vise une bio multiperformante, la question est tout autre car cela implique des enjeux en termes de transmission de savoirfaire, dâinnovation, de rĂ©vision de conception des systĂšmes dans leur ensemble. Or ce sujet de la temporalitĂ© est rarement prise en compte ». Pour Servane Penvern, sans doute payons-nous les pots cassĂ©s dâun changement dâĂ©chelle trop rapide, qui a mis lâaccent sur la conversion au dĂ©triment dâun rĂ©el changement des pratiques.
LES CONSOS ONT BON DOS. Pour tenter de raccrocher les wagons entre lâoffre et la demande, lâĂ©quipe de France du bio, un consortium regroupant notamment lâAgence Bio et plusieurs interprofessions, a lancĂ© en 2022 la campagne #BiorĂ©flexe, dont lâun des enjeux vise justement Ă mieux faire connaĂźtre les atouts du bio et, ainsi, « inciter les Français Ă transformer leurs habitudes de consommation , en 2019, [âŠ] et participer Ă la transition agroĂ©cologique ». Aux consos donc, les clĂ©s de lâavenir de la bio ? Prudence, tempĂšre Pierrick de Ronne. Si cet amoureux de la bio rend grĂące aux consommateurs militants de la premiĂšre heure qui ont portĂ© son essor, il alerte nĂ©anmoins sur les limites dâune approche trop centrĂ©e sur la communication, assez « court-termiste » et qui vient masquer un dĂ©faut de planification. « Il en va du bio comme de lâĂ©cologie : on explique aux gens quâils doivent baisser leur chauffage ou porter un col roulĂ© mais il nây a pas de dĂ©marche de planification et de vision Ă moyen terme. Si on prĂ©tend atteindre
41 QUEL HEURT EST-IL? sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
8 - Voir également la contribution de Robin Degron dans ce numéro.
« Un excellent investissement pour la dĂ©pense publique ; il est toujours plus pertinent dâinvestir dans la prĂ©vention que dans la rĂ©paration. »
Dominique Potier
les objectifs fixĂ©s par les politiques eux-mĂȘmes, on est loin de disposer des moyens nĂ©cessaires. »
Conclusion : « On ne peut pas laisser le consommateur tirer seul la consommation du bio, câest une Ă©vidence. » Pour le prĂ©sident de Biocoop, câest plutĂŽt le levier de la fiscalitĂ© quâil faut actionner pour que soient pris en compte « les coĂ»ts Ă©vitĂ©s et les services rendus » par lâagriculture biologique, notamment en matiĂšre de prĂ©servation de la biodiversitĂ© ou de la qualitĂ© des milieux aquatiques.
« Est-ce que la bio doit ĂȘtre financĂ©e uniquement par lâachat ? Non », tranche Ă©galement Dominique Potier, depuis son bureau de lâAssemblĂ©e nationale. Lui aussi dĂ©plore le fait que les services environnementaux rendus par la bio soient si peu rĂ©munĂ©rĂ©s au regard de leurs bĂ©nĂ©fices. Ce serait pourtant « un excellent investissement pour la dĂ©pense publique ; il est toujours plus pertinent dâinvestir dans la prĂ©vention que dans la rĂ©paration ». Sur ce point, et câest lĂ un des ferments de la colĂšre des agriculteurs bios, les politiques actuelles ne sâorientent guĂšre dans le bon sens. Point de cristallisation de lâire de la profession, la derniĂšre rĂ©forme de la PAC qui a entĂ©rinĂ© la suppression des aides au maintien 9, estimant le marchĂ© suffisamment porteur pour assurer la rĂ©munĂ©ration et la croissance de la filiĂšre. ProblĂšme, cette dĂ©cision survient au moment mĂȘme oĂč le marchĂ© change radicalement
9 - Prenant le relais des aides Ă la conversion, les aides au maintien visaient Ă rĂ©munĂ©rer les services environnementaux rendus par lâAB au motif quâils nâĂ©taient pas pris en compte par le marchĂ©.
stagnation de la consommation
de tempo. « Câest extrĂȘmement dĂ©stabilisant » et Ă contre-courant des objectifs fixĂ©s â 18 % de la SAU en bio dâici 2027. Cela conduit en outre Ă considĂ©rer que « le seul indicateur câest le marchĂ©, comme si la santĂ© du sol et des hommes relevait de cette seule dynamique », alerte Dominique Potier. Pour Servane Penvern, « lâarrĂȘt des aides au maintien illustre parfaitement » ce constat dâun changement dâĂ©chelle rapide, les aides se limitant Ă lâĂ©tape de conversion et non plus au changement de pratiques Ă plus long terme.
CHANGEONS DE LOGIQUE. Le manque de soutien politique, Pierrick de Ronne le dĂ©plore tout autant. Il sâinquiĂšte de lâimage que les acteurs publics ont de ce secteur : « Dans lâesprit de nos dĂ©cideurs, câest un segment de marchĂ© rĂ©servĂ© aux riches et je pense que câest une rĂ©elle erreur dâapprĂ©ciation politique ». Pour Ronan Le Velly,
UNE TRĂS COURTE HISTOIRE DE LA BIO
En 2015, la revue « Pour » publie un long dossier intitulĂ© « La bio Ă la croisĂ©e des chemins » (n°227). Dans lâune des nombreuses contributions, le sociologue BenoĂźt Leroux retrace la genĂšse de lâagriculture biologique. DĂšs les annĂ©es cinquante et soixante, des associations mĂȘlant agriculteurs et consommateurs se structurent, avec pour point commun « la dĂ©nonciation des pratiques agrochimiques et industrielles auxquelles elles proposent de substituer des pratiques alternatives ». Au fil des ans, deux courants Ă©mergent : Lemaire-Boucher en 1953 et Nature & ProgrĂšs en 1964. Fait notable, bien quâissus dâun mĂȘme mouvement, ces deux courants reposent sur des idĂ©ologies diffĂ©rentes, le premier ayant plutĂŽt des rĂ©fĂ©rences « conservatrices », avec un ancrage religieux, tandis que le second, plus « sensible aux mouvements anticapitalistes et anticentralisateurs
des annĂ©es 70 », se veut rationnel. Ce sont les consommateurs adhĂ©rents ou proches de Nature & ProgrĂšs qui vont organiser les premiers groupements dâachat. Ceux-ci se fĂ©dĂšreront, plus tard, au sein dâune structure nommĂ©e Biocoop.
« Ces coopĂ©ratives sont alors animĂ©es par le militantisme de leurs membres, surtout Ă leur dĂ©but, et par des valeurs Ă©thiques qui les conduisent Ă rĂ©munĂ©rer au juste prix les producteurs, en favorisant les produits frais, locaux et de saison. » En 1981, la loi dâorientation agricole reconnaĂźt « sans la nommer » lâexistence dâune agriculture qui ne recourt pas aux engrais chimiques. Ce nâest quâen 1988 que lâagriculture biologique est officiellement consacrĂ©e et que la marque AB, propriĂ©tĂ© de lâĂtat français, est créée. Suivra en 2010 son homologue europĂ©en Eurofeuille.
42 QUEL HEURT EST-IL? sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
« Les débats actuels sur la
bio sont loin dâĂȘtre neutres. »
tout ceci pose Ă©galement la question de lâeffet de tous ces discours. Dans un entretien publiĂ© sur le blog de la revue Sesame10, il alerte ainsi sur leurs effets auto-rĂ©alisateurs : « Les dĂ©bats actuels sur la stagnation de la consommation bio sont loin dâĂȘtre neutres. Bien au contraire, ils sont hautement performatifs car ils vont façonner la trajectoire future de lâagriculture biologique. Sâils imposent lâidĂ©e que la bio est trop chĂšre, quâelle ne touche quâune frange restreinte de la population, les acteurs de la transformation et de la distribution ne vont guĂšre dĂ©velopper ce segment. » La filiĂšre bio, autant que ses dĂ©fenseurs, en ont parfaitement conscience, raison pour laquelle de nombreuses rĂ©flexions sâengagent sur cette question dâun « juste » prix. Reste que « le cahier des charges AB a un minimum dâengagements qui font que la bio sera toujours plus chĂšre que le conventionnel », insiste Pierrick De Ronne. Alors,
10 - « Les dĂ©bats sur la stagnation de la consommation bio sont loin dâĂȘtre neutres », https://revue-sesame-inrae.fr/les-debats-sur-lastagnation-de-la-consommation-bio-sont-loin-detre-neutres/
bien sĂ»r, « on peut faire du biodiscount, plus industrialisĂ©, avec une main-dâĆuvre exploitĂ©e, celui-lĂ mĂȘme qui perturbe notre image et nous pĂ©nalise aujourdâhui, ou maintenir une bio avec des engagements forts et une logique de prix juste ». Sur ce point, dit-il, Biocoop ne transigera pas avec ses engagements initiaux. Bien que la question du prix ne soit pas nouvelle, tant sâen faut, elle cristallise aujourdâhui tous les dĂ©bats, faisant presque oublier lâenjeu principal assignĂ© au dĂ©veloppement de lâagriculture biologique : « RĂ©ussir la transition agroenvironnementale 11 ». Pour sortir de lâimpasse, plusieurs acteurs proposent dâinverser le regard, en agissant non plus sur les prix mais sur les revenus disponibles pour accĂ©der Ă ce type de produits, en subventionnant par exemple les achats. Une rĂ©flexion qui fait son chemin et dont il faudra suivre la mise en Ćuvre. â
LA BIO : OĂ EN SOMMES-NOUS EN EUROPE ?
Selon les derniĂšres donnĂ©es publiĂ©es par lâAgence Bio, organisme de rĂ©fĂ©rence en la matiĂšre, 10,3 % des Surfaces Agricoles Utiles (SAU) sont conduites en agriculture biologique en France, contre 8,1 % Ă lâĂ©chelle communautaire. Dans le dĂ©tail, de trĂšs fortes disparitĂ©s sont observĂ©es dâun Ătat membre Ă lâautre : lâAutriche fait figure de premier de cordĂ©e avec 26 % de SAU, tandis que lâItalie est Ă plus de 16 % et lâEspagne et lâAllemagne Ă 10% chacune. Si lâon regarde par contre le nombre dâhectares, ce sont lâEspagne, la France, lâItalie et lâAllemagne qui occupent le podium. « Ces quatre pays (âŠ) reprĂ©sentaient 56 % des surfaces cultivĂ©es en bio dans lâUE en 2019. » Du cĂŽtĂ© du marchĂ©, la situation est tout aussi disparate. « Dans un certain nombre de pays, comme la France et lâAllemagne, le marchĂ© bio a commencĂ© Ă se dĂ©velopper avec la distribution spĂ©cialisĂ©e. Dans dâautres pays, comme le Danemark, le Royaume-Uni et lâAutriche, la grande
distribution a Ă©tĂ© le principal moteur du dĂ©veloppement du marchĂ© bio. » Des contextes de dĂ©veloppement diffĂšrent donc dâun Ătat Ă lâautre, la croissance du bio Ă©tant portĂ©e tantĂŽt par une diversitĂ© dâacteurs, typiquement en France, en Allemagne ou en Espagne, tantĂŽt par la grande distribution, comme en Autriche, au Danemark ou au Portugal. Dernier Ă©lĂ©ment dâimportance, la consommation. AprĂšs avoir crĂ» trĂšs fortement â« la consommation a quadruplĂ© dans lâUE, entre 2004 et 2019 » â, celle-ci connaĂźt un fort ralentissement dans plusieurs pays. Par exemple, en Italie, la « consommation en produits bio a chutĂ© de 8 % entre 2021 et 2022 », indique Paolo Bruni, prĂ©sident de CSO Italy, une organisation professionnelle, tout en prĂ©cisant quâelle avait, sur la mĂȘme pĂ©riode, « baissĂ© de 14 % pour les produits conventionnels ». En Allemagne, le marchĂ© sâest lui aussi contractĂ©, dans des proportions cependant moindres :
« Les ventes de produits biologiques en
2022 ont reculĂ© de 3,5 % par rapport Ă 2021. ». Cela nâa toutefois pas refroidi les ambitions de nos voisins outreRhin qui viennent de revoir leurs engagements Ă la hausse, visant 30 % de terres arables en bio en 2030 1 Ă propos de ces grandes tendances, le dĂ©putĂ© europĂ©en Paolo di Castro invite Ă distinguer la situation de lâEurope du Nord de celle du Sud, « les revenus europĂ©ens nâayant pas Ă©voluĂ© de la mĂȘme maniĂšre ». Sans compter que les motivations des uns et des autres diffĂšrent : les consommateurs français sont plutĂŽt sensibles Ă la dimension santĂ©, tandis que nos voisins allemands privilĂ©gient lâenvironnement.
Sources : Lâagriculture bio dans lâUnion europĂ©enne, Agence Bio, Ă©dition 2021 (https://www.agencebio.org/ wp-content/uploads/2022/01/Carnet_UE-_2021.pdf).
« Les opportunitĂ©s et difficultĂ©s du marchĂ© du bio : lâavis des principaux acteurs », webinaire 11-01-2023. Rapport 2023 du BOLW, FĂ©dĂ©ration allemande de lâagriculture biologique.
1 - « Le gouvernement allemand fait un premier pas vers une agriculture plus biologique », dans Euractiv, 22 février 2023
43 QUEL HEURT EST-IL? sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
11 - Câest notamment ce que rappelle la Cour des comptes dans son rapport sur le soutien Ă lâagriculture biologique https://www.ccomptes. fr/fr/publications/le-soutien-lagriculture-biologique
INSTALLATIONS AGRICOLES
par Yann Kerveno
En France, difficile de sâinstaller en agriculture sans buter sur le ticket dâentrĂ©e, sauf Ă sâendetter Ă vie⊠Montages en sociĂ©tĂ©, interventions de start-up comme Eloi, Fermes en vie ou Ceinture verte, portage de foncier ou dâactivitĂ©, les solutions ne manquent pas aujourdâhui qui attirent en particulier les porteurs de projet non issus du monde agricole, mais pas seulement. Et de sâaffranchir ainsi de la fameuse barriĂšre du prix 1 .
« Des solutions fonciÚrement inédites ?
Il existe aujourdâhui plusieurs types de dispositifs qui interviennent dans les parcours dâinstallation, avec des approches diffĂ©rentes, que ce soit par le foncier, par les cĂ©dants, par les porteurs de projet ou via la demande des collectivitĂ©s », explique CĂ©cile Gazo, doctorante en sociologie Ă lâĂ©cole agro de Toulouse (INP-Ensat). Commençons par les stratĂ©gies reposant sur le foncier. Celles-ci ont recours Ă des investisseurs particuliers ou Ă des fonds dâinvestissement. « Lâobjectif, câest dâacquĂ©rir le foncier pour le dĂ©couper et y installer des agriculteurs. Câest ce que fait la start-up Fermes En ViE (FEVE), avec une forte dimension agroĂ©cologique et une recherche de synergies entre les diffĂ©rents projets, typiquement de lâĂ©levage et des cultures. Câest sĂ©duisant sur le papier mais, dans la rĂ©alitĂ©, ce nâest pas forcĂ©ment trĂšs Ă©vident Ă mettre en Ćuvre, juge-t-elle. Il y a en fait presque autant de modĂšles que dâopĂ©rateurs. Dans le cadre de La Ceinture verte 2, autre dispositif, cela fonctionne plutĂŽt sur le dĂ©marchage de communautĂ©s dâagglomĂ©ration et passe par le montage de SociĂ©tĂ©s CoopĂ©ratives dâIntĂ©rĂȘt Collectif (SCIC) qui crĂ©ent de toutes piĂšces des fermes clĂ© en main. » LĂ , pour le candidat au maraĂźchage,
1 - https://revue-sesame-inrae.fr/ exploitations-agricoles-comment-cesser-de-battre-en-retraite/
2 - https://www.laceintureverte.fr
plus question de fermage et donc de redevance annuelle, mais plutĂŽt dâun loyer mensuel versĂ© pour une parcelle de deux hectares, trois tunnels, lâaccĂšs Ă lâirrigation et lâaccompagnement. Quant aux start-up, créées plus rĂ©cemment, elles sont parvenues Ă rĂ©aliser quelques installations, comme celle de Camille Touzeau et RaphaĂ«l Marquet Ă qui Feve a donnĂ© un coup de pouce. Pour rejoindre leur ferme, Magnantru, il faut savoir se perdre dans le bocage des Deux-SĂšvres, faire confiance au GPS pour dĂ©nicher ce lieu qui fait aussi intimement partie de leur histoire. Câest dans cette ferme quâils se sont rencontrĂ©s, ils y Ă©taient alors salariĂ©s.
ĂPARGNE CITOYENNE. AprĂšs avoir enchaĂźnĂ© les boulots pour dâautres, ils ont cherchĂ© Ă sâinstaller au moment de la crise du Covid 19. Les offres nâĂ©taient guĂšre allĂ©chantes, jusquâĂ ce quâils retombent sur lâidĂ©e de la ferme de Magnantru, son troupeau de bovins, son gĂźte, son atelier de transformation de volailles, son rĂ©seau de clients en circuit court⊠Un potentiel repĂ©rĂ© par Feve : « LâidĂ©e de dĂ©part, pour nous, câĂ©tait dâaider Ă accĂ©lĂ©rer la transition agroĂ©cologique, explique son directeur gĂ©nĂ©ral, Simon Bestel. Or, trĂšs vite, nous nous sommes rendu compte des difficultĂ©s posĂ©es par lâinstallation des agriculteurs dans ce schĂ©ma. Avec un obstacle majeur, celui du prix des exploitations Ă acheter » DâoĂč la solution de la mutualisation de lâĂ©pargne participative avec une fonciĂšre solidaire. « Nous rĂ©coltons de lâargent dâabord auprĂšs de citoyens, avant de nous intĂ©resser aux acteurs institutionnels, et nous finançons lâachat des exploitations. » Une fois lâargent collectĂ©, six millions dâeuros depuis sa crĂ©ation il y a deux ans, Feve achĂšte des exploitations, portĂ©es dans le cadre dâune SCIC, et elle les confie, par le
CROISER LE FAIRE 44 sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
CROISER LE FAIRE
biais dâun bail rural Ă clauses environnementales, aux agriculteurs quâelle accompagne.
« Ă partir du moment oĂč lâancien propriĂ©taire a Ă©tĂ© approchĂ© par Fermes en vie, tout sâest enchaĂźnĂ© rapidement, trĂšs rapidement, explique Camille Touzeau. Nous avons commencĂ© le parcours dâinstallation en fĂ©vrier 2021, dĂšs notre rencontre avec Feve, et nous avons Ă©tĂ© installĂ©s le 1er aoĂ»t, parce que le couple qui cĂ©dait lâexploitation avait annoncĂ© quâil ne ferait pas un jour de plus aprĂšs son dĂ©part Ă la retraite, pile ce jour-là ⊠» Lâavantage ? La dilution du prix de vente. « Câest un bon compromis. Lâachat est diffĂ©rĂ©. On nâa pas de dĂ©cision Ă prendre avant sept ans, on pourra reprendre alors nos valises, sâil le faut, mais on se sent moins oppressĂ©s », explique-t-elle. Et RaphaĂ«l Marquet de complĂ©ter : « Quand ça coince financiĂšrement, câest plus souple quâavec la banque, on discute avec les investisseurs, on peut plus facilement expliquer les choses et on ne paie pas dâagios. » Les deux jeunes Ă©leveurs versent lâĂ©quivalent de 1 500 Ă 1 600 euros de loyer par mois. « Avant de prendre une dĂ©cision, nous nous assurons que les candidats ont le profil apte et lâexpĂ©rience suffisante pour que le projet soit viable. Nous vĂ©rifions aussi quâils ont bien la possibilitĂ© dâinvestir dans lâoutil de production et quâils seront suivis pour ça par les banques. Ensuite, nous assurons
un accompagnement durant les trois premiĂšres annĂ©es, avec un rĂŽle de coordination », prĂ©cise Simon Bestel. De leur cĂŽtĂ©, RaphaĂ«l et Camille ont donc pu investir directement dans la mise Ă niveau de la ferme et du troupeau, en commençant Ă remplacer les parthenaises vieillissantes par des bazadaises pour gagner en rendement carcasse sur les veaux, leur principal produit. 200 000 euros en tout pour le moment, en empruntant Ă la banque. « Câest tendu depuis le dĂ©but, surtout Ă cause du problĂšme des volailles, mais nous sommes parvenus Ă ne pas crĂ©er de dettes nouvelles », explique encore RaphaĂ«l qui a, pour lâinstant, conservĂ© un travail Ă mi-temps chez un Ă©leveur caprin du voisinage. Et si Feve nâĂ©tait pas passĂ©e par lĂ ? « On aurait probablement trouvĂ© une solution mais cela nâaurait peut-ĂȘtre pas Ă©tĂ© aussi confortable. »
Ils espĂšrent en tout cas pouvoir dĂ©velopper un deuxiĂšme gĂźte, rĂ©nover un corps de ferme pour en faire une habitation, faire progresser le troupeau et vendre quelques reproducteurs en plusâŠ
GRAPPES DE FERMES. Plus au nord, Ă LangouĂ«t, prĂšs de lâagglomĂ©ration rennaise, Thomas Helbert prĂ©pare activement son outil de production. DĂ©but mars, dans la fraĂźcheur sĂšche de la fin de lâhiver, il termine de monter ses tunnels et de poser le systĂšme dâirrigation. Lui a vingt-huit ans et
CROISER LE FAIRE 45 sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
sâinstalle grĂące Ă lâentreprise Ă mission Eloi qui a « dĂ©coupĂ© » une ferme existante pour lui permettre dâaccĂ©der au rĂȘve quâil poursuit. « Dâabord, jâai travaillĂ© dans le bĂątiment Ă la suite de ma formation dâingĂ©nieur, puis jâai voyagĂ© avec ma compagne. Jâai fait un peu de woofing en Nouvelle-ZĂ©lande, en ThaĂŻlande et aussi dans les Alpes. Je cherchais quelque chose qui fasse sens dans notre vie. Avec une petite ferme, comme celles que jâai pu voir en Nouvelle-ZĂ©lande, et plutĂŽt dans une logique dâautosuffisance, confie-t-il. Mais bon, ça câĂ©tait dans lâidĂ©al, dĂšs quâon se frotte Ă la rĂ©alitĂ©, on se rend compte que les choses sont un peu plus compliquĂ©es que cela », sourit-il. Il passe par le Brevet Professionnel de Responsable dâEntreprise Agricole (BPREA), travaille comme saisonnier, se frotte Ă la formation « paysan crĂ©atif » de la CoopĂ©rative dâInstallation en Agriculture Paysanne (CIAP), bref, fait mĂ»rir son projet. « Mais voilĂ , quand on veut sâinstaller, on regarde sur Le Bon Coin les exploitations Ă vendre et on se rend vite compte quâil nây a lĂ que des trucs dont personne ne veut ! » Il postule Ă la Safer sur une reprise mais est Ă©cartĂ©, « sans quâil y ait dâinjustice », prĂ©cise-t-il. Câest lĂ que lâintervention dâEloi avec qui il prend contact est dĂ©cisive. « Les vendeurs souhaitaient se sĂ©parer de la maison dâhabitation et des bĂątiments du corps de ferme. Leur fils, installĂ© Ă proximitĂ©, nâavait pas dâintĂ©rĂȘt Ă reprendre cette partie. Et, comme il y avait des terres Ă cĂŽtĂ© quâil Ă©tait possible de louer, câĂ©tait simple », explique Alma Galland qui a suivi le dossier pour Eloi. Son fondateur, Maxime Pawlak, explique : « Aujourdâhui, une grande partie des fermes qui sont Ă reprendre sont inadaptĂ©es aux attentes de jeunes. Notre ambition est donc dâaider les cĂ©dants Ă dĂ©finir le potentiel de leur exploitation ». La start-up a ainsi dĂ©veloppĂ© le concept de « grappes de fermes », câest-Ă -dire lâinstallation de plusieurs activitĂ©s complĂ©mentaires, sur le
pĂ©rimĂštre dâune seule grande exploitation. « Nous essayons de recalibrer un projet en fonction de la demande, en termes de foncier, de bĂątiments et surtout de prix, parce quâon ne peut pas forcĂ©ment valoriser le patrimoine comme on le faisait jusquâici. Ce qui compte, câest la valeur Ă©conomique cible, le reste est complĂštement hors-sol. Ă partir de lĂ , on va projeter lâactivitĂ© et les investissements pour que le repreneur puisse sâinstaller dans de bonnes conditions. » Pour Thomas, comme pour Camille et RaphaĂ«l Ă©voquĂ©s plus haut, lâinstallation aura pris une douzaine de mois, Ă la diffĂ©rence prĂšs que Thomas supporte directement le coĂ»t des investissements. 228 000 euros pour la maison, 60 000 euros pour les bĂątiments et 80 000 euros pour les installations de maraĂźchage. Avec un apport personnel de 80 000 euros, il remboursera 1 000 euros par mois durant vingt-six ans, auxquels sâajoutent 500 euros mensuels pendant huit ans pour lâatelier maraĂźchage. InstallĂ© sur trois hectares, il souhaite crĂ©er une Association pour le Maintien de lâAgriculture Paysanne (AMAP) avec un collĂšgue du village voisin, dans une commune de 5 000 habitants de la pĂ©riphĂ©rie rennaise, GĂ©vezĂ©. « Il nây a pas encore dâAmap, bien que beaucoup de personnes sâinstallent en maraĂźchage ici », explique-t-il, venant ainsi confirmer les prĂ©visions du chercheur François LĂ©ger, qui envisageait en 2017 un engorgement probable du marchĂ© dans certaines zones3
INGĂNIEUX. InstallĂ© en bord de Seudre, en Charente-Maritime, Jean-Jacques Biteau, lui, nâa pas toujours Ă©tĂ© agriculteur. Dâabord journaliste spĂ©cialiste du machinisme agricole, il a fini, par le jeu du destin, par reprendre lâexploitation viticole de ses parents et grands-parents, « parce que la vigne mâintĂ©ressait » De restructuration en restructuration, il fait preuve de qualitĂ©s de chef dâentreprise quand finit par se poser, la cinquantaine arrivant, lâidĂ©e de la transmission. Le dĂ©clic, câest la mise en vente, Ă quelques kilomĂštres de chez lui, dâune exploitation dâune vingtaine dâhectares de vignes en pleine production, de quoi doubler la surface de son propre vignoble. Ce beau domaine, presque dâun seul tenant, attise les convoitises des grands groupes du secteur, voire des Chinois. On a beau ĂȘtre dans les « bons bois » et les « bois ordinaires »4, le cognac connaĂźt une expansion sans pareille et rĂ©clame chaque annĂ©e plus de 3 000 hectares de droits de plantation. Alors, quand un vignoble dĂ©boule sur le marchĂ©, câest la curĂ©e. Pas
3 - https://revue-sesame-inrae.fr/ microfermes-hypermodernite-economique/
CROISER LE FAIRE 46 sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
« Quand les start-up rachĂštent du foncier, elles ne se soucient pas tellement du modĂšle dâexploitation qui prĂ©existait. »
4 - Les deux terroirs les moins prestigieux de lâappellation cognac qui en compte six au total.
forcĂ©ment pour produire sur place mais plutĂŽt pour sâapproprier les droits Ă planter et les transfĂ©rer vers la Grande ou la Petite Champagne, plus rĂ©munĂ©ratrices. Pour avoir des chances dâemporter le morceau, il faut ĂȘtre ingĂ©nieux.
« Câest lĂ que jâai eu lâidĂ©e de monter une nouvelle SCEA 5 en plus de celle que jâai avec mes parents pour exploiter le vignoble familial, prĂ©cise JeanJacques Biteau. Si je suis le principal porteur de cette nouvelle structure, jâen contrĂŽle 80 % du capital, je confie les 20 % restants Ă cinq des dix salariĂ©s qui travaillent chez moi. Au cours des dix prochaines annĂ©es â câest le temps quâil me reste Ă travailler â, les profits de la SCEA serviront Ă revaloriser les parts de capital pour les salariĂ©s, sans quâils aient Ă emprunter ou Ă investir sur leurs fonds propres » Mais le dossier de notre ancien journaliste nâest pas le seul Ă arriver en commission devant la Safer⊠Sept autres prĂ©tendants sont sur la ligne de dĂ©part. « Ce qui a fait pencher la balance en notre faveur, câest que les vignes restaient lĂ . CâĂ©tait un acte de dĂ©fense de la viticulture mais aussi du territoire, sans compter que cela permet dâinstaller trois jeunes sur une exploitation en trĂšs bon Ă©tat. » Au prix dâun chĂšque de 1,2 million dâeuros. Il espĂšre aussi que ses salariĂ©s, ceux qui seront restĂ©s dans lâaventure, pourront racheter la SCEA principale et son vignoble historique de trente et un hectares.
INVESTISSEMENTS MILITANTS
Les investisseurs de Feve peuvent espĂ©rer une rentabilitĂ© dâenviron 2 % et une dĂ©fiscalisation de leur mise. « Nous avons des investisseurs Ă toutes les strates, de 500 Ă plus de 100 000 âŹ. Dans les deux cas, ce sont des investissements militants pour lequel le retour attendu nâest pas tant financier que moral. Entre les deux, une partie des investisseurs le fait pour la rĂ©duction dâimpĂŽts de 25 %. »
quâil a dĂ©jĂ engagĂ© des frais pour ne pas perdre de temps, consommant une bonne partie de son apport. Pour rebondir, il reprend un emploi salariĂ© Ă temps partiel, puis prĂ©sente un dossier Ă la CIAP 44, Ă Nantes. LĂ encore, dĂ©ception : Ă son premier passage en commission son dossier est rejetĂ©. Il se fait alors accompagner pour le prĂ©senter une nouvelle fois⊠avec succĂšs, en octobre 2017. Tout sâengage enfin : le parcours « paysan crĂ©atif », les formations en salleâŠ
DE LA DĂCONFITUREâŠ
Au sud de Rennes, JeanJacques Jouanolle a rĂ©ussi son pari, en dĂ©pit des embĂ»ches qui se sont dressĂ©es sans rĂ©pit sur son parcours. « JâĂ©tais technicien bocage dans une commune et, en 2014, jâai eu envie de mâinstaller. Jâen ai parlĂ© avec mes beaux-parents qui avaient des terres et câest ainsi que le projet a germĂ© », explique-t-il. Il ne savait pas alors que le parcours allait ĂȘtre long. TrĂšs long. Trois ans. Il sâengage dans un cycle de formation avec le Civam 35 pour faire mĂ»rir son projet, sâinvestit en 2016 dans le stage de professionnalisation au catalogue de la chambre dâagriculture dâIlle-et-Vilaine, rĂ©alise son Ă©tude de marchĂ©, monte son dossier et se prĂ©sente devant les banques. Et lĂ , la dĂ©ception est cruelle. Sur les trois Ă©tablissements bancaires quâil sollicite pour emprunter 120 000 euros avec 30 000 euros dâapport personnel, aucun ne le suit. « Il y a probablement trois raisons Ă ces refus, analyse-t-il avec le recul. Lâabsence de retour sur investissement rapide et de clients au dĂ©marrage ainsi que le manque de rĂ©fĂ©rences. Je ne suis pas issu du monde agricole⊠LĂ , clairement, je suis face Ă un mur. » Il entre dans une pĂ©riode de doutes, dâautant
⊠AUX SORBETS DE FRUITS. « Dans la pratique, câest allĂ© un peu plus vite pour moi parce que le dossier Ă©tait trĂšs avancĂ©, au bout du stage paysan crĂ©atif, on peut faire âporterâ son activitĂ©, ĂȘtre suivi par deux rĂ©fĂ©rents et bĂ©nĂ©ficier dâun apport de trĂ©sorerie apprĂ©ciable pour rĂ©aliser la mise en culture de lâexploitation », explique-t-il, se faisant volontiers porte-parole de cette coopĂ©rative dâinstallation. En juin 2018, il rĂ©alise ses premiĂšres ventes de petits fruits. « Du passage Ă la CIAP, jâai appris beaucoup de choses, en particulier tout ce qui concernait la partie gestion. Cela a Ă©tĂ© primordial. Pour la partie technique, je me suis davantage appuyĂ© sur le groupement Agrobio 35 », confie-t-il. Une fois Ă©coulĂ©s les deux ans de test de lâactivitĂ©, il lui a fallu se prĂ©senter de nouveau devant les banques, pour racheter son activitĂ© Ă la coopĂ©rative et continuer le dĂ©veloppement de lâexploitation, notamment pour rĂ©aliser des sorbets⊠« LĂ , les trois enseignes ont acceptĂ©, jâai donc eu le loisir de marchander un peu⊠», sourit-il. Depuis, le plan sâest dĂ©roulĂ© sans accroc, jusquâĂ lâan dernier et la flambĂ©e des coĂ»ts de production des matiĂšres premiĂšres. Il a pu embaucher un plein temps pour huit mois de lâannĂ©e et deux saisonniers. Il rĂ©flĂ©chit maintenant Ă sâassocier pour exploiter les vergers de poires et de pommes dont il nâa pas le temps de sâoccuper. Et si la CIAP nâavait pas Ă©tĂ© lĂ ? « Soit jâabandonnais, soit je
CROISER LE FAIRE 47 sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
5 - SociĂ©tĂ© Civile dâExploitation Agricole.
changeais le pĂ©rimĂštre et je ne plantais quâun verger de pommes en haute tige, en association avec un Ă©leveur pour y faire paĂźtre des bĂȘtes⊠»
LES EXPLOITATIONS
UN SENS
COMMUN
PAS
SI FRĂQUENT. Ă lâautre bout de la France, prĂšs de Dijon, quand nous rencontrons Pascal Farcy, il est Ă quelques jours de prendre sa retraite et travaille depuis un moment Ă sa succession. Ce double actif, qui est aussi chef de culture de la station expĂ©rimentale Inrae dâĂpoisses, a fait de sa ferme un autre lieu dâexpĂ©rimentation, en sâassociant avec ses voisins pour mettre sur pied un assolement en commun. « Tout est parti de la directive nitrates et de lâobligation qui nous Ă©tait faite dâimplanter des cultures intermĂ©diaires piĂ©geant le nitrate », se souvient-il. On est au dĂ©but des annĂ©es 2000, il faut quâil sâĂ©quipe pour acheter un broyeur pour dĂ©truire ensuite ces couverts temporaires (la chimie est interdite).
« Avec les voisins qui Ă©taient aussi concernĂ©s, nous avons créé une Cuma pour acquĂ©rir ce matĂ©riel et un Ă©pandeur dâengrais⊠» LâidĂ©e fait vite son chemin dans les esprits, une arracheuse Ă betteraves vient complĂ©ter le parc puis, lâannĂ©e suivante, une moissonneuse-batteuse. Une dizaine dâexploitations, issues de trois villages, sont rĂ©unies dans cette coopĂ©rative. « On sâest demandĂ© ensuite comment optimiser la rĂ©colte des betteraves sur nos petites parcelles. On a fini par nĂ©gocier avec la sucrerie pour livrer en commun et, dans la foulĂ©e, nous avons groupĂ© la production sur une seule exploitation. Mais, agronomiquement, ce nâĂ©tait pas satisfaisant. »
Pour ne lĂ©ser aucune exploitation, il fallait aller plus loin, et quatre dâentre elles dĂ©cident de mettre leurs surfaces entiĂšrement en commun. « Nous avons créé un Groupement dâIntĂ©rĂȘt Ăconomique (GIE), nĂ©gociĂ© avec nos organismes stockeurs pour trouver une solution pour le paiement des productions, afin de tout partager jusquâĂ la marge semi-nette », explique Pascal Farcy. En rĂ©sumĂ©, La « Cuma intĂ©grale » porte lâensemble du matĂ©riel et le GIE couvre la production et les charges affĂ©rentes. Les exploitations, elles, conservent la maĂźtrise des fermages, des investissements fonciers et des aides Pac. Lâaventure a comptĂ© jusquâĂ 610 hectares en commun, elle a pris le risque dâun passage en semis direct en 2009 Ă la fin des betteraves, puis en semis direct sous couvert, sans travail du sol.
Si la question de la transmission nâĂ©tait pas Ă lâorigine de cette aventure, elle va sâen trouver grandement facilitĂ©e. Pascal Farcy va passer la main Ă son neveu, avec un investissement limité⊠Juste les parts de capital social de la Cuma, soit 20 000 euros. « Ce nâest pas avec cela que je vais
Jean-Jacques Jouanolle : son exploitation, « LâArbre aux sorbets », est installĂ©e Ă Moulins, prĂšs de Rennes. Il produit des petits fruits (fraises, cassis, mĂ»res, groseilles, sureauâŠ) quâil transforme pour partie en sorbet grĂące au laboratoire quâil a construit. Il vend tout en direct, 40 % en fruits frais et le reste en sorbet.
Pascal Farcy : son exploitation prĂšs de Dijon compte 105 hectares mis en commun avec les voisins. La production comprend principalement du blĂ©, du colza, de lâorge dâhiver et de la moutarde.
Camille Touzeau et RaphaĂ«l Marquet : la ferme de Mangnatru, Ă PĂ©rignĂ© (Deux-SĂšvres), comprend une cinquantaine dâhectares de prairies, un bĂątiment abritant lâhiver une vingtaine de vaches et leurs veaux, un atelier de transformation et de quoi Ă©lever des volailles grasses, 300 oies au pĂąturage, plus un gĂźte rural.
Thomas Helber : Ă LangouĂ«t, en Ille-et-Vilaine, il sâinstalle sur trois hectares en maraĂźchage sur sol vivant, avec 1 200 m2 de tunnels et 7 000 m2 de cultures de plein champ en bio. Il compte aussi implanter un verger en haute tige.
Jean-Jacques Biteau : Ă Sablonceaux, en Charente-Maritime, il exploite une cinquantaine dâhectares de vignes valorisĂ©es majoritairement en alcool Ă destination des maisons de nĂ©goce du cognac, en pineau des Charentes et en vins IGP du pays charentais dont il assure la vente en direct.
complĂ©ter ma retraite. En revanche, lâoptimisation Ă©conomique donne de la valeur de reprise Ă lâexploitation, ajoute-t-il, et puisque jâai toujours Ă©tĂ© double actif, câest mon activitĂ© de salariĂ© qui financera. » Et les terres ? « Il y a 105 hectares dont une partie au sein du Groupement foncier agricole familial, donc rachetables en parts de capital, le reste est surtout en fermage. Si mon neveu avait dĂ» acquĂ©rir les terres, lâhistoire nâaurait pas Ă©tĂ© la mĂȘme ». OĂč lâon revient toujours sur la question du foncier. Mais aussi sur le modĂšle des exploitations Ă reprendre. « Il y a un fossĂ© de plus en plus profond entre ce modĂšle et la volontĂ© de beaucoup de porteurs de projet de tout crĂ©er ex nihilo, de partir dâune feuille blanche pour changer les pratiques agricoles, regrette CĂ©cile Gazo, notre doctorante de lâagro Toulouse. Câest ce crĂ©neau quâexploitent les start-up : quand elles rachĂštent du foncier, elles ne se soucient pas tellement du modĂšle dâexploitation qui prĂ©existait. » â
CROISER LE FAIRE 48 sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
« Du service public aux services marchands »
Câest pour sa thĂšse de sociologie, financĂ©e dans le cadre dâune convention industrielle de recherche avec les Jeunes Agriculteurs, que CĂ©cile Gazo sâest penchĂ©e sur la multiplication des initiatives de soutien Ă lâinstallation.
Quâest-ce que lâirruption de nouveaux opĂ©rateurs vient bousculer dans les procĂ©dures dâinstallation ?
CĂ©cile Gazo : Alors que lâagriculture paysanne fait de lâinstallation sur mesure, Ă la hauteur des porteurs de projets, les start-up sont plutĂŽt dans une logique de standardisation. Mais ce qui change surtout avec ces derniĂšres, câest que cela fait entrer lâinstallation dans la catĂ©gorie des services marchands, alors quâelle Ă©tait jusquâici du ressort de la puissance publique, consulaire et syndicale. Bien sĂ»r, certaines start-up cherchent aussi Ă orienter les candidats vers les bons interlocuteurs (chambres, associations, Safer, cabinets de conseil, etc.). Il sâagit pourtant de la mission de service public des organisations labellisĂ©es par lâĂtat dans le cadre du Point accueil installation.
Ce ne sont pas les seules alternatives qui se dĂ©veloppentâŠ
Il y a aussi les Groupements Fonciers Agricoles (GFA), en particulier dans le monde de la vigne. Ils acquiĂšrent les terres et vendent ensuite des parts de sociĂ©tĂ©. Mais les coopĂ©ratives y sont aussi parfois contraintes pour conserver les surfaces dont elles ont besoin pour faire tourner leurs outils industriels. De quoi se heurter Ă une autre problĂ©matique, celle de la main-dâĆuvre. Elles sont parfois rĂ©duites Ă faire travailler ces vignes soit par des salariĂ©s, soit Ă façon par des entreprises de travaux agricoles, faute de trouver des vignerons pour sâinstaller. Ă terme, si lâobjectif est louable, et parfois incontournable, ces solutions vont poser des questions jusque sur lâessence mĂȘme des coopĂ©ratives.
En définitive, cela fait-il vraiment beaucoup de solutions nouvelles ?
Ce qui est frappant, câest que, aujourdâhui, tout le monde sâintĂ©resse Ă lâinstallation, depuis les Cuma jusquâaux services de remplacement en passant par les Safer, en plus des acteurs historiques. Mais, souvent, chacun reste campĂ© sur ses positions, son modĂšle et son cĆur de mĂ©tier.
La premiĂšre des choses ne serait-elle pas peutĂȘtre que toutes les parties qui interviennent se parlent et travaillent ensemble ? Et cela passe bien entendu par une rĂ©flexion sur la sĂ©curisation des financements de chacun. â
CROISER LE FAIRE 49 sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
« âŠpeut-ĂȘtre que toutes les parties qui interviennent se parlent et travaillent ensemble ?
Et cela passe bien entendu par une réflexion sur la sécurisation des financements de chacun. »
Cécile Gazo
Ălevage & vaccinat on : des attentes et des questions
par Stéphane Thépot
Vacciner ou abattre ? En mĂ©decine vĂ©tĂ©rinaire, la mise au point dâun vaccin peut reprĂ©senter une alternative aux abattages prĂ©ventifs pour juguler les Ă©pidĂ©mies. Mais les Ă©levages ne sont pas des « salles blanches » Ă©tanches Ă leur environnement. Ils dĂ©pendent aussi des marchĂ©s pour Ă©couler leurs productions. Ătat des lieux.
LE temps presse. Sans attendre les rĂ©sultats de lâexpĂ©rimentation de vaccins destinĂ©s aux canards, le ministre de lâAgriculture a annoncĂ© le 6 avril une prĂ©commande de quatre-vingts millions de doses. Marc Fesneau veut en effet tenir son engagement dâune campagne de vaccination nationale pour lâautomne 2023 contre le trĂšs virulent virus H5N1 et ses variants, rebaptisĂ© Influenza Aviaire Hautement PathogĂšne (IAHP). Un calendrier annoncĂ© le 22 dĂ©cembre 2022 en guise de cadeau de NoĂ«l aux producteurs de foie gras, traumatisĂ©s par plusieurs annĂ©es de flambĂ©es Ă©pidĂ©miques et des millions dâabattages prĂ©ventifs. Lâempressement du ministre est un signe adressĂ© aux deux groupes pharmaceutiques qui se sont lancĂ©s dans la course au nouveau vaccin en France. Marc Prikazsky, le patron de Ceva santĂ© animale, numĂ©ro un en France, nâavait pas manquĂ© de prĂ©venir quâil fallait « plusieurs mois » pour lancer la production industrielle. Lâentreprise, dont le siĂšge est Ă Libourne (Gironde), a mĂȘme tenu Ă souligner quâelle avait produit dĂšs 2018 un million de doses contre un autre variant (H5N8) de cette « grippe du poulet »⊠sans obtenir dâautorisation de mise
sur le marchĂ© en France et en Europe. Son concurrent allemand, Boehringer Ingelheim, est dans la mĂȘme situation. Son vaccin, Volvac Best, est utilisĂ© contre le H5N1 au Mexique ou en Ăgypte, mais pas en Europe.
VACCINĂS MAIS INTERDITS Ă LâEXPORT. Reste que lâarme de la vaccination risque de passer du bouclier Ă lâĂ©pĂ©e Ă double tranchant. Elle peut permettre de faire face Ă une crise (vaccination dâurgence), fonctionner comme une sorte « dâassurance » dans les zones oĂč lâagent infectieux est prĂ©sent de façon endĂ©mique (vaccination prĂ©ventive), voire faire disparaĂźtre une maladie. « La vaccination vĂ©tĂ©rinaire a permis lâĂ©radication de la peste bovine, deuxiĂšme maladie dâorigine virale Ă ĂȘtre Ă©radiquĂ©e aprĂšs la variole humaine », se fĂ©licitait Paul-Pierre Pastoret, qui a dirigĂ© le service des publications de lâOrganisation mondiale de la santĂ© animale (OIE) Ă Paris de 2006 Ă 2010. DĂ©cĂ©dĂ© en 2015, cet illustre vĂ©tĂ©rinaire belge a aussi activement contribuĂ© Ă la disparition officielle de la rage chez les renards dans son pays. Mais les vaccins suscitent Ă©galement de multiples dĂ©fiances. Et pas seulement chez les « antivax ». Dans un article publiĂ© dans la revue « Ătudes en agriculture et environnement » 1, lâhistorienne
1 - « La vaccination des bovidĂ©s contre la tuberculose en France, 19211963 : entre modĂšle Ă©pistĂ©mique et alternative Ă lâabattage », dans Revue dâĂ©tudes en agriculture et environnement, 2010.
https://www.persee.fr/doc/reae_1966-9607_2010_num_91_4_1994#
CROISER LE FAIRE 50 sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
ĂPIZOOTIES
CROISER LE FAIRE
Delphine Berdah raconte par le menu comment le BCG, qui a fait ses preuves contre la tuberculose chez lâhomme, a Ă©tĂ© abandonnĂ© en 1964 en mĂ©decine vĂ©tĂ©rinaire au profit de lâabattage des vaches infectĂ©es par le bacille. Notamment parce que les animaux vaccinĂ©s rĂ©agissaient positivement aux tests tuberculiniques Ă lâinstar des bĂȘtes malades et se trouvaient, de fait, abattues. Plus rĂ©cemment, pour les volailles, le PDG de Ceva santĂ© animale se dĂ©clarait lui-mĂȘme paradoxalement opposĂ© Ă la vaccination contre lâIAHP en France en 2020. La raison ? « Selon la rĂ©glementation internationale, un pays nâa pas le droit dâexporter ses Ćufs ou sa viande de volaille sâil vaccine contre lâinfluenza aviaire hautement pathogĂšne », expliquait Marc Prikazsky dans un entretien à « Ouest France ». En effet, une vaccination peut ĂȘtre perçue par certains pays comme risquant de propager le virus. VĂ©tĂ©rinaire de formation, le chef dâentreprise, qui a dĂ©veloppĂ© lâancienne division santĂ© animale de Sanofi-Aventis pour viser le cinquiĂšme rang mondial avec des implantations en Chine, en Inde ou au BrĂ©sil, partageait alors la position officielle de lâAssociation Nationale interprofessionnelle de la VOLaille de chair (ANVOL). Laquelle faisait valoir quâelle rĂ©alise un chiffre dâaffaires dâun milliard dâeuros Ă lâexport. Depuis, la filiĂšre a finalement ralliĂ© lâappel au secours du CIFOG, son homologue pour la filiĂšre des palmipĂšdes Ă foie gras, Ă condition que les barriĂšres sanitaires soient harmonisĂ©es en Europe.
DES VACCINS FONT LEUR « DIVA ». « La vaccination ne constitue que lâun des outils de lutte contre lâIAHP. La bonne application des mesures de biosĂ©curitĂ© en Ă©levage avicole reste le plus efficace », estime lâAnses. LâAgence nationale de sĂ©curitĂ© sanitaire, sollicitĂ©e pour rendre un avis scientifique sur la dĂ©cision du ministĂšre de lâAgriculture, sâest prononcĂ©e le 31 mars dernier en faveur dâune stratĂ©gie de vaccination prĂ©ventive, mais a rejetĂ© la vaccination dâurgence. « Vacciner des animaux en pleine pĂ©riode dâĂ©pizootie a tendance Ă augmenter les flux de personnes dans les Ă©levages et donc les risques de faille de biosĂ©curitĂ© », prĂ©cise Caroline Boudergue, adjointe Ă la cheffe de lâunitĂ© dâĂ©valuation des risques liĂ©s au bien-ĂȘtre, Ă la santĂ© et Ă lâalimentation des animaux et aux vecteurs. Dans un prĂ©cĂ©dent avis, rendu le 27 octobre 2022, lâagence faisait dĂ©jĂ valoir que la vaccination des poulets de chair standard ne prĂ©sentait guĂšre dâintĂ©rĂȘt en raison de la courte durĂ©e de vie des volailles dans les Ă©levages. Ă quoi bon vacciner un oiseau destinĂ© Ă partir Ă lâabattoir Ă lâĂąge de cinq ou six semaines, alors quâil faut attendre trois Ă quatre semaines aprĂšs lâinjection pour que lâanimal soit immunisĂ© ? LâAnses ne retenait lâintĂ©rĂȘt du vaccin que pour les seuls animaux reproducteurs dans les couvoirs. Les laboratoires ont par ailleurs dĂ©veloppĂ© des techniques permettant de vacciner « in ovo », des machines injectant directement le produit dans la coquille de lâĆuf sans toucher lâembryon.
CROISER LE FAIRE 51 sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
Dans ce mĂȘme avis, lâagence souligne Ă©galement lâimportance de disposer dâun vaccin dotĂ© dâun « marqueur », pour ĂȘtre en mesure de distinguer un animal qui a contractĂ© le virus « sauvage » de celui qui a Ă©tĂ© immunisĂ© par sa copie rĂ©alisĂ©e en laboratoire. Cette mĂ©thode, propre Ă la pharmacopĂ©e vĂ©tĂ©rinaire, est connue sous lâacronyme anglais DIVA (Differenciating Infected from Vaccinated Animals). « Ce concept a Ă©tĂ© dĂ©fini, puis mis en Ćuvre en Italie entre 2000 et 2008, pour la gestion dâĂ©pizooties de grippe aviaire dues Ă diffĂ©rents virus H5 et H7 faiblement pathogĂšnes », prĂ©cise lâagence. La Chine, qui vaccine systĂ©matiquement ses volailles depuis une vingtaine dâannĂ©es, a dâailleurs mis au point en 2021 un vaccin Diva inactivĂ© de H7N9.
LâEurope a pour sa part lancĂ© le programme de recherche Vacdiva, dans un autre secteur dâĂ©levage : trois vaccins contre la Peste Porcine Africaine (PPA). Cette maladie virale hĂ©morragique est la cousine de la grippe aviaire Ă lâĂ©chelle planĂ©taire pour les suidĂ©s. Elle affecte les cochons domestiques comme les sangliers et a entraĂźnĂ© lâeuthanasie de cent millions de porcs depuis son apparition en Chine en 2018. TrĂšs contagieuse, elle nâest toutefois pas transmissible Ă lâhomme.
La PPA nâest donc pas considĂ©rĂ©e comme pouvant dĂ©gĂ©nĂ©rer en zoonose (ndlr : maladie transmissible de lâanimal vertĂ©brĂ© Ă lâhumain), contrairement au H5N1 qui a causĂ© la mort dâune centaine de personnes infectĂ©es, principalement au Vietnam et en IndonĂ©sie. Mais les dommages sont comparables sur le plan Ă©conomique et commercial. LâĂ©pidĂ©mie prive les producteurs de revenus, quant aux pays qui ne sont pas touchĂ©s, ils prĂ©fĂšrent suspendre les importations pour se protĂ©ger. Une stratĂ©gie de vaccination Diva peut ainsi permettre « dâapporter des garanties » pour lever les doutes et les barriĂšres sanitaires, « en dĂ©montrant que les produits faisant lâobjet des Ă©changes sont issus de volailles qui, bien que vaccinĂ©es, nâĂ©taient pas infectĂ©es », explique lâAnses. « Chaque vaccin doit ĂȘtre accompagnĂ© du test Diva adaptĂ© », souligne lâAgence française de sĂ©curitĂ© sanitaire. Chaque vaccin possĂšde ainsi une dimension de dĂ©pistage.
TESTS DE
RĂSISTANCEâŠ
Dans sa ferme, aux confins du Pays Basque et du BĂ©arn, Florence Lataillade nâapprĂ©hende pas la notion de bĂ©nĂ©fices-risques de la mĂȘme maniĂšre que les experts de lâAnses. « Cela va faire un truc en plus », soupire la solide Ă©leveuse du couvoir de la Bidouze. Cette petite exploitation familiale sâest spĂ©cialisĂ©e dans la reproduction de canards Kriaxera, une race rustique traditionnelle. Or, dans son avis du 30 mars, lâagence prĂ©conise de vacciner en prioritĂ© les Ă©levages de reproducteurs, sans omettre de mentionner les « races Ă petits effectifs ». Mais Florence Lataillade hĂ©site encore Ă faire appel Ă un vaccin pour protĂ©ger son cheptel demain. Fortement soutenue localement, lâĂ©leveuse est convaincue que ses canards sont naturellement immunisĂ©s contre le H5N1 et ses variants. Pour la famille Lataillade, la cause de lâhĂ©catombe dans les Ă©levages serait plutĂŽt Ă chercher dans la sĂ©lection de races de canards plus productifs, mais plus fragiles (cf. revue Sesame n° 12 ).
Le constat empirique Ă©tabli au couvoir de la Bidouze est difficile Ă vĂ©rifier scientifiquement car les experts considĂšrent que les canards peuvent ĂȘtre des « porteurs sains ». Les palmipĂšdes sont en effet souvent asymptomatiques. Quand ils prĂ©sentent les signes cliniques de la maladie, ils excrĂštent davantage de virus que les poulets dans leurs fientes et contribuent ainsi Ă sa diffusion. Un test Diva permettrait donc de distinguer le virus « sauvage » du vaccin. Florence Lataillade est toutefois lassĂ©e, Ă ce stade, par les analyses sĂ©rologiques Ă rĂ©pĂ©tition pour tenter de sauver son Ă©levage, considĂ©rĂ© comme un foyer infectieux par lâadministration. Surtout depuis que ses chers canards noirs ont fini par ĂȘtre eutha-
CROISER LE FAIRE 52 sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
« On ne vaccine pas des milliers de canards dans un élevage comme quelques centaines de truies »
Nicolas Rose
nasiés préventivement afin que le département des Pyrénées-Atlantiques recouvre son statut de « zone indemne ». Un test PCR aurait-il pu changer la donne ?
LA CHIMĂRE DES ANIMAUX TRANSGĂNIQUES.
La piste dâune sĂ©lection dâanimaux rĂ©sistants aux virus comme alternative aux vaccins nâest pas nouvelle. En 2013, le Roslin Institute dâEdimbourg (Ăcosse), cĂ©lĂšbre pour avoir mis au point la brebis clonĂ©e Dolly, annonçait triomphalement avoir conçu un porc gĂ©nĂ©tiquement modifiĂ© pour rĂ©sister Ă la peste porcine africaine. « Pig 26 » ne semble toutefois pas avoir eu de descendance Ă la hauteur du tapage mĂ©diatique Ă sa naissance. LâĂ©vĂ©nement allait plutĂŽt Ă contre-courant de la tendance dans le secteur de production porcine, oĂč les vaccins se multiplient sur le marchĂ©. Nicolas Rose, expert de la santĂ© porcine et directeur adjoint du laboratoire de lâAnses de Ploufragan-PlouzanĂ©-Niort, recense pas moins de huit types de vaccins diffĂ©rents pour lutter contre la longue liste des maladies qui menacent les cochons dans une filiĂšre trĂšs intensive. Une vaccination gĂ©nĂ©ralement prĂ©sentĂ©e comme un bon moyen de limiter le recours aux antibiotiques contre les infections bactĂ©riennes. Les vĂ©tĂ©rinaires et les laboratoires dĂ©veloppent mĂȘme la technique des « autovaccins », prĂ©parĂ©s Ă partir de germes prĂ©levĂ©s sur un animal malade dans un Ă©levage, en lâabsence de vaccin disponible dans le commerce. Mais revenons à « Pig 26 ». Dans les porcheries les plus performantes, on est passĂ© en quelques annĂ©es de douze Ă seize porcelets sevrĂ©s par truie, ainsi que le souligne Nicolas Rose, mais de telles performances gĂ©nĂ©tiques et sanitaires ne renvoient pas pour autant les porcs OGM au rang de chimĂšres. Dernier avatar de « Pig 26 » ? Une sociĂ©tĂ© amĂ©ricaine vante sur catalogue une race gĂ©nĂ©tiquement modifiĂ©e prĂ©sentĂ©e comme rĂ©sistante Ă la « maladie de lâoreille bleue ».
LâARN, BIEN AVANT LE COVID-19⊠Quant au futur vaccin annoncĂ© par Ceva SantĂ© pour immuniser les canards, trĂšs attendu, il possĂšde une particularitĂ© amplement commentĂ©e durant la pandĂ©mie de le Covid-19. Il nâest en effet pas prĂ©parĂ© avec un virus attĂ©nuĂ© ou inactivĂ© mais, comme les nouveaux vaccins apparus Ă lâĂ©poque, il est conçu dâaprĂšs lâARN du virus. GrĂące au sĂ©quençage haut dĂ©bit, le gĂ©nome dâun virus Ă©mergent peut ĂȘtre rapidement dĂ©codĂ© sans avoir Ă manipuler des agents pathogĂšnes, applaudit AndrĂ© Jestin. Ancien conseiller technique du directeur de lâAnses, il signale dans le « Bulletin de lâAcadĂ©mie vĂ©tĂ©rinaire de France » que les dĂ©bouchĂ©s pour
la santĂ© animale avaient une longueur dâavance dans le domaine. Un premier vaccin Ă base dâADN mis au point par Pfizer a Ă©tĂ© autorisĂ© en 2005 aux Ătats-Unis pour protĂ©ger les chevaux contre lâĂ©pidĂ©mie de la fiĂšvre du Nil. Un autre a suivi la mĂȘme annĂ©e pour les saumons dâĂ©levage au Canada. Deux vaccins ARN ont ensuite obtenu des autorisations en 2015 outre-Atlantique, pour ĂȘtre testĂ©s sur des poules pondeuses contre la grippe aviaire et sur des truies contre un coronavirus provoquant des diarrhĂ©es.
VACCINATION OBLIGATOIRE, VECTRICE DE RUMEURS. Plus que le mode dâobtention du vaccin, « Il fait quand mĂȘme beaucoup penser aux OGM »,câest sa future administration qui fait tiquer Sylvie Colas, elle qui milite depuis le dĂ©but de lâĂ©pidĂ©mie pour la sauvegarde des Ă©levages de plein air. Cette syndicaliste agricole ne se dĂ©finit pas comme « antivax ». « On vaccine dĂ©jĂ nos poulets contre dâautres maladies », dit cette Ă©leveuse de volailles en plein air de Lectoure. Mais elle redoute avant tout « un coĂ»t prohibitif » pour les petits Ă©levages comme le sien. « Nous ne voulons surtout pas de vaccination obligatoire », prĂ©vient la militante de la ConfĂ©dĂ©ration paysanne. La revendication dâune « libertĂ© vaccinale » a Ă©mergĂ© Ă lâoccasion dâune flambĂ©e de fiĂšvre catarrhale ovine (FCO) en France et en Europe Ă partir de 2006. Cette maladie dite « de la langue bleue » est endĂ©mique en Afrique. Elle touche principalement les moutons et les petits ruminants. Son vecteur est un moucheron, qui transmet le virus par piqĂ»res. LâĂ©pidĂ©mie a créé la surprise en sâattaquant aussi aux bovins, et en arrivant Ă la fois par le sud et par le nord de lâEurope. La France a dĂ©cidĂ© de rendre la vaccination obligatoire entre 2008 et 2010. « La dĂ©cision a Ă©tĂ© prise pour permettre de poursuivre les exportations de bovins », soupçonne Sylvie Colas, une opinion largement partagĂ©e Ă la ConfĂ©dĂ©ration paysanne et chez les Ă©leveurs en agriculture biologique. Sur ces soupçons, un anthropologue a menĂ© une enquĂȘte de terrain de deux semaines entre Aveyron et LozĂšre, en juillet 2010, auprĂšs dâĂ©leveurs et de vĂ©tĂ©rinaires qui ne partageaient pas la mĂȘme analyse sur la nĂ©cessitĂ© de vacciner les brebis. Le travail de FrĂ©dĂ©ric Keck, publiĂ© dans la revue « GenĂšses »2, est dâautant plus intĂ©ressant quâil compare la situation dans le bassin laitier de Roquefort avec le large refus du personnel hospitalier de se vacciner contre la grippe A (H1N1) en 2009. Il analyse le rĂŽle des rumeurs dans les arguments contradictoires
2 - « VaccinĂ©s comme des bĂȘtes ? », dans GenĂšses n° 91, 2013. https://www.cairn.info/revue-geneses-2013-2-page-96.htm#no2
CROISER LE FAIRE 53 sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
Ă©changĂ©s. « Celles-ci mettent en doute lâorigine et les effets du vaccin dĂšs que lâĂtat apparaĂźt comme un simple opĂ©rateur de distribution pour des produits pharmaceutiques rĂ©pondant Ă des logiques de profit », constate FrĂ©dĂ©ric Keck.
LE PRIX DE LâINJECTION. VĂ©tĂ©rinaire installĂ©e Ă Argences-en-Aubrac, Murielle Vabret ne constate pas de dĂ©fiance particuliĂšre envers les vaccins auprĂšs des Ă©leveurs de bovins du nord de lâAveyron, bastion de la FNSEA. Ălue locale, elle souligne que les agriculteurs locaux ont dâailleurs plutĂŽt mieux accueilli le vaccin nouvelle gĂ©nĂ©ration contre le Covid-19 que le reste de la population.
« Le Covid, on lâavait dĂ©jĂ vĂ©cue chez nous avec la FCO », dit la vĂ©tĂ©rinaire qui se souvient des longues semaines dâattente dâun vaccin adaptĂ© contre « la maladie de la langue bleue ». Il est finalement arrivĂ© « en un temps record », apprĂ©cie la vĂ©tĂ©rinaire de lâAubrac. Pas moins de neuf vaccins diffĂ©rents ont bĂ©nĂ©ficiĂ© dâune autorisation temporaire dâutilisation pour lutter en urgence contre les diffĂ©rents sĂ©rotypes du virus. Aucun ne dispose encore Ă ce jour dâune autorisation de mise sur le marchĂ© dĂ©finitive. EntiĂšrement prise en charge par lâĂtat, la facture de la vaccination obligatoire sâest Ă©levĂ©e Ă 170 millions en 2008, rapporte FrĂ©dĂ©ric Keck. Si son caractĂšre obligatoire a cessĂ© en 2010, cette levĂ©e nâa pas signĂ© la fin de la vigilance. Car la maladie nâa pas Ă©tĂ© Ă©radiquĂ©e, des foyers sont rĂ©guliĂšrement signalĂ©s en France. « LâefficacitĂ© de la vaccination ne sera totale que si 80 % du cheptel bovin, ovin et caprin est vaccinĂ© », souligne « Le Bulletin de la SociĂ©tĂ© Nationale des Groupements Techniques VĂ©tĂ©rinaires » (SNGTV). Ainsi, le vaccin reste obligatoire pour exporter les veaux vers lâItalie, premier dĂ©bouchĂ© de la filiĂšre bovine en Aveyron, signale Murielle Vabret. Les deux injections nĂ©cessaires sont dĂ©sormais Ă la charge des Ă©leveurs. ForcĂ©ment, ça fait tousser. Les producteurs ovins sont les plus remontĂ©s contre le prix des vaccins commercialisĂ©s en France. La fĂ©dĂ©ration nationale envisageait dâailleurs, en 2011, dâacheter ellemĂȘme des doses en Espagne pour protester contre des prix hexagonaux jugĂ©s abusifs. Pour rĂ©pondre aux critiques accusant les laboratoires et les vĂ©tĂ©rinaires de « sâen mettre plein les poches », le gouvernement, Ă la demande du SNGTV, a autorisĂ© les Ă©leveurs Ă pratiquer eux-mĂȘmes les injections. Car le prix du vaccin, mais aussi son efficacitĂ©, peut varier en fonction de son mode dâadministration.
« On ne vaccine pas des milliers de canards dans un Ă©levage comme quelques centaines de truies », souligne Nicolas Rose Ă lâAnses. Lâagence souligne dans son avis du 30 mars que « les moyens
humains, matĂ©riels, financiers et temporels pourraient ĂȘtre des facteurs limitants pour la mise en Ćuvre dâune stratĂ©gie vaccinale Ă lâautomne 2023, notamment pour des vaccins injectables ».
LâAPPĂT DE LâIMMUNITĂ. Mais quid de la faune sauvage, souvent point de dĂ©part des zoonoses ? En lâoccurrence, câest la vaccination orale qui a Ă©tĂ© expĂ©rimentĂ©e avec succĂšs, en premier lieu pour vacciner les renards contre la rage. Le Raboral, un vaccin attĂ©nuĂ© recombinant, mis au point via la transgĂ©nĂšse par le laboratoire français RhĂŽne-MĂ©rieux dĂšs les annĂ©es 1980, a Ă©tĂ© diffusĂ© Ă grande Ă©chelle, la dĂ©cennie suivante, par hĂ©licoptĂšre sous forme dâappĂąts, en France et en Belgique. Une distribution qui marche aussi trĂšs bien pour vacciner les sangliers contre la peste porcine dans les Vosges du Nord, indique Nicolas Rose. Quant aux blaireaux, accusĂ©s dâĂȘtre vecteurs de la tuberculose bovine, leur immunisation devrait ĂȘtre expĂ©rimentĂ©e pendant trois ans en Nouvelle-Aquitaine. La rĂ©gion concentre en effet la majoritĂ© de la centaine de foyers dĂ©tectĂ©s chaque annĂ©e dans les Ă©levages. Mais lâenjeu est national. Il sâagit de conserver le statut « indemne » de la France, reconnu depuis 2001. Il est aussi Ă©motionnel. Ă la suite dâune campagne nationale des associations environnementalistes contre le dĂ©terrage des blaireaux, lâOffice français de la biodiversitĂ©, qui a testĂ© en CĂŽte-dâOr cette pratique importĂ©e du Royaume-Uni, reconnaĂźt « la limite opĂ©rationnelle et Ă©thique du piĂ©geage ». Dâun autre cĂŽtĂ©, lâĂ©motion suscitĂ©e par le dernier documentaire dâĂdouard Bergeon a reçu une rĂ©ponse parallĂšle. Le rĂ©alisateur a filmĂ© le dĂ©sespoir dâun Ă©leveur du BĂ©arn dont le troupeau de vaches, dĂ©tectĂ© positif Ă la tuberculose, a Ă©tĂ© entiĂšrement abattu. Ce type de mesures radicales devrait diminuer : le ministĂšre de lâAgriculture annonce en effet vouloir limiter le nombre dâabattages dâanimaux suspects, grĂące Ă de nouveaux tests à « interfĂ©ron gamma ». Cette nouvelle technique de dĂ©pistage, associĂ©e Ă des abattages sĂ©lectifs, a Ă©tĂ© expĂ©rimentĂ©e avec succĂšs depuis une dizaine dâannĂ©es pour les 32 000 taureaux de combats en Camargue. â
CROISER LE FAIRE 54 sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
Mais quid de la faune sauvage, souvent point de départ des zoonoses ?
Un modĂšle informatique pour Ă©valuer lâefficacitĂ© des stratĂ©gies de vaccination
SPĂCIALISĂ dans la recherche agronomique pour les rĂ©gions tropicales, le Cirad peaufine depuis 2013 un outil informatique pour Ă©valuer le rapport coĂ»t-bĂ©nĂ©fice des stratĂ©gies de vaccination ou dâabattage prĂ©ventif des poules pondeuses et des poulets de chair, face aux diffĂ©rents virus de lâInfluenza Aviaire (IA). Le modĂšle, baptisĂ© Evacs, a Ă©tĂ© expĂ©rimentĂ© en 2015 en Ăgypte avant dâĂȘtre dĂ©ployĂ© au Vietnam et au Bangladesh, en partenariat avec lâentreprise Ceva santĂ© animale. Une thĂšse, soutenue le 1er avril 2021 par une doctorante en contrat Cifre, examine pour la premiĂšre fois lâapplication dâEvacs en France.
« Lorsque lâoutil a Ă©tĂ© appliquĂ© au Bangladesh, les Ă©levages ont Ă©tĂ© regroupĂ©s en fonction de leurs niveaux dâindustrialisation et dâintĂ©gration et de leur taille. Cette classification nâĂ©tait pas pertinente pour les Ă©levages français, pour lesquels les critĂšres pris en compte Ă©taient le niveau dâintĂ©gration et le mode de production (en claustration ou en plein air), leur taille nâĂ©tant pas un critĂšre de sĂ©lection », prĂ©cise Claire Hautefeuille. VĂ©tĂ©rinaire de formation, la chercheuse a travaillĂ© pendant deux ans Ă lâAnses pour coordonner des travaux dâexpertise scientifique portant notamment sur lâinfluenza aviaire. Sa thĂšse en Ă©pidĂ©miologie se penche cette fois sur « les rĂ©seaux de production de volailles en lien avec les mobilitĂ©s humaines, matĂ©rielles et animales ».
Le Sud-Ouest ou lâOuest de la France ne sont effectivement pas comparables Ă lâAsie du Sud-Est, oĂč de nombreux petits Ă©levages villageois de subsistance en « basse-cour » cohabitent avec de grands bĂątiments intensifs en claustration totale. La France,
elle, a dĂ©veloppĂ© des filiĂšres dâĂ©levage en plein air pour un marchĂ© de produits vendus sous label, en bio comme en conventionnel. « Lâanalyse du rĂ©seau a dĂ» ĂȘtre adaptĂ©e Ă lâintĂ©gration horizontale des Ă©levages (autour dâun producteur dâaliment), alors que les filiĂšres Ă©tudiĂ©es jusquâĂ prĂ©sent portaient essentiellement sur des Ă©levages intĂ©grĂ©s verticalement [ndlr : production, transformation, et distribution] », expose Claire Hautefeuille.
RISQUES PLUS FAIBLES EN PLEIN AIR. Bousculant les idĂ©es reçues, la thĂšse souligne que « le risque de transmission entre les Ă©levages de reproducteurs et les Ă©levages de production en claustration nâĂ©tait pas nĂ©gligeable, contrairement Ă ce qui pouvait ĂȘtre attendu, compte tenu de leurs modes dâĂ©levage trĂšs diffĂ©rents ». Le modĂšle Evacs conclut mĂȘme Ă un risque de transmission plus faible entre Ă©levages en plein air quâentre Ă©levages de poulets de chair en claustration intĂ©grĂ©s au sein de la mĂȘme organisation de production. « Bien que les Ă©levages de reproducteurs soient considĂ©rĂ©s comme Ă haut niveau de biosĂ©curitĂ©, le risque de transmission entre Ă©levages de reproducteurs est Ă©quivalent Ă celui estimĂ© entre Ă©levages de poulets de chair en plein air », constate Claire Hautefeuille. Le modĂšle Evacs doit encore ĂȘtre « spatialisĂ© » pour produire des cartes de gestion des risques Ă lâĂ©chelle locale. Et le sĂ©quençage gĂ©nĂ©tique des diffĂ©rentes souches de virus IA permettrait de savoir si tel ou tel type dâĂ©levage est une source privilĂ©giĂ©e dâintroduction virale dans le rĂ©seau, souligne la thĂšse. « Ces donnĂ©es sont essentielles pour dĂ©finir notamment les rĂŽles respectifs des Ă©levages villageois (extensifs) et industriels (intensifs) dans la circulation, lâamplification et lâĂ©mergence de nouveaux sous-types. Ces Ă©tudes restent encore trĂšs limitĂ©es alors que les Ă©levages villageois sont toujours pointĂ©s du doigt dans certains pays lorsquâune Ă©pidĂ©mie dâIA se diffuse »
Claire Hautefeuille poursuit ses recherches en postdoc au sein de lâĂ©quipe Astre, une unitĂ© mixte de recherche du Cirad et dâInrae, dans le cadre du projet BioFluARN. Les Ă©tudes sont Ă©tendues aux risques dâintroduction et de diffusion des virus influenza dans les filiĂšres porcines. â
CROISER LE FAIRE 55 sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
« Lâanalyse du rĂ©seau a dĂ» ĂȘtre adaptĂ©e Ă lâintĂ©gration horizontale des élevages. »
(DĂ) COUVERTS
Cause lâĂ©closionvĂ©gĂ©tale, dâun sujet sensible
par Laura Martin-Meyer
Dimanche midi, un repas en famille, tout ce quâil y a de plus banal. Lâun des convives, la mine dĂ©confite face au rĂŽti servi dans lâassiette, dĂ©voile ne plus vouloir consommer de chair animale. On lui objecte ironiquement : « Et la souffrance des plantes, alors ? » Cette scĂšne, beaucoup lâont vĂ©cue. Mais, sâil pouvait autrefois faire sourire, lâargument du « cri de la carotte » peut dĂ©sormais compter avec lâappui de scientifiques et auteurs Ă succĂšs. Câest Ă ce signal faible, possible Ă©mergence dâune « cause vĂ©gĂ©tale », quâest consacrĂ© ce dossier. Car le changement de regard sur les plantes pourrait aussi contenir en germe de florissantes perspectives pour les temps proches.
LANTONS le dĂ©cor. Si lâon en croit Peter Wohlleben, auteur de « La Vie secrĂšte des arbres » (Les ArĂšnes, 2017), le papier de son ouvrage « que vous avez en les mains, chers lecteurs, provient du bois rĂąpĂ© de bouleaux ou dâĂ©picĂ©as abattus â donc tuĂ©s â Ă cette seule fin ». Tels sont les termes quâemployait lâingĂ©nieur forestier dans son best-seller, vendu Ă plus dâun million dâexemplaires en France. Depuis, sur les Ă©tals des librairies, toutes sortes de parutions sur la forĂȘt, les hĂȘtres, les chĂȘnes et mĂȘme les mauvaises herbes font florĂšs. Le web aussi ameute les curieux, avec par exemple cette confĂ©rence vidĂ©o de Suzanne Simard, « Comment les arbres parlent entre eux », qui comptabilise cinq millions et demi de vues. DĂšs lors, tout se passe comme si les vĂ©gĂ©taux avaient tout Ă coup cessĂ© de « vĂ©gĂ©ter », gagnant une popularitĂ© inĂ©dite. Tandis que
Ples toits et façades dâimmeubles se parent de plantes ou quâil est devenu has been de dĂ©sherber les trottoirs, des pratiques ancestrales reviennent en vogue, telle la sylvothĂ©rapie qui prĂȘte des vertus curatives aux sĂ©jours en forĂȘt ou Ă lâĂ©treinte des arbres. Câest aussi un Ă©tonnant « tournant Ă©pistĂ©mologique » qui Ă©clĂŽt dans certains milieux scientifiques : jusquâalors entitĂ©s passives et muettes, les plantes seraient dĂ©sormais dotĂ©es de facultĂ©s traditionnellement attribuĂ©es aux ĂȘtres humains et Ă certains animaux. Le Plant Turn 1 , scrutĂ© depuis 2015 par lâanthropologue Natasha Myers,
1 - AurĂ©lie Javelle, « Le Plant Turn se caractĂ©rise par la prise en compte des plantes en tant quâĂȘtres sensibles, voire âintelligentesâ, par opposition Ă une tradition qui les envisage passives, muettes et immobiles », dans « Lâacceptation de la part âsauvageâ des plantes pour dĂ©velopper des systĂšmes maraĂźchers âdiplomatiquesâ », La PensĂ©e Ă©cologique, vol. 6, no 2, 2020.
traduit ainsi le changement dâattitude dâune poignĂ©e de scientifiques Ă lâĂ©gard des vĂ©gĂ©taux, bien dĂ©terminĂ©s quâils sont Ă en dĂ©voiler la sensibilitĂ© ou lâ« intelligence ». En Italie, au sein de la SociĂ©tĂ© de neurobiologie vĂ©gĂ©tale fondĂ©e en 2005 par les biologistes Stefano Mancuso et FrantiĆĄek BaluĆĄka, on explore par exemple les facultĂ©s de mĂ©moire, dâapprentissage ou de communication de ces ĂȘtres vivants. Un terreau trĂšs fertile, oĂč croĂźt cette nouvelle cause du vĂ©gĂ©tal. « Le xxi e siĂšcle serat-il celui du rĂšgne vĂ©gĂ©tal ? », titrait dâailleurs « Sciences et Avenir » en juin 2019. Mais câĂ©tait sans compter avec les vives controverses quâalimentent, entre autres, les thĂšses de P. Wohlleben ou S. Mancuso, accusĂ©s de semer la confusion dans les esprits. Car, pour certains, verser dans lâanthropomorphisme â accorder aux animaux et aux plantes des attributs propres aux humains â a certes le « mĂ©rite dâouvrir les possibles, mais freine la capacitĂ© Ă percevoir lâaltĂ©ritĂ© vĂ©gĂ©tale » 2 Difficile en effet dây voir clair et, plus encore, de se positionner Ă lâĂ©gard de cette vie absolument Ă©trangĂšre Ă nos mĂštres Ă©talons usuels. Que traduit alors lâeffervescence de ces dĂ©bats ?
sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT 56
PLANTES
Ă MOTS
2 - Aurélie Javelle, Dusan Kazic, et Jacques Tassin, « Introduction : repenser le statut des plantes », dans La Pensée écologique, vol. 6, no 2, 2020.
Quels en sont les apports, mais aussi les piĂšges et les possibles effets dans le rĂ©el ? RĂ©ponses Ă deux voix, dans cet entretien avec la philosophe Florence Burgat, qui critique le « rĂšgne de lâindistinction » entre plantes et animaux, et le biologiste Olivier Hamant, qui offre un regard mesurĂ© mais non moins salvateur.
Comment interprĂ©tez-vous lâinflation et le succĂšs dâouvrages portant sur le vĂ©gĂ©tal, depuis les arbres jusquâaux « mauvaises » herbes ?
Florence Burgat : Le goĂ»t de la botanique est prĂ©gnant depuis lâAntiquitĂ©. Songeons par exemple au premier traitĂ© de ThĂ©ophraste,
« LâHistoire des plantes » ou, plus tard, au « Dictionnaire des termes dâusage en botanique » de Rousseau. Ătre entourĂ© de plantes, câest en effet expĂ©rimenter une forme de grand apaisement, prĂ©cisĂ©ment parce leur vie nâest guĂšre inquiĂšte ni mortelle mais en perpĂ©tuel renouvellement. Pourquoi, alors, un tournant vĂ©gĂ©taliste nous paraĂźt-il tout Ă fait signifiant aujourdâhui ? PrĂ©cisĂ©ment parce quâil intervient dans une sociĂ©tĂ© du numĂ©rique, Ă©tablie dans des villes bĂ©tonnĂ©es. Lâangoisse, le dĂ©sespoir ambiant, la distillation dâinformations sur lâĂ©tat prĂ©occupant de la planĂšte et la dĂ©sertion des religions classiques conduisent aussi nombre dâindividus
Ă tenter de rĂ©investir ce qui est aujourdâhui radicalement dĂ©senchantĂ©. DâoĂč ce succĂšs, entre autres choses, des ouvrages qui prolifĂšrent sur le vĂ©gĂ©tal.
Olivier Hamant : Câest aussi que nous sommes entrĂ©s dans une Ă©poque oĂč la nature menacĂ©e devient menaçante. Et cela tĂ©moigne dâune inversion dans notre imaginaire : depuis lâavĂšnement de lâagriculture et de la domestication, nous avons toujours tentĂ© de contrĂŽler la nature. Or, avec les effets boomerang flamboyants de lâanthropocĂšne, on sâaperçoit aujourdâhui que plus on la contrĂŽle plus elle nous Ă©chappe : câest en quelque sorte la fin du nĂ©olithique. Nous voilĂ donc dĂ©munis, propulsĂ©s dans une Ăšre oĂč il va falloir apprendre Ă vivre en ayant perdu le contrĂŽle. DâoĂč une curiositĂ©, avec peut-ĂȘtre parfois beaucoup de bĂ©atitude, pour les Ă©lĂ©ments naturels : si ceux-ci nous menacent, alors il nous faut cesser de vivre contre eux et tenter de les comprendre. Le paradoxe, câest quâon nâa jamais autant Ă©tĂ© Ă la fois dĂ©connectĂ© du vivant et imbriquĂ© avec lui. Avec lâanthropocĂšne, la nature nâexiste plus, elle est complĂštement hybridĂ©e avec la culture : pour le dire vite, il y a du plastique aux confins de la forĂȘt amazonienne. En parallĂšle, lâessentiel de nos interactions avec le monde passe Ă travers des boutons poussoirs. Elles nâont plus rien de sensuel, comme lâexplique Stefano Boni dans son livre « Homo confort ». Dâailleurs que mobilise-t-on dans nos tentatives de reconnexion au vivant ? Du numĂ©rique, avec des notions comme lâinternet racinaire.
Nous mobilisons certes du numĂ©rique, mais nous prĂȘtons dans le mĂȘme temps aux vĂ©gĂ©taux une foule dâautres attributs traditionnellement rĂ©servĂ©s aux ĂȘtres humains ou Ă certains animaux : lâintelligence, la conscience, la sensibilitĂ©, des capacitĂ©s dâapprentissage et de mĂ©moire ou encore la facultĂ© Ă ressentir la douleur⊠Les plantes seraient-elles des animaux comme les autres ?
sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT 57
O.H. : Câest en tout cas la thĂšse que dĂ©fend Peter Wohlleben, dans « La Vie secrĂšte des arbres » (Les ArĂšnes, 2017). Un ouvrage certes truffĂ© de donnĂ©es vraies mais pourquoi dire dâun arbre connectĂ© Ă un autre que câest « une mĂšre qui prend soin de son enfant » ? Je suis assez critique et jâestime quâil faut accepter que tout ne tourne pas autour de lâhumain. Il existe en effet bien dâautres façons de vivre, plus dĂ©centralisĂ©es et plus auto-organisĂ©es. Le problĂšme, câest que nous avons une vision animalocentrĂ©e des plantes : spontanĂ©ment, nous les imaginons avec une tĂȘte, un systĂšme nerveux central voire des vaisseaux sanguins. Or, pour le dire de façon un peu froide, biologiquement, elles ne dĂ©tiennent rien de tout cela. Ce qui nâempĂȘche pas dâobserver, Ă lâĂ©chelle molĂ©culaire, des similitudes entre plantes et animaux, avec par exemple des protĂ©ines et des gĂšnes identiques : que jâexerce une pression sur une main ou sur une plante, jâobserverai dans les deux cas une vague de calcium. Câest un signal de « stress » hĂ©ritĂ© dâun ancĂȘtre commun. Mais il ne sâagit lĂ que de mĂ©canismes qui ne disent rien de la vie. Et puis la comparaison sâarrĂȘte dĂšs lâĂ©chelle cellulaire, oĂč cellules animales et cellules vĂ©gĂ©tales nâont dĂ©jĂ plus rien Ă voir. Il y a donc des termes que jâĂ©vite soigneusement dâemployer, en particulier celui dâintelligence, Ă moins que lâon sâaccorde pour dire quâil traduit la capacitĂ© dâadaptation. Mais lĂ nâest pas du tout le sens gĂ©nĂ©ral quâon lui prĂȘte. MĂȘme chose pour la conscience ou la douleur, qui dĂ©pendent dâun systĂšme nerveux central. La seule notion que je me permets dâutiliser et qui peut porter Ă confusion câest celle de proprioception : chez lâhumain, cela nous permet par exemple de sentir nos bras bouger. Les plantes aussi ont cette facultĂ© mais il sâagit pour elles dâune perception purement mĂ©canique et gĂ©omĂ©trique des formes : cela explique notamment pourquoi les feuilles sont plates et les tiges cylindrĂ©es. Ainsi, les mĂ©canismes qui entrent en jeu pour les plantes et pour les animaux nâont rien Ă voir les uns avec les autres.
Florence Burgat est philosophe, directrice de recherche Ă Inrae, affectĂ©e aux Archives Husserl (ENS Paris). Connue pour travailler de longue date sur la condition animale, elle sâest aussi intĂ©ressĂ©e aux plantes Ă travers lâouvrage « Quâest-ce quâune plante ? » (Seuil, 2020)
F.B. : Ăvidemment, selon lâangle Ă partir duquel on observe les choses, on peut rencontrer des analogies, mais il ne faut pas en faire des homologies : sâil existe en effet des structures communes aux animaux et aux plantes Ă lâĂ©chelle de lâinfiniment petit, elles ne disent rien de lâessence de la vie. Il est clair que nous sommes limitĂ©s dans notre vocabulaire ainsi que dans notre facultĂ© Ă comprendre une forme de vie radicalement diffĂ©rente de la nĂŽtre. De fait, connaĂźtre câest souvent reconnaĂźtre. Et, comme on imagine la plante avec un cerveau, il nous faut alors redĂ©finir les concepts que nous manions. Prenons la notion de soi, qui implique en philosophie une subjectivitĂ© : avoir un soi câest se sentir persister comme Ă©tant le mĂȘme au fil de la diversitĂ© de ses expĂ©riences. Cela se rapporte donc toujours au vĂ©cu. Câest ainsi que, si lâon mobilise le concept de soi chez les plantes, comme dans le cas de la proprioception, il faut en signaler les limites. En lâoccurrence, ĂȘtre clair sur lâidĂ©e que la plante ne se rapporte pas Ă elle-mĂȘme car cette rĂ©flexivitĂ© implique le vĂ©cu.
Les thĂšses popularisĂ©es par Peter Wohlleben ont, dites-vous, « instillĂ© dans lâopinion la croyance selon laquelle les plantes vivent, souffrent et meurent comme les humains ou les animaux ». Vous montrez que câest faux mais allons plus loin : en quoi cela est-il problĂ©matique ?
Olivier Hamant est biologiste interdisciplinaire, directeur de recherche Ă Inrae, au sein du laboratoire de reproduction et de dĂ©veloppement des plantes de lâENS de Lyon. Il dirige Ă©galement lâinstitut Michel-Serre et a publiĂ© « La TroisiĂšme Voie du vivant » (Odile Jacob, 2022)
F.B. : Il y a en effet des termes comme la souffrance, que lâon ne peut selon moi sâautoriser Ă employer au sujet des plantes, prĂ©cisĂ©ment parce que leur vie nâest pas vĂ©cue en premiĂšre personne. Aussi, lorsque Peter Wohlleben Ă©crit que « la plantule du chĂȘne engloutie par un cerf souffre et meurt, comme souffre et meurt le sanglier Ă©gorgĂ© par un loup » 3, on peut se demander ce quâil a derriĂšre la tĂȘte⊠On le dĂ©couvre pages 250-251, oĂč il prĂ©cise : « Nous utilisons des ĂȘtres vivants qui sont tuĂ©s pour satisfaire
sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT 58
3 - Peter Wohlleben, La Vie secrÚte des arbres Les ArÚnes, 2017, p. 64.
nos besoins, il est inutile dâenjoliver la rĂ©alitĂ©. Pour autant, est-ce blĂąmable ? » et, plus loin : « Nous devons traiter [âŠ] les arbres comme nous traitons les animaux. » DĂ©jĂ , je ne crois pas quâil soit trĂšs au fait de la maniĂšre dont nous traitons les animaux car il demande tout de mĂȘme le droit pour les arbres de mourir dans la dignitĂ© : or exiger cela pour les animaux, câest dĂ©jĂ passer pour dâaffreux extrĂ©mistes ! Et puis, en soutenant que les plantes souffrent au mĂȘme titre que les animaux, il invite clairement le lecteur non pas Ă se brider mais Ă utiliser tous ces ĂȘtres souffrants avec certains Ă©gards. Dans la mĂȘme veine, on peut citer Dominique Lestel qui prĂ©tend, dans « LâApologie du carnivore » (Fayard, 2011), quâil « nâest pas plus Ă©thique de faire souffrir une carotte quâun liĂšvre ». Jây vois une tentative de banalisation : puisque tout souffre, alors tout est permis. En clair, je crois quâil y a lĂ le dĂ©passement dâune limite que rien nâautorise Ă franchir : parler de souffrance, ce nâest pas seulement descriptif, comme pourrait lâĂȘtre le terme de sensibilitĂ© qui a aussi une dimension physique, mais cela sous-tend un glissement hasardeux.
Attribuer de tels qualificatifs Ă la plante peut certes conduire Ă relativiser la cause animale, mais quâen est-il des plantes ellesmĂȘmes ? Songeons par exemple au biologiste Marc-AndrĂ© SĂ©losse, qui estime que « lâintelligence cache la plante ». En clair, la ramener Ă nos grilles de reprĂ©sentation habituelles ce serait passer Ă cĂŽtĂ© de ce quâelle est vraimentâŠ
O. H. : Cela dessert en effet tout le monde et jây vois mĂȘme un marqueur de notre Ă©poque : pourquoi dit-on des plantes quâelles sont intelligentes mais jamais quâelles sont bĂȘtes ? Si je devais choisir un camp, ce serait dâailleurs le deuxiĂšme, les animaux, les plantes et les champignons nâĂ©tant pas du tout performants. Je mâexplique : les plantes subsistent depuis des millions dâannĂ©es, aprĂšs avoir traversĂ© quantitĂ© de chocs. Mais comment font-
elles ? On pourrait penser quâelles sont ultraperformantes et, pourtant, câest en allant contre lâefficacitĂ© et lâefficience quâelles y parviennent. Prenons le rendement de la photosynthĂšse, qui est estimĂ© Ă moins de 1 %. Entendez par lĂ que les plantes gĂąchent 99 % de lâĂ©nergie solaire ! TrĂšs loin, donc, de lâefficacitĂ© dâun panneau solaire, notamment parce quâelles gĂšrent avant tout les fluctuations. En parallĂšle, il y a aussi cette idĂ©e que les plantes seraient plus intelligentes que nous. Contrairement aux EuropĂ©ens, qui distinguent les « humains » et les « non-humains », les AmĂ©ricains ne disent pas « not human » mais « more than human » [ndlr : « plus quâhumain »]. Pourquoi cette course Ă lâĂ©chalote ? Qualifier ainsi les plantes, câest le dogme de la performance Ă tous les Ă©tages. De fait, si elles avaient notre « intelligence », cela fait bien longtemps â 3,8 milliard dâannĂ©es âquâelles auraient, notamment, optimisĂ© leur photosynthĂšse.
F.B. : Il est vrai quâĂ penser la plante comme une super-intelligence, on ne fait que plaquer du « mĂȘme » sur une vie absolument « autre ». ConsĂ©quence, on passe complĂštement Ă cĂŽtĂ© de son originalitĂ©. Et cela est dâautant plus curieux que câest bien lâhumain qui est le plus performant, dans la mesure oĂč il a rĂ©ussi Ă soumettre tout ce qui lâentoure, en particulier les animaux dâĂ©levage. Câest que, face Ă notre puissance technique et scientifique, rien ne rĂ©siste.
Tout ceci pose la question de la juste attitude Ă adopter Ă lâĂ©gard des plantes. La Suisse sâest positionnĂ©e en 2008, Ă travers la Commission fĂ©dĂ©rale dâĂthique pour la biotechnologie dans le domaine Non Humain (CENH) 4 qui reconnaĂźt la « dignitĂ© de la crĂ©ature » appliquĂ©e au rĂšgne vĂ©gĂ©tal. En mĂȘme temps, lâune des auteures du rapport sâinterroge : « Nâest-on pas allĂ© trop loin avec la notion de dignitĂ© ? » 5 JusquâoĂč effectivement faut-il aller ?
F. B. : Rappelons que cette idĂ©e de « dignitĂ© de la crĂ©ature » appliquĂ©e aux plantes Ă©mane de la partie germanophone de la Suisse. Elle est donc hĂ©ritĂ©e de la tradition romantique allemande : câest par exemple Schopenhauer qui dĂ©peint la souffrance de la nature ou Ă©voque ces lianes qui enserrent les arbres. Tout ceci est trĂšs loin de la culture française, plus cartĂ©sienne dans son rapport Ă la nature. Câest pourquoi il peut paraĂźtre dĂ©placĂ© pour nos oreilles dâentendre parler de la dignitĂ© de la plante. Pour autant, faut-il utiliser nĂ©cessairement
4 - Commission fĂ©dĂ©rale suisse dâĂ©thique pour la biotechnologie dans le domaine non humain, « La DignitĂ© de la crĂ©ature dans le rĂšgne vĂ©gĂ©tal. La question du respect des plantes au nom de leur valeur morale » (Berne, 2008). Un travail motivĂ© par lâintroduction dans la constitution fĂ©dĂ©rale en 1992 de la notion de « dignitĂ© de la crĂ©ature » qui, sur le plan du droit constitutionnel, « se rapporte Ă la valeur dâun ĂȘtre vivant pour lui-mĂȘme ».
5 - « Certains ont argumentĂ© que le respect moral des plantes peut entraĂźner une relativisation des valeurs morales face Ă lâĂȘtre humain et aux animaux », questions Ă Martine Jotterand, biologiste gĂ©nĂ©ticienne au CHUV et professeur Ă lâUNIL, Le Temps, 15 avril 2008. https://www.letemps.ch/ societe/concluons-vegetaux-ont-une-valeur-morale
sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT 59
« Câest pourquoi il peut dĂ©placĂ©paraĂźtre pour nos oreilles dâentendre parler de la dignitĂ© de la plante. »
des concepts pertinents au regard des ĂȘtres mortels et sentients, comme les humains et une partie des animaux, pour quâon respecte les plantes ? Ou bien faut-il apprĂ©hender ces derniĂšres dans leur altĂ©ritĂ© radicale et exposer toute leur beautĂ©, leur puissance ? Quoi quâil en soit, je crois quâil est pĂ©rilleux et mĂȘme dĂ©placĂ© de mobiliser des concepts comme celui de dignitĂ©, qui sont essentiellement liĂ©s Ă des existences vĂ©cues.
O. H. : Je dirai la mĂȘme chose mais Ă lâenvers : on pourrait imaginer que le cadre qui veut que « la libertĂ© des uns sâarrĂȘte lĂ oĂč commence celle des autres » inclue Ă lâavenir les non-humains et les gĂ©nĂ©rations futures. Ă condition, toutefois, dâassumer que cela relĂšve uniquement de la responsabilitĂ© humaine. Il sâagirait donc moins de « libĂ©rer » les plantes que de tracer autrement la limite au-delĂ de laquelle notre propre libertĂ© sâarrĂȘte, afin que les gĂ©nĂ©rations futures puissent avoir une chance dâexister. Une autre piste, plus prometteuse et opĂ©rationnelle, est celle hĂ©ritĂ©e de la pensĂ©e solidariste, avec en chef de file LĂ©on Bourgeois : pensons en termes de dette que nous lĂ©guons aux gĂ©nĂ©rations futures. Encore une fois, il sâagit dâune dette entre humains, mĂȘme si ce sont en partie les Ă©cosystĂšmes qui paient les pots cassĂ©s. Mais devoir sâacquitter de cette dette, câest une maniĂšre de transformer notre rapport Ă la nature et aux plantes, sans plaquer toutes sortes de choses sur elles.
Nây a-t-il pas tout de mĂȘme du positif Ă Â tirer de cet intĂ©rĂȘt renouvelĂ© pour les plantes ?
O. H. : Nous avions jusquâĂ prĂ©sent une idĂ©e de la biologie fondĂ©e sur une lecture erronĂ©e de Darwin, avec ce maĂźtre mot : la compĂ©tition. Câest lâhorreur totale ! Et puis un basculement assez incroyable sâest opĂ©rĂ© dans le regard que nous portons sur le monde vivant. Prenons le cas des microbes, que lâon considĂ©rait depuis le xixe comme des ennemis Ă tuer. Ă cette approche pasteurienne
succĂšde aujourdâhui lâĂšre du microbiome et des probiotiques : dâun seul coup, le microbe devient un alliĂ© et des ouvrages comme celui de Peter Wohlleben reflĂštent la mĂȘme tendance : en rĂ©alitĂ©, les ĂȘtres vivants, dont les plantes, coopĂšrent beaucoup. Et cette curiositĂ© pour le monde vĂ©gĂ©tal est dâautant plus rafraĂźchissante que nous allons avoir besoin de coopĂ©ration dans le monde instable qui vient : la compĂ©tition, cela ne marche que dans un monde stable, ne souffrant ni de guerres ni de pĂ©nuries. RĂ©sultat, notre façon de plaquer des tas de choses sur les plantes, câest certainement trĂšs maladroit mais peut-ĂȘtre allons-nous finir par nous poser les bonnes questions.
F. B. : Je me mĂ©fie toujours des paroles, et je crois quâil faut juger les gens sur leurs actes. Lâinflation des discours est toujours un peu suspecte. Souvent, cela vient masquer un problĂšme : de quoi les individus se sentent-ils coupables pour insister Ă ce point sur tel ou tel sujet ? Ă cet Ă©gard, on peut ĂȘtre attentif Ă la montĂ©e en puissance dâun type de discours pour voir sâil produit bien des effets dans le rĂ©el : cessera-t-on de raser des forĂȘts ? En outre, la sociĂ©tĂ© Ă©tant composĂ©e dâacteurs trĂšs divers et de points de vue qui sâaffrontent, ces discours seront-ils assez puissants pour toucher ceux qui ne se prĂ©occupent pas du tout des milieux naturels ? â
CONSEILS DEÂ LECTURE
DâOLIVIER HAMANT :
- Stefano Boni, « Homo confort », éditions
LâĂchapĂ©e, 2022.
- Bruno Moulia et Vincent Amouroux, « La proprioception, notre véritable sixiÚme sens », 2020, « un trÚs beau documentaire, sur la proprioception des plantes et des animaux ».
DE FLORENCE BURGAT : Claude Nuridsany et Marie PĂ©rennou, « Ăloge de lâherbe. Les formes cachĂ©es de la nature », Ă©d. Adam Biro, 1988, ouvrage de photographies par les rĂ©alisateurs de Microcosmos
DE DUSAN KAZIC :
- Lynn Margulis et Dorion Sagan, « Microcosmes, 4 milliards dâannĂ©es de symbiose terrestre », Ă©d. Wildproject, 2022.
- Donna Haraway, « Manifeste des espÚces compagnes », Flammarion 2018.
sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT 60
« Je crois quâil est pĂ©rilleux et mĂȘme dĂ©placĂ© de mobiliser des concepts comme celui de dignitĂ©, qui sont essentiellement liĂ©s Ă des existences vĂ©cues. »
Travail des plantes : cultiver les relations
iMAGINEZ un monde oĂč le travail ne serait plus lâapanage des seuls humains mais serait aussi celui des autres formes de vie qui les entourent. Sâagissant des animaux, la proposition avait dĂ©jĂ Ă©tĂ© faite par la sociologue Jocelyne Porcher, qui dĂ©fend depuis 2002 lâhypothĂšse selon laquelle eux aussi « travaillent ». Mais allons plus loin : Ă quoi ressemblerait un monde peuplĂ© de ces « travailleuses saisonniĂšres » que seraient les plantes ? Pour lâanthropologue Dusan Kazic, chercheur associĂ© au laboratoire Pacte 1 et auteur de « Quand les plantes nâen font quâĂ leur tĂȘte » (Les EmpĂȘcheurs de penser en rond, 2022), ceci nâa rien dâune fiction. Ce monde, il lâobserve dĂ©jĂ Ă travers les relations qui se nouent entre les agriculteurs et leurs cultures. LâidĂ©e vous paraĂźt saugrenue ? Câest que, jusquâĂ prĂ©sent, « les plantes Ă©taient toujours dĂ©crites pour elles-mĂȘmes, mais jamais observĂ©es dans leurs relations avec les ĂȘtres humains. Ainsi, lâidĂ©e que nous puissions tisser des liens avec les vĂ©gĂ©taux est un impensĂ© total. » Lever cet impensĂ©, câest le pari quâa fait ce chercheur lors de ses enquĂȘtes auprĂšs dâagriculteurs, tous modĂšles de production confondus. Sa mĂ©thode ? « Prendre la parole des paysans au sĂ©rieux ». TrĂšs vite, « on sâaperçoit que, pour eux, les plantes ne sont jamais des objets dĂ©sanimĂ©s. DĂšs lors, sâils vous disent que telle plante est âintelligenteâ, âbĂȘteâ
1 - Pacte, laboratoire de sciences sociales, est une unitĂ© mixte de recherche du CNRS, de lâuniversitĂ© Grenoble Alpes et de Sciences Po Grenoble.
ou bien quâelle âtravailleâ, ce nâest pas une mĂ©taphore ». Cette parole, le chercheur insiste donc pour lâentendre au sens littĂ©ral. Une posture qui permet surtout un judicieux pas de cĂŽtĂ© : « Ce qui mâimporte, câest dâobserver ce que cela occasionne dans leur vie quotidienne et dans les relations quâils entretiennent avec ces derniĂšres », assure-t-il. Au sein de ces relations Ă©troites, la plante sâavĂšre mener diffĂ©rents « modes dâexistence » : en certaines occasions, le paysan peut voir en elle un ĂȘtre qui participe activement au travail mais, en dâautres occasions, ce mode dâexistence « partenarial » peut basculer sur le versant de la domination. En clair, une forme dâasservissement de lâagriculteur, contraint par exemple de se lever Ă quatre heures du matin pour cueillir les tomates ou dans lâobligation de renoncer aux congĂ©s. Les vĂ©gĂ©taux disposent ainsi dâune « puissance dâagir », qui nâa rien Ă voir avec une quelconque intentionnalitĂ© : « Ne nous mĂ©prenons pas, Ă aucun moment des courgettes nâont lâintention de vous empĂȘcher de partir en vacances un 15 aoĂ»t. Mais, dans les faits, elles le font quand mĂȘme. Les paysans domestiquent les plantes en les cultivant, mais celles-ci les domestiquent Ă leur tour »
CODOMESTICATION. Partant de lĂ , tout change dans la façon que nous avons dâapprĂ©hender les questions agricoles : « Traditionnellement, on distingue les productivistes et les non-productivistes, les bons et les
mauvais modĂšles. Mais, mĂȘme opposĂ©s, ceux-ci sont dâaccord sur le fond : il faut produire pour nourrir. Moi, jâestime que la terre ne produit pas, elle travaille. Câest donc la qualitĂ© du travail inter-espĂšces qui compte, plus encore que les prĂ©ceptes abstraits de lâĂ©conomie â rendements Ă lâhectare ou quintaux rĂ©coltĂ©s. LĂ est tout le paradoxe de la modernitĂ© : on apprĂ©hende la production comme quelque chose de matĂ©riel, alors que câest un concept inventĂ© de toutes piĂšces par les Ă©conomistes. Ne sont-ce pas les relations avec les autres ĂȘtres vivants qui constituent la vĂ©ritable matĂ©rialitĂ© de notre monde ? En consĂ©quence, il nây a pas une âbonneâ production, mais diffĂ©rents types de codomestications. » Ainsi, cultiver des cĂ©rĂ©ales sur deux ou sur 500 hectares, ce nâest pas la mĂȘme chose et câest bien le type de travail inter-espĂšces qui sâen trouve bouleversĂ©. Pour Dusan Kazic, une chose est sĂ»re, le pas de cĂŽtĂ© mĂ©rite dâĂȘtre tentĂ© : « Des milliers de livres condamnent le productivisme et le capitalisme, et vous pouvez continuer Ă en Ă©crire des milliers dâautres. Pour le dire vite, que Monsanto soit âmĂ©chantâ, tout le monde le sait, et pourtant rien ne change. Signe que ce discours nâest pas opĂ©rant. Comment voulez-vous changer le monde, sans changer de rĂ©cit ? » Et dâenfoncer le clou : « Sans un autre rĂ©cit, on se confine Ă la critique, tout en renforçant le discours dominant qui clame depuis des siĂšcles, Ă©conomie Ă lâappui, quâil faut produire pour nourrir » Or sâintĂ©resser en prioritĂ© aux liens avec les autres ĂȘtres qui nous entourent, animaux et plantes, câest dĂ©pouiller le travail de sa rationalitĂ© technique et Ă©conomique, pour lâorienter vers la construction dâun vivre-ensemble et, ainsi, « prendre littĂ©ralement le vivant en considĂ©ration ». De quoi semer quelques graines dans les esprits en soif dâalternatives ? â
sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT 61
« âŠque Monsanto soit âmĂ©chantâ, tout le monde le sait, et pourtant ⊠»
DE LâEAU AU
Chercheur.euse.s, acteur.rice.s économiques ou associatifs⊠ces pages vous sont ouvertes ! Merci de faire parvenir vos contributions, chroniques, tribunes libres⊠à anne.judas@inrae.fr Bien sûr, la rédaction se réserve le droit de publier ou non ces contributions dans la revue papier ou sur le blog https://revue-sesame-inrae.fr/
Au-delĂ de la bio, quelles voies pour lâagroĂ©cologie en France ?
par Robin Degron,
En dĂ©pit dâexternalitĂ©s sanitaires et environnementales positives, lâagriculture biologique offre de plus faibles rendements. Comment, alors, avancer dans la transition agroĂ©cologique ? Un regard hors de nos frontiĂšres permet dâentrevoir des solutions neuves.
La nĂ©cessitĂ© de la transition Ă©cologique presse les dĂ©veloppements de lâagroĂ©cologie. Celle-ci rejoint, en Europe, le modĂšle prĂ©curseur de lâagriculture biologique. Longtemps marginalisĂ© en France, ce modĂšle a Ă©tĂ© promu en 2018 par la loi EGalim1 qui a fixĂ© lâobjectif de 15 % de la Surface Agricole Utile (SAU) en bio dâici 2022 1. En juillet dernier, un rapport de la Cour des comptes a fait le point sur le soutien Ă lâagriculture biologique2 et elle invite Ă consacrer davantage de moyens Ă cette filiĂšre qui prĂ©sente des externalitĂ©s sanitaires et environnementales positives par rapport Ă lâagriculture dite conventionnelle.
La Cour constate toutefois que le marchĂ© du bio est fragilisĂ©. La part de la SAU bio reste en effet Ă un niveau relativement bas dans lâUnion EuropĂ©enne (UE) et stagne mĂȘme depuis 2020. La crise dâapprovisionnement en denrĂ©es alimentaires, notamment en cĂ©rĂ©ales, ainsi que le retour de lâinflation menacent une filiĂšre encore jeune, moins productive et dont les produits sont plus chers. La relative faiblesse des rendements en bio est un
1 - Loi n° 2018-938 du 30 octobre 2018 pour lâĂ©quilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible Ă tous
2 - Cour des comptes, Le Soutien Ă lâagriculture biologique. Rapport et synthĂšse, 2022. https://www.ccomptes.fr/fr/publications/ le-soutien-lagriculture-biologique
problĂšme Ă lâheure oĂč la vocation productive de la PAC, sans renouer avec le productivisme, retrouve une certaine actualitĂ©. LâagroĂ©cologie, en particulier en France, paraĂźt donc Ă la peine. Si le modĂšle de lâagriculture biologique a du mal Ă se maintenir, dâautres voies sont Ă explorer pour une agriculture durable au sens des Objectifs de DĂ©veloppement Durable (ODD) du programme 2015-2030 des Nations Unies. Lâobjectif 2, dĂ©diĂ© Ă lâalimentation et lâagriculture, vise Ă concilier un haut niveau de production avec la prĂ©servation de lâenvironnement ainsi que la santĂ© des agriculteurs et de leur entourage. Si, en France, la voie de la Haute Valeur Environnementale (HVE) est encouragĂ©e, en particulier dans la viticulture, dâautres approches pourraient ĂȘtre envisagĂ©es en sâappuyant sur lâexpĂ©rience de quelques Ătats indiens qui sont Ă la pointe de la transition agroĂ©cologique.
DES DIFFICULTĂS ĂCONOMIQUES. Alors que le projet de plan dâaction pour la production biologique dans lâUE, prĂ©sentĂ© en mars 2021 par la Commission europĂ©enne, prĂ©voyait dâatteindre une SAU de 25 % en bio Ă lâĂ©chĂ©ance 2027, le Parlement europĂ©en, pourtant en gĂ©nĂ©ral trĂšs allant en matiĂšre Ă©cologique, a dĂ©cidĂ© dâencourager le modĂšle sans pour autant fixer dâobjectif Ă son dĂ©veloppement. Lors de sa sĂ©ance du 3 mai 2022, dans un contexte marquĂ© par la crise ukrainienne, il lâa supprimĂ© dans le plan dâaction en faveur du bio, qui Ă©tait lâune des principales dĂ©clinaisons de la stratĂ©gie « De la ferme Ă la fourchette ».
DE LâEAU AU MOULIN 62 sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
professeur des universités associé à Paris 1 Panthéon-Sorbonne (HDR géographie)
MOULIN
Le dĂ©veloppement des surfaces cultivĂ©es en bio Ă lâĂ©chelle de lâUE a Ă©tĂ© rapide mais il plafonne dĂ©sormais et reste globalement faible, avec 8,1 % de la SAU europĂ©enne en 2019 (Agence Bio, 2021). En 2020, selon les derniĂšres donnĂ©es disponibles pour les principaux pays agricoles de lâUE, si la France a dĂ©passĂ© lâEspagne, devenant le premier pays pour les surfaces cultivĂ©es, avec 2 548 718 ha, soit 9,5 % de la SAU du pays cultivĂ© en agriculture biologique, elle reste loin des objectifs fixĂ©s par la loi. Et les tendances Ă©conomiques sont prĂ©occupantes pour le bio dans un contexte de hausse des prix alimentaires.
FondĂ© sur une analyse approfondie des donnĂ©es Ă©conomiques et de nombreux Ă©changes avec les parties prenantes de la filiĂšre bio, le rapport de la Cour des comptes observe quâĂ une forte progression de la demande et un niveau de prix Ă©levĂ©, qui ont suscitĂ© une vague de conversions, succĂšde une pĂ©riode oĂč la demande ralentit et le niveau des prix flĂ©chit. La Cour pointe « des interrogations sur la pĂ©rennitĂ© de lâĂ©quilibre Ă©conomique de lâagriculture biologique ». Elle constate quâaprĂšs des signes de faiblesse dĂšs 2019, le marchĂ© du bio a connu un retournement en 2021 avec, pour la premiĂšre fois, une baisse des ventes dans la grande distribution non spĂ©cialisĂ©e. La part du
bio dans la consommation stagne autour de 6,6 %. La Cour souligne un certain nombre de problĂšmes structurels : « La rĂ©duction de lâĂ©cart de prix en faveur du bio au fur et Ă mesure du dĂ©veloppement des ventes en grande distribution non spĂ©cialisĂ©e (52 % des ventes bio en 2021) ; le manque de communication sur lâagriculture biologique [âŠ] face Ă la concurrence croissante de labels verts moins exigeants conduisant, face Ă la surproduction de certains produits [âŠ], Ă des baisses des prix payĂ©s aux producteurs ; une structuration insuffisante des filiĂšres bio, avec un manque dâinstallations de stockage adaptĂ©es Ă certaines productions [âŠ] et la faiblesse des industries de transformation des produits bio » Les derniĂšres donnĂ©es de lâAgence Bio confirment les difficultĂ©s de la filiĂšre3. Ainsi, au 31 aoĂ»t 2022, les arrĂȘts de certification en bio augmentent de 42 % en un an et les conversions ralentissent de 37 %.
DES BIENFAITS POUR LA SANTĂ ET LâENVI-
RONNEMENT. Ces tendances affectent un mode de production positif en termes sanitaires, en comparaison de lâagriculture dite conventionnelle, en particulier pour les agriculteurs et leur
3 - Cf. Agra Fil du 16 septembre 2022.
DE LâEAU AU MOULIN 63 sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
entourage, ainsi quâen termes environnementaux, spĂ©cialement sur le plan de la qualitĂ© de lâeau, des sols, de lâair et de la biodiversitĂ©. La Cour prĂ©sente une synthĂšse actualisĂ©e des bienfaits dâun moindre recours aux pesticides et engrais azotĂ©s de synthĂšse. Ce travail sâappuie notamment sur lâĂ©tude de lâInstitut Technique de lâAgriculture Biologique (ITAB, 2016) avec le renfort de chercheurs de lâInrae 4. LâInserm (2021) 5 souligne par ailleurs les effets dĂ©lĂ©tĂšres des pesticides sur la santĂ© humaine. Les problĂšmes posĂ©s par lâemploi de ces produits phytosanitaires sont connus de longue date et ne peuvent plus ĂȘtre ignorĂ©s 6 Mais les rendements globalement infĂ©rieurs du bio prĂ©sentent deux consĂ©quences nĂ©gatives : sur le plan Ă©cologique, Ă production constante, il faut cultiver davantage et cela peut nuire aux espaces naturels, aux milieux aquatiques et forestiers ; sur le plan socioĂ©conomique, le rendement Ă lâhectare Ă©tant plus faible, les quantitĂ©s produites baissent et les prix ont tendance Ă grimper dans une pĂ©riode de regain dâinflation particuliĂšrement sensible pour les mĂ©nages les plus modestes. Si la Cour pointe des pertes moyennes de rendement entre le bio et lâagriculture conventionnelle de lâordre de 20 % en sâappuyant sur une mĂ©ta-analyse rĂ©alisĂ©e Ă lâĂ©chelle internationale, les baisses peuvent ĂȘtre bien plus importantes sous les climats tempĂ©rĂ©s et selon les cultures. LâĂ©tude de lâItab (2016) centrĂ©e sur la France, soulignait un diffĂ©rentiel de rendement pour les cĂ©rĂ©ales de lâordre de 50 % en dĂ©faveur du bio. En comparant les rendements dans une mĂȘme rĂ©gion et sous un mĂȘme climat, le diffĂ©rentiel reste dâenviron 50 %. En 2021, en Ăle-de-France, le rendement de blĂ© tendre bio Ă©tait de 45 quintaux Ă lâhectare contre 82 en conventionnel, soit 54 % (source DRIAAF). MĂȘme en faisant Ă©voluer la consommation, notamment en Ă©vitant le gaspillage alimentaire, cet Ă©cart de production paraĂźt difficilement surmontable.
DE NOUVELLES VOIES POUR LA TRANSITION AGROĂCOLOGIQUE.
Pour continuer dâavancer vers la transition agroĂ©cologique, dâautres voies sont Ă explorer. Dans sa note intitulĂ©e « Accompagner la transition agroĂ©cologique » (octobre 2021) 7, la Cour des comptes Ă©voque la diversitĂ© des pistes empruntĂ©es en France dans le cadre de lâĂ©coconditionnalitĂ© des aides du premier pilier
4 - Sautereau N., BenoĂźt M., Quantification et chiffrage des externalitĂ©s de lâagriculture biologique, ITAB-INRA, 2016.
5 - INSERM, Pesticides et effets sur la santé. Nouvelles données, 2021.
6 - Jouzel J.-N., Pesticides. Comment ignorer ce que lâon sait, Presses de Sciences Po, 2019.
7 - Voir https://www.ccomptes.fr/fr/publications/ accompagner-la-transition-agroecologique
de la Pac tout en veillant Ă maintenir une certaine exigence sur le nouveau label HVE. Celui-ci serait une solution non nĂ©gligeable pourvu que lâambition de son cahier des charges soit rehaussĂ©e. Cette approche prĂ©sente lâavantage de largement diffuser « lâinspiration agroĂ©cologique » dans lâensemble de la profession agricole. La transition agroĂ©cologique sera affaire de long terme et de mouvement global si lâon veut traiter efficacement les problĂšmes sanitaires et environnementaux posĂ©s par lâagriculture et son avenir, comme le rappelle le professeur Marc Dufumier dâAgroParisTech 8
De maniĂšre plus originale, la recherche agronomique française, la premiĂšre dâEurope, pourrait se tourner vers dâautres grandes civilisations agraires pour alimenter sa rĂ©flexion et le potentiel dâinnovation de notre agriculture. Ă ce titre, certaines initiatives engagĂ©es dans des Ătats de lâUnion indienne, en particulier en Andhra Pradesh ou dans le Kerala, attirent lâattention 9 . « Lâagriculture naturelle » ou Natural Farming, qui ne correspond pas à « lâagriculture biologique » ou Organic Farming, paraĂźt prometteuse. Conciliant maintien de rendements Ă©levĂ©s, suppression des pesticides et mĂȘme rĂ©duction drastique des intrants organiques, pas seulement de synthĂšse â dâailleurs devenus inaccessibles pour beaucoup de petits producteurs indiens â, cette mĂ©thode est fondĂ©e sur une gestion durable des sols. Elle vise en particulier Ă entretenir une forme de symbiose entre les communautĂ©s vĂ©gĂ©tales, les champignons, les vers de terre ou les microorganismes que renferme le sol. Un sol non saturĂ© de produits chimiques peut ĂȘtre le lit dâune production de matiĂšre organique naturelle, fixatrice de carbone et dâazote. Des apports azotĂ©s dâorigine animale, en quantitĂ© limitĂ©e, contribuent par ailleurs Ă une forme de renaturation de cette frontiĂšre biotique, de ce compartiment mal connu et pourtant fondamental des agrosystĂšmes. Il reste Ă approfondir ce modĂšle mais lâouverture Ă dâautres visions de lâagriculture participe selon nous dâun renouveau de la recherche agronomique occidentale. Lâouverture gĂ©ographique dans la rĂ©flexion est un des « sĂ©sames » dâune transition agroĂ©cologique active, dĂ©cloisonnĂ©e, permĂ©able Ă la diversitĂ© du monde et aux solutions quâil offre. â
8 - Dufumier M., « Lâagriculture française de demain », dans Pour, 2016/4, n° 232, pp. 261-267.
9 - Voir notamment Dorin B., « Theory, Practice and Challenges of Agroecology in India », in International Journal of Agricultural Sustainability, en ligne, pp. 153-167, 2021 ; et MĂŒnster D., « Performing Alternative Agriculture: Critique and Recuperation in Zero Budget Natural Farming, South India », in Journal of Political Ecology, vol. 25, pp. 748-769, 2018.
DE LâEAU AU MOULIN 64 sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
Quand la mer monte : quelles consĂ©quences Ă lâhorizon 2100 ?
Avec le rĂ©chauffement climatique, une Ă©lĂ©vation du niveau de la mer est prĂ©visible. Quelles en seront les consĂ©quences sur lâinterface terre-mer ? Comment les anticiper ?
LâAlliance nationale de recherche pour lâEnvironnement (AllEnvi) y a consacrĂ© une Ă©tude prospective Ă lâhorizon 2100, qui sonne comme une alerte de plus.
Selon les hypothĂšses dâaugmentation des Ă©missions anthropiques de gaz Ă effet de serre dans lâatmosphĂšre â celles du Giec (2019) â et, selon lâattĂ©nuation, lâaccroissement voire lâemballement du rĂ©chauffement climatique qui en rĂ©sulterait, une hausse de soixante Ă cent dix centimĂštres du niveau moyen de la mer est envisagĂ©e Ă lâhorizon 2100 (par rapport Ă 2000). Cette Ă©lĂ©vation pourrait mĂȘme atteindre deux Ă sept mĂštres dans des scĂ©narios dĂ©favorables (Bamber et al., 2019).
LâĂ©tude prospective « La mer monte » 1 met en lumiĂšre Ă lâhorizon de notre siĂšcle, soit 2100, les futurs possibles des zones littorales, sous lâaction de quatre contextes physiques et globaux dĂ©terminant la situation de lâenvironnement en termes dâĂ©vĂ©nements extrĂȘmes, de niveau et de vitesse dâĂ©lĂ©vation de la mer, que lâon a appelĂ©s « modĂ©rĂ©, sĂ©rieux, grave, extrĂȘme ».
Sept composantes dĂ©terminantes pour lâavenir de ces zones ont Ă©tĂ© apprĂ©hendĂ©es dans la littĂ©rature scientifique : ce sont la population, lâurbanisme et les infrastructures, lâenvironnement et les ressources naturelles, lâagriculture et lâalimentation, lâĂ©conomie littorale, la gouvernance littorale, le contexte global. Chacune prĂ©sente trois ou quatre variables Ă prendre en compte. Par exemple, pour la population en zone littorale : sa dynamique, lâexposition des villes au risque de submersion, les infrastructures littorales et leur vulnĂ©rabilitĂ©, les stratĂ©gies dâadaptation et de protection de ces zones.
RangĂ©es dans un tableau, les vingt-trois Ă©volutions possibles de ces variables permettent dâĂ©laborer des scĂ©narios en cheminant dâune hypothĂšse Ă une autre, compatible avec la prĂ©cĂ©dente. Ces
itinĂ©raires partent soit dâun contexte physique global, soit dâune composante majeure. FusionnĂ©es, ces deux approches ont permis de construire huit scĂ©narios robustes.
Ceux-ci ont Ă©tĂ© enrichis par lâĂ©tude plus fine de plusieurs situations rĂ©elles sur des territoires vulnĂ©rables comme les Pays-Bas, la NouvelleAquitaine et le Vietnam.
CINQ
SCĂNARIOS SUR HUIT MĂNERAIENT
DES SITUATIONS « EXTRĂMES » OU « GRAVES ».
Ă
Les huit scĂ©narios peuvent ĂȘtre apprĂ©hendĂ©s selon deux axes majeurs : lâeffort dâadaptation littorale et lâeffort dâattĂ©nuation globale du changement climatique.
Ceux des diffĂ©rentes dynamiques « dâadaptation » conduisent Ă des situations de type modĂ©rĂ© ou sĂ©rieux en 2100, sauf si la rĂ©action de correction du changement climatique est trop tardive, ce qui conduit alors Ă une situation grave en 2100. Quatre autres scĂ©narios â « dĂ©ni initial des phĂ©nomĂšnes en cours » et « fragmentation persistante des politiques des Ătats 2 » â aboutissent Ă des situations extrĂȘmes ou graves.
Cinq dâentre eux mĂšnent donc Ă des situations « extrĂȘmes » ou « graves », mĂȘme en tenant compte dâun changement profond de stratĂ©gie vers 20502060. Par ailleurs, la situation tendancielle actuelle (de type « fragmentation persistante »), si elle devait perdurer, mĂšnerait Ă une situation extrĂȘme. En revanche, les situations positives en 2100, issues de trajectoires plutĂŽt stables, sont lâaboutissement de conjonctures de politiques vertueuses, fermes et continues, Ă lâĂ©chelle mondiale, en rupture avec les tendances actuelles. Les probabilitĂ©s dâoccurrence de ces deux scĂ©narios sont donc faibles.
LâINTERFACE TERRE-MER EN PREMIĂRE
LIGNE. Une hausse du niveau de la mer de lâordre de un Ă deux mĂštres dâici Ă 2100 est plausible.
2 - « Fragmentation » dĂ©signe lâhypothĂšse selon laquelle les pays dĂ©veloppĂ©s lutteraient contre lâĂ©lĂ©vation du niveau de la mer et adopteraient un retrait stratĂ©gique des zones littorales, alors que dans les Ătats pauvres la vulnĂ©rabilitĂ© sâaccroĂźtrait, et quâil nây aurait pas de politiques dâattĂ©nuation du changement climatique coordonnĂ©es au niveau mondial.
DE LâEAU AU MOULIN 65 sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
1 - Voir Lacroix D., Mora O., de MenthiĂšre N., BĂ©thinger A., « La MontĂ©e du niveau de la mer : consĂ©quences et anticipations dâici 2100, lâĂ©clairage de la prospective », rapport dâĂ©tude, 2019. AllEnvi-INRA,169 p., hal-02485406
par Audrey Bethinger et Olivier Mora, Direction de lâExpertise scientifique collective, de la Prospective et des Ătudes (DEPE), Inrae
Cela aurait des consĂ©quences considĂ©rables sur la majeure partie des cĂŽtes basses habitĂ©es, pour la plupart des secteurs de lâactivitĂ© humaine, y compris dans des domaines vitaux comme la sĂ©curitĂ© des personnes, la stabilitĂ© des constructions de tous types, la production agricole ou lâaccĂšs Ă lâeau douce.
En Europe, nombre de plaines basses et de grands deltas sont concernĂ©s : Rhin, Meuse, Escaut, RhĂŽne, Somme, PĂŽ, Ăbre... Plusieurs composantes, telles que la population ou lâĂ©tat de lâenvironnement et des ressources contiennent des aspects dĂ©terminants pour lâagriculture. Ainsi, avec lâurbanisation et la pression fonciĂšre quâelle engendre, lâagriculture littorale sâintensifie, ce qui a des consĂ©quences pour les sols et la ressource en eau. Avec le changement climatique ou la construction de barrages en amont, le dĂ©bit des fleuves est modifiĂ©, ce qui bouleverse lâĂ©cologie des espĂšces dans les deltas, lâĂ©tat des eaux cĂŽtiĂšres et les possibilitĂ©s dâaquaculture.
12% DES TERRES ARABLES DANS LES
ZONES LITTORALES. Dans le monde, 27 % de la population rĂ©side sur la zone littorale Ă©tendue, Ă moins de cent kilomĂštres de la cĂŽte et moins de cent mĂštres dâaltitude. Cette zone ne reprĂ©sente que 12 % des terres arables et 5 % des pĂątures mondiales, mais elle concentre prĂšs de 20 % des terres irriguĂ©es Ă lâĂ©chelle mondiale, tandis que plus de 30 % des terres arables littorales sont Ă©quipĂ©es pour lâirrigation. Les deltas sont des espaces de production agricole trĂšs intensive, dĂ©terminants pour lâapprovisionnement alimentaire de nombreux pays, notamment les deltas du Gange et du Brahmapoutre au Bangladesh, du MahanĂądi en Inde, de la Volta au Ghana et du Nil en Ăgypte.
Alors quâelles sâĂ©tendent presque partout ailleurs, les terres arables tendent Ă se rĂ©duire sur ces zones littorales, principalement du fait de trois facteurs : lâartificialisation des sols, sous lâeffet des dynamiques dâurbanisation ; la salinisation, consĂ©quence de la submersion marine des zones cultivĂ©es mais aussi de lâintrusion dâeau salĂ©e dans les eaux douces, encore accĂ©lĂ©rĂ©e par lâirrigation ; la subsidence des sols, affaissement dĂ» au pompage des eaux souterraines, Ă lâextraction de ressources et de matĂ©riaux, Ă la rĂ©duction des apports de sĂ©diments par la construction de barrages en amont. Plus des deux tiers (71 %) des deltas sont affectĂ©s par ce phĂ©nomĂšne (Syvitski et al., 2009), particuliĂšrement celui du MĂ©kong. Selon Dasgupta et al. (2009), avec une Ă©lĂ©vation dâun mĂštre du niveau de la mer et une surcote liĂ©e Ă lâintensification des cyclones et des tempĂȘtes, prĂšs de vingt millions dâhectares de terres arables pourraient ĂȘtre affectĂ©s, soit la moitiĂ© des terres littorales.
UN « PIĂGE
DE LA PAUVRETĂ ».
En termes de disponibilitĂ© des terres agricoles dans les zones littorales, trois hypothĂšses dâĂ©volution ont Ă©tĂ© formulĂ©es :
â une rĂ©duction de moitiĂ© des terres agricoles et une perte limitĂ©e de productivitĂ© des sols liĂ©e Ă une salinisation partielle, parce que lâon aura pris des mesures pour rĂ©duire lâirrigation et limiter lâurbanisation ;
â une protection efficace des terres agricoles par des politiques dâamĂ©nagement de lâespace ;
â une disparition des terres agricoles littorales sous les effets conjuguĂ©s dâune Ă©lĂ©vation du niveau de la mer de deux mĂštres, dâun phĂ©nomĂšne de surcote (plus un mĂštre) liĂ© Ă des tempĂȘtes Ă rĂ©pĂ©tition, dâune intrusion saline, dâune rapide artificialisation des sols sous lâeffet de lâurbanisation, et de subsidence. Les activitĂ©s agricoles se dĂ©localisent ou sâinstallent sur des terres marginales dans lâarriĂšre-pays.
De mĂȘme, trois hypothĂšses de transformation des systĂšmes de production agricole ont Ă©tĂ© posĂ©es : les espĂšces cultivĂ©es et les pratiques agroĂ©cologiques sâadaptent aux conditions pĂ©doclimatiques ; lâĂ©levage de ruminants et de poissons se substitue aux cultures ; une synergie se dĂ©veloppe entre des systĂšmes agricoles et aquacoles.
Sur les poids respectifs de la pĂȘche et de lâaquaculture, trois hypothĂšses existent Ă©galement : la pĂȘche dĂ©cline, ce qui est compensĂ© par le dĂ©veloppement de lâaquaculture durable dâespĂšces herbivores ; la pĂȘche diminue Ă cause de lâintensification de la surpĂȘche et de la dĂ©gradation des Ă©cosystĂšmes, sans compensation par lâaqua-
DE LâEAU AU MOULIN 66 sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
culture ; les apports de la pĂȘche et de lâaquaculture augmentent car la rĂ©duction relative de la pĂȘche se combine avec le dĂ©veloppement massif dâune aquaculture diversifiĂ©e (cages flottantes, nouvelles farines Ă base dâinsectes et dâalgues).
Enfin, les trois hypothĂšses dâĂ©volution de la sĂ©curitĂ© alimentaire et nutritionnelle considĂšrent que lâaccĂšs Ă lâalimentation des populations littorales sera significativement impactĂ© par la hausse du niveau de la mer : leur accĂšs aux productions agricoles se trouvera rĂ©duit ; leur accĂšs Ă lâalimentation sera perturbĂ© ou connaĂźtra des ruptures ponctuelles ; la diversitĂ© de lâalimentation diminuera, avec moins de produits frais (fruits et lĂ©gumes) et aquacoles, crĂ©ant des carences nutritionnelles.
De maniĂšre gĂ©nĂ©rale, il y a un risque important que les impacts du changement climatique sur les littoraux renforcent un « piĂšge de la pauvretĂ© » pour les mĂ©nages des zones littorales en leur infligeant des pertes Ă©conomiques directes et en dĂ©gradant les Ă©cosystĂšmes littoraux ou marins dont ils dĂ©pendent, gĂ©nĂ©rant des situations chroniques dâinsĂ©curitĂ© alimentaire ( Barbier, 2015).
DES TENSIONS ENTRE LES ĂCHELLES LITTO-
RALE ET GLOBALE. Au sens courant, lâĂ©conomie littorale recouvre toutes les activitĂ©s localisĂ©es prĂšs de la mer. Mais des secteurs sont aussi liĂ©s Ă la mer dans lâĂ©conomie globale : lâextraction des ressources marines vivantes, minĂ©rales et Ă©nergĂ©tiques ; lâexploitation des eaux et des fonds marins (Ă©nergies, infrastructures maritimes et cĂŽtiĂšres, transports) ; lâexploitation des sites maritimes et cĂŽtiers (tourisme, loisirs, plaisance) ; les industries et les services comme la construction navale ; la protection de lâenvironnement marin et cĂŽtier, la recherche, etc. Or les scĂ©narios font apparaĂźtre des tensions exacerbĂ©es entre les Ă©chelles dâaction mondiale et littorale. LâattĂ©nuation du changement climatique reste liĂ©e Ă une hypothĂ©tique gouvernance mondiale tandis que les dynamiques dâadaptation littorale dĂ©pendent surtout dâautoritĂ©s nationales, rĂ©gionales ou urbaines. Des acteurs qui nâont quâune faible capacitĂ© Ă agir sur la mise en Ćuvre Ă lâĂ©chelle mondiale de mĂ©canismes dâattĂ©nuation, dont lâabsence ou la prĂ©sence dĂ©terminera pourtant leur propre avenir. Les huit scĂ©narios sur la montĂ©e du niveau de la mer dâici 2100 et leurs consĂ©quences montrent que, si des politiques vigoureuses et pĂ©rennes dâattĂ©nuation du changement climatique ne sont pas mises en Ćuvre dans les annĂ©es Ă venir, aucun effort dâadaptation du littoral ne permet-
tra dâĂ©viter des situations de type « grave » ou « extrĂȘme » dâici Ă la fin du siĂšcle. Dans ce cas, les consĂ©quences, notamment aprĂšs 2050, seraient quasiment incalculables en raison de lâimportance des zones cĂŽtiĂšres vulnĂ©rables sur tous les plans : Ă©cologique, gĂ©opolitique, humain, social, Ă©conomique et culturel.
Un changement de cadre conceptuel est donc nĂ©cessaire dans les stratĂ©gies dâadaptation, du fait de lâirrĂ©versibilitĂ© des changements subis, mais aussi de lâabsence de solutions technologiques disponibles pour y faire face dans une situation dâemballement du changement climatique.
Le rĂ©cent rapport de lâOCDE (2019) sur les risques liĂ©s Ă la submersion marine montre que, si la hausse du niveau de la mer reste de lâordre du mĂštre, les consĂ©quences en termes Ă©conomiques pourraient ĂȘtre Ă peu prĂšs gĂ©rĂ©es Ă lâĂ©chelle de la majoritĂ© des pays concernĂ©s. Mais, dans le cas de scĂ©narios plus graves (un mĂštre trente Ă deux mĂštres), la rĂ©ponse pertinente devrait changer dâĂ©chelle, notamment pour anticiper les phĂ©nomĂšnes, adapter les infrastructures des villes et organiser la transition de lâĂ©conomie cĂŽtiĂšre. Or la montĂ©e du niveau de la mer est actuellement sur une trajectoire globale de risques de moins en moins contrĂŽlables si lâon diffĂšre les mesures dâattĂ©nuation. Elle est susceptible dâimpacter directement une partie importante de lâhumanitĂ© et de dĂ©stabiliser gravement de nombreux secteurs dâactivitĂ© avant la fin de ce siĂšcle. Ces perspectives justifient dâaccroĂźtre les efforts en matiĂšre de recherches interdisciplinaires en y associant tous les acteurs, depuis la sociĂ©tĂ© civile locale jusquâaux Nations Unies. Lâapproche scientifique peut contribuer Ă cette prise de conscience, condition prĂ©alable Ă toute amĂ©lioration de trajectoire. â
DE LâEAU AU MOULIN 67 sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
Abattage : les rituels
religieux Ă lâĂ©preuve du bien-ĂȘtre animal et des enjeux industriels
par Félix Jourdan, docteur
Ă lâUMR Innovation (Montpellier)
Comment comprendre les vives critiques dont la pratique de lâabattage rituel musulman fait aujourdâhui lâobjet en France ? Câest ce quâa Ă©tudiĂ© FĂ©lix Jourdan dans sa thĂšse de sociologie1.
Exception accordĂ©e par dĂ©cret en 1964 puis reconduite par les diffĂ©rentes lĂ©gislations nationales et europĂ©ennes de protection animale, lâabattage rituel sans Ă©tourdissement est aujourdâhui largement rĂ©prouvĂ© au sein des filiĂšres de la viande. Depuis quelques annĂ©es, associations de protection animale, professionnels (Ă©leveurs, vĂ©tĂ©rinaires, etc.), opĂ©rateurs Ă©conomiques (industriels de lâabattage, reprĂ©sentants des filiĂšres viande, etc.), acteurs de la recherche et de lâexpertise ou institutionnels critiquent, de façon explicite ou implicite, la dĂ©rogation Ă lâĂ©tourdissement dont bĂ©nĂ©ficient les cultes juifs et musulmans.
LâABATTAGE RITUEL : Ă REBOURS DU « BIENTUER » CONTEMPORAIN ? Ă la lumiĂšre dâune sociohistoire de la mise Ă mort des animaux dâĂ©levage en Europe occidentale, la maniĂšre dont nous abattons les animaux aujourdâhui en France apparaĂźt comme le rĂ©sultat de plusieurs processus religieux et culturels : le christianisme a aboli les rĂšgles de lâAncien Testament en matiĂšre de mise Ă mort des animaux ; lâabattage a Ă©tĂ© exclu de lâespace public et relĂ©guĂ© dans les halls dâabattoir ; des considĂ©rations morales dâordre « humanitaire » ont conduit Ă gĂ©nĂ©raliser des mĂ©thodes dâĂ©tourdissement, afin de rĂ©duire la souffrance des animaux⊠à nĂ©ant si possible ; le travail dâabattage est devenu une activitĂ© industrielle Ă part entiĂšre, dĂ©terminĂ©e notamment par des impĂ©ratifs de rendement Ă©conomique et dâefficacitĂ© productive. En consĂ©quence, lâabattage perçu comme lĂ©gitime par une majoritĂ© dâEuropĂ©ens est aujourdâhui profane, invisible, indolore et efficace.
LES CONTROVERSES, SYMPTĂMES DâUNE FRICTION ENTRE DEUX ĂCONOMIES MORALES. Les dĂ©bats sur lâabattage rituel peuvent ĂȘtre analysĂ©s comme une friction entre diffĂ©rentes maniĂšres de justifier et de socialiser la mise Ă mort des animaux. Il existe en effet un « conflit dâintolĂ©rables » entre plusieurs « Ă©conomies morales », chacune possĂ©dant ses propres normes, valeurs, Ă©motions, obligations et interdits. Celle qui prĂ©domine sur le plan lĂ©gal et moral est de type « humanitaire-industriel ». Elle se compose dâun ensemble complexe et imbriquĂ© de rĂšgles morales (abattre les animaux avec Ă©tourdissement pour rĂ©duire au maximum leur douleur) et de rĂšgles productives (abattre les animaux en sĂ©rie le plus efficacement possible). Les autres Ă©conomies morales sont religieuses, de types « islamique-industriel » et « judĂ©o-industriel ». En abattoir, elles se distinguent et achoppent, avec le modĂšle humanitaire-industriel, sur la question de lâĂ©tourdissement. Mais, alors que toutes coexistent depuis la seconde moitiĂ© du xxe siĂšcle, la poussĂ©e, ces quinze derniĂšres annĂ©es, de la question animale (dans ses dĂ©clinaisons « welfariste » et « abolitionniste ») et la mise Ă lâagenda politique du bien-ĂȘtre animal changent la donne. Les professionnels de lâabattage sont dĂ©sormais sommĂ©s de se justifier sur la moralitĂ© de leurs pratiques, en Ă©laborant des dispositifs de preuves en matiĂšre de protection animale. Dans ce contexte, lâabattage rituel fait tache et les pratiques religieuses entravent le processus de relĂ©gitimation du modĂšle. Elles sont invitĂ©es, Ă ce titre, à « sâhumanitariser ».
En abattoir, lâapplication du rĂšglement europĂ©en n° 1099/2009 impose aux industriels lâĂ©laboration et lâapplication de « modes opĂ©ratoires normalisĂ©s ». CĂŽtĂ© abattage avec Ă©tourdissement, ils doivent prouver que les mĂ©thodes employĂ©es permettent effectivement dâinsensibiliser les animaux instantanĂ©ment et jusquâĂ leur mort. CĂŽtĂ© abattage sans Ă©tourdissement, ils doivent
DE LâEAU AU MOULIN 68 sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
1 - « Rituels musulmans Ă lâĂ©preuve de lâabattage humanitaire-industriel »
associé
montrer que la durĂ©e de perte de conscience est rĂ©duite autant que possible et adaptĂ©e aux cadences de travail des abattoirs. Mais lâenquĂȘte de terrain menĂ©e sur lâabattage rituel musulman dans douze abattoirs de bovins et quatre abattoirs de volailles ainsi quâauprĂšs dâune centaine de personnes montre que la pratique pose problĂšme aussi bien du point de vue de la production quâau niveau moral.
LâABATTAGE RITUEL MUSULMAN, ENTRE ENJEUX INDUSTRIELS ET PROBLĂMES MORAUX.
Lors de lâabattage rituel des bovins, le point le plus controversĂ© est la question de la perte de conscience. Dâun point de vue rĂ©glementaire, un animal abattu sans Ă©tourdissement ne peut ĂȘtre manipulĂ© que sâil ne prĂ©sente plus aucun signe de conscience et de sensibilitĂ©. Mais, comme lâinconscience sâinstalle progressivement et selon des dĂ©lais variables dâun bovin Ă lâautre, on constate des tensions rĂ©currentes entre industriels et services dâinspection vĂ©tĂ©rinaire Ă propos du temps quâil faut aux animaux pour ĂȘtre complĂštement inconscients et de la pertinence des indicateurs qui lâattestent. Le cĆur du problĂšme ? La perte de conscience chez les bovins, qui comprend une phase dâincertitude presque systĂ©matique, durant laquelle leur Ă©tat est particuliĂšrement complexe Ă Ă©valuer. Si cette phase dâincertitude prend fin rapidement, les travailleurs peuvent maintenir le flux productif. Si elle perdure un certain temps, les travailleurs doivent soit prolonger la durĂ©e dâobservation de lâĂ©tat de conscience des animaux (avec le risque de perturber le flux industriel de production) soit procĂ©der Ă un Ă©tourdissement post-Ă©gorgement (avec un risque commercial, des acteurs religieux refusant de certifier halal les carcasses des animaux Ă©tourdis).
Sâagissant des volailles, la plupart des abattoirs qui pratiquent le rite musulman utilisent lâĂ©tourdissement au bain dâeau Ă©lectrifiĂ©. Comme le procĂ©dĂ©
dĂ©livre une mĂȘme tension Ă©lectrique Ă plusieurs animaux en mĂȘme temps et que chaque corps possĂšde sa propre rĂ©sistance au courant, lâefficacitĂ© de lâĂ©tourdissement varie pour chaque volatile. De surcroĂźt, la vitesse des chaĂźnes et lâarchitecture des abattoirs sont gĂ©nĂ©ralement inadaptĂ©es Ă une observation prĂ©cise de lâĂ©tat de conscience des animaux, et de nombreux inspecteurs vĂ©tĂ©rinaires exigent que les industriels augmentent la puissance gĂ©nĂ©rale du circuit Ă©lectrique de façon Ă ĂȘtre certains dâĂ©tourdir les animaux les plus rĂ©sistants mais provoquant en mĂȘme temps un arrĂȘt cardiaque chez les animaux les plus faibles. Or les acteurs de lâabattage islamique qui acceptent dâutiliser le bain dâeau demandent Ă ce que les animaux soient en vie au moment de la saignĂ©e⊠Plusieurs professionnels se retrouvent ainsi pris entre lâexigence rĂ©glementaire, celle dâun animal strictement inconscient, et lâexigence islamique, celle dâun animal strictement vivant. Il est manifeste que les partisans des deux Ă©conomies morales sont pris dans un conflit dâintolĂ©rables qui se cristallise sur la question de lâĂ©tourdissement. CĂŽtĂ© bovins, tandis que les vĂ©tĂ©rinaires interrogĂ©s encouragent Ă Ă©tourdir les animaux le plus rapidement possible aprĂšs Ă©gorgement afin de rĂ©duire au minimum la durĂ©e de perte de conscience, la plupart des sacrificateurs et responsables dâagence de certification halal rencontrĂ©s refusent, Ă lâinverse, toute forme dâĂ©tourdissement, mĂȘme aprĂšs Ă©gorgement, au motif quâils ne peuvent garantir que la mort rĂ©sulte bien du geste de saignĂ©e. CĂŽtĂ© volailles, alors que les vĂ©tĂ©rinaires incitent Ă augmenter la puissance Ă©lectrique du bain dâeau pour diminuer le risque que des animaux soient encore conscients, les sacrificateurs et responsables dâagence halal encouragent au contraire Ă la rĂ©duire pour Ă©viter que des animaux meurent avant la saignĂ©e. On a donc une difficultĂ© rĂ©currente entre partisans de lâĂ©conomie morale humanitaire et adeptes de lâĂ©conomie morale islamique, difficultĂ© structurĂ©e
DE LâEAU AU MOULIN 69 sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
par lâopposition conscience/inconscience versus vie/mort. En outre, les tenants des deux Ă©conomies morales se disqualifient mutuellement : cĂŽtĂ© humanitaire, on dĂ©nonce la barbarie de lâabsence dâĂ©tourdissement ; cĂŽtĂ© islamique, on souligne la frĂ©quence des Ă©tourdissements ratĂ©s. Ici on moque la prĂ©tention religieuse dâun rituel exercĂ© dans un cadre industriel et on assimile lâabsence dâĂ©tourdissement Ă un prĂ©texte pour conquĂ©rir des parts de marchĂ© ; lĂ on ironise sur la prĂ©tention Ă un abattage industriel indolore et lâĂ©tourdissement est perçu comme un prĂ©texte ayant pour seul but dâaugmenter les cadences et de faciliter la production.
LâIMPENSĂ INDUSTRIEL⊠Par-delĂ ce conflit, lâenquĂȘte de terrain montre que les conceptions humanitaires et islamiques prĂ©sentent au moins deux grandes similitudes.
Premier point commun : un rĂ©ductionnisme biologique. Compte tenu de la spĂ©cialisation et de lâindustrialisation des activitĂ©s, ce qui confĂšre Ă lâabattage son caractĂšre humanitaire ou islamique est uniquement la conformitĂ© Ă un geste technique : lâĂ©tourdissement dans un cas, lâĂ©gorgement dans lâautre. Toutes les prĂ©occupations morales et religieuses qui sortent de ce champ tendent Ă passer au second plan. La division industrielle du travail sâaccompagne ainsi dâune division morale : la mise Ă mort des animaux en abattoir nây vaut que par elle-mĂȘme, indĂ©pendamment de toute interrogation sur le systĂšme. Les animaux sont rĂ©duits Ă leurs caractĂ©ristiques biologiques : un niveau de conscience ou un degrĂ© de vie.
DeuxiĂšme similitude : un rĂ©ductionnisme moral. De part et dâautre, les acteurs nivellent par le bas leurs exigences. Sur le versant humanitaire, on observe un hiatus entre lâidĂ©al dâabattage indolore et les procĂ©dĂ©s dâĂ©tourdissement qui dysfonctionnent de longue date mais figurent toujours parmi les mĂ©thodes obligatoires du rĂšgle-
ment europĂ©en, tel le bain dâeau Ă©lectrifiĂ©. Bien quâil soit dĂ©sormais acquis que le systĂšme pose de multiples problĂšmes de protection animale (accrochage des animaux en position inversĂ©e, efficacitĂ© alĂ©atoire de lâĂ©tourdissement, difficultĂ©s Ă contrĂŽler lâĂ©tat de conscience des animaux compte tenu de la rapiditĂ© des cadences et de la structuration des halls dâabattage, etc.), il reste permis par le lĂ©gislateur. Câest lâun des procĂ©dĂ©s les plus utilisĂ©s dans les abattoirs europĂ©ens. Car lâabsence dâalternative industrielle fait force de loi : malgrĂ© ses dysfonctionnements, le systĂšme ne disparaĂźtra que lorsquâun autre procĂ©dĂ© sera suffisamment rĂ©pandu. Ce mĂȘme phĂ©nomĂšne dâajustement des exigences aux contraintes de production se retrouve sur le versant islamique mais sous une forme diffĂ©rente. Alors que les partisans de lâabattage rituel dĂ©fendent une approche Ă©largie et Ă©thique du halal qui tienne compte des conditions dâĂ©levage des animaux et de travail des personnes ou encore du rapport Ă lâenvironnement et Ă la consommation de viande, ces dimensions sâestompent une fois les portes de lâabattoir franchies. Le caractĂšre halal de la viande se limite alors au seul suivi dâun mode dâabattage dâordre juridico-thĂ©ologique.
⊠ET UNE LĂGITIMATION DES IMPĂRATIFS DE PRODUCTION. En fin de compte, le dĂ©bat entre les Ă©conomies morales, humanitaire et islamique, masque le fait que les deux se livrent, chacune Ă sa façon, Ă une mĂȘme lĂ©gitimation âbien que contrainte â des pratiques industrielles. Une fois chez le boucher ou dans les rayons des grandes surfaces, les Ă©tiquettes « bien-ĂȘtre animal » et « halal » sont synonymes de pratiques vertueuses. Elles nâindiquent pas la sĂ©rie dâajustements quâil a fallu mettre en Ćuvre pour aligner bon an mal an les exigences morales et religieuses sur les impĂ©ratifs de production. Elles sont donc rĂ©solument industrielles. Si lâabattage islamique venait Ă sâhumanitariser (avec Ă©tourdissement), parce quâil serait devenu trop contraignant en termes de production et trop embarrassant dâun point de vue moral, il nâen resterait pas moins industriel. En dĂ©finitive, alors que des travaux en sciences sociales interrogent depuis plus de trente ans les effets des pratiques industrielles dâabattage sur la santĂ© des travailleurs, sur les relations entre lâhomme et lâanimal et, plus largement, sur notre rapport au vivant, le renvoi des prĂ©occupations morales et religieuses vers lâunique question de lâĂ©tourdissement sature Ă tel point lâespace moral quâil conduit Ă un affaiblissement, si ce nâest un effacement, de la critique des systĂšmes industriels. â
DE LâEAU AU MOULIN 70 sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
Suivez lâactu de Sesame !
Entrez pleinement dans lâunivers numĂ©rique de « Sesame » qui accueille, en plus de tous les numĂ©ros de la revue, tĂ©lĂ©chargeables gratuitement, des contributions et articles mis en ligne au fil de lâeau que vous pouvez commenter.
revue-sesame-inrae.fr
Pour ne rien rater des nouveautés publiées sur le blog et autres informations, inscrivez-vous à la lettre électronique, en nous envoyant un mail à :
revuesesame@inrae.fr
Rejoignez-nous sur Linkedin et retrouvez-y « Les Ăchos » chaque vendredi
Revue Sesame
Suivez-nous sur Twitter et ne ratez sous aucun prétexte les threads du mercredi @la-revue-Sesame
Sesame est aussi disponible sur Cairn.info revue-sesame-inrae.fr
Contactez-nous au 05 61 28 54 70
Depuis plus de vingt ans, nous cherchons Ă instruire et Ă©clairer les questions vives, les tensions et les signaux faibles dans les champs de lâagriculture, de lâalimentation, des sciences et techniques du vivant, de lâenvironnement et des territoires ruraux.
En plus de Sesame, la Mission Agrobiosciences-Inrae, câest aussi :
âą Le cycle de dĂ©bats, « BorderLine », en partenariat avec le Quai des Savoirs, centre culturel dĂ©diĂ© Ă la science et aux techniques de la mĂ©tropole toulousaine. Son fil rouge ? Explorer les champs de tension qui sâexercent autour de lâidĂ©e de limite, quâelle soit frontiĂšre gĂ©ographique, borne des savoirs, seuil Ă©thique ou finitude des ressources. Pour suivre le programme 2023 : https://www.agrobiosciences.org/sciences-et-techniques-du-vivant/article/ borderline-le-podcast
âą Et plein de ressources documentaires Ă retrouver sur le site internet www.agrobiosciences.org
71 sesame N°13 MAI 2023 SCIENCES ET SOCIĂTĂ, ALIMENTATION, MONDES AGRICOLES ET ENVIRONNEMENT
BLOG