Les Actes des 25es Controverses européennes

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Mardi 16 juillet 2019

ÉCLAIRAGES

Le poids des imaginaires

Avec Elsa Delanoue, agronome et sociologue de l’élevage (Institut de l’élevage, Idele) et Mathieu Gervais, politiste et sociologue, École Pratique des Hautes Études.

En quoi les imaginaires ont-ils changé depuis 2003 ? Quelles nouvelles images se font jour dans le champ agricole ? Quels sont les mots qui cristallisent le mieux les recompositions à l’œuvre, entre rejet de l’industriel et consensus de façade autour de l’idée de nature ?

Mission Agrobiosciences-Inra : Commençons cette mise à plat par ce qui fait sens : les mots. Pourriez-vous me donner deux à trois mots qui illustrent selon vous les changements à l’œuvre, et caractérisent désormais les imaginaires ?

L’animal a repris sa place dans l’imaginaire Elsa Delanoue : Je parlerai de ce que je connais, c’est-àdire de la question de l’élevage et de sa perception par la société. Le premier mot qui me vient à l’esprit est un adjectif : industriel. Ce dernier désigne ce que les individus refusent. Savoir ce que veut la société n’est pas chose aisée, les demandes ne sont pas toujours clairement exprimées. Par contre, il apparaît assez nettement qu’elle ne veut plus d’élevage industriel. Qu’englobe ce dernier ? Sont décrits comme industriels des élevages exempts de lumière naturelle, où les animaux sont constamment en bâtiment, avec une forte mécanisation, automatisation. Les matériaux sont également importants. Dans les enquêtes que nous avons menées, les individus préfèrent les élevages construits avec du bois et de la paille, et non pas du béton et du métal. Dans les représentations, l’élevage est une activité devant combiner trois piliers : l’environnement au sens de la nature et du territoire, l’animal et l’humain. Dès lors qu’un de ces piliers semble oublié, l’élevage est perçu comme industriel. Le deuxième terme est celui de bien-être animal (BEA). Aujourd’hui, parler d’élevage, c’est parler de BEA. On a l’impression que l’animal a repris sa place dans l’imaginaire collectif, que les individus font de nouveau le lien entre élevage et animal alors qu’auparavant on ne se posait plus la question. J’ajouterai enfin le terme de performance, omniprésent en agriculture, du moins dans certaines formes d’agriculture. Pendant longtemps, c’est la performance économique qui était recherchée. Depuis une dizaine d’années, elle a laissé

place à l’idée d’une performance environnementale. Cela montre que, finalement, cette thématique environnementale est entrée dans une sorte de consensus. Plus personne ne conteste l’impact de l’élevage sur l’environnement ; il convient d’être également performant sur ce point-là. C’est une manière, pour le secteur agricole, très focalisé sur ce concept de « performance », de s’approprier les enjeux environnementaux. Le terme a pris une troisième acception ces dernières années avec la notion de « performance sociale » même si tout le monde s’arrache un peu les cheveux pour la définir. Mathieu Gervais : Pour commencer, je citerai le mot nature. Longtemps source de conflits, la nature est à présent l’objet d’un consensus, du moins sur la nécessité de la prendre en compte y compris au sein du monde agricole. Cela ne signifie pas qu’il n’y a plus de clivage sur l’écologie mais que ceux-ci se sont déplacés. Le deuxième mot que j’aimerais mettre en avant est celui de transmission. Le terme désigne tout autant la question de la reprise d’une exploitation, de sa transmission (ou pas) à ses enfants que celle du partage de savoir-faire et de pratiques. L’anecdote du pastis et du sirop de sureau l’illustre à merveille et nous rappelle que la socialisation des agriculteurs entre eux n’a jamais été évidente. J’ajouterai un troisième terme : effondrement, en référence à la théorie de la collapsologie selon laquelle notre système économique et social est tellement complexe qu’il n’est que peu résilient. En conséquence de quoi, une petite crise suffirait à le faire exploser. Dans ce contexte d’un déclin de la société, le rural devient un idéal utopique, un lieu où (re)construire et (re) penser une autre société, un autre ordre social. Cette vision d’un rural refuge a de tout temps existé mais est particulièrement réactivée par le contexte actuel. Le mouvement des ZAD (Zone à défendre) peut être interprété dans ce sens d’un « rural-refuge » où des communautés vont expérimenter d’autres modes de fonctionnement. Une réaction sur ces imaginaires utopiques ? Elsa Delanoue : J’entends la question de l’utopie autrement. De mon point de vue, c’est plutôt une stratégie de certains acteurs pour décrédibiliser les arguments de leurs adversaires, en taxant leur imaginaire d’utopique. Par exemple, il serait utopique de penser que l’on pourra vivre demain sans élevage, que l’on reviendra à une agriculture « d’antan », ou encore qu’un animal puisse être heureux en élevage. J’analyse l’emploi de ce terme plutôt dans ce sens d’une décrédibilisation des arguments adverses et m’en méfie donc un peu. Le grand témoin de l’édition 2003 des Controverses européennes, Saadi Lahlou, expliquait que les représentations sont des espèces vivantes. Sur cette question de la nature, de l’environnement, peut-on dire que les pourtours de ces représentations ont bougé et en quoi ?

Pas de changements mais des recompositions Mathieu Gervais : Effectivement, comme Saadi Lahlou l’a très bien dit, les représentations sont des espèces vivantes, avec deux caractéristiques majeures : tout d’abord elles sont construites donc variables d’un individu à l’autre ; ensuite, elles sont performatives en ce sens qu’elles guident nos 25ES CONTROVERSES EUROPÉENNES À BERGERAC P 15


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