Sélection novembre 2016 Jacques Lindecker

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Rentrée littéraire de l’automne 2016 Les coups de coeur de Jacques Lindecker Littérature française « Marcher droit, tourner en rond », Emmanuel Venet, Editions Verdier « La mer c’est rien du tout », Joël Baqué, Editions P.O.L. « Le garçon », Marcus Malte, Editions Zulma « Les contes défaits », Oscar Lalo, Editions Belfond « De terre et de mer », Sophie Van der Linden, Editions Buchet-Chastel « POLICE », Hugo Boris, Editions Grasset « Le Zeppelin », Fanny Chiarello, Editions de l’Olivier « Fils du feu », Guy Boley, Editions Grasset « L’Affaire Léon Sadorski », Romain Slocombe, Editions Robert Laffont « Possédées », Frédéric Gros », Editions Albin Michel « Le vent se lève », Sophie Avon, Editions Mercure de France « Vintage », Grégoire Hervier, Editions Au diable Vauvert « L’Incandescente », Claudie Hunzinger, Editions Grasset

Littérature étrangère « Les bottes suédoises », Henning Mankell, Editions du Seuil « 33 révolutions », Canek Sanchez Guevara, Editions Métailié « Voici venir les rêveurs », Imbolo Mbue, Editions Belfond « Le rouge vif de la rhubarbe », Audur Ava Olafsdottir, Editions Zulma « Nora Webster », Colm Toibin, Editions Robert Laffont « Judas », Amos Oz, Editions Gallimard


Marcher droit, tourner en rond Emmanuel Venet La famille est réunie au (presque) grand complet pour les funérailles de la grand-mère Marguerite. La dame Vauquelin, de la Pastorale diocésaine, fait l’éloge de la défunte, et chacun fait mine d’y croire. Tous, sauf un, le narrateur, atteint d’une forme d’autisme, le syndrome d’Asperger, une atteinte qui le rend « asociognosique, c’est-à-dire incapable de se plier à l’arbitraire des conventions sociales et d’admettre le caractère foncièrement relatif de l’honnêteté ». Lui ne supporte que la vérité et la sincérité. En plus de ses deux marottes : le scrabble (le seul endroit, remarque-t-il, où « naître » et « mourir » ont la même valeur) et les recherches sur les catastrophes aériennes (et il est également imbattable au jeu du petit bac). Sans oublier une passion obsessionnelle (qui va le mener trop loin) pour Sophie Sylvestre, une ancienne camarade de lycée devenue comédienne ratée. Alors, durant les obsèques de Marguerite, il va être servi en matière de mensonges. La grand-mère est-elle présentée post mortem comme une femme de gauche, une (bonne) chrétienne, une épouse loyale, une mère dévouée ? Elle n’était rien de tout cela : elle « préférait l’argent aux êtres humaines, voulait rendre la France aux Français, considérait les handicapés comme des parasites et les homosexuels comme des malades mentaux ». Quant à l’amour, elle le voyait « comme un mal nécessaire par quoi les humains se donnent l’illusion de ne pas être seuls ». Emporté par son élan, et par le temps interminable que dure la célébration, notre « aspergé » (l’une de ses moqueries de la part de ses proches) passe en revue les membres de sa famille. Et là, pas un pour sauver l’autre. On parle ici, au mieux de futilités, de régimes alimentaires qui n’aboutissent jamais, d’humour vache, d’inculture crasse ; au pire, d’inceste, d’adultère, de violences conjugales. Un catalogue des turpitudes et bassesses humaines. Dit comme ça, on pourrait penser que « Marcher droit, tourner en rond », le roman d’Emmanuel Venet est un pensum sinistre. C’est tout le contraire : en plus d’être étincelant et d’une lucidité acérée, le livre est à se taper sur les cuisses (de rire). Mieux : au-delà de la peinture féroce de la famille du narrateur (de n’importe quelle famille, en fait), l’auteur brasse avec un talent inouï le fameux « d’où venons-nous/où allons-nous ». Rien que pour les trois pages sur l’invention de Dieu, le roman serait déjà un must.


La mer c’est rien du tout Joël Baqué Avec Joël Baqué, on quitte les intérieurs bourgeois, pour se nicher au coeur, au plus près, d’une famille modeste : par le budget (« il fallait faire attention »), mais aussi par l’autopersuasion permanente de ne pas péter plus haut que son cul (« acheter du fromage à la coupe était aussi inimaginable que boire du thé ou sourire à un étranger »). Le père : borné, tyrannique, définitif. La mère dépressive/hystérique/soumise : « les blouses en tergal, la robe de chambre en nylon matelassé, les pantoufles (400 points Coop). » On est dans le Languedoc, pas loin de la mer, mais on n’y va pas, parce que, dixit le père, « la mer c’est rien tout du tout. » C’est aussi le titre de cette évocation autobiographique qui lorgne vers le « Je me souviens » de Georges Perec, bribes de « mémoire comme une chatière par où vont et viennent les vivants et les morts », où chaque mot est essentiel, déposé à sa juste place, où chaque mot est essentiel, déposé à sa juste place, où chaque instantané dit les lumières, les odeurs, les sons de cette enfance, ses injustices et ses bonheurs. Une enfance de guingois, où les livres étaient accusés de « tuer la vue », où « le patron » disait « André », mon père disait « Monsieur », où la « mère ne savait rien dire jamais. » Les enfants grandissent. Font leur chemin. Evidemment, pas comme le père voudrait : « il a jusqu’au bout refusé Paul gay et pas seulement facteur, Valérie mannequin et pas seulement sous-officier de l’armée de terre, Joël écrivain et pas seulement fonctionnaire-avec-la-sécurité-de-l’emploi. » Car oui, Joël a creusé un drôle de sillon : d’abord plus jeune gendarme de France, puis maître-nageur-sauveteur des CRS , puis officier de police. Et, écrivain, après avoir découvert un recueil de poèmes de Francis Ponge sur la plage. Un parcours singulier, comme pour s’extirper de la masse : « le peuple des humains est papillon d’abord, chenille longtemps et larve enfin . »


Les contes défaits Oscar Lalo Privé d’enfance Depuis sa plus tendre enfance, le narrateur est envoyé par ses parents dans un camp de vacances, le Home. Un lieu tellement idéal que la vie là-bas ne l’est pas du tout. La peur, l’indifférence, le mutisme, les humiliations, les abus sont le quotidien des petits pensionnaires, certains plus maltraités que d’autres. Il faudra au narrateur d’atteindre ses 65 ans pour enfin parvenir à poser des mots sur cet indicible : « on m’a privé d’enfance comme d’autres de dessert. Sauf que l’enfance, c’est l’entrée et le plat principal. A cause de l’homme d’enfants, je suis un homme enfants. Un enfant trop grand et un homme trop petit ». Avec un tact et une pudeur qui rendent la charge encore plus efficace, Oscar Lalo nous fait ressentir au plus près ce triste destin de gamin, puis la colère qui l’habitera adulte. Son récit, somme tout assez poétique, donne un paysage au silence dans lequel le garçon était enfermé, les images, les métaphores prenant le pouvoir pour restituer l’horreur, l’incompréhension. Un roman terrible, à ne rater sous aucun prétexte.


De terre et mer Sophie Van der Linden

La gifle Vingt-quatre heures dans la vie d’un jeune homme, Henri, au début du siècle dernier. Il est peintre, ou plutôt graveur, et il s’en vient de Paris pour débarquer sur l’île de B., là où il espère retrouver -et reconquérir- la sauvage Youna, qui s’était comme promise à lui. Mais le service militaire du garçon s’est éternisé, pas loin de trois ans, et Youna n’a plus répondu à ses lettres. Il la revoit, et c’est une gifle. Elle veut être libre, elle veut vivre seule, décision irrévocable. Econduit, le pauvre Henri va espérer que l’on guérit d’un chagrin d’amour en se gorgeant d’une nature généreuse, en s’amusant d’animaux cruels, en croisant d’autres personnages marginaux, chacun étranger à sa manière. Sophie Van der Linden illumine ses pages à la manière des impressionnistes. Faisant assaut de clairs-obscurs, elle magnifie dans toutes ses nuances le malheur d’un homme. Sur l’île, il aura appris que la valeur suprême est la liberté, tandis qu’au loin le monde sourd d’une menace qui monte : nous sommes à l’été 1914.


POLICE Hugo Boris Chez Hugo Boris également -dans son remarquable nouveau et très documenté roman « POLICE », d’autant plus remarquable que l’auteur surprend à chaque parution, se refusant à écrire deux fois le même livre-, les personnages sont en quête de refuge. Il y a ce migrant, un Tadjik, qui croyait avoir trouvé en France une terre d’asile, après avoir tant enduré chez lui. Il y a Virginie, une fliquette, qui se cogne aux murs d’une existence prise de panique : enceinte d’Aristide, un collègue, un rustre, elle va se faire avorter, alors même que son couple avec Thomas bat de l’aile. Elle aimerait du calme, de la douceur, des certitudes. Elle est en uniforme, pas vraiment taillé pour une femme, dans une équipe à la virilité rugissante, elle en a tant vu, « elle est allée perdre sa tranquillité d’âme dans les mauvais lieux, obligée de vivre au-dessus de l’étonnement, de tout connaître du pire de l’existence, […] sa vie a été retournée comme un sac », mais elle s’accroche, tant bien que mal. Ce soir-là, veille de l’avortement, elle ne se voit pas rentrer chez elle, elle accepte une dernière équipée. Mauvaise surprise : ce sera avec Aristide (et avec le cher, Erik). Il faut reconduire un migrant, le Tadjik, à la frontière, ou plutôt le remettre à d’autres policiers qui s’envoleront avec l’étranger pour le ramener chez lui. Mais ça va déraper grave. Les gardiens de la paix, usés, fatigués et certes en mission, se découvrent humains. Découvrent que « l’objet » de la mission est un être humain. Et ça change tout. Le Bien, le Mal, les ordres, la loi… Soudain tout bascule, la Laguna où ont pris place les trois flics et le Tadjik devient « une bête à chagrin . » POLICE est une fiction, mais c’est du réel qu’on prend en pleine poire, « le réel tel qu’il était « en vrai », le réel était trop énorme, trop difforme .» Tellement énorme qu’on aimerait tourner la tête. Et d’ailleurs, ces migrants, ce serait si simple s’ils n’étaient que des chiffres, des milliers, des millions, ou juste une idée, qu’ils viendraient nous envahir. Mais ils existent. Immigrés d’avant-hier, d’hier, d’aujourd’hui, ils font partie du puzzle complexe et insoluble qui constitue la France. Alors autant, comme Laurence Tardieu, se réveiller et avancer. Ou comme Virginie, cette nuit-là, de retour chez elle : prendre simplement « ce que la vie lui donne. »


Le zeppelin Fanny Chiarello

Indirigeable C’est un livre qu’il faut lire plusieurs fois. Deux fois au moins serait un minimum. Car le livre est touffu, pour ne pas dire tout fou. Il ne s’y passe rien que des trucs farfelus. En fait, si on farfouille, il ne s’y passe rien du tout. Mais il faut voir à quel rythme et dans quelle atmosphère. En bas, la rue Canard-Bouée et son canal éboueur où est jeté ce dont on se déleste. Au-dessus, l’ombre d’un zeppelin d’où l’on éjecte un poulet plumé non vidé comme on lâche du lest. Entre ciel et sol, des gens vivent leur vie, dans les faits c’est d’un vide assez creux, voyage au bout de l’ennui. Parmi eux, ils sont douze, dont les prénoms commencent tous par un « S » comme un début de société ou deux bouts de saucisses. Voyage au bout de l’humain sous hélium. Fanny s’envole et arrive à terminer le voyage brillamment, atterrissant sur une référence incongrue. Il faut être gonflée pour se lancer dans une virée aussi peu dirigeable et ne pas exploser en vol.


Fils du feu Guy Boley L’absent Plus tard, il se mettra à peindre tout cela : « la mort de Norbert [le petit frère], le chagrin de papa, la folie de maman, la forge en feu, les grenouilles mortes, le dépôt, les cheminots, tout ce passé, tous ces dieux fous qui grouillaient et grouillent encore en moi. » Et surtout, donc, de la forge, dans le silence, les coups, l’incompréhension, le déni. Un deuil impossible à faire, même pour des durs à cuire. Guy Boley remonte le cours de l’enfance et de la jeunesse bisontine de son héros, Jérôme, dans ce premier roman (à 64 ans !) que l’on devine tout de même fichtrement autobiographique. Dans une langue d’abord échevelée, lyrique, saturée pas vraiment, des années paradoxales où l’on pouvait papoter « de cuisson de lapin, de pluie d’orfèvrerie ou de soleil luisant » mais où la vie vous assénait des coups de grisou à vous démâter la cafetière. Etincelant. Déchirant.


L’affaire Léon Sadorski Romain Slocombe Autant de pas tourner autour du pot : L’affaire Léon Sadorski est la claque de la rentrée. C’est le livre d’un chasseur. Tout a commencé quand Romain Slocombe a déniché un rapport des domiciliées à Paris qui entretenaient des relations sexuelles avec des militaires allemands. Et quand Romain Slocombe, grand croqueur d’archives devant l’Eternel, déniche une proie savoureuse, il ne la lâche plus avant d’en avoir goûté la moindre miette de vérité, jusqu’à passer de l’autre côté du miroir : là où l’espoir s’en est allé, où la noirceur de l’âme humaine paraît avoir pris le pouvoir. A l’arrivée, le chasseur écrivain ne rend pas un trophée, mais plusieurs. L’exploit n’est pas mince. L’Affaire Léon Sadorski est donc un pan de notre Histoire, extraordinairement documenté. C’est aussi un thriller haletant, brassant autant de minables que d’êtres complexes. C’est également une encyclopédie de la bassesse humaine, rappelant que dans l’urgence d’une époque en flammes, une minorité se tient droite, une autre minorité se vautre complaisamment dans l’abjection, quand la majorité… s’arrange. C’est enfin (et surtout) un avertissement : car il y a quelque chose de tristement ironique à se retrouver plongé en 1942, à lire ce que l’homme fit alors, en toute bonne conscience, à d’autres hommes (juifs, communistes, gaullistes, homosexuels, etc.)… et à se rendre compte, qu’en 2016 encore et toujours, dans notre pays, de « braves gens » défilent sous des banderoles appelant au rejet d’un bouc émissaire. Comme le rappelle Romain Slocombe en ouverture de son roman, « le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde. » Qui est donc ce Léon Sadorski ? Un pion, rien d’autre. Un collaborateur « ordinaire ». Autant dire, la peste en personne. En avril 1942, « le meilleur des enquêteurs, le pire des salauds », dans un Paris où l’on trouve de moins en moins d’Allemands car l’ordre est assuré par la police française, « coffre les Juifs, au boulot adapté à son talent de physionomiste, ça lui plaît tout en le faisant bien voir de ses supérieurs ». La belle vie, en somme, surtout quand on arrondit ses fins de mois en faisant chanter ses victimes, histoire d’offrir de menus cadeaux à sa douce Yvette. Le couple n’a pas d’enfants, mais une vie sexuelle très olé-olé (et, par ailleurs, Léon fantasme sur les collégiennes, fussent-elles juives…). Droit dans ses bottes, Léon ne voit rien venir quand il est convoqué par la Gestapo. Il y retrouve Louisville, son ancien chef, un présumé traître. Etrange. Les deux hommes sont traînés jusqu’à Berlin, puis emprisonnés à l’Alex, l’immense et terrifiant siège de la SS et de la Gestapo. Déshabillé, affamé, reclus dans un trou à rats, Léon ne comprend pas. Lui, le « loyal serviteur […] descendu brusquement au rang de sous-homme ». Le voici confronté de plein fouet à ce que luimême faisait subir aux réprouvés : un monde où l’arbitraire le dispute à une organisation millimétrée, où des atrocités sans nom sont commises par les mêmes qui se pâment au théâtre le soir, où l’élu d’hier peut devenir le condamné de demain. En fait de séjour en prison, Léon va surtout apprendre à saisir ce que « pression psychologique » signifie. Il est libéré mais, en échange, il doit dépasser ses objectifs précédents en matière de rafle des juifs (« Des chiffres qui fassent plaisir en haut lieu ») et traquer une ancienne maîtresse. Il va surtout se retrouver mêlé à un embrouillamini de réseaux tordus (ah : les Corses), de coups fourrés, de calculs pervers, d’ignominies sans nom, bref l’effroyable paysage de la Collaboration. On ne met pas impunément la main dans ce marigot de crocodiles : on est forcément, à son tour, déchiqueté, transformé en animal, à la fois braconnier et cible. Même un sentimental comme Léon (si, si) va s’y noyer. Ou pas…


Possédées Frédéric Gros Jouons ensemble. Prenons un extrait des Travailleurs de la mer publié par Victor Hugo en 1866 (« Pas de bête comme la mer pour dépecer une proie. L’eau est pleine de griffes. Le vent mord, le flot dévore ; la vague est une mâchoire. C’est à la fois de l’arrachement et de l’écrasement . ») et remplaçons les termes liés à l’eau par un seul : la rumeur. Et ça fonctionne. Oui la rumeur va griffer, dévorer, écraser. Oui, la rumeur est comme l’eau que rien n’arrête : si séduisante et si terrible. C’est tout cela que raconte « Les possédées » de Frédéric Gros. Dans une langue magnifique, à la fois chantournée et fiévreuse, il retraite « L’affaire de Loudun » en 1632, une sarabande d’intrigues, de complots, de sentiments exacerbés, une chasse aux sorcières lancée par le cardinal Richelieu contre le prêtre catholique Urbain Grandier. C’est surtout ce personnage qui fascine Frédéric Gros (et comme il sait le rendre fascinant!). « Trop beau, trop mince, trop éloquent », le « jésuite raffiné » ravageait les coeurs (et les corps) et les esprits, faisant flèche de ses saillies (de toutes natures). Se croyant intouchable, il va engrosser la (très jeune) fille du véritable maître des lieux, le procureur du roi Louis Trincant. Arrêté et emprisonné pour débauche, il finit par s’en sortir et revient à Loudun. La mère supérieure Jeanne des Anges (une sacrée illuminée, celle-là, et une âme de concierge qui se flagelle au sang la nuit pour expier son péché de curiosité) lui propose alors de devenir le confesseur de la communauté. Il refuse. Il ne fallait pas. Quelque chose de plus fort qu’elle monte en Jeanne des Anges (plus prosaïquement, elle est raide dingue de Grandier depuis qu’elle a entendu parler de ses exploits amoureux). Bientôt, elle l’accuse d’avoir employé la magie noire pour la séduire. Et par un de ces mystères que la psychanalyse expliquera plus tard, les autres nonnes vont, par « contagion », porter les mêmes accusations d’obscénité, d’attouchements, on en passe et des plus cocasses. Elles sont ensorcelées, « possédées », il faut évidemment délivrer ces malheureuses. L’occasion est trop belle pour Richelieu. Grandier s’était à plusieurs reprises opposé au tout puissant premier ministre de Louis XIII. Pis : il tolérait les protestants de sa ville. Une commission est mise sur pied pour accuser le prêtre (le dossier fera 4000 pages), les sœurs seront mises à nu pour y trouver la marque du Diable, Grandier est soumis à la question (estomacs solides conseillés pour la lecture de ces pages). Et, sans surprise, condamné au bûcher…


L’incandescente Claudie Hunzinger 1923-1929, « tout s’est joué en six ans seulement ». Un trio de jeunes femmes. Trois jeunes institutrices, trois âmes fortes. Emma la mère de la romancière et plasticienne Claudie Hunzinger. Thérèse. Marcelle. Claudie Hunzinger nous avait déjà raconté dans « Elles vivaient d’espoir » le couple ébouriffant formé par Emma et Thérèse, un amour échevelé, interdit, l’apprentissage douloureux de l’émancipation. La quête d’absolu de Thérèse, qui le paiera de sa vie, capturée par les nazis, torturée à mort en octobre 1943 sans avoir donné les noms de son réseau de résistants. Et le curieux (inexpliqué?) choix d’Emma, optant pour une vie rangée par Marcel, un commerçant de Colmar, qui fera, quant à lui d’autres choix, moins heureux, avec l’occupant allemand. Mais Emma, « ce bloc de glace avec le soleil derrière », avait caché une autre « folie ». Claudie Hunzinger allait trouver « au fond d’une armoire […] un nombre impressionnant de liasse de lettres revêtues de chemises de couleur . » Les lettres de Marcelle à Emma. Marcelle avait écrit beaucoup. Sans cesse. Dans un style éblouissant (« Vous ne pouvez pas savoir, Emma, combien j’avais le vertige au parfum du mimosa, le vôtre, car vous étiez semblable au mimosa par votre grâce poudrée de blonde qui se laisse entraîner. ») Emma, « l’amour de l’équilibre » ; Marcelle, « celui des excès ». Le double bras armé de la passion. Marcelle se trouvait inachevée, mais elle n’appartenait à personne, « une échappée. Un franc-tireur. Une excentrique. Une qui puisait sa force dans son étrangeté ». Et ce qu’elle ressentait pour Emma était « palpitant, impatient de vie. […] L’énergie folle de l’amour en pure perte. La dépense. La fièvre. La guerre. La jeunesse. Et puis on devinait bien que ce n’était pas une petite violette des talus, mais une ultraviolette en puissance. Elle en avait la radicalité, le trop, la démesure, le courage jeune. La terreur ». Qui, aujourd’hui, parle de l’amour, de cet engagement au-delà de la raison, mieux que Claudie Hunzinger ? Elle ne censure rien de la complexité, de la mesquinerie, des petits emportements de ses héroïnes. Elle convoque, comme elle aime -et sait- le faire, la nature pour dire à quel point cet amour fut un univers, un ciel étoilé, une fraîcheur, un trésor. Elle parle de vipères, de gui, de muguet, de « parfums exquis d’herbe fanée dans lesquels on voudrait mourir. » Oui, c’est exquis. Cette relation avait-elle un avenir ? Emma, qui se rend au chevet de Marcelle, gravement atteinte aux poumons, écrit dans ses carnets : « Avec elle je touche à mes extrêmes, joie et douleur à l’étant pur. Toutes les forces de la vie sont en elle. Je me consume en l’approchant. » Un « amour insupportable » qu’Emma tentait de maîtriser « en s’armant d’études, en aimant Thérèse, en inventant pour elle le mot « tendresse ». On en était arrivé au temps des reproches en Emma et Marcelle. On en était à la fin. Fin de l’amour. Fin de Marcelle, bientôt « pauvre petit fantôme », emportée trop jeune par la maladie. Claudie Hunzinger ne fait pas que recomposer le merveilleux matériau reçu de ses « grandes soeurs ». Elle se glisse dans leurs traces (« Je tiens d’Emma que l’amour, tout amour, quel qu’il soit, n’est jamais une erreur. ») et investit à son tour le terrain de la morale : « Il ne faut pas voir la vie plus sombrement qu’une promenade qui n’est plus rien quand elle s’achève et qui fut pourtant un réel enchaînement de merveilles. » Qu’on se le répète chaque jour quand tant de voix tentent de fondre nos existences dans un gris couleur peur…


Les bottes suédoises Henning Mankell Naufrage ? Jusque-là, « le vieillissement approchait en silence ». Mais avec l’incendie qui ravage sa maison, l’ex-chirurgien Fredrik Welin voit sa vie s’ effondrer comme les décombres fumants du sinistre. Pour cet ermite sur un îlot d’un archipel de la Baltique, mer « qui se meurt à bas bruit », la vie, ce n’était déjà plus grand-chose. Désormais, il ne reste quasiment rien à ce septuagénaire colérique et misanthrope. Aura-t-il la force de prendre un nouveau départ ou coulera-t-il dans la déchéance ? Certes, ce veuf a une fille, Louise, mais c’est presqu’une inconnue, lointaine et fantasque, énigmatique. Elle ne sais pas plus communiquer que son ours de père écartelé entre le besoin de solitude et la soif d’amour, et qui mesure combien « vieillir c’est s’aventurer sur une glace de moins en moins solide »… Alourdissant l’atmosphère à petites touches d’ombres et de mystères sur l’origine de l’incendie, sur Louise et d’autres traînant leurs bizarreries et leurs secrets, Mankell, dans son, hélas, ultime roman, nous tient bien. Et on ne le lâche pas…


33 révolutions Canek Sanchez Guevara L’autre Guevara Canek Sanchez est une Guevara. Pas le Che, juste son petit-fils, qui n’a pas connu son grand-père. Il est né sept ans après la mort du révolutionnaire. Lui aussi est mort jeune mais de façon moins glorieuse : l’auteur a succombé à 40 ans -en 2015 à Mexico- des suites d’une opération du coeur. Reste de lui cet unique roman tout court mais passionnant sur le Cuba fan de rock. Chaque paragraphe ressemble à une chanson, désabusée, aigre-douce, nostalgique et pas tendre pour un sou à propos du castrisme. Canek Sanchez est nostalgique de son grand-père Ernesto, pas de l’icône « Che » devenue une arnaque à touristes et une escroquerie politique. Sous sa plume, Cuba craque, se délite, s’effrite mais ne sombre jamais totalement, contrairement aux balseros embarqués sur des coquilles de noix avec la bénédiction du pouvoir en place. Le disque rayé tourne toujours en continuant de creuser un sillon absurde…


Voici venir les rêveurs Imbolo Mbue Pour le bonheur, une destination obligée : l’Amérique ! C’est ce que pense, comme tant d’autres, Jendé Jonga, un clandestin camerounais qui jette l’ancre à New York en 2007. Chance : il y trouve une place -bien payéede chauffeur pour Clark Edwards, un riche banquier de Lehman Brothers. Une certaine complicité naît entre l’homme d’affaires surbooké et l’immigrant. Pour Jendé, sa femme Nenni et leur fils Liomi, cap sur la Green Card tant espérée et, un jour, l’enracinement légal au pays de l’Eldorado. Mais la bombe Lehman Brothers explose, la crise de la finance désaxée frappe : l’Amérique vacille. Jendé et Neni aussi. D’autant que l’expulsion menace… La course éperdue de Clark au bonheur par l’argent, coûte que coûte, n’était-elle pas vaine, destructrice ? Et les rêves des Jonga survivront-ils dans cette Amérique désenchanteresse ? Cet excellent roman coule d’une écriture fluide et colorée, s’anime de personnages volontiers touchants, parfois choquants ou pittoresques, pour un regard de l’intérieur sur l’exil, entre douleurs et espoirs fous.


Judas Amos Oz L’Israélien Amos Oz s’empare de la figure du traître. Le récit est celui d’un étudiant, Schmuel, embauché durant l’hiver 1959 à Jérusalem comme homme de compagnie d’un vieux grincheux allergique à toute idéologie depuis la mort au front de son fils. Il est le prétexte à des réflexions théologiques et politiques, interrompues par l’amour du jeune homme pour la mystérieuse Atalia. Atalia, fille de Sheatltiel Abravanel, dissident sioniste qui fut le seul à s’opposer à la création d’un état d’Israël en 1948, germe, selon lui d’ « une haine éternelle entre les deux communautés ». Pour avoir cru à la fraternité entre Juifs et Arabes, Abravanel fut traité de traître comme Amos Oz, le militant pacifiste, peut l’être aujourd’hui. Comme quoi la traîtrise est une notion toute relative… Schmuel fait, lui de Judas, « le plus zélé des chrétiens », celui qui aura « mis en scène la crucifixion » de Jésus, convaincu que le fils de l’homme allait descendre de la croix et ainsi convaincre l’humanité. Une sorte d’évangile selon Amos Oz, et c’est diablement excitant.


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