Quels bouquins sous le sapin ?

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« Quels bouquins sous le sapin ? » Les coups de coeur de Jacques Lindecker présentés à la médiathèque de Guebwiller « Moi, ce que j’aime, c’est les monstres, Livre Premier », Emil Ferris, éditions Monsieur Toussaint Louverture, 416 p., 34,90 € C’est le livre événement de la rentrée littéraire. Le premier tome d’un roman graphique inclassable et merveilleux de 800 pages, le journal intime d’une gamine de dix ans dans le Chicago de la fin des années 60. Aux manettes, Emil Ferris, une inconnue, revenue de l’enfer. C’est un livre unique, une flèche plantée en plein cœur, de l’émotion et du bonheur comme si l’innocence avait eu rendezvous avec le talent. C’est un cocktail fascinant, déboussolant et attachant, mélange, comme le promet l’éditeur, de « 42% de mystère, 18% de fiction historique, 6% de romance, 21% de souvenirs, 5% de réalisme urbain, 6% de critique sociale mordante, 10% d’humour et de 3% de thriller surnaturel. » C’est le roman graphique d’une inconnue venue des États-Unis, Emil Ferris, née en 1962 à Chicago... dont la vie a basculé en 2002. Alors qu’elle gagnait sa vie en dessinant des jouets et en produisant des films d’animation, elle se fait piquer par un moustique lors de la fête d’anniversaire de ses quarante ans. Elle ne reprendra ses esprits que trois semaines plus tard, à l’hôpital, pour entendre un diagnostic terrible : frappée par une méningo-encéphalite, les médecins lui annoncent qu’elle ne pourra sans doute plus jamais marcher. Pire encore, sa main droite, celle qui lui permet de dessiner, n’est plus capable de le faire. Effondrée, Emil Ferris est alors encouragée à se battre par sa rééducatrice, des amies, sa fille. Elle se reprend. Bataille. Allant jusqu’à scotcher un stylo à sa main pour dessiner. Chaque minuscule victoire coûte des trésors d’énergie, mais elle progresse. Elle s’inscrit même au Chicago Art Institute, dont elle sortira diplômée. C’est à cette époque quelle démarre l’écriture de Moi, ce que j’aime, c’est les monstres, projet fou de 800 pages qu’elle mettra six ans à réaliser. Après bien des difficultés pour le faire publier, voici enfin le premier tome de cette merveille. On se frotte les yeux : cette œuvre d’une débutante taquine les plus grands, on songe immédiatement à Robert Crumb ou à Art Spielgelman. Les sensations et les sentiments les plus souterrains amenés à la lumière par le truchement de la liberté graphique. Nous voici invités à lire le journal intime de la petite Karen Reyes, dix ans, qui grandit à Chicago (tiens, tiens, serait-elle le double fictionnel de l’auteur ?) à la fin des années soixante. C’est une « sauvageonne » qui vit entre sa mère, superstitieuse et anxieuse, et Deeze, son grand frère, mi-macho mi-cœur d’artichaut (mais enfoncé jusqu’au cou dans les galères). Il y a la vraie vie, et ses difficultés, ses coups du sort : la disparition du père, le « pire des poivrots », la maladie de maman, le suicide (vraiment ? Karen va mener l’enquête) de la voisine du dessous, la belle et douce Anka (dont on découvrira le passé dans l’Allemagne nazie). Et il y a l’imaginaire de la gamine pour « gérer » les émotions et les coups du sort : elle, son viatique, ce sont les fantômes, les vampires, les morts-vivants ; son « costume » à elle, c’est celui d’un loup-garou, la créature tragique, éternellement pourchassée, bannie, qui


atteint à sa vérité à la nuit tombée. Elle se rêve en monstre et entourée de monstres, ça l’aide à encaisser les montagnes russes du réel. Chaque page est une surprise, la traduction visuelle – au crayon noir et au stylo quatre couleurs ! - de nos peurs et de nos questions. Karen grandit vaille que vaille, et nous retombons en enfance grâce à son inventivité et son courage, c’est comme si une seconde chance nous était donnée de comprendre les adultes. Le texte n’est pas en reste, poétique et cru à la fois, comme un chœur dédié à la naïveté. Parsemé d’aphorismes très forts, qui parlent par exemple de maladie et de guérison/nouveau départ (« Perdre sa coquille, ça fait mal. Mais même si les gens disent le contraire, ça n’en fait pas moins une brave petite noix, car elle sort enfin de sa coquille. ») Un hymne à la tolérance, à l’acceptation de la différence, une célébration de l’art et des yeux d’enfant (n’est-ce pas la même chose ?). Notre gros coup de cœur de cette rentrée littéraire. « Quand Dieu boxait en amateur », Guy Boley, éditions Grasset, 180 p., 17 €. L’auteur franc-comtois Guy Boley célèbre son père. Dans une langue magnifique, il raconte celui qui a été « Roi sur un Ring, Jésus sur une scène, Zeus dans la forge. » Et la difficulté d’un fils pour comprendre et aimer son papa. Le lecteur est emporté, heureux, bouleversé. Victoire par K.O. C’est l’histoire d’un garçon sans papa (un cheminot tué « paf-entre-deux-wagons-commeune- crêpe-le-pauvre »), élevé par une « belle chieuse » de mère, ou pour situer d’entrée la langue de Guy Boley, « un animal traqué au port de tête hautain comme un cheval de parade, à la démarche pesante comme un cheval de trait, à l’orgueil inutile comme un cheval de cirque, à la langue de vipère et au cœur de pierre. » C’est un enfant qui aimait lire, avec Pierrot, son seul copain (celui qui, d’un sourire, peut « adoucir un volcan, fût-il en éruption »), il aime les histoires inventées, « les romances pour gonzesses » comme les appelle sa mère... qui décide de l’inscrire plutôt à la boxe, pour en faire un homme, « tout comme la gnôle, les tranchées, l’enclume et le pas de l’oie. » Le gamin est un bon fils, il obéit. « On ne choisit pas son enfance, on s’acclimate aux pièces du puzzle, on bricole son destin avec les outils qu’on a sous la main. » Son destin aurait pu être celui d’un boxeur professionnel, car le bougre s’est révélé drôlement doué pour le noble art, jusqu’à décrocher un titre de champion de France chez les amateurs. Mais pour viser plus haut, sans garantie de réussite, il aurait fallu trouver un club prestigieux, monter à Paris sans doute, un autre monde quand on ne dispose que des armes de l’orphelin. Ses outils, ce seront alors ceux du forgeron (on avait lu l’épopée de la forge familiale dans Fils du feu, l’étincelant premier roman de Guy paru en 2016, l’auteur déboulait sur la scène littéraire à l’âge de 62 ans !). Il est comme ça, René Boley, pétri de paradoxes, à la fois amoureux des lettres (et du bel canto) et un bosseur de force, un kaléidoscope, « sensible, créateur, naïf, orgueilleux, entêté, innocent, fragile et responsable. » Un artisan de l’enclume, un dingue de mots, à noter chaque jour dans un carnet des mots du Larousse illustré dès qu’il rentrait chez lui, un artiste tout court, enrôlé pour des petits numéros d’acrobate ou de fantaisiste au Théâtre municipal de Besançon, créant avec son épouse des opérettes qu’il jouait devant les proches. Jusqu’au rôle d’une vie, que lui met dans les mains l’ami Pierrot devenu l’abbé Delvault, le curé de la paroisse, le rôle principal de La


Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ, le rôle de Jésus pour quelqu’un de « beau, jeune, fort, puissant, invincible et gloire de notre ville », le portrait tout craché de René. Il y eut quelques mois d’intenses sueurs, car René ne savait absolument pas jouer la comédie. Mais l’abbé « veillait, patient, doux, amical et fidèle ». Jusqu’au jour où « la chose tant espéré se produisit enfin : l’incarnation. » René était Jésus. Pendant dix ans, ce ne fut qu’un triomphe répété sur scène. Le petit Guy s’émerveillait de ce « Roi sur un Ring, Jésus sur une scène, Zeus dans la forge. » Mais la vie n’aime pas les gens simples et bons. Le couple perdit leur deuxième enfant, la mère se mura dans le silence, René dans la colère, rejetant désormais tout ce qui avait un rapport avec Dieu... et dans l’alcool. Le héros s’abîma et se perdit. Sa relation avec son fils prit du plomb dans l’aile. Surtout que le vent de mai 68 soufflait jusqu’en Franche-Comté, que le jeune homme se prenait des airs de révolutionnaire, et rejetait de fait l’ordre ancien, notamment son vieux qui ne comprenait rien de rien. Ils se rabibochèrent couci-couça, et Guy se rendit chaque jour dans la chambre 317 de l’hôpital où son père agonisait avant de rendre l’âme le 8 octobre 1999. On ne sait ce qui relève de l’autobiographie et de la fiction dans cet hommage tendre, jubilatoire, féroce, grinçant, bouleversant que lui rend aujourd’hui son fils. Qu’importe. L’important est dans le geste, et il est immense. Tous, aimons nos pères avant qu’il ne soit trop tard, ces champions du monde qu’ils sont, « le nombre de combats que ça a dû mener pour transmettre la vie, puis la porter, à bout de bras, de nos premiers pas à nos premiers ébats, en supportant son poids comme Atlas l’univers. » « La robe blanche », Nathalie Léger, éd. P.O.L, 142 p., 16 €. Nathalie Léger revient sur le destin tragique de Pippa Bacca, une artiste qui s’était mis en tête de traverser l’Europe de l’Est vêtue d’une robe de mariée, et, à chaque ville-étape, de rencontrer des sages-femmes à qui elle lavait les pieds, « un geste fait pour rien », dont on ne saurait démêler, comme pour tout ce qui touche à ce type de performance, la part d’innocence, de folie, de calcul. Poursuivant « à sa manière la lignée des femmes ardentes au combat et au sacrifice. » Ça s’était mal terminé, violée et assassinée par un type qui l’avait prise en stop. L’auteur avait voulu rencontrer la mère de Pippa. Avait renoncé. S’en était retournée chez sa mère à elle. Qui l’attendait, un dossier sur les genoux, pour que justice soit faite. Jamais cette femme ne s’était remise de son divorce, un divorce des années 70, le mari avait osé le pire dans l’humiliation. Elle avait pris cher. Sa fille, après s’en être défendue, va raconter « cette solitude pleine d’effroi et de cris retenus. » Un grand « mémorial de mots » que ce livre. On en reste saisi.


« Trois enfants du tumulte », Yves Bichet, éd. Mercure de France, 272 p., 19.80 €. Mai 68 à Lyon. On est le 24 mai, les pavés pleuvent, les slogans fleurissent et une camionnette fonce sur un commissaire qui décèdera à l’hôpital. C’est le premier mort de Mai 68 et une cassure pour les acteurs du mouvement social. Les plus nombreux sifflent la fin de la partie : un mort c’est trop, et les vacances approchent. Mila et Théo, les héros de Trois enfants du tumulte sont dans l’autre camp. Lyon, la France, la société sont pourris jusqu’à la racine. Il faut lui donner le coup de grâce, refuser de rentrer dans le rang, se radicaliser avec tout ce que le vieux Lyon compte de révolutionnaires, de toxicos, de poivrots, de poètes… C’est une fuite en avant, une « guerre » perdue d’avance qui va entraîner Mila sur les traces de la bande à Baader. Théo résiste à cette dérive sans cesser d’aimer follement Mila. Jusqu’où aller, comment combattre sans renoncer à son pacifisme ? Qui suivre dans ce tumulte fiévreux, incandescent mais aussi pathétique ? Yves Bichet raconte « son » Mai 68 et ça sonne juste, tragiquement juste 50 ans après. « L’ère des suspects », Gilles Martin-Chauffier, éditions Grasset, 320 p., 20 €. Un ado d’origine maghrébine meurt dans une cité de la banlieue après avoir croisé un gardien de la paix. On est en plein été 2016, la France rêve de vacances peinardes et les ministres de villégiatures au bord de l’eau. On vous la fait courte : du ministère au commissariat en passant par la mairie, les avocats et les revendeurs de came de la cité, faut juste étouffer l’affaire, éviter que tout s’embrase et éloigner les charognards de BFM-TV. Qui a tué le môme ? Tout le monde s’en fout. Le policier est coupable ? Puisqu’on vous dit que l’on s’en tape le coquillard … Gilles Martin-Chauffier donne la parole à tous les protagonistes de cette sordide affaire pour livrer un roman passionnant, glaçant, désabusé, souvent très drôle et toujours féroce sur la tartufferie des gouvernants et les lâchetés des journalistes, avocats, fonctionnaires... Sur ce coup-là, « gros coup d’bol », un mongolito fait un carnage avec son camion-bélier sur la Croisette des Anglais. Les médias et l’indignation générale ont rendez-vous à Nice. La « Cité noire », quant à elle, n’intéresse plus grand monde, on peut fermer le cercueil du môme… Avec des dialogues aussi efficaces qu’un Benalla dans une manif, le rédacteur en chef de Paris-Match livre une démonstration impeccable de justesse sur une société de castes autoproclamées, d’élites consanguines, de communicants corrompus. Anarchiste de droite qui mettrait tout le monde dans le même panier, Gilles Martin-Chauffier ? Trop simpliste.


L’auteur aime la France, celle qui fait un double doigt d’honneur à cette comédie du pouvoir, zappe les corps intermédiaires, survit avec ses règles et ses lois non écrites… L’ère des suspects est une version moderne du bal des faux-culs et – un peu – le pendant français du Bûcher des vanités de Tom Wolfe. « Tous les hommes désirent naturellement savoir », Nina Bouraoui, éd. JC Lattès, 264 p., 19 €. Comment devient-on soi ? Le chemin est d’autant plus difficile et solitaire quand on est différent. Nina Bouraoui raconte le sien, la guerre qu’elle a menée contre elle-même à 18 ans lors de son entrée dans le monde homosexuel au Katmandou, bar de femmes parisien. Elle découvre sa propre homophobie, la honte de soi, la terreur d’être démasquée, mais aussi le chagrin d’amour sans l’histoire qui va avec. S’entremêle l’enfance en Algérie, son Algérie « poétique », mais aussi celle des « barbus », de la mort qui rôde la nuit. Un paradis sauvage qu’elle n’acceptera jamais d’avoir quitté. Du passé, surgissent les secrets de famille, une branche juive écartée, des abus sexuels, le gendre algérien jamais admis par sa belle famille française… L’auteur y parle enfin de l’écriture, celle qui lui permet de s’inventer des liaisons amoureuses qu’elle n’est pas encore capable de vivre ; l’écriture dont elle comprend qu’elle n’apaise pas, qu’elle est « le feu sur le feu ». Une brassée de souvenirs comme un souffle chaud venu du Sahara. « Manifeste incertain 7 », Frédéric Pajak, éditions Noir sur blanc, 250 p., 23 €. Dans le 7ème volume de son sublime « Manifeste incertain », Frédéric Pajak revient sur le destin opposé de deux poétesses, l’Américaine Emily Dickinson (1830-1886) et la Russe Marina Tsvetaieva (1892-1942), que tout opposait sauf la passion absolue pour leur art, malgré les obstacles immenses. Certains se sont longtemps couché de bonne heure, d’autres ont longtemps démarré leur journée par la lecture d’un poème. Comme Frédéric Pajak. De cette habitude, il a oublié les rimes, mais ni « les étourdissements, ni les scintillements. » Goûtant à la « poésie de l’émotivité incurable, de la préciosité, de l’alanguissement, de la virilité. » Il ignorait tout de ce qu’il nomme une poésie « femelle ». Jusqu’à sa découverte d’Emily Dickinson et Marina Tsvetaieva. Et là, le choc : « là où le plus souvent le mâle versificateur s’acharne à capturer les choses et les êtres, la femme poète s’aventure en elle-même, dans des régions mentales souvent épargnées. »


Ces deux femmes, qu’ont-elles en commun ? « L’une est d’Amérique, l’autre de Russie. Celle-là appartient au XIXe siècle, celle-ci à la première moitié du XXe. Toutes deux n’ont jamais douté de leur art, malgré leur isolement, la censure ou l’indifférence. » Sinon, tout les oppose. Emily Dickinson grandit dans une famille aisée, entourée de domestiques ; un monde puritain, empreint de morale calviniste où « rien de sensationnel ne se produit. » Du moins au grand jour. La jeune Emily se passionne pour la Bible, pour Shakespeare qu’elle vénère… et pour sa chambre. À partir de ses treize ans, elle vivra devant sa table, « comme dans un camp retranché. » De là, elle écrira des brassées de lettres à de nombreux correspondants (ses élans amoureux seront quasiment toujours chastes, contenus dans sa flamme épistolaire), et des poèmes, sans relâche. On découvrira son œuvre après sa mort, moins de dix poèmes sur une totalité connue de mille sept cent quatre-vingt-neuf ayant été publiés de son vivant. Frédéric Pajak aura eu beau faire pour « apprivoiser » Emily Dickinson, elle lui échappe encore et toujours, il le confesse. Pour tenter d’appréhender au plus près Marina Tsvetaieva, il a tenté une autre approche, se rendant en Russie sur les terres de la poétesse, à Moscou ou, plus à l’Est, à Kazan, Samara, Ielabouga où la poétesse s’est suicidée. Le récit biographique se mêle alors au carnet de voyage, la mélancolie et la noirceur (grinçante) faisant ici le miel de la littérature. Le destin de Marina Tsvetaieva est d’une tristesse infinie : famine, misère, isolement, mort d'une fille, déportation de ses proches (pas facile d’avoir choisi le camp des Russes Blancs après la victoire des « Rouges »), mésestime de ses pairs. Lentement écrasée par la machine communiste, elle mettra des années avant de trouver son lectorat, aujourd’hui immense en Russie, qui lui voue un véritable culte. Une vie largement documentée par le journal intime de son fils Murr, 700 pages rédigées entre ses quinze et ses dix-huit ans (il mourra en juillet 1944 en combattant contre les nazis) et les souvenirs de sa sœur Anastassia, de deux ans sa cadette (elle aura également subi la folie stalinienne, déportée de 1937 à 1958, pour mourir presque centenaire en 1993). Drames intimes et désastres collectifs, Frédéric Pajak nous amène dans l’œil de ce cyclone sans nom que fut l’Histoire de la Russie au siècle dernier. L’enfance de Marina, au cœur d’une famille aisée ; le voyage pour Paris, seule et adolescente ; la parution de son premier recueil de poèmes dès 1910 ; le mariage, en 1912, pour le meilleur et pour le pire, avec Serguei Efron ; ses trois enfants ; la dégringolade familiale après la Révolution d’Octobre 1917… point de départ d’une existence de misère qui ne cessera plus jamais, au gré de fuites (Berlin, Prague, Paris) ; la fameuse « correspondance à trois » avec Pasternak et Rilke. Serguei, devenu espion à Paris pour l’URSS, et rapatrié au pays en catastrophe, Marina et Murr y rentrent en 1939. À compter de cette date, la biographie de la poétesse ne sera plus qu'une succession de malheurs, une survie de chaque jour, avant la fin tragique.


« Ceci est ma ferme », Chris de Stoop, Christian Bourgois éditeur, 320 p., 20 €. Après le suicide de son frère, qui exploitait la ferme familiale, Chris de Stoop revient sur les lieux de son enfance. Le journaliste-écrivain se fait observateur d’un monde qui disparaît, chroniqueur d’une époque terriblement violente (et sournoise) pour les gardiens de la terre. Le frère aîné, qui n’a toujours vécu qu’à la ferme, qui avait repris son exploitation à la mort du père, a mis fin à ses jours. À un moment, comme encerclé, il a cessé de résister. La mère, fracassée de partout après une chute, a dû se résoudre à rejoindre un home pour personnes âgées. « Elle donnerait tout ce qu’elle a pour pouvoir, encore une fois, s’asseoir avec la tête sous des vaches, encore une fois, donner le biberon aux veaux, encore une fois, arracher les pommes de terre. » Mais c’est terminé. Reste le frère cadet. Christian. L’intellectuel de la famille, grand reporter, écrivain. Il s’est immergé au cœur du trafic sexuel des femmes, parmi les immigrés clandestins en Europe ; ses livres ont pu susciter de nouvelles lois ; il a pu frôler la mort de près. Alors, pourquoi revient-il à la ferme après une vingtaine d’années d’absence ? Pour cette simple raison qui tient dans le titre du récit bouleversant et grondant de colère qu’il fait de ce retour : Ceci est ma ferme. Une histoire de racines, dont on ne se défait pas. Une histoire de sensualité, ces odeurs, ces lumières, ces couleurs, ces cris. Et un scandale à dénoncer, par lui, le journaliste épris depuis toujours de vérité. À la manière d’un Raymond Depardon pour la France, il veut rendre justice au monde paysan belge salement malmené. Ces paysans qui constituait le socle de la nation, son grenier et son courage, ont peu à peu été accusés de tous les maux, traités à partir des années quatre-vingt de « profanateurs de la nature et de persécuteurs d’animaux. » Des sauvages, des empoisonneurs, des têtes de bois incapables de se remettre en cause. Le fossé s’est creusé entre les verts, pour qui la nature devait devenir un lieu de détente et de respect pour la faune et la flore, et les agriculteurs qui continuaient, simplement, comme disait le frère de Christian, à « creuser la terre de ses mains pour en extraire la substance. » Le mot « abandonner » ne figurait pas dans leur dictionnaire. Pourtant, ils ont été abandonnés, rejetés même, et paradoxalement par leurs alliés d’hier. Chris de Stoop raconte, les dents serrés et la plume implacable, ce renversement. Comment des associations (celle nommée Point nature est sa tête de Turc) ont préféré appuyer les expropriations de fermiers par l’État pour créer des espaces naturels sanctuarisés (le partage des terres se faisant entre les industriels – ici, ceux du port d’Anvers – pour accroître leurs activités – polluantes -, et les défenseurs de l’environnement). Résultat : davantage d’étendues « naturelles » et... moins de rapport naturel à la nature. « La nature devient une dictature » a titré la presse locale. Les bonnes intentions sont pavées de mauvaises conséquences. On creuse un tunnel sous une autoroute pour permettre à des crapauds de circuler comme auparavant... et les renards se servent de l’aubaine pour s’introduire dans une réserve créée pour protéger des oiseaux rares, et les déciment. Le paysage est désormais « conçu sur la table à dessin. » Place à la communication : des panneaux pédagogiques aident les citadins à s’émerveiller à l’entrée des réserves naturelles.


Le port d’Anvers se présente maintenant comme « le chef de file du développement durable. » Ce qui fait grincer Chris de Stoop : « C’est comme si le pape se convertissait à l’islam. » Ceci est ma ferme n’est pas un cri d’alerte pour autant. La partie est perdue. Chris de Stoop tient la chronique d’un monde qu’on dépèce devant ses yeux. Il vend les vaches de l’exploitation, le silo, les réserves. Les murs partent à vau-l’eau. John Steinbeck avait raconté le désespoir des paysans américains durant la Grande Dépression dans Les Raisins de la colère ; Chris de Stoop rend un dernier hommage à ses origines. Aux siens. Les drames font décidément de la grande littérature. « À ce point de folie », Franzobel, éditions Flammarion, 520 p., 22,90 €. Ils furent 400 à embarquer en juin 1816 à bord de la frégate La Méduse. 147 à s’entasser sur un radeau après le naufrage du navire. Et 15 à être sauvés ! Le romancier autrichien Franzobel raconte cette odyssée de l’extrême, nous entraînant aux frontières du supportable. Nous sommes le 18 juillet 1816 quand, au large des côtes d’Afrique occidentale, le matelot de vigie du brick L’Argus signale un objet à tribord. Intrigué, le capitaine se fait passer la longue-vue, mais ne distingue rien, ni île, ni navire. Des minutes plus tard, quelque chose en forme d’épave rentre dans son champ de vision, une plate-forme flottante où se dresse une tente. Une demi-heure encore, et L’Argus rejoint l’étrange embarcation. Et là, c’est le choc, l’effroi. Sur le rafiot, on découvre quinze silhouettes décharnées, la plupart entièrement nues, « des yeux creux, des barbes hirsutes comme du maquis, des lèvres plus sèches que du parchemin. Des épaules brûlées, des lambeaux de peau qui se détachaient, des plaies et des cloques sur tout le corps. [...] Des spectres errants. » Ce sont les rescapés de La Méduse, une frégate de la flotte française partie un mois plus tôt, en compagnie de trois autres, du port de Rochefort, avec pour mission de reprendre le Sénégal aux Anglais. La Méduse, qui se sera échouée en pleine mer sur un banc de sable au large de la Mauritanie après une énorme bourde de navigation (le capitaine était un « mou et vaniteux comme un fruit poché » qui n’avait pas navigué depuis vingt ans). 147 rescapés, abandonnés par le capitaine, avaient pris place à bord d’un radeau, pour dériver pendant treize jours, il n’en restait que 15 quand ils furent secourus par L’Argus ! Leur survie avait atteint les limites de l’horreur : « Ces pisse-trognes ne s’étaient pas contentés de boire leur urine, ils s’étaient entre-dévorés. » Évidemment, si nous connaissons tous ce tragique épisode marin, c’est à un peintre que nous le devons, Théodore Géricault. Son Radeau de La Méduse étreint tant est exprimé le fol espoir des naufragés apercevant au loin un navire qui pourrait les sauver, mais s’éloigne sans les voir. La toile avait créé la polémique à sa présentation en 1819, attirant, frappant et fascinant les uns, repoussant les autres par son réalisme. Comment concilier l’art et le réel, quand ce dernier est atroce ? Le romancier autrichien Franzobel reprend aujourd’hui le motif de ce désastre pour en donner une version littéraire. Hénaurme, terrifiante, baroque, n’épargnant aucun miasme, aucune lâcheté, aucune violence, aucun dégoût à son lecteur. La fange et la tragédie. Nous embarquons avec les passagers, « Messieurs bien mis et coiffés de chapeaux hauts. Fonctionnaires résolus à imposer une administration lucrative au Sénégal. Dames raffinées.


Artisans, officiers, lieutenants. Un prêtre. » Ainsi qu’un chercheur, des médecins (dont un sadique), des « Nègres au visage bleu-noir », des matelots bien sûr, et 150 soldats « dont on comprenait que la vie se résumait à recevoir une avalanche d’ordres. » Et Victor Aisen, le personnage principal de cette odyssée à vous faire chavirer le cœur, un p’tit gars qui rêve d’aventure et de grand souffle, qui va devenir le souffre-douleur du cuistot, « un pauvre petit tas de misère entre les mains d’un fou furieux ! » Le récit de la traversée est épique, celui du naufrage effarant, la dérive du radeau dantesque. Amis de l’insoutenable, entrez en ce roman flamboyant ! Il serait pourtant erroné de voir dans la formidable fresque de ce drame un simple Grand-Guignol sur mer. On peut appliquer au livre de Franzobel la même phrase que l’historien Jules Michelet accola à la toile de Géricault : « c’est notre société toute entière qui embarqua sur ce radeau de la Méduse. » Nos vies toutes entières, serait-on tenté de dire. À ce point de folie nous confronte forcément à la question de nos limites : et nous, qu’aurions-nous fait ? À quel moment la raison baisse-t-elle pavillon ? Qui nous retiendra de nous noyer dans l’infâme ? « La Somme de nos folies », Shih-Li Kow, éd. Zulma, 384 p., 21,50 €. Direction (méconnue) : la Malaisie. L’histoire est fraîche, émouvante, drôle, limpide comme une eau de source. Et tortueuse comme toutes ces rivières qui, par nature, ignorent la ligne droite. Nous voici transportés à Lubok Sayong, localité oubliée des circuits touristiques et soumise aux caprices de fréquents déluges. Auyong s’y est installé sur le tard pour diriger une conserverie de litchis, tout en observant avec sagesse la communauté villageoise. Autre pièce rapportée, la petite Mary Anne, 11 ans, y est adoptée suite à une tragique sortie d’orphelinat. Elle va grandir ici, bercée par les histoires « inconcevables » racontées par Mami Beevi, figure locale au caractère bien trempé. Mais face aux invraisemblances, la réalité se nourrit bel et bien des fantaisies de l’existence pour enfin devenir supportable. La « dolce vita » version malaisienne se fraye un chemin entre petits bonheurs et grands malheurs, jusqu’à nous faire sourire ou pleurer. C’est selon. En respirant la somme de nos folies, la vie est tellement plus intense.


« Dégradation », Benjamin Myers, éd. du Seuil, 400 p., 21,50 €. La lande anglaise, terroir de secrets mieux conservés que n’importe quelle relique dans un musée. La seule loi qui semble régner dans ce trou du Yorkshire sera celle du silence. Flic ombrageux et méticuleux, Brindle vient toutefois enquêter sur la disparition de Melanie, une ado partie promener le chien à la veille de Noël. Mace, journaliste à la vie dissolue en mal de coup d’éclat, tente d’apporter son aide. La tempête de neige fait rage et les traces s’estompent. Les soupçons se portent néanmoins sur Rutter, un gueux solitaire aux mœurs moyenâgeuses qui fut élevé par une mère dépravée. Le décor est planté : « nordique », sauvage… Benjamin Myers y ajoute des couches fétides, additionnant les horreurs comme les autorités locales les erreurs. Comme si jamais les mondes opposés ne devaient se croiser. Comme si la vérité - et les coupables - devaient toujours finir par s’échapper. Myers signe un noir roman choc au style frontal, sans la moindre virgule sur 400 pages, avec cette féroce ambition de mieux précipiter ses lecteurs vers l’insoutenable épilogue. « L’amour après », Marceline Loridan-Ivens, avec Judith Perrignon, éditions Grasset, 162 p., 16 €. C’est un petit bout de bonne femme, 90 ans le mois prochain, un roseau qui ne plie pas, n’a pas plié durant l’hallucinante et indicible expérience des camps, et qui continue à vivre à pleins poumons. Toutes ces années d’une vie bien remplie, avec beaucoup de beaux jours, elle fut actrice, scénariste, réalisatrice, elle fut la compagne du mythe du documentaire, l’immense Joris Ivens. Mais ce parcours si riche, elle fut obligée de le faire en compagnie d’un absent : son père. Il y a trois ans, dans Et tu n’es pas revenu, elle avait raconté, avec Judith Perrignon, la lutte à mains nues des corps décharnés face à la folie hitlérienne ; les 76 500 juifs de France partis pour Auschwitz-Birkenau pour 2 500 revenus ; les bras ballants au retour : comment raconter à ceux qui ne veulent pas entendre ? Comment revivre « normalement » ? Et, justement, dans ce « normalement », il y a l’amour. Comment faire confiance, séduire, étreindre, offrir son corps, sa mise à nu restant associée à jamais à l’ordre d’un nazi, « à son regard humiliant tandis qu’on nous rasait la tête et le sexe, à son verdict : la mort ou le sursis » ? L’amour après, toujours en compagnie de Judith Perrignon, dit cet apprentissage de la liberté, en vrac, dans un grand désordre, sans savoir ce que veulent, ce que sont en réalité les hommes. Que sait-on de la vie quand on a été déportée à quinze ans ? Alors, cap absolu sur l’avenir : « je préférais me pencher sur ce que je n’avais pas appris que sur ce que j’avais vécu. » On capte tout l’oxygène disponible, on


« s’insère dans le jeu », Saint-Germain-des-Prés est alors le lieu de rendez-vous idéal de ces « gens qui cherchaient à se désaxer, à dévier, à devenir autre chose qu’un commerçant, qu’un employé, autre chose que des bons pères ou mères de famille. » Ce sera souvent gai, souvent fou, ce ne sera jamais facile. Après les camps, il était hors de question que d’autres « donneur d’ordres » régissent l’existence de Marceline. Et tant pis pour la stabilité d’un bonheur pépère. Elle aura vécu sur le grand huit de l’indépendance et, confesse-t-elle aujourd’hui, « je réalise la chance et le talent que j’ai eus d’aller vers des hommes qui m’ont laissée libre et n’ont exercé sur moi aucune autorité. » Elle cherchait l’âme sœur, le compagnon idéal. « Il ne viendra pas. Il n’existe pas. Il faut déserter les modèles, fuit les pièges, leurs barbelés invisibles. L’important, c’est d’avoir de l’air, alors tout peut commencer. » Une antienne pour toutes les (jeunes) générations. « Poids et mesures, une comparaison », H. M. van den Brink, éditions Gallimard, 208 p., 19,50 €. Un homme est obsédé par un rêve, qui l’empêche de se réveiller reposé. « À quoi ça rime, cette histoire, ce mystère ? » se demande-t-il. Il a soixante-six ans et, jusque-là, il a toujours bien dormi. Quelque chose lui pèse, mais quoi ? Aurait-ce un lien avec l’apparition dans son salon du fantôme trempé de pluie de son ancien collègue, Karl Dijk ? Le narrateur et Dijk ont travaillé quarantecinq ans ensemble au Service des Poids et Mesures d’Amsterdam, arpentant les Pays-Bas, contrôlant partout la conformité des poids et balances. Verbalisant en cas de fraude. Corrigeant les écarts par rapport au « Grand K », l’étalon standard établi à la fin du dix-huitième siècle. Dijk. C’est lui qui hante les nuits, et bientôt les jours du narrateur. Dijk, aussi taiseux qu’insaisissable. Aussi avare en effusions que pris de soudaines colères. Dijk et ses multiples avatars. Le narrateur entreprend de les rassembler, mais sa « mémoire ressemble à un bac à fiches renversé. » Tout est mélangé, tout est à trier. Et par quoi commencer ? Par leur premier jour commun à l’hiver 1961, par l’été 2007, quand Dijk fut exfiltré de l’entreprise (désormais privatisée) après avoir d’abord été mis dans un placard ? Impossible de choisir, puisque Dijk lui-même aura chamboulé le dénouement, en snobant le pot de départ qui lui était consacré. Alors, le narrateur choisit les chemins buissonniers des souvenirs. Reliant le puzzle des pièces éparses de Dijk, il vagabonde d’une époque à l’autre, d’une anecdote à l’autre, dans un fourmillement des cinq sens aussi inattendu que sublime. H. M. van den Brink nous enivre de la crasse et des odeurs du passé, des yeux terribles des commerçants ou des paysans inspectés, d’êtres perdus dans des villages que le « progrès » vide de sa vitalité. Cartes postales en sépia ou en couleurs, délavées ou rutilantes. Les Pays-Bas d’hier vs. les Pays-Bas d’aujourd’hui (ce pourrait tout aussi bien se passer en France). C’est une dentelle, une virtuosité, un éblouissement à chaque page. Ces gens-là, ces fonctionnaires scrupuleux se donnaient à leur mission, comme à un sacerdoce. Le temps était respecté. La modernité en a fait notre ennemi, même s’il s’obstine à courir.


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