Arménie

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REPORTAGE

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Indépendante depuis 1991, l’Arménie s’est bâtie sur une histoire tumultueuse: guerre contre l’Azerbaïdjan, domination soviétique et surtout génocide. De nombreux monuments commémorent cette tragédie dont le centenaire approche. Texte et photos: Clément Girardot


De g. à dr. Inauguré en 1985, le mémorial d’Arabgir à Erevan est dédié aux victimes de la ville du même nom. | Monument composé de quatre khatchkars dédié aux victimes du génocide de 1915. Premier mémorial édifié en Arménie soviétique en 1965. Page précédente Erevan. Statue de Komitas, compositeur arménien (18691935), arrêté le 24 avril 1915. Déporté et torturé avant d’être relâché, il sombre dans la dépression et la folie. GÉORGIE

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50 km

ARMÉNIE

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Gumri

AZERBAÏDJAN Lac Sevan

Musaler

Erevan

Stepenakaert

Mont ▲ Ararat NAKHITCHEVAN (Azerbaïdjan)

TURQUIE

© Bernard Plader

HAUTKARABAGH

IRAN

Kapan

A

vec plus d’un million d’habitants, Erevan abrite un tiers de la population de la République arménienne. La cité est en vis-à-vis avec le mont Ararat, icône nationale, montagne sacrée, mais interdite, car la frontière avec la Turquie est fermée à triple tour. Durant la Première Guerre mondiale, le gouvernement ottoman entreprend le premier génocide du 20e siècle. Entre 800’000 et 1,5 million d’Arméniens d’Anatolie trouvent la mort au cours des massacres et des déportations. Des milliers d’Arméniens chassés de leurs territoires historiques trouvent refuge dans le Caucase contrôlé par l’Empire russe jusqu’à la révolution de 1917. En 1918, une petite république indépendante naît à l’est de la Turquie et prend pour

capitale Erevan. Son existence est courte, l’Arménie est intégrée à l’Union Soviétique en 1920. CONSÉQUENCE DU GÉNOCIDE

Harout Ekmanian est un jeune journaliste originaire d’Alep où vivait, jusqu’au début de la crise syrienne, une importante communauté arménienne formée de descendants des rescapés. «La mémoire du génocide fait partie de mon existence depuis toujours», déclare-t-il. «On abordait ce sujet à l’école, dans les clubs arméniens, à l’église, dans la famille: nous étions une conséquence du génocide.» «Mais les gens ne pensent pas chaque matin au génocide en se levant, ils pensent au prix du gaz, des biens de consommation, à leur travail ou à


23 Tsitsernakaberd, la «forteresse aux hirondelles»: c’est sur cette colline proche du centre, mais délaissée, que le gouvernement soviétique local décide en 1965 d’ériger un mémorial commémorant le génocide arménien qui sera inauguré en 1967. Pour prévenir toute résurgence nationaliste et pour conserver de bonnes relations avec la Turquie, les autorités soviétiques ont longtemps refoulé la question du génocide. Mais, le 24 avril 1965, jour de la commémoration du cinquantenaire, une grande manifestation spontanée envahit les rues d’Erevan. Chaque 24 avril depuis 1968, des milliers d’habitants forment un cortège silencieux et grave en direction de Tsitsernakaberd. Ils gravissent patiemment le long escalier pour se recueillir autour de la flamme éternelle du mémorial dominée par douze immenses stèles inclinées symboles de deuil. VICTIMES SANS TOMBE

Dans son ouvrage de 2007 intitulé Erevan, la construction d’une capitale à l’époque soviétique, l’historienne Taline Ter Minassian pointe la singu-

leur famille», poursuit Harout Ekmanian pour qui les difficultés économiques sont aussi liées au génocide: «Pourquoi les prix sont-ils si élevés? Parce que la Turquie bloque la frontière: c’est une conséquence de sa politique négationniste qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui». 1915-2015, bientôt 100 ans. «A mon avis, le centenaire n’a rien de spécial par rapport au dixième ou au cinquantième anniversaire. Les chiffres n’ont pas d’importance, scande le journaliste. Le passé reste le même. Mes parents et mes grands-parents sont des survivants du génocide. Je connais l’histoire, je l’ai vécue. L’interprétation de l’histoire doit changer en Turquie où la société a été aveuglée de son propre passé».

larité de ce mémorial extérieur aux lieux de la tragédie: «A l’absence de reliques et de reliquaires s’ajoute le caractère flou des intentions politiques qui présidèrent à l’érection du monument». Depuis 1945, les relations entre l’URSS et la Turquie se sont fortement tendues. Le monument s’insère aussi dans un contexte plus large, il est le fruit de la ‘monumentomanie’ d’Etat qui, depuis des décennies, multipliait à travers tout le territoire les monuments à la Grande guerre patriotique (Deuxième guerre mondiale, ndlr.) et aux ‘villes-héros’ de l’Union Soviétique». «La création de monuments a d’abord eu lieu dans la diaspora, où la liberté d’expression était plus grande», affirme Rouben Adalian, directeur de l’Institut national arménien basé à Washington. En Arménie, de nombreux mémoriaux sont construits à partir de 1965 et encore plus depuis la chute de l’URSS. Ils sont moins imposants et utilisent souvent des références religieuses comme les khatchkars, ces stèles finement gravées d’une ou de plusieurs croix qui peuvent avoir une fonction votive ou commé-

Le bien contre le mal. Statue située dans le parc de la Grande guerre patriotique à Erevan.


Ces portraits représentent des soldats de la région de Sardarapat morts durant la guerre du Haut-Karabagh (1988-1994) contre l’Azerbaidjan.

morative. «La création de monuments a été un moyen de communiquer audelà de la communauté arménienne, note Rouben Adalian, ils représentent aussi des lieux de recueillement, car les victimes du génocide arménien n’ont pas de tombe.»

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TERRITOIRES PERDUS

Pour se rendre à Musaler, il faut emprunter la route menant à l’aéroport, cernée de multiples casinos aux façades plus kitsch les unes que les autres. La ville cède le pas à la campagne, une tour d’inspiration médiévale en tuf orange se dresse au sommet d’une colline. C’est le mémorial de Musaler, inauguré en 1976: il commémore la résistance des Arméniens de Musa Dagh (Musa Ler en arménien), au sud de la Turquie, qui ont tenu tête à l’armée ottomane pendant plus de cinquante jours durant l’été 1915. De nombreuses localités arméniennes ont été baptisées en référence aux lieux

phares du génocide, une manière de perpétuer la mémoire des territoires perdus durant le génocide. Derrière le monument, un petit cimetière a été aménagé avec les tombes de soldats morts durant la guerre du Haut-Karabagh (1988-1994), une région à majorité arménienne incorporée à l’Azerbaïdjan par les Soviétiques. Depuis 1994, un cessez-le-feu précaire règne entre armées azérie et arménienne. La République du Nagorno-Karabagh occupe ce territoire montagneux. Soutenue par Erevan, elle n’est pas reconnue au niveau international. En 1988, au crépuscule de l’ère soviétique, la société civile se met en branle pour réclamer le rattachement du Karabagh à l’Arménie et pour demander l’indépendance et la démocratie. «J’ai commencé à rassembler des informations sur le mouvement Karabagh, que je préfère appeler révolution arménienne, se souvient l’anthro-

pologue Harutyun Marutyan. J’ai pris en photo les affiches et les bannières et en les analysant, j’en ai conclu que l’on parlait moins du Karabagh que du génocide.» Il continue: «Après le pogrom antiarménien de Soumgaït (27 février 1988), la mémoire dormante du génocide a refait surface. Elle est devenue la locomotive du mouvement Karabagh. Nous avons obtenu l’indépendance grâce à cette mémoire qui a aussi joué un rôle dans le changement démocratique». La mémoire est actuellement plus institutionnelle, mais elle se réactive périodiquement en fonction des soubresauts de l’actualité. EN ATTENDANT DES EXCUSES

Anthropologue américaine d’origine arménienne, Dana Walrath effectue actuellement un long séjour à Erevan grâce à une bourse de recherche. Sa famille vivait de l’autre côté de la frontière, en Turquie de l’est, appelée


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Ci-dessous de g. à dr. Situé à 45 km à l’ouest de la capitale, le mémorial de Sardarapat, (inauguré en 1968) commémore la victoire des troupes arméniennes face à l’armée ottomane en mai 1918. Statue d’une mère surgissant des cendres (2002) à Erevan. Le Mont Ararat vu de la capitale arménienne. Khatchkar contemporain dédié aux victimes du pogrom anti-arménien de Soumgaït (février 1988) en Azerbaïdjan.

ici Arménie Occidentale. Elle est venue à Erevan pour mieux connaître ses racines: «Ce n’est pas vraiment ma patrie, mais j’ai une sensation similaire, car c’est un Etat indépendant qui peut préserver certaines traditions, ce dont la diaspora est incapable». Elle espère que le génocide arménien fera un jour partie du savoir universel au même titre que la Shoah. Mais à la différence du peuple juif, les Arméniens attendent toujours des excuses, une reconnaissance de la Turquie, voire des réparations pour les crimes

commis. A l’injustice s’ajoutent les rancœurs et les préjugés mutuels. Dans un livre à paraître en 2014 aux Editions Random House/Delacorte (New York), Dana Walrath raconte l’histoire de trois enfants qui fuient leur village anatolien pour se rendre à Alep en traversant le théâtre des atrocités: «J’ai l’espoir qu’un lecteur arménien, même endeuillé par le génocide, pourra se dire que le personnage turc de l’histoire qui a aidé les enfants était un bon Turc. Cela représentera un pas de plus vers la réconciliation». ! Clément Girardot


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