NOVO N°4

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numĂŠro 4

09.2009

gratuit



ours

sommaire numéro 4

09.2009

Directeurs de la publication et de la rédaction : Bruno Chibane & Philippe Schweyer Rédacteur en chef : Emmanuel Abela emmanuel.abela@mots-et-sons.com u 06 86 17 20 40 Direction artistique et graphisme : starHlight

Édito

Ont participé à ce numéro :

la sélection des spectacles, festivals, expositions et inaugurations à ne pas manquer

REDACTEURS : E.P Blondeau, Olivier Bombarda, Benjamin Bottemer, Nicolas Borg, Caroline Châtelet, Sylvia Dubost, Nathalie Eberhardt, Kim, Christophe Klein, Nicolas Léger, Nicolas Querci, Matthieu Remy, Christophe Sedierta, Fabien Texier. PHOTOGRAPHES Vincent Arbelet, Pascal Bastien, Christophe Hager, Stéphane Louis, Marianne Maric, Arno Paul, Christophe Urbain. CONTRIBUTEURS Bearboz, Sébastien Bozon, Adrien Chiquet, Manuel Daull, Dupuy-Berberian, Christophe Fourvel,Christian Garcin, Christophe Meyer, Henri Morgan, Nicopirate, Denis Scheubel, Vincent Vanoli, Laurent Vonna, Henri Walliser, Sandrine Wymann. PHOTO DE COUVERTURE Christphe Urbain. Retrouvez entretiens, photos et extensions audio et vidéo sur les sites novomag.fr, facebook.com/novo, plan-neuf.com et flux4.eu Ce magazine est édité par Chic Médias & médiapop Chic Médias u 10 rue de Barr / 67000 Strasbourg Sarl au capital de 12500 euros u Siret 509 169 280 00013 Direction : Bruno Chibane u bchibane@chicmedias.com 06 08 07 99 45 Administration, gestion : Charles Combanaire médiapop u 12 quai d’Isly / 68100 Mulhouse Sarl au capital de 1000 euros u Siret 507 961 001 00017 Direction : Philippe Schweyer u ps@mediapop.fr 06 22 44 68 67 www.mediapop.fr IMPRIMEUR Impressions Graphiques Le Trident – 36 rue Paul Cézanne / 68200 Mulhouse Tirage : 9000 exemplaires Dépôt légal : septembre 2009 ISSN : 1969-9514 u © NOVO 2009 Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés.

ABONNEMENT novo est gratuit, mais vous pouvez vous abonner pour le recevoir où vous voulez. ABONNEMENT France 6 numéros u 40 euros 12 numéros u 70 euros ABONNEMENT hors France 6 numéros u 50 euros 12 numéros u 90 euros DIFFUSION Vous souhaitez diffuser novo auprès de votre public ? 1 carton de 25 numéros u 25 euros 1 carton de 50 numéros u 40 euros Envoyez votre règlement en chèque à l’ordre de médiapop ou de Chic Médias (voir adresses ci-dessus). novo est diffusé gratuitement dans les musées, centres d’art, galeries, théâtres, salles de spectacles, salles de concerts, cinémas d’art et essai et librairies des principales villes du Grand Est.

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novorama La rédaction en visite dans une ville. Première étape : Belfort

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rencontres Sarah Leonor et Florence Loiret Caille évoquent le film Au Voleur 26 Retour sur la première exposition personnelle d’Hilary Lloyd en France 28 E.P. Blondeau rencontre son groupe fétiche, And Also The Trees 30

magazine Blind-test métisse avec Patrick Kader, le programmateur de NJP Nuit Blanche à Metz, des artistes dans la ville 34 Les Musiques Volantes se déplacent en soucoupes 37 Les Nuits Européennes révèlent Mélissa Laveaux 38 Steve Reich entre dans le ça 39 Marc Clémeur de l’ONR pense Europe 40 Van Gogh reste d’actualité 42 Yann-Joël Collin prêche le faux, pour mieux prêcher le vrai 46 Wim Vandekeybus fabrique de nouvelles créatures 48 Marie-Laure Cazin tisse sa toile 50 Jacques Bonnaffé aime la petite reine 52 Audincourt responsabilise la BD 54 Sayag Jazz Machine ré-interprète Frédéric Bézian 56

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Chroniques

Novo ouvre ses colonnes à des interventions régulières La vraie vie des icônes : le king / le king of pop, par Christophe Meyer 59 Sélest’art vue en images, par Sandrine Wymann et Bearboz 60 Tout contre la BD, par Fabien Texier 62 Songs To Learn and Sing : Squeeze, Up The Jonctions, par Vincent Vanoli 64 La stylistique des hits par Matthieu Remy, Philippe Dupuy et Charles Berberian En lisant en dessinant, par Bearboz 66 Chronique de mes collines par Henri Morgan 67 Mes égarements du cœur et de l’esprit : n° 69, par nicopirate studio 68 Modernons : Ô Low Cost, par Nicolas Querci 69 Le Monde est un seul : 3, par Christophe Fourvel 70 Science sans confiance : Comme un avion sans elles, par Laurent Vonna 71 Ready-made par Adrien Chiquet et Sébastien Bozon 72 Le Loup et l’Agneau, par Henri Walliser et Denis Scheubel 73 Quant aux Américains j’y reviendrai, par Manuel Daull 74 AK47 : Vu à la télé, par Fabien Texier 75

selecta

disques, BD, livres et DVD

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édito par philippe schweyer

RANTANPLAN, BRAUTIGAN ET MOI

Tandis que je déguste une granita aux amandes sur une île volcanique tout au sud de l’Italie, un type arrive en zigzaguant sur une vespa. On se croirait dans un film de Nanni Moretti, sauf qu’au moment où il enlève son casque, je reconnais sans l’ombre d’un doute Frédéric Mitterrand. Comprenant que je tiens là une occasion unique de décrocher l’interview exclusive du nouveau ministre de la Culture, je m’approche sur la pointe des pieds. - Buona sera, Monsieur le Ministre. - Buona sera… - Je ne voudrais pas gâcher vos vacances, mais serait-il possible de vous poser deux ou trois questions pour Novo… - Novo ? - Un magazine français qui s’intéresse à la culture et aux artistes… - Ah oui ! Je crois que je l’ai vu traîner au cabinet… Saviez-vous que Rossellini avait bu un café sur cette terrasse en 1949 ? Un an auparavant, Ingrid Bergman lui avait écrit que s’il avait besoin d’une actrice suédoise parlant très bien anglais, n’ayant pas oublié son allemand, n’étant pas très compréhensible en français, et ne sachant dire en italien que « ti amo », elle était prête à venir faire un film avec lui… - C’est beau… - Oui. Moi-même, j’ai adressé une carte postale à l’élysée avec l’image du chien de Lucky Luke et j’ai écrit que j’en avais marre d’être le Rantanplan du Président de la République* ! Mon impertinence l’a tellement fait rire, que je me retrouve ministre… C’est drôle, non ? - Oui, Mitterrand en politique c’est un sacré nom ! Un peu comme Bergman au cinéma… - Qu’est-ce que vous vouliez me demander ? - La nature de vos premières mesures, les grands axes de votre future politique, votre diagnostique concernant l’état de la culture dans le pays… - C’est tout ? - Croyez-vous que votre ministère serve encore à quelque chose ? - Hum… - Vous arrive-t-il de vous réveiller au milieu de la nuit à cause d’Hadopi ? - Ah ah ! Et bien, c’est vraiment dommage de ne pas avoir le temps de répondre à tout ça… Là, j’ai encore quelques arbitrages délicats à boucler (il extirpe une calculette et un bouquin de sa sacoche), mais comme vous m’êtes sympathique, je garde la calculette et je vous refile mon bouquin de Brautigan. Je pensais relire l’histoire de ces types qui décident de prendre en photo les arbres de Noël abandonnés dans les rues de San Francisco… Fascinant, non ? De retour à ma table, il suffit que je monte à bord du Tokyo-Montana Express** pour oublier aussi sec le rayonnement culturel de la France, l’avenir des musées, le chantier « Patrimoine », l’éducation aux arts et les intermittents. En se privant de son “Brautigan” pour m’aider à digérer ma tentative ratée d’interview, le nouveau ministre de la Culture s’est montré à la fois efficace et généreux… Pourvu que ça dure.

PS : Pour découvrir ou redécouvrir Richard Brautigan, une lecture de Sucre de pastèque est proposée par Anne Monfort avec Solène Froissart le 25 septembre à 18h30 au Granit à Belfort. * Information également parue dans le Figaro du 24 juin. ** Tokyo-Montana Express, traduit de l’américain par Robert Pépin, 10/18.

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1 / RICHARD III Sylvain Maurice met en scène l’un des personnages les plus fascinants du théâtre mondial. Du 13 au 23 octobre au Nouveau Théâtre à Besançon. www.nouveautheatre.fr D 2 / Sined live in Auckland Le nouveau disque de SINED enregistré par Denis et Marie lors d’un concert mémorable en Nouvelle-Zélande sera dans les bacs début octobre. Offert aux nouveaux abonnés de Novo. Photo : Marianne Maric. www.myspace.com/sinedmusic 3 / Photographes en Alsace Une proposition de Paul Kanitzer avec des photographies de Jean-Marc Biry, Emmanuel Georges, Fernande Petitdemange, Françoise Saur, Nathalie Savey, Tony Soulié, Florian Tiedje et un hommage à Jacques Hebinger. Jusqu’au 20 décembre. www.lafilature.org 4 / Bernard Plossu Outre un regard rétrospectif sur son œuvre, le Musée des beauxarts de Besançon présente une large sélection des quelques 500 photographies réalisées par Bernard Plossu en FrancheComté en 2008 et 2009. Du 3 octobre au 4 janvier. www.musee-arts-besancon.org

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D 5 / Premiers Actes En marge de l’institution, le festival de recherche, de création et d’échanges se poursuit de fort belle manière, invitant à la découverte de premières propositions scéniques et de travaux singuliers. Jusqu’au 20 septembre à Munster et Sondernach (voir Novo n°3). www.premiers-actes.eu

D 8 / MIOSSEC Le chanteur repart en tournée avec Finistériens, un septième album coécrit avec Yann Tiersen. Au Noumatrouff à Mulhouse le 19, au 112 à Terville (57) le 20 et à la Laiterie à Strasbourg le 21 novembre. Interview exclusive sur www.flux4.eu. Photo : Richard Dumas www.christophemiossec.com

6 / SOUFFLES DU BOIS Bruno Breitwieser présente “Souffles du bois”, une exposition qui mêle photographies, vidéos et installations. Du 2 octobre au 13 décembre au Conseil général des Vosges à Epinal. www.vosges.fr

9 / OLIVIER DEBRé Exposition de grands formats illustrant un parcours allant de 1961 à 1998 et se terminant par un tableau prémonitoire, La Résurrection ou le Buisson ardent. Jusqu’au 25 avril 2010. www.museefernetbranca.fr

7 / Julie Doiron “Entre velours et papier de verre, entre douceur et hargne, Julie Doiron ne choisit pas et préfère l’alternance ou le mélange des genres et c’est plutôt réussi”. Un concert programmé par l’association Sabotage. Appartement/galerie Interface à Dijon, le 4 octobre à 18h30. http://interface.art.free.fr/ Egalement à la Poudrière à Belfort le 5 octobre à 19H30. www.pmabelfort.com

10 / PETITE CHAPELLE Performances, sons, textes, toiles à la Chapelle Saint-Jean à Mulhouse le 3 octobre. www.myspace.com/pjmellor 11 / Placebo Treatment Installation-performance par la compagnie Felix Ruckert. Installés dans la cour du Frac Lorraine, les artistes « thérapeutes » invitent trois personnes du public à prendre part à leur performance. Le 20 septembre à 14h, 15h30 et 17h au 49 Nord 6 Est-Frac Lorraine à Metz. www.felixruckert.de + www.fraclorraine.org

12 / L’Oblique, un regard sur la géométrie contemporaine Les musées de Montbéliard ouvrent leur fonds d’art contemporain et présentent au public un vaste panorama d’œuvres géométriques, une centaine de peintures, sculptures et gravures abstraites traversées par l’oblique (voir Novo n°3). Jusqu’au 2 novembre, au Musée du château des Ducs de Wurtemberg et au Musée d’Art et d’Histoire Hôtel Beurnier-Rossel à Montbéliard. www.montbeliard.com D 13 / Estelle Hoffert La photographe pleine de peps et de fantaisie qui faisait exploser les couleurs dans le magazine Polystyles expose jusqu’au 4 octobre 2009 à La Chambre à Strasbourg. www.chambreapart.org 14/SOUS LES éTOILES 2e édition du festival avec 75% familles nombreuses, un spectacle autobiographique d’Ali Djilali Bouzina, la conteuse africaine Assetou Diabaté et les concerts de Kader Fahem et Noujoum. Les 25, 26 et 27 septembre au Théâtre de la Sinne à Mulhouse.


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15 / LE REéL COMME MATéRIAU Cécile Desvignes, Graciela Hasper, Claude Marguier et Roselyne Titaud trouvent dans notre environnement urbain ou culturel le matériau de leurs œuvres. Du 19 septembre au 15 novembre au 10neuf à Montbéliard. www.le-dix-neuf.asso.fr 16 / LES îLES Exposition de pièces en faïence réalisées par François Génot du 23 octobre au 31 janvier au Musée des Techniques Faïencières à Sarreguemines. www.sarreguemines-museum.com 17 / Manara à Bédéciné Pour sa 25ème édition, le festival de la bande dessinée qui se déroulera les 14 et 15 novembre à Illzach (68) sera présidé par Milo Manara. www.espace110.org D 18 / CONTROL ROOM Cécile Babiole présente une nouvelle version en cinémascope de son installation sonore et lumineuse créée à la Filature. Du 25 septembre au 3 octobre dans le cadre d’Ososphère à la Laiterie à Strasbourg. www.babiole.net

19 / Azimut festival Ce festival musical de caractère au bon gout jurassien fête ses vingt ans avec Touré Kunda, Eric Bibb, N&SK… www.azimutfestival.com D 20 / Emirates City Exposition sur le phénomène urbain très particulier qui se développe à Abu Dhabi et de Dubaï aux émirats Arabe Unis. Proposée par Architecture Dijon Bourgogne à la Ferronnerie à Dijon du 3 au 31 octobre. www.archi-db.com 21 / Bijoux d’artistes Exposition de bijoux signés Picasso, Man Ray, Arp, Calder, Giacometti, Dubuffet, César, Roy Lichtenstein, Louise Bourgeois, Keith Haring... (voir Novo n°3). Jusqu’au 11 octobre au musée du Temps à Besançon. www.besancon.fr/museedutemps D 22 / TRAFFIC-ART HIGHWAY Exposition présentée par Le Pavé Dans La Mare du 26 septembre au 13 décembre à la Citadelle de Besançon. Avec des œuvres de Séverine Hubard, Vincent Lamouroux, Gilles Picouet, Jin Jiangbo, Li XiaoFei et Yin XiuZhen. Photo : cliché issu de la série « Shanghai contre Shanghai » de Séverine Hubard et Gilles Picouet. www.pavedanslamare.org

23 / D’JAZZ KABARET Ouverture de saison avec un concert “spécial grandes formations” le 30 septembre à l’athénéum à Dijon. www.myspace.com/djazzkabaret 24 / MAYOTTE Le Salon International du Tourisme et des Voyages fête ses 25 ans avec comme invité d’honneur l’Ile de Mayotte, petit coin de paradis situé entre l’Afrique et Madagascar dans l’océan indien. Les 6, 7 et 8 novembre au Parc des Expositions à Colmar. www.sitvcolmar.com D 25 / LE REGARD DES AVEUGLES Georges Pacheco a permis à des non-voyants de Lisbonne de réaliser leur propre autoportrait. Jusqu’au 25 octobre à la galerie Stimultania à Strasbourg. www.stimultania.org 26 / NABAZ’MOB L’opéra pour cent lapins communicants de Antoine Schmitt et Jean-Jacques Birgé sera présenté à Strasbourg dans la salle de l’Aubette les 24 et 26 septembre et les 1er et 3 octobre dans le cadre du festival Ososphère et le 2 octobre à Metz pour la Nuit Blanche. http://nabazmob.free.fr

D 27 / CHRISTOPHE HAGER Ça sent la rentrée : le glaneur a sorti les parapluies. 28 / THéâTRE DE LA MANUFACTURE Metteur en scène et directeur de théâtre, Charles Tordjman incarne le théâtre de la Manufacture depuis dix-huit ans. Le théâtre de la Manufacture 1992-2009, Charles Tordjman, livre de François Rodinson à paraître aux Éditions Alternatives théâtrales est proposé par souscription à 15 euros jusqu’au 6 octobre. www.theatre-manufacture.fr 29 / Jacqueline BILHERAN-GAILLARD Recomposant des accumulations d’objets abandonnés sur nos friches industrielles, les œuvres de Jacqueline Bilheran-Gaillard transforment ces fragments dérisoires. Au Musée des Beaux-Arts de Mulhouse jusqu’au 15 novembre 2009. 30 / Jean-Philippe Renoult Conférence de Jean-Philippe Renoult, “artiste sonore”, auteur et producteur radio. Le 28 septembre à 17h à l’école d’art de Mulhouse. www.lequai.fr

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par nicolas querci

focus L’Ombre des mots. Gao Xingjian – Günter Grass. Encres et aquarelles, exposition du 9 octobre au 16 mai 2010, au Musée Würth France d’Erstein 03 88 64 74 84 – www.musee-wurth.fr

L’état de disgrâce L’affiche a de quoi surprendre : l’exposition du Musée Würth, L’Ombre des mots, présente des peintures de Gao Xingjian et de Günter Grass, deux Prix Nobel de littérature. Quelques indications suffisent à se convaincre qu’elle vaut pour la qualité des œuvres, plus que pour la curiosité attachée aux deux noms.

Günter GRASS, tiré du cycle Mein Jahrhundert (Mon Siècle), 1997-1999, aquarelle sur papier, 41,8 x 67,7 cm, Collection Würth Inv. 7709

Dire que les œuvres plastiques de Gao Xingjian et de Günter Grass sont totalement méconnues serait erroné. Le premier a fait l’objet de plus d’une centaine d’expositions, et ses peintures sont présentes dans de nombreuses collections. Un catalogue raisonné comprenant cinq volumes (dont la publication, remarquée, a démarré en 2007) embrasse toute l’œuvre graphique du second. Si celle-ci nous paraît plus familière, c’est peut-être d’abord parce que Günter Grass n’a jamais cessé d’associer recherches plastique et littéraire. Cela se traduit notamment par l’illustration de ses jaquettes, qu’il réalise lui-même, comme celle du Tambour, son premier roman (1959), celui du succès instantané. Car avant de s’imposer comme une figure littéraire, morale et politique majeure de l’Allemagne d’après-guerre, Günter Grass a commencé par étudier les arts plastiques. Au début des années 50, il vivote en vendant ses sculptures et gravures. Ce n’est que plus tard qu’il s’essaie à l’écriture. Il développe des idées pour ses livres pendant qu’il peint et dessine, et retourne dans son atelier sitôt l’achèvement d’un livre, si bien qu’il dira de son univers graphique qu’il coule de la même encre que ses écrits. Si ses œuvres sont plus connues que celles de Gao Xingjian, c’est aussi parce qu’elles s’inscrivent lisiblement dans la tradition de l’imagerie occidentale, en remontant jusqu’à la gravure d’illustration du XVIe siècle.

À l’inverse de Grass, à qui il succède au Prix Nobel en 2000, Gao (né en Chine en 1940, contraint à l’exil en 87 à cause de ses écrits, naturalisé français en 97) aborde séparément la peinture et l’écriture. Là où la narration est impuissante intervient l’image. Aussi, Gao ne peint pas des idées, ou des scènes, ou des histoires, mais des émotions, des visions, des états d’âme. Il abandonne l’huile en 78 parce qu’il trouve sa palette terne en comparaison de celle des maîtres de la peinture occidentale qu’il vient de découvrir. Il se retourne dès lors vers les nuances, les contrastes, la profondeur de l’encre et des techniques traditionnelles chinoises. Ses tableaux, paysages lunaires ou abyssaux, figures à peine esquissées, masses d’ombres traversées de lumière, forment une œuvre poétique à part entière, comme jadis les encres de Victor Hugo ou d’Henri Michaux. Ce sont ces encres que présentera L’Ombre des mots, en regard des aquarelles de Günter Grass : deux façons de sentir la peinture, une seule d’aborder la vie. Si cette exposition doit permettre d’établir des passerelles entre peinture et écriture, de remonter les chemins de la création de deux immenses écrivains, elle vaut surtout par le talent de ces deux artistes, qui sont autant à leur place dans les musées que dans nos bibliothèques. D

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par emmanuel abela photo : sébastien roux et vincent epplay

focus Les Nuits Électroniques de l’Ososphère, les 25 et 26 septembre, quartier de la Laiterie, à Strasbourg Expositions, du 25 septembre au 3 octobre, quartier de la Laiterie et au cœur de Strasbourg

La permanence de l’éphémère La nouvelle édition de L’Ososphère marque un tournant dans l’histoire du festival. Non seulement son exposition en arts numériques est prolongée d’une semaine sur le site des Nuits, mais des œuvres sont présentées au-delà du périmètre premier, dans divers lieux à Strasbourg.

Le fait d’associer les arts numériques à une manifestation qui s’appuie sur la culture des musiques électroniques, vient d’une intuition initiale. Comme nous le rappelle Thierry Danet, le directeur de la programmation de L’Ososphère, il s’agissait « d’inventer une forme qui soit une proposition de dialogue avec une énergie qui venait du mouvement techno. » Dans la somme des propositions, il s’agissait également d’étendre ce dialogue en menant une réflexion par rapport à la ville. « Il y avait quelque chose à raconter, à partir d’un bout de ville, dans un quartier qui est à moins de cinq minutes de la Place Kléber, mais qui reste délaissé. » D’où l’idée de « faire exister à Strasbourg, ville qui fonctionne sur des temps et des objets assez institutionnels, la chose de nuit et la plier, et donc de se payer l’éphémère, tout en construisant un récit. » Thierry nous rappelle l’origine de cette intuition ; elle lui vient d’un cours d’histoire en seconde, au cours duquel il était fait allusion à l’Aubette, « destinée au public, complètement en prise avec les dynamiques de loisirs et de cultures de son époque, le cinéma, le café, le bal, la convivialité d’un restaurant, et qui en même temps se distinguait parce qu’on avait cherché la pointe de la modernité chez des artistes qui étaient des éclaireurs de quelque chose de nouveau. » Aujourd’hui, avec L’Ososphère, Thierry va encore plus loin : « Je n’ai pas envie de faire de la décoration dans

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ce quartier. J’ai envie de le raconter avec des artistes, vidéastes, chorégraphes ou architectes. » Inutile de chercher à masquer, mais bien à investir l’espace. « Oui, et au-delà de cela, proposer et partager. » Aujourd’hui, la manifestation rayonne bien au-delà des frontières de la ville, de la région et même du pays.Si elle a su révéler ce quartier, et bon nombre d’artistes qui y sont intervenus – « tout en restant dans le tempo de ce qui se passe », nous précise-t-il –, il ne s’agit pas pour autant de s’arrêter en si bon chemin. La nouvelle édition prolonge le temps de l’exposition d’une semaine, et mieux encore s’installe dans la ville, avec la présence de conteneurs dans lesquels on pourra assister à des performances ou découvrir des installations. « Ce qui me plaît désormais, c’est d’aller en percussion de l’espace public, aller dans la ville, et venir proposer ce que l’on fait dans ce qui s’apparente à un huis clos, pendant les deux nuits, au contact des gens. » D


par emmanuel abela photo : alexis thepot

focus À Notre Tutoiement, installation sonore L’Oreille du Prince, les 19 et 20 septembre, place Broglie, à Strasbourg, devant l’Opéra et du 25 au 3 octobre, Quartier Laiterie dans le cadre des Nuits Électroniques de l’Ososphère. www.myspace.com/anotretutoiement

L’intimité d’une chanson Réuni autour d’une affection commune pour la chanson française, le jazz et la poésie, le trio À Notre Tutoiement a créé une structure interactive qui implique l’auditeur et favorise une intimité particulière.

Le trio À Notre Tutoiement est né d’une rencontre au Conservatoire de Strasbourg, en section jazz et musique improvisée. Elle s’est faite à partir d’un constat, le manque de place accordé à la chanson à textes, en français. Avec le violoncelliste Alexis Thepot et le pianiste Thomas Valentin, la chanteuse Jeanne Barbieri découvre qu’ils expriment des affections communes pour Jacques Brel, Barbara, Léo Ferré ou Bobby Lapointe, tout comme pour les poètes Paul Verlaine ou Jacques Prévert. « Nous avons commencé à tâtons à partir des textes que nous aimions, puis nous nous sommes mis à répéter. » Très rapidement, un univers se crée de manière singulière – « un univers très à nous », s’amuse Jeanne –, qui mêle toutes les composantes de leurs formations respectives, une culture jazz, classique, et même baroque. Rapidement, s’est posée la question de la scène. « Nous travaillons sur quelque chose de très intime, déjà entre nous, et nous aimons nous situer dans un rapport de proximité avec les gens », d’où l’idée de la “structure”, la “boîte” ou le “kiosque” selon les appellations que nous donne Jeanne, une installation qui leur permet de créer un environnement acoustique propre, sans l’intervention d’amplification. Alexis, qui a également fait des études aux Arts Décoratifs, en scénographie, a conçu cette « espèce de maison

qui [leur] permet de transporter [leur] acoustique avec [eux]. » Le projet s’avère ambitieux : la structure nécessite des matériaux lourds et impose des contraintes particulières pour la monter, la démonter et la transporter. Une collaboration avec une formation espagnole finalise l’objet – qui a connu des versions intermédiaires –, ainsi que le spectacle. La particularité du dispositif vient du fait que les spectateurs ont la possibilité d’écouter de l’extérieur, de voir ce qui se passe et d’entrer dans la structure. Certains d’entre eux, confortés par la chaleur de l’instant, tentent même la discussion avec les musiciens en train de jouer à l’intérieur. « Quand les gens passent dans un couloir, ils sont carrément collés à nous. » Sans faire injure au trio, cela rappelle certaines attractions de foire, notamment la galerie des glaces, avec son système de trappes. Cette dimension ludique existe dans le dispositif, dans la mesure où le déplacement des spectateurs provoque des sons avec lesquels joue le trio. « Oui, les gens nous le disent, ils ont le sentiment de retourner en enfance. » Un retour à l’enfance qui est confirmé par la pièce centrale de la structure vers laquelle convergent tous les sons, L’Oreille du Prince, et dans laquelle les spectateurs sont invités à s’asseoir et à écouter une histoire, une chanson. D

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par fabien texier

par sylvia dubost

Festival Européen du Film Fantastique de Strasbourg, du 15 au 20 septembre www.spectrefilm.com

Narration douce, exposition jusqu’au 30 septembre à l’espace Apollonia à Strasbourg 03 88 32 22 02 - www.accelerateurdeparticules.net

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La grande boutique des horreurs

Entre rêve et réalité

Une compétition alléchante, des rétros d’enfer, de nombreux invités et une légende du cinéma en la personne de Roger Corman.

Accélérateur de particules expose neuf artistes installés à Strasbourg, regroupés sous l’intitulé Narration douce. Une proposition plus poétique que vraiment thématique.

À côté de la version strasbourgeoise de l’Étrange Festival, un autre festival fantastique de qualité, lui aussi emmené par une poignée de bénévoles. Un genre à la fois populaire et méconnu, sous-estimé et surestimé. On s’interroge encore sur l’apport réel du cultissime Ruggero Deaodato, membre du jury du festival, et réalisateur d’un Cannibal Holocaust source d’une suite de faux documentaires qui aboutit à un Blair Witch Project tout aussi surévalué. L’apport de Roger Corman à l’histoire du cinéma, star de cette deuxième édition du festival, est lui indéniable. Un tournage « à la Corman » est une expression proverbiale sous-entendant très rapide et ne reculant pas devant les expédients. Et c’est bien la première capacité qui fit de lui un réalisateur très demandé, un producteur prolifique : tourner à l’économie, souvent en moins de temps même que ne l’exigeait le cinéma d’exploitation. Parmi ses réussites présentées ici les adaptations de Poe dont le parodique Corbeau avec Peter Lorre, Price et Karloff, La Petite Boutique des Horreurs avec un Nicholson lancé par lui tout comme Charles Bronson dans Mitraillette Kelly où Corman renouvelait complètement le personnage du gangster. On laisse à regret le sujet pour signaler d’autres pépites comme Judex et Les Yeux sans visages de Franju (deux de ses acteurs dont Edith Scob sont invités par le festival). À suivre également une compétition internationale de longs et courts métrages avec gageons-le à découvrir : des trucs drôles, de très bons films et d’immondes nanars. La vie quoi… D

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Tordre le réel et faire changer la perception qu’on peut avoir du monde par le biais d’œuvres d’art, c’est le propos de Narration douce, qui s’est construite autour de trois artistes-peintres figuratifs installés à Strasbourg : Peter Bond, Clémentine Margheriti et Sarah Bourdarias. Mais la figuration est-elle jamais autre chose qu’une narration, et la représentation n’est-elle pas toujours une manière de tordre le réel, surtout en peinture ? Le titre Narration douce évoque aussi un rapport poétique au monde, un peu onirique, un peu nostalgique, qui sied très bien en effet aux trois premiers artistes. En fait l’exposition est surtout l’occasion de regrouper des artistes de la scène strasbourgeoise, et de montrer leur production dans de bonnes conditions. Car l’excellent travail vidéo de Isabelle Anthony et de Yann Weissgerber, avec une imagerie plutôt monstrueuse et un travail sonore sur le rythme et les infrabasses, n’a rien de doux… En revanche, il n’est que très peu montré, de même que les dessins d’Olivia Benveniste, visages sans corps d’une finesse extrême, étranges apparitions comme vidées de substance corporelle, et dont il ne reste finalement que la quintessence : l’expression du visage… La pièce d’Angela Murr, une hélice qui actionnée par le visiteur disperse des pigments de poudre, propose une poésie de l’inutile et de la simple beauté. C’est aussi une manière de tordre le réel. D


par sylvia dubost photo : raoul gilibert

par sylvia dubost

Débrayage, du 13 au 18 octobre au Taps Gare à Strasbourg 03 88 23 84 65 (Boutique Culture)

La Nuit des rois, le 13 novembre au Carreau à Forbach 03 87 84 64 34 - www.carreau-forbach.com

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J’ai mal au travail

Théâtre malgré tout

Alors qu’on nous promet que la crise sera bientôt terminée, Jean-Jacques Mercier propose avec Débrayage une comédie grinçante sur le monde du travail.

Malgré le retrait du Conseil Général de Moselle, l’un de ses plus importants soutiens financiers, Le Carreau propose une saison (presque) aussi riche qu’à l’ordinaire. À ne pas manquer cet automne : La Nuit des rois de Shakespeare.

Après s’être longtemps intéressé au monde scientifique et à ses figures, Jean-Jacques Mercier se penche cette fois sur le monde du travail. Débrayage, d’après un texte de Rémi de Vos, est une succession de 13 scènes, 13 tableaux féroces où se croisent une trentaine de personnages. « Ce qui caractérise bien les personnages de Débrayage, écrit Jean-Jacques Mercier dans sa note d’intention, c’est qu’ils sont arrivés à un point de rupture avec la société, par privation de travail, privation de reconnaissance ou tout simplement de chaleur humaine, et en cela ils nous touchent : en somme, des personnages néantisés en essayant de “gagner leur vie”. » Précarité, pressions, stress, peur de l’avenir, dans le monde de l’entreprise comme dans le milieu familial sont les thématiques inévitables de ce genre de sujet un peu rebattu, mais l’intérêt de Débrayage, c’est d’éviter le manichéisme toujours un peu facile entre les victimes et les bourreaux : ici, ceux qui décident peuvent aussi devenir les opprimés du système. Pour éviter de tomber dans un énième « pensum » sur l’horreur économique, de verser dans la sinistrose et la dépression, Rémi de Vos a choisi d’en faire une comédie, certes acide et terrifiante. « Dans mon travail d’écriture, précise-t-il, il est question toujours de la lutte de la conscience sociale contre les pulsions asociales et inversement. Le rire est une solution possible. » D

La nuit, tout est permis chez Shakespeare. On s’y adonne à l’ivresse, aux jeux de l’amour et de rôles, jusqu’à ce que la clarté de l’aube redonne lucidité aux personnages, et vienne dénouer les désordres de l’ombre. Cette Nuit des rois, vraisemblablement écrite pour être jouée lors des festivités de l’épiphanie, est le pendant hivernal de l’autre Nuit de Shakespeare, celle du Songe. Ici, elle abrite les troubles du désir et de l’identité. Viola, déguisée en homme, fait chavirer Olivia, et finit par tellement ressembler à son jumeau Sébastien que la pauvre comtesse ne sait plus où donner de la tête. Pour ne rien arranger, on prend un mot pour un autre, la suivante pour sa maîtresse. « Dans ce monde des apparences, écrit le metteur en scène Jacques Vincey, l’illusion révèle la vérité des personnages et le comique, leur tragédie comme l’envers du décor : le théâtre est véritablement le piège où Shakespeare attrape la conscience des hommes. » Belle métaphore sur le rôle d’un art qui semble pourtant ici remis en cause et en danger par ses tutelles… D

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par fabien texier

par emmanuel abela

Pierre Feuille Papier Ciseaux, les 17 et 18 octobre, à la Saline Royale d’Arc-et-Senans www.pierrefeuilleciseaux.com

Festival Densités, les 23, 24 et 25 octobre, au Pôle culturel à Fresne-en-Woëvre 03 29 87 38 26 – www.vudunoeuf.asso.fr

focus

King Size Une résidence de luxe à la Saline Royale d’Arc-et-Senans pour une trentaine d’auteurs de bande dessinée et un week-end d’ouverture au public à angle aigu sur le monde du 9e art. Ce week-end a lieu en même temps que la Fête de la BD du Pays de Montbéliard avec laquelle il n’est pas sans lien, puisqu’il y expédie deux de ses invités le dimanche : Emmanuel Guibert et Marc Antoine Mathieu. Cette expérience originale montée par l’association Chifoumi (une bande de bénévoles très avertis dont M. June : http://june-june. blogspot.com/) n’est pas un festival mais le fruit d’une résidence de travail avec une trentaine d’artistes, le gratin de la bande dessinée d’auteurs francophones et plus : Baladi, Kündig, Manche, Menu, Ruppert et Mulot, Rabaté pour les plus connus… Revendiquant sa parenté avec les manifestations les plus pointues en la matière (Fumetto, Périscopages, Bourg-lès-Valence), PFC va tenter de faire travailler ce petit monde ensemble, du moins de le faire interagir. Cette partie de la manifestation, la plus riche certainement, est complétée par un week-end d’ouverture au public qui permettra d’éclairer ce travail souterrain avec, Les 60’, version réduite des 24h de la BD, La Fabrique de Fanzine (http://www.darksite. ch/kundig/fanzines/fanzines.html), un atelier de sérigraphie (www. all-over.eu), une série de « causeries » avec les auteurs, un documentaire de Thierry Bellefroid, un film coréalisé par Baladai, et Les Réanimations de Blanquet et Olive. Côté musical un concert de dessins qui associe Guillaume Long et Angil et des mix de premier choix en compagnie de Freakstan/Le retour du Boogie et de M. Duterche, personnage bien connu du public de la Vapeur à Dijon. D

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Les traces d’un passage Organisé par l’association Vu d’un Œuf, Densités propose un espace de rencontres artistiques privilégiées et de découvertes sur 3 jours, avec des artistes venus du monde entier. Mine de rien, ça fait déjà 16 ans que le festival international Densités explore en toute discrétion le niveau de plasticité qu’on peut rencontrer dans les différentes approches musicales, qu’elles soient de l’ordre de l’improvisation free, de l’expérimentation électronique ou bruitiste, ou associées à de la danse ou encore à des performances et autres installations. La matière sonore y est triturée avec un plaisir communicatif par des artistes venus de tous horizons, à la notoriété évidente, tels les immenses Barre Phillips, Phil Minton ou Peter Brötzmann, extraordinairement actifs et prolifiques, et surtout ouverts à toutes les formes de rencontres, aussi bien musicales, poétiques que visuelles. À signaler parmi la vingtaine d’événements programmés sur trois jours, la présence de John Tilbury, le pianiste britannique, considéré à juste titre comme le meilleur interprète de l’œuvre du compositeur Morton Feldman. Cet artiste qui a travaillé et enregistré pour de nombreux compositeurs dont Howard Skempton, John White ou encore John Cage, improvisé avec AMM et adapté des pièces de Samuel Beckett pour la radio, vient offrir sa propre vision de la poésie de l’auteur d’En Attendant Godot et du Dépeupleur dans le cadre d’un programme où les pièces de Feldman seront naturellement bien représentées. Littérature et musique, vous en conviendrez, une autre manière d’interroger les strates. L’occasion pour nous de prendre nos quartiers d’automne, en Lorraine, quelque part entre Metz et Verdun. D


par emmanuel abela

focus Toy Fight, en concert dans le cadre de Novosonic 6, le 29 octobre à l’atheneum, à Dijon 03 80 39 52 20 – www.myspace.com/novosonic

La pop mise à nu Depuis quelques années le festival Novosonic – le bien-nommé – explore la pop sous toutes ses formes. Cette sixième édition ne dérogera pas à la règle avec la présence du vétéran Dogbowl, des sautillants Micachu and The Shapes et d’un groupe français prometteur, Toy Fight.

Ça fait un petit peu de temps que les groupes français dament le pion à nos amis britons sur le terrain de la pop. À l’écoute du premier album de Toy Fight, on est sidéré par le niveau d’acquisition d’un langage qui nous était resté, à quelques exceptions près, totalement étranger. Avec ce groupe parisien, on a le sentiment d’une vraie addition de trois personnalités fortes, David Simonetta, Maxime Chamoux et Sebastian Broca, qui apportent leur univers propre. Ce qui n’empêche pas une étonnante cohérence d’ensemble de naître de la somme des idées : « Ça naît d’une ultra-démocratie, qui est basée sur des discussions sur les mélodies et les arrangements. On parle énormément – peut-être autant qu’on joue –, nous expose Maxime. J’imagine que nos univers sont assez distincts et complémentaires pour que ça ne fonctionne pas si mal. » L’équilibre naît aussi des activités parallèles, chacun des membres enregistrant avec son groupe propre, The Limes pour David, l’intrigant (please) don’t blame Mexico pour Maxime, des projets qui au final permettent d’alimenter en retour le propos de Toy Fight. « Ça nous laisse l’occasion de faire un choix parmi nos compositions, c’est très rafraichissant. » La maturité de l’album Peplum signé chez les prestigieux City Slang surprend, et pourtant, pour le groupe, il ne constitue qu’une étape vers des arrangements encore plus sophistiqués. L’intégration de musiciens complémentaires, violoncelliste, harpiste, trompettiste, et la qualité des arrangements élèvent la pop, mais conduisent à des rapprochements négligents : le groupe se voit régulièrement rappelé des influences telles que Belle & Sebastian, alors que ses affections lorgnent du côté des groupes XTC, The

Monochrome Set ou Neutral Milk Hotel, des influences qu’il ne cherche pas forcément à digérer, et c’est peut-être ce qui le distingue une fois encore. On le sent libre, parfaitement émancipé, explorant avec bonheur les voies qui sont les siennes. Tout semble même possible, et quand on s’amuse avec Maxime à propos de son activité de journaliste au sein du magazine VoxPop, il affirme vivre les choses avec un certain détachement. « Tu sais, de recevoir à son tour la critique des autres, je le vis plutôt bien, et puis admettons qu’en France on nous a plutôt épargnés. » Il est vrai que les critiques ont été élogieuses, de manière justifiée. On se prend à le taquiner à propos d’un article qu’il a écrit sur Camelia Jordana. Alors, Maxime, auteur de chansons pour la demi-finaliste de La Nouvelle Star, sur M6 ? Et là, surprise : « Si on me donnait l’occasion d’écrire pour elle, je serais content. Je lance même un appel par l’intermédiaire de Novo. » Nous, on transmet volontiers, même si fondamentalement on s’en fiche un peu. Secrètement, on était pour Leila, mais chut… D

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par emmanuel abela

focus Julie Normal, en concert le 11 octobre à Sonorama, dans la cour du Musée du Temps 09 53 49 92 91 – www.sonorama-besancon.com

Dompter les Ondes Souvent perçu comme un objet de curiosité, l’instrument les Ondes Martenot favorise des échanges musicaux multiples. Julie Normal le révèle au public par des concerts donnés en solo, comme lors de la première édition de Sonorama qui aura lieu du 8 au 11 octobre à Besançon.

On a pu voir Julie Normal sur scène à maintes occasions, notamment lors d’un concert mémorable de Winter Family, un soir d’orage à la Ferme de Rodolphe Burger, à Sainte-Marie-aux-Mines, en 2008 – elle avait rejoint le duo à l’harmonium sur l’un des morceaux. Elle était également présente lors du concert que Rodolphe donnait avec les élèves du Conservatoire à l’issue de sa résidence, dans le cadre de Musica. Elle y jouait de son instrument de prédilection, les Ondes Martenot, pour lequel elle continue de prendre des cours avec Christine Ott et Thomas Bloch, les deux enseignants du Conservatoire. « Au départ, je ne connaissais pas du tout. Je n’étais pas forcément destinée à des études musicales, mais j’ai découvert cet instrument vers l’âge de 22 ans. » Claviériste, bassiste et chanteuse au sein de groupes punk et électro, elle avoue un vrai coup de cœur pour l’instrument. Son approche initiale du punk, très do it yourself, a eu le mérite de l’émanciper par rapport à la pratique des Ondes. Du coup, Julie conserve cette part de spontanéité qui la conduit à expérimenter et multiplier les expériences tous azimuts, avec Aymeric de Tapol ou John Merrick, respectivement au sein de Volt245 et Draïek. « En fait, les Ondes, ça va avec tout ! » À regret, elle constate que leur usage se limite parfois à rajouter une touche, en bout de course, à la fin des enregistrements. « Les Ondes, ça n’est pas fait

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pour jouer les “fantômes qui chantent” », dit-elle visiblement frustrée par la perception de son instrument, « même si des fois on aime ça aussi ». D’autres, au contraire, comme les membres d’Electric Electric sollicitent Julie pour des effets de rupture, qui vont éprouver sa propre pratique. « Ils m’ont sollicité et je suis curieuse de savoir ce que ça va donner », nous avoue avec excitation notre jeune ondiste. Depuis un an, la tentation était forte, elle est passée elle-même à la composition. « En termes d’écriture, l’approche est spontanée. Je m’assieds, je joue, et dès qu’il se passe quelque chose, j’écris. Les combinaisons sont tellement multiples qu’il faut tout noter. » Sur scène, la démarche est « lo-fi ». Julie associe les Ondes à des enregistrements de clavier sur bandes, ce qui met en valeur l’instrument bien plus que s’il n’était joué en solo. Le répertoire : quelques pièces d’Olivier Messiaen bien sûr, mais aussi des compositions personnelles. Après un concert récent au palais de Tokyo, à Paris, les sollicitations se multiplient. L’occasion pour elle de se familiariser un peu plus avec une machine qui lui ouvre des voies musicales infinies. D


par caroline châtelet photo : brigitte enguerand

focus La Cantatrice chauve, le 6 octobre, au Théâtre Musical de Besançon 03 81 87 81 97 – www.letheatre-besancon.fr

Théâtre décoiffant Emblématique du théâtre de l’absurde, la Cantatrice chauve débarque à Besançon dans une vision décapante et colorée.

« On passe une soirée comme toutes les autres soirées‚ on crie‚ on geint‚ on gémit et on chante. Jamais on ne se tait‚ le silence‚ ce n’est plus possible. Lorsqu’on a trop peur‚ on triche un peu. Lorsqu’on est prêt à se dévorer‚ on se quitte.Chacun joue son rôle. On pourra se revoir une autre soirée‚ nous recommencerons quand on veut‚ chaque fois qu’il le faut. Rien ne nous concerne. Jamais. Ce que nous disons‚ c’est juste pour parler. »

Ce n’est pas n’importe quelle Cantatrice qu’accueille le Théâtre Musical, puisque la pièce d’Eugène Ionesco est ici donnée dans la mise en scène de Jean-Luc Lagarce, auteur et dramaturge bisontin décédé en 1995 du sida. Et, si “remonter” des œuvres est chose admise dans le monde de la danse, le fait est nettement plus exceptionnel au théâtre. Parce que là où une partition conserve les chorégraphies, les intentions de jeu du metteur en scène restent, elles, soumises autant aux écrits de ce dernier qu’à la mémoire du plateau. Alors, pourquoi ce geste incroyable ? Le pari trouve son origine dans la tenue en 2007 de “L’année Lagarce”. Afin de célébrer le cinquantenaire de la naissance de “l’auteur contemporain le plus joué en France”, de multiples rendez-vous sont organisés. C’est dans ce cadre que François Berreur et l’équipe ayant participé à la création en 1991 de la Cantatrice décident de tenter la folle aventure. Après sa (re)création à l’automne 2006, la Cantatrice chauve repart donc en 2009 pour d’ultimes représentations. Une drôle d’épopée permettant, soixante ans après l’écriture de la pièce et dix-huit ans après le travail de Lagarce, à la Cantatrice de prouver sa folle longévité face à ses créateurs. Car la pièce, en effet, a une histoire atypique dans le monde du théâtre : sa première mise en scène en 1950 par Nicolas Bataille aux Noctambules à Paris est un échec. Bataille décide pourtant de la reprendre au théâtre de la Huchette en 1957. Où elle est toujours à l’affiche aujourd’hui, se jouant sans interruptions depuis cinquante-deux ans ! Une sacrée étrangeté, mais qui, au final, n’en est qu’une parmi d’autres pour une pièce qui a plusieurs “fins” à son actif... Les différentes chutes possibles de cette increvable Cantatrice sont, d’ailleurs, intégrées par Lagarce en tant qu’épilogues. Rappelant une dernière fois que ce qui importe n’est pas ce qui se passe mais la mise à nu de la tragédie du langage par la machine théâtrale. D

Jean-Luc Lagarce

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par sylvia dubost

par sylvia dubost photo : pierre grosbois

Le Jardin aux sentiers qui bifurquent, du 17 septembre au 15 novembre à la Kunsthalle de Mulhouse 03 69 77 66 28 - www.kunsthallemulhouse.com

Les Justes, du 6 au 9 octobre à la Comédie de l’Est à Colmar 03 89 41 71 92 - www.comedie-est.com

focus

Form & space

Mission : ambitieuse

Quels rapports entre la forme et l’espace, entre l’œuvre et le lieu d’exposition ? Questions soulevées par Le Jardin aux sentiers qui bifurquent, seconde exposition commissionnée à la Kunsthalle par Lorenzo Benedetti.

Première saison pour la Comédie de l’Est, fondée sur les cendres de l’Atelier du Rhin par son directeur, nommé l’an passé, Guy Pierre Couleau. Il ouvre la saison avec Les Justes, et donne le ton.

Le titre de sa première exposition, La Notte, s’inspirait du film de Michelangelo Antonioni. Celui de la présente reprend le titre d’une nouvelle de Jorge Luis Borges dans le recueil Fictions. Lorenzo Benedetti se plaît à inviter le spectateur à une lecture poétique de ses propositions. Le rapport est lointain, certes, il peut être égarant plus qu’éclairant, mais il n’en guide pas moins la visite. Benedetti ne choisit pas des œuvres qui se donnent immédiatement, il leur préfère des pièces plus froides et conceptuelles. L’exposition inaugurale, la première des trois qu’il est invité à commissionner dans ce lieu, avait donné le la. Pour ces anciens locaux de la Société Alsacienne de Construction Automobile, que la Kunsthalle partage notamment avec l’Université de Haute-Alsace, Benedetti a construit un projet autour des rapports entre les œuvres et l’espace. Avec La Notte, il avait interrogé la manière dont un espace pouvait devenir une forme, en invitant des artistes qui se sont beaucoup intéressés à l’espace bâti. Pour Le Jardin aux sentiers qui bifurquent, il cherche plutôt à voir comment l’espace peut transformer la forme, influer sur la perception que l’on en a, et vice-versa. Il a privilégié ici les formes pures, quand l’objet devient œuvre par l’intervention ou la décision de l’artiste, et de jeunes artistes de la scène contemporaine : Etienne Chambaud, Ane Mette Hol, Benoît Maire, Helen Mirra, Mandla Reuter, Luca Trevisani, Raphaël Zarka. Le Jardin aux sentiers qui bifurquent n’est pas une exposition facile à aborder, surtout dans un lieu aussi ouvert, au cœur d’une université où l’on enseigne le droit, le management et les affaires, domaines a priori assez éloignés de celui de l’art contemporain. Benedetti ne facilite pas la tâche aux visiteurs potentiels les plus proches. Aucun doute que pour lui une exposition et une œuvre se méritent. D

Raphaël Zarka, Les Billes de Sharp n°8, 2009

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Le nom ne nous était pas inconnu. La Comédie de l’Est, c’est le nom que Hubert Gignoux avait donné au Centre dramatique de Colmar lorsqu’il en a pris la direction dans les années 50, avant de partir pour le TNS. Couleau se place donc dans la lignée de l’un des piliers du théâtre de l’après-guerre et de la décentralisation. Nommé l’an passé pour succéder à Matthew Jocelyn avec comme mission de réorienter la structure vers le théâtre, Guy Pierre s’est donné celle de retrouver un lien avec le premier Centre dramatique fondé en France en 1947. « Je pensais qu’il était important de proposer une sorte de renaissance du nom et une réinscription dans l’origine du terme Centre dramatique, écrit-il à ce propos. Ces centres qui, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, se proposaient de rebâtir par le sens et par la propagation de l’art théâtral, afin de reconstruire une partie de notre société et de sa culture. » Une mission qui dépasse de loin la seule question artistique. Pour ouvrir cette première saison de la CDE, Guy Pierre Couleau reprend Les Justes de Camus, qui pose la question de la justification de l’acte terroriste. Le mois suivant, ce sera au tour des Mains sales de Sartre, texte datant lui aussi de l’immédiat après-guerre, qui pose lui aussi la question de l’engagement politique et de son ambiguïté. Le projet de la CDE renoue, lui, sans conteste avec une certaine idée de l’engagement théâtral. D


par philippe schweyer

par emmanuel abela

Festival Culturescapes du 19 octobre au 6 décembre en Suisse et à Lörrach (D) +41 (0) 6 12 63 35 35 - www.culturescapes.ch

Shift Festival, du 22 au 25 octobre, à la Dreispitz area et au Schaulager à Münchenstein, près de Bâle www.shiftfestival.ch

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Azerbaïdjan Unlimited Le festival suisse Culturescapes nous invite à un surprenant voyage au cœur de l’Azerbaïdjan, un pays encore méconnu. Dépaysement assuré. Culturescapes, festival grand ouvert sur le monde, s’appuie depuis 2003 sur un réseau de partenaires en Suisse (à Bâle, Bern, Zurich ou Genève), mais aussi à Lörrach en Allemagne. Après la Géorgie, l’Ukraine, l’Arménie, l’Estonie, la Roumanie, la Turquie et avant la Chine l’an prochain, Culturescapes nous fait cette année une série de propositions artistiques “made in Azerbaïdjan” (opéra pantomime, musique, lectures, cinéma, photographie…), meilleur moyen de se faire une idée plus précise de l’étendue de la richesse culturelle de ce pays. Ainsi, l’exposition BAKuNLIMITED qui se tiendra du 10 au 29 novembre à la Voltahalle à Bâle, permettra de découvrir la scène artistique contemporaine locale à travers des installations, des vidéos et des photographies. Quant au ciné-concert Latif-Face to Face, il s’appuie sur un film muet de 1930 réalisé par Mikail Mikailov qui raconte comment l’arrivée du premier tracteur dans un petit village provoque une véritable « lutte des classes » entre partisans et adversaires de l’industrialisation. Le compositeur et pianiste Salman Gambarov accompagne le film avec deux musiciens (kamancha et percussions) en mêlant des influences provenant du jazz à la musique traditionnelle de son pays. À ne pas rater non plus (impossible de résumer le programme), les concerts de Alim Qasimov (musique Mugham) le 1er décembre à 20h au Burghof de Lörrach et de Aziza Mustafa Zadeh-Jazztrio avec Jazz-Offbeat le 2 décembre au Stadtcasino de Bâle. D

L’incertitude du guéridon Avec une thématique qui confronte les avant-gardes à la magie et au spiritisme, Shift, le festival des arts électroniques bouscule les bonnes consciences. Le festival Shift propose chaque année une nouvelle thématique. Pour cette nouvelle édition, le titre est évocateur : Magie, évocations techniques et assomptions des réalités para-normales. Il ferait presque froid dans le dos ! Il s’agit clairement de rappeler les expériences occultes menées au XIXe siècle, avec l’avènement de nouveaux médias, tels que la photo. L’éventualité, alors relayée par certains, d’inscrire sur la pellicule la figure des esprits fascine. Aujourd’hui, quelles sont les résurgences de ces connections entre technologie et magie ? Les plasticiens conceptuels invités abordent la question, interrogeant ainsi leur propre rôle dans la société : agitateurs, magiciens ou chamans ? Chacun apporte une réponse très personnelle. L’exposition et les performances sont prolongées en soirée par une programmation avec des DJ’s et musiciens principalement suisses ou allemands, dont les pionniers, Hans-Joachim Roedelius et Dieter Moebius reformés depuis 2007 au sein des mythiques Cluster. À leur côté, la fine fleur des artistes électroniques dont Kieran Hebden, également connu sous le nom de Four Tet, qui proposera avec Steve Reid un set jazz décapant, ou Ebony Bones, la nouvelle petite reine de la pop d’avant-garde britannique. S’inspirant de l’esprit d’ouverture des Clash, elle fait souffler un vent frais sur la production musicale du moment. Je ne suis pas sûr qu’elle soit en mesure d’expliquer la peinture à un lièvre mort, mais nul doute en revanche qu’elle mettra le feu au dancefloor. D

Photo : Rena Effendi (jeune photographe d’Azerbaïdjan). Exposition Pipe Dreams du 18 novembre au 5 décembre au PROGR à Bern (www.progr.ch).

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novorama ➾ philippe schweyer

3 septembre 2009 illustrations ➾ henri walliser

Belfort

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Besançon, Colmar, Dijon, Epinal, Metz, Mulhouse, Nancy, Strasbourg… Novo part à la découverte des villes du Grand Est. Première étape ➾ Belfort. Carnet d’adresses Le Centre Chorégraphique ➾ www.ccnfc-belfort.org La Poudrière ➾ www.pmabelfort.com L’école d’art Gérard Jacot ➾ www.ecole-art-belfort.fr Le Granit ➾ www.theatregranit.com Le Théâtre du pilier ➾ www.theatredupilier.com Les musées ➾ www.mairie-belfort.com Cinémas d’aujourd’hui ➾ www.cinemasdaujourdhui.com Le festival EntreVues ➾ www.festival-entrevues.com L’Office de tourisme ➾ www.ot-belfort.fr La Web TV de la Ville de Belfort ➾ www.belfort-tv.com

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➾ 10H : Arrivée par le train de 9h46 (Avec quelques minutes de retard, futur TGV oblige). Croisée là par hasard, Valérie, la directrice de l’Espace Gantner à Bourogne, nous apprend que la mosaïque de carreaux colorés qui égaie le tunnel à droite de la gare est l’œuvre du groupe Art & Ordinateur né à Belfort en 1972. En traversant le centre commercial des 4 As, on débouche sur une bibliothèque municipale toute neuve nichée en plein cœur de la ville. Plus loin, place de la Résistance, la Maison du peuple achevée en 1933, est le premier bâtiment en béton armé construit à Belfort. Elle abrite notamment la salle de spectacles dans laquelle Amadou et Mariam ont joué pour les enfants lors du dernier festival GéNéRiQ, et accueillera le 23 octobre prochain Zeitung, un spectacle de la chorégraphe Anne Teresa de Keersmaeker programmé par le Granit. ➾ 11H : Arrivée au CCN de FrancheComté (5), véritable laboratoire de création chorégraphique nationale et internationale. Depuis le départ d’Odile Duboc, c’est

Laurent Vinauger qui assure l’intérim en attendant l’arrivée d’un nouveau chorégraphe directeur(trice) prévue début 2010. D’ici là, le CCN continue d’accueillir de nombreuses résidences de création. A noter : une répétition publique d’un spectacle de Jeremy Wade le 1er octobre à 19h (entrée libre sur réservation). Juste en face, l’école d’art Gérard Jacot occupe depuis 1997 un ancien bâtiment militaire mis à disposition par la Ville. La dilatation du paysage, une installation sonore conçue par Eric La Casa et Michaële-Andréa Schatt y sera présentée du 26 septembre au 24 octobre par le Centre d’art de Montbéliard, le 10neuf. ➾ 12H : En levant la tête, on croise le regard du célèbre Lion de Belfort (1) sculpté par Bartholdi pour symboliser la résistance héroïque de la ville assiégée par l’armée prussienne. A l’intérieur de la Poudrière (4), la salle dédiée aux musiques actuelles, Sandrine, Victoire et toute l’équipe préparent activement la nouvelle saison qui démarre, très fort, le samedi 26 septembre par une


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« Hellbats release party » avec les Hellbats bien sûr, mais aussi Suicide Levitation et Killed by Death. Un peu plus calmes (mais il faut se méfier des apparences), Julie Doiron (en apéro-concert le 5 octobre) et Erik Truffaz (le 31 octobre) sont eux aussi de passage à la Poudrière cet automne. ➾ 13H : Direction le Cinéma des Quais (3) pour retrouver Catherine Bizern (directrice artistique d’EntreVues, le festival international du film de Belfort) et Michèle Demange (secrétaire générale du festival et directrice de l’association Cinémas d’aujourd’hui). Au Bistroquet, le restaurant où se retrouvent les cinéphiles entre deux séances, elles détaillent en avant-première pour Novo les grands axes du prochain festival. Au menu : une intégrale Arrieta, un retour sur le parcours de cinéaste du critique Louis Skorecki, les premiers films de Brian De Palma, le nouveau cinéma suisse (1964 à 1984), dix couples de cinéaste et interprète, quand le cinéma rencontre le monde ouvrier… Impossible de tout résumer !

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➾ 14H : Retour vers la ville en longeant la Savoureuse. Le Granit (2) prépare sa nuit festive de rentrée. Attiré par de drôles de sons, on s’aventure dans l’escalier extérieur du bâtiment rénové et ouvert sur la ville par Jean Nouvel en 1983. Là, assis sur les marches, on prend le temps d’écouter le « Pont Sonore Belju », aboutissement d’une dérive exploratoire menée durant l’été par Gilles Aubry, Stéphane Montavon, Carl.Y et leurs invités. Cette installation sonore relie pendant un mois le Territoire de Belfort au Canton du Jura suisse (archives sur www.belju.info). En feuilletant la nouvelle plaquette de saison titrée « … un vertige horizontal » on admire les photographies d’Anne Durez tout en notant, parmi les temps forts de l’année, la création de We Are l’Europe de Jean-Charles Massera et Benoît Lambert (après We Are La France). La prochaine exposition proposée par le Granit, La Nuit froissée de Anne Brégeaut, se tiendra du 26 septembre au 8 novembre. Vernissage le 25 à 18h.

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➾ 15H : Visite de trois expositions : Photographies de Stéphane Couturier (jusqu’au 29 novembre à la Halle Fréry et au Marché des Vosges), Les Artistes à l’usine, 1850-1950 (jusqu’au 4 octobre dans la Tour 46) et Les Industries dans l’objectif des photographes au Musée d’histoire implanté au cœur de la citadelle (jusqu’au 4 octobre). Indispensable pour comprendre une ville qui célèbre cette année 130 ans d’aventures industrielles. ➾ 17H : Avant de reprendre le train, un petit passage chez le chocolatier Klein situé face à la gare s’impose. On y admire d’incroyables créations en sucre avant de craquer pour une série de douze petits chocolats qui font la promo des figures importantes du département (dont Territoire de Musiques, l’association qui organise les Eurockéennes !). Le train repart avec dix minutes de retard (futur TGV oblige…). A bientôt Belfort ! ✣

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rencontres par emmanuel abela

photos : stéphane louis

Sarah Leonor, cinéma de vie

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Il est difficile de rester objectif, face une œuvre telle qu’Au Voleur, le premier long métrage de Sarah Leonor. À l’issue de projection de ce film, nous avons été quelques uns à nous retrouver bouleversés. Tentative d’explication avec l’auteure alsacienne et son actrice, Florence Loiret Caille.

Tu inscris ton intrigue dans un cadre pas très loin de chez nous, mais qui nous semble incroyablement étranger, le Ried. D’où t’est venue cette idée ? Sarah Leonor : Une version antérieure du scénario s’apparentait à une sorte de road-movie, avec une traversée du territoire, du nord au sud de la France. Mais le début du film se passait à l’est, en Alsace, dans mon esprit en partie à Mulhouse, même si je n’y ai pas tourné. C’est en faisant des repérages pour un autre film que je me suis retrouvée par hasard, un matin de novembre dans le Ried, au niveau d’une petite route qui passait en contrebas du Rhin. Il y avait des pêcheurs silencieux dans la brume, je me suis retrouvée dans une autre dimension. Et ça m’évoquait plein de choses, des tableaux romantiques, le Styx, et en même temps c’était très doux. Et je me suis dit : pourquoi ne pas prendre le contre-pied de la cavale et en faire une cavale lente, quasiimmobile ? Dans la version précédente, le personnage de Bruno [Guillaume Depardieu dans le film] se dévitalisait au fur et à mesure, comme s’il avait été arraché, et là c’est différent, il est plus attaché à ce nouveau lieu. Isabelle, elle, est plus itinérante… Florence Loiret Caille : Mobile ! S.L. : Oui, et sans attache alors que lui, reste profondément enraciné. Isabelle bouge autour de lui. S.L. : Oui, c’est un trublion qui tourne autour de lui, alors qu’il avance toujours sur sa ligne. Ces territoires nous rappellent des films américains, et en même temps, cette affaire-là semble également puiser dans le patrimoine cinéphilique européen. On pense à des films comme Monica de Bergman, par exemple. S.L. : Oh oui, absolument. Monica est un film de chevet. C’est une référence, je ne peux pas le nier. F.L.C. : C’est vrai, je l’ai revu récemment : Au Voleur peut y faire penser. S.L. : Avec un personnage féminin moins trouble… Mais chez les personnages de Monica, on retrouve un désir de vie, de vie simple, pure, qui anime Bruno et Isabelle dans Au Voleur. Après, il y a la présence de l’eau qu’on retrouve dans le cinéma classique français, de Renoir à Vigo. Ce rythme au fil de l’eau, plus organique, est quelque chose qui me plaisait beaucoup, plutôt qu’un rythme heurté. Le fait qu’ils prennent une barque, en termes de cinéma, m’allait beaucoup mieux que de les voir rouler sur une autoroute.

Au départ, il y a cette rencontre presque improbable entre cette professeure d’allemand et ce cambrioleur, un lien fort, immédiat, plein de sensualité. Isabelle porte ce désir fortement. F.L.C. : Elle vient le chercher, et ça fait aimant. S.L. : Ce qui m’intéressait c’est que les personnages n’étaient pas conscient de ce qui leur arrivait au moment où ça leur arrivait. Je voulais capter ce moment où l’on est attiré par quelqu’un, où c’est quelque chose d’autre qui parle. F.L.C. : Mais quand il lui vole sa montre, elle le retient… Tout comme elle le fait rentrer dans sa maison. Elle affirme une vraie conviction. S.L. : Mais c’est parce qu’il lui faut quelqu’un ! Le personnage d’Isabelle souffre de solitude. Dans la scène du bar, ce qui m’a plu c’est qu’on a su montrer deux corps qui se rapprochent, mais qui ne savent pas pourquoi ; ils n’ont pas le choix. Ce qui est surprenant, c’est que malgré l’impasse dans laquelle ils se trouvent, ils partagent des instants d’insouciance. S.L. : Le motif de base du film était de les amener à cette possibilité d’être dans l’oubli. Ils aspirent tous deux à connaître la vraie vie… S.L. : La vraie vie, c’est ça la question : est-ce prendre tous les jours le même chemin ou exploser en plein vol ? Ça n’est pas forcément la même chose pour les deux. Je ne sais pas si le personnage de Bruno est conscient qu’il lui faut autre chose, au contraire du personnage d’Isabelle. Mais la réalité les rattrape. La fin est ouverte. Bruno transmet son blouson. À jamais, Isabelle restera libre, rebelle, malgré elle. S.L. : Pas malgré elle, je pense que c’est un choix, non ? F.L.C : Ce n’est pas une question facile… Faut-il y voir une signification particulière ? Tu sais, comme pour toute œuvre artistique les gens s’approprient les choses. S.L. : Ce qui est important, c’est de donner l’impression que quelque chose continue. Isabelle a été libérée par la transmission, elle part avec, là en l’occurrence c’est plus que le blouson, c’est une manière de ne pas renoncer, une sorte de ligne… ❤ Sarah Leonor et Florence Loiret Caille, au moment de l’avant-première du film Au Voleur au cinéma Star, à Strasbourg, le samedi 29 août. Au Voleur, un film de Sarah Leonor, avec Guillaume Depardieu, Florence Loiret Caille et la participation de Jacques Nolot – Les Films Hatari / Distribution : Shellac

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rencontres Propos recueillis par caroline châtelet

photo : vincent arbelet

Hilary Lloyd, lenteur et abstraction Pour sa première exposition personnelle en France, Hilary Lloyd a investi le Consortium, à Dijon, avec un dispositif sculptural très construit travaillant la singularité du lieu. Ainsi, si les vidéos de l’artiste britannique sont proches dans leur propos de l’abstraction, l’installation joue de la mise en présence du médium dans le centre d’art. Retour sur un parcours minutieusement élaboré, fait de propositions saccadées ou contemplatives, questionnant tout autant les codes de la vidéo, le rapport au temps, que la mise en espace.

Comment avez-vous construit l’exposition ? Je suis venue l’automne dernier, et c’est là que j’ai découvert l’espace pour la première fois. À partir de là, j’ai conçu des vidéos pensées pour s’inscrire dans ce lieu. J’aime réaliser de nouvelles œuvres pour les expositions, je travaille en ayant en tête les salles, leur agencement, le nombre de pièces, etc… Le fait d’exposer des vidéos implique des conditions particulières, et il est nécessaire pour moi que les espaces soient assez lumineux. De plus, je voulais qu’on sente l’atmosphère estivale. Afin de créer quelque chose de léger, clair, j’ai travaillé avec des matériaux comme l’aluminium, qui permettent des effets de brillance. J’ai donc conçu l’exposition en résonance à cet espace très blanc, grand, à l’architecture assez étrange, aux plafonds qui laissent passer la lumière, et en ayant également à l’esprit l’époque de la saison durant laquelle elle a lieu.

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Pourquoi la première salle est-elle vide? Lorsqu’on rentre dans le centre d’art, on découvre la librairie, et je pense que c’est important que les personnes puissent lire les livres, consulter les magazines. Pour cette salle, la lumière provient de l’entrée, du plafond. Pour mon travail je n’aime pas les espaces sombres, j’aime que plafond et sol reflètent la lumière de la vidéo-projection. Et cela me permet d’avoir deux parties dans l’exposition, l’une plus claire et l’autre plus colorée. Mais ce qui demeure essentiel pour moi c’est de laisser libre la partie de consultation. On a, en effet, le sentiment que l’exposition s’articule principalement en deux parties... Ce lieu est très intéressant pour moi, puisque c’est la première fois que je travaille dans un musée ou une galerie avec autant de salles différentes. Ici se trouvent potentiellement sept salles, et j’expose dans cinq d’entre elles. Bien que, au final, j’estime utiliser les sept... Cela a été passionnant de concevoir l’installation en réfléchissant à la présence de cette lumière vive, de cette clarté, et à la façon dont le public va le traverser pour se déplacer des deux côtés de l’exposition.


Travaillez-vous toujours avec la vidéo ? Il m’arrive de travailler quelquefois avec des diaporamas, mais j’aime beaucoup la vidéo. Pour cette exposition par exemple, j’ai filmé la surface de matériaux qui se trouvaient dans mon atelier. À partir de ce que j’ai obtenu, j’ai filmé encore et encore, jusqu’à trouver des choses intéressantes. Je travaille très lentement, avec persévérance, en essayant d’autres cadres. Mon intérêt pour la vidéo provient de cette notion de temps, du fait que les choses soient confinées dans cette marge de temps.

la photographie, cela inclue d’autres paramètres, d’autres problèmes. Personnellement, j’aime le fait que les choses changent, et l’exposition réunit des vidéos avec des rapports au temps multiples : par exemple, l’un des travaux présentés est très énergique, tandis qu’un autre est lui saccadé et que d’autres n’ont presque pas de mouvement. Le fait de travailler sur le temps permet d’obtenir tous ces effets de rythmes, que peut-être je Vous évoquez la notion de cadre, c’est quelque chose n’obtiendrais pas dans des images fixes. Cette que l’on retrouve également dans la photographie ? C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles j’utilise aussi parfois le diaporama exposition étant silencieuse, il est très important qui permet de déplacer l’objectif sur les sujets. Avec la vidéo, c’est quelque chose qui pour moi d’essayer de créer du rythme. me semble beaucoup plus compliqué, parce que le temps passe, et toutes sortes de choses se déroulent dans ce temps donné. Après, c’est autre chose de travailler avec On dit souvent de votre travail que vous explorez les relations sociales entre les personnes. Qu’en pensez-vous ? C’est certainement parce que beaucoup de mes œuvres dans le passé incluent des personnes. Mes travaux sont différents de l’un à l’autre, mais il existe probablement des thématiques personnelles. Par exemple, dans une de mes vidéos antérieures, je filme une femme en contre-jour. Habillée d’un costume blanc, avec des chaussures à talons, elle fume, joue avec ses chaussures, tout cela dans des gestes très lents. Pour moi, ce travail est assez similaire à ce que je présente à Dijon, bien qu’il n’y ait pas de personnes dans cette exposition. Le sujet des films présentés ici porte, jusqu’à un certain point, sur le passage du soleil, sur le vent faisant bouger les matériaux. Mais lorsque le spectateur regarde ce travail la réponse est la sienne, je n’impose pas un point de vue. Ses sentiments et opinion politiques participent de sa perception de mon travail. Moi, je me limite à montrer. Pensez-vous que c’est l’attitude que l’art contemporain devrait adopter en général ? Je n’ai, à vrai dire, pas de point de vue làdessus. Je considère que les artistes créent des choses très différentes, et plus l’éventail est large, plus je trouve cela intéressant. Par exemple, tandis que Manet peignait des prostituées, certains de ses contemporains réalisaient, eux, des portraits de personnalités politiques. Et j’aime découvrir les deux. Sans me poser de limites. ❤

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rencontres par e.p blondeau

photo : e.p blondeau

Le 11 Juin dernier se produisait And Also The Trees dans le magnifique cadre du château de Malzéville. Un concert de plus dans des programmations pléthoriques du Grand Est de la France ? Pas Vraiment. Ce jour-là j’avais rendez vous avec Simon Huw Jones, le chanteur habité du groupe. Récit d’une obsession.

Me and Mr Jones C’est une phrase perdue au milieu d’une cohorte de mails envoyés par les labels et les tourneurs : « And Also the Trees viendra présenter son nouvel album, When the rains come, à Malzéville le 11 juin ». Le hasard veut que je finalise au même moment des vacances pourtant prévues de longue date. Oui, mais c’est And Also The Trees, les vacances sont reportées illico. Malzéville, Perpignan ou Brest, peu importe, je suppose, que l’on ait l’opportunité une seule fois dans sa vie de rencontrer le leader de son groupe préféré. Alors… Coup de fil fiévreux à mon ami d’enfance, le même qui m’avait fait découvrir le groupe en classe de Seconde, le début d’une passion qui ne s’est jamais démentie. Bien sûr il viendra. Il s’en suit un nombre incalculable de prises de contact et de confirmations ; le lendemain je nage dans l’irréel : Simon Huw Jones m’attendra le 11 juin à 18 heures. Lorsqu’on rentre pour la première fois dans le château de la Douera, outre l’enceinte magnifique on se demande si l’on n’a pas “merdé” avec le Tom Tom. Deux jeunes filles nous accueillent, elles sont stressées et pour cause, elles passent leur permis de conduire. Le concert a lieu au deuxième étage, un décors des mille et une nuit et une quarantaine de chaises prêts pour l’événement. L’idéal. Simon Huw Jones me retrouvera dans le jardin. Il arrive une dizaine de minutes plus tard, chemise blanche et veste d’une autre époque, la classe pour tous ceux qui pensaient que c’était une pose. And Also The Trees trop souvent assimilé à tous ces gothiques bas du front, braillards, satanistes ou que sais-

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je. Non, définitivement, ce groupe n’a rien à voir avec tous ce barnum. Alors oui, c’est entendu, And Also The Trees est un groupe culte. La belle affaire me direz-vous, et surtout quelles sont les raisons obscures qui poussent un groupe à devenir culte ? Bien sûr il y a le côté poète maudit, le côté Vincent van Gogh, ignoré par le grand public, porté aux nues par la suite. John Peel, le célèbre critique anglais s’était déjà penché dans les années 90 sur l’absence de reconnaissance d’un groupe pétri de talent et qui n’avait jamais eu de succès en Grande Bretagne, il était arrivé à la conclusion suivante, qui ne manque pas d’ironie, qu’And Also The Trees était tout simplement « trop anglais pour les anglais ». Le romantisme rural, les chemises à jabots, Thomas Hardy qui rôde et le fantôme de Scott Walker, c’en était trop pour des britanniques plus assoiffés de culture ouvrière dans leur pop que de célébration de la campagne anglaise séculaire. Culte aussi car And Also The Trees a été pour les Cure ce que Love a représenté pour les Doors ou les Pale Fountains pour Echo and The Bunnymen, les éternels deuxièmes, ceux qui ne montent pas sur le podium, non par manque de talent mais parce que pour les médias en quête de symboles il n’y a jamais la place pour deux dans des genres étiquetés. Simon Huw Jones n’est pas amer quand on évoque ce manque de reconnaissance : « Il y a une part de moi même qui aurait aimé avoir davantage de succès, mais je sais au plus profond de moi que ça ne m’aurait pas convenu, alors oui on aurait pu avoir un meilleur management, de meilleurs opportunités, mais pour avoir un succès plus grand, il aurait fallu faire de nombreux compromis. Et j’en suis incapable. Aujourd’hui je suis heureux artistiquement et fier de notre parcours. Cela me suffit amplement. ». Allusion à peine masquée aux Cure dont And Also The Trees a assuré les premières parties pour Faith en 1981 et The Top en 1984. Merci donc à Robert Smith de les avoir gardé dans l’ombre, nous avons besoin de nos groupes secrets.


Simon Huw Jones est venu présenter en Lorraine le rêve de tout fan : une relecture acoustique des plus beaux morceaux du groupe et il vit cette aventure avec une émotion de jeune premier : « Tout est à fleur de peau en acoustique, on peut sentir immédiatement si vous êtes nerveux, frustré ou en colère, c’est particulier. Je redécouvre mes morceaux, alors que bien souvent je les reproduisais, ce qui est très différent. » Justin Jones, le guitariste du groupe et frère cadet du chanteur a lui aussi vécu une aventure : « Pour Justin, c’était un challenge, toutes les chansons d’And Also The trees, il les composait à la guitare électrique, il a énormément retravaillé les structures et lorsqu’il me les a présentés j’ai été époustouflé ». Et il n’est pas le seul. Au terme d’une heure de set en apesanteur, l’assistance composée de fans de la première heure – et d’élus de la municipalité ! – reste groggy devant ces compositions exaltées. Tous les titres phares du tout premier single Shantel ou les hymnes Virus Meadow ou A Room lives in Lucy sont magnifiés par la contrebasse et la guitare acoustique de Justin. Bien souvent, en écoutant Simon Huw Jones scander et investir presque physiquement ces titres, on pense à des chansons de marins perdus et l’ivresse gagne. Je ne peux m’empêcher de partager mon enthousiasme avec mon voisin de droite, il acquiesce et on se met à discuter : c’est Jochen Gerner, l’auteur de bandes dessinées. Un Homme de goût. Deux rappels plus tard, je quitte rêveusement la Douera de Malzéville en repensant aux liens qui unissent les deux frères Jones, derniers rescapés de la formation originelle du groupe. Quelques heures

plus tôt, Simon livrait sans doute le secret du mythe de ce groupe encore bien vivant : « Je suppose que la voix du sang parle toujours plus fort, n’est ce pas ? (rires) Avec Justin, parce que nous sommes frères, nous avons des relations privilégiées, c’est indéniable, mais ce qui me paraît encore plus important est qu’il n’y a aucun problème d’ego entre nous. Et puis vous savez, on peut quitter un groupe facilement mais on ne quitte jamais sa famille. Notre relation fraternelle existe à l’intérieur du groupe mais elle y survivra aussi. » Puis il s’en est allé en nous faisant promettre de passer le voir à la fin du concert. Mais nous ne sommes pas passés. Nous avons préservé la magie d’une éventuelle future rencontre. ❤ And Also The Trees, en acoustic live show à Zürich (Rote Fabrik) le 13 octobre, à Lausanne (Le Bourg) le 14, à Hérouville-SaintClair (Big Band Café) le 28, à Paris (Café de la Danse) le 30, à Colmar (Musée du Jouet) le 1er octobre. www.andalsothetrees.co.uk

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Nancy Jazz Pulsations, du 6 au 17 octobre, Parc de la Pépinière et différentes salles à Nancy 03 83 35 40 86 – www.nancyjazzpulsations.com

NJP, une histoire métisse propos recueillis par matthieu remy

photo : arno paul

Avec Nancy Jazz Pulsations, Patrick Kader propose depuis 1977 chaque automne, un melting-pot subjectif de musiques actuelles et de jazz. Il était donc tout naturel de proposer à notre tour un « blind-test métissé » à celui que l’on surnomme « Patou », histoire de retraverser avec lui l’histoire du festival.

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Miles Davis/Gil Evans « Concerto de Aranjuez (Adagio) » Patrick Kader : À partir d’Agharta, Miles a ouvert un autre chapitre de l’histoire du jazz. Chapitre qui s’est refermé avec sa mort puisqu’à partir de là, comme je l’avais prédit, 50% du public jazz a disparu des concerts. Miles intéressait les gens bien au-delà du jazz. À l’époque de Tutu, il y a des gens qui venaient voir Miles mais qui ne savaient pas ce qu’il avait fait par ailleurs. Et le Concerto d’Aranjuez, c’était plutôt leurs parents qui l’avaient. Eux venaient voir Miles comme ils venaient voir un concert de rock et ils étaient comme des fous. Dans le jazz, personne n’a fait la même chose. Un peu Zorn, épisodiquement. C’est le plus grand artiste que tu aies accueilli à NJP ? Oui, sans conteste. Quand as-tu commencé à écouter du jazz ? J’ai commencé assez tardivement, dans les années 70. Je me souviens que j’avais les disques de la collection Pierre Cardin où il y avait des albums de Bernard Lubat, des choses assez stylées. Introuvables aujourd’hui, d’ailleurs. J’étais dans ce collectif du 104 de la rue Jeanne d’Arc et on écoutait beaucoup de choses, presque tout ce qui sortait : aussi bien Ange que du blues. Je commence à m’y connaître un petit peu mais je ne suis pas un érudit, en tout cas pas autant que ceux qui ont fondé le festival comme Xavier Brocker, Claude-Jean Antoine et Gilles Mutel. Mes premiers concerts de jazz, je les ai vus au Caveau de la Commanderie. Et le jazz que j’ai découvert, c’était du free. J’avais un peu de mal sur disque mais en concert, ça m’a soufflé. J’ai tout de suite aimé Sun Ra : ça vivait, ça bougeait sur scène. On verra cette année avec le Sun Ra Arkestra si la magie de ces années-là peut se perpétuer.

Charlie Haden « Song for Ché » L’année dernière, Charlie Haden a eu des exigences complètement dingues à l’hôtel où on le recevait. Il appelait en pleine nuit pour qu’on vienne lui ouvrir la fenêtre. Il rappelait une demi-heure après pour qu’on vienne lui refermer. Puis pour qu’on lui apporte une serviette humide. Avec nous, ça s’est bien passé mais les gens de l’hôtel, il les a rendus fous. The Residents « Heartbreak Hotel » Avec les Residents, j’ai un souvenir très précis c’est que les types avaient des synthétiseurs Kurtzweil – à l’époque personne n’en avait – et ils arrivaient à faire des fréquences qui faisaient trembler mon bureau. C’est la première fois que ça arrivait. Ça descendait bas et fort et tout tremblait. Daft Punk « Harder, Better, Faster, Stronger » Eux, ça a été compliqué à mettre en place, mais on y est arrivé. Le problème qu’on a eu avec ces soirées Pulsamix, c’est que le Zénith n’est pas une salle très chaleureuse. En plus, il fallait des très grands noms comme Daft Punk pour faire le monde. Ensuite on a continué sur une scène strictement hardcore. Le public du nord-est aimait beaucoup ça. Le problème c’est que ce public est souvent jeune et sous l’emprise de substances… Alors ça devenait compliqué. Donc, comme la musique n’évoluait pas spécialement et que les emmerdes persistaient, j’ai dit « on arrête ». Mulatu Astatke « Yegellé Tezeta » C’est Mulatu ? J’aime bien la musique éthiopienne, je trouve qu’ils ont quelque chose de particulier. J’ai vu plusieurs fois Mahmud Ahmed, notamment le premier concert à Paris. J’ai réellement découvert un univers, il y a vraiment des richesses incroyables dans ce pays. Alors, je tente ça cette année : une rencontre entre Mulatu Astatke et ce groupe anglais, The Heliocentrics. Et c’est une soirée vraiment barrée : James Chance, United Colors of Sodom et Mulatu. On prend des risques dans une salle, l’Autre Canal, qui est vraiment étiquetée rock, et qui n’est malheureusement pas faite pour le jazz. Donc, ce qu’on essaie là-bas, ce sont des choses assez nerveuses, rythmées.

Quelle est la salle que tu préfères à Nancy ? Evidemment j’aime bien le Chapiteau et le Magic Mirrors. C’est mon village gaulois. Je sens bien La Manufacture. On y a fait des choses il y a longtemps et j’ai envie d’y retourner. La MJC Pichon est une belle salle, avec des gens formidables, mais on a été obligé d’arrêter parce que les gens n’y vont pas, sans qu’on sache réellement pourquoi. Et puis Poirel est une valeur sûre des salles de centre-ville. Alain Bashung « Bijou, Bijou » Ah Bashung ! On l’a fait deux fois, et ça a donné deux concerts extrêmement différents l’un de l’autre. Le concert de l’année dernière était vraiment incroyable… Oui, il a fait un très beau concert et tout le monde était sous le choc. C’était particulièrement poignant et le son vraiment nickel. Quel est le plus beau concert que tu aies vu à NJP ? Hormis ce Bashung, il y a le premier concert de Miles en 1985. Et puis Sharon Jones, le premier concert de Sonny Rollins en 1987. Mais il y en a tellement… i

Nancy Jazz Pulsations 2009 : le parcours Novo Cette année à NJP, on pourra se plonger avec délices dans un nouveau bain de sonorités métisses et de rythmes à faire oublier les premiers frimas de l’automne, avec Brigitte Fontaine, Sun Ra Arkestra, Yuksek, Rachid Taha ou Maceo Parker… On s’attardera sur deux soirées à l’Autre Canal : le 7 octobre avec Eric Legnini Trio, Pierrick Pedron, General Electriks et le 14 octobre avec Kouyaté & Neerman, United Colors of Sodom, Mulatu Astatke and the Heliocentrics et James Chance et les Contorsions. Et pour d’autres découvertes, on ira jeter un œil à Selah Sue, Aronas ou le SoulJazz Orchestra, au Magic Mirrors.

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La nuit blanche, dans la nuit du 2 au 3 octobre, à Metz www.nuitblanchemetz.com

Espaces ouverts par benjamin bottemer

Dans la nuit du 2 au 3 octobre, la ville de Metz se pare de ses habits de lumière, pour se laisser (re)découvrir sous les astres de la création contemporaine, avec 80 événements gratuits reliant musique, arts plastiques, vidéo, arts vivants et expériences non-identifiées. Une ode à la curiosité en forme de catalyseur pour les publics et les acteurs culturels locaux.

« C’est la vocation stratégique et politique d’une cité que de donner du plaisir à ses habitants. »

Cette seconde édition de la Nuit Blanche Metz, inspirée par des événements similaires à Paris, et dans d’autres grandes villes du monde telles que Rome, Tokyo ou New York, souhaite plus que jamais ne pas être en reste face à ses « grandes soeurs ». Avec le souci de s’imposer comme une ville incontournable en matière de création contemporaine et profitant du

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cadre exceptionnel de sa ville et de son patrimoine, et de la multiplicité de ses espaces, Metz a la volonté claire de jouer sa carte sur la scène culturelle nationale voire internationale. L’arrivée au milieu de l’année 2010 du Centre Pompidou Metz avait besoin d’un vecteur, amorcé par la série d’événements de préfiguration que constitue Constellation. Du titanesque projet Urbis&Orbis qui illuminera l’ancienne voie romaine servant d’axe à la manifestation, aux installations à échelle humaine dans le salon d’Octave Cowbell, il s’agit d’occuper grands angles et petits recoins tout au long de cette randonnée urbaine. Les structures autoportées de François Génot et de Sebastien Rinkiel constitueront des excroissances majeures au sein de ce processus de mutation de la ville, tout en clair-obscur : l’installation de Berger&Berger, invitant le visiteur à penser une nouvelle syntaxe de l’habitat, inondera de lumière l’église Sainte Thérèse, tandis que les adeptes de décibels et de mélodies avant-gardistes pourront se perdre dans l’obscurité de la foule du concert de Sparklehorse ou sur

le dancefloor de la Tsugi Party, organisée en partenariat avec le célèbre magazine de musiques électroniques. Le spectacle d’Aglagla et de Carton Park invite les plus jeunes à investir un espace plutôt inédit pour eux : celui des salles de concert, en l’occurrence les Trinitaires. A l’inverse, les adultes retourneront à l’école : les lycées Louis Vincent et Georges Delatour ouvriront leurs portes pour l’occasion. Il s’agit d’interpeller le promeneur citadin, de l’inciter à s’approprier et à voir l’espace public, son espace de vie, sous un angle inédit. En faisant de la ville un espace privilégié et vivant de rencontres et de découvertes, cette Nuit Blanche se veut la métamorphose de Metz la belle chrysalide en un virevoltant papillon de nuit. i


Entretien avec William Schuman, conseiller délégué au Centre Pompidou Metz, chargé de la Nuit Blanche.

François Génot, Junga n°4 (la nouvelle version de cette pièce sera réalisée in situ)

Comment se démarque la Nuit Blanche de Metz par rapport à celle de Paris par exemple ? Tout d’abord, nous n’avons pas cherché à « copier » Paris. À Metz, la configuration est différente ; il s’agit d’une manifestation portée par les associations locales, et aussi en collaboration avec des acteurs régionaux, nationaux et internationaux. La Nuit Blanche Metz est mise en réseau avec Paris, Amiens et Mayenne, ainsi que le Musée d’Art Moderne du Val de Marne et celui du Luxembourg. Il s’agit également pour la nouvelle municipalité de donner des possibilités aux acteurs locaux, et d’articuler pratiques locales et dimension internationale, ce qui est aussi l’objectif du Centre Pompidou Metz qui doit ouvrir ses portes à la mi-2010 ; la Nuit Blanche lui prépare le terrain.

Quel est votre rôle à la tête de l’équipe Nuit Blanche ? Je dois fédérer les énergies, bousculer les pesanteurs, faire le lien avec le Centre Pompidou. Je constitue le trait d’union entre ces deux entités. Il y a une véritable corrélation, d’autant plus évidente que je cumule les postes de conseiller délégué au Centre Pompidou Metz et de chargé de la Nuit Blanche. Quelle différence entre la Nuit Blanche Metz 2009 et cette seconde édition ? Le parcours principalement. Il est moins éclaté, se tenant sur un axe de 2 km 200, une rambla, qui suit l’itinéraire tracé par l’ancienne voie romaine (le « cardo maximus »). Il s’agissait de relier l’ancienne ville, le centre-ville culturel et commerçant de la cité médiévale, à la nouvelle ville du quartier de la gare, construite par les Allemands au début du XXe siècle. C’est un parcours autant culturel que patrimonial, de l’église Sainte Ségolène au lycée Louis Vincent.

Peut-on dire que la manifestation constitue un « électrochoc » en vue de l’ouverture de Pompidou, pour une population que l’on dit souvent atteinte par la morosité, peu encline à sortir découvrir sa ville ? C’est un choc. Mais je ne pense pas que la population soit si endormie que cela. Elle est capable de recevoir un tel événement. L’an dernier, elle a répondu présent, et je pense qu’elle était heureuse. Bien sûr il y a toujours des grincheux, qui se plaignent que cela coûte trop cher par exemple, mais c’est la vocation stratégique et politique d’une cité que de donner du plaisir à ses habitants, et aux concitoyens des villes alentour. Après, il est clair qu’il y a une dimension pédagogique, il faut impliquer la population. Mais l’objectif premier, c’est que tout le monde puisse trouver son bonheur au cours de cette nuit exceptionnelle. i

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The Plug, dans la nuit du 2 au 3 octobre, à la Galerie Octave Cowbell, à Metz

Happy Hooligan par benjamin bottemer

Issu du street-art, The Plug évolue dans un univers urbain imprégné de codes et de valeurs qu’il se plaît à détourner. Il exposera à la galerie Octave Cowbell pendant la Nuit Blanche messine.

Comment définirais-tu ton statut d’artiste « post-graffiti » ? Comment s’est passée ton irruption du street-art? Au début, mon espace d’expression, c’était la rue. J’avais déjà travaillé avec des gens comme Space Invaders ou Obey, puis j’ai eu envie de me poser de nouvelles questions, de développer autrement l’aspect plastique. Je ne voulais pas copier la rue, en sortir le graffiti pour le transposer dans une galerie. Quel intérêt ? Sorti de son contexte, de son milieu, de ses codes, quelle est la plusvalue apportée par le graffiti ? Quand tu as la chance de faire partie de cette culture, il faut plutôt s’en servir pour évoluer vers des positions inédites.

Qu’est-ce qui t’a intéressé dans le projet de Nuit Blanche ? J’ai aimé la possibilité de mettre en évidence cette espèce de « faillite urbaine », de poser la question des relations interpersonnelles dans la ville, qui est un lieu qui mélange jeunes, vieux, banquiers, chômeurs... Il y a une violence sous-jacente, une tension constante entre ces populations, que je mets en avant dans mon travail. J’avais donc l’occasion de le mettre en valeur dans un cadre urbain, au sein d’une manifestation qui met la ville, la rue à l’honneur.

The Plug, A Long Long Afternoon in the Park / photo : Eric Chenal-Blitz

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Ton travail est donc plus conceptuel; quels thèmes abordes-tu dans ton œuvre ? Mon travail tourne toujours autour de la violence. Mais une violence épurée, sourde, pas trash. C’est une violence anesthésiée, sublimée. Tu es interpellé mais pas choqué. Celle-ci va davantage s’exprimer dans l’opposition que dans la destruction: je veux qu’elle soit créative. Matérialiser les petits conflits quotidiens de la ville, du quartier, m’intéresse. L’œuvre que tu vas exposer, A Long Long Afternoon in the Park consiste en plusieurs couples de bancs encastrés les uns dans les autres, fruit d’une hypothétique collision... Oui, c’est ainsi que je formule la notion d’opposition dont je parlais. Les bancs publics sont des espaces qui rassemblent toutes sortes de populations, bien souvent opposées : le vieux monsieur, le punk... Le premier banc est peint en noir, classique, conservateur, alors que le second est d’une couleur vive, festive... La couleur, ici, c’est le fun, l’interdit, comme dans la culture Mod britannique, où fête et violence sont inextricablement liées. Je voulais donner une forme, une esthétique à la violence. i


Chrome Hoof en concert le 7 novembre dans le cadre du festival des Musiques Volantes, aux Trinitaires à Metz www.musiques-volantes.org

Le festival messin Musiques Volantes ne perd pas ses bonnes habitudes. Pour sa quatorzième édition, il défriche une fois de plus avec ferveur le champ des musiques actuelles, dénichant des pépites d’un autre monde, telles que Chrome Hoof, OVNI à l’univers déjanté et aux sonorités mutantes entre metal, électro et psychédélisme.

Flying saucers par benjamin bottemer

Formé en 2000 par Leo Smee, bassiste du groupe de doom metal Cathedral, et son frère Milo, batteur et producteur électro sous le pseudonyme de Kruton, Chrome Hoof, après un premier album plutôt ignoré, s’enfonce résolument dans l’expérimentation tous azimuts. Les deux frangins recrutent une dizaine de musiciens pour former une étrange entité, dont la mission semble être de balayer les frontières musicales entre psychédélisme sous stéroïdes et grosses lignes de basse. L’auditeur embarque dans un train fantôme où s’invitent, en un ballet grotesque, divas hallucinées, échos ska et hymnes gutturaux. Un éclectisme dément défiant tout étiquetage intempestif. Chrome Hoof, ce n’est pas qu’un son venu d’ailleurs. Le band monstrueux convoque toute la quincaillerie new age cosmique, mettant sur pied lors de leurs concerts un spectacle baroque et déjanté, chacun arborant masques médiévaux et robes de mages intersidéraux. Des rituels païens rameutant les aspects les plus décadents de la musique de ces quarante dernières années. Leur dernier album, Pre-emptive false rapture, prend un malin plaisir à se démultiplier dans toutes les directions, brouillant sans cesse les pistes entre Sun Ra, Parliament et Slayer. Vous l’aurez compris, ce groupe est une aubaine pour tous les chasseurs d’aliens et les férus d’expérimentations. Leur processus de création ? « Un maximalisme contenu. On part d’une base basse-batterie et on essaye plein de choses, en ajoutant du violon, du basson, de

la trompette, une guitare... nous improvisons tous ensemble, ce qui nous permet d’aborder toutes sortes de trucs bizarres. » Après avoir dynamité l’Angleterre, Chrome Hoof s’invite aux Trinitaires de Metz... quoi de mieux qu’une enceinte pieuse pour assister à cette grand-messe dionysiaque ? i

Metz, du 5 au 10 novembre à L’Arsenal et aux Trinitaires : Soap&Skin, Themselves, Johann Johansson, zZz, Gablé, Electric Electric… Nancy, le 31 octobre à l’Autre Canal : WhoMadeWho… Mulhouse, le mardi 10 novembre au Noumatrouff : Ciné-concert Montgomery vs Mad Max (de G. Miller)

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Mélissa Laveaux, en concert dans le cadre des Nuits Européennes, le 14 octobre, à la Salle du Cercle, à Bischheim www.lesnuits.eu

L’impact des mots par emmanuel abela

photo : j.m lubrano

Pour sa quatorzième édition, le festival les Nuits Européennes met une nouvelle fois l’accent sur des identités musicales fortes, avec des artistes de renommée internationale et de vraies découvertes, dont Mélissa Laveaux, une jeune Canadienne d’origine haïtienne qui se produit à la Salle du Cercle de Bischheim.

Certains actes manqués peuvent conditionner votre vie. Il a suffi d’un chèque perdu pour que Mélissa Laveaux n’assiste pas aux leçons de piano auxquelles elle était inscrite. « En fait, le professeur de piano insistait sur l’achat d’un piano, et nous n’avions pas les moyens. » Du coup, à l’âge de 13 ans, l’adolescente s’essaie en autodidacte à la guitare, « presque par hasard. » Pour cette jeune haïtienne, née à Montréal, qui a grandi à Ottawa, l’apprentissage de la musique la conduit à la découverte du folk, du trip hop, de la soul, des musiques brésilienne et africaine, autant d’ingrédients qu’elle injecte avec

subtilité dans des compositions intimistes et rythmées. Avec cohérence, elle imprime sa marque : son écriture s’inspire parfois des contes pour enfants – « ils reflètent la société, avec une grande efficacité ; j’aime leur fausse simplicité ! », nous explique-t-elle. Les mots qu’elle choisit ont d’autant plus d’impact qu’ils évoluent, libérés, dans des orchestrations extrêmement dépouillées. « Si la mélodie est bonne, elle n’a pas besoin de se cacher, elle se suffit à elle-même », nous

expose cette jeune femme de 24 ans, avec une grande conviction. Elle a cependant ressenti le besoin d’ « élargir le son » pour la scène, d’où la présence d’un percussionniste et d’un contrebassiste. « Oui, j’ai envie d’explorer d’autres choses, et en même temps, il m’arrive de privilégier l’instant seule, sur scène, pour certains morceaux. J’ai peur que les paroles se noient dans un grand fond. » Des paroles écrites en anglais, en français ou en créole, qui impliquent l’auditeur et l’installent dans une relation affective très forte à la chanson. Une question se pose : ces paroles pourraient-elles vivre, sans l’orchestration, sous une forme poétique pure, dites ou simplement écrites ? « Dans l’album, il y a des extraits de mon journal de bord – Les interludes Haïti et Voyeur, ndlr –, mais de là à publier de la poésie ou de la prose, je ne sais pas. Pour l’instant, on m’a suggéré de publier des recettes… » Elle rit, avant de rajouter : « À voir, un jour peut-être… » i

La sélection Novo pour les Nuits Européennes — Gianmaria Testa et Iva Bittová à la Reithalle d’Offenbourg, le 9 octobre — Aronas à la Salle du Cercle à Bischheim, le 14 octobre — Nils Petter Molvaer et Bumcello à la Salle des Fêtes de Schiltigheim — Orka ft. Yann Tiersen et le Dondestan, The Robert Wyatt Project, au PréO à Oberhausbergen, le 17 octobre.

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Steve Reich, une soirée Musica-Arte en deux parties, avec une avant-première d’un portrait filmé et un concert, le 24 septembre, à la Cité de la musique et de la danse, à Strasbourg

Steve Reich est l’un des pères de la musique répétitive américaine, dont il a théorisée très tôt les développements à venir. Sa venue au festival Musica pour y interpréter certaines de ses pièces majeures constitue l’un des événements de la rentrée.

À l’intérieur du ça par emmanuel abela

Steve Reich a exposé très tôt sa conception de la musique, dans un court manifeste qu’il écrit en 1968, La musique comme processus graduel. Dans ce texte fondateur pour toute l’école répétitive, il affirme : « Ce qui m’intéresse, ce sont des processus que l’on puisse percevoir. Je veux être à même d’entendre un processus dans son déroulement sonore. » Avec ces deux phrases, il se situe délibérément dans la filiation des approches sérielle et minimaliste en art aux États-Unis, « où la perception de la série est le point central de l’œuvre », et éventuellement en rupture par rapport à la musique sérielle, « essentiellement européenne », avec laquelle, « on peut entendre rarement la série elle-même. » Il insiste sur sa propre quête : « Ce qui m’intéresse, c’est une musique dont le processus de composition et le son soient une seule et même chose. » Il n’aura de cesse d’explorer cette voie, que ce soit dans des compositions électroniques à ses débuts – en précurseur du sample –, ou des pièces rythmiques pour percussions, Drumming (1971) ou Music for Pieces of Wood (1973), mais c’est sans doute avec Music for 18 Musicians que sa pensée s’exprime le plus magistralement. Esquissée dès mai 1974, l’œuvre est achevée en mars 1976. L’instrumentation exclusivement acoustique repose sur un violon, un violoncelle, deux clarinettes doublant deux clarinettes-basses, quatre voix de femme, quatre pianos, trois marimbas, deux xylophones et un métallophone – un vibraphone sans moteur. Le recours à l’électronique se limite aux micros pour

amplifier les voix et le son de quelques instruments. Avec cette particularité que les changements et les développements de la plupart des sections reposent sur la relation fondamentale entre harmonie et mélodie, il sort d’une mécanique froide pour créer un environnement chargé en émotions. Lequel aura un impact, non seulement sur la suite de l’œuvre de Steve Reich – son œuvre Different Trains se situera dans la filiation directe –, mais aussi sur bon nombre d’artistes américains, aussi bien des compositeurs contemporains que des artistes art-pop, Brian Eno et les Talking

photo : wonge bergmann

Heads notamment. À l’écoute, on reste aujourd’hui encore stupéfié de la dimension totalement visionnaire de cette pièce qui annonce tous les développements électroniques à venir, dans un dispositif pourtant acoustique. Le compositeur américain concluait son manifeste ainsi : « En exécutant et en écoutant des processus musicaux graduels, on participe à une sorte de rituel particulier, libérateur et impersonnel. Se concentrer sur un processus musical permet de détourner son attention du lui, du elle, du toi et du moi, pour la projeter en dehors, à l’intérieur du ça. » En 1968, on suppose qu’il mesurait la portée d’une telle conclusion, et les développements culturels que celle-ci prophétisait. i

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Richard III, de Giorgio Battistelli les 19, 21 et 23 septembre, à l’Opéra à Strasbourg, et le 4 octobre, à la Filature, à Mulhouse Louise, de Gustave Charpentier, les 18, 20, 22, 24 et 31 octobre, à l’Opéra à Strasbourg, et les 8 et 10 novembre, à la Filature, à Mulhouse 03 88 75 48 00 (Strasbourg) - 03 89 36 28 29 (Mulhouse) www.operanationaldurhin.eu

Générations en émoi par emmanuel Abela

photo : pascal bastien

L’ancien directeur général de l’Opéra de Flandre, Marc Clémeur a pris la direction de l’Opéra national du Rhin, avec la volonté d’affirmer la dimension transfrontalière et européenne de la maison. Il nous expose ses choix avec enthousiasme et passion.

Cette année il semble qu’un vent frais souffle sur l’Opéra national du Rhin : dans la programmation on découvre bon nombre de nouvelles productions et des choix ambitieux… Une manière pour vous de signaler les orientations à venir ? Oui, je trouve que cette maison pourrait jouer à l’avenir plus fortement son rôle européen, dans une situation complètement transfrontalière, qui impliquerait la France et l’Allemagne, mais pas seulement. Comme l’Opéra du Rhin joue sur Strasbourg, Colmar et Mulhouse, cela implique également Bâle. C’est pourquoi, j’ai souhaité le sur-titrage bilingue, français et allemand, dès la représentation de Richard III en ouverture de saison. Nous mettons également en place pour certaines représentations un système de cars qui vont chercher les spectateurs à Karlsruhe, Baden-Baden, Offenbourg, Fribourg ou Bâle. C’est ce que faisait le Festspielhaus Baden-Baden, dans le sens inverse, sous le nom de “Festspielhaus Express”. Du coup, j’ai baptisé notre système de cars, le “Rheinoper Express”. [rires] La troisième chose, c’est l’apparition dans le logo de la mention “Opéra d’Europe”, pour souligner cette dimension internationale. En termes de programmation, comment s’y prend-on pour solliciter plus directement le public européen ? Je pense que si on veut jouer pleinement cette dimension européenne, il ne faut pas puiser dans le répertoire germanique comme le font les opéras situés juste à côté, mais jouer des œuvres françaises. Non pas des œuvres inconnues, mais peu jouées. C’est pourquoi j’ai programmé

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Platée de Rameau, l’un des chefs d’œuvre de l’opéra baroque en France, mais dont la célèbre production de Marc Minkowski et Laurent Pelly date de quatorze ans. J’ai invité Christophe Rousset à le diriger avec son orchestre, et la metteuse en scène française Mariame Clément. L’autre opéra français qui est rarement montré, c’est Louise de Gustave Charpentier, une œuvre très importante, clé, qui a tenté le vérisme, ce courant italien en musique héritier du naturalisme en littérature. L’œuvre sera dirigée par Patrick Fournillier qui dirige dans les plus grandes maisons du monde, mais trop rarement en France. La mise en scène sera signée Vincent Boussard. Vous avez souhaité inscrire cette saison sous le thème du « choc des générations », une manière de provoquer le débat et de montrer que les contemporains, tout en marquant des ruptures, se situent dans la filiation de leurs devanciers. L’exemple nous est donné par la programmation de Macbeth de Giuseppe Verdi et Richard III de Giorgio Battistelli… Dans ces deux œuvres cruelles, le choc est politique : la nouvelle génération de ceux qui veulent le pouvoir tue la génération précédente. Pour Richard III, c’est sans doute unique, l’ONR est la seule maison à ouvrir sa saison avec la création d’une œuvre d’un contemporain, que ce soit une création pour la France ou d’une vraie création mondiale d’une œuvre commanditée. Je voudrais maintenir cette tradition. Là, c’est la création française de Richard III de Battistelli qu’on connaît très


bien dans cette maison, où ont déjà été créés deux opéras, Prova d’Orchestra, d’après le film de Fellini et Impressions d’Afrique. À signaler la présence d’un metteur en scène qui m’est très cher, que j’ai découvert il y a 18 ans, Robert Carsen, que vous ne trouvez qu’à Paris, New York et Vienne, mais qui mettra beaucoup en scène à Strasbourg, dans le futur. Pour donner un autre exemple de ce choc des générations, j’initie un cycle Leoš Janáček avec Jenůfa, parce que j’estime que c’est l’un des plus grands compositeurs du XXe siècle méconnu du grand public et qui est souvent mis en scène dans un espèce de folklore tchèque, alors qu’il explore des grands thèmes humains. Il sera dirigé par Friedemann Layer, un chef “boulézien” – si

vous me permettez de le dire. Il a une façon de diriger assez analytique : le problème chez Janáček, c’est que l’orchestration est assez épaisse, et il faut pouvoir entendre tous les instruments d’une façon transparente. Une grande place est donnée à l’Opéra du Rhin au jeune public, avec la programmation d’Aladin et la lampe merveilleuse de Nino Rota. Absolument , une autre création française… Cette politique n’est pas récente, porte-t-elle ses fruits ? Je tire mon chapeau à mes prédécesseurs : depuis longtemps, cette maison mène une

action auprès des jeunes qui est exemplaire en France, et même en Europe. Quand on m’a dit que 25 % du public avaient moins de 26 ans, j’ai eu du mal à le croire. Les jeunes gens peuvent voir Platée ou Louise, mais j’aime l’idée de jouer une œuvre qui leur est destinée, y compris pour les enfants en dessous de 12 ans. Ils sont tellement inondés par la musique pop, qu’ils ne connaissent rien d’autre. On poursuivra naturellement tout le travail mené dans les écoles ou sous la forme d’ateliers, mais ce qui pourra les motiver vraiment c’est de voir un opéra, pensé pour eux, sur scène. Aladin et la lampe merveilleuse est une petite perle de Nino Rota, qu’on connaît comme compositeur de cinéma pour Fellini, mais qui utilise un tout autre langage, c’est vraiment très beau. Que les enfants viennent nombreux ! i

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la chambre de Vincent dans l’Auberge Ravoux

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Vincent van Gogh à Auvers, de Peter Knapp et Wouter van der Veen, Éditions du Chêne

Toute la modernité de Vincent par emmanuel abela

photo : stéphane louis

Les esprits chagrins en sont pour leurs frais : Vincent van Gogh conserve tout sa modernité. Une publication qui rétablit un certain nombre de vérités sur la dernière période du peintre, à Auvers-sur-Oise, peut être saluée comme une nécessité historique. Échange avec l’auteur de l’ouvrage, Wouter van der Veen.

Dans quelle mesure le photographe, jounaliste et graphiste Peter Knapp est-il à l’origine de ce projet de publication ? Au départ, il souhaitait réaliser un documentaire sur Vincent van Gogh, Derniers Jours à Auvers. Les responsables du Musée et de l’Institut, à Auvers, l’ont orienté vers moi, et ça s’est très bien passé. Nous avons fait un premier film, Derniers Jours à Auvers, puis un second, Moi, Van Gogh. Et un jour, il m’a rappelé pour me dire que nous devions faire un livre ensemble. Il a pris l’initiative d’aller voir les Éditions du Chêne, où il avait publié plusieurs livres. L’éditeur a accepté de suite, nous avons pu nous mettre en route, écrire et composer. Le choix porte sur la dernière période de Van Gogh à Auverssur-Oise. Outre le fait qu’elle s’achève par le suicide du peintre, en quoi se distingue-t-elle des autres périodes ? À l’occasion de la rédaction de ce livre, il m’est apparu clairement qu’à Auvers-sur-Oise nous étions en présence de la coupe transversale d’une œuvre en gestation. Comme Vincent déménageait tout le temps, il faisait

un tri parmi ses œuvres et ses lettres. Du fait de son suicide, nous disposons d’un vaste ensemble de croquis et tableaux inachevés, au cours d’une période qu’on a jugé particulièrement productive – 80 tableaux en 70 jours –, une perception que je juge fausse : Van Gogh a été aussi productif, si ce n’est plus, à d’autres périodes, mais il avait eu le temps de faire le tri. Plastiquement, la période est déterminante, elle tranche avec la brutalité de Saint-Rémyde-Provence… La brutalité à Saint-Rémy est conditionnée par des événements marquants. La période est entrecoupée de crises. Après ces crises, Vincent récupère, tente de remonter à la surface, et applique des formules : le style s’installe, avec des arabesques qui au final, avec beaucoup de virtuosité, deviennent des empreintes,

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Vieille vigne avec figure de paysanne à Auvers - F 1624, JH 1985 Huile, aquarelle et crayon sur papier vergé, 435 x 540 mm Van Gogh Museum, Amsterdam © agence lovetc

Johanna van Gogh Bonger

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« Van Gogh était reconnu à la fois par les plus grands critiques et les plus grands peintres de son temps. »

des marques, avec quelque chose d’un peu maniéré. À Auvers, on est dans l’explosion au niveau de l’expérimentation. L a proximité de son frère Théo, la naissance de son jeune neveu constituent des stimuli, ainsi que la rencontre de personnes nouvelles et un bouillonnement permanent. À Auvers-sur-Oise, c’était peut-être un petit village tranquille, mais il y avait 90 cabarets dans les environs, et donc de la vie. Van Gogh manifeste une énorme volonté de reconnaissance, après la publication d’un certain nombre d’articles dans la presse. Devant ses tableaux, Monet s’exclame au début de l’année 90 : « Quel grand peintre ! » Vincent accède à une forme de reconnaissance publique et comme c’est le cas pour les artistes dans cette situation, il doit la justifier : il a besoin de quelque chose de fort, il doit chercher plus loin, aller au-delà et c’est peut-être là qu’il a trouvé ses propres limites. Dans le livre, on découvre un autre Van Gogh. Vous avez souhaité rétablir quelques vérités par rapport aux fantasmes qui sont généralement véhiculés… Ça a été l’un des moteurs de Peter Knapp. Il a été frappé par la production

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herculéenne de tous ces tableaux. Il s’est dit qu’un homme malade ne pouvait être en capacité de peindre autant sur une période aussi courte. Physiquement, peindre c’est éprouvant. Quand on voit les distances que Van Gogh parcourait à pied avec 20 kg de matériel, ça devait être quelqu’un de costaud, en forme et de bien nourri. Cet ouvrier solide ne colle pas à l’idée qu’on s’en fait d’habitude. En analysant précisément les choses, on constate que Vincent se lève tôt, à 5 heures du matin, part battre la campagne, peint, dessine, écrit une lettre, déjeune à peine, et rentre vers 21 heures, dîne et se couche. Le mythe du fou, à moitié saoul, s’effondre. Vous resituez les choses d’un point de vue matériel également. Oui, les trois grands mythes, c’est Van Gogh pauvre, Van Gogh fou, Van Gogh méconnu. À Auvers, il n’est pas pauvre du tout : son frère Théo lui envoie l’équivalent d’un SMIC et demi par mois, lui paie le gîte et le couvert, et la peinture qu’il lui faut. Il n’a absolument besoin de rien. S’il se plaint dans ses lettres qu’il n’a plus assez de toile, c’est parce qu’il peint vite. Theo ne suit plus le rythme qu’il lui impose. C’est surtout une question d’organisation, en cela Vincent


Vignes à Auvers - F 762, JH 2020, Huile sur toile, 65,1 x 80,3 cm Saint-Louis Art Museum - © agence lovetc

van Gogh est un mauvais gestionnaire, il dépensait sans compter. Et puis, il doit souvent insister auprès de son frère qui était riche, mais pingre. À propos de la folie, on voit dans le film de Pialat ce fou qui navigue à vue entre hébétude et crises d’hystérie, mais ça ne correspond pas à la réalité. Quand on regarde les tableaux, celui qui peint ces œuvres-là, calculées, réfléchies, bien posées, est en pleine possession de ses moyens. Il a eu des crises, certainement, mais était-il fou, j’en doute fortement. En ce qui concerne la reconnaissance, je l’ai dit, il était reconnu à la fois par les plus grands critiques et les plus grands peintres de son temps, alors qu’il ne peignait que depuis quatre ans. Le grand public ne le connaissait pas, certes – il n’a pas eu le temps –, mais tous ceux qui voyaient ses toiles étaient subjugués. Vous rendez un hommage appuyé à la femme de Théo, Jo, à qui l’on doit d’avoir préservé les œuvres de Vincent, après la mort des deux frères. C’est Peter qui a eu cette idée. Je lui avais parlé de Jo. Il m’a interrogé sur ce qui s’était passé, et il s’est montré enthousiaste à l’idée de relater le combat de cette femme. Ça

n’était pas simple de trouver l’agencement juste pour raconter cette histoire, mais je pense qu’on a réussi en créant trois parties équilibrées dans le livre. On découvre le parcours d’une femme, de 27 à 60 ans, qui consacre toute sa vie à la reconnaissance de l’œuvre de son beau-frère, avec une intégrité incroyable. J’étais déjà renseigné au départ, mais au moment de la rédaction j’ai constaté que cette dame mérite son nom. On l’a toujours appelé Jo, et on la présente comme une jeune femme avec un bébé dans les bras, mais cette socialiste fervente, cette féministe engagée, avec des idées très progressistes pour son époque – même pour les Pays-Bas qui, pourtant, avaient déjà de l’avance sur les autres –, mérite mieux que d’être appelée Jo, ou même Johanna van Gogh. Elle a droit à son patronyme complet, Johanna Bonger, et mérite de laisser sa trace avec ce nom-là dans l’Histoire.

Avec lui, ça va vite, c’est précis, c’est sec. Il ne prend pas le temps d’écouter ce qu’il pense être une mauvaise idée, et au final, même en cas de doute, on doit admettre qu’il a raison. Il parle sans cesse de « modernité » – ce qui a le don de nous amuser quand il le dit avec son accent suisse et son grand sourire –, et en même temps quand il le prononce, ce mot en lui-même l’engage en termes d’exigence. Le travail a été mené avec Fanny Walz, de l’agence Arthénon à Strasbourg, qui a interprété la grille que proposait Peter et a développé ses propres idées. Ensemble, main dans la main, avec chacun sa méthode – les collages étonnants que nous envoyait Peter, composés de façon artisanale sur des feuilles de papier –, ils ont pu pousser les choses de façon exemplaire, en allant même très loin, dans un cadre qui imposait des contraintes fortes : une édition tirée à 8000 exemplaires, aux Éditions du Chêne. Il en résulte une rencontre entre Van Gogh et Knapp, deux figures dont l’actualité est constante, la modernité permanente, parce qu’ils dépassent la temporalité pour s’inscrire dans quelque chose de plus grand. C’est, je crois, ce qui fait le secret de ce genre de personnes. i

D’un point de vue graphique, vous n’avez pas cherché à coller à l’image du temps… O ui, nous avons eu le pr ivilège invraisemblable de travailler avec un géant comme Peter Knapp. Avec la force du vieux lion, il arrive à tuer d’un coup de griffe.

Wouter van der Veen fait partie de l’équipe de chercheurs qui a examiné de 1999 à 2009 les lettres de Van Gogh dans le cadre d’une publication de la correspondance complète et critique de l’artiste qui verra le jour fin 2009.

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Le Songe d’une nuit d’été, mise en scène Yann-Joël Collin, du 29 septembre au 25 octobre au TNS à Strasbourg 03 88 24 88 00 – www.tns.fr

La fabrique de théâtre propos recueillis par sylvia dubost

photos : pierre grobois

Mettre le théâtre à nu, montrer le spectacle en train de se construire, toujours de manière ludique, et inviter le spectateur à la fête : c’est la marque de fabrique de Yann-Joël Collin et de la compagnie La nuit surprise par le jour. En mettant en scène Le Songe d’une nuit d’été, il pousse le propos à son paroxysme.

La nuit surprise par le jour joue Le Songe d’une nuit d’été. Ça sonne tellement bien que ce ne peut être un hasard ! [Rires] Si, c’est un hasard, parce que le nom de la compagnie existe depuis 1993, et je n’avais alors pas l’intention de jouer Le Songe ! Ce nom évoque ce passage entre la nuit et le jour, le rêve, la réalité et l’imaginaire ; on a passé un temps ensemble et on ne sait pas trop si ce qu’on a vécu était vrai. C’est une métaphore du théâtre, et de notre travail. On met toujours en jeu la représentation comme acte premier. Le théâtre est un enjeu du spectacle, donc de façon poétique, cette Nuit surprise par le jour est toujours l’enjeu de notre travail. Avec Le Songe d’une nuit d’été, on est en plein dedans. Pourquoi avoir alors mis aussi longtemps avant de monter Le Songe ? Dans le cadre de stages et de travaux, j’ai souvent travaillé sur les artisans du Songe, ces personnages qui montent une pièce alors qu’ils n’ont jamais fait de théâtre, mais qui dans leur naïveté posent les bonnes questions. Les enjeux de la représentation sont ici mis en jeu de façon ludique. On est en train de faire du théâtre et c’est ce qui nous fait rêver. Mais Le Songe d’une nuit d’été est tellement la matière avec laquelle je travaille que je ne le montais pas. Quand Olivier Py [directeur du théâtre de l’Odéon, ndlr] m’a demandé de réfléchir à un projet à monter aux Ateliers Berthier, je lui en ai parlé et il m’a dit que c’est ce qu’il fallait faire. Cela m’a fait peur, car j’avais l’impression d’être redondant.

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Tout semble possible avec cette pièce. J’ai été confronté à deux difficultés. D’abord, le texte passe sans cesse d’un style d’écriture et de théâtre à un autre. Les personnages féériques croisent les amoureux qui croisent les artisans. Ce sont des confrontations de mondes et d’esprits totalement différents, et chaque protagoniste utilise un langage qui le détermine. Parfois ce sont des vers, parfois des chansons, de la prose, parfois presque de l’improvisation. Cette confrontation est l’enjeu même du spectacle et oblige à se poser la question du rendu spectaculaire, pour le faire ressentir au public. L’autre difficulté, ce sont ces artisans qui montent une pièce… ils ont toujours été un enjeu pour moi. A chacun de mes spectacles, j’ai voulu les montrer. Mais là, ils sont déjà dans le texte ! Alors je voulais que toute la pièce soit une construction à vue, que tous les personnages soient des acteurs. Ils ont toujours conscience du public, et ça ne change rien à la fiction. On n’est plus dans l’illusion alors ? On est constamment dans l’aveu de cette illusion. J’ai toujours tendance à montrer comment cette illusion se construit, mais cela n’empêche pas de rêver. Si je fais voler quelqu’un, j’ai envie qu’on voit les câbles, cela fait partie de l’enjeu de la situation. Voir que c’est du théâtre ne me fait pas moins rêver, au contraire. En prêchant le faux, je prêche le vrai, et le présent.

Votre théâtre a toujours un aspect festif… Il n’est pas toujours drôle, mais le théâtre est tout de même une communion. C’est pour ça qu’il aura toujours de l’avenir. Il n’est plus populaire comme il l’a été avant la télévision ou le cinéma mais il sera toujours un lieu de partage. Du théâtre, on peut toujours en faire, sans avoir besoin de moyens. Mais il faut partager du sens, se poser des questions, et cette communion a quelque chose de festif. Pourquoi avoir commandé une nouvelle traduction du texte ? Refaire une traduction, c ’est une manière d’être dans la création, comme si nous étions la troupe de Shakespeare. C’est aussi une manière de s’approprier le texte. On oublie souvent que la forme est la situation, on pense qu’il y aurait d’un côté un style pour faire joli et de l’autre une situation psychologique, des personnages, etc. Or la façon dont les gens parlent est une situation : ils ont conscience de faire du théâtre, et ils se mettent à parler autrement. i


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Nieuwzwart, du 5 au 7 novembre, au Maillon à Strasbourg 03 88 27 61 81 – www.le-maillon.com

Depuis la création de sa compagnie il y a plus de 20 ans, Wim Vandekeybus est un chorégraphe incontournable et l’énergie vitale de sa danse reconnaissable entre mille. Avec sa dernière création, Nieuwzwart, il veut pourtant tout reprendre à zéro.

Absolute Beginners ? par sylvia dubost

photo : joseph aznar

En 1986, Wim Vandekeybus fonde avec de jeunes danseurs inexpérimentés la compagnie Ultima Vez (la dernière fois en espagnol). Avec eux, l’ancien interprète de Jan Fabre crée son premier spectacle, What the body does not remember (1987), et fait une entrée remarquée dans le cercle des chorégraphes. What the body… contient déjà tout ce que Vandekeybus n’aura de cesse d’explorer dans la vingtaine de spectacles et autant de vidéos et de films qu’il a créés depuis. Une gestuelle énergique et désespérée, où les interprètes se projettent dans l’espace, se rattrapent les uns les autres, se lancent dans des courses effrénées et s’entrechoquent. L’omniprésence d’un travail au sol qui évoque une humanité liée à la terre, à l’animalité, poussée par ses instincts et ses pulsions. Un conflit permanent corps/ esprit, homme/animal, ordre/chaos, intellect/instinct, nature/civilisation… Fils de vétérinaire, Vandekeybus a passé son enfance au contact des animaux, de leurs mouvements, de leurs peurs et de

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Ce « nouveau noir », c’est celui d’une « nouvelle genèse », mais aussi celui de l’apocalypse. leur confiance en leurs propres capacités physiques. Cette période a durablement marqué sa d anse et son discours. Vandekeybus est un créateur plus intuitif que rationnel. Pour le spectacle, la danse s’appréhende de la même manière. Il préfère créer des images fortes plutôt que des discours. « Je n’aime pas qu’on me demande après un spectacle « que voulez-vous dire avec ça ? » une image est forte parce que c’est juste une image. Bien sûr, vous avez besoin sur scène d’une dramaturgie, d’une ligne, mais quand cette ligne devient trop évidente, je bondis. Je hais les spectacles dans lesquels on vous donne un genre de leçon de morale sur le monde qui

est mauvais. » La danse de Vandekeybus est une danse d’émotions, et surtout une danse engagée, physiquement et esthétiquement, qui empoigne le spectacteur. La musique y participe pleinement, et de plus en plus au fil des spectacles, où les musiciens sont amenés à partager la scène avec danseurs et comédiens. Vandekeybus invite Peter Vermeersch, Thierry De Mey, Marc Ribot, Charo Calvo, Eavesdropper ou encore David Eugene Edwards à composer pour lui.


Tout ce parcours, il le retrace dans Spiegel (miroir) en 2006, un spectacle en forme de bilan qui reprend et retravaille des extraits de ses précédentes créations. Après Menske en 2007, il prend une décision radicale. S’il veut continuer à avancer, il doit tout reprendre à zéro, et liquider Ultima Vez 1.0. Un peu comme si un démon de midi le poussait à quitter soudainement sa compagne de toujours pour une jeune inconnue, il constitue une troupe entièrement nouvelle, et comme la première fois, engage des danseurs jeunes et inexpérimentés. Des corps qu’il ne connaît pas. « Je ne veux rien voir que je puisse reconnaître », dit-il. Vandekeybus veut au contraire se remettre en danger, et faire de cette étape un spectacle sur la renaissance. Ce « nouveau noir » de Nieuwzwart, c’est celui d’une « nouvelle genèse », au sens figuré comme au sens

biblique, mais aussi celui de l’apocalypse, le noir de l’oubli et le blanc de la page blanche. Nieuwzwart s’ouvre avec une énorme explosion, un big bang sans aucun doute. Les espaces évoquent la mer, une grotte, des lieux matriciels, l’origine de notre espèce, de notre histoire et de notre culture. Sur la musique originale de Mauro Pawloswki (membre de dEUs), des êtres y rampent et tentent de se mettre debout, apprennent à vivre ensemble, à se faire confiance, à s’organiser en société. Dans leur parcours, ils se confrontent à toutes les nuances de la violence, sont dépassés et guidés par des pulsions effrayantes. Le texte de Peter Verhelst (il avait signé ceux de Scratching the inner fields, Sonic Boom, Blush), évoquent un être humain en prise avec un environnement hostile et des sensations physiques primaires. Dans cette série d’images frappantes où l’on retrouve

tous les thèmes clés de la danse de Vandekeybus, on peut évidemment voir la représentation de notre propre histoire, mais aussi le parcours d’une compagnie, guidée par son démiurge, qui n’apparaît jamais sur scène et est omniprésent. Les règles et les codes de cette société-là, c’est Vandekeybus qui les fixe, et ses nouveaux danseurs retrouvent exactement les gestes de ceux qui les ont précédés. « Je voulais fabriquer de nouvelles créatures » avoue-t-il. Elles sont nouvelles mais ce sont toujours ses créatures, et elles perpétuent ses rites. Car au final, il revient toujours « à [ses] obsessions, [ses] intuitions. [Ses] choses tribales. » Vandekeybus a-t-il échoué dans son projet ? Nieuwzwart sonne un peu comme la preuve qu’on ne refait pas le monde… Ou montre-t-il simplement que guidés par ses instincts, on finit toujours par repasser par les mêmes chemins ? Montre-t-il qu’il est difficile pour un artiste de se renouveler, ou plus essentiellement, qu’il ne peut se renier ? i

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[Tarentelle], ciné-concert interactif de Marie-Laure Cazin, les 21 et 22 octobre, à la Filature, scène nationale de Mulhouse 03 89 36 28 28 – www.lafilature.org

Toile d’araignée par caroline châtelet

photo : jean-claude loumiet

Dans [Tarentelle], Marie-Laure Cazin tisse musique traditionnelle et nouveaux médias. Une création qui travaille le raccommodage de la fiction et de l’aléatoire, pour un ciné-concert interactif où la perturbation est de mise.

Perturbations sonores Historiquement, la tarentelle, composition caractéristique du sud de l’Italie, doit son nom à la tarentule. La légende dit même que la musique n’était à ses débuts jouée que dans un seul but : ramener à la vie les femmes piquées par l’araignée donneuse de mort. Ou comment tirer par une transe musicale les belles de leur torpeur fatale... La musique, exécutée sur un rythme très vif et souvent accompagnée par un tambour basque, devenait alors l’occasion de fêtes et de débordements transgressifs. Les historiens ont, depuis, expliqué cette drôle de justification arachnéenne par la répression qui touchait l’Italie catholique du XVIIe siècle, encadrant sévèrement les danses collectives. Aujourd’hui, si la censure de l’Église s’est estompée, la tarentelle continue d’être largement pratiquée. Constituante à part entière d’un folklore vivace, la danse n’échappe certes pas à certaines caricatures, ou à un embaumement typique des traditions populaires. Mais elle est aussi revisitée par nombre de compositeurs et interprètes, qui en l’assimilant à leur propre corpus contribuent à sa vivacité.

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C’est d’ailleurs comme cela que MarieLaure Cazin découvre la tarentelle. Nous sommes en 2002 et l’artiste photographe, réalisatrice et spécialisée dans les nouveaux médias suit une année d’études au studio national des arts contemporains du Fresnoy, à Tourcoing. Comme elle l’explique, « le musicien Marc Perrone est passé au Fresnoy et c’est par lui que j’ai eu vent de cette musique. Lorsque quelques années plus tard j’ai commencé à travailler sur le projet de [Tarentelle], sa démonstration m’est revenue en tête et je l’ai rencontré. Perrone a fait beaucoup de ciné-concerts, il était très intéressé par le fait que le son puisse animer l’image. Il a donc composé toute la musique du film avec Andrea Cera, puis Tonino Cavallo a pris le relais pour la création, en mettant sa touche, sa sensibilité. » Car il faut saisir que l’intitulé “ciné-concert interactif” n’a rien d’une coquetterie et que [Tarentelle] est une création dynamique, dont l’élément vidéo n’est qu’une partie. Un film, donc, d’une part, dans lequel Marie-Laure Cazin a « tissé une histoire avec plusieurs fils : les élections américaines de 2004, la Toussaint – le thème de la mort -, et une histoire d’amour ». Mais la tarentelle est aussi « au cœur de l’histoire : le personnage de Christine est “endormie” et l’homme tente de la ranimer

par son désir. » Et comme tout ciné-concert, la projection s’accompagne de la présence sur scène des comédiens, musiciens et de la monteuse, qui réalisent la bande-sonore en direct. Sauf qu’à la différence d’un cinéconcert traditionnel, la création sonore interfère directement sur le temps du film, ralentissant ou accélérant la diffusion. L’esprit de la tarentelle se retrouve donc dans le dispositif même, puisque « c’est le son qui impulse la vie, fait varier, met en mouvement. Il y a une puissance du son par rapport à l’image. » Ce procédé pourrait paraître de prime abord très hightech, voire un peu abscons. Pourtant [Tarentelle] n’est rien de cela. C’est plus « une sorte de cinéma augmenté », fruit d’un cheminement et de plusieurs travaux antérieurs. Marie-Laure Cazin a « voulu faire du cinéma, mais d’une autre manière, en créant [sa] propre matière et sans rejeter l’aspect narratif. Ce qui [l]’intéresse, ce sont la narration et une démarche expérimentale dans la façon de faire des films, en jouant avec le vocabulaire du cinéma. » Et cela, l’artiste y tient. Ainsi, si sa formation et son regard sont ceux d’une plasticienne – conférant les accents si particuliers à son travail –, le but poursuivi est bien « de raconter une histoire. » Tarentelle serait alors un objet singulier, existant à une jonction possible


du cinéma, du concert et du théâtre. Une « forme spectaculaire de cinéma » avec laquelle l’artiste travaille les questions du temps, en essayant « d’exprimer des perceptions qui sont habituellement stables dans un film, et qui ne le sont pas pour [elle] dans la vie. »

Photos à histoires En tant qu’œuvre s’inscrivant dans un cheminement artistique cohérent, [Tarentelle] constitue le troisième opus de la série les histoires de la tache, recueil de nouvelles écrit par l’artiste. Ces nouvelles, qui trouvent le plus souvent leur origine dans des photographies, donnent ellesmêmes lieu à des scénarios, puis des films. Chaque médium participe ainsi de l’élaboration d’une narration, au cœur de laquelle on retrouve une femme, Christine.

Présence sibylline, ce personnage « difficile à cerner existe essentiellement dans le désir des hommes qui l’entourent. » La figure féminine tisse dans chaque opus sa danse, son parcours faits de valses-hésitations et de gestes fragmentés par le travail de l’image. Une tâche aveugle présente au monde, mais existant dans une sorte d’abstraction, à l’image de l’intitulé de ces histoires. Car les histoires de la tache renvoient au rapport particulier que l’artiste entretient à la photographie. Marie-Laure Cazin a « commencé en faisant beaucoup de photos. La tache de lumière est devenue pour [elle] un personnage à part entière, suffisamment abstrait pour pouvoir exprimer des choses qu’on ne peut définir, mais qui font référence au monde argentique, à l’impression de lumière sur la pellicule. » Cette technique étant actuellement en

train de disparaître, la “tache” constitue pour l’artiste « une mémoire qu’[elle] emporte dans les arts numériques. » Qui, trop souvent déshumanisés, deviennent avec cette persistance rétinienne énigmatique producteurs de créations sensibles. i

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L’Oral et Hardi, le 12 septembre, au Théâtre Dijon Bourgogne, Parvis Saint-Jean (à l’occasion de la présentation de saison) 03 80 30 12 12 – www.tdb-cdn.com

Jazz à textes avec Sylvain Kassap samedi 31 octobre, Festival Jazz en Franche Comté, Musiques libres à Besançon au Petit Kursaal.

Acrobate de la langue par caroline châtelet

photo : xavier lambours

Initialement, c’est le deux roues qui prévaut à ma rencontre avec Bonnaffé. Finalement, c’est sa venue prochaine au Théâtre Dijon Bourgogne pour interpréter L’Oral et Hardi, qui “fera le larron”. Nous nous verrons à Avignon, au moment du passage du Tour de France. Il sera question de pelotons et d’échappées en solitaire, de poètes et de trouvères, et de sa passion mêlée de curiosité pour l’un, l’autre et son contraire.

Jacques Bonnaffé occupe une place à part dans le paysage théâtral français. On le dit cascadeur de mots, on pourrait aussi parler d’acrobate de la langue, ou de tout autre qualificatif renvoyant à sa position de comédien. Celle d’un acharné impénitent du verbe qui s’attaque aux contemporains comme aux classiques, avec la même passion inquiète. Formé au conservatoire d’art dramatique de Lille, Bonnaffé commence le théâtre « comme un travail toujours collectif, où l’une des clés était de trouver une mémoire collective. Des indices qui permettent ensemble de faire le même spectacle, et si c’est possible pas de manière hasardeuse. » Depuis, il alterne théâtre (sous la direction, entre autres, de Gildas Bourdet, Alain Françon, Jean-François Peyret, Joël Jouanneau, etc.), cinéma, télévision et spectacles en solo. De ces échappées en solitaires, lectures ou performances devenues caractéristique de son travail, Bonnaffé parle d’un besoin « très simple de faire [sa] petite boutique. Il y a des univers littéraires qu’on découvre

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par la découverte du public ». Ces escapades, qui relèvent pour le comédien « d’une nécessité », donnent à entendre sous la forme de lectures, spectacles ou performances, les langues de poètes où romanciers tels qu’Arthur Rimbaud, François Villon, JeanPierre Verheggen, Jules Mousseron ou encore Jean-Bernard Pouy.

Petite reine des scènes C ’est d’ailleurs son interprétation de 54x13, texte de Pouy racontant une échappée solitaire d’un cycliste, qui lui vaut une étiquette de passionné de biclou. Image hâtive que Bonnaffé démonte assez vite : « Je n’ai pas tellement d’attirance cycliste. J’aime bien les petits vélos, j’aime voir une course passer qui mette tout le monde à la fête. C’est tout ce qui s’agrège autour du vélo,

la langue supposée, les images, qui, surtout, m’intéressent... Le vélo c’est très français, ça fait taratatsouin. La grande effervescence autour de ça, les délires de plusieurs sortes, les commentaires, les orateurs particuliers qu’on y trouve. Ça j’aime bien... » D’où est venue alors l’envie de jouer 54x13 ? « De ce texte étourdissant, juste, drôle, expert, parce qu’il faut toujours être expert lorsqu’on parle vélo. C’est un affrontement de gens qui s’y connaissent. Et qui ne veulent pas laisser parler l’autre. » Un texte dont la « proposition formelle très marquée sur la page, l’écriture séquencée comme des coups de pédales » invite l’acteur à la performance. Bonnaffé jouera 54x13 « en faisant la course dans le vide, en pédalant avec les bras et en faisant des moulins de parole, pour être dans le mouvement de la course. »


Poésie constituante Une autre forme dans laquelle le saltimbanque Bonnaffé excelle est celle de l’allocution poétique. Ce discours possible d’un politique en campagne intitulé L’Oral et Hardi est construit d’après les textes fous et débordants de Jean-Pierre Verheggen. Et autant vous prévenir : L’Oral et Hardi n’a rien d’une lecture intimiste à la poésie feutrée. Car la langue du poète contemporain belge est phénoménale en soi, appelant pour la définir une profusion de qualificatifs. Comme Bonnaffé l’explique, « elle est surprenante, parce que savante et triviale. À la fois extrêmement érudite dans ce qu’elle cherche sur la langue, dans les mots complexes qu’elle utilise, ou dans les racines poétiques auxquelles elle puise. Et elle émane de son quartier, d’un lieu populaire, en en gardant les marques. Verheggen est très observateur de la fabrication des mots. À partir de là, il échafaude des tas de définition. Il aime le lapsus, la faute de frappe bien placée. Et il y a son lyrisme naturel. C’est empreint parfois d’une grande fantaisie par esprit belge, et puis d’autres fois, ça a beaucoup de souffle. » L’Oral et Hardi entremêle ainsi textes de Verheggen et textes du Nord, de « Marceline Desbordes-Valmore, Émile Verhaeren - par jeu de mots -, Jules Mousseron », l’ensemble permettant à Bonnaffé de « fouiller les cousinages, les réflexes identiques ou parfois très opposés » entre sa région d’origine et la cousine Belgique. Un spectacle que le comédien a construit « lentement, au fur et à mesure des différentes prestations. Il y avait un plaisir de plus en plus vif à intégrer la langue, à présenter cela comme un numéro de foire, assez périlleux à savoir. Il y a des énumérations déconcertantes, longues, imprévues, sonores. » L’élaboration s’est également nourrie d’un dialogue avec Verheggen, Bonnaffé précisant « aimer le travail avec les auteurs, en présence de. » Un mode opératoire naturel pour la langue de ce poète, dont une « part de l’écriture est poussée par cela, l’expérience de l’oralité en public. Il y a chez Verheggen une fonction très ancienne du diseur, du trouvère, et lui-même ne peut d’ailleurs pas s’empêcher de rajouter “Trouverheggen”... » Alors dans les qualificatifs nombreux employés par le comédien pour tenter de définir cette langue, on en retiendra pour conclure un, l’adjectif “indispensable”, magnifique par la notion de besoin qu’il comporte : « Verheggen produit une langue assez indispensable. Ça ne paraît pas sérieux,

et en même temps ça a beaucoup de profondeur. C’est désopilant, et ça constitue quelque chose d’énorme, sur un plan sémantique, mais également comme si ça nous atteignait, comme si ça nous constituait. » On ne saurait en attendre plus de la poésie... i

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Fête de la BD du Pays de Montbéliard, les 17 et 18 octobre, à l’espace Japy à Audincourt www.mission-bd.com + www.vincent-vanoli.fr

+ www.myspace.com/fleshtonebd www.myspace.com/_lauter www.hrzfld.com

Avec Rencontres et Racines en juin, la petite ville d’Audincourt, près de Montbéliard, ne rayonne guère au-delà du pays qu’avec un autre festival consacré cette fois à la bande dessinée. Des ducs de Wurtemberg à La Clinique de Vanoli, des châteaux loin de l’Espagne à la Fête de la BD.

D’un château à l’autre par fabien texier

Illustration : dessin du spectacle lauter-vanoli

Peugeot À quelques kilomètres d’Audincourt, le château des ducs de Wurtemberg domine Montbéliard où la désindustrialisation galopante commence à créer de sacrés trous. Des institutions aussi diverses que l’Allan, le 10neuf, le stade Bonal ou le Central ne suffiront pas à les combler. Il y a vingt ans, le Pays de Belfort-Montbéliard, entre la capitale de l’horlogerie et l’Alsace cossue, c’était le Lion, FC Sochaux en D1 et Alsthom-Peugeot : une équipe sympathique et une fierté industrielle. Audincourt a aussi son « château », dit Peugeot, acquis au début du XIXe siècle par la famille d’industriels, qui créa dans le coin outre ses usines, et celles de Japy, le club de foot en question, un quotidien, des musées, etc… Jusqu’à ce que cet attachement à un pays et à ses gens paraisse complètement idiot, qu’on se délocalise avec sa tirelire en Suisse et la production sur d’autres continents. Le visage est hagard, le foot est la proie d’une ligue d’« entrepreneurs »… Le Château Peugeot accueille aujourd’hui la Mission BD d’Audincourt et le site des usines Japy son festival. La culture semble devoir prendre la relève de ces grandes

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choses que furent l’Armée Française et le Capitalisme Industriel Français. Peutêtre faut-il chercher les origines de cette « mission » BD dans cette responsabilité sociale délaissée par d’autres, ce qui permet à ce festival d’être à la fois populaire et exigeant.

Pinelli & Cie On prendra par exemple le choix de l’invité d’honneur de cette édition, le Belge Joe G. Pinelli. Parmi les pionniers de la nouvelle vague des 90’s il a longtemps été publié par de petites maisons d’édition, ni les plus connues ni les moins pointues : PLG, 6 Pieds sous Terre, égo comme x… ou la toulousaine Liber Niger spécialisée dans le Polar. Il se dit influencé par Tillieux, Hergé ou Jijé, mais c’est plutôt du côté d’Aristophane ou Muñoz que les parentés

sont visibles : dans ses noir et blanc nerveux travaillés au crayon, à la plume, au pinceau desséché ou au « bâton d’huile ». Il colle aujourd’hui à la thématique porteuse, mais pas racoleuse du festival, le polar, puisque après avoir illustré Jean-Bernard Pouy, et poulpé avec Patrick Raynal, il publie une adaptation de Marc Behm avec Jean-Hugues Oppel, Trouille pour Rivages/Casterman/Noir. Des expositions sont également consacrées à d’autres de ses ouvrages comme Poisson-chat, un essaipamphlet érotique, Féroces Tropiques (sur un texte de Thierry Bellefroid, à paraître), Debussy BD-CD avec Daeninckx. Après la projection de L’Armoire volante de Carlo Rim avec Fernandel, qui a inspiré quelques huiles, l’auteur animera une conférence autour de l’expressionnisme : De Kirchner à Muñoz à travers deux guerres mondiales. Parmi les autres auteurs présents :


Emmanuel Guibert, de retour à Montbéliard à l’occasion de la réédition de sa Guerre d’Allan, en intégrale à l’Asso. Il dialoguera avec Marc-Antoine Mathieu, qui délaisse un peu les jeux de forme dans son nouveau livre Dieu en Personne, chez Delcourt, au sujet de leur résidence commune à la Saline Royale. Comme souvent dans les festivals de la région, l’on retrouvera aussi Amandine Laprun, Joseph Béhé et Vincent Vanoli.

Encore Vanoli À Audincourt, Vanoli livre une nouvelle session de sa performance dessin/concert associé à Lauter, le ténébreux du label Herzfeld. À la base, une proposition de ses amis du Créa à Kingersheim alors que les « concerts de dessin » le laissaient sceptique… Vanoli va donc travailler avec Lauter l’idée d’un récit qui évolue avec

la musique. Au fil des répétitions avec Lauter, se dessine l’histoire d’une boule de poil animale, d’un cheval halluciné, avec pour cadre la nature et ses arbres noirs. « En gros, je propose une dizaine de dessins, moins sur un concert court plus sur un long : j’ai mes formats 45t et maxi. » Contrairement à ce que l’on pouvait attendre, reprendre les mêmes images (avec des variations) lors des concerts n’est pas plus fastidieux que de jouer ses morceaux pour Lauter. Ce dernier a d’ailleurs composé une chanson spécialement pour commenter une image. Work in progress à retrouver également au festival Cinoche à Rixheim L’Autre Canal à Nancy, le 19 septembre, puis au Colisée à Colmar, pour Momix à Kingersheim, et à La Filature de Mulhouse.Vanoli a publié avant l’été, La Clinique (L’Association), qui, après L’Attelage et Une correspondance des Trois Petits Cochons (avec Calou), renoue avec sa

veine fantastique et noire. On nous y conte le destin d’un père de famille (en Suisse ?) du début du XXe siècle convoqué par les autorités à la Clinique, mystérieuse institution entre La Montagne magique, le château de Kafka, de Nosferatu et celui de Quand les aigles attaquent. Entre l’expressionnisme (un petit Munch au passage) et réalisme poétique, Vanoli demeure fidèle à la dramaturgie kafkaïenne : la menace existe, mais le sens du « complot » échappe. Avec les collègues de son collège mulhousien, Vanoli a monté une petite revue au titre évocateur, Fleshtone, qui réunit Olivier Josso, Sébastien Lumineau (Imius), Guillaume Serve… Elle fait une large place au dessin mais aussi au texte avec une nouvelle de Calou et une interview récapitulative des Requins Marteaux. Enfin un reportage tourné sur la démolition prochaine de l’usine hydro-électrique du lac Noir au sommet des Vosges réutilisera les dessins de l’Usine électrique, un album assez fascinant signé par Vanoli en 2000. i

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[re]Garde-Fous, une création multimédia de Sayag Jazz Machine, le vendredi 18 septembre, à L’Autre Canal, à Nancy 03 83 38 44 88 – www.lautrecanal.fr

BD et musique ont longtemps vécu côte à côte, comme des passions communes. Les réunir au sein d’un même dispositif n’a pas toujours été chose aisée. Pourtant, [re]Garde-Fous, la création proposée par Sayag Jazz Machine autour d’une œuvre de Frédéric Bézian, tend à inventer une forme qui favorise une belle rencontre entre les deux arts. Entretien double avant la première nancéienne.

L’intention du trait par emmanuel abela

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La BD a toujours aimé se confronter à d’autres arts, mais au moment où l’on sent que les concerts de dessins, qui associent prestation live d’un groupe sur scène et un illustrateur, atteignent leurs limites, d’autres artistes expérimentent des formes nouvelles pour établir des ponts entre 8ème art et musique. Dans le cas de [re]GardeFous, l’initiative vient des musiciens eux-mêmes, de Christophe Vermand plus particulièrement, qui a fait une proposition artistique pour sa formation, Sayag Jazz Machine, autour de l’ouvrage de Frédéric Bézian, Les Garde-Fous, publié chez Delcourt en 2007. « Le fait de travailler avec de la vidéo fait partie intégrante du projet de départ pour Sayag Jazz Machine. Ça fait longtemps que je cherche à adapter une BD à la scène, mais je n’en avais jamais trouvé qui pouvait s’y prêter, jusqu’au moment où je suis tombé sur cet album. Dès que je l’ai eu sous les yeux, ça m’a paru une évidence. » Christophe s’avoue grand amateur de BD. « Oui, au sein du groupe, on aime plutôt cela et j’en lis

« Avec ce dispositif, nous plongeons dans le détail, nous plongeons dans le trait. » depuis pas mal de temps. La BD est un média, un art, que j’affectionne particulièrement et j’avais envie de le mêler au mien. » Chez lui, comme chez bon nombre de lecteurs, une bande sonore naît spontanément au moment de la lecture. « Étant musicien, des morceaux nous viennent en tête. On a envie de se faire sa propre B.O. et là, l’univers de Bézian s’accordait aux ambiances qu’on développe musicalement. » Il est vrai qu’on sent une angulosité commune, une approche esthétique tout en rupture, révélée par le dispositif mis en place qui associe musique, projection multimédia et interactivité. Ce dispositif qui ne porte pas encore de nom – ciné-BD-concert ? – projette les cases de l’album sur trois écrans et fait intervenir les dialogues pré-enregistrés comme autant d’inserts qui s’intègrent parfaitement à la partition musicale, interprétée live par le groupe. Il en résulte une approche qui ne cherche aucunement à jouer la carte du mimétisme par rapport au cinéma. « Nous ne souhaitions pas projeter les cases les unes derrière les autres, nous confirme Christophe Vermand. Je voulais pousser plus loin le procédé et proposer une autre lecture, sous la forme d’une réinterprétation complète du livre de Bézian. » La crainte est celle du diaporama, une crainte que partage l’auteur de la BD lui-même, Frédéric Bézian. « Ma première réaction a été de leur dire : “Vous prenez l’objet, et vous en faites ce que vous voulez”. Je savais qu’ils ne feraient pas de la musique en filmant mon bouquin et qu’ils mêleraient de la musique in vivo, des dialogues enregistrés et trois écrans dissociés. Une forme hybride pas simple à définir, mais tout à fait excitante ! » Cette forme nouvelle de mouvement présente l’intérêt de magnifier le trait de Frédéric Bézian : elle le décompose, le recompose, avec des effets plastiques du plus bel effet, tout cela en accord parfait avec la musique. « On est loin ici des effets d’animation qu’on peut rencontrer ici ou là. Le travail autour de mes dessins est assez pur, il se base sur des travellings, des effets de zoom, des panoramiques, à l’intérieur des cases. On

obtient non plus une vision globale de la planche, mais une vision fragmentaire de ce que j’ai fait, y compris dans l’association des trois écrans : on aura une vision générale sur l’écran central, mais on va s’attarder sur des détails sur les écrans des deux côtés. Des détails sur lesquels ne s’attarderait peut-être l’œil “libre” du lecteur. Avec cette pureté de manipulation, ça suffit à entrer dans le dessin, de manière si proche que ça en devient abstrait. » Le spectateur se trouve confronté à l’intimité de l’exécution, ce qui rajoute du sentiment d’un point narratif. « Oui, nous confirme Frédéric Bézian, on entre dans la matière du dessin, ce qui nous fait nous concentrer différemment sur l’intrigue, sur la musique, sans oublier la lumière qui apparaît parfois hors-champ et crée une troisième dimension assez curieuse. D’où une mise en profondeur qui fait qu’on se balade dans ce huis clos de manière différente. » Une ambiance à la limite de la claustration qui était pourtant basée dans le thriller d’origine sur une succession de silences et de non-dits. Justement, comment respecter cette idée à la base, tout en comblant ces instants de silence ? La parole revient au compositeur. « Avec ce dispositif, nous plongeons dans le détail, nous plongeons dans le trait. Ça nous donne le sentiment que derrière chaque trait de crayon, il y a une intention, comme pour nous, derrière chaque ligne instrumentale ou derrière chaque phrase, on découvre également une intention. Après, ces silences induits dans la BD, les phases d’attente et de suspens, nous permettent de développer des thèmes et des ambiances musicales. De plus, la musique favorise une lecture différente de ces non-dits. » C’est direct, et plutôt convaincant, et il est vrai qu’avec la musique, les personnages prennent vie, ils prennent véritablement corps, tout en conservant leur aspect dessiné. Les voix rajoutent une densité qui intensifie les sentiments. Nul doute que cette expérience en inspirera d’autres. Elle permet en tout cas de réunir magistralement les deux éléments, musique et dessin, qui avaient tendance à s’éparpiller dans d’autres tentatives de confrontation directe. Elle aura également une conséquence sur la manière de composer au sein de Sayag Jazz Machine. « J’adorerais continuer, insiste Christophe Vermand. J’aimerais à nouveau travailler à la fois sur la redécouverte d’une œuvre, qu’on confronte à d’autres médias. » i

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La vraie vie des icônes Par Christophe Meyer

Le décès de Michael Jackson, le 25 juin dernier, inspire à Christophe Meyer une série de gravures, pour autant d’épisodes d’un feuilleton en cours. Premier volet : Le King / Le King de la pop

Michael Jackson, King of Pop auto-proclamé cause un double scandale par ses inversions de polarité par rapport à Elvis, blanc chantant noir, basculement de flux magnifié par son contact avec Lisa-Marie, fille du King 1er du genre lors de leur ambigu mariage, passage de relais / rupture. Michael Jackson, prodige à l’enfance volée par le business de l’entertainement, cause un scandale en s’incarnant chanteur noir désirant le blanc, s’émancipant de sa tignasse afro ready-made culturel pour s’approprier les bandelettes de momies, oripeaux de décavés façon voodoo sauce halloween, et en décidant de vivre sa vie comme mort anthume, de se la hanter en dansant. Second scandale, la vraie vie commence avec la mort, plus désirable que le vif, sans attendre la résurrection, en séduisant transi pop livide et bleuté revêtu de cuir brillant rouge et noir, jouissant de cette transgression affichée en liminaire du clip Thriller comme contraire à ses convictions religieuses. La mort par surdose du King, Elvis, le 16 août 1977 mit fin à plusieurs scandales, ceux du rebelle devenu militaire, portant plaque de shérif des stups grâce à Nixon, du boulimique camé autant aux cheeseburger qu’aux cachets de Quaalude®, du plouc sudiste camionneur gominé devenu millionnaire à vingt deux ans, du chanteur de gospel maniaque des flingues, de l’alcoolique chronique, de l’inconsolable du décès de sa mère Gladys, de l’acteur frustré, marionnette des studios, de l’amoureux d’une gamine de quatorze ans, Priscilla, échappant au lynchage pour pédophilie par le mariage, du puritain secouant ses hanches et surtout, du premier d’entre tous les scandales, du beau gosse blanc chantant comme un neggar. En pleine vague montante punk sa mort en obèse engoncé dans les tenues lasvegassiennes d’entertainer au répertoire de mélodies sentimentales fut à la fois un soulagement et reste le second scandale de la trahison de l’éblouissante énergie juvénile.

Mi-2009, un agent anesthésique intraveineux, d’action rapide, utilisable pour l’induction et l’entretien de l’anesthésie, molécule appelée propofol et commercialisée par le laboratoire Astazeneca sous le nom de Diprivan®, sort d’un anonymat relatif, dû à son usage strictement limité aux milieux hospitaliers, de l’armoire à pharmacie et du rapport d’autopsie de la plus célèbre des stars pâlies, Michael Jackson décédé le 25 juin, pour rayonner de façon incongrue dans la pharmacopée excessive de notre pop culture globale.

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balade d’art contemporain Par Sandrine Wymann et Bearboz

Puisque nous avons ce mois-ci choisi de parler de la très incontournable Biennale d’art contemporain de Sélestat et que celle-ci n’ouvrira ses portes que quelques jours après l’écriture de ce papier, nous devons d’emblée avouer que c’est un projet en construction que nous avons eu la primeur de découvrir en compagnie de celui qui se nomme lui-même le « réalisateur », le « chef d’orchestre », Philippe Piguet. Quelques œuvres seulement ont déjà trouvé leur place mais elles ont, à elles quatre, donné le ton de l’édition et c’est longuement que nous avons parcouru la ville à la découverte de ces premières stations. Prendre la ville comme espace d’exposition n’est pas un exercice facile. Il l’est encore moins quand il s’agit d’une dix-huitième édition et d’un quatrième commissariat. Il y a dans le choix de ce genre de manifestation une volonté sous-jacente de proposer une nouvelle lecture de la ville, de donner à la voir autrement, sous d’autres angles, à un autre rythme. Mais la dix-huitième fois, est-ce encore l’enjeu de la manifestation ? A moins d’opérer des choix radicaux et de surprendre fortement ou dans le rapprochement ville/art ou dans le principe d’installation, il semble que le retour à l’œuvre pour ce qu’elle est et non pour ce qu’elle fait valoir, soit très souhaitable. À sa manière, plus ou moins convaincante, Philippe Piguet s’est ainsi plongé à travers la thématique du bizarre, de l’étrange et de l’incongru, dans le choix d’œuvres qui répondent d’abord à leurs qualités propres et intrinsèques. La plupart des œuvres retenues sont franchement étonnantes et souvent le résultat d’un beau travail. Leur emplacement est peut-être moins réussi. Face au FRAC, de l’autre côté de l’eau, une installation de Philippe Ramette, Point de vue N°1, se confond presque avec le paysage. Au sommet de trois pylônes métalliques de taille variée, des sièges ont pris la place des habituels lampadaires. Orientés selon trois directions différentes, ils invitent à un point de vue que l’on imagine unique mais qui, comme toujours chez Ramette, est totalement inaccessible. D’autres œuvres de l’artiste seront visibles au FRAC et même au Haut-Koenigsbourg. Un peu plus loin, une installation vidéo de Ursula Kraft, Traum-a, nous plonge dans les ténèbres de l’ancienne poudrière de la ville. Sept moniteurs vidéos, installés en rond, diffusent les images de sept personnages cadrés en buste qui balancent lentement leurs têtes de droite à gauche. Ces visages, leur gravité et leur profondeur appellent au recueillement. Il suggèrent une pause, la compassion à une souffrance non-dite mais fortement exprimée.

En traversant la ville, au détour d’un mur, on découvre les photographies de Ji-Yean Sung. Des scènes très simples, très narratives qui suggèrent un avant et après mais qui ne s’occupent que de l’instant bref et présent. Les personnages de Ji-Yean Sung sont mis en scène de manière minutieuse : ils sont en action mais aucun décor, aucun indice superflu ne vient révéler un quelconque contexte, d’où une impression de surnaturel, parfois inquiétant, en tout cas d’irréel. Les tons froids, gris bleus, ajoutent à l’ambiance brumeuse et au caractère éphémère de l’apparition. Est-ce un personnage de conte ? Une statue de cire ? Aucun indice n’est jamais donné et les regards des sujets toujours absorbés et détournés du spectateur ne viennent en aucun cas donner les clés d’un mystère qui n’appartient qu’à l’image. Ce très beau travail a pour seul inconvénient son format qui, ni assez grand ni trop petit, semble n’avoir été choisi que pour des contraintes de taille de murs et des besoins d’images dans la ville.

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Selest’art 09 du 12 septembre au 11 octobre

Une dernière œuvre nous a été donnée à voir et ce fut vraiment un pur moment de plaisir : Chuttt, de Christian Lhopital. Sur le mur du fond de la chapelle Saint Quirin, entre deux piliers, est dessinée une fresque peuplée de personnages, mi anges mi démons, plus ou moins apparents dans un mouvement, un tourbillon, qui happe en son centre tout ce qui gravite autour de lui... le spectateur y compris. Impossible de résister à l’attraction de cet ensemble qui dessiné à la poudre de graphite oscille entre la douceur, la légèreté de trait et la force de son sujet, de ses masses.

Une vraie apparition dans un espace de blancheur, la chapelle, que l’artiste souligne par une mise en scène de trois rangées de petites chaises blanches et un petit chat. Une véritable ambiance est installée, étrange et émerveillée. Le spectateur ne sait plus s’il doit chercher des références du côté de Victor Hugo ou de Shakespeare, il est transporté et rien ne lui permet de reprendre pied, il n’y a qu’un seul moyen d’éviter la chute vertigineuse ou la folie, c’est sortir de la chapelle. Quelle expérience !

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« De la science-fiction de bon aloi aux dessins soignés (ce n’est pas souvent le cas) ». Critique de Yoko Tsuno citée par Jochen Gerner dans Contre la bande dessinée, l’Association

Tout contre la bande dessinée Dan Nadel et Picture Box au festival Fumetto (avril 2009) S’il y a bien une chose exaltante lors d’un festival, c’est la chasse à la vedette américaine, fut-elle désespérément obscure. Or, était venu le temps de trouver la conférence Picture Box à la Hochschule Luzern Design & Kunst. Entrés par l’arrière, nous découvrions navrés un décor de papier mâché où évoluaient des super héros potaches en chair, en os et lycra, que la présence d’un bar (vide) ne réussissait certainement pas à excuser. Le plasticien fit « huhu » quand le carton-pâte fit « toc-toc », le graphiste « bof-bof », le photographe « clic-clic » et le journaliste « hum-hum ». Ne manquaient plus que ces foutues bulles dont certains ânes persistent à écrire qu’elles sont consubstantielles à la bande dessinée ! Dans la cour attenante, on découvrait le livre anniversaire de la HSLU, Geduld und Gorillas, How Illustrators are made, où s’étalaient une partie des travaux d’anciens élèves, laissant à penser que les cauchemardesques expositions visitées lors de Fumetto successifs n’étaient guère représentatives d’une école qui semble avoir accouché de plusieurs brillants illustrateurs.

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Au détour des bâtiments de la HSLU, on finissait par découvrir un public mêlé assis autour de quatre anglophones. Un genre de groupe de rock mené par un réalisateur de cinéma indépendant new-yorkais. Alors qu’on le soupçonnait d’être le Moderator de la conférence tant son anglais était intelligible, sa voix, chaude et puissante, ses mimiques, expressives, son costume, impeccablement décontracté, s’avéra finalement l’éditeur des trois autres au sein de Picture Box ; Dan Nadel. En attendant vérification, il était baptisé The Voice sur le carnet de notes. Il interviewait une sorte de Janis Joplin rigolarde, Lauren Weinstein, dans le civil. Son nouveau comic en noir et blanc The Goddess of War # 1 est d’un format si imposant que l’on ne peut le caser dans aucun rayonnage (sauf peut-être ceux des entrepôts d’Ikéa). L’auteur liquide (presque) avec cette épopée ses Girls Stories occupées de puberté pour se délecter des aventure de Valérie, déesse de la guerre dont le confident est un blob cyclopéen dévoreur d’étoiles. « J’ai choisi un sujet auquel je ne connaissais rien, les guerriers célèbres, et j’ai potassé tout ça (ainsi que Les Nibelungen de Fritz Lang, ndt). Le seul qui me plaise vraiment, c’est Cochise. » D’où les galipettes sur plusieurs pages entre Valérie le chef indien et une esquisse de l’histoire des guerres apaches. À côté d’elle, un limite-quadragénaire maigrelet à la coiffure artistiquement explosée, au petit marcel à résille et aux gestes précieux, C.F., nous explique qu’heureusement pour se détendre de la bande dessinée, il retourne de temps en temps à la peinture, son premier amour. On aura bien du mal à décrire la série de ses Powr Mastr trois volumes épiques et mystiques à la couverture flashy où


il décline avec une relative simplicité dans le trait (du naïf enfantin au néoMœbius épuré) les scénettes de personnages (Subra Ptareo, Lady Minirex, Mosfet Warlock…) plongés dans les étranges contées de « New China ». Enfin, en jean et blouson noir, croisement de Rachid Taha et Antonio Banderas, Frank Santoro avoue s’être un peu emballé dans la mise en couleur de Cold Heat, un fin comic-book, premier volume des aventures d’héroïnes lesbiennes (enfin un truc du genre). Tout ce rose et ce bleu saturé, ça fait mal aux yeux. À court de questions, Nadel finit par se retourner vers lui-même avec une grande volubilité. Son credo : publier de la fiction qui dépote, pas de ces expériences vécues dont le seul mérite est d’être propres à chaque individu. Et c’est parti pour le tir aux canards : « Franchement, le truc d’Alison Bechdel (le très bon Fun Home chez Denoël Graphic, ndt) et l’histoire de son père, ça ferait peut-être un bon roman, mais en image, ça ne donne rien. Et puis tout le monde n’a pas eu la chance de vivre une enfance en Iran ou l’effondrement du Word Trade Center ! » Flingués, Satrapi, Spiegelman, consorts… Pan ! Une pub de Picture Box pour 1800-MICE, de Mathew Thurber, annonce d’ailleurs fièrement : « Like Maus but without the Holocaust ». Pour les lecteurs réticents à l’anglais, son catalogue inclut Peter Bagge, publié par Rakham, Julie Doucet (une concession à l’autobio, Mr. Nadel ?) et le Japonais roi du récit épique abstrait, Yuichi Yokoyama. Nadel participe aussi à l’exhumation d’auteurs populaires oubliés, tels son héros du moment Ogden Witney, dont les planches recouvraient les murs de cette salle de la HSLU aux côtés de la déesse de la guerrre, des héroïnes lesbiennes et des héros de la New China. Witney débuta avant-guerre comme modeste dessinateur de Skyman, super héros de seconde zone, et finit ravagé par l’alcool, abandonné dans une maison de retraite. Entre-temps, dans une période déjà très imbibée, il eut le temps de commettre, presque dix ans durant, les aventures d’Herbie (tardivement primées par un Eisner Award en juillet 2009), un improbable super héros enfant obèse et lymphatique. Nadel en a donné un exemple dans son ahurissant Art Out of Time, compilation de fac-similés qui comprend entre autres des planches de Gene Deitch (père et

inspirateur de Kim, l’auteur d’Une Tragédie américaine) ou de l’incroyable Fletcher Hanks (Je détruirais toutes les planètes civilisées !, chez l’An 2). Entre le travail de ces auteurs de fictions populaires « marginales », et ceux du catalogue de Picture Box, il existe une parenté troublante. Quand Nadel cite le peintre Philip Guston en exergue dans la préface d’Out of time, difficile d’y voir autre chose qu’une profession de foi : « I got sick and tired of all that purity. I wanted to tell stories. » www.pictureboxinc.com www.fumetto.ch

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Songs to learn and sing Par Vincent Vanoli

Référence de la bande dessinée d’auteur, le Ludovicien et italo-lorrain Vincent Vanoli est aussi DJ à ses heures, illustrateur de la revue musicale anglaise Plan B. Assez logiquement il a choisi dans son intervention d’interpréter en image des paroles de chansons.

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La stylistique des hits Par Matthieu Remy

Illustration : Dupuy-Berberian

L’allégorie

Quand il s’agit de définir l’allégorie, on sent que les spécialistes pataugent. Et s’empoignent, parfois. Sans les départager complètement, on dira que l’allégorie est en même temps une grosse métaphore filée et un système de cryptage. Grosse métaphore car elle substitue quelque chose à autre chose, filée parce que les éléments qui se substituent sont de la même famille, système de cryptage car une réalité est construite pour en dissimuler une autre. Dans la variété française, ça donne Que Marianne était jolie de Michel Delpech, superbe chanson des années 70 où il est mine de rien question de la Ve République. Non ?! Si. À mots couverts, Delpech parle aussi de la Révolution Française, dont il détourne le fameux chant révolutionnaire « Ah ça ira » avec ses aristocrates à la lanterne, ainsi que de mai 68 et du pompidolisme. L’intérêt de l’allégorie, c’est que la lecture au premier degré fonctionne toujours. Le sens littéral est constamment préservé, et bien souvent aucune clef n’est donnée pour permettre de saisir celui que l’on crypte. Il faudra trouver les réponses ailleurs. Dans Marianne,

Delpech dissémine quelques indices, à l’aide de symboles courants (la rose, les fleurs de lys, la Marianne figure de la République Française) ou de références (le chant révolutionnaire, le nombre d’enfants qui correspond au nombre de constitutions françaises). Mais dans d’autres textes de chansons, les interprétations peuvent être plus ardues. C’est le cas du génial La nuit je mens, interprété par Bashung et écrit par Jean Fauque ou de Viens je t’emmène de France Gall, où il est vraisemblablement question d’une jeune fille guidant son petit ami vers son orgasme à elle (« J’ai tellement fermé les yeux, j’ai tellement rêvé, que j’y suis arrivée »). L’allégorie laisse évidemment la place à d’éventuelles erreurs d’interprétation et elle joue avec cette possibilité : « une des caractéristiques de l’allégorie est d’ailleurs son ambiguïté » comme le remarquent Georges Molinié et Jean Mazaleyrat dans leur Vocabulaire de la stylistique. Utilisée comme une sorte de code secret pour une population avertie, susceptible de percevoir le message, l’allégorie est en outre très souvent didactique, voire batailleuse. C’est le cas de Marianne, où Delpech déplore la présidentisalisation du régime politique français dans la Constitution de la Ve République mais évite de nous asséner tout cela dans un pamphlet venimeux comme sait les éructer Sardou. Plutôt que de passer en force, il choisit la douceur des images, qui s’enchaînent harmonieusement. Et même si Marianne a vieilli, l’élan qui l’accompagne interdit de la voir comme une rombière bourrée de ressentiment. Emportée par le souffle des refrains, elle apparaît comme éternellement jeune grâce à la musicalité induite par la construction allégorique. Comme si la déploration de la tyrannie et l’enthousiasme démocratique ne savaient donner que ces images-là : celle d’une réinvention permanente forcément incarnée par une jolie femme amoureuse de la vie, féconde et chantante. Que Marianne était jolie – Michel Delpech Viens je t’emmène – France Gall La nuit je mens – Alain Bashung

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En lisant en dessinant Par Bearboz

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Chronique de mes collines

Henri Morgan vit retiré à la campagne, et se consacre à l’étude et à la méditation.

Thierry Groensteen, La Bande dessinée, son histoire et ses maîtres Je suis descendu de mes collines. J’ai même pris le TGV, pour aller visiter, à Angoulême, le musée de la bande dessinée, qui a rouvert cet été dans des locaux neufs, en bord de Charente, dans d’anciens chais. Ce musée est une chose admirable. C’est un compromis entre un musée et un cabinet des estampes, puisque les planches des grands dessinateurs sont exposées, mais qu’elles sont exposées de telle sorte qu’on puisse les étudier, comme on examine un dessin ou une gravure, qu’on puisse les lire, enfin, puisque tout cela se lit, que c’est du récit en images. J’ai ramené le catalogue, ou plutôt les deux catalogues, car il existe un immense catalogue, magnifiquement illustré, qui pèse deux kilos et demi, et qui fait le point sur l’histoire de la bande dessinée franco-belge, sur l’histoire de la bande dessinée américaine, et sur l’esthétique de la bande dessinée, et un catalogue plus modeste, mais encore très joli, qui reproduit les plus belles planches du gros catalogue. C’est Thierry Groensteen, qui fut autrefois directeur de ce musée de la bande dessinée, alors abrité dans le bâtiment « Castro », de l’autre côté de la Charente, qui a rédigé les textes. Comme il est très difficile de traiter d’une littérature entière, fût-elle dessinée, car on risque de transformer son texte en une interminable liste de noms et de dates, une chronologie des œuvres marquantes court au bas des pages, ce qui permet de donner dans le texte lui-même des indications claires, synthétiques et de tracer une véritable histoire du médium, d’où se dégagent les grandes évolutions, non seulement de l’histoire des éditeurs et des supports, mais aussi des contenus, et, finalement du statut même de la bande dessinée.

Les reproductions de planches originales, dans les deux catalogues, sont un véritable tour de force technique. Il semble qu’on emporte avec soi le musée. Elles sont étonnantes d’ailleurs, ces planches, qu’on les voie sur les cimaises ou sur les pages des catalogues. La planche originale, c’est à la fois le manuscrit d’auteur et la page imprimée, et cela représente encore toutes les étapes entre l’un et l’autre. Du manuscrit, on retrouve d’abord la nature d’archive, le jaunissement du papier, ensuite les traces de la conception, le crayon mal gommé, et pour finir les ratures, les repentirs, les zones effacés à la gouache blanche, les emplâtres collés. De la production technique, on garde les indications du chargé de fabrication et de l’imprimeur, griffonnées au crayon. Mais, encore une fois, la chose saillante, la chose unique, c’est que tout cela n’est conçu qu’en fonction de la production finale, que la planche originale ne diffère en rien de la planche imprimée, car le dessinateur l’a conçue avec à l’esprit le « rendu » de l’impression, alors qu’un dessin d’artiste, ou même une gravure, reproduits dans un livre, ne donnent jamais qu’une vague idée de ce qu’est l’original. Thierry Groensteen, La Bande dessinée, son histoire et ses maîtres, Skira/Flammarion, 2009 Thierry Groensteen, Le Petit Catalogue du musée de la bande dessinée, Skira/Flammarion, 2009

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Mes égarements du cœur et de l’esprit Par Nicopirate studio Égarement #69

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Modernons Par Nicolas Querci Un but : dénoncer les exactions du moderne.

Ô Low Cost ! Le droit aux vacances arrive en tête des droits de l’Homme préférés des Français. Hélas pour eux, ils étaient 42 % à ne pas partir cet été, la faute aux traders et à la baisse de leur pouvoir magique d’achat. Les catégories populaires sont les premières touchées. On nous présente chaque année dans les mêmes articles comme une découverte sociologique majeure que les pauvres ont moins d’argent que les riches pour aller en vacances. On s’apitoie sur le sort du petit enfant avec du rêve dans les yeux qui n’aura pas la chance de voir la mer cette année, avec ses algues toxiques, ses méduses, ses sachets plastiques, ses seins nus, ses vendeurs de chichis, ses plages noires de monde. On persuade son incapable de père qu’il rate quelque chose en le tenant captif à la maison, qu’il manque à son devoir. Celui-ci s’en veut de ne pouvoir accéder aux vacances comme on accède à la propriété. On lui raconte qu’il est victime d’une horrible injustice, puisque tout humain bien portant doit avoir envie d’aller en vacances l’été. Mais quelles vacances ? Aujourd’hui, être en vacances, cela veut dire partir (sinon ce n’est pas des vraies vacances), laisser ses soucis à la maison, s’évader, se reposer, tout voir, tout faire – profiter de son temps. Mais si les vacances sont précisément l’inverse du travail (il suffit d’ouvrir le Robert : même racine latine que vacant, « inoccupé », « oisif »), comment comprendre qu’elles suscitent autant d’angoisses ? Comment interpréter ces concentrations de vacanciers ? D’où vient-il qu’on se saigne pour ses vacances ? A quoi reconnaît-on des vacances réussies ? Autant de termes empruntés au monde du travail, dont le vacancier applique – selon Baudrillard – la logique de production aux loisirs : même « acharnement moral et idéaliste d’accomplissement », même « éthique du forcing », même « assignation totale au principe de devoir ». Ne rien faire, c’est ce qu’on ne sait pas faire. Alors qu’on nous bassine avec la décroissance, la protection de l’environnement, le développement durable, il est curieux que l’on encourage encore les gens à prendre la voiture ou l’avion pour aller saccager jusqu’aux coins les plus reculés du Lot-et-Garonne, et que l’on continue à nous vendre la nécessité des vacances pour tous, quand elles propagent les pires horreurs : tourisme de masse, hymne à la mobilité, tyrannie des corps, culte du dieu soleil, promotion d’un idéal de hard-discount, éloge de la carte postale, apologie des petits bonheurs simples de la vie, triomphe de l’instantané, de l’éphémère, du toc et du superficiel. Si c’est là tout le mal que l’on souhaite aux classes populaires.


le monde est un seul / 3 Par Christophe Fourvel

Préférer le murmure

L’été, pour qui ne part pas en vacances, propose à chaque fin de semaine une petite aventure dans les brocantes et les vide-greniers. Il en existe toujours un à portée de vélo, de petits tours motorisés. Ils sont comme des grands magasins ouverts le dimanche, à cette différence qu’on ne sait pas à l’avance ce qui s’y vend ; on peut ainsi superposer son goût pour la consommation à son vieux rêve de chasse au trésor et croquer ainsi sa tartine matérialiste avec un supplément sensible, presque littéraire. Pour ce qui est de la littérature justement, les brocantes ne manquent pas de nous rappeler une redoutable vérité : les livres, pour paraphraser Pessoa, s’ils portent encore en eux tous les rêves du monde, ne sont rien. Ils sont évalués autour d’1 euro par leur vendeur et semblent admettre leur défaite dès le début des ventes, empilés dans des cartons malmenés sous l’étalage, les couvertures des uns en porte-àfaux sur le dos des autres. Beaucoup finissent leurs vies là, en fin de brocante, abandonnés aux poubelles, au sort de ce qui est lourd, invendable, inutile de ramener. Évitons toutefois de trop nous en attrister : la plupart de ces livres ne méritent pas mieux. Ce naufrage m’évoque d’ailleurs quelques ouvrages qui ne connaissent jamais l’humiliation du vide-grenier. C’est une remarque que nous sommes un bon millier en France, peut-être plus, à nous faire régulièrement. Il existe une génération d’écrivains français, magnifique et discrète, qui, depuis un bon quart de siècle, ne fréquente que les vendeurs de livres anciens, les

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quais de Seine, les bibliothèques soignées. Que les éditeurs, pourtant si souvent ingrats, s’entêtent à rééditer ; à rérééditer. Je me suis fait cette joyeuse remarque à Marseille, à la librairie L’Odeur du temps où je passai cet été et dans laquelle figuraient, parmi les nouveautés, pas moins de trois livres d’Henri Calet. Henri Calet, 1904-1956. Plus jeune, plus vivant que le prix Goncourt d’il y a deux automnes. Henri Calet, qu’on associe à d’autres, au talent aussi tenace et ombrageux, parmi lesquels Raymond Guérin 19051955, Emmanuel Bove 1898-1945, Paul Gadenne 1907-1956. Une sorte de communauté à géométrie variable de papys à la santé fragile et aux livres résistants. Toujours disponibles en poche, parfois grâce à l’entêtement d’éditeurs comme Le Dilettante ou Finitude. Je n’en ai jamais vu mourir lentement dans les cartons des sous-étalages de vide-greniers. Leurs livres sont tristes, parfois très tristes, de cette tristesse qui rend heureux le lecteur lorsqu’elle imbibe les pages d’un très bon roman. Je ne conseillerai pas de titres, je laisse aux excellents libraires du grand Est (L’Autre rive à Nancy, Les Sandales d’Empédocle et CampoNovo à Besançon, Quai des Brumes à Strasbourg et quelques autres...) le soin de vous les chuchoter à l’oreille. Car c’est ainsi, ce sont des titres qu’on ne crie pas sur les toits. Ces auteurs ont eu le talent d’acquérir une postérité lente, petite et sans à-coups. Elle sut ainsi devenir tenace et s’ancrer dans la mémoire active de quelques-uns. La chorégraphe allemande Pina Baush ne connaîtra sans doute jamais l’errance des vide-greniers. Elle est morte cet été, dans un silence forcément trop lourd. Que reste-t-il des grandes dames quand leur territoire est une scène ? Face aux tintamarres toujours idiots qui saluent la mort des pop stars, contentons-nous du plus sobre des hommages : le murmure, encore une fois, d’un nom qui ne se crie pas mais qui nous accompagnera longtemps : Pina Baush.


Science sans confiance Par Laurent Vonna Chroniques scientifiques fortuites

Comme un avion sans elles Si cet avion avait volé, tout aurait été différent. Non, pas le vol Air France Rio-Paris. Non, cet avion que j’avais fébrilement construit dans ma cave sur un établi poussiéreux, à cet âge où les rêves deviennent incertains. Mon oncle qui m’a aidé pendant toute la durée de ces travaux titanesques m’avait pourtant prévenu : « oyé, mais ton avion y va donc pas voler !». Cela devait être mon dernier projet que je pensais réellement voir aboutir. D’une façon générale ceux qui suivirent cet échec ne finirent jusqu’à présent qu’en de pathétiques redditions pour éviter de revivre l’horreur de ce crash fondateur. Dans tous les domaines j’entends, amoureux même. À trop vouloir produire l’envol parfait je me brûlais finalement les ailes. Cela dit, à propos de vol harmonieux, il semble qu’au vu des articles qui prolifèrent à ce sujet, on ne soit pas encore prêt de comprendre celui des insectes. S’il est convenu depuis des années que le battement des ailes créé un flux ascensionnel utilisé par l’insecte pour s’élever, le détail de ce battement ainsi que les flux aérodynamiques formés autour des ailes sont encore à découvrir 1,2… au point qu’il n’est pas encore possible de reproduire sur des maquettes le vol du papillon ! De quoi me rassurer finalement sur mon incapacité à faire planer mes escadrilles de projets fous, et de quoi rêver en survolant ces articles, d’atterrissages en douceur avec elles. Plus inquiétant quand même, et comme je ne cesse de le rappeler à qui veut l’entendre, la fiabilité de l’aérodynamique des aéronefs que je suis censé pratiquer dans les mois qui viennent… PS : penser à annuler mon vol Bâle-Tunis

1. “Rotational accelerations stabilize leading edge vortices on revolving fly wings” Lentink D and Dickinson MH Journal of Experimental Biology, 212, 2705-2719 (2009) 2. “Leading-Edge Vortex Improves Lift in Slow-Flying Bats” Muijres FT, Johansson LC, Barfield R, Wolf M, Spedding GR and HedenströmA Science, vol. 319, 5867, 1250-253 (2008)


Ready-Made Par Sébastien Bozon et Adrien Chiquet

Cinq photographies et cinq textes «trouvés» et associés au hasard, sans réarrangement. Des cinq duos photographie-texte ainsi formés, nous en avons retenu trois.

1 - Adolphe Eugene Disderi, 1871

2 - J. Devereux-Jennings, 1926

1. « C’était en Afrique, quand la patrie de papa était attaquée par les Arabes, et papa était soldat. Et voilà que papa et les français attrapent un partisan arabe. Papa parle avec lui mais ne lui permet pas de s’évader. Cet homme s’appelle Aïssa, ce qui veut dire Jésus. Ils se parlent et deviennent comme des amis. Aïssa fait cadeau à papa de l’Évangile des Ottomans. Et puis les Français et papa mettent Aïssa dans un hélicoptère, ils s’envolent et quand ils passent dans la montagne ils poussent Aïssa hors de l’hélicoptère et Aïssa tombe sur un rocher. Il est mort. Aïssa c’est mon grandpère, le papa de Myriam ma maman. Comme papa il était allé à l’école en France où il avait pris comme femme une Polonaise, ma grand-maman Catherine. Grand-maman attendait maman quand grand-papa Aïssa est mort. Papa a fini par retrouver maman et, plus tard, papa a demandé à maman d’être sa femme. Je suis né et aussi ma soeur Makrine et ma soeur Catherine. » René Nicolas Ehni, 2002 2. « Nous sommes bien tous d’accord que l’amour est une forme de suicide ? » Jacques Lacan, 1975 3. « Moins on se voit plus on s’aime : si on ne se connaissait jamais, on s’aimerait toute la vie. Je crois que cela arrive. » Tony Duvert, 1989 3 - Anonyme, 1865

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Sur la crête Henri Walliser + Denis Scheubel La rencontre d’un linograveur et d’un poète

Le Loup : Ce que je croyais être un rêve est vrai. Faut-il refuser l’amour quand il se montre. Faut-il refuser ce qui est offert ? L’Agneau : Je ne dors pas quand tu n’es pas là. Le Loup : Il y a des choses que je sais quand je suis près de toi et que j’oublie quand nous sommes séparés. L’Agneau : Qu’est-ce que la vie si ce n’est être à tes côtés ? Le sais-tu ? Tout doit t’être donné et tu dois être à moi. Le Loup : Deux non plus deux. Nous sommes un. Nous sommes un. L’Agneau : Viens près de moi. Viens plus près. Touche moi. Le Loup : Qui es-tu ? L’Agneau : Veux-tu que je revienne vers toi ? Vivre avec toi ? Le Loup : Où irons-nous vivre ? À la cime des arbres ? Tu t’es mis en danger. L’Agneau : Il n’y a pas de démon en toi. Je t’appartiens. Le Loup : Tu es parti, emmenant ma vie avec toi. Tu as tué le dieu en moi. (Librement inspiré du Nouveau monde de Terrence Mallick).


Quant aux Américains j’y reviendrai Par Manuel Daull

De : sambecketcompagnie@hotmail.com Objet : Date :---------------------------- 2009 19h:32:00 GMT+01:00 À : entre2m.ed@free.fr Dans le précédent numéro, je vous livrais des extraits de mails que je reçois depuis maintenant plusieurs mois, voici une suite à ces messages, qui continuent de me surprendre, je ne sais rien de plus sur leur auteur mais il me semble nécessaire plus que jamais d’en faire entendre la voix... quant aux Américains j’y reviendrai...

« ...Je le dis, (...) il faut désormais mettre à mort cette caricature de société dont tous les murs se fissurent déjà, l’accompagner comme on accompagne un malade jusqu’à son dernier souffle, non pas combattre la ou les maladies qui l’affectent, mais aller dans le sens de celles-ci... » « ...la branche nous dit-on est pourrie, alors que c’est tout l’arbre qu’il faut abattre, travaillons-y, sans haine, sans violence... » « ...qu’y-a-t-il d’autre à ajouter sinon que l’heure est venue de prendre des armes d’une nature nouvelle... » « ...refusez de vous endetter juste pour satisfaire un besoin de consommation qu’on vous a patiemment inculqué, vous faisant croire qu’il s’agissait d’une forme de participation à la vie de la cité, d’une appartenance à cette société qui vous méprise... » « ...vous aussi, qui avez du temps puisque sans activité professionnelle, prenez le temps justement de vous cultiver, inscrivez-vous dans les bibliothèques de vos villes, et lisez... » « ...exigez ce que votre situation précaire vous donne de droit, d’accès non pas à cette culture dominante qui est l’illustration du marché, mais à toutes ces proposition border line comme autant d’expressions différentes... »

« ...intégrez des associations ou des groupes de réflexion et de recherche, proposant des échanges de services, des échanges de compétences et tout ce qui touche aux économies parallèles... » « ... si vous le pouvez et surtout si vous vous en sentez la capacité, refusez d’envoyer vos enfants à l’école qui n’a plus de république que le nom, prenez modèles sur le système des crèches parentales et formez vos enfants à devenir des individus libres de penser et de se construire en dehors des modèles... » « ...inscrivez vous dans une lutte à contre courant pour remettre en place des commerces de proximité et refusez de donner un euros aux grandes surfaces... » « ...essayez de réinstaurer des jardins ouvriers là où ils existaient, créez-les s’ils n’existent pas, partout ou c’est possible, y compris même sur les rares espaces verts de vos grands ensembles, mettez-les en cultures, réinvestissez à plusieurs l’ager publicus, revendiquez-le comme une propriété collective et plantez-y des potagers qui vous apporteront rapidement les légumes nécessaires à votre survie, prenez conseil auprès des anciens qui ont encore ce savoir... » « ...ne demandez aucune autorisation, emparez-vous des ces espaces et rappelezvous que c’est le pouvoir qui ne vous donne pas les moyens de vous assumer, que c’est là une question de survie pour vous... » « ...refusez l’assistanat dans lequel on vous conduit pour mieux vous maîtriser — prenez ce qu’on vous donne mais n’oubliez jamais que vous n’avez rien à attendre de personne... » « ...vous ne pouvez compter que sur vous — les seules associations qui tiennent sont celles nées de la nécessité et du bon sens, de cette intelligence à faire à plusieurs dans le même besoin ce qu’on ne peut réaliser seul... » « ...retrouvez l’envie et votre identité même dans le refus — dans cette société, sans refus point de survie... »

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AK-47

par Fabien Texier

« J’ai trouvé le ak47 mais il me faut le fusil à pompe niveau 3 j’ai le silencieux il me le faut niveau 3 il me faut le magnum niveau 3 j’ai le fusil sniper niveau 3 »,

Forum d’aide du jeu Le Parrain 2, Maffiaturc.

La société de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde Il y a des choses comme ça qu’on oublie en temps de crise. Un slogan publicitaire ? Non : l’axe majeur de la politique économique et de développement de l’Union européenne 2000-2010… la Stratégie de Lisbonne, décidée le mois où éclatait la Bulle Internet, quelques autres avant le rachat d’Universal par « J2M », un an avant le 11-Septembre, huit avant le krach généralisé. En France, on en lit les derniers développements dans la fronde du monde de la recherche, de l’université… Quant aux glorieux effets du « pilier social » de la Stratégie, les principaux intéressés en discutent aujourd’hui à coup de bouteilles de gaz avec leurs actionnaires. Il est probable que, comme le disaient naguère en se signant les théoriciens soviétiques, si le système marche mal, c’est qu’on y va pas assez fort ! S’est-on demandé si la Compétitivité se marie si bien avec la connaissance ? Si cette déesse aveugle, avec sa balance truquée, méritait une telle croisade ? Application enthousiaste en France : CNRS ? Trop public… Pas compétitif ! La Sécu ? Trop chère… Pas compétitive ! La police de proximité ? Trop molle… Pas compétitive ! L’éduc’ Nat ? La Princesses de Clèves ? Trop chiantes… Pas compétitives ! La politique culturelle ? Van Gogh ? Pas assez d’oreilles… Pas compétitif ! Il faut dire que ça manque de Nobels tout ça ! De Tom Cruise ! De Bill Gates ! De Bernard Madoff ! Pour accoucher de sa « stratégie », le Conseil Européen se seraitil réuni en 2000 sur le modèle de la colonie de vacances de La meilleure façon de marcher ? « Qu’est-ce qu’on fait alors ? Personne n’a d’idée ? Ah ! Oui Gérard ? — Ben… le concours de bites ! » Contrairement à Claude Piéplu, le conseil se serait décidé pour ça… Le débat organisé le 8 octobre à Strasbourg par l’ACA, Culture et société(s) de la connaissance : quels enjeux ?, aboutira peut-être à des conclusions différentes…



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TINARIWEN

THE CHATHAM SINGERS

Les Anglais ne se trompent pas souvent : quand ils consacrent Tinariwen parmi les meilleures formations au monde, on peut leur faire confiance. Il faut dire qu’il se dégage de ce groupe touareg une conviction qui force le respect. Ibrahim et les siens ont été des combattants, ils conservent des années de guerre une intégrité désarmante qui les conduit à produire dans le désert un blues de plus en plus décharné. Mais ici, aucun passéisme, au contraire toute la modernité des premiers Bo Diddley. C’est presque amusant à dire, mais leurs compositions ont encore gagné en sécheresse : avec élégance, elles craquèlent sous les boucles lancinantes des guitares, et le chant rajoute cette part de densité qui nous renvoie à la terre des ancêtres. À l’écoute, on épouse sans le vouloir une culture pionnière, avec une pensée qui se tourne vers l’humanité toute entière. (E.A.) i

JUJU CLAUDIUS DAMAGED GOODS / DIFFER-ANT

IMIDIWAN : COMPANIONS – AZ / UNIVERSAL

Il est des figures qui vivent leur art avec un naturel qui leur permet d’échapper à toute tentative de récupération. Considéré comme un refusenik en Angleterre – entendez par là, la forme libertaire la plus extrême –, Billy Childish mène de front des expériences d’écrivain, de peintre et graveur sur bois, et de musicien : prolifique, il a publié 40 recueils de poésie et 3 romans, enregistré et produit plus de 100 albums sous différentes appellations. À l’énergie du rock’n’roll des origines, il rajoute une dimension tribale envoûtante, comme en témoigne le dernier projet folk-punk qu’il a initiée avec sa femme d’origine indienne, Julie, sous le nom de The Chatham Singers. Presque anachronique, mais fascinant. (E.A.) i

ZENZILE PAWN SHOP – YOTANKA / DISCOGRAPH

Zenzile sait à peu près tout faire. Le dub reste leur culture musicale dominante, mais les Angevins ont exploré par le passé des sonorités post-punk, jazz ou folk, avec un réel savoir-faire. Pawn Shop, leur huitième opus, marque un retour à la source dub, de manière très apaisée. Avec la complicité de Jamika, poétesse dub au phrasé unique, et du Gallois David K. Alderman, membre de Warehouse, ils se positionnent très haut, à l’égal des plus grands dans un registre métissé et groove qui ne leur interdit aucune bifurcation, tout en maintenant un cap d’une grande cohérence. (E.A.) i

TURZI B. – RECORDS MAKERS / DISCOGRAPH

Après le A vient le B ; on suppose même que le prochain album de Turzi s’intitulera C. Au-delà de cette façon très conceptuelle de nommer ses albums, ce jeune Versaillais a su s’imposer dans un style électro-psychédélique paradoxalement noir, très noir, qui a ravi jusqu’à nos amis outre-Manche. Pour ce nouvel opus, il décline des sons en fonction de villes, Beijing, Buenos Aires, Bamako, Baltimore ou Baden Baden – toutes commençant par un “b”, forcément ! – qu’on parcourt comme dans un songe électrique. Des figures décalées telles que Bobby Gillespie, de Primal Scream, ou Brigitte Fontaine ont été séduites ; elles apportent une contribution remarquée à l’étrange voyage. (E.A.) i

SWEETBACK THE LOST AND FOUND REPUBLIC YOTANKA / DISCOGRAPH

C’est une habitude, le jazz ne cesse de prendre des détours bien surprenants. Quand trois musiciens angevins, hantés par les approches aventureuses de John Coltrane, Charles Mingus ou Elvin Jones, puisent dans leur culture funk, punk et dub, il en résulte quelque chose de forcément détonnant. Raggy au saxophone, Kham à la contrebasse et Mehdi à la batterie, par ailleurs membres de Zenzile et de Lo’Jo, bousculent les codes et dans leur quête de sensations premières opèrent une dé-évolution musicale très appréciable. Dix ans après un premier album culte, une suite très attendue, fortement recommandée. (E.A.) i

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LES BOÎTES

D’ISTVÁN ÖRKÉNY – CAMBOURAKIS

Que ne ferait-on pas pour améliorer le sort d’un fils parti à la guerre ? Accueillir son commandant en permission et désireux de prendre du repos loin du front, dans un petit village paisible, par exemple. Mais, pour la famille Tót, ce qui devait être un honneur se transforme rapidement en véritable cauchemar : non seulement le commandant comprend de travers ce qu’on lui dit et en prend ombrage, mais il est également insomniaque au dernier degré. Or, comme les Tót n’ont d’autre choix que de rendre le séjour de leur hôte le plus agréable possible, les voilà qui se plient en quatre pour plaire à l’officier, au risque de perdre peu à peu tous leurs repères. Derrière la farce, grinçante et drôle, c’est bien la liberté qui est ici en question : la soumission au pouvoir se révèle dans toute son absurdité. (C.S.) i

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LE CONVOI DE L’EAU

IMMOBILE

D’AKIRA YOSHIMURA – ACTES SUD

DE VALÉRIE SIGWARD – JULLIARD

Exubérance végétale, moiteur perpétuelle : une aura féerique nimbe le village au bout du monde qu’une équipe d’ouvriers est chargée de dynamiter pour réaliser un barrage. Mais dans ce paysage magique, une communauté énigmatique tutoie la mort. Incrédules, ironiques ou effrayés, les ouvriers du chantier scrutent cet univers mystérieux à bonne distance et pourtant, peu à peu, le spectacle de ce monde en sursis va trouver, chez l’un des ouvriers au passé des plus lourds, une étrange résonance. Testament d’un genre inédit, le destin du village scellera, en quelque sorte, celui de cet homme à l’histoire effroyable. (N.E.) i

Quand un accident gravissime ruine tous les rêves, condamne les attentes, les désirs et meurtrit la chair de la personne aimée, au moment où le drame survient, à ce moment-là très précisément, il ne s’agit pas encore de ruine, de rêve brisé, de drame mais d’un instant dilaté qui suspend toute vie, tout espoir, toute pensée : incompréhension, béance, sidération. Valérie Sigward dit avec brio le temps suspendu, la personnalité abolie, le mutisme dans la logorrhée, l’immobilité dans l’affolement de ceux qui assistent, témoins impuissants, hébétés, au carnage. Rythme effréné, justesse, tendresse : du grand art qui réussit à captiver, à faire sourire et pleurer. (N.E.) i

CADENCE

C.

DE STÉPHANE VELUT – CHRISTIAN BOURGOIS

DE PIER PAOLO PASOLINI – YPSILON

Nul ne sait comment on aurait réagi à Munich, en 1933, devant le théâtre de l’abjection. C’est bien le parti pris de ce récit, raconté à la première personne, qui situe le narrateur face à son œuvre : le portrait d’une enfant instrumentalisée qu’il destine aux autorités nazies. Loin d’être un sympathisant, il épouse pourtant la veulerie de son temps. Le huis-clos que crée dans son premier roman Stéphane Velut, un neurochirurgien de 50 ans, met forcément mal à l’aise ; il engage le lecteur sur de fausses pistes, et le fait douter de sa propre perception des choses. (E.A.) i

Une chemise en carton peut révéler son lot de secrets. Quand celle-ci contient des inédits de Pier Paolo Pasolini, intitulés Poèmes marxistes, ces secrets s’apparentent à de véritables trésors, comme ce long poème de 1965 qu’il consacre à C., autrement dit la « chatte ». L’épuisant, non pas tant dans ce qu’elle présente de trivial et d’obscène, mais dans ce qu’elle nous ouvre au monde, le poète et cinéaste italien nous conduit à une forme de sacralisation qui magnifie « l’y être » comme nouvelle forme de pensée. (E.A.)



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GRAN TORINO DE CLINT EASTWOOD – WARNER

Vétéran de la guerre de Corée replié sur lui-même dans un quartier misérable, Walt Kowalski n’aime pas trop ses voisins immigrés d’Asie. Il est amené à prendre néanmoins leur défense lorsqu’ils sont agressés par un gang de voyous. De retour devant et derrière la caméra depuis Million Dollar Baby, Clint Eastwood développe une psychologie très fine vouée à l’action et associe de manière inouïe les insultes racistes d’un ex-militaire au mélodrame le plus poignant. Gran Torino n’est pas loin d’être l’un de ses meilleurs films. (O.B.)
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BELLAMY

LA CONTESTATION FILM À SKETCHS – CARLOTTA FILMS

On connaissait le sketch de Pier Paolo Pasolini, La Séquence de la fleur de papier, parce qu’il avait été intégré au coffret DVD sur les années 60 du cinéaste italien, mais le contenu véritable de Amore e Rabbia – La Contestation en français –, ne nous était guère familier. Le film très peu montré, y compris en ciné-club, rassemble des réalisations engagées/enragées de Jean-Luc Godard, Carlo Lizzani, Bernardo Bertolucci et Marco Bellochio, un an après les événements de mai 1968, et peu de temps après que Pasolini et Godard se sont disputés sur les relations entre cinéma et sémiologie. Il va sans dire que leurs propositions respectives sortent largement du lot, avec une vraie réussite du côté de Godard. Son sketch méconnu manifeste une implication particulière qui fait de sa proposition un petit chef d’œuvre en soi. Pasolini, lui, s’inscrit avce bonheur dans la continuité de Théorème, et annonce Porcherie, avec l’incontournable Ninetto Davoli. (E.A.) i

80

DE CLAUDE CHABROL – TF1 VIDÉO

Commissaire célèbre, Bellamy (Depardieu) se repose à Nîmes avec sa femme (Marie Bunel). Ses vacances sont interrompues par la venue de son demi-frère Jacques (Clovis Cornillac) et par un homme mystérieux, en fuite (Jacques Gamblin)… Rencontre au sommet entre Chabrol et Depardieu pour ce premier film commun dont l’intrigue est le prétexte à une belle profondeur : entouré d’interprètes brillants, Depardieu fait écho à des démons (quasi autobiographiques ?) sur le poids du passé, les ratages, les regrets et à une forme de « dignité » particulière quant à se mépriser soimême… Bouleversant ! (O.B.)
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HIER AUJOURD’HUI et DEMAIN DE VITTORIO DE SICA – CARLOTTA FILMS

Exploration savoureuse du couple, de la séduction, de la sexualité des sixties, le trio Sophia Loren, Mastroianni et Vittorio De Sica frappe avec un récit découpé, trois couples, trois lieux géographiques (Naples, Milan, Rome) comme autant de déclinaisons sociétales : sous-prolétariat, aristocratie, bourgeoisie. Corseté dans l’humour le plus vif, Mastroianni s’adonne à la joie sans compromission de se ridiculiser toujours davantage, tandis que la Loren folâtre avec plus d’entrain que d’habitude, joue de sa sensualité débordante et maligne. Une détente intelligente. (O.B.) i

La BAIE SANGLANTE De MARIO BAVA – CARLOTTA FILMS

La Baie est l’objet de convoitise, mais la propriétaire, une vieille comtesse paralytique, refuse de céder. Elle craint trop de voir le superbe domaine auquel elle est attachée se transformer en station balnéaire. Malheureusement, un premier cadavre est découvert, d’autres suivront. Considéré comme le chef d’œuvre de Mario Bava, dont les films, Les Vampires et Duel au Couteau font également l’objet de belles rééditions chez Carlotta, La Baie Sanglante invente un genre nouveau, cynique, à la limite du nihilisme, qui préfigure le slasher si cher aux adolescents américains. À la différence de films comme Vendredi 13 par exemple, il développe une esthétique saisissante et constitue un bien bel objet cinématographique, qui ravit aussi bien les amateurs du genre que les cinéphiles. (E.A.)
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BERLIN # 1 et 2 DE JASON LUTES – DELCOURT

Publiée en 2004 au Seuil le premier tome de cette trilogie La Cité des pierres marquait un repère dans la publication des graphic novels (expression fort galvaudée de nos jours) américains. Le récit très littéraire autour des destins croisés de Berlinois (ouvriers et intellectuels) avant-guerre impressionnait pas ses qualités littéraires et la maîtrise de son découpage, de ses cadrages. On se montrera moins enthousiaste aujourd’hui quant aux qualités graphiques de ce comic en ligne claire au trait parfois malhabile. Reste un récit impressionnant et très habile dont on découvre la deuxième partie après huit ans d’attente, le premier tome ayant été réédité par Delcourt peu avant la sortie du tome 2, La Cité de fumée. Ce second volume, plus carré graphiquement, parfois joliment inventif, voit les évènements se précipiter avec le tournant de 1929 et des questions toujours d’actualité. (F.T.) i

LE PAVÉ ORIGINEL

DAVID BORING

DE NICOLAS WINTZ ET ADAM PIANKO DELCOURT

DE DANIEL CLOWES – ÉDITIONS CORNÉLIUS

Belle rencontre entre le dessinateur strasbourgeois Nicolas Wintz et l’auteur Adam Pianko dont il s’est agi d’adapter le roman Le Pavé Originel : à la veille de 68, Samuel, lycéen d’origine juive polonaise, se sent en harmonie avec l’air du temps révolutionnaire et ce, malgré son statut de “fils à papa”. Il rêve notamment d’une sexualité débridée, parasitée en cela par les fantômes de pieux aïeux… Au travers du graphisme simple et élégant de Wintz, l’ouvrage offre une reconstitution palpable de 68, en restitue l’esprit dans toutes ses contradictions, au-delà des particularismes religieux évoqués avec un humour et un décalage bienvenus. (O.B.) i

UNE DEMIE-DOUZAINE D’ELLES D’ANNE BARAOU ET FANNY DALLE-RIVE L’ASSOCIATION

Il y a bien longtemps l’Asso avait commencé à publier dans sa discrète collection Mimolette au côté de Pascin cette série au titre intrigant et au nom programmatique, chaque volume mince mais consistant portant le nom d’un prototype féminin : Armelle Naïve, Marine Sex, Michèle Roman… Cela pourrait être de ces BD féminine qui envahit les rayonnages (Baraou en commet d’ailleurs chez Dargaud). Mais c’est tout le contraire. Les noms transparents cachent des personnages complexes, une intelligence d’écriture et de dessin rare. Republiées en intégrale et augmentée de quelques planches cette demi-douzaine compte parmi les grands bouquins de l’éditeur. (F.T.) i

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David, 20 ans, mal assuré, rencontre par hasard Wanda, littéralement son idéal féminin. Un jour, cette dernière disparaît soudainement et David part à sa recherche… L’univers unique, inextricable et transpirant de l’américain Daniel Clowes mériterait à lui seul une thèse. L’auteur mêle sexualité et mort, étrangeté et désordres sentimentaux, désillusions pubères et irréalités avec un sens du suspens chevillé au corps du récit. Tel Hitchcock filmant ses scènes d’amour en scènes de meurtres, Clowes fait ressurgir la permanence de sa violence sourde dans une mise en scène perfectionniste, noire et blanche, où chaque trait de plume écorche votre âme et votre esprit. Magnifique. (O.B.)

DAPHNÉE ET IRIS DE GÉRALDINE RANOUIL, VÉRONIQUE GRISSEAUX ET GLEN CHAPRON KSTR

Daphnée et Iris ou le quotidien de deux insupportables chipies qui accordent la même valeur à leur chat, à leur mec ou à leur sac Balenciaga. Le véritable amour peut-il encore bouleverser l’existence de ces citadines avides de réussite sociale ? La réponse figure quelque part dans ces pages, joliment rythmées par le trait subtil de Glen Chapron. Une desperate way of life, bien française, caustique à souhait, décrite avec tendresse et humour, qui ravira les filles aussi bien que les garçons. (Kim) i




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