NOVO 47

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La culture n'a pas de prix

12.2017 —— 01.2018

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sommaire

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Nº47 Directeurs de la publication et de la rédaction : Bruno Chibane & Philippe Schweyer Rédacteur en chef : Emmanuel Abela emmanuel.abela@chicmedias.com 06 86 17 20 40 Secrétaire de rédaction : Cécile Becker Relecture : Cécile Becker Direction artistique et graphisme : starlight

Ont participé à ce numéro : REDACTEURS

Florence Andoka, Nathalie Bach, Cécile Becker, Nicolas Bezard, Valérie Bisson, Marie Bohner, Benjamin Bottemer, Caroline Châtelet, Jean-Damien Collin, Antoine Couder, Sylvia Dubost, Sylvain Freyburger, Julie Friedrichs, Pauline Joerger, Camille Locatelli, Guillaume Malvoisin, Séverine Manouvrier, Fanny Ménéghin, Mylène Mistre-Schaal, Adeline Poidevin Segura, Antoine Ponza, Léa Signe, Martial Ratel, Yves Tenret, Claire Tourdot, Aurélie Vautrin, Nathanaelle Viaux, Pierre Walch.

PHOTOGRAPHES ET ILLUSTRATEURS

Vincent Arbelet, Pascal Bastien, Julian Benini, Laurence Bentz, Sébastien Bozon, Thibaud Dupin, Benoît Linder, Renaud Monfourny, Arno Paul, Bernard Plossu, Olivier Roller, Dorian Rollin, Christophe Urbain, Henri Vogt, Nicolas Waltefaugle.

CONTRIBUTEURS

Nathalie Bach, Bearboz, Nicolas Bezard, Catherine Bizern, Léa Fabing, Christophe Fourvel, Jérôme Mallien, Ayline Olukman, Chloé Tercé, Mathieu Wernert, Sandrine Wymann.

COUVERTURE

Bernard Plossu (Joaquim et Manuela, France 1991) (photo extraite du livre de Bernard Plossu et David Le Breton consacré au vélo à paraître chez Médiapop en 2018)

IMPRIMEUR

Estimprim – PubliVal Conseils Dépôt légal : décembre 2017 ISSN : 1969-9514 – © Novo 2017 Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés.

Ce magazine est édité par ChicMedias & médiapop ChicMedias

12 rue des Poules / 67000 Strasbourg Sarl au capital de 37024 € – Siret 509 169 280 00013 Direction : Bruno Chibane bruno.chibane@chicmedias.com – 06 08 07 99 45 Responsable administratif : Gwenaëlle Lecointe administration@chicmedias.com – 03 67 08 20 87

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12 quai d’Isly / 68100 Mulhouse Sarl au capital de 1000 € – Siret 507 961 001 00017 Direction : Philippe Schweyer ps@mediapop.fr – 06 22 44 68 67 www.mediapop.fr

ABONNEMENT — www.novomag.fr

Novo est gratuit, mais vous pouvez vous abonner pour le recevoir où vous voulez. ABONNEMENT France : 5 numéros — 30 euros Hors France : 5 numéros — 50 euros DIFFUSION Contactez-nous pour diffuser Novo auprès de votre public .

ÉDITO

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CARNET Le monde est un seul 7 Identités en séries 9 Une balade d’art contemporain 32-33 Mathieu Wernert 50-51 Take me somewhere nice 92-93 Regard 92 Scénarios imaginaires 96-97 Carnaval 98

TELEX 10—11 La sélection de la rédaction

FOCUS 12—24 La sélection des spectacles, festivals et inaugurations

INSITU 27—31 Peinture, vidéo, installation, photographie… tour d’horizon des expositions de notre grand Est

RENCONTRES 34—49 Peter Stamm 34 Simon Liberati 38 Charles Juliet 42 Sarah Murcia 44 Matthew Shipp 48

FESTIVAL ENTREVUES 52—58 Saïd Ben Saïd 52 Cinéma et télévision 54 Hollywood avant la censure 56 Jeanne Added 58

MAGAZINE 60—83 Elisabeth Lebovici 60 Su Mei-Tse au Mudam 64 Patrice Joly au FRAC Franche-Comté 66 Japonorama au Centre Pompidou-Metz 68 L’Atelier national de recherche typographique 70 André François au musée Tomi Ungerer 72 Anne Teresa De Keersmaeker au Maillon 74 Oscyl 76 La Passion de Félicité Barrette 78 Tricky 80 Nils Frahm 82 Collectif OH 83

SELECTA Disques 84

Livres 86

DVD 86 3


Exposition 20 octobre 2017 › 25 février 2018

261, boulevard Raspail 75014 Paris fondation.cartier.com IMAGE : MALICK SIDIBÉ, MADEMOISELLE KADIATOU TOURÉ AVEC MES VERRES FUMÉS, 1969. COURTESY GALERIE MAGNIN-A, PARIS. © MALICK SIDIBÉ. GRAPHISME © AGNÈS DAHAN STUDIO


édito Par Philippe Schweyer

Le centre du monde

J’avais besoin de sensations fortes, mais j’ai tout de même failli faire demi-tour en arrivant au pied de la grande roue. Malgré les quelques verres de vin chaud que je venais d’avaler, ce n’était peut-être pas une bonne idée de grimper dans ce manège. À peine installé, la roue s’est mise en branle. Rivé à mon siège, je me cramponnais de toutes mes forces. Après une série de secousses, je me suis retrouvé au sommet. La trouille au ventre, j’ai lentement tourné la tête pour profiter de la vue panoramique tout en veillant à ne surtout pas regarder vers le sol. J’aurais dû commencer à redescendre, mais la ville s’est brutalement retrouvée plongée dans l’obscurité et le silence. Alors que je m’efforçais de ne pas paniquer, mon téléphone s’est mis à sonner. C’était un ami qui rêvait de devenir écrivain et me tenait régulièrement informé de ses états d’âme. Il avait le talent pour percer, mais en attendant de se mettre sérieusement à son manuscrit, il bossait dans une start-up qui mobilisait toute son énergie. Rien que d’entendre sa voix, j’ai commencé à me détendre. — Salut ! Je peux te parler ? — Bien sûr… Comment ça va chez toi ? Je venais de commettre l’erreur de lui poser la question en premier. — Ça va un peu mieux, mais ça flotte. Les temps sont vraiment durs, et j’ai tendance à me décourager. — Moi aussi ça flotte. Je suis suspendu les pieds dans le vide à 50 mètres du sol. — Je me sens assez désespéré quant à mon avenir. C’était moi qui étais dans la merde et c’est lui qui était désespéré. — Je suis bloqué dans la grande roue ! — Là, autour de nous, à quelques exceptions près, c’est la débandade, le sauvequi-peut. Les autres rebondiront sans doute, moi pas. Je ne comprenais pas où il voulait en venir. Je devinais vaguement que sa start-up n’était pas au mieux, mais j’avais beau faire des efforts pour tenter de compatir, j’aurais mille fois préféré être à sa place. Je l’imaginais vautré confortablement dans son canapé en train d’écouter ses vieux vinyles de Blondie pendant que sa délicieuse épouse lui préparait un copieux cordon bleu. — Si je saute dans le vide, je ne risque pas de rebondir. Je vais m’écraser et tout sera fini ! — Et puis, il y a le sentiment d’avoir raté sa vie. J’étais bloqué dans le froid au sommet d’une grande roue à la con et c’est lui qui avait le sentiment d’avoir raté sa vie. Je l’ai laissé continuer à s’apitoyer sur son sort tout en priant de toutes mes forces pour qu’un miracle se produise. — Comment ai-je pu faire autant d’erreurs ? Donc, oui ça va ! Tout ça pour me dire que finalement il n’allait pas si mal. Comme je sentais que mon ami n’en avait absolument rien à faire de mes problèmes de vertige, j’ai raccroché sans prendre la peine de lui dire au revoir. Je voulais profiter de ce moment en suspension pour réfléchir sérieusement au sens de ma vie. La première moitié de mon existence avait été chaotique, mais je m’étais bien amusé. J’avais souvent eu l’impression d’être aspiré par le néant, mais j’avais eu la chance de faire de belles rencontres et je ne regrettais pas grand-chose. Tout compte fait, mon seul projet était de continuer à vivre ma vie sans trop regarder ni en avant ni en arrière. Revigoré, j’ai tapoté sur mon clavier pour signaler à tous mes amis de Facebook que j’étais bloqué au sommet de la grande roue. Au bout de quelques minutes, j’ai compté trois likes. Déçu, j’ai rajouté qu’il faisait très froid et que j’avais le vertige. Dans la foulée, deux personnes supplémentaires ont daigné liker mon post. J’ai encore attendu un peu avant de me décider à faire un selfie avec flash pour que mes amis puissent distinctement discerner la panique dans mes yeux. Deux minutes plus tard, j’ai compté une dizaine de likes supplémentaires. C’était nettement moins qu’espéré, mais chaque like me procurait un pic de bien-être digne de la meilleure des drogues. Je n’espérais plus qu’une chose : passer le plus de temps possible suspendu dans le vide. Grâce à Facebook, je n’avais plus peur de rien, j’étais le centre du monde.


Cet hiver, découvrez deux créations du CDN

La Passion de Félicité Barette d’après Trois Contes de Gustave Flaubert

Bérénice TEXTE

JEAN RACINE

MISE EN SCÈNE

CÉLIE PAUTHE

ADAPTATION ET MISE EN SCÈNE

GUILLAUME DELAVEAU

DU 5 AU 9 DÉCEMBRE 2017 UNE CRÉATION DU CDN BESANÇON FRANCHE-COMTÉ

www.cdn-besancon.fr / 03 81 88 55 11 AVENUE ÉDOUARD DROZ 25000 BESANÇON / ARRÊT TRAM : PARC MICAUD

DU 24 JANVIER AU 2 FÉVRIER 2018 UNE CRÉATION DU CDN BESANÇON FRANCHE-COMTÉ OUVERTE AUX ABONNÉS DES 2 SCÈNES SCÈNE NATIONALE DE BESANÇON


Le monde est un seul n°46 Par Christophe Fourvel

Les terres fertiles et les terres brûlées d’Amor Hakkar Issu d’une famille de 13 enfants, le cinéaste bisontin Amor Hakkar a, depuis le bidonville des Founottes, tracé un chemin solitaire face aux vents contraires. Un parcours entêté, rare, entre dépit et apaisement. Tous les enfants sont des cinéastes. Ils observent le monde des adultes et accumulent dans leur tête des bobines d’images. Amor Hakkar a conservé de son regard d’enfant un plan séquence fondateur. Nous sommes dans les années soixante, il a 7 ou 8 ans et vit dans les bidonvilles des Founottes, à Besançon. Son père rentre du chantier. Il a garé sa mobylette. Il a un mal fou à retirer ses chaussures trempées et sa cagoule, sur sa tête, est raide de givre. Quand il l’enlève, son visage apparaît buriné par l’épuisement et le froid. L’enfant le fixe de son œil caméra. Alors plus tard, en visionnant la pellicule, celui-ci se dira qu’il va falloir bosser ; se hisser quelques barreaux plus haut sur l’échelle sociale pour ne pas traîner la même carcasse ankylosée par la fatigue et l’hiver. Bien sûr, tant d’enfants observent en silence la comédie humaine sans devenir artistes. Il faut déjà une poétique pour discerner ce qu’il y a de tragique et de lyrique dans une fin d’après-midi d’hiver. Il faut cette lucidité comme une blessure, la plus proche du soleil, même si on n’est pas en âge d’avoir conscience de toutes ces équations qui peu à peu nous définissent adultes. Amor Hakkar évoque une enfance fabuleuse. Ce n’est qu’après que l’on réalise qu’on était un poète dans un bidonville et que forcément, ça détonnait. Ses parents, venus des Aurès dans ce coin glacé de France, sont analphabètes mais vénèrent les connaissances que dispense l’école. Alors Amor est bon élève. Il est l’espoir de la famille, une famille, soit dit en passant, qui compte dans ses rangs des avocats, des champions sportifs, un taulard, des médecins, des entrepreneurs… qui a su ainsi remplir, au gré des années, toutes les rubriques du journal local. Amor obtient son bac, passe un an en médecine, devient animateur, travaille « à la Ville » : de quoi faire la fierté de tout le bidonville ou plus exactement, de la cité de l’Escale, ces bâtiments en dur construits sur les cendres, les stigmates, les rêves du bidonville qui fut le premier paysage français de l’enfant, venu d’Algérie à l’âge de six mois. Mais le chemin de vie qui se dessine devant lui diverge trop des films que se faisait le môme des Founottes. À 25 ans, il démissionne et voit ses rêves se fracasser sur la réalité. Je ne m’étais pas rendu compte à quoi je m’attaquais. Ce fut si dur, si violent. Si machiavélique. Avec son nom et son passé, il ne

trouve qu’un strapontin dans le petit monde des Verdurin de province. Seul, avec un semblant de formation, il bricole ses premiers films à partir de 1990 (il a 32 ans). Après un premier long métrage, Sale temps pour un voyou, il envisage un projet qui demeurera inachevé, Ailleurs c’est beau aussi, par manque de soutien, d’argent, de réseau, de tout. Par découragement. Cela donnera quatre ou cinq ans de caniveau, à vivre au RMI, à ne plus rien entreprendre mais à laisser germer un livre. Je voulais revoir le gamin que j’étais. Ce sera La Cité des fausses notes (éditions Pétrelle, Prix du Livre Comtois), son portrait de l’artiste parmi la smala, les copains et la cruauté du monde qui se révèle à coups d’images brutales. Pendant ces mêmes années maudites, Amor rapatrie le corps de son père décédé dans une Algérie qu’il découvre. C’est un choc qui réactive sa vie. Votre terre brûle et un jour, on vous montre un autre champ que vous allez pouvoir labourer. Il tourne Timgad, la vie au cœur des Aurès, un documentaire pour la chaîne France 5. Puis La Maison jaune, qui multipliera les prix dans les festivals sans parvenir à une visibilité suffisante dans les salles. Le film d’après (produit par sa propre boîte, Sarah films) s’attelle à suivre dans une ville du Jura, un couple d’Iraniens homosexuels, dont un des deux connaîtra Quelques jours de répit (c’est aussi le titre du film) chez une femme incarnée par Marina Vlady. Là aussi, le film est sélectionné au festival de Sundance mais ne trouve guère sa place dans le réseau de distribution. Vient ensuite La Preuve et enfin, Celle qui vivra (sorti cette année). Aujourd’hui, si le manque de reconnaissance, l’usure du combat, donnent aux propos de l’homme une patine un peu triste, on sent poindre un apaisement, venu aussi avec le temps dans les plis de l’adversité. Le sentiment d’avoir suivi sa voie, de n’avoir guère dérogé ; la conscience d’être parti de très loin. Le plaisir des tournages, la fidélité de certains comédiens. Alors, même si après trente ans c’est aussi galère, aucune averse ne parvient à empêcher le feu des projets de crépiter. Et puisque tout est difficile, autant persévérer dans les voies ardues : le prochain film parlera de l’homosexualité masculine dans les cités.

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© Frederik Buyckx

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+33 (0)3 88 27 61 81

PAR BERLIN Théâtre, vidéo documentaire / Belgique


Identités en séries n°3 Par Cécile Becker

Mad Men : femmes, ce que nous sommes Il y a des moments où l’on se laisse submerger par ce qui nous dépasse. Où l’incompréhension face aux événements intimes qui nous secouent, à des changements brutaux – d’adresse, donc aussi, de trajectoire pour traverser la ville, d’habitudes, d’organisation – couplés à une actualité favorable à la conscientisation féminine – même les forces cosmiques l’indiquent – ; où tous les indices nous forcent à chercher ce “soi” profond, à l’assumer puis à l’affirmer. De sources concordantes, aux alentours de la trentaine et ce, quelle que soit notre situation, ce passage semble obligatoire et même se transformer, s’agrémenter, se répéter à plusieurs endroits. Se définit-on ? Se redéfinit-on ? Redéfinissons-nous notre rapport à l’autre ? Déterre-t-on une volonté (ou une non-volonté) trop longtemps annihilée ? Par quoi l’a-t-elle été ? Passage douloureux. Chargé en pics – extatiques puis quasi dépressifs –, ces mouvements bouleversants dessinent la force de la vie même. Affronter, toujours. Se désintoxiquer. Révéler sa vérité. Réanimer (et non pas “se réapproprier”) ce corps, « archive politique de la domination », comme l’énonce si bien la philosophe Elsa Dorlin. (Re)trouver ces intentions, ces projets, ces idées qui nous redressent. Se faire violence. Libérer la parole. Les ruptures, dans mon cas, en série, sont parfois nécessaires : rompre avec des schémas passés, rompre avec le silence, rompre les interdépendances, rompre avec l’autre, et au final avec soi-même, pour reconstruire autrement, pour construire mieux. « Le personnel est politique » prévenaient les féministes, il l’est. D’autant plus que cette expérience, ces expériences se font de plus en plus entendre, et deviennent donc collectives. #metoo, partout. Ces combats, qui mêlent (re)définition d’une d’identité, affres sentimentales, remises en question professionnelles, sororité, se retrouvent en transparence dans la série Mad Men

– ce qui rend la série beaucoup plus fascinante qu’une simple plongée dans le milieu vintage de la publicité américaine, ou pire : qu’un simple dressing ou décor à shopper... Les regards, silences et colères de Peggy, Joan et Megan (pour ne citer qu’elles) en disent plus longs encore que leurs mots. Elles ne formulent d’ailleurs jamais vraiment leurs désirs ou envies – qu’il nous faut saisir à tous moments en transposant nos propres histoires – mais sont constamment renvoyées à leurs possibilités ou impossibilités par les comportements des hommes. Sept saisons pour comprendre que le propos de cette série est bien plus la libération des femmes que les multiples descentes de Don, que les femmes ne cessent de rattraper d’une chute inévitable, si elles ne la précipitent pas. Sept saisons pour constater que ce sont elles : secrétaires, épouses, maîtresses, amies, mères et filles qui détiennent le pouvoir, et plutôt que de le mettre au service de la folle machine patriarcale, s’emploient à le retourner en leurs faveurs. Pour Peggy (campée par Elisabeth Moss, dont on a déjà parlé ici), passée de secrétaire à directrice de la création, il s’agit de gravir les échelons, de se faire entendre, de se faire reconnaître. Sa libération passe par le travail mais se constate dans sa façon d’appréhender les hommes, d’évoluer, même de se mouvoir. Ainsi, nous la découvrirons dans ce corps contraint pour la voir sublimée dans cette formidable scène de la saison 7, marchant fièrement vers son nouveau bureau, clope au bec et lunettes de soleil. Apothéose. Joan, elle, découvrira au fil des saisons cette opposition que nous connaissons toutes et qui se manifeste par le désir d’emprise : traditionnellement, il passe par la force du côté de l’homme et par la séduction du côté de la femme, “outil” de maîtrise valorisé par les regards que l’on pose sur elle. Joan se constituera en objet de désir pour finalement se débarrasser de cet apparat, assumer sa relative solitude et ses propres désirs pour trouver sa liberté. Megan, l’éternelle amoureuse, apprendra qu’elle n’a besoin de personne pour trouver sa voie et déployer, contre vents et marées, ses talents de comédienne. Ces femmes, cette galerie d’identités et de parcours dressent un tableau passionnant de ces questionnements qui nous traversent. Peggy, Joan et Megan incarnent tout ce qui se joue en chacune de nous. Elles sont volontaires et luttent avec leurs propres intimités contre la domination masculine ; contre elles-mêmes, aussi. Mad Men, qu’on se le dise, est une grande série féministe.

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Telex

LOUISE, ELLE EST FOLLE

MARK PADMORE / MITSUKO UCHIDA

— 67 — À chacun son double, sa voix intérieure. Deux femmes se répondent, s’invectivent, elles s’acharnent l’une contre l’autre. Mais qui sont-elles ? Qui est Louise ? Est-elle folle ? Et surtout qu’est-ce que la folie ? Nathalie Bach et Catriona Smith Morrison incarnent le texte de Leslie Kaplan dans un rythme endiablé le 29 novembre à l’Espace Malraux, à Geispolsheim, et le 25 janvier à l’Aedaen Gallery à Strasbourg. À lire dans ce numéro les Variations qu’en propose notre amie et chroniqueuse régulière de Novo, Nathalie, p.94. (E.A.) www.geispolsheim.fr www.aedaen.com

— 67+68 — À l’OnR, on y découvre des opéras et des ballets, mais pas seulement. Il suffit de consulter le programme du mois de décembre pour en avoir le tournis. Parmi la foultitude de représentations et autres manifestations – la finale régionale du Concours Voix Nouvelles ouverte au public le 20 –, à signaler la présence à Strasbourg du ténor Mark Padmore et de la grande pianiste Mitsuko Uchida pour un récital intimiste autour de Winterreise de Schubert. De circonstance, donc. (E.A.) www.operanationaldurhin.eu

L’HOMME SANS VISAGE — Strasbourg — En partenariat avec l’INA Grand Est, la médiathèque André Malraux projette en continu l’intégrale du feuilleton L’Homme sans visage, de Georges Franju et Jacques Champreux. Un inédit à ne pas rater. Le 3 février, de 10h à 19h. (C.B.) www.mediatheques.strasbourg.eu

SPECIFIC RECORDS Si « le mec de la Face Cachée est cool », dixit Philippe Schweyer, il fallait alors mentionner la dernière sortie de chez Specific Records – qui milite pour la diffusion de la musique en vinyle. Quelle sortie ? Necronomidol, Deathless. Attention, ça déménage. (C.B.) www.specific.bandcamp.com

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LE FESTIVAL DU LIVRE DE COLMAR — Colmar — Avec pas moins de 400 auteurs et 80 maisons d’éditions, le Festival du Livre de Colmar s’impose comme le salon incontournable dans le Grand Est. Toutes les littératures, toutes les écritures y sont représentées. Parmi les auteurs d’ici, Abd al Malik, Fatou Diome et Olivier Guez, fraîchement récompensé du Prix Renaudot pour sa Disparition de Josef Mengele. (E.A.) festivaldulivre.colmar.fr

INDEXMAKERS — Montbéliard — Des gens qui font, partout, tout le temps, petit ou grand. Artiste-éditeur, artiste tisserand, femme indienne ou africaine, cyberactiviste, penseur… L’exposition du 19 met en lumière « celles et ceux qui contribuent à créer du commun par la mise en visibilité de savoirs mineurs ». Jusqu’au 7 janvier. (C.B.) www.le19crac.com


Telex

françois virot + sierra manhattan — Strasbourg — October Tone invite François Virot (Born Bad Records) et son rock d’une simplicité aussi efficace que déroutante au Troc’afé, avec en première partie, les sympathiques zazous de Sierra Manhattan. Que dire d’autre ? Allez-y. Le 27 novembre à 19h30. (C.B.) www.facebook.com/octobertoneclub

VOUS TENIR TOUT CONTRE MOI #1 — Metz — Les Telex, ça sert aussi à mettre en avant le travail des copains et les belles initiatives. D’une pierre, deux coups : l’UFR de Metz a réuni les travaux de trois artistes qui travaillent autour de l’émotion – question bien souvent balayée des discours (chiants) sur l’art – : Johanna Rocard, Ami Skanberg Dahlstedt et Camille Roux. Alors oui, Camille, c’est mon amie, mais son dernier travail vidéo, Pharmakon, entremêlement de plans fixes de statues installées au Grutos Park en Lituanie et de réactions d’hommes et de femmes à ces images, vous touchera aussi. Quand le patrimoine croise l’intime. C’est à la Galerie 0.15 // Essais dynamiques dans le bâtiment A de l’ancien IECL. Jusqu’au 14 décembre de 14h à 18h. (C.B.) www.facebook.com/Galerie0.15/

quand je regarde les roses pousser — Hégenheim — Dans le cadre de l’exposition Regionale 18, la commissaire invitée Alice Marquaille invite 12 artistes à la FABRIKculture, à s’interroger sur les relations qui nous lient à la Nature. Un sujet dans l’ère du temps… Du 26 novembre au 7 janvier. (C.B.) www.regionale.org

BINGO CHICO — Strasbourg — Qui connaît le duo Ein & Stein sait que leurs interventions-performances-caricatures sont toujours d’une grande justesse et d’une grande drôlerie. Central Vapeur les réinvite, cette fois avec Pelpass, sous le chapiteau de Paye ton Noël, à donner leur fameux bingo : tombola, illustrations à gagner, concours de costume et karaoké final. Yessaïe ! Le 10 décembre de 15h à 21h. (C.B.) www.centralvapeur.org

LIBRAIRIE DES BÂTELIERS — Strasbourg — Depuis quelques années, Afifa mène un bien joli travail de rencontres dans une librairie qui fait la part belle aux livres d’art et à la poésie. Avec l’association Traffic d’art, elle propose une série d’expositions qui entrent en résonance avec ses choix à partir de janvier. Avant de débuter le cycle, Jean-Louis Hess présente durant tout le mois de décembre des photos prises lors d’un séjour en Grèce, en relation avec la présence de Philippe Lutz, auteur chez Médiapop d’Îles Grecques, mon amour, le 8 décembre. (E.A.)

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focus

Maxence-Rey, Parcours-chorégraphique – © Margo Meyer

30 ans, ça se fête !

Louis XIV dans le costume d’Apollon, gravure d’Henri de Gissey

Naissance d’un mythe 1653. Les grondements de la Fronde s’atténuent, mais le Cardinal Mazarin doit frapper un grand coup pour installer le jeune Louis sur son trône. C’en seront trois, ceux du théâtre, ou plutôt du ballet de cour. Frappés au sol du Petit Bourbon, pouvant accueillir 3 000 personnes, autant de courtisans à qui le spectacle grandiose doit soumettre définitivement la volonté. Mazarin rassembla les pointures de la danse et de la musique et confia à Isaac de Benserade, bien connu des salons, la direction du livret. Le poète choisit de relater la fable d’une nuitée en divers tableaux. « Languissante clarté, cachez vous dessous l’onde, faites place à la nuit. » À ces mots introduisant la pièce, le 23 février, commerçants ou paysans, petites vies s’activant de jour, rentrent dormir chez eux. La tonalité change légèrement, entre en scène une multitude de personnages inquiétants, l’univers interlope de la terrible Cour des Miracles. Mais les spectateurs n’ont encore rien vu, et grâce à de savantes machineries, se déchaîne un sabbat de monstres et de sorcières, orchestré par Satan lui-même. Voici le résultat d’un étonnant travail de reconstitution de cet épisode singulier, produit par le Théâtre de Caen, réalisé notamment par le directeur de l’ensemble musical Correspondances et la chorégraphe Francesca Lattuada. Il n’en fallait pas moins pour rendre compte du Grand Ballet final. Y apparaît l’aurore, apportant une clarté nouvelle sur la Terre. Recouvert d’or, Louis XIV entouré de ses planètes ministres, vient de créer le Roi Soleil. Par Antoine Ponza

LE BALLET ROYAL DE LA NUIT, spectacle les 2, 3 et 5 décembre à l’Opéra de Dijon www.opera-dijon.fr

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Comme chaque année, le CDCN (Centre de Développement Chorégraphique National) Art Danse nous sort de l’hibernation avec un festival qui propose une programmation pointue et pointilleuse. En convoquant de nombreuses formes et propositions, Art Danse choisit de mettre en valeur la diversité d’une discipline mal connue et de soutenir une production composite. Pour ce 30e anniversaire, et parmi la vingtaine de spectacles que compte le programme, le festival présentera la nouvelle création des directeurs du Centre Chorégraphique National de Belfort, Héla Fattoumi et Eric Lamoureux, Swing Museum, un spectacle jeune public qui sera créé lors de la prochaine édition du festival Momix à Kingersheim. Ce solo interprété par Jim Couturier est la première pièce dédiée au jeune public des deux chorégraphes déjà présents l’année passée avec Waves et Husaï / Après-Midi… La production régionale sera également représentée par la compagnie de la bisontine Nathalie Pernette et son spectacle Sous La Peau, une création portée par un trio qui magnifie l’épiderme en interprétant des intentions strictement charnelles. Le spectacle sera présenté en diptyque avec Sous Ma Peau de Maxence Rey. Créée en 2012, cette pièce chorégraphique interroge à son tour le corps, la nudité et la pudeur. En déployant sa programmation dans différentes villes de Bourgogne Franche Comté depuis 30 ans, le festival Art Danse s’implante pleinement sur un territoire qui ne se cantonne pas à la seule capitale. Une décentralisation qui contribue à démocratiser l’art de la danse auprès d’un public venu de tous horizons. Par Adeline Poidevin Segura

ART DANSE , festival de danse du 11 janvier au 9 février 2018 à Auxerre, Beaune, Mâcon, Chenôve, Quétigny et Dijon www.art-danse.org


F e st i va L d e s C u Lt u r e s du sud

L a FiL ature sCène nationaLe muLhouse

du 10 au 27 janvier 2018

romeo CasteLLuCCi / serge aimÉ CouLiBaLY / LaiLa soLiman / moÏse tourÉ / KamaL hashemi / ahmed eL attar emeL mathLouthi / ramZi ChouKair / P. Fresu, d. di Bonaventura & a FiLetta / judith oLivia manantenasoa oumaima manai / vasistas theatre grouP / aZam aLi / Lounis aÏt mengueLLet / BLandine savetier Bruno girard / orChestre sYmPhoniQue de muLhouse / Cristina de middeL

Théâtre, danse, musique, cinéma, exposition avec des artistes venus de France, Italie, Syrie, Algérie, Madagascar, Tunisie, Burkina Faso, Belgique, Côte d’Ivoire, Grèce, Iran, Égypte, Espagne… mais aussi de nombreux rendez-vous à Mulhouse : conférences, rencontres, films, repas…

Création graphique : atelier 25

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focus

Perdus entre deux rives, les Chibanis oubliés, de Rachid Oujdi

Une trêve hivernale Avec une centaine de rendez-vous, le festival des Nuits D’Orient, organisé par la Ville de Dijon, propose une programmation pluridisciplinaire mêlant spectacle vivant, cinéma, projets participatifs, rencontres et lectures liant l’orient et l’occident pour un temps fort de la culture à Dijon. De nombreuses structures culturelles de la métropole sont partenaires du festival pour proposer des événements accessibles au plus grand nombre notamment par le biais de la gratuité de plusieurs rendezvous et l’accueil des personnes en situation de handicap. L’événement compte bien réjouir l’ensemble de ses spectateurs et confirmer ainsi une volonté de communion par-delà les différences. En effet, c’est une véritable leçon de convivialité réunissant amateurs et professionnels autour de créations innovantes que valorise chaque année la Ville de Dijon. La résidence d’artiste représente la grande nouveauté de cette 18e édition. Eleonora Ribis, comédienne et metteure en scène qui consacre son travail au jeune public, est accueillie par deux écoles élémentaires depuis la rentrée de septembre pour préparer une exposition sonore à partir du livre jeunesse Mon Voisin de Marie Dorléans. Le résultat de cette résidence sera présenté pendant toute la durée du festival à la Minoterie, le pôle de création jeune public et d’éducation artistique de Dijon. Le festival des Nuits d’Orient dépasse les frontières et les générations pour une quinzaine riche en découvertes ! Par Adeline Poidevin Segura

LES NUITS D’ORIENT, festival du 24 novembre au 10 décembre, à Dijon et son agglomération www.lesnuitsdorient.dijon.fr

#Vérité © Joséphine Lointaine

L’école du spectateur Pour fêter les 70 ans de la décentralisation culturelle, le Théâtre Dijon Bourgogne propose un temps fort dédié à la jeunesse. Un événement militant qui revendique la mission d’aiguiser l’esprit critique et réveiller la conscience politique d’une jeunesse en manque de repères. Avec des spectacles choisis pour les diverses interrogations politiques et sociales qu’ils soulèvent, le TDB entend impulser une réflexion et mettre la jeunesse face à ses possibilités d’auto-détermination, une volonté de lutter contre le fatalisme ambiant en valorisant le libre arbitre. Qu’en est-il du programme ? On retrouve la création de Maëlle Poesy, Inoxydables, qui aborde les thèmes de l’amour et de l’exclusion à travers la fugue de deux adolescents choisissant l’errance plutôt que l’ennui. Créé en 2012, L’espèce Humaine explore le bien-fondé d’une société de consommation par le biais d’une démonstration fantaisiste. Le metteur en scène Benoît Lambert propose une pièce pédagogique sur les dessous de l’art dramatique avec Qu’est-Ce Que Le Théâtre ? La figure emblématique de Michel Foucault s’invite dans le festival lors d’un dialogue entre le philosophe et un auto-stoppeur dans la pièce Letzlove. La Devise, d’après un texte de François Bégaudeau, interroge les valeurs de la république. Enfin, #Vérité, écrit et mis en scène par Yann Métivier et Benjamin Villemagne est un spectacle sur les fake news et autres théories du complot à l’heure de la viralité des informations. Jouer Partout, temps fort dédié à la jeunesse, s’engage à élever les esprits en abordant des thématiques qui s’inscrivent au plus près des préoccupations des jeunes. Par Adeline Poidevin Segura

JOUER PARTOUT, festival du 4 au 8 décembre au Théâtre Dijon Bourgogne et différents lycées de Dijon et son agglomération www.tdb-cdn.com 14


Création

Lune jaune, la ballade de Leila et Lee Du 23.01. au 30.01.2018 De David Greig Mise en scène : Laurent Crovella Assistanat à la mise en scène : Pascale Lequesne Scénographie, peinture : Gérard Puel Lumière : Michel Nicolas Costumes : Mechthild Freyburger Régie générale : Christophe Lefebvre Graphisme : Léo Puel

Lune jaune, la ballade de Leila et Lee 23.1.— 30.1.2018

Avec : Laure Werckmann Fred Cacheux Christophe Imbs Jérémy Lirola Francesco Rees Production : Les Méridiens Coproduction : Comédie De l’Est – Centre dramatique national d’Alsace Salle Ma Me Je Ve Sa Lu Ma

Michel Saint-Denis 23.01. à 19h 24.01. à 20h30 25.01. à 19h 26.01. à 20h30 27.01. à 18h 29.01. à 20h30 30.01. à 19h

« Leila la silencieuse et Lee le mauvais garçon. Deux adolescents rejetés et stigmatisés, à l‘existence fragile. Un mauvais départ, une erreur, un meurtre, et voilà Lee fuyant avec Leila la silencieuse, à la recherche de son père. »

Comédie De l’Est Centre dramatique national d’Alsace 6 route d’Ingersheim 68000 Colmar Réservation : 03 89 24 31 78 ou par mail : reservation @ comedie-est.com

Retrouvez toute la saison sur comedie-est.com


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AHIA 2 - Nacho Gómez 300

Jolis Mômes

De la démocratie en Amérique, de Romeo Castellucci

On dirait le Sud Parce qu’il est plus qu’important, et nécessaire, et primordial de parler autrement des « pays du bassin méditerranéen » en ces temps troublés, on découvre avec envie ce qui nous attend lors de la 6e édition des Vagamondes… Mis en place en 2014 par La Filature, Scène Nationale de Mulhouse, ce festival international donne la parole aux cultures du Sud, avec la particularité de mêler à la fois arts et sciences humaines – au sens le plus large du terme « humaine », évidemment. Comme une petite piqûre de rappel à ceux qui auraient pu (malencontreusement) oublier que la culture n’avait pas de frontière… Un choix audacieux, et payant, puisqu’une fois encore, le festival offre cette année une programmation ambitieuse et engagée, à l’instar de la dernière pièce du sulfureux et controversé Romeo Castellucci, De la démocratie en Amérique. Venues du Liban, d’Iran, d’Algérie, de Tunisie, d’Egypte, du Burkina Faso, de Côte d’ivoire, mais aussi de Grèce et d’Italie, les compagnies assureront une quinzaine de spectacles, puisant finalement autant dans l’actualité que dans leurs traditions… Théâtre, concerts, films, expos, performances… mais également plusieurs conférences et rencontres avec géographes, historiens, journalistes et écrivains, afin de décrypter, ensemble, le contexte géopolitique d’écriture de ces spectacles, et la situation culturelle d’une région aux allures de laboratoire de la création internationale. Voilà qui vaut assurément le coup d’œil et d’oreille. Par Aurélie Vautrin – Photo : Guido Mencari

LES VAGAMONDES, festival du 10 au 27 janvier 2018 à La Filature, à Mulhouse www.lafilature.org

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Avec Momix, tout est dans le titre, ou presque. C’est un festival pour les enfants, mais pas que. Un mix des cultures, mais pas que… Une grande fête du spectacle vivant sous toutes ses formes, à destination du jeune public, mais pas que. La preuve : en février prochain aura lieu la 27e édition du Festival Momix de Kingersheim, un chouette événement durant lequel les spectateurs peuvent profiter, à prix abordable, d’une bonne quarantaine de spectacles français, mais aussi européens (flamands, portugais, catalans) – dont une quinzaine de créations propres. Théâtre vidéo, dansé, cinémarionnettique, théâtre de rue ou théâtre tout court, mais aussi ciné-concert, expositions, cirque, danse, comédie musicale, performances… Et pas la peine de réserver de babysitter pour le petit dernier, puisque certains créneaux sont accessibles aux bébés-choux à partir de six mois (!). Parce qu’éveiller les tout-petits à la culture, c’est participer à l’éducation, à l’éveil des consciences et de la tolérance… Car Momix, c’est aussi ça, un festival à l’esprit résolument ouvert. Humain. Dix jours de partage et de rencontres avec, et pour le public, d’ateliers dans les quartiers, d’échanges entre les spectateurs pour tisser encore les fameux liens intergénérationnels… Avec un accent mis cette année sur la création flamande, avec cinq spectacles, trois expos… et des rencontres gastronomiques (miam) et ça, ça ne se refuse jamais. Alors, comme dirait le directeur de Momix, Philippe Schlienger, « Komaan ! » Par Aurélie Vautrin

MOMIX, 27e FESTIVAL INTERNATIONAL JEUNE PUBLIC, du 1er au 11 février 2018, à Kingersheim www.momix.org


CRÉATION LES 30 & 31 JAN 2018 COPRODUCTION POLE-SUD

Ballet

chaplin © NATTAPAS JIRASATIT

MARIO SCHRÖDER

CHORÉGRAPHIE • MARIO SCHRÖDER MUSIQUE • CHARLIE CHAPLIN, JOHN ADAMS, RUGGERO LEONCAVALLO, ALFRED SCHNITTKE, KURT SCHWERTSIK, PETERIS VASKS, COLIN MATTHEWS, JOHANNES BRAHMS, HANS WERNER HENZE, CHARLES IVES, RICHARD WAGNER, BENJAMIN BRITTEN, SAMUEL BARBER

JAN

MA

30 >

ME

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20:30

OLÉ KHAMCHANLA PICHET KLUNCHUN Negotiation COPRODUCTION POLE-SUD

Ballet de l’Opéra national du Rhin

STRASBOURG / OPÉRA / 11 > 15 JANVIER 2018 MULHOUSE / LA FILATURE / 2 > 4 FÉVRIER 2018

FÉV

© JIHYÉ JUNG

Saison 2017-2018 / licences n°2-1097332 et n°3-1097333 • © plainpicture / Katya Evdokimova

ballet

de l'opéra national du rhin

MA

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20:30

EMMANUEL EGGERMONT L’ANTHRACITE

Πóλις (Pólis) POLE-SUD.FR +33 (0)3 88 39 23 40 /    1 rue de Bourgogne F - 67100 STRASBOURG


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Ni Dieu(x) ni maître(s) Unanimement saluée au Festival d’Avignon 2016, la dernière création de son fameux directeur, Olivier Py, prêche désormais la bonne parole hors les murs, notamment du côté de Colmar en décembre prochain. Ici, pas d’artifices. Du théâtre nu, sans décor, sans lumière, sans (trop de) costumes, avec une scène en longueur placée au cœur même des spectateurs – « ainsi, le public peut se contempler lui-même, contemplant les acteurs », souligne le metteur en scène. Une scénographie bi-frontale à la fois étonnante et envoutante, « pour produire un équivalent de ce que nous ne pouvions pas représenter, à savoir l’extrême importance du chœur chez Eschyle ». Car oui, Olivier Py a traduit lui-même le célèbre dramaturge, en grec dans le texte. Et si ces écrits datent de plus de 2 500 ans, leur résonance est pourtant furieusement actuelle. Tristement actuelle, pourrait-on d’ailleurs dire, car si la première partie, Prométhée enchaîné, est « une leçon d’insurrection fondamentalement politique », la seconde, Les Suppliantes, parle de la violence faite aux femmes, de réfugiés exilés, de l’accueil des étrangers… Autant dire que le sujet est d’autant plus fort dans le contexte actuel, surtout lorsque l’on connaît l’engagement du bonhomme. « J’aime le spectacle, mais c’est justement une sorte d’hygiène de revenir à des œuvres théâtrales qui ne reposent que sur le poème et les acteurs. » Au vu de l’émotion suscitée lors du festival d’Avignon, on le comprend très bien. Par Aurélie Vautrin – Photo : Pascal Bastien

PROMÉTHÉE ENCHAÎNÉ ET LES SUPPLIANTES, théâtre du 13 au 16 décembre à la Comédie de l’Est, à Colmar www.comedie-est.com

Abdoulaye Konaté

Tout à donner Des premiers fragments de la chorégraphie à quatre mains (et quatre bras, quatre jambes…) d’Abdoulaye Konaté et Myriam Soulanges, on retient immédiatement leur conception d’une mise en mouvement vibrante du corps, et de ce qui l’entoure. Leur volonté de retransmettre à travers les ondulations d’un membre indivisible une part d’invisible captée par celui-ci, comme des hygromètres organiques. Leur rapport différent à l’apparence des gestes, instables pour elle, maîtrisés pour lui, n’enlève rien à la symbiose de leur duo complémentaire, débuté par un échange préalable de textes. Mentionnons à ce propos le spectacle en solo d’Abdoulaye Konaté Humming-bird, s’appuyant sur la fable du colibri, popularisée par l’écrivain Pierre Rabhi. Un petit oiseau, qui, à sa mesure, participe de l’écosystème qui l’accueille. On pouvait déjà y admirer une grande générosité expressive de la part du danseur, originaire de Côte d’Ivoire. Son exploration d’un espace nourricier, de la terre au ciel, semble se retrouver ici de façon plus verticale, en un entremêlement progressif de parallèles. Mais toujours avec une simplicité virtuose, en tendant vers l’échange, avec sa partenaire, avec le spectateur. Tel qu’il le dit lui-même : « La danse, c’est une vie, un espoir, une force. C’est parler à celui que tu ne connais pas. » L’amorce d’un dialogue donc, que Myriam Soulanges définit en d’autres mots : « En ne partant de rien de précis, on va arriver à tout. » Par Antoine Ponza – Photo : Pascal Bastien

Olivier Py

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RIEN À ABORDER !, danse du 15 au 19 janvier à Pole-Sud, à Strasbourg www.pole-sud.fr


... que les larmes enfin submergent aussi la pierre. GÉRALD THUPINIER du

21 octobre au 23 décembre 2017

ESPACE D’ART CONTEMPORAIN ANDRÉ MALRAUX 4 Rue Rapp 68000 COLMAR rens : 03 89 24 28 73 ou artsplastiques@colmar.fr ENTREE LIBRE du mardi au dimanche de 14h à 18h, excepté le jeudi de 12h à 17h.


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Croire ou ne pas croire

Maram al-Masri

Visages du monde Bientôt virevoltés par le souffle chaud d’une clarinette basse, quelques grains de sables s’échappent du grattement lancinant d’un oud, que vient seconder un tarhu en contrebasse, tandis qu’un tambour rocailleux se met à résonner. Velours lyrique, une douce voix de femme s’élève. Et prononce ces paroles : « Toi qui m’aimes et qui n’attends rien de moi, tu t’es installé, exultant, à la table de mon corps, entre ma chair et mon sang. » La version française rendelle suffisamment compte des profondes inflexions de la mélopée que projette hors d’elle Maram al-Masri ? Gageons que oui, puisque la poétesse syrienne traduit ses textes et sa liberté de son chant natal à sa langue d’adoption. « Je suis venue à toi en habitante de la Terre », témoigne l’exilée, dont les mots en prose ou en vers forment un repli naturel, à l’abri duquel son amour cosmopolite peut s’exprimer. Elle ajoute, goûtant à l’altérité : « Nous avons des visages, que nous connaissons bien, que nous énonçons. » Sur une rive ou l’autre d’ailleurs, puisque qu’elle interviendra dans le cadre du festival Strasbourg-Méditerranée. De sa parole magnifiée par le quartet de jazz oriental Shezar, une simplicité commune retentit, entremêlée, menant à sa vérité et son féminisme, dans toute leurs nudités. Et même si « écrire, c’est mourir devant une personne qui te regarde sans bouger », elle dévoile en un geste aussi grave son appétit de vie.

Au moment de penser à William Shakespeare, il n’est jamais inutile de se remémorer le contexte des pièces qu’aujourd’hui nous tenons entre nos mains. Un Shakespeare créateur, entre la toute fin du XVIe et le premier quart du XVIIe, issu d’une société bourgeoise, acteur à 23 ans et auteur à 26 (Henry IV), devenant, après une nouvelle épidémie de peste, copropriétaire du fameux théâtre du Globe, dans un coin mal famé de Londres. Il faut l’imaginer, sur la scène éclairée à la bougie, déclamer ses textes d’une simplicité et d’une profondeur sans égales. Si l’on en croit certains témoignages, il joua lui-même dans La Tragique histoire d’Hamlet le rôle du fantôme. Yves Bonnefoy, un de ses traducteurs contemporains, précise en quoi Shakespeare insuffle sa modernité dans le royaume légendaire (et « pourri ») qu’il dépeint : « Le Moyen Âge croyait aux puissances du mal (…) Dans Hamlet, l’héritier du trône refuse de croire que le spectre du roi soit un démon. » Le même prince du Danemark d’ajouter cependant à l’intention de son ami incrédule Horatio : « Il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel qu’il n’en est rêvé dans votre philosophie. » Une dimension spirituelle relevée par le directeur de la compagnie Astrov, Jean de Pange, qui ajoute au titre initial le terme de « mystique », précisant ainsi comment gouvernent dans Hamlet – et à l’aube du siècle de Descartes – les questions de la mort et de la croyance. Par Antoine Ponza

Par Antoine Ponza

FACES, spectacle le 6 décembre à l’espace culturel Django Reinhardt, à Strasbourg www.espacedjango.eu

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LA TRAGIQUE ET MYSTIQUE HISTOIRE D’HAMLET, théâtre du 30 janvier au 2 février 2018 au TAPS Scala, à Strasbourg www.taps.strasbourg.eu


Illustration : MÜNSTER STUDIO (Barcelona) - Alphabet Momix : DEPOUTOT

FondatIon FeRnet-BRanCa Saint-Louis alsace

Raúl Illarramendi

19.11.2017 — 11.02.2018 2 rue du Ballon 68300 Saint-Louis (Fr) www.fondationfernet-branca.org

Gilgian Gelzer, Sans titre, 2007 (détail) / Raúl Illarramendi, Vue d’atelier, (détail)

Gilgian Gelzer


Le tremblement des amants

À la croisée des chemins Falk Richter avait fait le spectacle My Secret Garden avec Stanislas Nordey. Comme ils s’étaient amusés, ils ont eu envie de recommencer. L’auteur, metteur en scène et chorégraphe allemand lui a parlé de son envie de Fassbinder. « Nous avons imaginé un spectacle partant du constat que ce type d’artiste nous manque aujourd’hui, nous relate-t-il. Nous voulions créer un artiste de fiction qui soit comme Fassbinder. Je me suis demandé quel regard quelqu’un comme lui porterait sur le monde d’aujourd’hui, après les attaques terroristes en France et les récents bouleversements en Allemagne. » Dès lors, il recommence à lire avec Nordey l’œuvre de Fassbinder au regard de l’actualité ; ils échangent. « On a revu ses films. Fassbinder avait fait L’Allemagne en automne en 1977, en réaction aux terroristes allemands du groupe Baader-Meinhof. En Allemagne aujourd’hui, il y a un nouveau groupe terroriste, d’extrême droite cette fois : Beate Zschäpe et sa bande, qu’en dirait-il ? » Ceux qui ont assisté aux représentations du spectacle au printemps 2016 le confirmeront : il ne s’agit pas d’un biopic de Fassbinder, mais plutôt l’idée de travailler sur l’énergie qu’il dégageait. « Nous voudrions regarder le monde d’aujourd’hui à travers ses yeux. » Ça tombe bien, nous aussi. Par Marie Bohner – Photo : Pascal Bastien

JE SUIS FASSBINDER, pièce de théâtre de Falk Richter du 18 au 22 décembre au Théâtre national de Strasbourg www.tns.fr 22

Francesca da Rimini, on la connaît pour l’avoir croisée dans la Divine Comedie de Dante Alighieri. Ce qu’on oublie, c’est qu’elle a vraiment existé. Cette femme très belle a vécu à la fin du XIIIe, mariée pour des raisons politiques à Gianciotto de la famille des Malatesta, de Rimini. Or, le frère de celui-ci devient l’amant de la belle. Lorsque l’époux découvre l’adultère, il les tue tous les deux, enlacés. Cette histoire inspire à Dante l’un des récits du Chant V : on y retrouve les deux damnés qui partagent leur infortune, dans un tourbillon permanent. En 1901, Gabriele D’Annunzio tire de ce récit une tragédie. Laquelle inspire à Ricardo Zandonai un opéra luxuriant, avec des atmosphères raffinées inspirées du Moyen Âge – avec rajouts d’instruments, un luth et une viole à 5 cordes –, qui culmine en extase dans le troisième acte. Un écrin à la hauteur du mythe. Comme on se situe au début du XXe, la modernité est là, un œil rivé sur la tradition, mais avec des développements qui ne vont pas sans inspirer des formes nouvelles, anguleuses et violentes à la fois. Cet opéra est trop peu joué, c’est la première fois qu’il est programmé à l’Opéra national du Rhin. La meilleure des occasions pour découvrir sur scène la troublante Saoia Hernández en Francesca, dans une mise en scène de Nicola Raab et une direction musicale du Milanais Giuliano Carella. L’Italie vient à nous dans toute sa splendeur, et ça n’est pas pour nous déplaire. Par Emmanuel Abela – Photo : Lourdes Balduque

FRANCESCA DA RIMINI, opéra de Ricardo Zandonai les 8, 10, 14, 19, 23, 28 décembre à l’Opéra national du Rhin, les 6 et 8 janvier à la Filature www.operanationaldurhin.eu


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Blues bleu

Le rire selon Duras Plus qu’une comédie, Les Eaux et forêts est une « surcomédie » selon Marguerite Duras, qui signe là, en 1965, l’une de ses dernières œuvres. La femme de lettres, dramaturge et réalisatrice légendaire dit alors ne plus s’intéresser « qu’à la comédie au premier degré, pleine de lieux communs, de choses très prosaïques, très vulgaires ! » Ici, une promeneuse et son chien croisent le chemin d’un homme, qui, mordu, s’en prend à la propriétaire avant l’intervention d’un témoin. Vient l’altercation, l’incident devient catastrophe nationale, l’anecdotique prend des proportions titanesques, propulsé par la langue incroyable d’une Marguerite Duras facétieuse. Les Eaux et forêts oscille entre les Monthy Python et Beckett : on n’est plus sûrs de rien. Les personnages sont anonymes, leurs identités sont un détail, à vrai dire, elles varient, se redéfinissent en permanence. Le chien lui-même se voit généreusement doté de la parole magique de Duras... des aboiements bien sûr, ce qui ne l’empêchera pas de prendre part aux échanges. Michel Didym et les comédiens Anne Benoit, Catherine Matisse et Charlie Nelson (et le chien Flipo...) s’emparent de cette démonstration simple, innocente et virtuose du rire selon Duras. On y retrouve un amour pour les mots, leur musicalité rappelant le jazz be-bop, au sein d’un théâtre-carrefour : s’y croisent dans la rue des personnages ordinaires qui entrent en collision, tout comme l’absurde et l’intime. Par Benjamin Bottemer

En parfaits Touaregs, les membres de Tinariwen sont fiers ; fiers de ce qu’ils sont et du message qu’ils délivrent à la Terre toute entière. De leur base, dans le désert. Alhousseini ag Abdoulahi, le guitariste et leader du groupe nous renseigne : « Oui, nous nous sentons libres dans le désert, libres de regarder les étoiles la nuit et de faire face au soleil le jour. » Il situe ce point de passage entre vitalité et désespoir, entre joie et tristesse, il raconte la condition humaine de manière enveloppante et touchante. Enfin, il évoque ce niveau de transmission qui s’opère au sein du même groupe. Le guitariste et chanteur acquiesce : « Nous sommes déjà à la troisième génération de Tinariwen [le groupe existe depuis plus de 35 ans, ndlr], et forcément nous intégrons de nouveaux membres ». Sur scène, avec les jeunes musiciens qui les ont rejoints depuis quelques années, la communion est totale. À leur contact, la tentation semble très forte d’entraîner le groupe vers des sonorités plus groovy. « Forcément, les jeunes musiciens apportent des idées nouvelles. Et quand ça marche ça nous permet de créer une musique qui s’adresse elle aussi à toutes les générations. » Le résultat est là : le blues dans ce qu’il présente de plus noble, ouvert et ô combien irradiant. En un mot, universel. Par Emmanuel Abela – Photo : Léa Fabing

TINARIWEN, en concert le 8 décembre à la BAM, à Metz ; le 9 décembre à la salle des fêtes de Schiltigheim ; le 12 décembre à la Filature, à Mulhouse www.trinitaires-bam.fr www.ville-schiltigheim.fr www.lafilature.org

LES EAUX ET LES FORÊTS, théâtre du 15 au 20 janvier au Théâtre de la Manufacture, à Nancy www.theatre-manufacture.fr

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Favori du destin Comme un coup de tonnerre retentit dès les premières secondes, un leitmotiv qui porte en lui la grandeur et la décadence d’un homme porté aux nues puis traîné dans la boue. Grâce à l’expressive performance de la corpulence légendaire qui l’incarne, peu suffit à donner au portier de l’Atlantic son magnifique ridicule et le regard annonciateur de sa descente aux enfers. Un sifflet fièrement dégainé, conduit énergiquement à la bouche, surmontée d’une moustache qu’il lisse et rajuste à l’aide d’un face à main entre deux courbettes, portant alors haut à la tempe son gant immaculé – et sa livrée, bien sûr. Une casquette qu’il n’a pas besoin de retirer quand on le salue dans son quartier et un grand manteau, que l’on imagine cramoisi et brodé de galons d’or. Bedonnant, il pavane, tout à une joie enfantine à l’idée d’être admiré, se haussant ainsi, en apparence, au-dessus de sa condition ; qui pourrait lui en vouloir ? Soudain, il chancelle, et point le désespoir, le vrai, lorsque le vieil allemand reçoit la lettre qui met fin à ses fonctions : sa fatuité de jeune homme a été rattrapée par l’essoufflement dû à son âge. Entre ciné-concert et spectacle, la compagnie marseillaise Cartoun Sardines rendra hommage à l’acteur Emil Jannings par une projection théâtrale du Dernier des hommes, recréant avec humour son premier visionnage en conférence de presse et l’allocution du réalisateur, Friedrich Whilelm Murnau. Par Antoine Ponza

Sigurður Flosason

Jours d’effusion Au rythme de festivals originaux et d’explorations de toutes les contrées du jazz, l’espace culturel Opderschmelz a fini par atteindre ses 10 ans. Cela mérite bien un « joyeux anniversaire » chanté swing et une programmation spéciale pour dix jours de fête entre copains. Amatrice de baroque italien et de funk endiablé, la trompette d’Ernie Hammes prendra du service à l’ouverture. Fait de gloire, elle demeure la seule européenne à s’être glissée dans les rangs du Duke Ellington Orchestra. Un cocktail de fins compositeurs prendra la relève et fera tourner la tête aux plus assoiffés de blue notes. L’islandais Sigurður « Siggi » Flosason sortira son magnifique saxophone, toujours mélodique, souvent mélancolique. On pourra entendre ensuite la batterie exigeante du Trio de Pit Dahm, et l’assaut d’une basse impérieuse, maniée par Pol Belardi. Plus tard dans la semaine, le quatuor polymorphe du vibraphoniste phare de la scène luxembourgeoise, Pascal Schumacher, ou encore des pointures du free jazz en duo déchaîné, Michel Pilz et Benoît Martiny. Et puis, sans doute la fusion la plus exotique, l’ensemble United Instruments of Lucilin, qui donnera une performance intitulée « Bach and Present ». Ils y convoquent tant le célèbre kapellmeister que des contemporains, tels Simon Steen-Andersen, Iannis Xenakis ou Arturo Fuentes, alternant malicieusement leurs pièces et des extraits des Variations Goldberg. Par Antoine Ponza

LE DERNIER DES HOMMES, spectacle le 16 janvier 2018 au Carreau, à Forbach www.carreau-forbach.com

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10TH ANNIVERSARY WEEK, festival du 1er au 9 décembre à l’espace culturel Opderschmelz, à Dudelange www.opderschmelz.lu


2017 / 2018 Jazzdor la saIson ! 2017 / 2018 Jazzdor la saIson ! g g g g g g g g g g g g g VendredI 19 janvIer GUILLAUME DE CHASSY / CHRISToPHE MARGUET / ANDY SHEPPARD “LETTERS TO MARLENE” Fossé des TreIze, Strasbourg VendredI 2 févrIer FINCKER / DELBECQ / DARRIFoURCQ “DEEP FoRD” + LAURENT SToUTZER “PRAXIS” Fossé des Treize, Strasbourg

13-16 févrIer LE TRIo DE CLARINETTES, LAURENT DEHoRS “CLARINET SToRY” CITÉ DE LA MUSIQUE ET DE LA DANSE

20H00

THE ODS RESIDENTS CONCERT EXCEPTIONNEL ! Siggi Flosason (de) Lux Project Pit Dahm Trio Pol Belardi’s Force Jazz 17H00

DI 03.12.17

UNITED INSTRUMENTS OF LUCILIN BACH AND PRESENT Classic - Nouvelle musique JE 07.12.17 20H00 RE:SONGS BY

PASCAL SCHUMACHER Création

20H00

SA 09.12.17

BENOÎT MARTINY MICHEL PILZ DUO

+ ITARU OKI & STEVE KASPAR Jazz

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JeudI 22 févrIer CARTE BLANCHE AU CoLLECTIF oH ! LA STRIZZA + FREEZ + LUCIEN DUBUIS SoLo ESPACE DJANGO, STRASBoURG

VE 01.12.17

MardI 27 mars IKUI DoKI + JoE MCPHEE / PAUL LoVENS / JEAN-MARC FOUSSAT Fossé des TreIze, Strasbourg g g g g g g g g g g g g g Infos et bIlletterIe sur www.jazzdor.com g g g g g g g g g g g g g

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VendredI 16 mars MARY HALVoRSoN CoDE GIRL Fossé des TreIze, Strasbourg

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VendredI 14 mars DANYÈL WARo Fossé des TreIze, Strasbourg

CENTRE CULTUREL REGIONAL DUDELANGE 1A, RUE DU CENTENAIRE, L-3475 DUDELANGE www.opderschmelz.lu


Chic, un Site.

chicmedias.com


InSitu

The Great Offshore L’art, comme outil de perversion ? Les acteurs de la plateforme de recherche artistique RYBN.ORG fondée en 1999 ne sont pas loin de le penser, tant ils cherchent à sonder les tréfonds de l’économie occulte des paradis fiscaux. Leurs détournements technologiques constituent autant de récits qui questionnent nos pratiques actuelles. Démarche abrasive nécessaire, voire salutaire quand il s’agit enfin de faire table rase. (E.A.) Jusqu’au 27 janvier, à l’Espace multimédia Gantner, à Bourogne www.espacemultimediagantner.cg90.net www.rybn.org

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InSitu

À Corps Majeurs Depuis Leonard de Vinci, on sait les relations qu’entretiennent artistes et hommes de science autour de la question même du corps. De l’étude anatomique à la dimension esthétique de ses diverses représentations, une même préoccupation. À partir des collections des musées de Montbéliard, corps et visages sont explorés dans tous leurs états – et dans toutes les cultures –, avec pour finalité d’éclairer le sens qu’on leur attribue aujourd’hui, à un moment où ils posent plus que jamais question. (E.A.) Jusqu’au 4 mars, au Musée du château des ducs de Wurtemberg, à Montbéliard www.montbeliard.fr

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Jean-Antoine Houdon, Buste de Louise Brongniart Moulage en terre cuite en partie vernissée, Collection Musées de Montbéliard, photo : Pierre Guenat


Raùl Illarramendi, EA S n°8, graphite et gouache sur toile sur aluminium 155 × 228 × 150 cm – 2015 Courtoisie Galerie Karsten Greve

Gilgian Gelzer Raùl Illarramendi Il est essentiel de confronter les pratiques, et c’est chose courante. Par contre, il arrive moins fréquemment qu’on oppose dessin et photographie. Voilà donc une belle idée de présenter conjointement les œuvres de Gilgian Gelzer et Raùl Illarramendi, tant leurs univers semblent éloignés. Et pourtant, à y regarder de près, chez les deux des obsessions voisines naissent des trajectoires aléatoires. De manière fascinante. (E.A.) Jusqu’au 11 février, à la Fondation Fernet-Branca, à Saint-Louis www.fondationfernet-branca.org

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Marianne Maric L’artiste mulhousienne Marianne Maric peut sembler insaisissable. Omniprésente sur la toile, ultra-productive et en mouvement constant. Insatiable, elle nous raconte son Histoire de l’Art à elle qui partirait du classicisme XIXe jusqu’aux avant-gardes dans les domaine du pop, du punk et de la mode. Marianne Maric est une artiste d’aujourd’hui : brillante jusque dans sa posture faussement désinvolte, exigeante dans ses opérations de déconstruction d’un monde dont elle a vite compris qu’il finira par nous échapper. (E.A.) Jusqu’au 22 décembre, à la Filature, à Mulhouse www.lafilature.org.

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Amerika! Amerika! How is real? Cindy Sherman, Untitled Marilyn, 1982. Photographie 50,8 × 40,6 cm. Collection Lothar Schirmer, München © Cindy Sherman, 2017

L’Amérique est image, elle est l’expression même d’un fantasme. Avec pas moins de 70 œuvres signées Warhol, Roy Lichtenstein, Cindy Sherman ou Jeff Koons, le Musée Frieder Burda cherche le réel derrière ce fantasme. À nous de nous frayer un chemin, derrière les détournements, les moqueries et autres facéties parfois très sérieuses, et de toucher à l’essence même d’un pays. (E.A.) Du 9 décembre au 21 mai au Musée Frieder Burda, à Baden-Baden www.museum-frieder-burda.de

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Une balade d'art contemporain Par Sandrine Wymann et Bearboz

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Peter Stamm 23.06

Librairie 47° Nord

Par Nicolas Bézard Photo : Nicolas Bézard

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Mulhouse


En bras de chemise, le physique d’un coureur de fond et le regard aiguisé, Peter Stamm ressemble à son style. L’expression est sereine ; le ton, calme et posé. De temps à autre, un soupçon d’inquiétude émerge de ses traits intelligents. L’auteur suisse écrit en allemand, s’exprime dans un français impeccable et ne cherche pas à avoir réponse à tout, s’en remettant parfois au bien-fondé d’un silence vigilant, actif. Le choix précis des mots justes pourrait être sa devise. C’est indéniablement son credo, et ce qui, d’entrée de jeu, nous saisit à la lecture des six romans et quatre recueils de nouvelles publiés en un peu moins de vingt ans, tous disponibles à la traduction chez Christian Bourgois. À l’exemple du photographe Robert Frank ou du peintre Ferdinand Hodler, deux de ses plus illustres compatriotes, celui qui aimerait « faire naître des images dans la tête des lecteurs » excelle dans la notation fugace de moments aussi anodins en apparence que décisifs et mystérieux dans le fond. Curieux de la manière dont, en passant, des nuages font se mouvoir un paysage, ou au sombre présage que révèle la noyade de quelques insectes au fond d’un verre à vin, Stamm donne à ressentir l’insondable complexité des êtres et du monde dans une langue à fleuret moucheté. Un soir de fin d’été, dans la quiétude d’un retour de vacances, Thomas pousse la grille du jardinet familial et s’enfonce définitivement dans la nuit, laissant sa femme Astrid et ses deux jeunes enfants derrière lui. La scène pourrait faire penser à un tableau de Hopper, c’est le début de L’un l’autre, son dernier roman qui suggère que l’amour des absents nous habite bien au-delà des dimensions habituelles de l’espace et du temps, et qu’il suffit d’y être attentif en nous-même pour le percevoir. Vous allez rencontrer vos lecteurs après être intervenu en lycée. Vous vous prêtez régulièrement à des lectures en public. Quel sens donnez-vous à ces rencontres ? J’aime faire des lectures et j’en donne beaucoup, cent-onze l’année dernière, et près de mille-troiscent depuis le début. En Allemagne et en Suisse, les lectures sont rémunérées. Beaucoup d’auteurs vivent davantage des lectures que des livres, qui ne se vendent pas assez. Mais au-delà de ça, j’aime voyager et rencontrer le public. Cela change de la solitude de l’écriture, et les réactions sont parfois surprenantes. Les lecteurs me soumettent des idées auxquelles je n’avais jamais pensé. Pour L’un l’autre, plusieurs

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— Un homme qui dort de Georges Perec est l’exemple d’un texte qui m’aide vraiment à vivre. — gens ont interprété cette histoire comme une sorte de rêve. Le matin, Thomas se réveille et rien ne s’est passé, il n’est jamais parti. Ce ressenti n’est pas le mien, mais je le trouve intéressant. Quant aux lectures de mes livres, je préfère les faire moi-même. Dès que le texte est dit par quelqu’un d’autre, un comédien pour une émission de radio par exemple, cela fonctionne moins bien. Votre style est très reconnaissable en ce qu’il combine une observation minutieuse de la réalité avec une grande économie dans l’usage des mots. Cela prend-il du temps de trouver sa voix, son style propre ? Oui, ça prend du temps, mais disons qu’il ne s’agit pas d’un travail technique. Je pense que la voix est là, dès le départ, mais recouverte par la somme de tout ce que vous avez lu. La voix n’est pas quelque chose que l’on fabrique, mais que l’on doit aller chercher en soi-même. J’ai commencé en imitant la prose des auteurs que j’aimais. Par exemple celle de Friedrich Dürrenmatt, qui aujourd’hui, je le constate, est très éloignée de la mienne. Cela a exigé beaucoup d’années et d’efforts pour en venir à la voix qui depuis toujours était là, en moi. À mes débuts, quand je relisais mes textes, j’avais cette sensation étrange que ça n’était pas juste, que ça n’était pas moi. Pour cette raison j’ai longtemps remisé dans un tiroir une version d’Agnès écrite en 1992, six ans avant sa parution. Puis un jour, je l’ai relue avec l’idée d’en supprimer tout ce qui ne me ressemblait pas. Il n’est plus resté que cinquante pages. Et pour la première fois j’avais l’impression que j’arrivais à quelque chose d’authentique. Je dis souvent que le style, ça n’est pas seulement ce qu’on peut faire, c’est aussi ce qu’on ne peut pas faire. Je connais mes limites. Ce dont je suis incapable, je l’évite. Le lyrisme par exemple ? Oui. Ça ne me ressemble pas. Vous n’assenez jamais de vérité au lecteur, lui ménageant au contraire une place de choix dans un univers poétique qu’il peut s’approprier comme il l’entend. D’après vous, ce sont les lecteurs qui font les livres ? En tout cas, je voudrais leur laisser cette liberté d’interprétation. Par exemple, les élèves que je rencontre exigent toujours une vérité, un message clairement intelligible à l’intérieur du livre. Ce que je peux leur répondre, c’est que j’ai créé un monde et qu’ils vont pouvoir l’habiter, y rencontrer des personnes et les juger, mais que ça sera à eux de donner du sens au texte, pas à moi. Je n’écris jamais ce qu’il y a dans la tête de mes personnages, je décris uniquement ce qui se voit de l’extérieur, leurs comportements. C’est un moyen de faire du texte quelque chose de vivant, car le sentiment ne doit pas être servi par l’auteur mais apporté par le lecteur.

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Dans une de vos nouvelles qui s’intitule Il faut aller dans les champs, Corot affirme que « ça n’est pas le passé qui l’intéresse, mais le présent, la fugacité du moment ». À l’exception de ce texte-là, votre œuvre revêt un caractère très contemporain. J’ai écrit cette nouvelle pour un musée, à partir d’une œuvre que je devais choisir dans la collection. Mais une fois la commande acceptée, je me suis aperçu que tous les tableaux qui m’étaient proposés étaient anciens, et n’ai donc eu d’autre possibilité que d’écrire sur cette époque. Avant et après ce texte, je n’ai jamais eu l’envie d’écrire sur le passé. Le passé ne m’intéresse pas, ou alors seulement en dehors de mon travail. Aujourd’hui beaucoup d’écrivains choisissent d’ancrer leurs histoires dans le passé, comme si le monde actuel n’était pas assez intéressant, ou trop complexe à leurs yeux. Ils semblent en avoir peur. Oui en effet. C’est plus facile d’écrire sur le passé, car le passé est révolu. C’est au contraire beaucoup plus risqué de tenter d’écrire ce qui nous arrive maintenant. Le problème avec ces écrivains n’est pas seulement qu’ils ignorent le présent, mais qu’ils travaillent sur le passé d’une manière qui ne me semble pas toujours intéressante. J’en ai souvent discuté avec mon éditeur, nous cherchions en vain un roman historique important sur le plan littéraire. Peut-être celui de Thomas Mann, Joseph et ses frères, mais il ne s’agit pas vraiment d’un roman historique, plutôt d’une sorte de récit légendaire. Vous publiez régulièrement des recueils de nouvelles. Les premiers chapitres de vos romans pourraient d’ailleurs se lire comme des unités autonomes, laissant parfois l’impression de nouvelles que vous auriez décidé de prolonger. C’est drôle, je n’avais jamais pensé à ça. En principe, je sais plus ou moins à l’avance quelle longueur prendra le texte. J’ignore ce qu’il va s’y passer mais je suis capable d’estimer s’il me demandera cinquante ou trois-cent pages. Je pourrais comparer l’écriture à une course à pied. Si vous savez que vous allez courir le marathon, vous n’allez pas partir de la même manière que si vous faite une heure de footing. La préparation sera différente. Néanmoins je commence toujours avec une simple idée en tête et pas beaucoup plus. Je ne fais pas de plan. C’est en écrivant que je trouve mon chemin. J’écris un premier jet que je retravaille une dizaine, une vingtaine


de fois. Puis il y a un moment où je m’aperçois que le texte se ferme, qu’il devient impossible à modifier. Il a trouvé sa forme, et c’est le moment de le publier. La construction de votre dernier roman est très cinématographique. On y décèle un procédé de montage alterné entre les points de vue d’Astrid et de Thomas. Vous brouillez également la perception du lecteur en remettant en cause ce qu’il prenait pour acquis. On pense aux films d’Antonioni, de Bergman, peuplés de présences énigmatiques. Ce cinéma vous a-t-il influencé ? Antonioni est un grand. À l’exception du dernier, co-réalisé avec Wim Wenders, tous ses films sont passionnants. Je crois en effet que le cinéma a inspiré mon écriture. Même si j’ai beaucoup lu, j’appartiens à la première génération qui a vu plus de films que lu de livres. J’ai grandi avec le cinéma américain des années cinquante et soixante. Ma mère a passé quelques années comme fille au pair aux Etats-Unis, et la culture américaine était toujours présente à la maison – on a eu du ketchup à table avant tout le monde ! Ce qui m’intéresse, c’est la structure d’un film, son rapport au temps et à l’image. Je connais des romanciers qui utilisent bien plus que moi les moyens du cinéma dans leurs livres, poussent davantage les notions de découpage et de montage. Pour ma part, j’ai parfois l’impression de penser en terme de zoom lorsque j’écris. L’un l’autre est remarquable par la manière dont il distille l’émotion. D’une situation de départ banale en apparence, on se dirige peu à peu vers quelque chose qui nous bouleverse durablement. Les dernières phrases libèrent toutes les forces d’une émotion qui semblait auparavant refrénée, contenue. C’est arrivé spontanément au fil de l’écriture. Parfois je visualise mentalement mon texte comme s’il s’agissait d’une forme sans détail, mais qui donne à voir les moments de tension, à la manière d’un graphique. Cela me permet de relever ou au contraire d’abaisser le degré d’intensité de certains passages si je sens qu’il y a un déséquilibre dans la forme d’ensemble. J’ai sans doute un rapport plus visuel que textuel à l’écriture. Les Etats-Unis dans Agnès, la Scandinavie dans Paysages Aléatoires, on retrouve en vous lisant les lieux où vous avez vécu et travaillé. Mais depuis quelques années, vos histoires se déroulent près de chez vous, en Suisse. Doit-on avoir pris ses distances avec un lieu pour mieux l’appréhender par l’écriture ? C’est la condition majeure, je dirais. Je n’écris jamais sur l’endroit où je suis, même si bien sûr le lieu d’où vous venez construit votre vision du monde. Si j’étais Chinois par exemple, j’écrirais sans doute très différemment. Mon écriture est le produit d’une éducation, d’un pays, d’un contexte familial, d’une météorologie, de tout ce que j’ai lu, vu, entendu, ressenti.

Même si aujourd’hui j’écris sur la Suisse, il ne s’agit pas de l’endroit où je vis mais de celui où j’ai vécu enfant, la Thurgovie, et qui est devenu presque étranger pour moi. J’essaye désormais de simplifier davantage, de ne plus utiliser de destinations exotiques. Cela ne me semble plus nécessaire. Pourquoi ancrer une histoire à Chicago si elle peut se dérouler dans une ville en Suisse ? L’intrigue du prochain roman se situera elle aussi essentiellement dans la région. L’un l’autre est le livre d’un paysage, celui de la Suisse, que vous dépeignez d’une manière un peu inquiète. Au fil de son errance, Thomas remarque à quel point les constructions modernes s’accordent mal à la nature environnante. Il a même par instants le sentiment d’évoluer dans le décor factice d’un plateau de cinéma. C’est cela pour vous la Suisse, un paysage dénaturé ? Si vous êtes déjà allé en Suisse, vous conviendrez que c’est un peu ça, non ? Pas uniquement en Suisse. Cette inquiétude concerne toute l’Europe occidentale. Une sorte de mauvaise conscience généralisée de nos peuples qui savent leurs richesses basées sur la pauvreté des trois quarts du monde, mais qui ne sont pas prêt à changer leurs modes de vie et de consommation. Je ne vois aucune beauté dans le paysage artificiel né de cette inquiétude. Il reste encore quelques milieux naturels préservés en Suisse, mais pour s’y rendre le personnage de mon roman est contraint de s’élever à plus de trois mille mètres. Dans votre univers romanesque, l’écriture a un pouvoir. Dans Agnès par exemple, la relation que noue le narrateur avec une jeune femme semble s’amenuiser à mesure qu’il écrit sur elle. Vous pensez que l’écriture a le pouvoir de changer la vie ? J’avais une professeure d’allemand qui nous disait que c’était « méchant » d’écrire, qu’on ne devrait jamais le faire... Oui, je pense qu’écrire peut changer la vie. Écrire et lire. Un texte ne va pas tout bouleverser du jour au lendemain mais comme pour toutes les relations avec les personnes, il aura la capacité de modifier votre perception des choses, votre regard. En tous cas, moi, j’ai été profondément marqué par des livres. Vous citez souvent ceux d’Ernest Hemingway ou d’Albert Camus. Il est vrai qu’on retrouve dans votre prose cette acuité et cette concision à la base de leurs styles. Ils n’ont pas seulement été des leçons d’écriture. Ces écrivains m’ont montré comment il fallait vivre. Votre écriture s’interdit toute psychologie ou dramatisation abusive, et on vous sent très attaché à une forme de sincérité en littérature. Une éthique de création à contre-courant dans un monde saturé de signes et qui célèbre plus volontiers l’inessentiel. Écrire peut-il s’envisager comme un acte de résistance ? Absolument. Pas comme un acte héroïque mais plutôt comme quelque chose de salutaire. Quand j’ai fait l’armée, j’avais toujours sur moi un petit recueil du poète romantique allemand Joseph von Eichendorff. Et dans cette absurdité de service militaire encombrée d’idioties, ces poèmes d’une beauté immense m’ont sauvé. L’écriture et la lecture sont deux activités qui m’apportent beaucoup au quotidien. Un homme qui dort de Georges Perec est l’exemple d’un texte qui m’aide vraiment à vivre.

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Simon Liberati 18.09

Bibliothèques Idéales

Strasbourg

Par Emmanuel Abela et Françoise Abela-Keller Photos : Benoît Linder

Dans Les Rameaux noirs, tout part d’une crise de folie de votre père, André, à l’hôpital. De cet incident naît la crainte de sa disparition, une idée que vous sentez « glisser » vers vous. Quand j’ai commencé à écrire ce livre, j’avais des scrupules : nous sommes en présence d’un homme de 90 ans… Depuis que je suis enfant, il m’a toujours dit qu’il vivrait cent cinquante ans, mais je sentais qu’il s’assombrissait avec le temps, qu’il perdait la mémoire. Il manifestait moins d’intérêt pour les choses… Mais pas pour la littérature – au moment de sa crise, il parlait encore avec ma mère de Mallarmé ! Je me disais qu’il fallait faire quelque chose. J’avais bien essayé de faire rééditer certains de ses textes chez José-Corti par Bertrand Fillaudeau. Il m’avait dit très gentiment : « Nous en avons fait trois, nous en avons encore plein dans la cave. On n’a plus tellement l’occasion d’en faire d’autres, je n’en vois pas l’utilité en ce moment… » Il a rajouté : « Je vous laisse les droits des livres existants si vous trouvez le moyen de les faire rééditer ou de faire quelque chose. » Comme j’avais du mal, que mon père n’allait pas très bien, que le temps passe et que, ma foi, je sais faire ce genre de chose, je pouvais lui rendre une sorte d’hommage de manière à le remettre en pleine lumière. Il a peut-être souffert toutes ces années pendant lesquelles je sortais des livres quasiment tous les deux ans. Nous ne sommes jamais à l’abri d’une certaine forme de jalousie littéraire. Je trouvais qu’il y avait une certaine injustice aussi. Parfois, j’avais l’impression de parler à tort et à travers, qu’on m’interviewait pour des choses insignifiantes... Surtout sur certains livres avec lesquels j’ai eu du succès. J’ai été amené à parler un peu trop et lui, il restait en retrait. Il était tellement discret que je me suis dit que j’allais faire ce que j’avais su faire avec Eva [Ionesco, ndlr] pourtant moins en retrait. Quand je l’ai rencontrée, Eva traversait une période difficile : elle avait fait un film, elle avait du mal à monter le deuxième, elle était toujours en procès avec Irina [sa mère, ndlr] et elle était seule… Quand j’ai écrit le livre Eva, c’était aussi pour lui rendre sa couronne, il y avait quelque chose de cela. Ce sont les

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deux personnes auxquelles je tiens peut-être le plus… D’une manière ou d’une autre, ils ont tous les deux une certaine autorité sur moi. Et puis, c’est une tendance aujourd’hui, on chine, on fait de la brocante du passé sur tout, y compris en littérature. Dans la mesure où l’on cherche souvent à l’arrière-plan les gens en retrait, j’ai pensé que cela amènerait une certaine curiosité. C’est un personnage intéressant, qui a connu Aragon, qui a connu Breton et qui manifeste une certaine forme de dandysme. Je n’ai pas tout évoqué dans le livre, mais on y trouve déjà beaucoup de choses. Des choses très contrastées. Évidemment, je n’ai pas fait exactement ce que je voulais, j’ai parlé de moi plus qu’il n’était prévu de le faire… Comment a-t-il réagi ? Il n’était pas contre, mais il se méfiait de moi. Il connaît mon goût pour le scandale. Il ne voulait pas que j’évoque ses errements à la fin de la guerre. Je lui ai donné le manuscrit, il a mis un an et demi à le lire. Au début, il acceptait ce que je racontais, puis il a fini par me dire « il faut enlever ci ou ça ». Mais je ne pouvais rien enlever, ça faisait partie du livre… Donc tout ça s’est construit dans une atmosphère difficile. C’est un livre très précieux pour moi parce que c’est un livre que j’ai gagné contre mon père, contre Eva qui écrivait en même temps sur son propre père [Innocence chez Grasset, ndlr], contre mon éditeur, peut-être aussi même contre l’habitude qu’ont pris les écrivains de laisser passer quelques temps entre deux livres – là, ça fait trois années de suite que je sors un livre, ce qui fait beaucoup. Finalement, c’est une victoire parce qu’il m’est arrivé par moments de rendre compte de certains phénomènes d’écriture. Justement, le vrai sujet du livre n’est-il pas le processus même de l’écriture ? Une écriture dont vous livrez bien des aspects, mais qui se fait en temps réel. Chose rare, on vous sent en train d’écrire comme dans une espèce de work in progress. J’allais le dire ! C’est James Joyce qui a lancé la mode... Ce procédé – parce que toute chose est procédée –, je


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auteurs favoris, évidemment… Souvent, il corrige. Il vous parle d’Apollinaire et puis, dix pages plus loin, il dit : « Non, finalement, je me suis trompé, j’ai dit qu’Apollinaire était un grand poète, mais c’est encore autre chose un grand poète, moi je m’en fous de la grande poésie… » Je voulais donner le grain de cette espèce d’hésitation… D’ailleurs, Manuel Carcassonne [son éditeur chez Stock, ndlr] me disait : « Par moment, vous donnez trop l’impression de vous parler à vous-même », et ça n’est pas faux. Il y avait cette idée d’écrire un livre qui rendrait compte du processus de la maturation d’une idée. C’est ce qui m’intéresse de plus en plus en littérature, la manière dont on passe de la bibliothèque à la réalité. Là, évidemment, je voulais mélanger avec la vraie vie, comme je l’avais fait dans Eva. C’est un système que j’ai perfectionné petit à petit. Dans 113, c’était un petit peu trop littéraire ; dans Eva, on y trouvait la force de la chair et du sang. J’ai réutilisé cette manière de faire pour mon père, l’autre personne dont je voulais parler. Et en même temps, je me méfie des procédés. J’essaierai donc de le faire évoluer dans le prochain livre.

l’avais employé dans un ouvrage qui n’a pas marché, 113 Études de littérature romantique. C’est pour ça que je me suis permis de réutiliser ce système qui consiste en effet à dire « je me relis, je m’aperçois que… », une manière très bien utilisée par… …Annie Ernaux ? Annie Ernaux, absolument ! Et puis des exemples un peu plus anciens, comme Marcel Jouhandeau ou Paul Léautaud dans son Journal. C’est un de mes 40

Le livre a un sous-titre : « Mnémosyne », la déesse titane sœur de l’océan, déesse de la mémoire. Ça vient de quelqu’un qui a eu une influence très objective sur moi : Jean-Pierre Vernant. J’ai fait un peu de grec et de latin en faculté, mon premier professeur s’appelait Durand, un petit monsieur barbu qui ressemblait un peu à un gardien de chèvres, comme il y en avait encore à l’époque, avec des vestes en mouton retournées – il faisait encore très hippie. C’était un disciple de Pierre Vidal-Naquet et de Vernant. Il donnait un cours sur la tragédie je crois, sur Sophocle. L’actrice Sophie Duez était là, c’est assez curieux – on avait fait un exposé, elle et moi. Ce Durand m’avait initié à Vernant, et j’ai lu Mythe et pensée, puis Mythe et tragédie quand – parce que ça m’intéresse ces histoires de mémoire – j’étais un peu obsédé par les orphiques. J’ai retrouvé deux volumes de Maspero, je suis tombé sur un texte formidable sur Mnémosyne. J’ai mis en sous-titre Mnémosyne et j’ai oublié de l’enlever. Quand je l’ai vu


dans les épreuves, je me suis dit : « Ce n’est pas mal, ça donne un côté sérieux. » Ce n’est pas sur la couverture, pour ne pas faire fuir le lecteur, un animal très craintif ! [rires] Vous citez un vers que votre père vous lisait jadis : « Vite, éveille-toi. Dis, l’âme est immortelle ? » Cette question de la survivance de l’âme semble parcourir le livre ? Oui, c’est de Verlaine ! Je prends de l’âge, et quand on sent l’approche du moment, on se met à espérer. L’homme est toujours plein d’espoir. Les réflexions autour de la survie de l’âme sont toujours très agréables à entendre ! J’ai quand même été élevé dans la religion catholique, j’aime bien le dire dans les interviews, ça donne du grain à moudre… Chandler dit qu’il y a deux sortes d’écrivains : il distingue les bons, ceux qui savent prier, des mauvais, ceux qui ne savent pas prier. Pour employer un terme de Maurras, on est tous dans une espèce d’empirisme organisateur. On dit pourquoi on aime telle ou telle chose. Léautaud parle lui aussi des poètes qui expriment un certain jaillissement de l’être, comme Apollinaire. Il fait la différence avec les versificateurs qui ne sont pas forcément des mauvais écrivains, mais qui ne sont pas inspirés, et il pense à Valéry, son vieux camarade. Sous l’influence de mon père, je me méfie des rapports entre religion et poésie. Un piège dangereux dans lequel s’est engouffrée toute une catégorie d’écrivains à partir du romantisme allemand. J’avais envie de chercher. Et au milieu du livre, je me suis dit que j’allais définir exactement l’effet de l’inspiration et comment ça se ressent dans la matière du texte. J’ai retrouvé cette idée d’influx extérieur chez Platon, et aussi ce qu’il définit comme un effet de flou, de mystère, qui fait qu’on reçoit une émotion qu’on n'arrive pas à définir – ce qui est pour moi une définition de la poésie. Autour de cela, j’ai laissé divaguer les souvenirs d’amis morts, ce livre c’est un peu le pays des morts. Vous avez exploré avec California Girls les tréfonds obscurs de la psyché humaine. Là, on perçoit une lumière… Il y a une réaction oui, je voulais faire du bien quand j’ai écrit ce livre. Le but de California Girls, c’était de parler de l’agonie et du rapport du corps de l’assassin avec le corps de la victime. Là, le centre du livre, c’est la théorie de l’inspiration. De manière générale, c’est mon caractère aussi, j’ai toujours tendance à faire un coup blanc, un coup noir. Dans Les Rameaux noirs, j’ai voulu montrer patte blanche.

je disais que j’étais le filleul d’Aragon. J’ai un vrai lien avec lui. Je me demande si en vieillissant, on ne développe pas une forme de paranoïa qui ferait que finalement on cherche une explication à tout. Avant, j’aimais bien Aragon, mais je n’arrivais pas à le lire, à part Les Cloches de Bâle. Pierre Lartigue, le père de ma première petite amie, Marceline, était aussi un proche d’Aragon. J’en entendais parler de manière positive. Mon père disait qu’il avait des « dons ». On sent chez lui un côté paganiste qui le rend capable de faire n’importe quoi. Pas plus tard qu’hier aprèsmidi, j’ai trouvé trois volumes d’Aragon. Dans la postface de L’étrange pays en mon pays lui-même, j’ai retrouvé tout ce que j’aime : les réflexions sur la littérature, l’aller-retour entre la vie et la littérature, l’ironie sur ses versifications… On voit qu’il connaît son affaire, qu’il est à l’apogée de sa vie – il sort de la Résistance. C’est extraordinaire, et bien plus intéressant que ses romans à mon sens. Je me suis dit que j’avais bien fait de parler de lui.

— Quand on sent l’approche du moment, on se met à espérer. — Vous relatez des rêves qui vous mettent en contact avec un autre monde… Quand j’ai reconstitué la mort de Sharon Tate, je n’avais pas l’impression de faire du sensationnalisme, j’appréhendais qu’on me lise dans ce sens-là. J’ai essayé de travailler dans une forme de compassion et de bonne foi. Cette histoire de Sharon Tate, je l’ai vécue de manière très forte. D’une certaine manière, c’était aussi une adresse à mon père qui a été un peu horrifié par ces livres. En vieillissant, je deviens plus sensible. Vous révélez une appréhension : celle du retour des forces du passé. Cela s’est-il justifié au moment de l’écriture ? Quand Eva est arrivée dans ma vie, j’ai pensé que cela allait être la fin de ma tranquillité, que je n’allais plus pouvoir écrire. Quand j’ai écrit ce livre, j’avais peur pour mon père. Il va plutôt bien, et il a donné la première interview de sa vie à plus de 90 ans. Sans photo, il n’en a jamais voulu, même par Cartier-Bresson. Je ne suis pas pessimiste. Je ne me suis pas trop fâché avec Eva non plus. En ce qui me concerne, les choses finissent plutôt bien, en général.

Vous évoquez l’inspiration qui vous a fait naître, ce moment où Aragon, à la suite de la disparition de votre frère, incite vos parents à refaire un enfant : le souffle de la parole comme source de vie. C’était encore difficile pour moi de parler de ça. Arthur Craven dit qu’il est le neveu d’Oscar Wilde, moi

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Charles Juliet 16.09

Bibliothèques Idéales

Strasbourg

Par Antoine Ponza Photo : Benoît Linder

Intrinsèquement liée à son passage sur Terre, l’œuvre de Charles Juliet explore sans relâche la raison de celui-ci, au passé et au présent. Lors d’une de ses apparitions, pour promouvoir le dernier tome en date de son Journal, cet homme qui traduit de grands maux en mots parcimonieux, nous en a confiés quelques-uns. Attente un peu intimidée, pendant la séance d’autographes qui s’éternise ; il offre son attention à chacun. Nous marchons ensuite à petits pas en diagonale de la place Kléber. Il sort d’une longue prise de parole et semble, à l’instant, plus soucieux de son épouse qui nous accompagne, que d’un surcroît d’interrogations. Afin de rejoindre leur hôtel, nous empruntons la rue des Hallebardes et en atteignant la place de la Cathédrale, marquons une pause. Notre-Dame millénaire, déployant de biais une vitalité impressionnante, surplombant les pavés, touchant au ciel de sa flèche, nous surprend comme au premier jour. Charles Juliet est un monsieur âgé, il en a vu d’autres. Il nous guide doucement vers le moment de l’interview, en prenant son temps. Pas avare de questions, ses réponses en revanche demeurent, ainsi qu’à l’écrit, succinctes et très sûres. Le premier volume de ses notes personnelles parut il y a plus de vingt ans. Aujourd’hui, le Journal est devenu extime, de par les émotions qu’il donne à saisir, voire à éprouver. Telles, souvent mauvaises, des herbes en fleurs le long d’un chemin de fer, forgé aux larmes de multiples visages. Rencontres fugaces dont il conserve les voix, venant s’accorder à sa lyre intérieure, « de lecteurs et lectrices qui se retrouvent » dans ses ouvrages, « des personnes blessées, surtout pendant leur enfance ». En maïeuticien, il entrouvre les volets de chambres obscures afin d’y laisser pénétrer quelque clarté, pour mettre en lumière la déchirure. Mais encore, la reconnaissance, envers sa geste qui épanche enfin la souffrance de certains, lorsque l’on « n’arrive pas à entrer en contact avec son intériorité, coupé de ce qui se passe en soi, donc d’une compréhension possible ». Sa Gratitude, il l’exprime pour ces « moments très forts » qu’engendrent les rencontres fortuites, mais aussi à l’égard « de [sa] famille adoptive, de [sa] femme qui [l]’a beaucoup aidé, de [son] éditeur, et puis d’une manière générale à tous les écrivains qu’[il a] lus ». Il ajoute : « Si je n’avais pas rencontré ces personnes, si je n’avais pas lu ces livres, qui serais-je devenu, qui aurais-je été ? »

Ses propres blessures, auxquelles il revient souvent, semblent toujours en voie de guérison. Grâce aux écrits intimes notamment, sorte d’auto-psychanalyse. Évidemment, sa pudeur saute aux yeux : « Pour tenir un journal, il faut n’avoir aucune complaisance avec soi-même. N’avoir pas à s’apitoyer sur soi-même, ne pas rechercher à se faire admirer ou à se faire plaindre. Rien n’est pire que cela. J’écris ce qui me vient, ce qui m’est donné. Je ne trie pas. Quand on écrit, il faut essayer d’être vrai. » Cette quête de la vérité passe essentiellement par la plume. « Tant qu’on n’écrit pas, on ne sait pas exactement ce qu’on pense. La pensée reste inconstante, parfois inconsistante. C’est en écrivant qu’on arrive à clarifier. » Une intransigeance que l’auteur explique par un besoin vital, « une nécessité intérieure profonde. On ne peut écrire que si l’on est porté par une passion ». On songe à la nudité tourmentée d’Emil Cioran, qui, à la fin de son existence hantée par la tentation du nihilisme, disait à propos de Bach : « De toute mes passions, c’est celle qui est restée absolument intacte ». Musique des cieux par excellence, qui toucha également Bergman, dont les films, justement, ont marqué Juliet « en profondeur », lui qui eut parfois « de la peine à participer à la vie ». La plume radicale, en contrepoint de la toile de cinéma, peut se porter sur celle de l’artiste au travail. Le Néerlandais Bram Van Velde, qu’il a rencontré, par exemple. « C’est un homme qui s’est toujours senti peintre et n’a jamais voulu avoir une autre activité. Il a donc vécu une grande misère et une grande aventure intérieure, dans une profonde humilité. » « Le parcours d’un artiste est très proche de celui d’un mystique. Il passe par la nécessité et par ce besoin d’éroder le moi, pour parvenir à une manière d’être et de penser dégagée de tout égocentrisme. » Il cite son favori, auquel il a consacré un essai à propos de l’acte de création, Cézanne, un grand vivant, qui « a passé toute sa vie à la recherche de lui-même ». Et Giorgio Morandi, de Bologne, dont « le silence des toiles fait ressentir l’intemporel à travers des représentations toutes simples ». Ce silence accompagne « la naissance à soi-même », tel qu’il définit la spiritualité ; c’est la façon dont, à l’oral ou à l’écrit, entre les mots, entre les lignes, Charles Juliet l’exprime.

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Sarah Murcia 28.10

Le Noumatrouff

Mulhouse

Par Philippe Schweyer et Pierre Walch Photo : Vincent Arbelet

Impossible de faire entrer la contrebassiste Sarah Murcia dans une case. Citer tous ses « projets » (un mot à bannir selon elle) et dresser la liste des musiciens avec lesquels elle collabore prendrait beaucoup trop de place. Pour tout cela, heureusement, il y a Internet. Pour le reste et parce qu’on en rêvait depuis longtemps, rencontre avec une artiste passionnante actuellement en tournée avec Rodolphe Burger et Christophe Calpini. Quels que soient les artistes avec lesquels tu joues, c’est toujours le même plaisir ? Je ne participe qu’à des projets qui me tiennent à cœur. L’esthétique a peu d’incidence sur l’intensité du ressenti. À dix-neuf ans, j’ai passé une audition et j’ai commencé à « faire le métier » avec CharlÉlie Couture. Même ça, c’était agréable. Puis je suis partie et je n’ai jamais réessayé. Je n’ai plus fait de tournées avec des chanteurs. J’ai fait un disque avec Higelin, mais je ne serais jamais partie en tournée avec lui, parce que c’est une autre vie. Je ne fais pas ce métierlà. Ça m’ennuie de me contenter de faire ce qu’on me dit de faire. Avec Rodolphe ce n’est pas le cas : j’ai ma petite maison et j’arrose les plantes. Dans un entretien avec Guillaume Malvoisin pour Novo, tu expliquais que tu adores jouer avec Rodolphe Burger parce que sa musique est spacieuse… Quand je joue avec lui, la question du tempo ne se pose pas, nous sommes toujours connectés. Il a vraiment un « time » très sérieux, mais son art, c’est l’élasticité. Avec Rodolphe, c’est comme si je jouais avec un groupe de musique instrumentale. Tu sembles enchaîner les collaborations avec beaucoup de facilité. On ne me demande rien, on m’appelle pour être ce que je suis. L’esthétique, c’est juste un outil. Certaines musiques nécessitent peu de verbiage, d’autres beaucoup plus. Louis Sclavis attend de moi que je sois dans un rapport d’énergie avec l’instrument. Ce n’est

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pas ce que me demande Fred Poulet. La différence, je la situe dans la mise en danger : j’aime quand je ne sais pas ce qu’il va se passer et qu’il y a une sensation de perte d’équilibre. C’est cette sensation-là qui m’est chère. Mais s’il ne faut rien jouer, je ne joue rien. Avec Elysian Fields, je joue une note par mesure. Pendant dix ans, j’ai fait la plupart de leurs tournées en Europe. Oren est bassiste et il me demande de jouer comme il aurait joué. Il ne faut s’occuper que du résultat. Et si au contraire Rodolphe me laisse libre, ce n’est pas pour ça que j’en mets des caisses. C’est juste qu’il me fait davantage confiance qu’Oren qui a besoin de tout contrôler pour que la musique ressemble exactement à ce qu’il a en tête. Ce qui est une priorité pour lui n’est pas une priorité pour Rodolphe. Jouer en trio avec Rodolphe et Christophe Calpini, c’est très vivant, différent du duo. Il y a un vrai équilibre et on est davantage « à poil » que dans un quintet. Tes projets personnels sont-ils ceux qui te ressemblent le plus ? J’ai un rêve de musique et mes groupes me permettent de me rapprocher des musiques que j’ai envie d’entendre. C’est par nécessité que je le fais. Même quand les esthétiques sont vraiment différentes comme avec Kamilya Jubran, c’est le même langage qui s’insinue au milieu de tout ça. Il se trouve que Kamilya est Arabe, mais elle aurait très bien pu être Thaïlandaise. Comment vous êtes-vous rencontrées avec Kamilya ? C’était en 1999. Elle cherchait un bassiste pour son groupe Sabreen qui était LE groupe palestinien. On s’est tout de suite bien entendues, on a fait des tournées au Moyen-Orient et un disque. On a toujours eu le souci de travailler la musique. Pour pouvoir communiquer, il fallait qu’elle puisse jouer comme moi et moi comme elle. Elle a abordé la musique asymétrique, la polyrythmie, la polyvitesse, les modes à transposition limitée, et moi des histoires de forme,


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— On est tous médiocres, on est tous des trous du cul, mais c’est pas facile à accepter — de longueur, de quarts de tons. Habka, le disque que l’on vient de faire, ressemble beaucoup à nos années de travail. C’est une des plus grandes chanteuses arabes, une femme exceptionnelle qui est en train de changer la face de la musique. Elle est incroyable, elle se sert des codes de la musique classique, de la musique traditionnelle, de la musique improvisée et des musiques un peu « intello », les « musiques pour musiciens ». Est-ce que, ce que tu as appris avec elle, te sert quand tu joues avec Rodolphe ? De façon souterraine tout agit sur tout. Si j’apprends un morceau de treize minutes par cœur avec Kamilya, j’imagine que cela m’amènera à penser des cycles longs, à penser dans la longueur, du coup je vais avoir davantage cette détente-là quand je joue avec Rodolphe. Alors que dans le trio de jazz avec Sylvain Cathala, je vais davantage voir le résultat de mon travail dans l’exécution. Je comprends comment travailler depuis seulement quatre ou cinq ans. J’ai joué avec Magic Malik et son groupe pendant dix ans et j’ai appris plein de choses, mais j’avais peur de tout. Il m’a congédié pour mon plus grand bien. J’étais très inhibée, j’avais peur de son regard, du regard des gens. Ne plus avoir ce regard qui pesait sur moi m’a permis de voir les choses autrement et d’apprendre à travailler dans la bonne direction. J’ai l’impression que tu chantes davantage ces derniers temps… Le chemin que j’ai fait ne se résume pas en quantité de travail, mais en prise de distance avec l’instrument, avec ce que j’attends de l’instrument. Penser qu’en fait on s’en fout de la contrebasse, m’a fait beaucoup progresser. J’ai arrêté de sacraliser l’instrument et la musique elle-même. Je suis vraiment « redescendue de la moto ». Et c’est ce qui me fait travailler dans la bonne direction et m’aide à me focaliser sur des choses plus importantes, plus essentielles. Comme je ne suis pas chanteuse, le chant c’est « tout de suite et maintenant ». On ne peut pas « chanter un petit peu ». Il m’a fallu moins de temps pour réussir à faire ça que les vingt ans que j’ai passés à faire de la basse. Je commence à aller vers des choses plus essentielles par rapport à mon instrument et à ce que je veux faire avec mon instrument. Je me vois chanter de plus en plus, mais pas en première ligne. Plutôt comme Zappa, qui chante ou ne chante pas. Je vois la voix comme un instrument. C’est pour ça que je m’efforce d’aller vers des formats qui ressemblent à ceux du jazz où il y a autant de place pour l’instrumental que pour la voix. Ce ne sont pas des chansons que je veux faire. D’ailleurs, je n’écris pas de textes. De quoi parlent les textes que tu chantes avec ton nouveau quartet baptisé Eyeballing ? Ils viennent de Vic Moan, un chanteur américain formidable, un peu crooner, avec qui je travaille depuis plus de quinze ans. Puisque je le sollicite au fur et à mesure pour qu’il adapte ses mots à la musique que j’ai écrite, cela devient de fait mes textes. Je ne peux pas écrire, j’ai l’impression de montrer ma culotte, c’est très impudique. Construire

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des textes avec quelqu’un, c’est tout de même une manière de s’impliquer dans le processus d’écriture. J’ai aussi demandé des textes à Fred Poulet. Le français, c’est plus proche de moi, donc encore plus gênant. Les gens écoutent en premier ce qui leur ressemble, donc la voix. Un morceau génial avec un chanteur pourri marchera toujours moins bien qu’un morceau pourri avec un chanteur génial. La musique est associée au divertissement. Comme la musique est une affaire collective et que les gens ont envie d’écouter un bon petit disque chez eux avec un whisky, on lui demande de faire plaisir. Et quand la musique ne fait pas plaisir, on a l’impression d’avoir manqué quelque chose. Quand je lis un livre, parfois, je suis triste, parfois, je m’ennuie, parfois, je suis contente, parfois, je ne comprends rien, parfois, je comprends tout. Ce sont toutes ces sensations que je demande aussi à la musique. Je ne lui demande pas de me donner que du bonheur, je n’en ai rien à foutre ! Il faut aussi écouter des choses dures, lire des choses dures, regarder des choses dures… On ne peut pas bouffer que des lasagnes. Je me souviens que mon père me disait à propos d’un livre : « Tiens, c’est chiant, mais il faut le lire. » Est-ce que c’est une question d’éducation ? Aujourd’hui, on refuse l’ennui. L’ennui ne fait pas partie de l’éducation, ce qui est une connerie. On enlève le solfège des conservatoires, parce que « le solfège, c’est ennuyeux ». Mais il faut s’ennuyer ! C’est dans ces moments-là qu’on trouve des choses. Je suis pour l’ennui. À part avec Kamilya et Elysian Fields, tu es plutôt entourée de mecs. On s’en fout de ça. Je ne suis pas du tout pour la politique des quotas. Je ne crois pas qu’il faille plus de femmes dans le jazz, mais il en faut plus à l’Assemblée Nationale. On ne m’a jamais mis de bâton dans les roues. Par contre, on m’a donné trop de crédit quand je jouais mal, juste parce que j’étais une fille. Aujourd’hui, si t’es une fille, tu peux faire de la musique. Donc, t’as qu’à en faire, et si t’en as pas fait, c’est que tu n’en avais pas envie. La musique c’est difficile. C’est dur pour l’ego, il faut savoir reconnaître qu’on est médiocre tout le temps. Il faut savoir supporter ça, et c’est désagréable. Tu te trouves médiocre ? Comme tout le monde, non ? On est tous médiocres, on est tous des trous du cul, mais c’est pas facile à accepter, parce que quand on est musicien, on croit un peu qu’on est génial. Donc on est des trous du cul géniaux. Quand on me dit [elle prend un ton emphatique, ndlr] : « Quand les femmes jouent, on entend la féminité dans leur jeu », ce sont des foutaises ! Est-ce que tu refuses beaucoup de propositions ? [Rires] Je ne dis jamais aux gens qu’ils sont nuls,


mais ça m’arrive forcément de ne pas être intéressée. Encore une fois, je ne fais pas de tournées avec des chanteurs. En tournée, il faut avoir le temps de bosser son instrument. Les deux heures de concert ne suffisent pas. Est-ce que Rodolphe bosse encore sa guitare ? [En riant] Tu veux que je dénonce ? Non, non, il ne fout rien. [Rires] J’essaye de ne rien faire que je ne veux pas faire. Pour l’instant, j’y arrive. J’ai cette chance de pouvoir multiplier les petits projets même si mon planning est un vrai Tetris. Qu’est-ce que tu conseillerais à un jeune musicien ? Rien. Je dirai juste : « When business is down, practice your instrument » [Quand tu n’as pas de boulot, travaille ton instrument, ndlr] ! C’est Joachim Kühn qui dit ça. Est-ce que tu prends encore le temps d’écouter de la musique ? Malheureusement ma pratique de la musique tue un peu ma mélomanie. Parfois, quand je rentre chez moi, je mets France Inter. Il y a une playlist épouvantable. C’est vrai hein ! Je suis capable d’écouter les merdes qui passent à France Inter, alors qu’il y a des radios qui passent de la meilleure musique. C’est bizarre. Les écrivains n’arrêtent pas de lire… Oui, et heureusement que les barmen ne picolent pas ! [Rires] En fait, je trouve que c’est une erreur et une paresse de ma part. J’écoute de la musique quand je veux la faire écouter à des gens. Mais toute seule, je n’écoute presque rien. Il faudrait que ça change. Quand tu étais ado, tu écoutais quoi ? Oh, des milliards de trucs. Mes parents écoutaient de la musique « de qualité », du jazz. Ils étaient plus mélomanes que musiciens, même si ma mère jouait très bien de la guitare classique. Ils écoutaient pas mal de musique contemporaine, de la musique baroque. Et moi j’écoutais du jazz, puis pas mal de psychobilly et de rockab’… Quand j’ai découvert les B-52’s, ma vie s’est éclairée ! Je me suis mise à écouter les Happy Drivers, Klingonz, les Meteors. J’imagine que j’avais besoin de me démarquer et d’être avec les voyous. C’était la bonne porte d’entrée. Le psychobilly, c’est des punks qui jouent bien, des guitaristes exceptionnels qui jouent à toute vitesse. Les phrases sont terribles. J’ai commencé par Brian Seltzer qui est un musicien extraordinaire dont je connais les solos par cœur. Et le psycho, c’est ça, mais deux fois plus vite. Quand tu es au conservatoire, et que tu découvres des mecs qui font n’importe quoi mais bien et vite, c’est séduisant. J’ai aussi beaucoup écouté Bob Marley, que je tiens pour le plus grand songwriter de l’histoire. La place de la basse dans le reggae m’a beaucoup appris. On peut jouer derrière et sur le temps. Et

je joue comme ça, derrière/dessus. Et Malik m’a appris beaucoup de choses sur la tyrannie du premier temps ou la tyrannie de la tonique… Le fait est que notre musique est vraiment centrée sur la tonique, la note qui va être la fondamentale de l’accord et aussi autour du premier temps qui est celui où tout le monde se rejoint. Malik a développé un système à la fois harmonique et rythmique qui permet de comprendre des cycles longs où la basse et la batterie ne sont pas forcément obligées de se rejoindre tout le temps. Ça rejaillit vraiment dans le travail que je fais avec les autres. Si je joue avec Rodolphe, je ne vais pas forcément appuyer tous les premiers temps, je ne vais pas forcément appuyer toutes les toniques. Ce travail avec Malik m’a donné une vraie largeur d’esprit quant à la manière d’envisager la basse. Et c’était amorcé par le travail des bassistes de reggae. Quand tu joues avec Fred Poulet, tu es moins dans la performance. Il n’y a pas de « performance ». Dans mes groupes, comme Caroline, je joue moins de basse que quand je joue avec Sylvain Catala, qui est le mec qui me fait le plus progresser depuis dix ans. C’est un saxophoniste merveilleux avec qui on vient de sortir un disque en septet. C’est de la musique passionnante et très difficile rythmiquement : ça travaille sur les équivalences et l’élasticité du temps avec une variété de référents assez infinie dans la tête, donc ça demande de diviser son cerveau en quatre. Et pouvoir jouer et improviser avec un tel nombre de contraintes, c’est une performance. C’est dans la tête que c’est performatif, les gens ne se rendent pas vraiment compte. De toute manière, je ne fais que des trucs où je bosse à fond et où les gens ne se rendent pas compte du travail effectué, car il s’agit souvent d’un travail intérieur. J’ai toujours eu du mal à travailler la technique et je ne joue pas aussi vite que certains. Mon souci, ce n’est pas la performance. Ce que j’aime, c’est résoudre des problèmes, des casse-têtes. C’est une satisfaction personnelle assez intense, mais ça n’a rien d’une performance qui se voit. Les gens le remarquent plutôt de manière générale. Si tu as un langage commun avec le batteur, si tu as les mêmes préoccupations, si tu grooves avec lui et qu’il groove avec toi, ça va donner quelque chose de cohérent et d’agréable à écouter. Même Didier Super me fait réfléchir. Il me fait comprendre que je ne suis vraiment pas essentielle. Il me fait réfléchir à ce que je suis en train de fabriquer. On est dans une époque très axée sur la performance. Pas de tous côtés, mais dans une certaine frange du jazz. Et ça me dérange parce que je n’en ai rien à faire. Jouer bien, c’est la base. Ou alors, t’es Pauvros, et ton cheval de bataille c’est de mal jouer. Ce qui ne fait pas de toi quelqu’un de moins génial. La brillance de l’instrument est un truc duquel je m’éloigne beaucoup et qui ne me séduit pas du tout. C’est super de jouer avec Fred Poulet qui est dans la contre-performance. Il m’a beaucoup appris à ne pas sacraliser l’instrument et à prendre de la distance. Tes partenaires de jeu remarquent-ils ce travail ? Certains oui. Et je remarque aussi ce que les autres ont bossé. Pas toujours, mais ça arrive. Un jour, je jouais en duo acoustique avec Malik et il m’a dit : « Je n’ai jamais entendu cette phrase. » Et effectivement, c’était quelque chose que j’avais bossé toute la semaine. Il l’a entendue. Cela fait plaisir ! Je ne joue quasiment qu’avec mes copains – on va pas se faire chier non plus – et je leur demande conseil. On parle beaucoup du chemin de chaque personne avec le travail. On ne parle pas beaucoup de ça dans d’autres milieux, comme celui du rock. Ce sont des musiques qui se travaillent moins. Moi, si je ne travaille pas certaines choses, je les perds. Ce n’est pas que c’est plus dur, c’est que la difficulté ne se situe pas au même endroit.

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Matthew Shipp 22.08

Festival

Météo Mulhouse

Par Guillaume Malvoisin Photo : Sébastien Bozon

Première expérience de musique ? C’est une question difficile. La musique est partout. Déjà, dans le ventre de ta mère, il y a les battements de cœur. Tu te souviens de cela ? Pas exactement mais je suis certain que cela m’a influencé. Pour répondre à ta question, ma première expérience de musique a été dans l’église de mes parents. J’y ai alors entendu beaucoup de thèmes joués à l’orgue qui m’ont marqué. Comment as-tu rencontré le jazz ? Quand j’avais 12 ans, j’ai vu Nina Simone à la télévision. C’est la première impression que m’a laissée le jazz. Son jeu combiné de jazz et de musique classique m’a profondément marqué. Quand on écoute tes albums, on entend une quête incessante. Oui ! Ou plutôt des fouilles tous azimuts. Le cosmos est plein de musique pour moi. Chaque arbre, chaque feuille m’apparaît comme de la musique. Tu es directeur artistique d’un label appelé Thirsty Ear ! Assoiffé, là encore. C’est juste mais le nom a été choisi avant qu’ils m’embauchent ! Tu sembles creuser beaucoup de trous sans pour autant les reboucher quand tu y as découvert quelque chose ! C’est une bonne comparaison. Chaque soir, quand tu t’endors, tu rêves. Il y aura beaucoup de rêves différents. Mais si tu considères une période donnée de ta vie, tu vas retrouver des rêves récurrents. Chacun de mes projets musicaux peut être abordé d’un angle différent mais si tu creuses assez profond, tu te rends compte qu’ils viennent du même cerveau. Tu pourrais tracer une carte qui relie ces projets ? À chacun de se débrouiller avec ma musique. Mon boulot est de créer une matière, le boulot de celui qui écoute est de l’accepter ou non.

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Ton travail global pourrait contenir deux ponts. Le premier relierait le jazz classique et l’avant-garde. Je fais les choses naturellement. Je crois que je suis un musicien de jazz traditionnel. Si je suis classé dans l’avant-garde, ça vient de la musique de Albert Ayler, de Coltrane, de Cecil Taylor ou de Paul Bley ou encore de Sun Ra que j’adore. S’ils sont classés dans l’avant-garde, alors moi aussi. Mes racines dans la tradition sont aussi profondes. Ellington, Monk, Fats Waller. C’est encore une fois comme les rêves de la nuit faits avec tous les souvenirs de la journée. Tu dors, tu n’as plus de volonté. Ton subconscient impose sa logique. J’essaie de vivre un maximum d’expériences et quand je suis en scène j’essaie de laisser vagabonder ma conscience. Il y aura peut-être des petits morceaux de Monk, de Paul Bley, peut-être même que tout cela finira transcendé dans quelque chose de nouveau ! L’autre pont dont je parlais relierait l’inventivité du jazz et les harmoniques savantes occidentales, le jeu de McCoy Tyner et la musique de Prokoviev. C’est drôle que tu cites ce musicien car je me rends compte qu’il y a beaucoup d’harmoniques russes en moi. Prokoviev, Scriabine, Rachmaninov. J’adore leur toucher au piano. McCoy Tyner a toujours été une de mes influences majeures. Tu enregistres deux albums avec Antipop Consortium. Sur Knives From Heaven en 2011, il y a ce morceau This For My Brother The Wind. C’est un clin d’œil au titre de Sun Ra ? Possible. C’est une composition de High Priest qui connaît parfaitement le jazz. Ce soir, tu rends hommage à John Coltrane. Quel est ton lien à sa musique ? La quête qui l’a poussé à marier musique et spiritualité est une chose considérable. Il a beaucoup influencé mon rapport au monde, ma recherche d’une musique positive et puissante et ma tentative de faire du jazz une expérience spirituelle. Tu enregistres une version miniature de Giants Steps sur Piano Sutras en 2013. C’est souvent un titre enregistré par les musiciens pour montrer qu’ils peuvent enchaîner les accords super vite mais en le jouant très lentement, c’est un très beau ballet.


On pourrait qualifier ta musique comme volubile, élégante pleine de sens, inquiète parfois. On ne trouve aucune trace de colère ou de rage. C’est bien, non ? La colère m’assaille parfois, bien sûr, mais jamais en musique. Je crois que l’émotion qui génère l’univers est le désir, jamais la colère. Tu joues avec ce désir ? Tout ce que tu fais vient d’un désir. Sans musique, je tuerais peut-être des gens.

Dans ta discographie, il y a aussi cette chose étrange : Black Music Disaster. Ah oui ! J’y joue du farfisa ! Il y a Jason Pierce de Spiritualized. On cherchait un titre pour cet album. William Parker m’a raconté qu’un article de presse avait titré ainsi un concert désastreux de Cecil Taylor dans lequel il jouait. Taylor et Anthony Braxton ne s’entendaient plus. Le concert était une catastrophe. John Coxson a trouvé que cela ferait un titre génial pour notre album.

À propos de désir, tu enregistres pour Rogue Art en 2006 un hommage à Jean Genet. Michel Dorbon, qui dirige le label, sait qu’un des mes romans préférés est Notre Dame des Fleurs. Cet album est un hommage à son imagination puissante, teintée de politique. Genet me touche par sa vision artistique. Il développe une œuvre sans le souci d’appartenir à une école ou un courant, sans avoir peur de se tromper.

Définirais-tu ta musique comme black ou politique ? Je ne fais aucune déclaration dans ma musique. Se lever, respirer, c’est politique. Je suis un musicien noir. Parfois je joue dans des groupes composés exclusivement de musiciens noirs mais je n’ai pas la sensation de créer quelque chose de black. S’asseoir au piano est une chose suffisamment politique. Pas besoin d’autre déclaration.

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festival

ent rev u es

SaĂŻd Ben SaĂŻd

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Avec sa Fabbrica, le festival international du film EntreVues Belfort offre de découvrir une histoire intime du cinéma par le biais d’un invité, soit cette année le producteur Saïd Ben Saïd – via ses collaborations professionnelles, ses amitiés artistiques et sa formation cinéphilique. Après avoir permis des incursions dans les univers et affinités électives de comédien (Melvil Poupaud) ou de réalisateurs (Jacques Doillon, Tony Gatlif ), c’est le « festival rêvé » d’un producteur, Saïd Ben Saïd, que La Fabbrica propose. Né en Tunisie en 1966, Saïd Ben Saïd

arrive en France à l’âge de dix-huit ans pour suivre des études, et commence rapidement à construire sa culture cinéphilique, assistant aux cours du soir du critique de cinéma Jean Douchet, lisant les Cahiers du cinéma. Ayant échoué au concours d’entrée de l’École nationale supérieure des métiers de l’image et du son (Fémis), le jeune homme travaille en 1994 chez M6, avant de se retrouver chez UGC. Il y découvre le métier de producteur, et y reste jusqu’en 2010, année où il fonde sa propre société, SBS production. Depuis, SBS a affirmé son goût pour les cinémas indépendants européen et américain, en produisant des réalisateurs tels Roman Polanski (Carnage, 2011), Philippe Garrel (La Jalousie, 2013), Brian De Palma (Passion, 2012), David Cronenberg (Maps To The Stars, 2014), Pascal Bonitzer (Tout de suite maintenant, 2016), ou encore Paul Verhoeven (Elle, 2016, qui a notamment reçu deux Césars). Étonnant par son mélange de sagacité et de tempérance – derrière lesquels pointe un esprit piquant – Saïd Ben Saïd évoque à quelques jours d’EntreVues son métier de producteur, sa formation, ses positions.

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25.11 — 03 .12.20 17

Bel fort

le cinéma au présen


Parmi les invités de La Fabbrica figure le critique de cinéma Jean Douchet, pourquoi lui ? Jean Douchet est quelqu’un qui a beaucoup d’importance pour moi. Il compte dans mon itinéraire personnel, dans la mesure où il m’a appris à regarder les films autrement. Avant d’assister à ses cours à la Cinémathèque française et ailleurs, j’ai regardé des milliers de films, mais cela s’arrêtait aux listes des œuvres vues et préférées. Avec Douchet, j’ai appris à avoir un regard et un jugement. Je continue à le voir régulièrement aujourd’hui, il fait partie des personnes à qui je montre en premier les films que je produis, et il fait même une petite figuration à la fin de Elle de Paul Verhoeven. Il a été tout aussi important pour moi que Philippe Sollers l’a été dans la littérature. C’est un maître donc un exemple, un modèle et un facteur d’entraînement. Pourquoi Philippe Sollers est-il important pour vous ? Son ouvrage La Guerre du goût [recueil d’articles et sorte de synthèse du travail critique de Sollers sur plusieurs années, ndlr] a beaucoup compté pour moi et

m’a donné envie de lire La Correspondance de Voltaire, Les Mémoires de Saint-Simon, À la recherche du temps perdu, etc. Ce sont des livres qui m’ont non seulement appris à comprendre les règles du jeu social et ses ressorts profonds mais aussi à devenir un peu moins inhumain avec moi-même. La littérature, encore plus que le cinéma, murît l’esprit, élargit l’expérience et aide à vivre. Dans le programme d’EntreVues, Lili Hinstin évoque le fait qu’un producteur « rêve » un film. Est-ce une position qui vous paraît juste ? Rêver un film, oui, pourquoi pas. On pourrait dire que lorsqu’on produit un film, il y a celui qui s’impose à vous visuellement quand vous le développez en tant que producteur. Puis il y a le film à l’arrivée, forcément un peu différent de ce que vous imaginiez. Peut-être que plus il s’approche de ce que vous aviez en tête, plus la collaboration avec le cinéaste est féconde ... En tant que producteur, qu’est ce qui guide vos choix ? Mes choix sont toujours des choix

— Ce qui m’importe, ce sont les films sur lesquels je suis en train de travailler. Mes choix sont toujours des choix de cinéastes. —

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de cinéastes. Disons qu’il y a d’abord l’envie de travailler avec un cinéaste. Ensuite, il faut trouver un projet – un roman à adapter, une pièce de théâtre, un film dont on peut faire un remake, etc. – qui soit proche de sa sensibilité, puis un système de production adapté et rentable. J’aurais envie, par exemple, de travailler avec Bennett Miller, cinéaste dont j’admire beaucoup le travail et dont je vais montrer un film à Belfort (Le Stratège – Moneyball, 2011). Mais tout cela est vraiment théorique, puisque Bennett Miller n’a absolument pas besoin d’un producteur français pour faire ses films, leur financement se montant facilement aux Etats-Unis. Néanmoins, si ce n’était pas le cas, j’essaierais de lui proposer des projets, comme je l’ai fait avec Paul Verhoeven (Elle, 2016), Brian De Palma (Passion, 2012), et d’autres cinéastes avant eux. Concernant les cinéastes américains, ceux que je vais solliciter ont, de façon soit conjoncturelle, soit structurelle, des difficultés à monter leur projet. Et donc j’essaie d’arriver avec quelque chose au bon moment. Après, si je prends le cas de Paul Verhoeven, c’est quelqu’un qui n’avait pas de problèmes pour faire des films aux Etats-Unis. Mais il est très exigeant sur les scripts qu’on lui propose. Verhoeven est un cinéaste dont les projets, de façon générale, ne répondent pas uniquement aux lois du marché, tout en étant évidemment très ouvert sur le public. Et je pourrais dire la même chose de Peter Weir ou de Brian De Palma. Ce sont des cinéastes dont l’ambition est de réaliser des films originaux et singuliers s’adressant au plus grand nombre. Avez-vous beaucoup de projets qui ne voient pas le jour ? Bien sûr, il y a beaucoup plus de projets qui ne voient pas le jour que de projets qui finissent par être produits. Par exemple, le premier film de Garrel que je devais produire était La Lune crevée, d’après une nouvelle de Stendhal San Franceco a Ripa, mais je n’ai pas pu le financer car le projet n’obtint pas l’avance sur recettes et le devis était beaucoup trop élevé pour se lancer dans cette entreprise sans aide publique. Philippe eut alors envie de tourner un film sur son père qui venait de mourir. C’est comme ça que le projet de La Jalousie est né. Le scénario fut écrit en deux mois et réalisé en vingt jours à Paris en noir et blanc avec une équipe réduite. Cela est


Lorsque vous avez commencé à produire des films, vous projetiez-vous sur le long terme en tant que producteur ? Lorsque j’ai commencé à produire des films, je me rappelle qu’il y avait un producteur très installé qui me disait, peut-être parce qu’il me trouvait cinéphile et qu’il ne comprenait pas ce que je faisais à UGC, « est-ce que tu continues de te prendre pour un producteur ? » Cela m’avait un peu vexé mais je me dis aujourd’hui qu’il avait raison : c’est une très bonne définition du métier que je fais, « me prendre pour un producteur ». Qu’est ce que c’est « se prendre pour un producteur » ? [Rires] Il faudrait le lui demander. Mais c’est une formule qui, je trouve, me va bien. Avant de faire ce métier, aviez-vous des modèles d’un ou de producteurs en tête ? Que défendaient-ils ? Oui, bien sûr. Quand on commence à

C’est-à-dire ? Ce sont deux cinéastes qui ont depuis longtemps une notoriété internationale et qui ont compris avant tout le monde que le marché du film d’auteur devenait mondial, grâce à l’accélération de la communication entre les pays. À quel moment s’est formulé pour vous le choix d’aller vers la production de films ? J’ai eu beaucoup de chance. Ma grande chance a été d’être recruté par UGC et de produire des films pour eux. C’est une chance à plusieurs titres, la première étant que j’ai fait ce métier que j’aime dans de très bonnes conditions, puisque j’étais salarié ; la deuxième étant que j’ai pu faire les films que j’avais envie de faire. Après, je n’ai pas fait uniquement les films que je voulais : par exemple, si j’ai pu produire les films d’André Téchiné, j’ai également produit Lucky Luke ou Francis Weber. Mais c’est le moment où j’ai beaucoup appris de ce métier (je me suis également occupé des ventes internationales pour UGC). Et au moment où une dizaine d’années après je suis devenu mon propre patron, je savais ce que je voulais être : un producteur français dont la géographie serait celle du cinéma indépendant international. Vous avez créé en 2014 une filiale dédiée à la distribution, SBS distribution. Comment cela s’articule-t-il avec votre métier de producteur ? La production et la distribution sont deux métiers totalement distincts. Ça

n’a rien à voir, ce ne sont pas les mêmes démarches et il est très difficile d’être un bon producteur en même temps qu’un bon distributeur. Je suis devenu distributeur par obligation : lorsque personne ne veut des films que vous produisez, ou que vous n’obtenez pas l’argent que vous souhaitez, vous êtes obligé de le faire vous-même. Pour autant, je ne distribue pas systématiquement les films que je produis. Mais il faut que mentalement je sois capable d’un dédoublement pour en devenir le distributeur. Après, c’est à double tranchant : il est très rare que le marché se trompe. L’appréciation des distributeurs sur le nombre d’entrées est très souvent juste. Quand vous montrez un projet à un distributeur et que lui vous dit que cela va faire beaucoup moins d’entrées que ce que vous pensiez, neuf fois sur dix, il a raison. C’est-à-dire que vous pouvez ensuite décider de distribuer le film, mais il est rare que vous ayez raison...

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Dans une interview vous évoquez Verhoeven, Roman Polanski, De Palma, ce dernier étant selon vous « un cinéaste de tournage ». Le scénario et le montage l’excitant moins, vous dites, en tant que producteur, devoir « le motiver » lors de l’écriture du scénario. Chaque collaboration avec un réalisateur implique-telle de trouver un rapport spécifique ? Évidemment, les rapports sont forcément différents d’un réalisateur à l’autre. Personnellement, j’essaie de m’impliquer pendant l’écriture du scénario et le déroulement du montage en ayant un dialogue avec les cinéastes avec qui je travaille pendant ces étapes. Je me suis très bien entendu avec De Palma que le scénario, à proprement parler, n’intéressait pas beaucoup. Lorsqu’il est venu à Paris écrire Passion, je le voyais régulièrement et il ne parlait que du découpage. Lorsqu’il écrit, il est déjà en train de tourner son film. Ce qui le passionne, c’est la place et le déplacement des comédiens dans l’espace, le nombre de plans à tourner pour une scène, leur grosseur, etc. J’ai rarement vu une telle virtuosité. Son plus grand film demeure pour moi Carlito’s Way qui est incroyablement riche et surprenant de bout en bout.

travailler, forcément on se construit des filiations. Un producteur que j’admirais beaucoup lorsque j’ai débuté s’appelle Jeremy Thomas. Il m’intéressait, d’abord, car il a notamment produit Bernardo Bertolucci, Nagisa Ōshima, Nicolas Roeg, David Cronenberg, etc. Et puis il faisait exactement ce que je voulais faire, c’est-à-dire construire des liens entre l’Amérique, l’Angleterre – son pays –, l’Allemagne et la France. Il avait réussi à tisser des liens entre les cinémas indépendants américain et européen. Cette façon de travailler m’a aidé à trouver ma propre voie et à la construire. Mais d’autres personnes, pas forcément producteurs, m’ont servis d’exemples. Je pourrais citer Barbet Schroeder, Olivier Assayas, qui sont de très bons cinéastes et qui travaillent aussi, d’une certaine façon, comme des producteurs.

Quels sont vos premiers souvenirs de films marquants enfant ? J’ai vu beaucoup de films marquants, mais il n’y a pas pour moi de film fondateur, ni de souvenir d’un point zéro de cinéma. Enfant, j’allais avec mon père voir des westerns au cinéma à Tunis. Après, comme ça, j’ai le souvenir d’une projection de Spartacus de Stanley Kubrick au cinéma le Carthage, vers l’âge de dix ans. Avant de venir en France j’ai vu énormément de films, et lorsque je suis arrivé ici à l’âge de dix-huit ans, j’ai commencé à les regarder différemment, à lire des revues – notamment Les Cahiers du cinéma –, à écouter Douchet en parler, etc. Longtemps, il n’y a eu que le cinéma dans ma vie, et puis, tout en restant très cinéphile, j’ai commencé à consacrer du temps à la peinture, à la lecture, à la musique, à l’amélioration de moi-même… Parmi les films que vous avez produits, vous dites ne pas avoir de préférés ? Oui, je manque totalement de recul et de lucidité sur les films que j’ai produits. Je n’en parle donc pas. En général, ce qui compte pour moi, toujours, c’est le présent. Le passé ne m’intéresse absolument pas – c’est fait, terminé – et j’ai du mal à me projeter dans l’avenir. Ce qui m’importe, ce sont les films sur lesquels je suis en train de travailler. Par Caroline Châtelet photos : Olivier Roller

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devenu par la suite le cahier des charges des deux autres longs-métrages que nous avons faits ensemble, L’Ombre des femmes et L’Amant d’un jour.


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Bel fort Bukowski et Schroeder — ©Les Films du Losange

Lorsque dans les années 1970 les premières cassettes vidéo firent leur apparition, François Truffaut, amoureux par excellence de la salle obscure – en témoignent les nombreuses mises en abyme de celle-ci au cœur de ses films – découvrit et reconnu l’intérêt de ces petites boîtes noires du cinéma, empreintes mises à la portée de tous. Un cadre et des conditions de visionnage radicalement différentes, qui permirent pourtant à de nouvelles formes d’analyses critiques d’émerger et à une autre génération de cinéastes cinéphiles (et cinévores) de naître. Toutefois, un objet distinct de la VHS au surgissement antérieur a rendu possible le cinéma à domicile, représentant déjà non seulement un moyen de transmission innovant, mais surtout un processus de création original. Il s’agit de leur médium de diffusion commun, qu’on l’utilise comme récepteur ou lecteur : l’écran de télévision. À propos de son développement populaire, plus précoce aux Etats-Unis qu’en France, on situe une des manifestations historiques des formes qu’on lui dédie, et qui lui sont propres, dans les années 1950. Les premières notes d’une marche funèbre accompagnaient alors une silhouette bedonnante et légèrement inquiétante, reconnaissable entre toutes, celle d’un des modèles de Truffaut introduisant chaque épisode de l’émission à son nom, Alfred Hitchcock présente. Créateur d’une épopée du crime interminable, l’anglo-américain préfigure de la sorte la fameuse série, au sens donné à l’exercice encore aujourd’hui, court (ou, désormais, parfois moyen voire long) métrage et histoires chocs à la clef. Si l’argument de vente réside principalement dans leur suspense, l’apposition d’un cachet du réalisateur sur le film qu’il donne à voir ensuite devient un prétexte attirant, exporté outre-Atlantique quelques temps après. C’est en effet la pastille Jean Renoir vous présente (ici Le testament du docteur Cordelier), basée sur un principe similaire, qui ouvrira chronologiquement la rétrospective donnée par le festival EntreVues. En parcourant l’« Histoire secrète du cinéma à la télévision française », la « transversale » traite de cet entrecroisement d’univers, tendant d’ailleurs de plus en plus à se confondre – si l’on pense par exemple aux plateformes gérant actuellement la diffusion et la production d’œuvres destinées tant aux petits écrans qu’aux plus grands. Avant, donc, que cette synergie commerciale tende à indif-

férencier les procédés, on considère le document télévisuel comme l’aboutissement d’une écriture spécifique. « La télévision, c’est un téléobjectif, tandis que le cinéma, c’est du grand-angle », affirme David Lynch, inaugurant avec Twin Peaks, en 1990, un nouveau genre de série noire. Précédant l’auteur le plus échevelé d’Hollywood ou lui emboîtant le pas, d’autres grands noms issus du septième art ont manifesté leur intérêt pour la circularité et l’extensivité du format sériel. Avec plus ou moins de succès ; citons pêle-mêle Bergman, Pialat, Fassbinder, Soderbergh ou Dumont. Des relations qui se démocratisent, bien que restant ponctuelles et singulières, telles qu’elles s’entretenaient durant les années 1970, prolifiques au demeurant. Documentaires ou fictions, ensembles ou segments, l’exploration thématique trouve naturellement sa place dans les salons, même si leurs réalisateurs doivent dévier, un peu secrètement, de leurs parcours. Jean-Luc Godard disait en substance et en ronchonnant que le cinéma uniquement « fabrique des souvenirs » et voyait une seule et inhérente consommation culturelle aux programmations cathodiques. Il s’y met tardivement, après Georges Franju, Claude Chabrol, Agnès Varda ou Jacques Rozier, cinq cinéastes présents au sein de la sélection. Au côté, entre autres raretés, d’une captation exceptionnelle qui vient démentir de surcroît ce constat amer. Pendant de courtes nuits californiennes, à l’occasion de leur collaboration pour l’autobiographique Barfly au début des années 1980, Barbet Schroeder a saisi sur le vif une figure majeure de la littérature américaine et de la pop culture : Charles Bukowski. Durant quatre heures de vidéo, il rit, jure, boit, fume, aborde son passé, et maudit le monde, à commencer par lui. Un matériau fascinant taillé pour une télévision idéale, loin de toute commande et dont la durée n’obéit qu’à une contrainte intellectuelle. En l’occurrence, les Tapes de Schroeder répondent à l’idée que l’on peut se faire d’une télévision également exigeante : une proximité touchante avec le sujet et l’approfondissement d’un rapport à l’auteur. N’en déplaise à Godard, une discussion les yeux dans les yeux avec un Bukowski en short, verre de piquette à la main, est difficile à oublier. Par Antoine Ponza

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Lieu d’un cinéma d’exception, de la toute neuve réalité virtuelle à l’Hollywood d’avant la censure, le festival EntreVues porte aussi son regard sur la « petite lucarne » et met en lumière ses liens tissés avec des réalisateurs francophones.


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Un pistolet dans Il fut un temps de légèreté dans les productions hollywoodiennes. Retour en 6 films et hommage aux actrices qui ont incarné la liberté.

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Femme fatale « Une femme, belle comme vous êtes, peut obtenir tout ce qu’elle veut dans ce monde, à cause du pouvoir qu’elle possède sur les hommes. Mais vous devez vous servir d’eux, et non les laisser se servir de vous. » Cette réplique tirée de Baby Face résume à elle-seule la figure féminine déployée dans les films de cette période. Une femme déchue mais forte, parfaitement apprêtée mais furieusement insolente, indépendante sexuellement mais à l’écoute de son plaisir – et qui, en pur produit de la crise économique, est forcée d’user de ses charmes pour arriver à ses fins. Très rapidement, le public vénère ces nouvelles idoles – il faut dire que le

Par Aurélie Vautrin

Bel fort

À l’époque, pas de cabinet pour réguler les studios ni contrôler le contenu des productions. C’est donc une douce anarchie qui régit Hollywood, et qui donne lieu à des dizaines de long-métrages très caractéristiques de cette période. Car si une fois le code installé, un baiser ne devait jamais durer plus de trente secondes Rolex en main, les films pré-code contenaient leur lot de scènes érotiques ou carrément sexuelles, hétéro comme homo, de corps dénudés, de dialogues osés, amplifiées par une débauche de violence souvent gratuite mais parfaitement assumée. Là où Hitchcock devra par la suite la jouer fine avec multiples métaphores et autres suggestions, quelques années auparavant, William Heise et ses confères s’en donnent à cœur joie. Du sexe, de la baston, de l’alcool à foison, de la drogue plein les tiroirs, un libertinage affiché, des hommes politiques moqués en place publique – et des femmes farouchement indépendantes, souvent à moitié nues mais seulement en l’ayant décidé. Ce sont justement à ces figures féminines que le festival EntreVues a voulu rendre hommage avec la projection de six films rares, signés Ernst Lubitsch, Alfred E. Green ou encore George Cukor, des longs métrages qui réinventent l’image des femmes, de la femme, alors incarnée à l’écran par Barbara Stanwyck, Mae West, Joan Crawford, Kay Francis ou Clara Bow.

contexte s’y prête à merveille : nous sommes en pleine révolution technologique, avec l’arrivée du parlant, de la radio, des médias et du concept même de « star-system ». Finalement, il y a dans le cinéma de cette époque quelque chose d’un esprit pionnier, clairement irrévérencieux, frontal, direct, certes, mais qui offrit une liberté de création sans précédant. Car même si la plupart des productions finissaient par une élégante pirouette où la « garce » rentrait finalement dans le rang en acceptant le grand amour et le mariage plutôt que l’argent et le pouvoir, les hommes y sont bel et bien des seconds crochets bien loin de la figure éternelle du Mâle que l’on connaît. Une pointe de moralité bien-pensante que ne suffira jamais à l’église catholique, qui, choquée par tant d’indécences, finira par faire plier les studios avec un code de bonne conduite poussé à l’extrême, qui musela les studios pendant trois décennies. Laissant ainsi le champ libre à un cinéma de l’ambiguïté, de la suggestion, et, finalement, en ce sens, peut-être plus érotique encore. Mais ceci est une autre histoire…

Mae West et Cary Grant dans I’m no Angel de Wesley Ruggles (1933)

Anarchie vaincra

HOLLYWOOD AVANT LA CENSURE, six séances présentées par six historiens, en collaboration avec Adrienne Boutang (maîtresse de conférences en cinéma dans le département d’anglais de l’Université de Bourgogne Franche-Comté) et Marie Frappat (maîtresse de conférences en études cinématographiques à l’université Paris Diderot – Paris 7)

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Aussi loin que l’on s’en souvienne, le scandale a toujours fait partie intégrante de l’histoire d’Hollywood. Neuf lettres affichées crânement en haut d’une colline, terre de tous les possibles où les rêves flirtent avec les cauchemars, les illusions avec les pilules et l’espoir avec la poudre blanche (et même noire parfois). Et ce n’est pas la situation actuelle qui viendra contredire l’idée qu’il y a toujours plus ou moins eu quelque chose de glaçant sous le soleil brûlant de Californie. À l’heure où les langues se délient, les réputations se disloquent et les têtes tombent, à l’heure où l’Amérique pudibonde oscille entre images sans équivoque et puritanisme affiché, le festival EntreVues nous propose une rétrospective sur la représentation des femmes dans l’Hollywood du « pré-code », cette (toute) petite période du début des années 30, entre l’avènement du parlant et la mise en place du fameux code Hays – qui, par la suite, instaura une dictature façon auto-censure et força les réalisateurs à rivaliser d’inventivité pour contourner ces règles imposées par les ligues de vertus. 19291934, un âge d’or sinon doré, donc, où les Studios, en roue libre, faisaient tournoyer avec fierté le vent de la provoc’ et de la liberté. « C’est un pistolet dans votre poche, ou vous êtes juste content de me voir ? » Pas (très) loin d’un siècle (!) plus tard, la réplique de Mae West dans Lady Lou de Lowell Sherman n’a pas vieilli d’un iota. Nous sommes en 1933, la crise de 1929 a considérablement sapé le moral de la middle-class américaine, fissurant par là-même la croyance en un système politique indéfectible. Le peuple rêve de légèreté, d’évasion, et, bien qu’appauvri par la Grande Dépression, se tourne vers les salles obscures pour oublier un temps la morosité ambiante.

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Marraine de cœur Jeanne Added a été choisie comme marraine du jury Eurocks One + One, dont le prix récompense un film « pour son esprit musical libre et novateur ». Deux adjectifs qui collent d’ailleurs très bien à la demoiselle également, avant tout curieuse et impatiente de rencontrer les cinq jeunes de 18 à 25 ans qui formeront cet étonnant jury. 60

Jeanne Added, c’est un look, une voix, un univers. C’est aussi une énergie folle sur scène, une prise de position fièrement affichée et une cool attitude qui rend l’échange furieusement spontané. On a beau lui parler au téléphone, on l’imagine très bien avec son inséparable basse sur le dos et les cheveux en bataille façon punk new-wave décoloré, et ce quelque chose qui pétille sans aucun doute dans son regard puisqu’on l’entend dans sa voix. « Je ne suis pas très à l’aise en général avec l’idée de faire partie d’un jury, ça me semble un peu étrange de juger de la qualité ou non d’une œuvre… En fait, si j’ai accepté, c’est parce que la demande émanait de Kem Lalot, le programmateur des Eurockéennes de Belfort, qui est le premier gros festival à m’avoir programmée, et auquel je suis donc très attachée… Et puis c’était surtout pour être avec ces cinq jeunes ! Discuter, échanger, sur la façon de percevoir un film ou une musique avec des gens qui sont maintenant bien plus jeunes que moi… L’idée me plaisait énormément. Je ne suis absolument pas habituée à ce genre de chose, jury dans un festival, encore moins un festival de cinéma… Ce sera un peu l’aventure, mais s’adapter fait aussi partie du plaisir. » Il suffit de jeter un œil à son parcours pour reconnaître qu’effectivement, dans le fait de s’adapter, Jeanne Added est plutôt douée. Formée à la musique classique, au jazz, au chant ly-

rique et au violoncelle, elle avait préféré briser les codes avec un premier album très rock, Be Sensational, qui l’avait alors propulsée sur le devant de la scène, en 2015, grâce notamment à Look at Them et A War is coming. Aujourd’hui, participer au festival EntreVues, c’est aussi l’occasion pour elle de se frotter au monde du cinéma, elle qui n’a pour le moment « que composé des musiques de spectacles ». N’empêche le 7e Art, Jeanne, elle aime bien ça, les films de Scorsese, de Cronenberg… Et si elle se dit bon public sans être cinéphile – « je ne suis pas assez pointue sur le sujet pour me définir comme ça… En même temps je ne suis pas plus pointue en rock qu’en ciné en fait ! » – pourtant, lorsqu’on l’interroge sur son dernier coup au cœur, c’est une perle du cinéma américain indépendant, Trust de Hal Hartey, qu’elle évoque. « Captivant, haletant, réjouissant… Ce film réunit tout ce qui est important pour moi : passer un bon moment tout en étant stimulé, provoqué en tant que spectateur. » Pas de tyrannie ni de dictature, elle sera une marraine à l’écoute, avide de rencontres et d’échanges. Le contraire nous aurait étonné. Par Aurélie Vautrin


TRinitaires & BAM

Rodolphe Burger solo + La FĂŠline

01.12.17 BAM

Tinariwen + Chicken Diamond

08.12.17 BAM

www.trinitaires-bam.fr www.citemusicale-metz.fr

Bam 20, bd d’Alsace 57070 Metz

Licences : 1-1097303, 1-1097302, 2-1097304, 3-1097305 Conception : fredetmorgan.com


Les vivants et les morts

Par Caroline Châtelet Photo : Henry Roy

Historienne, critique d’art, journaliste et témoin des années sida, Elisabeth Lebovici reparcourt cette période dans Ce que le sida m’a fait, ouvrage aussi érudit que concret.

Lors d’un débat en juillet dernier, l’historienne, critique d’art et journaliste Elisabeth Lebovici a confié : « Raconter sa vie, ça veut dire en parler avec quelqu’un d’autre, style : “tu te souviens de ça ?” Mais un jour, je me suis aperçue qu’il y avait toute une partie de ma vie que je ne pouvais plus raconter, parce que j’étais seule. C’est pour ça aussi que j’ai fait ce livre, parce que j’étais toute seule. Cette solitude m’a donnée envie de trouver des interlocuteur.rice.s » Résumant à elle seule la violence de l’épidémie ; la façon dont le sida a affecté personnellement et collectivement des individus ; et le ressaisissement politique et militant qui en ont découlé, cette déclaration « adresse » Ce que le sida m’a fait, Art et activisme à la fin du XXe siècle. Passionnant, l’ouvrage offre une traversée de l’art et de l’activisme, révélant les influences et conséquences de la maladie sur les productions d’artistes, de militants, ainsi que sur toute une génération. Mais s’il s’adresse bien aux vivants que nous sommes, le livre est teinté également d’un autre geste. Derrière le travail critique rigoureux, semble exister la prolongation d’un dialogue avec les morts. Intime, saisissante et troublante, cette adresse en sourdine renvoie à d’autres mots, ceux du dramaturge allemand Heiner Müller (1929-1995). Pour Müller, « chaque texte nouveau est en relation avec quantité de textes antérieurs d’autres auteurs ; il modifie aussi le regard qu’on pose sur eux. Mon commerce avec des sujets et des textes anciens est aussi un commerce avec un “après”. C’est, si vous voulez, un dialogue avec les morts. » S’il n’a pas été question de ce « dialogue avec les morts » avec Elisabeth Lebovici, la rencontre a, en revanche, permis d’aborder les conséquences de l’épidémie sur son parcours, son travail, sa pensée.

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Comment est né ce projet de livre ? Il y a quelques années, Patricia Falguières, directrice de la collection « Lectures maison rouge » co-éditée avec JRP/ Ringier, m’a demandé si j’avais quelque chose à lui proposer. En regardant sur quoi je pourrais travailler, j’ai pris conscience d’un oubli : la plupart de mes articles écrit pour des catalogues et des livres – je ne parle pas ici de ceux pour Libération, en lien avec l’actualité – traitaient du sida, mais sans l’évoquer directement. Ils parlaient de disparition, d’inachèvement, de ce que c’est que terminer ou produire quelque chose. Il y avait sans arrêt ce ressassement. J’ai réfléchi à partir de cela, en partant du constat simple qui est que l’épidémie a ouvert quelque chose dans le champ des arts visuels (et pas seulement) qui a affecté tout le monde à des degrés divers. Il ne s’agissait pas de travailler « sur » – je déteste cette expression, je n’ai pas d’idées surplombantes, pas plus que de théories ou de thèses – mais de réfléchir à certains traits marquants. Il ne s’agit pas non plus de lister les artistes ayant travaillé sur la maladie, ni de tenir un discours nostalgique sur le fait que les gens militaient. Nous étions désespérés, dans un état épouvantable, et produire quelque chose de l’ordre d’une intelligence collective était vital. Pour toutes


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Alain Buffard, Good Boy, 1998, Représentation à la Ménagerie de Verre, Paris, 1998 Déploiement d'une banderole rue de Rennes pendant la Lesbian and Gay Pride, Paris, 1995, Carte Postale d'après une photographie d'Orion Delain ∏, archives de l'auteure, Elisabeth Lebovici

ces raisons, je ne voulais pas d’un « beau livre », d’un ouvrage définitif dont on feuilletterait les pages avant de passer à autre chose. Le livre est volontairement décousu : chaque chapitre a une écriture différente et prend pour point de départ, en contextualisant et actualisant, des choses déjà écrites. À quel moment ce titre à la première personne est-il apparu ? Il a été là très vite. Un livre avec le sida en ligne de mire m’impliquait de toute façon, et je ne pouvais pas faire autrement que d’engager ma personne, soit une vie à l’intérieur de l’épidémie. Je fais partie d’une génération qui a été frappée de plein fouet et le sida a changé ma vie dès le début des années 80. Plus largement, le champ de l’art et de l’histoire de l’art est devenu très différent, toute une génération a disparu, entre l’âge de 20 et 30 ans. Je n’arrête pas de me demander ce que certains d’entre eux feraient aujourd’hui. C’est un livre choral, qui s’est fait sans moi. Ça a été une nécessité mais ça s’est agi, j’ai été assez passive face à cette forme. Si le titre offre un « je » qui n’existe pas,

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j’espère que ce « je » qui se constitue au fil du livre, et qui est très vulnérable, éphémère, est un « je » politique. Sa forme est très pensée, avec notamment la présence d’entretiens avec des femmes lesbiennes, activistes, militantes et/ou historiennes au centre de l’ouvrage ? J’ai essayé d’impliquer les femmes, particulièrement les lesbiennes, dans la pensée du sida. Alors qu’elles ont été là dès le début de l’épidémie, les femmes séropositives ont mis très longtemps à faire reconnaître leur implication dans la maladie et à être prise en compte par le discours médical. Les protocoles de tests, les maladies opportunistes, etc. : tout cela était fondé sur des marqueurs masculins. Il y avait, également, un sous-entendu selon lequel les lesbiennes ne baisant pas et ne se droguant pas par voie intraveineuse, elles n’étaient pas concernées par la maladie. Ce qui est évidemment faux et seul un discours féministe et queer a permis d’envisager le sida sous un autre angle. Deuxièmement, les femmes et les lesbiennes ont tout de suite tenu un

rôle essentiel dans les relations affectives, émotionnelles que la maladie a pu produire, ainsi que dans l’organisation même des mouvements militants, en particulier Act Up. Elles ont organisé beaucoup de choses de l’ordre de l’action publique. Investir l’espace public, lieu traditionnellement privilégié des hommes, ce n’est pas anodin pour des lesbiennes. Étant féministe et lesbienne, j’ai voulu privilégier ces questions. Votre biographie indique que vous débutez une thèse de doctorat sur le jardinier Thomas Blaikie (1750-1838), pour finalement bifurquer et écrire sur « L’Argent dans le discours des artistes américains, 1980-1981 ». Comment êtesvous passée d’un sujet à l’autre ? J’étais très amie avec Patrick Bracco et nous avions commencé à travailler ensemble sur les feux d’artifice. Patrick avait rencontré dans un sauna – c’est amusant à dire, mais c’est ça, aussi, l’histoire du sida – un mec qui était historien de l’art et qui l’avait emmené voir des feux d’artifice de la maison Ruggieri. Par la suite, à la demande de Ruggieri, nous avions commencé à


travailler sur leurs archives. Patrick, je crois, devait faire sa thèse en lien avec ce sujet. Dans la même période, on nous a aussi mis dans les mains le journal de Thomas Blaikie, qui est parti faire de l’herboristerie en Suisse, avant d’arriver en France où on lui commandait des jardins. Son journal constitue un document exceptionnel sur l’histoire politique, scientifique, du naturalisme et des sciences naturelles à la fin du XVIIIe siècle. Mais je suis partie à New York pendant mes recherches, et ma vie a explosé. À la fin des années 70 et au début des années 80, il se passe là-bas des choses incroyables. La transformation du champ artistique est fulgurante, la transversalité dans les arts et les pratiques extraordinaire. Les frontières entre les disciplines explosent. Nan Goldin montre très bien cela : voilà quelqu’un qui filme et photographie des gens, puis projette ses images (par exemple pour The Ballad of Sexual Dependency) dans des lieux où ces gens se voient. Voir le dynamitage de la frontière de ce qu’en Europe nous appelions les Beaux-arts et les arts populaires était fascinant. Comme je m’interrogeais sur les raisons de la venue à New York de toutes ces personnes, et constatant avec

Elisabeth Lebovici, Place de la République, Paris, 1er décembre 1996, publiée dans Action-la lettre mensuelle d'Act Up-Paris, n¯44

mon directeur de thèse l’existence d’un discours sur la réussite et la carrière chez les artistes, nous avons décidé ce changement de sujet. L’artiste incarnait quelque chose du rêve américain, qui était aussi un rêve de marginalité, et qui renvoyait à un personnage de conquête, très masculin. Vous dites dans une interview être devenue critique d’art et lesbienne avec le sida. Est-ce à ce moment-là que cette prise de conscience se produit ? C’est beaucoup plus tard. Aux Etats-Unis je vis le début de l’épidémie. Des articles paraissent, une trouille s’installe, avec des choses très étranges – par exemple un ami devient complètement phobique et ne touche plus personne. Un certain déni arrive. Je rentre en France, et je vois qu’une panique identique s’installe. Autour de moi des gens sont atteints du sida, en meurent, d’autres se suicident. Patrick Bracco a été le premier d’une longue série, avec toujours le même schéma. Les amis proches sont là pour tout : faire à manger, soutenir, etc. À partir de ce moment, nous sommes sidérés, anéantis. La sidération est le mot juste, au sens clinique du terme : nous sommes dans l’urgence et à la fois nous ne comprenons pas ce qui se passe. Ayant vécu cet extraordinaire moment de libération sexuelle des années 70, la rupture est brutale. C’est lorsque cette sidération se convertit en fureur, en colère, que quelque chose de politique se met en place. C’est là que je dis devenir à la fois féministe, lesbienne, militante dans la lutte contre le sida, et critique d’art. C’est constitutif, j’ai été produite par ça. Et je pense que beaucoup d’autres personnes pourraient évoquer cette volonté très forte d’assumer un « je », une condition des pratiques. Les exemples historiques où l’on est le produit d’une histoire – parfois qu’on n’a pas vécue – sont nombreux. Une réflexion similaire veut que les descendants de personnes ayant été déportés – et je suis le produit de cela aussi – sont agis par cette histoire qu’ils ne connaissent pas. Là, la vie a été agie par une histoire que nous vivions. Je n’étais pas tellement féministe avant de comprendre que l’homophobie est un sexisme, que cela repose sur la même idée d’exclusion – qu’on trouve aussi dans le racisme. À ce sujet, je cite le Journal Annales du réalisateur Lionel Soukaz, qui a filmé la télé à partir de 1991, à une époque où il y avait beaucoup d’émissions sur le sida, avec des témoins,

des invités prestigieux. Sauf qu’il filme les séropos, les malades qui regardent la télé. On voit dans leur regard à quel point la télévision s’adresse à tout le monde, sauf à eux. Le problème avec le sida, ce n’est pas qu’il n’y ait pas de discours, c’est que ce dernier ne s’adresse jamais aux personnes concernées, sous couvert d’universaliser et de républicaniser. Cela, ça a créé un « je » politique. Le sida vous a produite, mais qu’a-t-il produit dans votre écriture et vos intérêts ? Ça m’a défait et ça m’a produite. Dans mon intérêt pour les œuvres, d’abord. À la fin des années 70, nous étions dans le post-structuralisme et on ne s’intéressait pas aux artistes. Peu importe qu’ils soient vivants ou morts, ce qui compte c’est de parler des œuvres, des matériaux. À partir du moment où tout le monde meurt, cette position n’est plus tenable. Après, la chose la plus importante que ça a produit a été une traversée en accéléré des discours queer et féministe, qui m’ont amenée à me positionner en tant que spectatrice à la première personne. Non pas en parlant à la première personne, mais en tenant compte de qui regarde dans quelles conditions, comment se produit l’interaction entre une œuvre et un regard, et ce que produit cette interaction quand ce regard est genré, racisé. Cela a complètement changé mon point de vue critique. J’ai également, à partir de là, commencé à m’intéresser aux artistes femmes et à leurs stratégies. Avant, je regardais les œuvres uniquement selon des questions formelles, esthétiques, sans jamais prendre en considération le fait que les artistes avaient des droits divers selon leur sexe et leur classe sociale. Cette question de la stratégie est devenue importante. Après, en tant que critique, c’est également l’expérience qui m’a constituée. En n’étant ni artiste, ni curator, les critiques sont des personnes étranges dans le champ de la production artistique. Personnellement, je ne me sentais pas légitime. Mais à un moment, je me suis aperçue que cette expérience des œuvres, être au contact de l’art quel qu’il soit, avait produit quelque chose, et cela m’a autorisé à m’en autoriser. Ce que le sida m’a fait – Art et activisme à la fin du XXe siècle, Elisabeth Lebovici, JRP/Ringier – Coéditions Maison Rouge. www.lespressesdureel.com

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Par Florence Andoka

Ce que l’art fait à la littérature Comment les artistes contemporains s’emparent-ils de la littérature ? Au FRAC Franche-Comté, dans l’exposition Montag ou la bibliothèque à venir, Patrice Joly, fondateur de la revue 02 et curateur indépendant, réunit les œuvres d’une vingtaine d’artistes autour de cette thématique.

À quoi renvoie le titre de l’exposition, Montag ou la bibliothèque à venir ? On l’a trouvé ensemble avec Sylvie Zavatta, la directrice du FRAC : on recherchait un titre littéraire et énigmatique. Montag est le héros du roman de Ray Bradbury Fahrenheit 451, publié aux Etats-Unis en 1953, et adapté au cinéma par François Truffaut. Montag est un pompier pyromane qui obéit à un régime fasciste, mais progressivement, il se rebelle en comprenant que les livres qu’on lui ordonne de brûler oblitèrent la présence d’un monde réprouvé. La conscience de Montag se développe dès lors au sein d’un groupe de résistants où chacun apprend par cœur un livre afin d’y conserver vivante la mémoire de la littérature. En quoi la réappropriation de la littérature par l’art contemporain est-elle une question actuelle ? Il y a un processus historique qui fait que la littérature a dominé les arts, des Lumières jusqu’au XIXe siècle. Au cours de cette période tous les arts étaient sous son emprise. Au XXe siècle chaque discipline se réapproprie son domaine, et ce mouvement culmine avec les théories de Clement Greenberg, le grand critique d’art américain. Cette autonomie se fissure à son tour avec l’avènement de l’art conceptuel qui réintroduit du récit, du langage dans l’art. L’art conceptuel, ce n’est pas la littérature, c’est le primat de l’idée sur la représentation, ce n’est pas ce que je recherche dans cette exposition. J’ai été marqué ces dernières années par des expositions qui ont placé en leur centre une figure littéraire, comme l’exposition Raymond Roussel au Palais de Tokyo. On constate aussi un regain des artistes pour la littérature, qu’ils écrivent ou utilisent des œuvres littéraires. Ce sont souvent les mêmes auteurs qui inspirent les artistes : Borges, Conrad, Joyce, Roussel, Duras. J’ai eu envie de montrer des artistes qui s’intéressent à d’autres auteurs, peut être plus confidentiels mais moins consensuels, à l’instar de Lily Reynaud Dewar qui s’intéresse à l’œuvre de Guillaume Dustan. Ce n’est pas l’idée d’une exposition comme récit, ni des discours et critiques

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qui viennent s’ajouter aux œuvres qui m’intéressent ici, mais bien ce que les plasticiens peuvent apporter à la littérature (et inversement). Quelles sont les stratégies de réappropriations de la littérature que vous identifiez au sein de cette exposition ? L’exposition est structurée en trois parties, comme autant de façons pour un artiste de se confronter à la littérature. Sous l’égide du roman de Dos Passos, Manhattan Transfer, la première section est consacrée au transfert, à l’idée de sortir le texte littéraire du livre, c’est la question du support qui est en jeu. Par exemple Lily Reynaud imprime des textes sur des rideaux, Jean-Christophe Norman réécrit Ulysse de Joyce sur le trottoir d’une grande ville, Camille Henrot synthétise en une seule « image » Robinson Crusoé de Defoe. Si la littérature est un processus mental, parfois lent, là, l’artiste donne quelque chose à voir d’instantané. Je cherchais des œuvres renvoyant à une correspondance entre le processus narratif à l’œuvre dans un cerveau qui lit et le travail de l’artiste. Dans la deuxième salle, intitulée Détruire dit-elle, d’après le livre de Marguerite Duras, j’ai essayé de rassembler des pièces qui s’attaquent à la matérialité du texte. Par exemple Oriol Vilanova qui efface le texte de Debord, La Société du spectacle avec une gomme. Le protocole laborieux du plasticien est presque un geste de peintre à l’envers.


Francesco Arena, Extrême Occident, 2013 © Courtesy de l’artiste et Galleria Raffaella Cortese, Milan, photo : Roberto Marossi

Est présente également l’œuvre de Thu Van Tran, Au plus profond du noir, dans laquelle l’artiste a traduit et donc réécrit avec ses propres mots Au cœur des ténèbres de Conrad. Ce n’est plus la version autorisée qui est donnée à lire, mais la traduction par une non spécialiste. Dans la troisième partie, Fahrenheit 451, il est question de résistance à la destruction, avec la bibliothèque d’Özlem Sulak regroupant des livres censurés en Turquie. Ce n’est pas un geste anodin puisque cette artiste est menacée, elle est presque interdite de séjour dans son pays. Le parcours de l’exposition se termine sur le travail des Book Lovers, qui développent une bibliothèque de romans écrits par des artistes. Cette bibliothèque est mobile à travers le monde, elle dispose des livres que le visiteur peut consulter, d’Andy Warhol, de Francis Picabia ou de figures plus récentes. En France, l’écriture s’enseigne de plus en plus au sein des écoles d’art. La littérature est-elle un nouveau médium au sein de l’art contemporain? C’est ce que pense les Book Lovers, mais je ne les rejoins pas

sur ce terrain. Pour moi le dernier medium qui est né au sein de l’art, c’est la vidéo, parce que dans ce cas, l’on change réellement de paradigme. Les artistes qui écrivent font bouger la littérature, la question de l’auteur, etc. Dire de toute la production textuelle qui accompagne les œuvres, qu’elle crée un nouveau médium, cela reste cependant une discussion ouverte. Je pense par ailleurs que Sebald fait le lien entre l’art et la littérature, il est le chaînon manquant : dans ses livres, le récit est sans cesse interrompu par des dessins, des photographies, des schémas, des graffitis, il ne s’agit pas seulement de renfort du texte, les images s’immiscent, elles agissent comme un prolongement de ce dernier. C’est pour cette raison que je tenais à présenter l’ensemble des ouvrages de Sebald dans l’exposition. MONTAG OU LA BIBLIOTHEQUE À VENIR, exposition jusqu’au 14 janvier 2018 au Frac Franche-Comté, à Besançon www.frac-franche-comte.fr

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Par Benjamin Bottemer

Mémoire sensorielle Le retour de l’artiste luxembourgeoise Su-Mei Tse au Mudam avec Nested dévoile les évolutions d’un travail marqué par le souvenir, à la fois évanescent et évocateur, traduit avec poésie via un langage protéiforme.

Su-Mei Tse, Le coup scellé, 2014 (détail) Goban de bois, pierre en marbre, fil de soie, plateforme blanche, coton Goban : 42 × 46 × 28 cm Courtesy de l’artiste et Galerie Tschudi, Zuoz © Photo : Jean-Lou Majerus

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C’est la fine fleur de l’art contemporain au Grand-duché : la sensibilité de Su-Mei Tse, nourrie par son acuité pour ces choses fugaces et intangibles du monde qui l’entoure donne naissance depuis ses débuts à une collection d’objets, d’images, de sons qui constitue les chapitres d’une sorte de journal intime à travers lequel chacun peut retrouver ses propres sensations. C’est d’ailleurs la forme du carnet de notes qu’évoquent le commissariat d’exposition du Mudam et l’artiste pour décrire Nested, près de quinze ans après le Lion d’or décroché à la Biennale de Venise. Un objet qui ne la quitte jamais, où elle consigne impressions et réflexions, extraits de textes, photos, dessins, schémas dont on peut retrouver des extraits dans son ouvrage Notes. Équilibrée, agréable à parcourir comme une balade faite de tableaux et de détails superposés, l’exposition témoigne de la diversité des supports et des volumes utilisés par l’artiste, et met en dialogue plusieurs créations récentes avec quelquesunes plus anciennes.

— Gravé dans la roche Parmi les nouvelles réalisations de l’artiste, on découvre dès notre entrée dans le grand hall du musée l’installation Stone collection, spécialement imaginée pour l’occasion. Les roches massives, aux formes singulières, font référence aux « rochers de lettrés » japonais, sources d’inspiration nous invitant à prendre du recul par rapport à notre place dans l’univers et à la brièveté de nos existences. Leur font écho, en format réduit, les pierres et sphères colorées évoquant le minéral comme le cosmique entremêlées dans Nested. De fragiles formes ovoïdes, une vaporeuse vitrine végétalisée, la forme d’une grenade (baptisée A Whole Universe), la série de photographies Plants and shades témoignent de l’intérêt actuel de Su-Mei Tse pour ces formes primordiales qui nous entourent. En utilisant le flou, le reflet ou en sacralisant des éléments à priori insignifiants, Su-Mei Tse trace aussi une cartographie du souvenir et du sentiment ; de ceux qui s’immiscent fortement dans les esprits, constituent des marqueurs de nos existences et stimulent les imaginaires. « J’essaye de me laisser emporter, guider par mon instinct, de ne pas tenter de tout diriger, décrit l’artiste. Mais pour qu’un souvenir, une idée prenne une dimension forte, personnelle, elle doit germer : on peut être touché sur l’instant et vite oublier. Il faut laisser les choses infuser ; arriver à quelque chose de pur est un long processus. »

— Hic et nunc On retrouve également des photographies issues du séjour de Su-Mei Tse à la Villa Médicis en 2014 et 2015 ; une belle illustration de son regard porté sur l’histoire, l’expérience, la nature et l’art. On y voit les sculptures antiques auxquelles elle a donné des noms, la figure fugace d’une rencontre ou encore les images de cette performance où l’artiste ratisse la cour de l’institution à l’aide d’une grande grille, comme on le ferait d’un jardin zen géant. « Là-bas tout est chargé d’histoire, je me sentais toute petite. J’ai éprouvé le besoin de faire table rase, de partir d’une page blanche, pour respirer : un véritable exercice de médiation, raconte Su-Mei Tse. Il y a beaucoup de mouvement, de réflexions, de pensées qui me traversent ; j’éprouve souvent le besoin de retrouver un calme qui me permet de m’organiser, de sélectionner ce dont j’ai envie de parler. Et cette recherche devient aussi le sujet de mon travail. » En mouvement aussi bien que dans la capture de l’instant, en photographie ou dans Le Coup scellé, représentant un moment suspendu du jeu de go, la philosophie zen du « ici et maintenant », alternant entre vacuité et éveil, est omniprésente.

— Lecture/pause Comme un point de départ, Nested nous restitue les œuvres White noise et Floating Memories, où sont mis en scène le mouvement continu du vinyle, la musique, présente ou symbolisée par les poussières formées sur la surface. « L’image d’un souvenir pour moi, c’est cela : ce disque qui tourne et l’attente engendrée par ce craquement de la poussière sur le diamant avant que la musique ne survienne », explique la violoncelliste de formation. La musique, particulièrement présente dans ses premières réalisations, l’est un peu moins aujourd’hui. Chez Su-Mei Tse, c’est l’idée à exprimer qui conditionne le choix du médium. « Même si ça me fait très plaisir de retravailler sur un objet après une période où j’ai beaucoup utilisé la vidéo et le son, je me laisse guider. » À la notion de mémoire, est étroitement liée celle du temps, notamment l’attente, suggérant l’absence : dans Nested, on s’immerge dans une ambiance de rêves fait d’instants arrêtés, figés, au sein d’une exposition où la vie et l’humain remplissent malgré tout chaque espace. À chaque souvenir, son histoire, son chemin parcouru. Mais même sans mise en contexte, le carnet de notes de Su-Mei Tse s’ouvre facilement une voie vers l’esprit du visiteur, en suscitant la contemplation, l’émotion, la sensation : la plus belle et attirante des invitations à y plonger. NESTED, exposition jusqu’au 8 avril 2018 au Mudam, à Luxembourg www.mudam.lu

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Par Benjamin Bottemer

L’île aux hybrides

Kenji Yanobe, Atom Suit Project – Desert C-prints, 49,8 × 49,8 cm, Collection particulière © Kenji Yanobe – © photo : Seiji Toyonaga

Plongée dans la diversité d’une création contemporaine japonaise encore largement méconnue en France, l’exposition Japanorama au Centre Pompidou-Metz est un kaléidoscope explosif et captivant.

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À la croisée de nombreuses disciplines artistiques, des arts visuels (photographie, illustration, vidéo...) en passant par la mode, le design ou encore la musique, Japanorama explore les évolutions de la création nippone depuis 1970. L’année est celle, charnière, de l’Exposition universelle d’Osaka, qui marque le point culminant du modernisme japonais, nourri par les influences occidentales, et annonce le temps de l’émancipation. Japanorama prend ainsi le relais de Japon des avant-gardes, 1910-1970, l’exposition organisée par le Centre Pompidou en 1986. Des parois translucides séparent les différents « îlots », thématiques plutôt que chronologiques, comme pour mieux symboliser la porosité entre les pratiques, les influences et les époques. Quelques œuvres antérieures à 1970, comme celles issues du mouvement d’avant-garde Gutai, sont également présentées afin de saisir les fondements d’une créativité prolongée et renouvelée.

— Sous la surface Ces thématiques constituent des repères : esthétiques pop et kawaii, corps post-humain, matérialité et minimalisme, pratique documentaire, critique et résistance… Commodes, ceux-ci ne résistent cependant pas à la nature protéiforme de nombre d’œuvres, dans le fond comme dans la forme. Accueillis par Hommage à la jeune génération de Tetsumi Kudo et son cocon geignard installé dans une poussette, on plonge d’emblée dans Japanorama, où la question du corps et de la mutation, outils de questionnement politique et métaphysique, est centrale. De la même façon, le kawaii coloré et mignon, étendard de la jeunesse japonaise, dévoile ici ses dessous de sousculture subversive. Dans les acryliques de Yoshitomo Nara, les mignons personnages arborent regards acérés et moues en lames de rasoir, tandis que des rats/Pokémon envahissent le carrefour de Shibuya dans le diorama Super Rat du collectif Chim Pom, qui met à jour les bas-fonds d’une Tokyo immaculée et hyper-technologique.

— Le corps en morceaux Au sein d’une société aliénante et violemment normée, où la technologie s’est immiscée dans l’intime et le politique, le corps devient un manifeste : la photographie Tatsumi Hijikata and Japanese people : Rebellion of the body, où s’étire le corps rachitique du danseur butō, les clichés de Yasumasa

Morimura, qui digère des symboles de la culture occidentale, l’installation de Yuko Mohri, où le corps disparaît derrière ses parties devenues objets, en constituent quelques illustrations. Mi-homme mi-machine, mi-homme mi-femme, augmenté ou mis à nu, le nouveau corps est un véhicule du futur. De l’hybridation au paradoxe, l’art du mélange à la japonaise ici exposé fascine et bouscule. Le respect de la nature et des traditions se heurte à la frénésie moderniste dont le nucléaire, érigé en quasi-idéologie, est aussi un traumatisme subi puis auto-infligé : on le perçoit notamment dans les photographies et objets aux allures post-apocalyptiques de Kenji Yanobe.

— Bouillons de cultures La porosité des frontières entre culture populaire, souscultures et art traditionnel et institutionnalisé distingue la création contemporaine nippone. Le manga est évidemment présent : issu d’un art ancestral, son statut transcende au Japon les jugements de valeur souvent de mise à l’étranger. Il apparaît ici à travers quelques planches du mythique Akira de Katsuhiro Otomo, qui englobe dans son propos déshérence de la jeunesse, ultra-violence, mutations et dérives scientifico-militaires. En vis-à-vis lui répondent les « autresmondes » colorés du plasticien et mangaka Yûichi Yokoyama. Citons encore l’espace consacré à Tadanori Yokoo, illustrateur qui réalise des explosions flashy, tourbillons cosmiques et déjantés, et détourne avec ses affiches colorées l’imagerie de la propagande nationaliste. Sur un vêtement en Bingata, le tissu traditionnel d’Okinawa (où est installée une importante et controversée base militaire américaine à côté de laquelle l’artiste Yuken Teruya a grandi), des silhouettes de bombardiers et de parachutistes se cachent parmi les motifs floraux et animaux. Pop et allégories politiques se croisent régulièrement au sein de Japanorama.

— Mondes parallèles À voir également, d’importantes séries photographiques mettant en avant des artistes à l’œuvre en forme de documentaire personnel, de Ikko Narahara à la fin des années 60 jusqu’à Rinko Kawauchi dans les années 2000, ainsi que les expérimentations du mouvement participatif et collectif influencé par Fluxus dans les années 60. La vertigineuse installation de Yayoi Kusama Infinity mirror room – Fireflies on the water ou la minimaliste Force de Kohei Nawa invitent à la méditation et à l’introspection. Second volet d’une saison japonaise ouverte au Centre Pompidou-Metz avec Japan-ness, sur l’architecture contemporaine (visible jusqu’au 8 janvier) et qui se conclura par l’ouverture en janvier de Dumb type, consacré au collectif du même nom, Japanorama échappe aux qualificatifs réducteurs. Le sous-titre de l’exposition, « un nouveau regard », aurait gagné à être mis au pluriel tant les réalités parallèles y sont nombreuses. Y règne une poétique de la subversion audacieuse et visuellement renversante. JAPANORAMA,exposition jusqu’au 5 mars 2018 au Centre Pompidou-Metz www.centrepompidou-metz.fr

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Par Benjamin Bottemer Photo : Thibaud Dupin

En toutes lettres L’Atelier National de Recherche Typographique, installé aux Beaux-arts de Nancy, privilégie une approche de recherche sur le design graphique par la pratique. Mettre en espace textes et images : une pensée de la relation à la croisée des disciplines. Une armée de tréteaux de bois sur lesquels se dressent des panneaux colorés a investi la galerie Namima, à l’École Nationale Supérieure d’Art et de Design de Nancy, pour une exposition baptisée Une Cartographie de la recherche en design graphique. Celle-ci, créée par le Signe, Centre National du graphisme à Chaumont, constitue un état des lieux pour un domaine de recherche plutôt jeune. C’est aussi une démonstration de la diversité de ses domaines d’intervention et de sa capacité à croiser les pratiques : les designers investissent aussi bien les sciences dures que les sciences humaines, se penchent sur la typographie arabe, le cinéma ou le numérique. L’exposition nous détaille le fruit d’explorations autour du magazine, de l’affiche, du graffiti, de la cartographie ou encore du livre. « Il se passe des choses à tous les niveaux », confirme Thomas Huot-Marchand, directeur de l’Atelier National de Recherche Typographique à Nancy. Créé en 1985 et ayant connu plusieurs vies, l’ANRT accueille aujourd’hui des étudiants en troisième cycle pour des projets « privilégiant les collaborations et l’articulation entre théorie et pratique ».

— Démarche exploratoire Le directeur est conscient du besoin de faire de la pédagogie autour de sa discipline. « Il y a trente ans, la recherche en design graphique n’existait pas ! À l’ANRT, on souhaite nourrir la discipline par la pratique : nous sommes des designers avant tout plutôt que des théoriciens et des historiens, un travail que font déjà les universités. » Souvent en étroit voisinage avec la linguistique et l’informatique, le design graphique, dans la création typographique ou le design éditorial, voyage et s’introduit donc partout. On le constate notamment à travers les travaux d’Eloïsa Pérez et Sébastien Biniek, étudiants à l’ANRT, mis en lumière dans l’exposition.

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Eloïsa Pérez s’est immergée au sein de classes d’écoles maternelles pour y observer la pratique de l’écriture : comment celle-ci est enseignée et comment les enfants se l’approprient. En a résulté la création d’un outil, le Normographe, pour aider les élèves à tracer leurs premières lettres. « J’ai pu suivre une classe pendant toute une année ; dans d’autres écoles les enseignants ont pu être un peu plus frileux, raconte Eloïsa, qui mène son projet au CELSA, la grande école d’information et de communication parisienne, en collaboration avec l’ANRT. Mes objectifs : éviter une trop grande normalisation des supports, et comprendre comment un enfant essaye de former une lettre. » Eloïsa a aussi travaillé avec des écoles primaires sur des projets d’autoédition et sur la création d’une application mobile liée à son Normographe. « La question est de savoir si l’outil sera présent dans les écoles, note-t-elle. En tout cas la question de l’application des recherches est centrale. » « Le travail d’Eloïsa est expérimental dans le sens où elle vérifie une idée par l’expérience, une démarche exploratoire qu’elle peut mener ici », précise Thomas Huot-Marchand.

— Des cartes à jouer Sébastien Biniek travaille quant à lui sur la typographie en cartographie : la hiérarchisation des informations, la composition et la place du mot pour une interaction optimale avec la carte, le souci de lisibilité et de fonctionnalité sont ses axes de réflexion. À l’heure où la cartographie numérique devient la norme, de toutes nouvelles problématiques apparaissent. « Ces cartes affichent différents niveaux d’informations,


il faut trouver un moyen de les hiérarchiser et d’adapter la typographie à ce texte dynamique », explique Sébastien. Pour ses recherches à l’École Supérieure d’Art de Valence et à l’ANRT, il a été accueilli par l’Institut Géographique National. « À l’IGN, mon directeur de thèse a passé son Habilitation à Diriger des Recherches spécialement pour mon projet, raconte Sébastien. Une initiative qui m’a beaucoup motivé. » Une entreprise suisse, Prototype, s’est investie dans le projet pour sa mise en application. La recherche en design graphique résiste à une définition unique : la technique et le culturel, le fonctionnel et l’esthétique engagent un dialogue constant « où chaque designer doit trouver son propre équilibre, indique le directeur de l’ANRT. L’objectif est d’aller partout et de faire que nos efforts soient exploitables et partageables. » À travers les travaux exposés dans

la galerie de l’école d’art nancéienne et dans le grand espace de travail qu’a investi l’ANRT, chercheurs et designers affirment la place grandissante du design graphique, à des niveaux variés, au sein de notre société de l’information. UNE CARTOGRAPHIE DE LA RECHERCHE EN DESIGN GRAPHIQUE, exposition jusqu’au 30 novembre à la galerie Namima, École Nationale Supérieure d’Art et de Design, à Nancy www.ensa-nancy.fr www.anrt-nancy.fr

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Par Mylène Mistre-Schaal

À tire d’ailes On a tous, dans un coin de notre mémoire, une affiche ou un dessin de lui. Il est plus rare d’avoir une vision d’ensemble des multiples facettes de son travail de graphiste et d’illustrateur. Plongée dans les univers visuels d’André François. Certains ont des papillons dans le ventre, André François en avait dans la tête. De grandes ailes qui battent, au rythme de ses idées et de ses rêveries, comme sur la célèbre affiche qu’il réalise pour l’école des Loisirs en 1975. Ailes déployées et pages ouvertes se font écho, couleurs et mots se répondent. Mais, audelà de sa grâce poétique, l’animal est aussi porteur de l’anticonformisme de son auteur. L’image, est une commande de la maison d’édition dont elle est devenue l’emblème. Le lecteur au visage atypique, incarne l’esprit nouveau qui soufflait alors sur le monde de l’édition post-68. Les animaux hybrides sont un des motifs de prédilection d’André François, à l’image de celui qu’il imagine quelques années plus tard pour figurer la communication visuelle. Les flancs piqués de plumes de paon surmontés d’yeux humains, la bestiole devient un véritable calembour visuel à lire au second degré. Ce premier temps de visite, consacré à l’art publicitaire d’André François, est peuplé d’autres créatures volantes. Dans l’affiche Kind und Verkehr commandée par la Deutsche Sparkasse pour la sécurité routière, il s’agit d’un oiseau perché sur l’épaule d’un chauffeur. De son engin, il ne reste que des éléments symboliques. Les trois cercles du feu tricolore mentionnés dans la légende se dissolvent dans les formes et les couleurs de la composition. Le danger sous-jacent est transfiguré, le thème originel malicieusement contourné au profit de la désinvolture poétique de l’ensemble. Comme une promesse de voyage et de liberté, les ailes du volatile sont parées d’un morceau de carte routière découpée où se dessinent rues et carrefours. Un collage qui nous rappelle que la matière, ses métamorphoses et ses détournements sont au cœur du travail de l’artiste, ce qui le rapproche de la fantaisie un brin absurde des surréalistes. D’un registre à l’autre, son itinéraire artistique le mène aussi à travailler pour la presse. Il fait vibrer les couleurs de sa palette pour des revues aux horizons variés : de la satirique Punch à Graphis, bible des illustrateurs, en passant par Elle ou le mythique Harper’s Bazaar. Il ira jusqu’à distiller son univers tendre et singulier sur les fameuses couvertures du New Yorker. Parmi la soixantaine de couvertures qu’il composa pour ce magazine urbain, le musée Tomi Ungerer conserve six originaux. Présentés côte à côte, ils permettent de saisir la grande variété de thèmes et d’ambiances embrassés par André François : paysages urbains, vie mondaine new-yorkaise pétillante de couleurs, bestiaire en tout genre... Ces œuvres ont une dimension très picturale conjuguant la franche présence de

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la gouache à la transparence de l’aquarelle. Véritable caméléon, comme celui qu’il dessine pour Elle (Caménoël, Elle, 1959), le peintre sait aussi troquer la couleur pour le noir et blanc et la simplicité du dessin au trait. Troisième facette de son travail, le dessin d’humour ou « dessin d’humeur » comme il aimait l’appeler, permet de découvrir un pan plus graphique de son œuvre. Parfois ironiques, souvent drôles et toujours émouvants, ses dessins à l’encre de Chine évoquent le style dépouillé de l’illustrateur et dessinateur de presse Saul Steinberg. Les dernières salles de cette exposition construite uniquement à partir des œuvres conservées au musée, évoquent, sans jamais forcer le trait, la parenté stylistique et thématique avec Tomi Ungerer. Si ce dernier considérait François comme l’un de ses maîtres, il est préférable de parler d’accointances plutôt que d’influences. Il s’agit simplement de faire dialoguer les œuvres de l’un et de l’autre autour de thèmes communs tel que celui du passage du temps. On retrouve chez les deux hommes une légèreté grinçante comme le montre le regard tragi-comique qu’ils posent tous deux sur le thème de la mort. Dans une courte séquence filmée par Sarah Moon, André François s’interrogeait d’ailleurs sur le poids des choses : « Le plus léger et le plus lourd, la plume et le plomb, commencent tous deux avec les mêmes lettres ‘PL’ » s’étonnet-il. C’est justement dans cette alchimie, entre gravité et poésie que se loge son art, comme une plume de plomb (André François en réalisa une dans ce matériau) mais qui pourrait s’envoler. AndrÉ François - Tomi Ungerer, la liberté du trait, jusqu’au 11 mars 2018 au Musée Tomi Ungerer, centre international de l’illustration, à Strasbourg www.musees.strasbourg.eu

André François, La communication visuelle, affiche pour la 8e Assemblée Générale d’Icograda (International council of Graphic Design Association), 1979, Tirage offset sur Velin Arches, Collection Musée Tomi Ungerer – Centre international de l’Illustration, Strasbourg, © ADAGP Paris 2017


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Par Valérie Bisson Photo : Anne Van Aerschot

La Libre Belgique Anne Teresa de Keersmaeker reprend sa pièce phare Rain créée en 2001 sur Music for 18 Musicians du compositeur new-yorkais Steve Reich. L’occasion de se baigner dans l’essence même de ce qui fait la particularité du mouvement nommé « nouvelle danse ».

Dans les années 80, un nouveau courant créatif explose. Ligne claire et esthétique bigarrée envahissent les domaines de la mode, de la musique, des arts visuels et de la danse qui se décloisonnent et voient émerger un univers flamboyant. En France, on assiste à des spectacles bouillonnants tels que ceux de Régine Chopinot ou de Maguy Marin, on découvre le travail iconoclaste de Philippe Découflé, mettant en valeur la richesse et la diversité de ses interprètes, on jubile devant la chorégraphie et le total mélange des genres du clip True Faith de New Order ; un monde est en train de naître. La Belgique n’est pas en reste. Petit pays au carrefour d’une multitude d’influences, Londres, l’Allemagne, la Hollande et Paris, les idées institutionnelles s’y trouvent moins figées. Non dénués d’humour, plus curieux, moins soucieux d’une délimitation des genres artistiques, les artistes belges développent un goût commun pour la transdisciplinarité. L’école Mudra de Maurice Béjart, ouverte en 1970 à Bruxelles, n’y est évidemment pas pour rien et sert de creuset à toute une génération de chorégraphes. Mudra est un mot sanskrit signifiant « geste rituel », il est emprunté aux techniques ancestrales du yoga qui consistent à faire des signes avec les doigts de la main sensés activer différentes régions du corps. Mot-prologue à une école qui va associer à la fois une grande rigueur technique à une liberté de mouvement éclectique débridant les énergies. Les portes de la perception s’ouvrent… Mudra va contribuer de façon majeure à la naissance de la « nouvelle danse », mouvement chorégraphique mêlant danse et théâtre, énergie brute et transdisciplinarité avec deux tendances, comme toujours en Belgique ; wallonne et flamande. Les francophones bâtissent des pièces dépouillées, formelles, tandis que les flamands s’orientent vers la dépense et le paroxysme. Composé de fortes personnalités, dont Anne Teresa De Keersmaeker, ce groupe de nouveaux chorégraphes (Koen Augustijnen, Wim Vandekeybus, Alain Platel…) va creuser un sillon durable dans le champ de la danse contemporaine.

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Anne Teresa De Keersmaeker a 20 ans lorsqu’elle crée sa première chorégraphie Asch. Formée à Mudra et à la Tisch School of the Arts de New York, elle marque très vite les esprits avec Fase, Four Movements to the Music of Steve Reich puis avec Rosas danst Rosas d’où sera tiré le nom de sa compagnie de danse Rosas qu’elle crée à Bruxelles en 1983 et au sein de laquelle elle développera son langage chorégraphique. Anne Teresa De Keersmaeker prend la direction chorégraphique du théâtre de La Monnaie à Bruxelles de 1992 à 2007. Elle fonde son école P.A.R.T.S. (Performing Arts Research and Training Studios) en 1995 afin de théoriser et de transmettre son langage chorégraphique. Intensité et précision Dès ses première pièces, Anne Teresa de Keersmaeker témoigne de choix artistiques forts, la musique constitue une donnée fondamentale et organisatrice de son travail qui n’a par ailleurs de cesse de questionner la littérature, l’opéra, le théâtre, mais aussi le cinéma. Elle explore les figures du dialogue entre danse et musique et affronte les structures musicales et les partitions de toutes les époques ; de la musique ancienne à la musique contemporaine en passant par la musique populaire, c’est Bach, Schoenberg, Miles Davis, Coltrane ou les ragas


indiens qui sont le support premier de son discours chorégraphique. Sa danse se développe aussi sur des bases de géométrie scénique extrêmement strictes empreintes aux mathématiques, à l’étude du monde naturel et aux structures sociales. L’œuvre de Steve Reich constitue un fil rouge dans son travail. Drumming (1998) et Rain (2001) sont les points d’orgue de sa carrière. Elle y accentue les lignes de force qui marquent son approche du mouvement : l’occupation géométrique de l’espace, la répétition inlassable, l’art de la variation permanente. Pour Rain, c’est d’abord la partition répétitive et minimaliste, Music for 18 Musicians, écrite en 1976, qui est le point de départ. Interprétée par l’Ensemble Ictus, cette partition radicale fait flamboyer un raffinement formel et technique vertigineux, tout en embarquant, dans un seul souffle, le spectateur dans une longue courbe émotionnelle calquée sur d’irrépressibles variations rythmiques. Rain emprunte son titre à un roman de l’auteure néo-zélandaise Kirsty Gunn parlant du thème douloureux de l’enfance et de la mort et y puisant une métaphore des sentiments antagonistes que sont la vitalité et la mélancolie. Embrassée par son espace circulaire, tournoyant sur elle-même, la chorégraphie suit des trajets précis dont on peut voir les traces en couleurs marquées sur le plateau. Pendant

que la musique de Reich se déploie, les danseurs font naître des vagues de mouvements qui se superposent, se croisent ou se prolongent, une impérieuse énergie passe de corps en corps. Ce qu’on voit et entend sur la scène semble ainsi être animé par un seul souffle qui contribue à transformer une technique drastique en émotion et donne naissance à une communauté bouillonnante et singulière. Les costumes de Dries Van Noten soulignent la mutation des corps qui se perçoit dans les changements de couleurs des robes et des jupons superposés. La subtile palette de nuances passe de l’orangé clair à toutes les teintes de rose. Les magentas et les roses foncés glissent vers des couleurs plus tristes : gris argenté, beige et blanc L’imperceptibilité et la légèreté des voiles agissent comme si seule l’eau déteignait les costumes sur les corps des danseurs. Au final, c’est tout le spectacle qui se vit comme une vague ascendante, tournant circulairement, culminant puis refluant dans l’autre sens comme le ferait la réminiscence d’un souvenir d’une expérience intense. RAIN, chorégraphie de Anne Teresa de Keersmaker les 12 et 13 décembre au Maillon, à Strasbourg www.maillon.eu

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Par Caroline Châtelet Photo : Laurent Philippe

L’objet de la danse Pour leur nouvelle création, Oscyl, les deux chorégraphes Héla Fattoumi et Éric Lamoureux, également directeurs depuis janvier 2016 de Viadanse (Centre chorégraphique national de Bourgogne-Franche-Comté) à Belfort, composent un ballet intrigant réunissant danseurs et sculptures. Fin octobre s’est terminée au Centre Pompidou-Metz l’exposition Fernand Léger. Le beau est partout (cf. Novo 45), consacrée à l’artiste et à son parcours, du cinéma à la peinture en passant par l’édition ou l’architecture. Aux côtés des œuvres quelques photos de son atelier étaient réunies. Fernand Léger s’y trouvait en présence d’élèves (certains, Louise Bourgeois ou William Klein, étant depuis devenus célèbres) voire, de quelques connaissances. Au milieu d’œuvres d’art dont le statut conditionne inconsciemment leur réception, l’appréhension de ces photos noir et blanc procédait d’un autre rapport. Il n’était, face à elles, question ni d’aura, ni d’interrogations esthétique, politique ou artistique, mais plutôt de témoignage et de hors-champ. Documentaires, ces clichés ont figé dans le temps une période. Ce faisant, ils permettent d’évaluer ce qui nous en sépare – notamment la disparition des ateliers d’artistes comme lieux de sociabilité, de convivialité et d’apprentissage – tout en offrant une incursion plus intime dans les alentours de la création. Peutêtre certains visiteurs se sont-ils arrêtés assez longuement sur ces photographies, s’y projetant différemment – voire, s’interrogeant sur leur propre vie, leurs amis. Peut-être, encore, les scrutant, se sont-ils pris à imaginer qui dans ces visages inconnus était passé à la postérité, qui avait sombré dans l’oubli, qui vivait encore, qui était mort, qui était qui ? Qui sait, d’ailleurs, peut-être le peintre, sculpteur et poète Hans (dit Jean) Arp (1886-1966) figurait-il parmi les photographiés ? L’hypothèse serait plausible, puisque Arp et Léger ont été proches et ont même participé tous deux au Groupe Espace, qui s’est illustré en 1954 par Architecture, formes, couleur. Réunissant artistes et architectes, l’exposition défendait la synergie entre architecture, peinture et sculpture, pour « l’harmonieux développement de toutes les activités humaines ».

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Néanmoins, pour être sûr de croiser l’univers de Jean Arp à Metz, c’est à l’Arsenal qu’il fallait se rendre. Là, dans le cadre de la biennale de la danse Grand Est Exp.Edition, a joué en octobre Oscyl, création des chorégraphes et directeurs de Viadanse Héla Fattoumi et Éric Lamoureux. Cette pièce pour quatorze « présences » (sept danseurs et sculptures) procède par rebonds entre dialogues des corps et références artistiques et théoriques ; et explore la synergie entre danse, sculpture et espace. Lorsque Oscyl débute, la scène, délimitée par une zone blanche au sol, est dans la pénombre. De la douce obscurité, des sculptures immobiles se détachent, l’une située au centre de la scène, les autres regroupées côté jardin. Lentement, cette forme centrale va s’animer, mise en mouvement par deux danseurs à l’aide d’un fil invisible. Tandis que le duo joue, évolue avec elle, les autres danseurs rejoignent le plateau, et chacun des interprètes se saisit progressivement de son oscyl, alter ego aux allures de culbuto géant. Donnant le titre au spectacle et conçus spécifiquement pour ce projet par le scénographe et artiste Stéphane Pauvret, ces fameux oscyls renvoient à la sculpture Entité ailée de Jean Arp. Mais là où l’œuvre d’Arp (réalisée en 1961) est unique et immobile, « saisie » sur son socle, les oscyls sont pluriels et oscillants. Comme les membres d’une même espèce, ils se révèlent semblables par certains traits (leur facture, leurs formes douces, lisses, sans aspérité) et dissemblables par d’autres (leurs arrondis, leur taille et l’intensité de leur gris). Surtout, ils ne s’animent que par l’entremise des danseurs, qui leur impriment des mouvements qui vont à leur tour leur en imposer d’autres à eux, interprètes. Se familiarisant avec ces intrigants culbutos, évoluant et négociant avec eux, les danseurs traversent ainsi toute une série d’atmosphères. Soutenues par la création musicale, les séquences successives


peuvent évoquer diverses étapes d’une vie : les jeux mutins et enfantins, les moments de séduction, les corps à corps langoureux, les rencontres énergiques, ou encore les instants de faiblesse où se déploie une attention renouvelée et mutuelle. Autant d’images possibles, dont l’interprétation demeure suffisamment libre et ouverte pour que le spectateur puisse s’y projeter. Pour autant, il y a bien des constantes dans cette multiplicité d’états embrassés. D’abord, il y a l’étonnante gravité des danseurs. Un choix singulier, puisqu’en contrastant avec leur tonicité et puissance corporelles, la froideur des expressions du visage atténue la qualité des émotions traversées. Mais surtout, et quels que soient les états et interactions dépliés, Oscyl ne cesse de prolonger, rejouer, illustrer la mise en jeu d’un dialogue infini entre présence animée/ présence animante. Des interdépendances qui ouvrent un champ de lecture passionnant. Ce mouvement vers l’autre, cette conscience affirmée de l’influence de l’environnement résonne avec les questionnements chers à Hans Arp : dans son travail, l’artiste a notamment réfléchi aux relations que les formes entretiennent avec l’espace et le monde, ainsi qu’aux influences réciproques possibles. Résonne, également, la question de l’altérité, que les deux chorégraphes Fattoumi

et Lamoureux expliquent explorer depuis longtemps dans leurs spectacles. Enfin, et de façon, peut-être, aussi modeste qu’essentielle, Oscyl raconte quelque chose d’un rapport aux objets. Les perturbations qu’amènent les oscyls dans les mouvements des danseurs peuvent être infimes comme bouleversantes, elles sont en tous les cas structurantes. On pourrait, alors, voir ces oscyls comme des allégories des objets qui nous entourent. Comment l’importance ou le rôle qu’on leur attribue (que ces objets soient usuels, quotidiens, ou artistiques) influe sur nos vies – de façon éphémère ou durable. Comment, aussi, il appartient à chacun de décider de s’en accommoder, de les maîtriser, les apprivoiser ou les combattre. OSCYL, danse, le 16 janvier 2018, les Scènes du Jura, Scène nationale, à Dole, les 25 et 26 janvier au Granit, Scène nationale, à Belfort et MA Scène nationale Pays de Montbéliard, les 30 et 31 janvier aux 2 Scènes, Scène nationale, à Besançon, le 19 avril à La Filature, Scène nationale, à Mulhouse. www.viadanse.com

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Par Caroline Châtelet Photo : Elisabeth Carecchio

Voyages, voyages Artiste associé au CDN de Besançon-Franche-Comté, Guillaume Delaveau met en scène La Passion de Félicité Barette, création subtile et harmonieuse, d’après Trois contes de Gustave Flaubert.

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30 septembre, dans le TGV Paris-Besançon. Parmi les voyageurs, une journaliste feuillette un ancien numéro du Crieur. Dans cette revue éditée par Mediapart et la Découverte, un article du journaliste Dan Israel retient son attention. Intitulé « Les secrets inavoués du journalisme culturel », le reportage dévoile la tendance des rédactions à accepter les largesses des institutions culturelles : voyages de presse, « partenariats discrets et publi-information camouflée sont présentés aujourd’hui comme les conditions nécessaires à l’existence même (des) pages » culturelles. Cela, sans qu’il ne soit jamais fait mention de ces conditions. Cette tendance comme sa banalisation sont problématiques : à partir du moment où ce n’est plus le journal qui paie mais la structure programmatrice, on peut légitimement s’interroger sur la liberté de parole du journaliste. L’autre problème étant que ce dispositif ne soit pas signalé au lecteur. Songeuse, la journaliste est partagée. Bénéficiant de ces voyages, elle reconnaît leurs effets induits – amabilité inconsciente à l’égard de telle exposition, réception de tel spectacle influencée par les effets collatéraux (échanges avec les collègues, rencontres avec les artistes). Mais dans son article, Dan Israel met tout sur le même plan. Or, si les voyages de presse suscitent des effets de loupe, avec tout à coup plusieurs articles sur un unique sujet, il y a différents échelons dans la corruption. Plusieurs jours à Naples payés par le Château de Versailles, ou aux Îles Marquises par le Musée du Quai Branly, ne sont guère comparables avec un aller-retour en une journée pour voir un spectacle à Lyon ou Nantes. De même, peut-être Dan Israel se trompe-t-il lorsqu’il dit que sans ces voyages le contenu des pages Culture « serait bien maigre ». Bien maigre, pas sûr, encore plus parisianocentré, sans aucun doute. Lorsqu’il ne s’agit pas de vacances camouflées au soleil, les voyages de presse sont l’occasion pour les journalistes de découvrir des lieux, des projets, des territoires, des œuvres. Des spectacles qui, pour certains, ne tourneront pas forcément en région parisienne. Peut-être parce que – et quoique produites par des institutions culturelles –, certaines créations sont intrinsèquement minoritaires. Méfiantes vis-à-vis des modes esthétiques, éloignées du spectaculaire, elles résistent à l’exigence d’efficacité et aux excès de la séduction – deux caractéristiques de spectacles inondant les saisons théâtrales. Alors que le TGV arrive à Besançon, la critique s’inquiète. Sa modération à l’égard de l’article de Dan Israel ne relève-t-il pas d’une défense corporatiste – faite au détriment de toute éthique ? Est-elle à ce point intégrée dans le champ théâtral qu’elle en justifie désormais les travers ? Mais déjà, ses collègues critiques, l’attachée de presse et elle-même rejoignent le CDN de Besançon, où débute bientôt l’avant-première de La Passion de Félicité Barette. Mis en scène par Guillaume Delaveau, ce spectacle s’inspire des Trois contes de Gustave Flaubert. Dans ce triptyque publié en 1877, Flaubert raconte trois vies : celles des martyrs Saint Jean-Baptiste et Saint Julien L’Hospitalier et de Félicité Barette. Ce faisant, le parcours de cette domestique, ses préoccupations et attachements modestes, sa fin de vie misérable, accèdent à la même puissance et légitimité que ceux des saints. Se saisissant de ce personnage féminin, Guillaume Delaveau affirme son importance, notamment en lui redonnant son nom – là où Flaubert intitule son conte Un Cœur simple. Dans le spectacle, derrière Félicité Barette, c’est Flaubert qui apparaît, l’auteur devenant le négatif l’un de la domestique : elle, modeste et se sacrifiant pour ses employeurs, lui, lettré et dédié à l’écri-

ture. Interprétés par les comédiens Flore Lefebvre des Noëttes et Régis Laroche, les deux personnages se croisent dans le même espace. Lui va de son bureau à ses livres, ces derniers délimitant l’espace scénique côté jardin ou envahissant les meubles. Elle, tourne autour de son lit, prend soin des affaires de la maison, ses sorties hors de sa chambre étant symbolisées par la présence d’une pierre, côté cour. Les passages du plein au vide disent une vie façonnée dans les intérieurs, repliée sur des préoccupations simples. Dans l’harmonie des couleurs et la finesse de la construction des espaces se révèle la même attention aux êtres et aux choses des personnages, leur délicatesse quant à ce qui les entoure. Devant le spectacle, la critique revient à ses réflexions suscitées par l’article du Crieur. Artiste associé au CDN de Besançon, Guillaume Delaveau pourrait être l’exemple de l’artiste obstinément minoritaire. Non pas que ses spectacles ne soient pas « visibles », qu’ils ne tournent pas, mais parce qu’il ne s’agit pas pour Delaveau de séduire en cédant au spectaculaire. Scénographe de formation, le metteur en scène a une capacité à concevoir des lieux harmonieux, où une langue, des corps, se déploient avec fluidité saisissante. Ses créations se donnent patiemment dans une forme d’entièreté, de pureté scénique, tout au respect du texte et de ses enjeux. Ainsi, La Passion de Félicité Barette déploie calmement, avec lenteur, son récit. Dans une atmosphère équilibrée, presque mystique, où chaque élément (vidéo, lumières, objets, scénographies, costumes) s’inscrit en résonance avec les autres, Félicité Barette traverse une vie de souffrances, tandis que l’auteur évoque les doutes quant à son travail, son inspiration. Au sortir du spectacle, repensant, une dernière fois, au fameux article, la journaliste décide de ne pas échanger avec ses collègues. Cela lui permet de garder pour elle ses réserves sur l’interprétation des comédiens, dont le jeu encore trop en force et appuyé détone avec l’ensemble. Tout comme le sentiment de plénitude éprouvé face à ce récit se déroulant dans une infinie douceur et beauté formelle. LA PASSION DE FELICITE BARETTE, théâtre du 29 novembre au 2 décembre au Nest, à Thionville ; du 5 au 9 décembre au CDN de Besançon www.nest-theatre.fr www.cdn-besancon.fr

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Par Pauline Joerger et Emmanuel Abela Photo : SÊbastian Pielles

Speed of life

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Sa vie à Berlin conduit Tricky à une forme d’apaisement. Non sans oublier les turpitudes d’une vie tourmentée, il nous livre un sentiment fort : sa jeunesse retrouvée. Ceux qui ont jugé Tricky sur le déclin en sont pour leur frais. Dès les premières mesures de son dernier album, il fait taire toute réserve hasardeuse. Le titre Ununiform nous l’indique : ce disque est protéiforme, comme démultiplié à l’infini. À le voir assis sur son canapé, le génie bristolien révèle de luimême quelque chose d’assagi, lui le tourmenté, lui le sanguin qui ne trouvait l’asile que dans la musique. Alors, justement, comment en arrive-t-il à se renouveler ainsi, de disque en disque, sans posture aucune ? « Tout le monde change constamment. Vous gardez du passé l’ensemble de vos souvenirs, mais chaque nouvelle chose apprise vous amène à grandir encore et encore. Les dernières années, j’ai rencontré quelques difficultés qui faisaient peser sur moi une pression supérieure à celle que j’ai connue à l’époque de mes premiers enregistrements. À tel point que j’ai fortement pensé à ma mère. » On sent de la charge affective derrière l’allusion à cette mère, Maxine Quaye, décédée trop jeune, suicidée après le départ du père, alors que le petit Adrian – le prénom de Tricky – n’a que 4 ans. Il poursuit avec une pointe de gravité. « Notre présence s’apparente à un séjour, vous savez. » Quand pour tenter de détendre l’atmosphère, on lui signale que c’est son treizième album et qu’il pourrait se montrer superstitieux, il nous précise qu’au contraire le 13 constitue son nombre fétiche. Retour à la famille : « C’était le numéro de l’adresse de ma grand-mère. Une maison importante pour toute la famille ! » Et pour cause, « tout le monde y est né », nous précise-t-il. « Depuis la disparition de ma grand-mère, on se voit beaucoup moins les uns les autres… » On constate le poids de sa famille qui l’amène à s’interroger sur ses filiations propres. Récemment, il a appris que son grand-père était lui-même l’un des pionniers du soundsystem à Bristol : DJ Tarzan The High Priest. Une information dont la confirmation l’inscrit de manière troublante dans la longue histoire de la ville et les relations musicales nées des échanges outre-Atlantiques, via les dockers qui rapportaient les précieuses galettes vinyliques des îles. Quand on sait l’importance du reggae et du dub dans la culture trip-hop, on mesure le choc d’une telle découverte sur cet être en quête permanente d’identité et de racines. Après, loin de lui l’envie de revisiter uniquement le passé. Son album en témoigne, le retour aux sources passe par une approche terrienne qui part d’un blues repensé dans une forme séminale acoustique, d’un ragga décharné ou de la soul la plus vibrante pour s’élever vers des sphères hautement électroniques. À quoi, il rajoute ce qui fait le fondement de son immense culture hip-hop. Le résultat : une matière urbaine brute, sans rémission possible. Qu’on vienne le chercher, il est déjà parti vers un ailleurs qui ne nous laisse nulle occasion de le rattraper.

Sa présence à Berlin explique-t-elle certains de ses virages futuristes – on pense indirectement à The Idiot d’Iggy Pop ou à la trilogie berlinoise de Bowie ? « Quand je suis à Londres, j’ai tendance à m’exciter, Berlin est calme, nous répond-il de manière surprenante, des grands parcs, du vert partout, si bien que quand tu regardes par la fenêtre tu te crois en pleine forêt. Je crois que c’est mieux pour la tête. » Dans la capitale allemande, nouvelle ville d’adoption, il mène une vie saine. « Berlin est facile, Berlin est simple. Ils ne sont pas en train de parler fric tout le temps ; ils te donnent le sentiment que tu es la seule personne qui compte. Et puis, tout est pensé pour les gamins. Contrairement à Londres, on pense famille, on y exprime le sens du partage. » Songeur, il rajoute : « Tu y croises sans cesse un gars en train de faire du shopping avec ses mômes. » On en déduit que la quiétude apparente lui permet d’intérioriser davantage et de chercher plus loin dans les tréfonds de sa psyché. Et d’avancer de manière plus apaisée. Une chose amusante cependant : on lui rappelle qu’il lui a fallu bien du temps pour enregistrer à nouveau avec Martina Topley-Bird, son ex-compagne. Il rit : « Ça n’est pas mon choix, mais le sien ! » Les relations entre les deux ex-amants magnifiques n’ont pas l’air aisées – « Martina est du genre agressive ! » –, même s’il admet que l’idée de retravailler avec elle fait son chemin. Quand on insiste un peu sur la voix de la divine Martina, il rit à nouveau : « Ma fille est meilleure ! Elle a 21 ans, à elle de faire son chemin. » Certaines chansons ont été produites en Russie – le flow en russe rajoute à l’ambiance after-punk glaçante de certaines compositions –, mais on ne résiste pas à l’envie de l’interroger sur la France. Même s’il adore le français – « french is beautiful ! » –, ses connaissances de la langue se limitent à des mots jugés comme ses préférés : « Un petit peu, ça va, bonsoir, bonne nuit ou attends » – comme on le constate, de quoi amorcer de belles conversation ! Ça ne l’empêche pas de livrer une vision assez sévère : « La situation est difficile pour les artistes français, Paris n’aime pas la nouveauté ! » En cherchant un peu, il nous cite une exception, Daft Punk, et s’attache à quelques rappeurs français, dont Sefyu. Après réflexion, il nous avoue aimer Brigitte Fontaine. À cette différence près, qu’il est moins fou qu’elle – on lui souhaite, en tout cas ! Une fois qu’il nous a rassurés sur sa santé mentale, il insiste sur la chance de pouvoir s’adresser aux jeunes générations. « Quand je vois tous ces jeunes gens à mes concerts, je trouve ça dingue ! », dit-il non sans une grande fierté. « Il t’arrive de croiser des personnes de ton âge [50 ans en janvier prochain, ndlr], ils ont l’air vieux… Moi, tu vois, je me sens comme un gamin ! » En un mot : neuf, à nouveau ! TRICKY, en concert le 16 décembre à la Laiterie, à Strasbourg www.artefact.org 83


Par Antoine Ponza

Interstellaire Nils Frahm repart en tournée. Virage électro-acoustique pour ce musicien et producteur allemand surdoué. Perché dans un observatoire astronomique, sur la selle d’un vélo à remonter le temps ou au sommet d’une montagne d’Afrique, c’est là qu’il faut écouter Nils Frahm. Derrière nos paupières, haletant en salle de concert ou frissonnant au fond d’un fauteuil, le démiurge anime un don d’ubiquité immanent, en transcendant le « moi » au creux des estomacs. Il transmet des sensations auxquelles on ne peut rester insensible, en avant d’une écriture mystique. Celle de la réminiscence : comme des fragments de souvenirs convoqués et sublimés par le paysage changeant qui défile derrière la petite fenêtre d’un wagon. Ébranlée, à la seconde, par une variation de hauteur ou une autre harmonie, qui viennent en modifier légèrement la tonalité. Et celle de l’imaginaire : collectif, de l’infini et de la finitude, ni spleen, ni chagrin, ni douceur, ni torpeur ; toutes à la fois. Ses représentations, parfois toutes simples, atteignent la mémoire, l’âme, mais elles passent par le geste. La sensibilité de son médium tient sans doute à la fragilité qu’il lui insuffle, car il a l’habitude de mettre son instrument à nu en dévoilant ses cordes ; il donne à entendre ses mouvements de vie intime, martèlement des touches et bruissement des pédales. Et les respirations ardentes d’un couple au moment de l’acte créateur. Il l’expose aux intempéries, clochettes célestes, basses sismiques, bruit blanc crépitant, entre brume et vieux phono, à la recherche systématique d’un petit cosmos sonore, composé d’impuretés minérales et d’une instabilité purement mortelle. Humanité manquante qu’il redonne au meuble laqué, en compétition à l’état de nature avec les harmoniques bien plus audibles des meutes de vents et de bois. Ses œuvres sont modelées par des schémas de répétition, de silences et d’échelonnage des voix, un humus meuble d’où finit par émerger une mélodie. Quelques notes nourries à la racine, telles à une fleur dont on pourrait admirer en time lapse l’évolution au cours des saisons, l’éclosion, l’épanouissement, le déclin puis la mort. Et, à nouveau, la naissance. Petit-fils d’Arvo Pärt, qui a su léguer son gène du dénuement, il concoctait un album l’an dernier avec son propre cousin spirituel, Ólafur Arnalds. Ils s’adonnaient alors tous deux, en live, à la grise-

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rie de l’improvisation à quatre mains. L’exploration électroacoustique se poursuit aujourd’hui le long de la tournée solo All Melody : Nils Frahm y déploie la voix d’enregistrements passés et de musique présente, debout devant des tables de mixages et assis au piano. Mais on ne lui reprochera jamais de s’enfermer dans une tour de contrôle : il manipule en effet l’analogique avec le même brio qu’il manie l’acoustique, afin de tenter, et réussir à mettre le doigt sur ce qui nous touche. La précision, évidemment, ne lui fait jamais défaut, qu’il tourne des boutons ou déroule ses arpèges, contrôle des vumètres ou mesure l’intensité de son geste, conférant à la note qu’il va extraire une exacte place au sein de la farandole noire et blanche, participant de l’exaltation et, si besoin, de la consolation. NILS FRAHM, en concert le 26 janvier à la Philharmonie du Luxembourg ; le 7 février à la Laiterie, à Strasbourg www.philharmonie.lu www.artefact.org


Par Nathalie Bach Photo : Christophe Urbain

Collective Attitude Happés parmi les neuf artistes qui constituent le Grand Ensemble OH!, Christophe Imbs, compositeur de jazz et pianiste, et le MC new-yorkais Eli Findberg. Au moment de créer le Dream Weapon Orchestra à Jazzdor, ils décryptent sens et sons. Au plus près de leur art. Quel français magnifique ! Eli Findberg : Merci ! Je vis ici depuis 12 ans, et même si mon passeport est américain, Strasbourg est ma ville et ma vie est ici. Je ne pensais pas rester et maintenant je n’imagine pas rentrer ! La poésie d’Eli Findberg, aka MrE, que l’on retrouve avec Blockstop ou Freez par exemple, fait-elle désormais partie aussi du Collectif OH ? E.F. : Oui. Même si avec Christophe, nous nous connaissons depuis 2009. Christophe Imbs : Il rédigeait un master en espagnol ! Ce que j’ai tout de suite aimé, c’est qu’il soit rappeur avec cet air un peu docte. J’ai découvert ses textes, son érudition, son engagement et son humanité. J’aime le rap, sa violence, même si je ne m’y associe pas forcément, c’est en tous cas une expiation nécessaire. E.F. : Oui, c’est cathartique. Pendant longtemps, on a beaucoup échangé musicalement avec Christophe sans collaborer pour autant. On parlait d’art, je rédigeais mon mémoire et lui il composait. Peu à peu j’ai rencontré les autres membres du Collectif OH avant de l’intégrer il y a un an. Ce qu’il y a d’intéressant, ce sont les frottements, les esthétiques différentes. Dans le contexte du Dream Weapon Orchestra, je ne suis pas un rap lead, je m’intègre et je suis moi aussi mon propre instrument. D’ailleurs quand je travaille un texte je m’attaque d’abord au son. C.I. : Effectivement, Eli a également une place de musicien, d’instrumentiste qui utilise sa voix, comme Christine [Christine Clément, ndlr] d’ailleurs. Son rap devient une matière, une texture sonore qui par moment est bien plus qu’une scansion.

On a la sensation d’une certaine forme d’aboutissement qui non seulement ouvre des perspectives artistiques nouvelles mais révèle une rencontre humaine très forte. C.I. : C’est vrai, ce concert est un peu une concrétisation de notre travail depuis toutes ces années. E.F. : C’est vraiment difficile de dire ce que nous faisons, mais je crois par contre que nous créons une musique tentaculaire. C.I. : C’est une caractéristique majeure dans notre collectif dans la mesure où chaque matière doit avoir le temps d’être traitée, retraitée, retravaillée jusqu’à construire une pâte cohérente, un croisement possible. Cette forme-là, jazz et rap, demande une écoute commune extrême. J’aime profondément les mots même si le sens est donné par la musique aussi. J’aimerais pourtant avoir plus de facilité avec les mots… L’autre jour, j’écoutais les Bee Gees, I Started a Joke. De ce que j’en ai compris, c’est un type qui dit : « J’ai commencé à faire une blague et tout le monde a rigolé et après je me suis rendu compte que tout le monde riait, mais de moi. » C’est ça aussi la poésie, l’expression d’un sentiment, c’est tellement fort ! DREAM WEAPON ORCHESTRA – GRAND ENSEMBLE OH!, concert le 23 novembre dans le cadre de Jazzdor au Fossé des Treize, à Strasbourg www.jazzdor.com www.collectifoh.com

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FÉROCES

Victor / Médiapop Records On se souvient que Féroces avait emballé le festival EntreVues, à Belfort l’an passé, avec leur beau et hypnotique Même ça tu n’as pas le courage qui illustrait le petit clip d’avant séance. On se remémore leur ciné-concert impeccable donné à la bien nommée Poudrière, au mitan du festival. Fort de ces succès, le trio bisontin n’a pas tardé à confirmer les espoirs placés en lui en propulsant brillamment deux nouveaux EPs au firmament du post-rock hexagonal. Le dernier en date, publié sous le label Médiapop Records, reprend la formule détonante qui fait tout le charme de ce cousin frenchy de Mogwai : une alternance d’instrumentaux explosifs et de moments plus sombres et mélodiques, un mélange subtil de planant et de bruyant, duquel s’extraient avec mélancolie les voix samplées de couples mythiques du cinéma français des années 80 – Jean-Hugues Anglade et Béatrice Dalle en tête – ou d’une Vanessa Paradis dont il ne fait aucun doute que ce groupe est la meilleure chose qui, musicalement, pouvait lui arriver. (N.B.)

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JOHN MAUS

ELIAS DRIS

Screen Memories / Ribbon Music

Gold In the Ashes / Vicious Circle

Après 6 années passées à cogiter à l’Université sur des questions de philosophie politique, on se demandait si on allait récupérer notre John Maus. La réponse tient en une poignée de chansons qui renouent avec la forme première de l’étrange animal : imposantes et anguleuses, construites comme des cathédrales proto-électroniques, elles trahissent une préoccupation nouvelle chez cet artiste américain hors-norme. Mais qu’on ne vienne pas lui parler de pessimisme. Non, il avance en conscience connectée au monde qui ne cherche pas à nous alerter, mais plutôt à guetter un faisceau de lumière, là-bas au fond de la pièce. (E.A.)

Depuis le premier album de Raoul Vignal, on se prend à rêver du renouveau d’un folk à la française. La tendance est confirmée avec la sortie du disque d’un garçon bien séduisant, fan de Bowie et de Joni Mitchell, et grand lecteur d’Allen Ginsberg et Walt Whitman. L’addiction est immédiate, tant l’évidence est là. De vraies chansons comme on ne sait plus trop les écrire, orchestrées à merveille et produites par l’orfèvre Tom Menig, le père d’Alela Diane. Un classique est né, folk donc, qui ne rechigne à s’injecter sa dose d’électricité de manière subtile et mesurée, à l’égal des grands disques de Neil Young. (E.A.)

UTRO Third album / Talitres Aussi étrange que cela puisse paraître : le russe revient à la mode. On n’a rien vu de tel depuis les années 80 et les expériences menées par les Néerlandais de Mecano. Pour les musiciens russes de Motorama, cela va pourtant de soi. Et encore, à l’écoute de ce side-project, on sent comme une forme de lâcher prise, quelque chose de totalement assumé qui leur permet d’explorer des voies plus aériennes. Comme si la langue slave les reconnectait à leur vraie culture : le post-punk reste de mise, mais il se nourrit plus profondément à la terre pour s’élever davantage. Tout le bien qu’on pensait de nos amis de Rostov-sur-le-Don ne s’en trouve que confirmé. (E.A.)

ALIEN STADIUM Livin’ In Elizabethan Times / Double Six Records Quand un ex-Beta Band s’associe à un ex-Felt, par ailleurs membre de Primal Scream, la curiosité l’emporte forcément. Ce duo pas si improbable, Steve Mason et Martin Duffy, nous renvoie à l’esprit d’aventure des deux gaillards : une pop qui ne se prend pas au sérieux et emprunte des voies de traverse. Néo-psychédéliques, quasi progressives, les quatre plages so british de cet EP 4 titres s’encanaillent, prennent le temps et s’étirent en longueur, comme pour faire durer le plaisir. Une première étape qui en appelle d’autres. (E.A.)


Scène de musiques actuelles

Les Contes d’Hoffmann Laissez-moi hurler et gémir et ramper comme une bête

Dijon

lavapeur .com

VITALI Studio COMPOSÉ EN Minion & Dijon licence 1–1076375 2-1076376 3-1076377

Ouverture de La Vapeur

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Conception : trafik.fr

© Gilles Abegg Opéra de Dijon 2017 -

DESIGN GRAPHIQUE

7 février 2018

chœur de l’opéra de dijon direction musicale Nicolas Chesneau mise en scène Mikaël Serre avec Kévin Amiel, Damien Pass, Samantha Louis-Jean, Marie Kalinine

Grand Théâtre Du 14 au 23 décembre www.opera-dijon.fr 03 80 48 82 82

Sans titre-1 1

15/11/2017 11:05:00

guide moderne de la vie magazine gratuit


VARIATIONS De Blutch / Dargaud

TRANSPORT De Yves Flank / L’Antilope La vie est ainsi faite qu’une simple rencontre peut en changer le cours. Il en va des hommes et des femmes comme des livres. Transport, le premier roman de Yves Flank révélé dans le cadre du prix Hors-Concours – le prix de l’édition qui n’a pas de prix, sous-entendue indépendante –, fait partie de ces lectures d’une vie. La description de ce qui passe dans un wagon en route vers l’innommable est à la limite du soutenable. Et pourtant, au bout du bout, quand il ne reste plus aucun espoir, un ultime désir jaillit : désir de vie, qui prend ici une tournure tout à fait onirique – sans parler de ses contours fortement érotiques. Une femme rousse en appelle à son amour, avec des mots comme on ne sait plus beaucoup les écrire. La vie, la mort, l’amour, se retrouvent réunis à l’infini dans ce qui constitue l’un des vrais chefs-d’œuvre de ces dernières années. Ultime, et par-dessus tout nécessaire. (E.A.)

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Refaire ses gammes ou varier inlassablement sur des standards tels un jazzman, voilà une idée nouvelle dans le domaine de la bande dessinée : Blutch souhaitait revisiter ses classiques signés Hergé, Giraud ou Guido Crépax, parmi tant d’autres, comme pour retourner à la source de son art ou éventuellement en finir – comme il avait décrété l’intention d’en finir avec le cinéma. De son propre aveu, cette publication l’apaise parce qu’il ne s’en sent pas tout à fait l’auteur. Nous, elle nous réjouit parce que dans cette étrange façon de solder le passé – le passif ? –, on le suppose prêt à partir ailleurs. Un peu plus loin encore. (E.A.)

Beverly De Nick Drnaso / Éditions Presque Lune Dans ce premier album croisant six récits, le jeune auteur américain Nick Drnaso découpe avec un humour féroce des tranches de vies de l’american way of life. S’inspirant de son Illinois natal, l’auteur y raconte le pathétique au quotidien des banlieues paumées, où règnent la vacuité, la bêtise et la cruauté ordinaires. Le graphisme et les couleurs qui rappellent les brochures d’évacuation des avions de ligne pourraient déshumaniser les personnages de Nick Drnaso, mais il n’en est rien. Dans un monde en carton-pâte, le gamin névrosé, les parents débiles ou les ados bouffés par la solitude suscitent à la fois attachement et consternation. Tout n’est pas si vide au pays de Beverly... ce qui n’est pas forcément une bonne nouvelle. (B.B.)

RÉVOLUTION ÉLECTRONIQUE De William S. Burroughs / Allia Quand Burroughs parle politique c’est du sérieux. En 1970, l’auteuragitateur de la Beat Generation ne prônait pas moins qu’une opération de subversion des médias. Sans doute a-t-il saisi, comme d’autres, que l’entreprise de conditionnement passait par là – les faits lui ont malheureusement donné raison, on en mesure les dégâts aujourd’hui. Alors, autant s’attaquer au mal par le mal, d’où une série de conseils pratiques pour venir perturber, pervertir, par le biais de la rumeur – les fake news d’aujourd’hui –, pour détruire l’ennemi de l’intérieur. La pratique du cut-up au service de la rébellion, nous n’y avions pas pensé. Lui, si ! (E.A.)

DANS L’ÉPAISSEUR DE LA CHAIR De Jean-Marie Blas de Roblès / Zulma On a toujours senti une certaine gravité derrière cet auteur trublion ; elle apparaissait au détour de ses récits fleuves mêlés de surréel. Mais là, mis à part quelques réflexions amusées sur une situation inconfortable – l’auteur vient de tomber dans l’eau et ne sait pas comment remonter dans son bateau –, Blas de Roblès aborde de manière très sérieuse le parcours de sa famille en Algérie, et notamment celui de son père médecin, ancien combattant de la Seconde Guerre mondiale. Derrière cette vie, il retrace sans complaisance la réalité de la communauté PiedNoir, avant, pendant et après le désastre. L’émotion naît de ces instants vécus comme une plongée au cœur de la blessure. (E.A.)


28e

FESTIVAL DU LIVRE DE COLMAR

15 > 20 JAN RAS

U CRÉATION D

On lirait le Sud

Il y a dans cette comédie exquise et cruelle tout le talent magique de Marguerite Duras. Comme nos vies capables de basculer à tout moment, le banal, transfiguré, devient extraordinaire.

LES EAUX ET FORÊTS MARGUERITE DURAS / MICHEL DIDYM

DU 25 AU 26 NOVEMBRE 2017

PARC DES EXPOSITIONS SAMEDI 9H-19H • DIMANCHE 9H-18H DU 23 AU 24 NOVEMBRE DANS LA VILLE ENTRÉE LIBRE • PARKING, ATELIERS ET SPECTACLES GRATUITS

festivaldulivre.colmar.fr

Avec Anne Benoit Catherine Matisse Charlie Neslon LOCATIONS : 03 83 37 42 42 Plein tarif 22€, réduit 17€, jeunes 9€ 10 RUE BARON LOUIS, NANCY WWW.THEATRE-MANUFACTURE.FR

Avec le soutien du Conseil Départemental de Meurthe-et-Moselle et de la métropole du Grand Nancy

ARSENAL VEN

Adieu ma bien-aimée

15.12 Danse

TAPS SCALA

D’après trois nouvelles de Raymond Carver Mise en scène Philippe Lardaud

Compagnie Facteurs communs

DÉCEMBRE 2017

ROMANCES INCIERTOS, UN AUTRE ORLANDO FRANÇOIS CHAIGNAUD & NINO LAISNÉ Arsenal 3 avenue Ney 57000 Metz

arsenal-metz.fr citemusicale-metz.fr 03 87 39 92 00

L.E.S. 1-1097300 / 2-1097304 / 3-1097305. Photo : Nino Laisné

THÉÂTRE ACTUEL ET PUBLIC DE STRASBOURG

TAPS ↓

03 88 34 10 36 TAPS.STRASBOURG.EU

MAR 5 + MER 6  + VEN 8 20H30 JEU 7 19H

Conception — Bentz + Brokism

Strasbourg


SOUDAIN L’ÉTÉ DERNIER De Joseph L. Mankiewicz / Carlotta Liz Taylor est-elle plus belle ailleurs que dans Soudain l’été dernier ? Les connaisseurs répondront : oui dans Une place au soleil et même dans Cléopâtre. D’accord, on repose la question : est-elle plus désirable ailleurs ? Plus personne ne moufte ? On peut donc discuter… Dans cette adaptation de la pièce de Tennessee Williams, on reste surpris par la violence du drame qui se joue de Catherine, sur laquelle une notable, Violet Venable – glaçante Katherine Hepburn –, voudrait faire pratiquer une lobotomie. Visiblement, sa nièce est devenue folle depuis la disparition de Sebastian, le fils de Violet et donc cousin de Catherine. Mais quel secret se cache derrière ce qu’on lui prête de folie ? C’est ce que cherche à comprendre le Dr Cukrowicz qui se voit promettre un million de dollars pour l’opération fatidique. Tout se termine par un déchirant Sebas-tian dans une scène qui annonce le cinéma de Pier Paolo Pasolini. Un cri qui continue de résonner en nous. Tragiquement. (E.A.)

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HOU HSIAO-HSIEN

ALFRED HITCHCOCK

Coffret 6 films / Carlotta

Coffret 4 films / Carlotta

Le chef de fil de la nouvelle vague taïwanaise mérite de voir ses œuvres de jeunesse redécouvertes, tant elles portent en elles le germe d’une œuvre majeure de ses 40 dernières années. De Cute Girl (1980) à La Fille du Nil (1987), on mesure l’influence du cinéma européen, Michelangelo Antonioni en tête, pour le jeune réalisateur qui finit par créer ses propres codes esthétiques. Qualité du cadrage, obsession géométrique, temporalité floue, tout sert une narration dont la singularité se révèle à chaque scène. Une jeunesse en quête de repères, des relations dysfonctionnelles, la modernité de ses drames plastiques surprend par leur étrange actualité. À redécouvrir. (E.A.)

Il est parfois bon de faire un mouvement arrière pour comprendre une œuvre toute entière. L’année 1939 est déterminante pour Alfred Hitchcock : il quitte le sol anglais pour s’installer aux Etats-Unis, puis débute une collaboration de 10 années avec le producteur américain David O. Selznick. Il en résulte la réalisation de 4 chefsd’œuvre empreints d’un grand classicisme, que le maître du suspense saura utiliser comme base à ses expérimentations formelles à venir : Rebecca (1940), La Maison du Docteur Edwardes (1945), Les Enchaînés (1946), Le procès Paradine (1947), font tous l’objet d’une analyse méthodique lors des fameux entretiens Hitchcock et Truffaut en 1964, des documents qu’on retrouve ici dans leurs enregistrements d’époque. Pour un bonheur qu’on ne saurait guère dissimuler. (E.A.)

LE CASANOVA De Federico Fellini / Carlotta Il est toujours étrange de constater combien le cinéma italien a sombré dans une forme de démesure au mitan des années 70, comme si le maniérisme avait cédé une fois de plus la place au délire baroque. Le Casanova de Fellini peut prêter à sourire comme la Trilogie de la vie de Pasolini, et pourtant de la même manière, il annonce la fin d’une époque. Comme si le cinéma italien était arrivé au bout de ce qu’il avait à nous dire en temps réel. Le plus étrange, c’est que derrière les facéties crypto-érotiques de l’étrange objet, il continue de nous parler inlassablement. Quitte à nous mettre sérieusement en garde. (E.A.)

VIETNAM De Ken Burns / Arte éditions On savait qu’il le ferait. Après avoir traité la Guerre de Sécession, la Seconde Guerre mondiale, l’histoire des Indiens aux Etats-Unis, Ken Burns s’est attaqué à une autre blessure, et quelle blessure ! La Guerre du Vietnam, rien de moins. En 9 heures – une version plus longue a été diffusée aux États-Unis –, il parvient au bout d’un récit qui nous saisit à chaque instant : témoignages des deux côtés, images d’archives magnifiques, documentation précise, que l’Histoire est belle – et dramatique – quand elle est racontée par des gens sérieux. (E.A.)


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L

indexmakers

jusqu’au 07 01 18

commissariat fabien pinaroli Dans l’exposition indexmakers, tout réside dans le pouvoir d’émancipation d’une pensée conceptuelle associée à un savoir faire pratique...

> MAKERS PARTY !

samedi 6 janvier 2018

indexmakers s’active jusqu’au bout pour une journée festive consacrée à la transmission des savoirs et des ressources, à partir de 14h, entrée libre

LA BOX DE NOEL#2 cécile fosset jusqu’au 07 01 18 Une oeuvre inédite spécialement commandée à une jeune diplômée de la HEAR Strasbourg/ Mulhouse à l’occasion des Lumières de Nöel à Montbéliard

01.12 2017 ——07.01 2018

Le 19, Centre régional d’art contemporain

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19 avenue des Alliés, 25200 Montbéliard 03 81 94 43 58 - www.le19crac.com Le 19 est membre de DCA, TRAC et SEIZE MILLE

Joe voit un encart Joe lit l’encart Joe est curieux Joe va à la journée portes ouvertes de l’École nationale supérieure d’art et de design de Nancy le 3 février 2018 Soyez comme Joe

SAMEDI 3 FÉVRIER 2018 DE 10H À 19H ENSA-NANCY.FR

1 PLACE CHARLES CARTIER-BRESSON 54000 NANCY +33 (0)3 83 41 61 61


Take me somewhere nice n°5 Par Nicolas BÊzard

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On dit qu’une image vole de la vie. Je crois que c’est vrai.

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Regard n°10 Par Nathalie Bach

Variations autour de Louise, elle est folle de Leslie Kaplan C’est étrange de se retrouver là Pas plus étrange que le jour où on m’a demandé de respirer avec ma jambe

Bon tu n’as pas dit pourquoi Louise, elle est folle ? Parce que les autres le sont toujours

Ah oui, les exercices, les stages de théâtre, tu en referas tu crois ? Si les mots sont là oui

On avait dit qu’on ferait une auto-interview, il faudrait cadrer un peu les choses non ? Je t’ai déjà dit de ne plus m’adresser la parole avec ce genre d’expression. Tu te déformes, tu te conformes. Tu sais très bien, les mots

Quels mots ? Les mots qui me font respirer. Construire à partir des mots. Le corps, c’est après, le corps c’est intime Tu es toujours comme çà. Tu ne veux pas, tu ne peux pas Et alors ? Alors rien, je m’interroge Sur le fait de respirer avec ma jambe ? Non, sur le fait de me voir à chaque fois que je te vois Et alors ? Alors rien, je supporte. Tu sais qu’on va te demander pourquoi tu as encore décidé de monter un projet autour de la folie C’est n’importe quoi

Positiver, médiquer, pas de soucis, budgétiser, crise d’ado Tais-toi On ne parle jamais que de soi, ce ne serait pas toi la folle ? Je cherche ma réalité Moi avec toi Moi, même sans toi

On pourrait mettre un bout de texte, un extrait de la quatrième de couverture, un mot de l’auteur, un extrait de presse, une photo un peu plus sexy qu’est-ce que tu fais ? J’étudie la vitesse de ma projection linguale Pourquoi faire ? Pour parler Pour parler de quoi ? Pour parler, parler, de tout, de rien, de Dieu, de sexe Ah oui, on ne l’a pas dit ça Pour parler plus vite que les vipères Comment ça, comment ça ? Ceux qui veulent nous empêcher de parler, toi aussi tu veux m’empêcher de parler, il faut parler parler, toujours parler, balancer les vilains, les cochons

Tu vas leur dire que c’est politique finalement cette pièce ? Jamais de la vie, ils ne viendront pas

Tu en as rencontré ? Plein

Quoi ? Ce truc autour de la folie. Ce n’est pas le sujet, le sujet c’est la réalité

Que c’est drôle ? Ça l’est mais ils ne nous croiront pas

Et ne pas se laisser faire Par les logiques de maffia, les extrêmes, les extrémistes

Laquelle ? Tu sais que j’ai appris qu’en dehors de l’espèce humaine, absolument tous les mammifères ressentent l’angoisse. Même la limace

Que c’est philosophique, psychanalytique, sociétale, la religion, les femmes Pourquoi pas féministe tant que tu y es. Tu veux remplir la salle ou pas ?

Mais alors on sera fou Comme Louise

Quand même, il faut faire un effort, mettre les formes Si tu me sors le mot communication je sors les armes

Le collectif, le groupe Je ne comprends pas les groupes

Que faut-il en déduire ? Que je suis une limace qui essaie de respirer Avec sa jambe de limace Et le gré du vent

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Ludique, je gère, résilience, joli, sympa Tais-toi

Tu ne sers à rien donc À rien

Mais l’intérêt général, tu y penses ? Je ne comprends pas ce que tu dis

Tu ne comprends jamais rien Si les mots, les mots je les comprends


Tous les mots ? Tous les mots, ils me rassemblent À condition qu’ils te ressemblent, tu es dogmatique Tais-toi hérétique Elle en pense quoi Leslie Kaplan ? Tu ne serais pas un peu en train de lui piquer ses mots là ? Un peu, un petit peu, voilà, c’est tout Réponds quand je te parle Je ne te dois rien Si, tu es là Laisse-moi vivre Je n’arrête pas. On est totalement hors sujet, on avait dit une autointerview Ça n’existe pas On pourrait parler de ta vie, de ta vie amoureuse Limace On pourrait parler de ton enfance Je ne connais pas ce mot On pourrait parler de ta carrière Je ne connais pas ce mot De ton ambition Parler De tes projets Parler On pourrait faire de vraies phrases, longues, abouties, sujet, verbe, complément d’objet direct Avec du sens, de la beauté, un propos ajusté à la situation

Parler de culture dans un magazine culturel De mai 68, de la mondialisation, du capitalisme Avoir l’esprit ouvert, échanger, être tolérant, faire des réunions de famille Avec de l’empathie, des actions utiles Aimer tout le monde N’aimer personne Tu n’as toujours pas parlé de Louise Elle est folle Alors personne ne saura quel est le sujet de cette pièce. Tu pourrais au moins parler du metteur en scène, de ta partenaire, du musicien Des migrants, comme moi, comme tous La place, trouver sa place Se refugier Ensemble, dans les mots Et l’auteur alors ? Une migrante qui a trouvé sa place Dans les mots ? Avec les mots Tous les mots ? Ses mots à elle, des mots choisis Une intellectuelle ? Je ne comprends pas ce mot Une révolutionnaire Une vraie Elle a beaucoup écrit

Non, moi je regarde des films d’horreurs Et après tu dors Je réfléchis Tu cherches Ma réalité Et celle des autres Quelquefois c’est aussi ma réalité Quelquefois Quand je suis en état, quand ils sont en état Et tu arrives à vivre ? Ce n’est pas facile Et les mots des autres alors ? Je les mange Tu les digères ? Pas toujours, on n’est pas obligé, tu n’es pas obligée Tu les considères ? Ne pas confondre C’est nul, tu n’as rien dit, et je n’ai rien dit de ce qu’il fallait dire Tu as raison, il faut parler de l’essentiel Renverser les codes Les clichés En avant En arrière Tout à coup je me demande Pourquoi Louise elle est folle ? Ça n’a aucune importance Alors quoi ? Je me demande si Dieu est célibataire

Elle a beaucoup voyagé Ce n’est pas comme toi

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Scénarios imaginaires n°11 Par Ayline Olukman

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Carnaval n°15 Par Chloé Tercé — Atelier 25

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Mon AVC Yves Tenret

Alice Durel

Go

Fantômes de la renommée

12 €

13 €

(ghosts of fame) Antoine Couder, préface de Rodolphe Burger

Notre héritage n’est précédé d’aucun testament Véronique Arnold, préface de Carole Widmaier 12 €

Rose Sarajevo

L’école de rame

Marianne Marić Texte de Joël Riff

Nicolas Decoud

Dépliant de dix cartes postales édité en partenariat avec la Filature 10 €

à paraître en 2018 18 €

Ailleurs

Sublime

18 €



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