Centenaire duchamp vers4 bis

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MARCEL DUCHAMP

Les cœurs volants

L’ANARTISTE

MARC VAYER Le centenaire — inachevé — du Grand verre / p. 1


LE CENTENAIRE — INACHEVÉ — DU GRAND VERRE 2015 - 2023 Marcel Duchamp

Couverture : « Portrait de Marcel Duchamp » par Florine Stettheimer, détail (1921). Le centenaire — inachevé — du Grand verre / p. 2


MARCEL DUCHAMP

L’ANARTISTE

Les cœurs volants Le centenaire — inachevé — du Grand verre / p. 3


« Marcel Duchamp (un peintre merveilleux), le seul qui ait les pieds sur terre parmi ce tas de fils de pute lunatiques et tarés que sont les surréalistes...» Frida Kalho

« lettre à Nickolas Muray du 16 février 1939 »

Le centenaire — inachevé — du Grand verre / p. 4


Le centenaire — inachevé — du Grand verre / p. 5

Pendant la séance de prise de vue « Tonsure », par Man Ray, 1921


Ouverture Il n’est pas aisé de mettre au clair une démarche, un travail, une vie, rendus volontairement complexes par Marcel Duchamp lui-même (il a codé son langage textuel et plastique) et par les critiques et historiens de l’art euxmêmes (beaucoup d’élucubrations et surtout des tentatives d’explications très parcellaires). Le principal écueil à cette nouvelle manière de lire le travail de Marcel Duchamp, c’est la confrontation à un ordre critique figé depuis maintenant la fin des années 1950. A cette époque, le travail de Marcel Duchamp a été réhabilité, est devenu une norme et a été le déclencheur de véritables slogans œcuméniques dans le monde de l’art, et repris dans l’ensemble des livres et revues spécialisées ou grand public comme « Ce sont les regardeurs qui font le tableau » ou « Après Duchamp, tout est possible en art » ou « Duchamp est l’inventeur de l’art contemporain », etc. Je vais donc essayer de ne pas faire le malin, comme dirait Pierre Bourdieu dans un de ses premiers cours au Collège de France en 1999 [p. 38 Manet, la révolution symbolique].

Porte du 11, rue Larey [Paris] 1927 - 1963. Cette porte fut conçue par Marcel Duchamp et réalisée par un menuisier pour l’appartement dans lequel amménagea M.D. avec sa première femme, Lydie Sarazin-Levsassor. Elle fut démontée et vendue lorsque Marcel Duchamp cessa de louer cet appartement en 1963.

« Dans l’histoire de l’art, la tradition iconologique a été créée, et constituée comme telle par un très grand historien de l’art, Erwin Panofsky. Celui-ci a fait une théorie de l’interprétation iconologique qu’il distingue de l’interprétation iconographique. (…) Il a donné une caution théorique à tous les spécialistes de l’histoire de l’art qui, armés de cette référence panofkienne devenue complètement inconsciente — on n’a même plus besoin de dire qu’on fait du Panofsky — font assaut de « ça me fait penser à » . (…) Il y a une tératologie de l’histoire de l’art comme de toutes les disciplines, mais l’histoire de l’art est particulièrement exposée dans la mesure où l’œuvre d’art, du fait de son équivocité, de sa plurivocité, de sa polysémie, etc. peut tout accueillir. (…) On est face à la logique d’un champ où, pour triompher des adversaires, pour faire le malin, pour s’affirmer comme intelligent, comme détenteurs de savoirs rares, etc., on est porté à surinterpréter, sans être soumis au contrôle de la falsification élémentaire.» L’enjeu est très grand pour ce nouveau regard sur le travail de Marcel Duchamp car il s’agit (peut-être, qui sait ?) d’une « révolution critique », le genre de moment où des types bricolent dans leur coin une machine qui deviendra incontournable — vous voyez le genre de prophétie ? Il s’agit donc de rester très modeste et de publier une série de textes et de documents pour faire comprendre ce décodage, le plus simplement possible. Je m’appuierai beaucoup sur le travail d’Alain Boton qui est le Champollion de Marcel Duchamp, l’inventeur — au sens découvreur — du code Duchamp.

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Couverture de « Free City News N°1 » The Free City Collective, San Francisco (1967/1968). Distribué par le groupe des Diggers et imprimé sur matériel Gestetner.

Il faut pour cela adopter une attitude zen en ouvrant grands les chakras, il faut changer sa façon de considérer l’art et le travail des artistes. Un groupe d’activistes américain des années 1967-68, les Diggers, ont tenté de faire comprendre concrètement ce changement de regard nécessaire. Alors que ce groupe distribuait gratuitement de la nourriture « (après récupération chez les producteurs, vendeurs, ou par vols) avec une mise en scène, chaque personne venait avec sa gamelle (deux cents repas distribués quotidiennement) et traversait un cadre jaune/oranger symbolisant un tableau artistique de 2 mètres sur 2 : le Free Frame Of Reference (de plus petits cadres étaient parfois distribués aux hôtes pour qu’ils se les mettent autour du cou et symbolisent à leur tour la vie qui se déroule dans le cadre) ». (Voir le fanzine Hirsute) Cet ouvrage vous invite à traverser un nouveau « cadre de référence » : • considérer que Marcel Duchamp n’est pas un artiste, alors que vous l’avez toujours lu et entendu. • considérer que l’ensemble des activités de Marcel Duchamp a toujours été, tout au long de sa vie, au service du développement d’une expérimentation. • considérer que Marcel Duchamp a mis en place cette expérience — sociologique, anthropologique — qui a consisté à prouver ce qu’il appelle lui-même « la Loi de la pesanteur ». En résumé, cette loi peut s’énoncer comme suit : « Pour qu’un objet créé par un artiste devienne un chef d’œuvre de l’art, il faut qu’il soit d’abord refusé ostensiblement par une large majorité de telle sorte qu’une minorité agissante trouve avantage en termes d’amour-propre à le réhabiliter. » C’est la thèse d’Alain Boton dans son livre et je voudrais participer, ici, à éclairer cela. • considérer que Marcel Duchamp, pour les besoins de son expérience qui s’étale sur plusieurs décennies, a crypté son travail et son discours.

« And the city was pura gold like unto clear glass and the gates of it shall not be shut at all by day, for there shall be no night there. » « Et la ville était d’or pur comme un verre transparent, et ses portes ne seront jamais fermées, car il n’y aura pas de nuit. »

« (…) Pour bien marquer le fait qu’il se lance dans une expérience sociologique et non pas dans une simple provocation aveugle, Duchamp va se tenir au plus près des usages de la science expérimentale qui débute toujours une expérience par un protocole prédictif en amont. Les protocoles scientifiques ont cette forme standard : étant donné ceci et cela, si je fais ci et ça, il doit se passer cela. Ensuite on met en pratique l’expérience et on vérifie si les prédictions sont respectées ou non, et donc si l’expérience a validé ou non la théorie. Duchamp se doit donc de concevoir un protocole prédictif et descriptif. Mais, en même temps, s’il veut que son projet soit une véritable expérience, il faut absolument qu’il reste secret. En effet, le comportement des amateurs d’art qu’il est en train de transformer en petits rats de laboratoire serait complètement faussé s’ils savaient qu’ils participent à une expérience, s’ils se savaient étudiés. (...) » Alain Boton (dans un texte à paraître en anglais) Le centenaire — inachevé — du Grand verre / p. 7


«LES ARTISTES ONT TOUS DES INTENTIONS MAIS ILS NE LES CONNAISSENT PAS TOUTES.» Pierre Bourdieu

« Manet, une révolution symbolique »

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Le centenaire — inachevé — du Grand verre / p. 9

Avec Beatrice Cunningham au Museum of Arts de Philadelphie, 1955.


Marcel Duchamp l’expérienceur Toute la production de Marcel Duchamp, à partir de l’élaboration en 1915 de son œuvre sur verre La mariée mise à nue par ses célibataires même ne vise qu’un seul objectif : mettre en images, objets y compris, le statut nouveau de l’œuvre d’art moderne dont le parcours connait selon lui plusieurs étapes : dans un premier temps elle subit un refus, puis, dans un second temps, elle est réhabilitée pour accéder à la postérité. Mais Marcel Duchamp formule en la cryptant volontairement sa théorie de la reconnaissance officielle des chefs-d’œuvres de l’art moderne, créant un code qui brouille les pistes de la compréhension et sur lequel beaucoup se sont cassés les dents. Il semble que ce code ait été décrypté par Alain Boton. On suggère à tort que Marcel Duchamp a fait « n’importe quoi » , qu’il s’est amusé, est passé du « coq à l’âne », de la peinture au ready-made, de l’écriture au bricolage de boîtes, de la scénographie au travestissement, tout cela de façon légère, dans une logique et une pratique « d’indifférence » aux contextes artistiques et au monde tout court. Le mot DADA, devenu un adjectif, peut avoir le dos très large. C’est plus ou moins ce qui a été retenu de l’œuvre de M.D., faute de trouver une explication cohérente à l’ensemble de ses productions ; lisez les écrits des centaines de critiques et d’historiens des arts qui ont toujours proposé des commentaires ingénieux de leur vision du travail de M.D., commentaires souvent interprétatifs, c’est à dire qu’ils sont rapportés à leurs propres obsessions, et toujours parcellaires, c’est à dire que ne sont traités que quelques aspects des travaux de M.D., laissant dans l’ombre, inexploré et inexpliqué, tout la logique d’ensemble.

« La mariée mise à nu par ses célibataires même » (1915-1923) dit « Le grand verre ». Reconstitution par Richard Hamilton (1962), « certifiée conforme » par Marcel Duchamp.

Dans son ouvrage, Marcel Duchamp par lui même (ou presque), Alain Boton postule que M.D. a toujours produit des textes, des images, des objets, des installations, des agencements, avec cohérence, avec des intentions maîtrisées, avec un soucis permanent de précision, en déployant sciemment une pensée et des concepts reliés les uns aux autres. Mais alors, quel est le sens et le nom de cette variété de formes artistiques, de cette foire aux objets « tout faits » ou rectifiés, de cette prose aux apparences farfelues, de ces travestissements et de ces performances, de cette passion pour les échecs et pour les « bec auer » [ c’est une catégorie de bec-de-gaz] ? Après avoir repéré que Marcel Duchamp met en scène et active plastiquement les réflexions développées dans l’ouvrage de Bergson Le rire, Alain Boton démontre au lecteur que M.D., loin de fabriquer des jeux de mots innocents, utilise une association de jeux AVEC les mots [un mot pour un autre] et de signes [un signe à la place d’une idée, d’une situation ou d’une action]. Par exemple, le mot « poil » ou l’utilisation de vrais poils ou le dessin de poils, renvoient toujours, dans la production de M.D. au «regard trivial », voir obséquieux, des «regardeurs» des œuvres.

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Marcel Duchamp l’expérienceur

Alain Boton casse le code et non content d’avoir décodé l’essentiel des productions de M.D., il nous oriente vers les origines de la « nécessité » qu’a eue M.D. de livrer cryptée ce qu’il considère comme une expérience sociologique. « (…) Pour bien marquer le fait qu’il se lance dans une expérience sociologique et non pas dans une simple provocation aveugle, Duchamp va se tenir au plus près des usages de la science expérimentale qui débute toujours une expérience par un protocole prédictif en amont. Les protocoles scientifiques ont cette forme standard : étant donné ceci et cela, si je fais ci et ça, il doit se passer cela. Ensuite on met en pratique l’expérience et on vérifie si les prédictions sont respectées ou non, et donc si l’expérience a validé ou non la théorie. Duchamp se doit donc de concevoir un protocole prédictif et descriptif. Mais, en même temps, s’il veut que son projet soit une véritable expérience, il faut absolument qu’il reste secret. En effet, le comportement des amateurs d’art qu’il est en train de transformer en petits rats de laboratoire serait complètement faussé s’ils savaient qu’ils participent à une expérience, s’ils se savaient étudiés. (...) » Alain Boton (dans un texte à paraître en anglais) Très simplement, on peut livrer ici les éléments fondateurs de la proposition artistique de M.D. Dans un premier temps, M.D. pratique le dessin et la peinture jusqu’à la réalisation de Nu descendant un escalier n°2 en 1912. Refusée alors par ses propres amis pour une exposition au Salon des indépendants de Paris, et quasi ignorée lors de sa présentation au Salon de la section d’or en octobre 1912, cette toile acquiert une célébrité inouïe par le scandale qu’elle provoque aux Etats-Unis, lors de sa présentation à l’Armory Show de New-York, en février 1913. Sur la base de cette expérience personnelle, allant du refus à la réhabilitation de l’œuvre d’art, Marcel Duchamp arrête de peindre et entreprend la réalisation pendant huit années de La mariée mise à nue par ses célibataires même, autrement appelée par lui le Retard en verre(1), œuvre qui déploie le programme entièrement codé du processus de reconnaissance officielle des œuvres d’art modernes. Cette œuvre est indissociable de la Boite verte, ensemble de notes manuscrites, dessins et autres documents qui ont accompagné, entre 1911 et 1915, le travail préparatoire pour le Grand Verre(2). Dans la logique du décodage de Alain Boton, l’ensemble des readymades, dont le ready-made Fontaine, célébrissime objet icône de l’art contemporain, n’est plus qu’un des éléments de la démonstration de Marcel Duchamp. Lors de sa présentation au salon de la Société des Artistes Indépendants à New-York en 1917, Marcel Duchamp, co-organisateur de la manifestation, fait en sorte que Fontaine soit relégué et refusé, puis élabore un processus de réhabilitation qui se concrétise dans les années 60, lorsque des répliques de l’objet (l’original étant depuis longtemps perdu) sont exposées et vendues sur le marché de l’art.

« Nu descendant un escalier n°2 ». Marcel Duchamp 1912

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Alain Boton démontre, en s’appuyant sur l’ensemble des productions de Marcel Duchamp la grande cohérence de l’œuvre jusque là tronçonnée en de multiples interprétations hasardeuses, comico-grotesques ou pédantes. Si l’on veut bien comprendre, admettre et postuler avec Alain Boton que le travail de Marcel Duchamp est entièrement codé, la somme des signes auquel nous confronte son œuvre prend son sens au fur et à mesure que le code est décrypté. Les différents ready-made et l’ensemble de la production de M.D. jusqu’à la fin de sa vie, en parallèle et à la suite du Grand verre, sont dévoilés par Alain Boton comme une succession d’éléments qui viennent confirmer la description duchampienne de la reconnaissance officielle des chefsd’œuvres de l’art moderne. Au vu de la multiplicité des pièces et de la variété des approches, Marcel Duchamp est alors présenté comme le plus accompli des anthropologues de l’art contemporain. Dans ce chapitre#1, nous avons énoncé que, selon le décodage d’Alain Boton, l’ensemble des productions de M.D étaient conçues et réalisées au service d’une expérimentation sociologique menée tout au long de sa vie et portant sur le statut de l’œuvre d’art moderne.

(1) Duchamp nommait son travail sur la mariée le « retard en verre ». Ce n’est donc pas un tableau au sens classique du terme, c’est un retard. Et ce terme « retard » indique que ce travail n’est pas à regarder comme un tableau, mais comme une schéma explicatif du processus créatif et ne peut être compris qu’après avoir été lu. Ce n’est donc pas un tableau à regarder immédiatement pour être compris immédiatement, mais un «retard» à lire pour être compris … avec un temps de retard. (2) « (…) La Boîte verte fut publiée en 1934 à trois cents exemplaires par les Éditions Rose Sélavy, 18, rue de la Paix. Rrose Sélavy étant une signature ironique de Marcel Duchamp lui-même, il s’agit donc d’une publication à compte d’auteur de quatre-vingt-trois notes manuscrites, dessins et autres documents qui ont accompagné, entre 1911 et 1915, le travail préparatoire pour le « Grand Verre », réalisé, lui, entre 1915 et 1923, les deux portant le titre : La Mariée mise à nu par ses célibataires, même. Il faut bien s’entendre sur le terme « publication », car il y a ambiguïté. Il s’agit d’une impression en phototypie (collotype en anglais), une technologie utilisée notamment pour l’impression des anciennes cartes postales ; c’est donc à l’aide d’un procédé industriel que Duchamp a choisi de réaliser les fac-similés des notes et dessins sur des bouts de papiers, de qualité et de nature variant d’une feuille à l’autre. Certains documents ont été imprimés en plusieurs couleurs pour restituer les traits de crayons rouges ou bleus, et la planche représentant les « 9 Moules Mâlic » a été coloriée au pochoir. (…) En parlant de La Boîte de 1914, qui a précédé La Boîte verte, Marcel Duchamp précise : « Je voulais que cet album aille avec le Verre et qu’on puisse le consulter pour voir le Verre parce que, selon moi, il ne devait pas être regardé au sens esthétique du mot. Il fallait consulter le livre et les voir ensemble. La conjonction des deux choses enlevait tout le côté rétinien que je n’aime pas » http://www.sites.univ-rennes2.fr/arts-pratiques-poetiques/incertain-sens/programmation_archives_duchamp.htm

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Marcel Duchamp l’expérienceur

« Fountain », ready-made photographié par Albert Stieglitz. Photographie parue dans la revue « Blind Man » en 1917.

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«NULLI

CONCEDO, JE NE VEUX APPARTENIR À PERSONNE ; IL VOULAIT ÊTRE HOMO PRO SE, HOMME POUR SOI-MÊME.» Stefan Sweig

« Erasme, grandeur et décadence d’une idée »

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Autoportrait à l’âge de quatre vigt cinq ans, pour la revue View, mars 1945.


L’éclectisme et le cabinet de curiosité

LHOOQ [1919] / A regarder d’un œil [1918] / Pliant de voyage [1916] / In advance of broken arm [1915] / Glissière contenant un moulin à eau [1915] / a guest + a host = a ghost [1953] / neuf moules malics [1914] / pistons de courant d’air [1914] / étoile filante [1919] / fountain [1917] / roue de bicyclette [1915] / la boite verte [1934] / 11, rue Larrey [1927] / couverture magazine View [1945] / Le gaz d’éclairage et la chute d’eau [1949] / disques avec spirales [1923] / affiche championnats d’échecs [1923] / cœurs volants [1936] / couverture livre Huguet [1936] / scénographie galerie Gravida [1937] / scénographie firts papers of surrealism [1942] / allégorie du genre [1943] / réseau des stoppages étalon [1914] / feuille de vigne femelle [1950] / cheminée anaglyphe [1968] / bouche évier [1964] / sculpture morte [1959] / gilet à Sally [1958] / La boite en valise [1936] / réflexion à la main [1948]

Avant de continuer à décoder le travail de Marcel Duchamp, il faut sonder la grande diversité de ses productions et, paradoxalement, comprendre que cet éclectisme révèle une même pensée, un même projet tenu par lui de 1913 jusqu’à l’année de sa mort en 1968. Ce mur d’images permet de visualiser une partie de la variété plastique des productions de Marcel Duchamp tout au long de sa vie, entre readymades, graphismes, scénographies et musée portatif. Deux des pièces emblématiques du travail de Marcel Duchamp, deux pièces qui jouent ostensiblement avec le regard du spectateur, nous témoignent de la diversité des moyens qu’il met en œuvre pour évoquer les mêmes problématiques. 1/ De 1915 à 1923, M.D. réalise « La mariée mise à nue par ses célibataires même », dit « Le grand verre ». C’est une « peinture » (en réalité des fils de plombs, de la poussière, ... toutes sortes de médiums) sur 2 grands panneaux de verre. Ce grand verre se révèle désormais être l’illustration de la Loi de la pesanteur, de l’idée duchampienne que l’art moderne se caractérise par le fait que des objets d’art peuvent accéder au rang de chef d’œuvre par le jeu des regardeurs et de la postérité. Les regardeurs sont représentés sous la forme des « moules malics », dits aussi les « 9 célibataires », en bas à gauche du grand verre ; la postérité est représentée par le «voile de la mariée» en haut au centre. Tout ceci décrit le programme, le mode d’emploi de l’art moderne.

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l’éclectisme et le cabinet de curiosité

2/ De 1946 à 1966, M.D. réalise dans le secret de son atelier « Etant donnés... ». C’est une installation, un diorama qu’on ne peut voir que si l’on regarde par un petit trou creusé dans une grosse porte en bois. Cette installation, avec des moyens plastiques différents (mannequin en peau de chien, objets réels, briques,...), illustre la même idée duchampienne de la loi de la pesanteur, de la mécanique de l’accession d’objets d’art au rang de chefs-d’œuvres. Marcel Duchamp a volontairement fait dévoiler de façon posthume cette dernière œuvre. Nous décrirons précisément dans de prochains articles ces deux travaux, mais on peut comprendre ici que tous les deux, avec des moyens plastiques différents expriment et racontent, la même idée : ce sont des mises en scène du processus d’accession d’objets au rang d’œuvre d’art, elles décrivent la mécanique qui conduit n’importe quel objet à devenir une œuvre d’art — pour peu qu’il soit choisi par les « regardeurs » — et accède ainsi à la postérité : la Loi de la pesanteur, telle que l’appelle Marcel Duchamp. Si nous disons que Duchamp n’est pas un artiste, c’est qu’il a travaillé en sociologue — voire en anthropologue — pour mener une expérience, en agissant avec les moyens d’un artiste. Marcel Duchamp, par une association permanente de moyens plastiques et textuels, étudie les comportements humains dans le champ de l’art et bien plus encore dans le champ des relations sociales en relation avec à l’amour propre, les jugements du goût, l’art comme marchandise, etc. Et cette étude passe pour Marcel Duchamp, par une expérimentation à grande échelle, qui s’étale sur toute sa vie. La très grande majorité de ses productions se rapporte à cette expérience et, pour le dire autrement, il a toujours évoqué et mis en scène cette expérience avec des moyens différents. Cette diversité de production, cette variété plastique et les innovations conceptuelles sont le signe d’une volonté incessante de déployer une même pensée avec des moyens sans cesse renouvelés.

Photographie de Hermann Landshoff en 1954 dont « Le grand verre » exposé au Philadelphia Museum of Art

Des visiteurs regardent au travers de la porte d’Etant donné... au Philadelphia Museum of Art + ce que l’on peut voir au travers du trou.

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On pourrait formuler l’expérience mise en œuvre par Marcel Duchamp simplement : montrer que n’importe quel objet d’artiste peut accéder au rang de chef d’œuvre sous condition qu’il soit refusé par le plus grand nombre puis réhabilité par quelques-uns.

1911 Courant d’air sur un pommier du Japon par Marcel Duchamp

Par André Raffray, Marcel Duchamp : La vie illustrée, 1977. Marcel Duchamp déplaçant son «nu descendant un escalier» hors du Salon des indépendants, à la demande du groupe des cubistes, Paris 1912. Gouache et tempera sur papier.

La biographie de Marcel Duchamp et la chronologie de ses productions permettent de percevoir plus clairement le moment où il abandonne son statut d’artiste au profit de celui d’anthropologue. Marcel Duchamp est né à Blainville en 1887, son père est notaire et son grand-père artiste ; il fait partie d’une fratrie d’artistes — Raymond devient sculpteur, Suzanne et Gaston sont peintres. En 1904, à 17 ans, il s’installe à Paris et prend des cours de dessin. Il publie quelques dessins humoristiques dans des revues satiriques jusqu’en 1910. À partir de 1908, il commence à exposer des toiles aux Salons d’automne et aux Salons des indépendants. Il se joint souvent aux activités du groupe de cubistes dit « de Puteaux » dont fait partie son frère peintre, et aussi Albert Gleizes, Fernand Léger, Jean Metzinger mais aussi Apollinaire. Durant cette période, il explore de nombreuses factures picturales, entre cubisme, fauvisme, symbolisme, etc. Fin 1911, il entreprend de peindre la toile « Nu descendant un escalier ». Cette toile, — qui avait été préparée par quelques dessins et tableaux aux titres déjà déconcertants : Roi et reine traversés par des nus en vitesse, Joueurs d’échecs, Le Roi et la reine entourés par des nus vite, Passage de la vierge à la mariée, Mariée… « Nu descendant un escalier » — est proposée au Salon des indépendants le 20 mars 1912 mais est refusé par ses propres amis du jury, dont son frère. Dès cet instant, Marcel Duchamp met fin à son statut d’artiste et cesse de peindre au sens propre du terme, si ce n’est quelques esquisses préparatoires pour fabriquer « La mariée mise à nue par ses célibataires même », dit « Le grand verre » qu’il mettra huit années à travailler, de 1913 à 1925. « Je reconnais que l’incident du Nu descendant un escalier aux Indépendants a déterminé en moi, sans même que je m’en rende compte, une complète révision de mes valeurs. » Entretiens avec Robert Lebel [1959], « Marcel Duchamp, maintenant et ici », [page 6]

Fin juin 1912, Marcel Duchamp entreprend un voyage à Munich, où il retrouve son ami le peintre allemand Max Bergmann. Dans ce nouveau contexte intellectuel, artistique et scientifique, il commence à concevoir le plan du Grand Verre. Entre temps, son tableau « Nu descendant un escalier » est exposé à l’Armory show à New-York, Chicago et Boston et provoque un grand scandale. En 1913, Marcel Duchamp travaille comme bibliothécaire à Sainte-Geneviève jusqu’à mai 1915, date à laquelle il part à New-York. C’est pendant cette période qu’il concevra et mettra en œuvre le programme de ses readymades qui, dans notre esprit, sont des productions qui viennent éclairer, confirmer, alimenter la réflexion développée dans « Le grand verre ». On peut visualiser ici une frise chronologique qui pointe le rythme de productions des readymades par Marcel Duchamp au regard des temps longs de réalisation du Grand verre et d’Etant donnés… On pourra y remarquer que la première phase de création de readymades s’arrête exactement au moment où M.D. décide d’achever son Grand verre. C’est un signe flagrant que la conception et la réalisation des readymades et du Grand verre sont synchronisés. Nous pensons que c’est également le signe d’une relation signifiante entre les deux Le centenaire — inachevé — du Grand verre / p. 18


l’éclectisme et le cabinet de curiosité productions et nous verrons plus tard que — le plus souvent — les mêmes éléments se déploient dans les readymades et dans Le grand verre. Pour finir, notons pour le plaisir la liste des activités que Marcel Duchamp va poursuivre jusqu’à la fin de sa vie. Il co-fonde différentes revues et collabore à d’autres, il réalise ses readymades — la plupart du temps, ce sont des cadeaux qu’il fait à ses amis, il invente et met en scène un personnage fictif : Rrose Sélavy, il conseille de nombreux collectionneurs d’art, il organise des expositions et vend les pièces de son ami sculpteur Brancusi, il est le scénographe des expositions surréalistes internationales, il réalise des « rotoreliefs », disques animés et les met en scène dans un film, il fabrique de nombreuses boites récapitulatives de ses différentes créations, il joue aux échecs jusqu’à participer à des compétitions internationales, il conçoit et réalise de nombreuses couvertures de magazines et livres, il collabore à l’écriture de nombreux ouvrages, il engage un travail sur vingt années pour réaliser l’installation « Etant donnés… », puis, à la fin de sa vie, il collabore à des ré-éditions de plusieurs de ses readymades et sacrifie à de nombreux interviews et rétrospectives de son travail. Dans ce chapitre, nous avons énoncé l’expérience sociologique que Marcel Duchamp a mené toute sa vie et nous avons dit que la diversité plastique des productions de M.D. ne devait pas nous troubler, qu’elle était le signe que M.D. a toujours exprimé la même idée avec des moyens plastiques différents.

1915 In advance of the broken arm (En prévision du bras cassé) Ready-made ré-édité.

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«QUAND VOUS ÊTES PLASTICIEN, VOUS AVEZ UN RAPPORT FORMEL À LA PENSÉE.»

Kader Attia

« Prix Marcel Duchamp 2016 »

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Le centenaire — inachevé — du Grand verre / p. 21

Derrière les « Plaques rotatives » en mouvement, par Man Ray, 1920.


L’automate et la spirale Comme l’essentiel de la production de Marcel Duchamp, le tableau « Nu descendant un escalier n°2 » (1912) n’est pas ce qu’il paraît être. Et un peu plus de 100 ans après l’exposition de l’Armory Show à New-York, Chicago et Boston, il est enfin devenu possible d’évoquer ce tableau sans le qualifier de néo-cubiste, néo-futuriste ou néo-chnonophotographique. Le film « Le temps spirale » consacré à ce tableau dans la série « Palette » d’Alain Jaubert (1993) avait déjà évoqué le traitement par Duchamp de la dislocation du temps, de la « répétition d’instantanés et donc la négation de la peinture liée depuis toujours à l’instant ». Vingt ans plus tard, en 2013, Le livre d’Alain Boton « Marcel Duchamp par lui même (ou presque) », nous fait mieux comprendre la hauteur de vue de M.D. qui « par cette spirale qui mène l’âme mécanique de l’homme moderne vers les « bas étages » dialogue, ni plus ni moins, avec Platon[1]. » Duchamp utilise dans ce tableau un vocabulaire plastique qu’il ne cessera de déployer par la suite, et dont le « grand verre » autrement dit la « mariée mise à nue par ses célibataires même » sera le grand mode d’emploi.

De gauche à droite : Jacques Villon, Raymond Duchamp-Villon et Marcel Duchamp devant l’atelier de Puteaux, vers 1910-1915. Le groupe s’est constitué vers 1911 à l’occasion de réunions régulières de peintres tels Gleizes, Kupka, Léger, Metzinger, Picabia et les frères Duchamp.

Liste établie par Picasso d’artistes français pour l’Armory Show

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A partir de 1913, l’œuvre entière de Marcel Duchamp est déterminée par l’histoire du « Nu… ». La tableau est refusé dans un premier temps en France par les propres amis de Duchamp, puis il accède dans un second temps à l’énorme notoriété américaine. La toile est donc refusée au Salon des Indépendants de 1912 par le groupe d’avant-garde cubistes français dit « de Puteaux » dont font partie les deux frères ainés de Duchamp. « Il y eu un événement en 1912 qui m’a un peu tourné les sangs, si je puis dire, c’est quand j’ai apporté le « Nu… » aux indépendants et qu’on m’a demandé de le retirer avant le vernissage […] Alors, je n’ai rien dit. J’ai dit parfait, parfait, j’ai pris un taxi jusqu’à l’exposition, j’ai pris mon tableau et je l’ai emporté[2] ». M.D. est là confronté très fortement à la question de « l’amour propre » qu’il ne cessera d’intégrer à ses préoccupations et à sa pensée artistique. En octobre de la même année, le tableau est exposé à l’exposition cubiste de Barcelone en mai, puis en octobre à la Section d’or mais, semble-t-il, dans l’indifférence du public. Enfin M.D. l’inscrit avec 3 autres œuvres à l’Armory Show aux Etats-Unis. L’Armory Show est une exposition internationale d’art moderne organisée par l’Association des peintres et sculpteurs américains, qui s’est tenue à New York du 17 février au 15 mars 1913, puis à Chicago et Boston. Elle rassembla au total 250 000 visiteurs. Elle fait date dans l’histoire américaine car elle fut la première exposition de ce genre. C’est à New-York, Chicago et Boston que cette peinture acquiert une très grande notoriété lors de sa présentation à l’Armory Show en février-mars 1913. « On a du mal à se figurer l’ampleur du scandale que provoqua le tableau. Il était la cible de tous les caricaturistes, la risée de tous les Newyorkais qui se sentaient agressés par l’arrivée de l’art moderne européen et, par ce fait même, M.D. devint la coqueluche de tous ceux qui voulaient sortir de leur provincialisme[3]». Henri Pierre Roché, un grand ami de M.D retransmet plus tard l’anecdote : « Duchamp est le français le plus célèbre avec Napoléon et Sarah Bernhardt ». « C’est surtout le titre du tableau qui déclencha le premier la colère des spectateurs. Ce titre faisait en effet référence à une traduction picturale. La représentation du corps humain nu est devenu à partir de la Renaissance un genre à part entière. Au corps glorieux du Christ et des martyrs, se substituent peu à peu des corps d’hommes et de femmes peints ou sculptées en dehors de toute préoccupation religieuse pour la seule délectation


L’automate et la spirale

« Nu descendant un escalier n°2 ». Marcel Duchamp 1912 Le centenaire — inachevé — du Grand verre / p. 23


#3 L’automate et la spirale esthétique des spectateurs. Mais cet art profane à son tour à acquis une fonction sacrée : le nu, consacré en tant que genre est exposé, visité, analysé, commenté et sa charge érotique est désamorcée par la volonté de sérieux. A la belle époque le nu est encore florissant et les peintres, y compris les cubistes, continuent à montrer des femmes nues debout, assises ou couchées. Descendant un escalier : jamais.[4]» C’est à la suite de ces deux événements, le refus par les uns, et la réhabilitation par les autres, que M.D. abandonne la peinture, et qu’il met en chantier pendant 8 ans (1915 - 1923) l’œuvre phare « La mariée mise à nue par ses célibataires même », dite également « le grand verre ». Ce « grand verre » se révèle être, à la suite du travail d’analyse approfondie effectué par Alain Boton, le mode d’emploi de la fabrique des œuvres d’art moderne, l’explication cryptée de ce phénomène par lequel toute œuvre d’art moderne n’existe, selon Marcel Duchamp, que par le refus des uns suivi de la réhabilitation par les autres.

Myrbridge

Marey

Malgré des commentaires critiques tenaces, le tableau « Nu descendant un escalier n°2 » ne peut plus être vu simplement comme un tableau neo-chnonophotographique, néo-cubiste ou neo-futuriste. M.D. lui-même donne des pistes plus consistantes que celles reposant sur l’hypothèse qu’il a simplement copié le procédé chronophotographique de Muybridge ou Marey. « Peint, comme il l’est, en sévères couleurs bois, le nu anatomique n’existe pas, ou du moins, ne peut pas être vu, car je renonçai complètement à l’apparence naturaliste d’un nu, ne conservant que ces quelque vingt différentes positions statiques dans l’acte successif de la descente[5]». Ou encore : « Le but n’était pas de donner une impression du mouvement, mais au contraire une forme descriptive schématique de ce devait être la mécanique du mouvement. » « […] ce qui descend l’escalier n’est pas un corps humain nu (ni nuded, ni naked) mais un petit mannequin fabriqué à partir de plaques de contreplaqué fin, comme en font les étudiants des beaux-arts. Il ne faut pas confondre ces mannequins faits de plaques raides imbriquées les unes dans les autres dont on peut voir une image dans le numéro de la série documentaire « Palettes » consacré au Nu ... , avec les mannequins en bois plein faits de rondeurs plus proches de l’anatomie humaine. On peut très distinctement reconnaître, dans le Nu, une hanche et un bassin en forme de T (dans la silhouette à droite) [...]. Ces mannequins-là étaient mieux adaptés à ce que Duchamp voulait signifier, à savoir la raideur des automates. […] Ce qui est pris pour une représentation cubiste du corps humain est en fait une représentation presque réaliste d’un automate de bois en mouvement.[6]» Plutôt qu’un véritable nu, une véritable forme humaine, M.D. a représenté un automate, une descente mécanique, préfiguration de l’image des « robots » qui sera popularisée dans les années 1920. M.D. « veut évoquer l’être humain quand il se comporte en automate.[7]» Ce tableau nous fait comprendre que chez Marcel Duchamp, les intentions prennent toujours le pas sur le visuel. Les signes plastiques utilisés, même empruntés à d’autres univers iconographiques connus, sont quasiment toujours détournés au profit d’un sens second : on ne peut jamais se satisfaire du seul regard « rétinien » — comme il l’appelle —, on ne peut se contenter de la description des formes, des couleurs, de la touche, de la composition pour bien envisager le tableau. Pour la question du paraître, Marcel Duchamp emprunte à la chronophotographie et sans doute à bien d’autres sources l’univers graphique déployé dans le tableau. (voir en fin d’article des références potentielles). Cepen-

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L’automate et la spirale dant, novateur forcené, il introduit de nombreux signes jamais alors utilisés dans les peintures classiques. « En figeant ainsi les silhouettes successives de son nu, Duchamp créé donc une figure abstraite mais tout à fait immobile. Il ne peut cependant éviter de lui conférer des signes de mouvement qui rappelle les dispositifs de Marey pour l’étude du mouvement. […] également des lignes en pointillé ; le signe emprunté à la géométrie évoque le déplacement, la translation selon une ligne imaginaire. […] Egalement aussi le signe des traits transversaux qui vont dans le sens du mouvement. Ce genre de graphisme aujourd’hui très familier n’apparaît jamais dans l’art classique. Ce sont les dessinateurs humoristiques qui se sont emparés de ce type de signes : Le déplacement rapide des corps sera symbolisé par des traits ou par un sillage. Comme autant de lamelles de temps consécutives liées entre elles par les traits de vitesse.[8]» Nous avons vu que ce qui est nommé « nu » est en fait l’idée d’un être humain qui se comporte en automate, thème central de la réflexion de Marcel Duchamp développée dans le « grand verre » de 1915 à 1923, puis tout au long de sa longue vie jusqu’en 1968. Mais il faut maintenant aborder la question de cet escalier qui n’en est pas un, cet escalier très commun dans les immeubles populaires parisiens, dont la rampe se termine par une boule de bois ou de cuivre poli. Pourquoi un nu descend-il un escalier aussi commun ? On peut, comme Alain Jaubert imaginer la mise en scène par Marcel Duchamp d’un scénario courant à l’époque : « Ce qui aurait pu être ascension vers la lumière devient descente vers les ténèbres, chute, plongée vers l’enfer, malédiction. Peut-être le corps nu illuminé par le bec de gaz descend-il l’escalier pour le remonter et ainsi répéter mécaniquement ce geste répétitif et tarifé. » Mais Marcel Duchamp se disait symboliste et par exemple très proche du travail d’Odilon Redon. M.D. n’a cessé d’utiliser des procédés symboliques dans ses readymades, ses couvertures de catalogues ou de magazines, ses scénographies d’exposition, ... ses écrits. La spirale est donc pour lui un élément symbolique au même titre que le colimaçon, le tire-bouchon et la vis sans fin. M.D. reprend-là un symbole utilisé par Platon.

Dans PHÊDRE de Platon, la chute en tourbillon est l’image de la chute des âmes vers l’opinion, en opposition à leur élévation vers la connaissance. Chez Duchamp, l’utilisation de la spirale descendante exprime la chûte de l’homme moderne rendu mécanique par l’orgueil vers les « logiques de bas-étages », vers l’opinion mimétique, vers les lieux communs.

Le moulin à Café Marcel Duchamp 1911. C’est dans ce tableau, cadeau destiné à la cuisine d’un de ses frères, que Marcel Duchamp a pour la première fois de l’histoire de l’art utilisé le signe d’une flèche pour signifier le mouvement circulaire de la gauche vers la droite.

Dialogue avec Platon / diagramme M.V. On préfèrera inscrire ce tableau dans la logique postérieure du travail de Marcel Duchamp et lui rendre la grande cohérence qu’il a développé toute sa vie avec le «grand verre», les « readymades » et « Etant donnés... ». On préfèrera voir dans le tableau de Duchamp, comme le dissèque Alain Boton, une réflexion imagée de Duchamp sur le comportement mécanique de l’Homme qui l’entraîne vers la trivialité, vers le commun. « On voit aussi que l’escalier descendu par le mannequin est un escalier en colimaçon. Il est à la fois suffisamment précis pour évoquer l’immeuble parisien et la notion d’ « étage », avec la boule sur chaque palier qui renvoie Le centenaire — inachevé — du Grand verre / p. 25


#3 L’automate et la spirale aux « bas-étages », et suffisamment disloqué pour laisser entendre qu’il peut s’agir d’un lieu abstrait, d’un espace abstrait où s’effectue la chute en tourbillon de l’âme selon Platon [...]. Aussi sommes-nous en droit de penser que nous avons devant les yeux l’image platonicienne de l’homme qui se comporte de manière raide et mécanique, c’est-à-dire sourd à lui-même, de l’homme qui se fige en cadre et dès lors, n’écoutant plus son hasard, tombe en spirale vers la trivialité et l’opinion. Ou, autrement dit, descend d’un étage vers « les bas-étages et leur logique » ou bien encore « descend les marches d’orgueil »[9]. Enfin, pour aller plus loin, on sait qu’une des grandes préoccupations de Marcel Duchamp, est d’évoquer la vanité, l’orgueil, l’amour-propre. M.D. inscrit sa façon de penser dans les pas de Platon mais aussi dans ceux des

Dérivé des catégories de Paul Ricœur : de l’identité ipse (l’identité comme fait d’être soi-même à travers le temps) à l’identité idem (le fait de rester le même) / diagramme M.V.

chercheurs en neurologie contemporains qui prennent en compte les deux façons d’avoir conscience de soi-même. « Si au point de vue strictement chronologique, je suis le même individu que le peintre de ces peintures, l’écoulement linéaire du temps (1912/1952) n’est pas une justification de l’identicité de M.D. 1912 avec M.D. 1952. Au contraire, je crois qu’il (y) a une dissociation constante, si cette dissociation n’est pas empêchée par des considérations et des acceptations superficielles du principe d’identité. » [Marcel Duchamp, réponse à une lettre d’Helen Freeman 1952] Nous pouvons ainsi commencer à confirmer que le « Nu descendant un escalier n°2 » est autre chose que l’image d’un personnage nu descendant un escalier. Ce tableau semble plutôt être une métaphore graphique, la représentation de notre condition ambivalente entre pensée mécanisée qui nous porte vers les préjugés et libre-arbitre qui nous pousse à la remise en cause. Ainsi, pour finir, il nous faut revenir et conclure sur l’utilisation par M.D. de l’imagerie chronophotographique. Marcel Duchamp utilise cette imagerie chronographique comme moyen de représenter graphiquement cette identité toujours changeante dans le temps. Il «colle», là encore à la référence platonicienne, dans la « représentation de l’âme, invariante et immortelle, dans sa façon d’exister dans le temps ».

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L’automate et la spirale

«Nu descendant un escalier n°2» [détail]

Alain Boton nous invite à nous interroger sur l’existence d’une petite sphère blanche au milieu du tableau et nous questionner sur les raisons de cette présence. « Si donc Duchamp pour représenter la mêmeté utilise la répétition chronophotographique, il aura représenté l’ « ipséité » dans son tableau par quelque chose qui s’oppose explicitement à elle : par quelque chose d’unique donc. J’ai eu la chance de passer beaucoup de temps à scruter le tableau puisque, bien que j’ai quitté le centre Pompidou depuis des années, j’ai travaillé ponctuellement à l’exposition sur le futurisme pour laquelle Didier Ottinger avait fait venir le Nu descendant un escalier de Philadelphie. Et ce signe graphique existe. C’est la petite sphère blanchâtre que l’on voit au centre du personnage arrivé en bas de l’escalier. Unique et incongrue. Différente des points noirs qui renvoient à la technique d’Étienne-Jules Marey. Eux se répètent et prolongent un tiré de la même pâte, elle non. [...] ceux qui comme Arasse ont soin du détail, connaissent les extraordinaires subtilités graphiques que les Lorenzetti, les fra Angelico, les Piero della Francesca et autres Francesco del Cossa ont mis en œuvre pour représenter l’irreprésentable. » [10]. Le tableau «Nu descendant un escalier n°2» n’est donc pas la représentation d’un personnage nu qui descend un escalier. C’est la métaphore d’une partie de notre condition humaine, irrémédiablement attirée vers les facilités du jugement du goût et des aprioris, en tension avec la possibilité d’une singularité, de la possibilité du libre-arbitre. Cette métaphore utilise les symboles de la décomposition du mouvement d’un pantin (mécanisation, automatisme du comportement), de la descente d’un escalier sans fin réelle (descente vers les «bas étages» des habitudes, des aprioris), en confrontation avec le symbole de la petite sphère blanche (élément perturbateur représentant la possibilité d’une remise en cause).

[1] [3] [6] [7] [9. p125] [10] Marcel Duchamp par lui même (ou presque) / Alain Boton, 2013 Fage [2] Marcel Duchamp, sa vie même / Marc Partouche, 2005 Al Dante [4] [8] Marcel Duchamp, Nu descendant un escalLe L’escalier d’or ou Les marches d’or - Edward Burne-Jones – 1880

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Encore à cet astre. Ebauche pour une illustration du poème de Laforgue. 1911 Duchamp crayonne une étude très simple. Un personnage gravite un escalier. Autour de lui des rayons ensuite raturés. A gauche, une autre silhouette, le bas d’un corps nu. Au centre, superposé à la première scène une amorce de visage. « Dans le dessin la figure bien-sûr monte l’escalier mais tandis que j’y travaillait, l’idée du nu ou bien du titre je ne me souviens pas lequel des deux me vint à l’esprit. » Nu descendant l’escalier n°1 - Marcel Duchamp « Nu descendant un escalier n°3 » Reproduction photographique grandeur nature avec colorisation à la main par Marcel Duchamp. Pour le couple Arensberg. Appartement du couple Arensberg avec « Nu descendant un escalier n°3 »

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Affiche pour le 5ème anniversaire de l’Armory Show. Marcel Duchamp (1963) Regardons [...] l’affiche pour l’exposition 50ème Anniversary of the Famous International Armory Show 1913 (1963). On y voit le Nu descendant un escalier représenté d’une manière étrange. On sait qu’en 1963 le tableau de 1912 est considéré comme un chef-d’œuvre, qu’il a donc acquis une dimension de plus, et c’est justement ce qui nous est indiqué ostensiblement. Marcel Duchamp présente sa peinture, par définition 2D, sous la forme d’une houle de papier froissé ou quelque chose de similaire qui, en tout cas, donne l’impression d’être un objet 3D. Cet effet de boule 3D est obtenu graphiquement par le découpage du Nu… en forme patatoïde et par l’ajout d’ombres irrégulières. L’effet recherché est de donner du volume à l’objet concret. Mais ce qui est remarquable, c’est que de cet effet en premier lieu graphique découle un sens métaphorique concernant l’objet historique ; grâce aux ombres, il nous est indiqué que le Nu… est regardé d’un point de vue rétinien et que c’est par ce regard porteur d’ombres que le tableau passe de à n+l, c’est-à-dire que s’accomplit son passage à la postérité. Ici, la nécessité des ombres pour donner l’impression d’un objet en volume est une métaphore de la nécessité qu’un regard rétinien se pose sur l’objet pour qu’il accède à la postérité. Et en effet, historiquement, ce n’est pas une véritable compréhension du tableau (on en est loin ! ) qui l’a fait entrer dans la postérité, mais bien son rôle historique de « scandale » durant l’Armory Show. C’est le regard rétinien seul, représenté par les ombres, qui a réussi cette transsubstantiation. [...] « Marcel Duchamp par lui-même (ou presque) » Alain Boton FAGE 2013. p.104

L’escalier d’or ou Les marches d’or – Edward Burne-Jones – 1880 Femme cueillant des fleurs Kupka 1910. Série de 5 pastels. A la succession des poses correspond une décomposition du spectre des couleurs. Le centenaire — inachevé — du Grand verre / p. 29


«SOUDAIN, L’EMBRASEMENT ÉROTIQUE TRANSFORME LA VUE EN VISION, NE SERAIT‑CE QU’UN INSTANT.» Annie Lebrun

« Si rien avait une forme, ce serait cela »

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Avec un modèle nu, par Man Ray, 1921.


Rrose Sélavy démasquée

Rrose sélavy est un personnage féminin qui apparaît par sa signature (c’est Rrose Sélavy qui signe un certain nombre de productions de Marcel Duchamp), par des photographies de M.D. travesti ou par l’utilisation de ces photographies sur des productions de Marcel Duchamp. Rrose Sélavy est également la signataire d’un grand nombre de jeux de mots, dont elle est la « championne incontestée ».

Rrose Sélavy. Photographies de Man Ray 1921

Voici la liste des apparitions et/ou productions signées par Rrose Sélavy :

1. readymade Air de Paris déc 1919. Ampoule pharmaceutique remplie d’air à Paris puis transportée à New-York. 2. dessin préparatoire des “témoins oculistes” 1920. La signature est sans doute rétroactive pour cet élément préparatoire au Grand verre. 3. readymade Fresh widow 1920. Modèle réduit de fenêtre fabriquée par un menuisier puis agencée par Marcel Duchamp. 4. readymade Bagarre d’Austerlitz 1921. Modèle réduit de fenêtre fabriquée par un menuisier puis agencée par Marcel Duchamp. 5. readymade Belle haleine eau de voilette 1921. Flacon de parfum dont l’étiquette reproduit une photo de Rose Sélavy (Duchamp travesti) prise par Man Ray. 6. signature Couverture New York dada 1921 + cahier de 4 pages conçu avec Man Ray et reprenant en couverture Belle Haleine, et comprenant un texte de Tristan Tzara, 1921 7. readymade Why not sneeze, Rose Sélavy ? 1921. Assemblage d’une cage à oiseaux, d’un os de sèche, de cubes de marbre et d’un thermomètre. 8. intervention sur le tableau « L’œil cacodylate » de Picabia 1921. Ecriture manuscrite : « en 6 qu’habilla rrose sélavy ». [Première apparition du double « RR »]. 9. étiquettes de voyage 1922. Texte imprimé : RROSE SELAVY 1947 Brodway N.Y. City - VOUS POUR MOI ? 10. co-production « Some french modern says McBride » 1922. Livre relié avec anneaux et onglets conçu avec le critique Henry McBride, mentionnant Rrose Sélavy et la Société Anonyme Inc. comme éditeurs, New York, 11. readymade Wanted 2000 Reward 1923. Affiche avec photographies de Marcel Duchamp de face et de profil et texte : « Known also under name RROSE SELAVY. 12. édition « The wonderful book » 1924. Par Pierre de Massot avec 14 jeux de mots de Rrose Sélavy en quatrième de couverture 13. film Anémic Cinéma court métrage de 7 mn 1926. Spirales et jeux de mots de Rrose Sélavy en mouvement. 14. la boite verte 1934. Ensemble de 93 fac-similés de photographies, dessins et notes (1911-15) concernant la genèse du Grand verre. Signée Rrose Sélavy. 15. mannequin exposition Internationale du Surréalisme 1938. Mannequin féminin + veste et chapeau de Marce Duchamp. Signature Rrose Sélavy. 16. signature La boite en valise 1936-1966. Reproductions miniatures d’œuvres de Marcel Duchamp. Signature Rrose Sélavy.

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Rrose Sélavy démasquée 17. édition « Rose Sélavy, oculisme de précision, poils et coups de pieds en tous genres » Éditions GLM, Paris, 1939. Compilation de jeux de mots de Rrose Sélavy. 18. readymade urne funéraire 1965. A l’occasion d’un repas avec des amis de Marcel Duchamp, signature d’une urne de cendres funéraires. 19. image « Rrose sélavy in the Wilson-Lincoln System » 1967. incluse dans l’édition « to and from Rrose sélavy » de Shuzo Takiguch. Portrait photographique retouché (photo man Ray 1930) + signature de Rrose Sélavy répétée quatre fois. Rrose Sélavy est un personnage qui a été trop souvent malmené et traité de façon trop énigmatique dans l’Histoire des arts. Pour remettre Rrose sélavy à l’endroit, il nous faut une fois encore chercher la cohérence dans ses apparitions, rechercher ce qui relie la signature de Rrose Sélavy à toutes ces productions si différentes qui s’étalent de 1919 à 1965. Dans le cadre de son expérience autour de la «Loi de la pesanteur» — qui consiste à prouver que c’est bien le regard de quelques « regardeurs » privilégiés qui détermine et décide que tel ou tel objet d’art deviendra une œuvre d’art —, Marcel Duchamp décide de créer un alter-ego féminin qui, par sa signature, jouera le rôle de la postérité à l’œuvre, en acte. Pour Marcel Duchamp, le terme postérité désigne en permanence la condition qui permet le changement de statut d’un simple objet en œuvre d’art. Dans cette optique, le travestissement de Marcel Duchamp en Rrose Sélavy, c’est Marcel Duchamp qui se glisse dans le personnage-marionnette de Rrose Sélavy, c’est Marcel Duchamp qui manipule la postérité, puisque Rrose Sélavy, dans le système d’équivalence mis en place par Marcel Duchamp, représente directement la postérité. Rrose sélavy, c’est la postérité incarnée, en chair et en os qui manipule au présent les productions de Marcel Duchamp pour les faire advenir dans l’Histoire des arts. Rrose Sélavy signe ainsi des productions dont Duchamp sait — ou espère pour sa démonstration — qu’elles accèderont au rang d’œuvre d’art. « Rrose Sélavy agit pour la postérité ou représente la postérité en train d’agir » [A. Boton Marcel Duchamp par lui-même p. 90]

Marcel Duchamp a peu évoqué directement le rôle de Rrose Sélavy, mais lorsqu’il l’a fait, c’était plutôt clair. Dans une lettre de 1952 à Jean Crotti, Marcel Duchamp explique que Rrose Sélavy, c’est cette « belle salope qui escamote les uns et fait renaitre les autres ». Dans une de ses notes, aussi, : « acheter ou prendre des tableaux connus ou pas connus et les signer du nom d’un peintre connu ou pas connu — La différence entre « la facture » et le nom inattendu pour les « experts », — est l’œuvre authentique de Rrose Sélavy, et défie les contrefaçons ». (notes p. 169)

Photographies de Rose Sélavy par Man Ray pour étiquette « Belle haleine, eau de voilette ». 1921

Que les experts se trompent entre des faux et des vrais, que le public se trompe en ne sachant pas qui a vraiment peint tel ou tel tableau, c’est la postérité qui aura toujours raison lorsqu’on ne sait pas comment départa-

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#4 Rrose Sélavy démasquée ger plusieurs œuvres entre elles. Nous sommes tous bien d’accord que si nous nous extasions devant une « œuvre d’art », c’est bien en grande partie parce qu’elle a été choisie pour figurer dans telle ou telle exposition, dans tel ou tel livre et qu’elle est signée par un nom d’artiste reconnu, sanctifié par l’histoire des arts ou par ... le prix de l’œuvre. C’est toujours la postérité qui a raison... On peut noter dès à présent que Rrose Sélavy est utilisée par Duchamp comme pseudo pour signer des jeux de mots plus graveleux les uns que les autres. On peut citer par exemple « À charge de revanche ; à verge de rechange » ou « À coups trop tirés ». La grossièreté des jeux de mots de Rrose Sélavy, c’est une manière pour Marcel Duchamp de mettre en scène tout ce qui dégrade le regard sur l’objet d’art et l’empêche d’accéder à la dimension spirituelle. Cette « belle salope » de Rrose Sélavy fait ses choix. Marcel Duchamp, par l’intermédiaire de Rrose Sélavy évoque ainsi la vacuité du discours critique, souvent vide de sens, souvent exercice de style en déconnection complète de l’œuvre et des conditions de sa création. Nous pouvons énoncer très simplement maintenant que parce qu’elle qu’elle-même représente la postérité manipulatrice, les jeux de mots de Rrose Sélavy représentent le discours critique.

Sur quelques objets signés Rrose Sélavy Readymade «belle Haleine, eau de voilette». Signé Rose Sélavy. Photographie de Man Ray 1921

Couverture revue New York dada Composition Man Ray avril 1921

Nous allons regarder de plus près quelques objets signés Rrose Sélavy et ce sera l’occasion de nous pencher sur le langage imagé inventé par Marcel Duchamp qu’il appelle lui-même le « nominalisme pictural » et qu’il décrit simplement dans une de ses notes : « Comparaison : trouver le correspondant en peinture à la comparaison en littérature (comme…) » « Dans les premiers mois de 1921, Duchamp décida que Rose Sélavy serait un nom idéal pour lancer une nouvelle marque de parfum, distribué entre Paris et New-York (tout comme lui-même oscillait entre les deux capitales). Il lui fallait d’abord dessiner une étiquette pour la bouteille : il fixa une petite épreuve du portrait de Rose Sélavy par Man Ray sur son projet d’étiquette ; suivant ses indications, Man Ray inscrivit ensuite habilement le nom du parfum : « BELLE HALEINE/Eau de voilette », avant de photographier l’ensemble de la maquette. Le photographe tira ensuite une épreuve que Duchamp attacha à une bouteille de parfum Rigaud. Sur une étiquette dorée attachée au verso de la boite contenant le parfum, Duchamp signa « Rrose Sélavy » (…). Le produit fini à nouveau photographié par Man Ray et reproduit sur la page de couverture de New York Dada, magazine à numéro unique entièrement maquetté et édité par Duchamp et Man Ray et publié en avril 1921. Si le contenu était sous la responsabilité de celui-ci, celui-là se chargea de la couverture pour laquelle il entoura la bouteille de parfum d’un motif décoratif de petites lettres dactylographiées. Seul un examen minutieux permet de voir que ces lettres — tout en bas de casse et à l’envers — répètent les mots « new york dada april 1921 ». Marcel Duchamp, L’art à l’ère de la reprodution mécanisée [Francis M. Naumann 1999 Hazan] Dans ce court texte, Francis M. Naumann nous décrit la mise en œuvre de ce readymade mais ne nous renseigne en rien sur les raisons pour lesquelles il le réalise. Seul le décodage du langage visuel mis en place par Duchamp, le nominalisme pictural peut nous permettre de le comprendre. Il nous faut maintenant citer plus longuement Alain Boton : « Marcel Duchamp, pour exprimer très précisément ce qu’il pense (…) va créer de toute pièce un langage dont les idéogrammes sont des images. Il le

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Rrose Sélavy démasquée nommera « nominalisme pictural ». Le mot « nominalisme » fait référence ici à l’ancienne tradition philosophique ou scolastique qui pose le langage comme une convention apte à saisir plus ou moins finement le réel sans qu’il faille le confondre avec celui-ci. (…) Quant au mot « pictural », il évoque l’image. Tout simplement. Je répète : tout simplement. Si je répète, c’est que l’accès à la simplicité est un des grands thèmes de l’œuvre. Il existe un nominalisme pictural que tout le monde utilise quotidiennement, c’est le code de la route. C’est un langage de signes fixés par convention (en effet si le triangle indique le danger et le rond l’interdiction, cela aurait pu tout aussi bien être l’inverse) et qui vise à réduire la part d’interprétation au minimum. Ces signes dont il est constitué doivent être immédiatement perçus de façon univoque. Et bien les objets du nominalisme duchampien ont les mêmes caractéristiques, ils sont fixés par convention et, surtout, ils sont à lire de manière strictement univoque. Ce qui les différencie radicalement de l’œuvre d’art, par définition multivoque. Un idéogramme exemplaire de ce langage imagé est contenu dans deux (..) ready-mades : la goutte. Elle servira dans toute l’œuvre de Duchamp à signifier le goût du regardeur. Qu’on la trouve évoquée par la bouteille ou l’urinoir ou qu’on la trouve énoncée sous forme littérale comme dans les notes (sculpture de gouttes), chaque fois que le lecteur sera en présence d’une goutte, il saura que Duchamp parle du goût des regardeurs. Idem pour le récipient : qu’il soit symbolisé directement (bouteille ou urinoir) ou indirectement (un tire-bouchon, un égouttoir ou un rince-bouteilles), il symbolise, comme un symbole du code de la route, la capacité d’une œuvre à recevoir les goût(te)s du regardeur.(…) La toile, par exemple, à partir de son sens commun qu’on trouve exprimé dans la phrase « c’est une des plus belles toiles de Gauguin », sera toujours une référence à l’œuvre d’art en général, en tant que genre. Elle peut être présente dans le corpus duchampien sous forme d’une toile de gaze, (…) mais aussi sous la forme de toile de sac à charbon, d’une voilette de chapeau, ou de couvre-théière ; elle peut être évoquée dans les notes par les mots « filet », « étoffe » ou « tissu ». Par extension, tout vêtement sera une toile et symbolisera l’œuvre d’art, que cela soit une jaquette dessinée, un gilet réel offert à un ami ou l’expression : « les habits de la mariée », lesquels désignent les chefs-d’œuvre personnels que chacun accumule et qui finissent par dessiner sa « culture », c’est-à-dire son vêtement d’apparat, celui-là même qu’Homo sapiens ne peut manquer de montrer lors des approches préliminaires à sa reproduction. » Alain Boton Marcel Duchamp par lui-même ou presque p. 11-12 Amusons-nous — c’est un jeu de décodage — à appliquer le nominalisme pictural mis à jour par Alain Boton à certaines réalisation signées Rrose sélavy : Belle Haleine, Eau de Voilette. C’est le nom d’un parfum présenté dans une petite bouteille portant le portrait et les initiales de Rrose Sélavy. Nominalisme : parce que tissu représente, dans les productions de Duchamp, l’œuvre d’art, l’eau de voilette est donc de l’essence de chefs-d’œuvre ; un récipient remplie de liquide représente toujours le chef-d’œuvre assimilé ; l’ensemble des chefs-d’œuvre assimilés constituent concrètement la postérité. Cette bouteille remplie peut donc représenter la postérité ; le titre Belle Haleine et la photo de Duchamp/Rose sélavy indique que le parfum qu’il diffuse est l’haleine de Rrose Sélavy, c’est-à-dire le souffle de la divine postérité. Air de Paris. L’explication de cet objet est indissociable des conditions de sa réalisation. En 1919, avant d’embarquer pour New York, Duchamp entre dans une pharmacie, demande au pharmacien de lui vendre une petite fiole de sérum physiologique qu’il ressoudera après l’avoir vidée de son contenu de telle sorte qu’elle contienne de l’air de Paris.

Maquette étiquette « belle haleine/eau de voilette » Marcel Duchamp, Man Ray - début 1921 Etiquette « belle haleine/eau de voilette » sur bouteille Rigaud Marcel Duchamp 1921 Verso boîte : étiquette dorée avec signature Rrose Sélavy Marcel Duchamp 1921

Air de Paris- réédition 1939 - signé Rose Sélavy Marcel Duchamp 1919 Air de Paris- réédition 1964 - signé Rose Sélavy Marcel Duchamp 1919 Le centenaire — inachevé — du Grand verre / p. 35


#4 Rrose Sélavy démasquée Nominalisme : Le récipient vide reçoit l’haleine de la mariée, en l’occurrence l’air de Paris. Lisons Alain Boton : « Puisqu’il est clair qu’à cette époque Rrose Sélavy habite Paris. C’est en effet une évidence historique que Paris est alors le centre du monde dans le domaine de l’art. L’« air de Paris » est l’air du temps qui, depuis 1855, fait et défait les réputations qui mènent à terme à la postérité. L’air de Paris et l’haleine de la postérité sont donc dans la réalité historiquement apparentés. Et comme Duchamp a trente ans d’avance sur tout le monde il comprend que, puisque c’est à New York qu’il a eu son premier succès scandaleux à l’Armory Show en 1913 et, quatre ans plus tard, qu’il a réussi son coup de maître avec Fountain, c’est de New York que viendra la postérité. Il emmène donc l’objet air de Paris qui représente le souffle de la postérité à New-York. » Etiquette de voyage. Marcel Duchamp crée en 1922 une petite étiquette comme celle qu’on accroche aux valises durant les grands voyages portant le nom de Rrose Sélavy et sa nouvelle adresse à Broadway et portant ces mots : Vous pour moi ? Nominalisme : Marcel Duchamp évoque là le vice et versa, l’aller-retour, le jeu de ping-pong entre Rrose sélavy/postérité et lui-même/artiste.

Etiquette de voyage « Vous pour moi ? » Marcel Duchamp 1922. Coll. Centre G. Pompidou

Mannequin «Duchamp», exposition internationale du surréalisme signé Rrose Sélavy. 1938

Mannequin exposition Internationale du Surréalisme 1938. « Le quatrième mannequin était celui de Duchamp. Contrairement aux autres artistes, Duchamp a habillé sa poupée de vêtements d’homme, comme le raconte Man Ray : « Duchamp posa simplement sur son mannequin le veston et le chapeau qu’il venait d’enlever, comme si le mannequin était un portemanteau. C’était le moins frappant des mannequins exposés, mais il symbolisait à merveille le désir qu’avait Duchamp de ne pas trop attirer l’attention. » En plus de son veston et de son chapeau, le mannequin portait une chemise et une cravate, ainsi que des chaussures… mais pas de pantalon. Dans la poche de son veston se trouvait une ampoule. La signature de l’artiste ne se voit pas au premier regard ; ce n’est qu’en s’y approchant de plus près qu’on remarque, sur le pubis glabre du mannequin, les mots « Rrose Sélavy ». Sur le mur derrière le mannequin était accrochée une reproduction d’un Rotorelief (1935) de Duchamp. Le mannequin de Duchamp est intéressant pour plusieurs raisons. Il s’agit ainsi de la seule version « tridimensionnelle » de l’alter ego de Duchamp, Rrose Sélavy. La remarque de Man Ray souligne ensuite l’économie de moyens de Duchamp dans la décoration du mannequin. Comme le dit Bernard Marcadé, « [Duchamp] fait le moins possible, se distinguant nettement de la brocante surréaliste exhibée. » . Enfin, grâce à Man Ray toujours, on apprend que Duchamp ne cherchait pas, à travers l’exposition de ses œuvres au sein des expositions surréalistes, à attirer l’attention. Son but n’était pas de voler la vedette aux artistes surréalistes qu’il aidait, après tout, à exposer. » http://www.koregos.org/fr/margaux-van-uytvanck-l-exposition-internationale-du-surrealisme-de-1938/ Nominalisme : Rrose sélavy avec les habits de Marcel Duchamp, c’est l’affirmation de la postérité en acte dans le cadre d’une exposition collective du groupe surréaliste. Obligation pour la roulette de Monte-Carlo. En 1924, Duchamp prétend vouloir tester une martingale qu’il aurait mise au point afin de gagner au jeu du trente et quarante au casino. Pour trouver la mise nécessaire à jouer, il créé une société qui émet une trentaine d’obligations de 500 francs. Il fait imprimer cette obligation qui sera achetée par des gens du monde de l’art, bien plus comme une œuvre signée Duchamp que comme un réel investissement dans une société. Notamment par le mécène Jacques Doucet.

Marcel Duchamp visage enduit de mousse de savon Planche contact Photographies Man Ray 1924 readymade « Obligation pour la roulette de Monte Carlo » Marcel Duchamp / Rrose Sélavy 1924 Le centenaire — inachevé — du Grand verre / p. 36


Rrose Sélavy démasquée Dans une belle lettre très explicite à son beau-frère Jean Crotti, Marcel Duchamp nous fait comprendre à quoi correspond cette « Obligation ». Marcel DUCHAMP, Lettre à Jean CROTTI, style télégraphique pour correspondance en retard. 210 WEST 14TH STREET NEW YORK 11, N.Y. 17 AOÛT 1952 [...] Tu me demandes mon opinion sur ton œuvre, mon cher Jean – C’est bien long à dire en quelques mots – et surtout pour moi qui n’ai aucune croyance – genre religieux – dans l’activité artistique comme valeur sociale. Les artistes de tous temps sont comme des joueurs de Monte Carlo et la loterie aveugle fait sortir les uns et ruine les autres – Dans mon esprit ni les gagnants ni les perdants ne valent la peine qu’on s’occupe d’eux -– C’est une bonne affaire personnelle pour le gagnant et une mauvaise pour le perdant. Je ne crois pas à la peinture en soi – Tout tableau est fait non pas par le peintre mais par ceux qui le regardent et lui accordent leurs faveurs ; en d’autres termes il n’existe pas de peintre qui se connaisse lui même ou sache ce qu’il fait – il n’y a aucun signe extérieur qui explique pourquoi un Fra Angelico et un Leonardo sont également « reconnus ». Tout se passe au petit bonheur la chance – Les artistes qui, durant leur vie, ont su faire valoir leur camelotte sont d’excellents commis-voyageurs mais rien n’est garanti pour l’immortalité de leur œuvre – Et même la postérité est une belle salope qui escamote les uns, fait renaître les autres (Le Greco), quitte d’ailleurs à changer encore d’avis tous les 50 ans. Ce long préambule pour te conseiller de ne pas juger ton œuvre car tu es le dernier à la voir (avec de vrais yeux) – Ce que tu y vois n’est pas ce qui en fait le mérite ou le démérite – Tous les mots qui serviront à l’expliquer ou à la louer sont de fausses traductions de ce qui se passe par delà les sensations. Tu es, comme nous tous, obnubilé par une accumulation de principes ou anti-principes qui généralement embrouillent ton esprit par leur terminologie et, sans le savoir, tu es le prisonnier d’une éducation que tu crois libérée. Dans ton cas particulier tu es certainement la victime de l’ « Ecole de Paris », cette bonne blague qui dure depuis 60 ans (les élèves se décernant les prix eux même, en argent). A mon avis il n’y a de salut que dans un ésotérisme – Or, depuis 60 ans nous assistons à l’exposition publique de nos couilles et bandaisons multiples – L’épicier de Lyon parle en termes entendus et achète de la peinture moderne. Les musées américains veulent à tout prix enseigner l’art moderne aux jeunes étudiants qui croient à la « formule chimique ». Tout cela n’engendre que vulgarisation et disparition complète du parfum originel. Ceci n’infirme pas ce que je disais plus haut, car je crois au parfum originel mais comme tout parfum il s’évapore très vite (quelques semaines, quelques années maximum) ; ce qui reste est une noix séchée classée par les historiens dans le chapitre « histoire de l’art ». Donc si je te dis que tes tableaux n’ont rien de commun avec ce qu’on voit généralement classé et accepté, que tu as toujours su produire des choses entièrement tiennes, comme je le pense vraiment, cela ne veut pas dire que tu aies droit à t’asseoir à côté de Michel-Ange. De plus, cette originalité est suicidale, dans ce sens qu’elle t’éloigne d’une « clientèle » habituée aux « copies de copistes », ce que souvent on appelle la « tradition ». Une autre chose, ta technique n’est pas la technique « attendue » – Elle est ta technique personnelle empruntée à personne – par là encore, la clientèle n’est pas attirée. Evidemment si tu avais appliqué ton système de Monte Carlo à ta peinture, toutes ces difficultés se seraient changées en victoires. Tu aurais même pu créer une école nouvelle de technique et d’originalité. Je ne te parlerai pas de ta sincérité parce que ça est le lieu commun le plus courant et le moins valable – Tous les menteurs, tous les bandits sont sincères. L’insincérité n’existe pas – Les malins sont sincères et réussissent par leur malice mais tout leur être est fait de sincérité malicieuse. En 2 mots fais moins de self-analyse et travaille avec plaisir sans te soucier des opinions, la tienne et celle des autres. Affectueusement, Marcel. Le centenaire — inachevé — du Grand verre / p. 37


#4 Rrose Sélavy démasquée Nominalisme : Marcel Duchamp dit ici que la célébrité n’est pas la postérité, mais on sait également que grâce à la loi de la pesanteur qu’il a découverte, les choses peuvent se renverser. Il évoque un système de Monte-Carlo qui transforme les insuccès en victoire, il associe la roulette de Monte-Carlo à la course vers la postérité. Lisons Alain Boton : « Si la roulette symbolise la course à la postérité et son aspect hasardeux pour tous les artistes, Duchamp, lui, l’a transformée en jeu de stratégie qu’il maîtrise. Et c’est en stratège qu’il a créé Obligation pour la roulette de Monte-Carlo et non en artiste. » Why not sneeze, Rrose Sélavy ?. Cet assemblage est souvent associé, dans l’Histoire de l’art, au surréalisme, pour indiquer qu’on ne sait pas à quoi il renvoie exactement, pour indiquer que l’artiste Marcel Duchamp y a mis son inconscient, sa rèverie… Mais vu au travers du « nominalisme pictural », au travers du décodage, cet objet qui paraît très complexe devient « un simple rébus qui dévoile son sens une fois raccordé à l’ensemble : Je maîtrise (cage à oiseau) scientifiquement (thermomètre) le processus qui, à ma mort (os de seiche), transformera (donnera du poids sur la bascule esthétique) mes créations (sucre) en œuvre d’art impérissables (marbre). (…) Il faut avoir pris connaissance de signification [des objets/signes utilisés] fixée conventionnellement par Duchamp pour saisir leur sens » [Alain Boton] Anémic Cinéma. C’est une spirale filmée en mouvement où sont inscrits les jeux de mots de Rrose Sélavy. Nominalisme : La spirale représente la réhabilitation/débouchage et donc le passage du monde célibataire à celui de la mariée, nous comprenons aisément que Duchamp représente cette réhabilitation par une spirale de mots, une spirale de jeux de mots, une spirale de discours critique. Lisons Alain Boton : « Le jeu de mot représente chez Duchamp notre propension à adhérer aveuglément à ce que produit la pensée conceptuelle et langagière. »

Why not sneeze Rose Sélavy ? Readymade Marcel Duchamp 1921 Réplique de 1964

Pour finir, et cela permet de boucler la démonstration avec le premier objet observé dans cet article « Belle haleine, eau de voilette », regardons une production qui n’est pas signée Rose Sélavy, mais pour bien cerner ce que signifient l’haleine, l’air, la fumée et ce que signifie le récipient, le contenant. Recouper, œuvre après œuvre, le codage du nominalisme pictural, c’est une méthode qui permet d’en montrer la validité. Première et quatrième de couverture de la revue américaine View en 1945. Au dos de la revue on trouve cette note : « Quand la fumée de tabac sent aussi de la bouche qui l’exhale, les deux odeurs s’épousent par inframince » et en couverture l’image d’une bouteille de vin dont sort de la fumée se perdant dans le ciel étoilé. En bas se trouve la bouteille, moitié bouteille vide, moitié cigare. On sait que la bouteille est vide parce que c’est explicitement posé par le récit de sa consommation en compagnie d’André Breton, inclus dans le texte explicatif accompagnant la photo. Le bout de la bouteille évoque le cigare par son bout incandescent d’où sort de la fumée. En haut se trouve figurée la voie lactée. Lisons Alain Boton : « Ce drôle d’objet représente Duchamp car à la place de l’étiquette il y a le livret militaire de Duchamp. La voie lactée, c’est ainsi que Duchamp nomme dans ses notes le nuage qui entoure les pistons de courant d’air dans le « Grand verre ». La voie lactée est donc une nouvelle représentation de la mariée. Et le texte nous apprend que les deux objets, la voie lactée et la drôle de bouteille, s’épousent par l’intermédiaire de l’haleine de la mariée (voie lactée) et de la fumée qui sort de la drôle de bouteille. C’est encore une image du contact et de l’osmose entre l’objet d’artiste et le goût du regardeur. En bas cette drôle de bouteille représente Duchamp et sa création (puisque une bouteille vide est toujours une création d’artiste, non

anémic cinéma - titre palindrome.

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encore assimilée). En haut la voie lactée, c’est la mariée et donc la somme des jugements de goût des regardeurs. Et les deux s’épousent. Il y a osmose entre la Belle Haleine de la mariée et Duchamp. Puisqu’il va sans dire que la mention : sent aussi de la bouche qui l’exhale est synonyme d’haleine. » La création, l’existence et l’activité de Rrose sélavy permet à Marcel Duchamp de disparaître en tant qu’artiste ; Elle lui permet de nous signifier que l’artiste n’est pour rien dans l’accession des productions artistique au statut de chef-d’œuvre mais que c’est la postérité qui est à l’œuvre, dans un processus de refus/réhabilitation qui manipule l’écriture de l’Histoire des arts.

1945 couverture magazine view mars série V n°1. Graphisme Marcel Duchamp

anémic cinéma disque : L’enfant qui tête est un souffleur de chair chaude et n’aime pas le chou-fleur de serre chaude Marcel Duchamp / Man Ray 1923

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La suite des objets signés Rrose Sélavy « En mars 1921, Francis Picabia est affecté d’un zona ophtalmique qui l’obsède au point de lui inspirer plusieurs tableaux aux sujets « oculaires ». L’Œil cacodylate (cat. rais. n o 279) commence par être un œil surdimensionné peint sur une toile vierge sur laquelle l’artiste invite ses visiteurs à inscrire une phrase de leur choix. « Dans le salon, il y avait une grande toile couverte de phrases et de signatures laissées par les visiteurs. Des pots de peinture jonchaient le plancher. Il m’invita à signer », se souvient Man Ray. En 1921, le tableau est présenté au Salon d’automne. La même année, à l’occasion du « nouvel an cacodylate » qu’il organise au domicile de la chanteuse Marthe Chanal, Picabia sollicite les invités pour qu’ils complètent le tableau. L’œuvre devient ensuite un des ornements du légendaire cabaret Le Bœuf-sur-le-toit. Pour les historiens, L’Œil cacodylate est le témoignage d’une époque festive, celle des « années folles », un document sur le cercle des familiers de Picabia. Les historiens de l’art peuvent y voir la manifestation de cette révolution esthétique amorcée par les readymades de Marcel Duchamp, la consécration du prestige nouveau acquise par la seule signature de l’artiste, capable de transmuter l’objet le plus anodin en une œuvre d’art. Les ophtalmologistes peuvent à loisir voir dans le blanc de l’œil cacodylate un des plus célèbres monuments jamais érigés en hommage à leur discipline. »Extrait du catalogue Collection art moderne La collection du Centre Pompidou, Musée national d’art moderne sous la direction de Brigitte Leal, Paris, Centre Pompidou, 2007

L’œil cacodylate. Francis Picabia 1921. Intervention de Marcel Duchamp sur le tableau « L’œil cacodylate » de Picabia 1921. Ecriture manuscrite presque effacée : « en 6 qu’habilla rrose sélavy ». [Première apparition du double « RR »]. Some French Moderns Says McBride by Rrose Sélavy Marcel Duchamp - McBride 1922

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Fresh window (veuve joyeuse) Readymade Marcel Duchamp 1920 La bagarre d’Austerlitz Readymade Marcel Duchamp 1921

La boite verte Marcel Duchamp 1934 La boite en valise Marcel Duchamp 1936-1966

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édition « The wonderful book » 1924. Par Pierre de Massot avec 14 jeux de mots de Rrose Sélavy en quatrième de couverture

WANTED $2000 REWARD. Readymade 1923.

mage « Rrose sélavy in the Wilson-Lincoln System » 1967. incluse dans l’édition « to and from Rrose sélavy » de Shuzo Takiguch. Portrait photographique retouché (photo man Ray 1930) + signature de Rrose Sélavy répétée quatre fois.

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Dessin préparatoire des « témoins oculistes » pour le Grand verre. 1920. Signature peut-être rétroactive.

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« LE FOND

READY-MADE DU GRAND VERRE EST PERPÉTUELLEMENT EN MUE » Robert Lebel

Sur Marcel Duchamp

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« Danseuse de cordes s’accopagnant de ses ombres », par Man Ray,1921.


« Les découvertes de Duchamp ont ce trait commun de demeurer mystérieuses tout en s’affirmant rapidement et définitivement convaincantes. Comme le Nu descendant un escalier ou la Machine célibataire, les « ready-made » font partie depuis longtemps de la perspective moderne. Ils se sont imposés même à ceux qui en ignorent le sens et qui n’ont jamais entendu prononcer le nom de leur auteur. Aussi, réalisant la prophétie d’Apollinaire, Duchamp est-il à sa façon l’artiste le plus populaire de notre époque, car aucun autre n’a réussi à mettre en circulation des œuvres ou des idées devenues presqu’anonymes à force d’évidence. » Sur Marcel Duchamp Robert Lebel (1959) Editions MAMCO (2015)

« Le refus de l’art, tel qu’il se pratiquait autour de lui, l’amena donc à cesser de peindre dès août 1912. A n’en pas douter, ce fut un geste décisif, mais on oublie souvent que Duchamp ne s’en est pas tenu là. Son refus n’est qu’un nouveau point de départ comme la « table rase » de Descartes, avec tout ce que ce dépouillement comportait d’intimement périlleux. S’il rompt avec les chères habitudes du milieu d’art dont il est le benjamin fêté, cette rupture entraîne l’écroulement de tous les échafaudages affectifs autour desquels son existence s’ordonne. Il sera seul désormais, sans autre appui que quelques connivences d’humour, à partir à la recherche de soi-même dans un domaine où nul avant lui ne s’est risqué. » Sur Marcel Duchamp Robert Lebel (1959) Editions MAMCO (2015)

Le domaine du readymade I/V Les origines, les faits Plutôt que de continuer à penser et colporter l’idée qu’un readymade est une forme d’art particulière inventée par Marcel Duchamp, il faudrait replacer la création de l’idée même de readymade dans un contexte beaucoup plus large, celui du processus expérimental mis en œuvre par M.D. Marcel Duchamp, à partir de 1915, — et après la rupture définitive née autour du « Nu descendant un escalier n°2 » — va tenter de prouver l’idée force selon laquelle l’artiste, à l’ère moderne, n’est plus pour grand chose dans l’accession de son travail au rang d’œuvre d’art. M.D. cherche à mettre en évidence que c’est le regard de quelques-uns qui va faire l’œuvre d’art, tandis que le regard du plus grand nombre est devenu trivial, confond systématiquement le symbolique et le réel. Cette expérience est concrétisée par deux productions simultanées : les readymades et « La Mariée mise à nu par ses célibataires même », dit « Le grand verre» ou également « La machine célibataire ». Les readymades sont les vecteurs de l’expérience, tandis que « Le grand verre » en est le programme et le mode d’emploi. L’objet principal de son expérience est le célèbre urinoir, « Fountain », objet repoussoir, que Marcel Duchamp va mettre au défi de la réhabilitation en œuvre d’art et ce sur une période très longue, car il faudra attendre 1953 — 36 ans donc — et l’exposition rétrospective Dada à la Sidney Janis Gallery de New-York pour que ce processus refus/réhabilitation soit définitivement engagé. Reconsidérons les productions de Marcel Duchamp sous l’angle de cette vaste expérience car dès 1915, Marcel Duchamp n’est plus un artiste, mais un sociologue, un historien, un anthropologue, un philosophe qui « met en images » ses idées et les confronte au jeu des relations sociales et artistiques.

Henri-Pierre Roché dans l’atelier de Marcel Duchamp entre 1916 et 1918. In advance of the broken arm, Porte-chapeaux et Fountain sont suspendus ; les ombres portées font partie des objets. Les readymades de Marcel Duchamp sont souvent exposés suspendus et leurs ombres portées mises en valeur, comme Marcel Duchamp l’avait préconisé pour des expositions de son vivant. Le centenaire — inachevé — du Grand verre / p. 46


Le domaine du readymade Marcel Duchamp développe sa pensée sous le nom de la Loi de la pesanteur et invente une véritable langue pour la commenter qu’il appelle nominalisme pictural, sous la forme de termes et d’expressions associées à des images et des signes. Par exemple, Marcel Duchamp appelle aussi les readymades des « porteurs d’ombre », l’ombre étant le signe d’un changement de statut possible : un objet quelconque peut devenir une œuvre d’art du moment qu’il est refusé puis réhabilité. Par analogie, les artistes sont aussi des « porteurs d’ombre », eux dont ne dépend plus la possibilité que leur travail devienne des œuvres d’art. LES FAITS. La première apparition du terme readymade date de janvier 1916, dans une lettre de Marcel Duchamp adressée de New-York à sa sœur Suzanne à Paris. Lorsque Marcel Duchamp écrit cette lettre, il incorpore alors dans la catégorie « readymade », à rebours, des objets et des assemblages qu’il a réalisés antérieurement : roue de bicyclette, assemblage d’une roue de bicyclette et d’un tabouret sans doute réalisé en 1913 ; pharmacie, peinture sur reproduction bon marché d’un paysage, réalisé en janvier 1914 en 3 exemplaires ; Porte-bouteilles, inscription sur porte-bouteilles acheté au bazar de l’Hôtel de Ville de Paris dans l’année 1914 ; pulled at 4 pins, inscription sur une tête de cheminée en zinc en 1915 à New-York. Suivront (après le premier readymade direct in advance of the broken arm, cité dans la lettre, inscription sur une pelle à neige achetée dans une quincaillerie à New-York en novembre 1915) ; peigne, inscription sur un peigne pour chien le 17 février 1916 ; A bruit secret, assemblage d’une pelote de ficelle, de plaques de laitons et de boulons + un petit objet secret placé au cœur de la pelote, au printemps 1916 et en 3 exemplaires ; Porte-chapeaux et Trébuchet, un porte-chapeau et un portemanteau présentés dans un porte-parapluies lors d’une exposition en avril 1916, à la Galerie Bourgeois à New-York ; pliant de voyage, une housse de machine à écrire de marque UNDERWOOD présentée sur un pied métallique, réalisé au cours de l’année 1916 ; apolinère Enameled, intervention sur une plaque en zinc publicitaire peinte fin 1916. Le 9 avril 1917, c’est la présentation de Fountain au salon des artistes indépendants de New-York, un urinoir acheté dans un showroom de la société J. L. Mott Iron Works et signé à même la faïence R. Mutt 1917. Ces assemblages, ces interventions sur des objets déjà existants, en dehors d’une timide présentation de Porte-chapeaux et Trébuchet dans une galerie, sont des objets qui ne sont ni destinés à être vendus ni destinés à être promu sur le marché de l’art. Pharmacie et A bruit secret sont même des cadeaux destinés à des amis de Marcel Duchamp. M.D. a donc découvert très tôt, entre 1912 et 1915, sous la forme d’un chiasme, la loi sociologique suivante : ce n’est pas parce que le travail d’un artiste est d’art qu’il rentre au musée, mais c’est parce qu’il rentre au musée qu’il est considéré comme d’art. C’est la soi-disant expertise, — le choix — de certains qui change le statut du travail de l’artiste. C’est surtout un processus qui nie le statut d’art à ce que produit l’artiste avant que cette production soit validée par l’expert. On ne retient souvent du readymade qu’il existe en tant qu’œuvre d’art parce que Duchamp (l’artiste) l’aurait simplement choisi. Mais si on s’en tient là, il manque la moitié de l’explication du geste de Duchamp : choisir des produit manufacturés, les conserver tel quel, les retoucher ou les assembler et les signer, puis les soumettre au processus de validation des experts.

15 janvier environ. ma dear Suzanne Merci énormément pour t’occuper de toutes mes affaires. — mais pourquoi n’aurais tu pas pris mon atelier pour habiter ?? J’y pense juste maintenant mais je pense que peut-être ça ne t’irait pas. En tous cas, le bail finit 15 juillet et si tu reprenais, ne le fais qu’en proposant à mon proprio de louer 3 mois par 3 mois, comme cela se passe ordinairement, il acceptera surement. Peut-être père ne serait pas mécontent de regagner un terme si c’est possible que tu quittes la Condamine pour 15 avril — But I don’t know anything about your intentions and je ne veux que te suggérer quelque chose. — Maintenant si tu es montée chez moi tu as vu dans l’atelier une roue de bicyclette et un porte bouteilles. J’avais acheté cela comme une sculpture toute faite. Et j’ai une intention à propos de ce dit porte bouteille : Ecoute. Ici, à N.Y., j’ai acheté des objets dans le même gout et je les traite comme des “readymade” tu sais assez d’anglais pour comprendre le sens de “tout-fait” que je donne à ces objets. Je les signe et je leur donne une inscription en anglais. Je te donne qques exemples : j’ai par exemple une grande pelle à neige sur laquelle j’ai inscrit en bas : In advance of the broken arm. Traduction française : En avance du bras cassé. Ne t’escrimes pas trop à comprendre dans le sens romantique ou impressioniste ou cubiste. — Cela n’a aucun rapport avec ; un autre “readymade” s’appelle Emergency in favor of twice. traduction française possible : Danger (crise) en faveur de 2 fois. Tout ce préambule pour te dire : Prends pour toi ce porte bouteille. J’en fais un “Readymade” à distance. Tu inscriras en bas et à l’intérieur du cercle du bas en petites lettres peintes avec un pinceau à l’huile en couleur blanc d’argent la inscription que je vais te donner ci après. et tu signeras de la même écriture comme suit : [d’après] Marcel Duchamp.

Le centenaire — inachevé — du Grand verre / p. 47


M.D. cherche à montrer ainsi que l’artiste n’est presque plus pour rien dans la consécration du travail artistique. Les moyens de la postérité ont changé. La grâce est niée — celle de l’innocence, de la vitalité, de l’insouciance créative. Elle est devenue inframince au profit d’un verdict d’experts, souvent auto-proclamés.

« Sous le second Empire (1852-1870), lorsque Manet surgit, La France est dotée d’un art d’Etat. Il y a le Salon, l’Institut, les Beaux-Arts; les musées, bref, tout un système bureaucratique, pourrait-on dire, de gestion des goûts du public. On offre au public des œuvres sélectionnées dans des conditions telles qu’il est entendu que les œuvres exposées méritent de l’être, et que celles qui ne le sont pas ne me méritent pas : il y a donc de l’art vrai et de l’art non vrai — classification que continuent de produire les musées. Qu’est-ce qu’un œuvre d’art sinon une œuvre qui est consacrée par le fait d’être dans un musée (cf l’Urinoir de Duchamp[1]) [1] Le fameux ready-made de Marcel Duchamp, Fontaine (1917), un urinoir de porcelaine renversé et signé R. Mutt, fut refusé à la première exposition de la Société des artistes indépendants de New-York en 1917. L’une de ses répliques, datée de 1964, est exposée à Paris au Musée national d’art moderne Georges-Pompidou. » MANET une révolution symbolique Pierre Bourdieu Raison d’Agir/Seuil 2013 p 21 Le centenaire — inachevé — du Grand verre / p. 48

Depuis un siècle, ce constat Duchampien s’est amplifié et tellement accentué que les experts eux-mêmes sont presqu’entièrement confondus avec le marché. Marcel Duchamp a donc arrêté de peindre en 1912. Il cesse d’être un artiste. Il met alors en place une expérimentation à grande échelle qui procède par étapes. De 1913 à 1917, il conçoit et commence à réaliser « le Grand verre » ; en 1917 il débute l’expérience elle-même, par l’intermédiaire de l’objet « Fountain » ; la proposition de « Fountain » enclenche le refus ultra prévisible durant le « Big show » ; s’ensuit un très long oubli auquel met fin l’exposition rétrospective Dada à la Sidney Janis Gallery de New-York en 1953. Voir la frise chronologique du « Grand verre » et des readymades, double page suivante. Les readymades sont destinés à devenir des œuvres d’art dans le cadre de l’expérimentation que Marcel Duchamp a mise en œuvre. Et l’expérimentation de Marcel Duchamp a si bien réussi que non seulement l’ensemble de ses propres readymades sont devenues des œuvres d’art, mais même ses répliques et copies le sont devenues également. Duchamp choisi les objets qui deviennent des readymades selon un «principe d’indifférence» — comprendre indifférences aux qualités plastiques de l’objet. Dans l’esprit de M.D., cela doit permettre de montrer que n’importe quel objet peut devenir une œuvre d’art parce que c’est le processus sociologique de choix — la qualité des regardeurs — qui fabrique le statut d’« œuvre d’art » et non pas la valeur esthétique supposée — les qualités plastiques éventuelles. C’est parce que l’expérience de Marcel Duchamp fonctionne que la confusion est créée. Une fois que le readymade est rentré dans le champ des « œuvres d’art », il est regardé et commenté par le plus grand nombre pour ses quali-


Les readymades pré-Fontaine : Roue de bicyclette, sans doute réalisé en 1913 ; pharmacie, janvier 1914 ; Porte-bouteilles, dans l’année 1914 ; pulled at 4 pins, en 1915 ; in advance of the broken arm, novembre 1915 ; peigne, 17 février 1916 ; A bruit secret, printemps 1916 ; Porte-chapeaux et Trébuchet, avril 1916 ; pliant de voyage, au cours de l’année 1916 ; apolinère enameled, fin 1916.

tés plastiques. Marcel Duchamp appelle ça « le regard rétinien ». Le regard rétinien, le regard trivial, voire graveleux, ravale chaque proposition artistique au même rang que les autres œuvres d’art. On ne commente plus que les aspects plastiques au détriment du processus qui les a amenés à être créés.

Le regard trivial. Réplique de Fountain + copie plaquée métal dans un musée/galerie. non créditée.

« [Marcel Duchamp], dès son arrivée en Amérique (…) se trouve dans la situation paradoxale d’un artiste dont on se serait disputé les œuvres, mais qui se contentait de les distribuer gratuitement à ses amis, ou de les leur céder pour des sommes volontairement dérisoires. On juge de l’ébahissement général devant une telle anomalie.(…) Une ère nouvelle commence sur ce rivage et Duchamp y est d’autant plus le bienvenu (« welcome to it ») qu’au contraire de tous les autres immigrés, il ne demande strictement rien.» Sur Marcel Duchamp Robert Lebel (1959) Editions MAMCO (2015)

« Mais par le « ready-made » il démontre méta-ironiquement son pouvoir incontestable d’être cru sur parole qui est le privilège de l’artiste intégral, alors que tant d’autres doivent accumuler, au prix de dégradants efforts manuels, les preuves tangibles de leur « talent ». Si, par crainte de n’être pas reconnue, la fourmi artiste, cédant à l’obsession du travail et de la productivité, vit dans un état permanent de mendicité à l’égard du public, des critiques et des acquéreurs, l’artiste intégral, se situant à l’origine de toute valeur, n’a pas à faire confirmer la sienne par les autres. Il lui suffit, pour l’assurer, d’en conférer le sceau à des objets choisis qui deviennent ses œuvres par la grâce de cette unique impostion des mains. C’est ce que Duchamp nomme le « côté exemplaire » du « ready-made ». Jamais il ne s’est autant approché de la magie que dans ces véritables fétiches qu’il a investis d’un pouvoir évidemment réel puisque, depuis leur consécration, ils n’ont pas cessé d’inspirer un culte attentif. » Sur Marcel Duchamp Robert Lebel (1959) Editions MAMCO (2015) Le centenaire — inachevé — du Grand verre / p. 49


Les temps longs de réalisation du Grand verre & d’Étant donnés... et leur synchronisation avec

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La mariée mise à nue par ses célibataires même, dit aussi Le grand verre. 1915 / 1923. Philadelphia Museum of Arts.

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Cette frise chronologique nous révèle la simultanéïté de la production des readymades avec la réalisation du Grand À partir du moment où Marcel Duchamp décide que le Grand verre est « définitivement inachevé », début 1923, la p Cette simultanéïté, cette synchronisation est un des éléments qui confirment que les readymades sont étroitemen dans le Grand verre.

Fontaine 1917 signé R. Un urinoir est acheté p du magasin J.L. Mott Ir par lui-même sous le p 1917 pour être exposé artistes indépendants d également un des fond La pièce est refusée pa Marcel Duchamp démi photographie est comm photographe Alfred St revue « The blind mind aussi un des fondateur jamais exposée et perd En résumé : une œuvre public dont la postérité devenue depuis une ic


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avril 1917 : refus de la pièce « Fontain » pour l’exposition de la Société des artistes indépendants de New York. 2 octobre 1968 : Mort de Marcel Duchamp 7 juillet 1969 : Révélation posthume de l’installation Etant donnés...

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Mutt. par M.D. dans un showroom ronworks à N.Y., et envoyé pseudonyme R. Mutt en avril é au salon des Société des de New York — dont M.D. est dateurs. ar le comité d’admission ; issionne du comité. Une mandée par Duchamp au tieglitz et est publiée dans la » en mai 1917, dont M.D. est rs. La pièce originale n’est due. e originale jamais vue par le é est orchestrée par M.D. et cône de l’art.

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15 janvier 1915 : M.D. envoie de New-York une lettre à sa sœur en France dans laquelle apparaît pour la première fois le terme ready-made. C’est à partir de cette date que les « objets » antérieurs : roue de bicyclette, pharmacie et porte-bouteilles — deviennent des readymades.

Etant donnés : 1° la chute d’eau 2° le gaz d’éclairage... 1946 / 1966 Patiemment élaborée dans le secret pendant vingt années, cette installation a été révélée le 7 juillet 1969 au musée de Philadelphie, 7 mois après la mort de M.D. le 2 octobre 1968. Marcel Duchamp avait volonairement organisé cette révélation posthume. Photographie issue du manuel de montage / démontage fabriqué par M.D. pour son installation.

Le centenaire — inachevé — du Grand verre / p. 51


Le domaine du readymade II/V Les origines, la source Les recherches d’Alain Boton (Marcel Duchamp par lui-même, presque » FAGE 2012] révèlent une proximité, une analogie, une transcription remarquable entre le texte Le rire de Bergson (1900),— texte qui est encore souvent étudié au lycée — et la loi de la pesanteur de Marcel Duchamp. La connection est si complète entre ce texte et le travail de Marcel Duchamp qu’on est époustouflé : non seulement le terme « tout-fait » est utilisé 14 fois dans le texte de Bergson, mais le programme imagé du « Grand verre » semble tout entier contenu dans ce texte. Nous y reviendront dans un prochain article [#7 super simple grand verre]. Peu importe que les concepts de Duchamp ne soient pas des originaux. Quel créateur, dans n’importe quel domaine, ne s’est pas appuyé sur des précédents ? Ce qui compte, c’est qu’on semble tenir là la source principale des idées de Marcel Duchamp et surtout qu’on accède ainsi à la traduction d’une grande partie du langage imagé inventé par Marcel Duchamp, le « nominalisme pictural » — et Alain Boton en serait le Champollion. « (…) Duchamp s’approprie ouvertement le petit ouvrage de Bergson afin de donner à son œuvre des nuances que son mode d’exposition schématique exclue. Duchamp va utiliser les mots de Bergson pour donner de la chair à son œuvre, squelettique par nécessité. (…) La thèse de Bergson est habituellement résumée ainsi : le rire se déclenche quand du mécanique se plaque sur du vivant. A partir de cette donnée, l’ouvrage de Bergson va devenir un essai sur la vanité : l’essai sur le rire vire à l’essai sur la vanité parce que c’est elle qui rend mécaniques et donc risibles nos comportements. » Alain Boton Voici de nombreux exemples de phrases extraites du Rire de Bergson et que Marcel Duchamp semble avoir « décalqués » en images, avec les readymades ou avec une production comme « 3 stoppages étalon ».

« Se laisser aller, par un effet de raideur ou de vitesse acquise, à dire ce qu’on ne voulait pas dire ou à faire ce qu’on ne voulait pas faire, voilà, nous le savons une grande source de comique. C’est pourquoi la distraction est essentiellement risible. C’est pourquoi l’on rit de ce qu’il peut y avoir de raide, de tout fait, de mécanique enfin dans le geste, les attitudes et même les traits de la physionomie.» « Risible sera donc une image qui nous suggérera l’idée d’une société qui se déguise et, pour ainsi dire, d’une mascarade sociale. Or cette idée se forme dès que nous apercevons de l’inerte, du tout fait, du confectionné enfin à la surface de la société vivante. » « L’indifférence est son milieu naturel. » « Essayez, un moment, de vous intéresser à tout ce qui se dit et à tout ce qui se fait, agissez, en imagination, avec ceux qui agissent, sentez avec ceux qui sentent, donnez enfin à votre sympathie son plus large épanouissement : comme sous un coup de baguette magique vous verrez les objets les plus légers prendre du poids, et une coloration sévère passer sur toutes choses. » « Ce qu’il y a de risible dans un cas comme dans l’autre, c’est une certaine raideur de mécanique là où l’on voudrait trouver la souplesse attentive et la vivante flexibilité d’une personne. Il y a entre les deux cas cette seule différence que le premier s’est produit de lui-même, tandis que le second a été obtenu artificiellement. Le passant, tout à l’heure, ne faisait qu’observer ; ici le mauvais plaisant expérimente. « Mais le vice qui nous rendra comiques est au contraire celui qu’on nous apporte du dehors comme un cadre tout fait où nous nous insérerons. Il nous impose sa raideur, au lieu de nous emprunter notre souplesse. » « Tension et élasticité, voilà deux forces complémentaires l’une de l’autre que la vie met en jeu. » « Il a quelque chose d’esthétique cependant puisque le comique naît au moment précis où la société et la personne, délivrés du souci de leur conservation, commencent à se traiter elles-mêmes comme des œuvres d’art. » « Passons à la société. Vivant en elle, vivant par elle, nous ne pouvons nous empêcher de la traiter comme un être vivant. Risible sera donc une image qui nous suggérera l’idée d’une société qui se déguise et, pour ainsi dire, d’une mascarade sociale. » « Écoutez plutôt Scapin lui-même : « La machine est toute trouvée » « Le comique est ce côté de la personne par lequel elle ressemble à une chose, cet aspect des événements humains qui imite, par sa raideur d’un genre tout particulier, le mécanisme pur et simple, l’automatisme, enfin le mouvement sans la vie. Il exprime donc une imperfection individuelle ou collective qui appelle la correction immédiate. Le rire est cette correction même. Le rire est un certain geste social, qui souligne et réprime une certaine distraction spéciale des hommes et des événements. » « C’est pourquoi aussi l’on rit de ce qu’il peut y avoir de raide, de tout fait, de mécanique enfin dans le geste, les attitudes et même les traits de la physionomie. Ce genre de raideur s’observe-t-il aussi dans le langage ? Oui, sans doute, puisqu’il y a des formules toutes faites et des phrases stéréotypées. Un personnage qui s’exprimerait toujours dans ce style serait invariablement comique. Mais pour qu’une phrase isolée soit comique par elle-même, une fois détachée de celui qui la prononce, il ne suffit pas que ce soit une phrase toute faite, il faut encore qu’elle porte en elle un signe auquel nous reconnaissions, sans hésitation possible, qu’elle a été prononcée automatiquement. Et ceci ne peut guère arriver que lorsque la phrase renferme une absurdité manifeste, soit une erreur grossière, soit surtout une contradiction dans les termes. De là cette règle générale : On obtiendra un mot comique en insérant une idée absurde dans un moule de phrase consacré. » Le centenaire — inachevé — du Grand verre / p. 52


note 47 de « La boite verte ». « La Mariée mise à nu par ses célibataires, même : pour écarter le tout fait, en série du tout trouvé. – L’écart est une opération. ».

Dans « La boite verte », complément au « Grand verre », la note n°47 est ainsi rédigée : « La Mariée mise à nu par ses célibataires, même : pour écarter le tout fait, en série du tout trouvé. – L’écart est une opération. » « Duchamp distingue (...) clairement le tout fait du tout trouvé. Il dit que l’écart entre les deux va être rendu visible par une opération. Or nous savons maintenant que La Mariée mise à nu par ses célibataires, même représente une opération : son expérience sociologique. Ainsi il nous dit qu’elle va élucider cet écart. C’est donc très important. Nous connaissons la définition des ready made rédigée par André Breton : objets usuels promus à la dignité d’objets d’art par le simple choix de l’artiste. La question que pose Duchamp avec sa note est de savoir si Breton définit le tout fait ou le tout trouvé. Et il n’aurait pas rédigé cette note si le choix qu’elle propose ne renvoyait pas à une alternative précise, d’une part, et d’autre part, au moment même où il la pose, la réponse apparait, évidente. Le ready made tel que le monde de l’art dans son ensemble le définit, Duchamp le nomme tout trouvé et non pas tout fait. En effet si on pense à l’inverse que le tout fait dans cette note renvoie à la définition courante, celle de Breton, alors le tout trouvé est obligatoirement une redondance.» [Alain Boton] Autrement dit, cette note de Marcel Duchamp indique que le « tout trouvé » (les readymades) se transforment en « tout fait » (des œuvres d’art) par une « opération » (l’action sociologique du choix par certains, le processus de réhabilitation). Lorsqu’on lit l’ensemble du texte du Rire de Bergson et qu’on le rapproche des termes et images que Marcel Duchamp produit tout au long de sa démonstration, on est stupéfait des rapprochements quasi-directs, comme si Marcel Duchamp avait illustré de grandes parties du texte de Bergson. Il n’est pas dit, bien-sûr, que le Rire de Bergson soit l’unique source de Duchamp, mais la loi de la pesanteur mise en image tout au long des productions de Marcel Duchamp lui doit beaucoup. Comme le relève Alain BOton, (…) Il est tout de même à la fois incroyable et à la fois très significatif que dans les centaines d’articles consacrés des fois à des détails insignifiants, jamais personne n’ai relevé que Bergson comme Duchamp utilise le mot tout fait alors même que tous les historiens savent que Bergson était très discuté dans le groupe de Puteaux, milieu artistique que fréquentait Duchamp et ses frères.

Le centenaire — inachevé — du Grand verre / p. 53


Les 3 stoppages étalon Créé en 1913, cette production de Marcel Duchamp a tout d’un OVNI artistique. Pourquoi de telles formes plastiques créée à l’issu d’un geste de type expérimental ? Pourquoi y-a-t-il ces oppositions entre formes courbes et angles droits ? Quel est ce titre qui fait référence au mètre-étalon et à la géométrie ? • Petit 1 : Dans le texte LE RIRE de Bergson (1910), de très nombreux passages opposent le mécanique au vivant, ce que Marcel Duchamp va mettre en image dans une opposition entre géométrique et souple. « Le comique est ce côté de la personne par lequel elle ressemble à une chose, cet aspect des événements humains qui imite, par sa raideur d’un genre tout particulier, le mécanisme pur et simple, l’automatisme, enfin le mouvement sans la vie. Il exprime donc une imperfection individuelle ou collective qui appelle la correction immédiate. Le rire est cette correction même. Le rire est un certain geste social, qui souligne et réprime une certaine distraction spéciale des hommes et des événements. » « Changement continu d’aspect, irréversibilité des phénomènes, individualité parfaite d’une série enfermée en elle-même, voilà les caractères extérieurs (réels ou apparents, peu importe) qui distinguent le vivant du simple mécanique. Prenons-en le contre-pied : nous aurons trois procédés que nous appellerons, si vous voulez, la répétition, l’inversion et l’interférence des séries. » « Ce qu’il y a de risible […] c’est une certaine raideur de mécanique là où l’on voudrait trouver la souplesse attentive et la vivante flexibilité d’une personne » « Le raide, le tout fait, le mécanique, par opposition au souple, au continuellement changeant, au vivant, la distraction par opposition à l’attention, enfin l’automatique par opposition à l’activité libre, voilà, en somme, ce que le rire souligne et voudrait corriger. » • Petit 2 : Dans le langage que Marcel Duchamp invente — le « nominalisme » — et utilise dans l’ensemble de ses productions pour évoquer la création artistique et les processus de création-refus-réhabilitation, l’image du « fil » évoque toujours « l’œuvre d’art ». Par extension, d’ailleurs, lorsqu’il utilise ou représente de la toile, filet, étoffe, tissu, gaze, cuir, ficelle, grillage, corde, c’est toujours pour évoquer « l’œuvre d’art ». On a déjà vu dans un précédent chapître, que l’« Eau de voilette » était de « l’essence de chef d’œuvre ». On peut poursuivre en disant qu’à chaque fois que Marcel Duchamp utilise l’image d’une toile d’araignée, il évoque sa propre œuvre. • Petit 3 : Duchamp parle d’unité de longueur dans les notes de la boite verte. Il est le symbole même du critère conventionnel et de la règle.

3 stoppages étalon 1913 Boite, Fil, toile, cuir, verre, bois, métal. Simulacre d’expérience. Marcel Duchamp aurait laissé tomber sur des panneaux peints en bleu de Prusse, depuis une hauteur d’un mètre, trois fils d’un mètre chacun. Ensuite, trois règles en bois ont été réalisées d’après le dessin formé par ces fils. Le tout est installé dans une boîte. Le centenaire — inachevé — du Grand verre / p. 54

• Petit 4 : Il devient alors très difficile de se contenter de dire que « 3 stoppages étalon » est une simple production artistique basée sur une procédure liée au hasard, comme l’affirment la plupart des commentaires sur cette production, comme dans l’exemple ci-dessous : « Les « 3 stoppages-étalon » occupent à cet égard la position d’œuvre manifeste, dont l’humour conjure néanmoins toute dimension programmatique. Il s’agit d’une boite de jeu de croquet refermant trois plaques de verre sur lesquelles sont collés trois fils. Chacun de ces fils décrit une ligne courbe différente obtenue par Duchamp en laissant tomber sur une toile, d’une ahurir de un mètre et à trois reprises, un fil d’un mètre. Ces trois stoppages-étalon sont accompagnés de leurs règles à tracer épousant la forme des fils tels qu’ils sont tombés. Duchamp signe ici sa déclaration d’indépendance et l’enferme dans une boîte de « hasard en conserve ». [Comprendre Duchamp - Marie-Mathilde Burdeau - éditions Max Milo coll. essai graphique 2014]


Le domaine du readymade

Si on voit dans « 3 stoppages étalon » bien autre chose que le résultat d’une opération liée au hasard, c’est pour le formuler de la façon suivante : La création artistique est toujours vue par Duchamp comme un dépassement des canons esthétiques et des règles ; il traduit cela, en s’appuyant sur les démonstration de Bergson dans LE RIRE, comme comme un assouplissement par rapport à la géométrie du monde réel. Le mètre-étalon des stoppages représente la réalité prosaïque, auquel s’oppose le souple de la création artistique. La création artistique est représentée comme souplesse. C’est l’alternative à la trivialité du monde réel, représenté comme raide et géométrique, évoqué par le mètre-étalon. Les « 3 stoppages » comme série évoque quand à elle la transgression des règles académiques qui deviennent elle-même des règles, transgressées à leur tour. L’assouplissement devient une ligne droite, une règle qui contient elle-même la forme d’un assoupissement à venir. Marcel Duchamp souvent fait référence à Courbet dont le « réalisme », avec Manet, avait transgressé les règles académiques de l’art dit « Pompier » sous la troisième République. On connait la suite où les impressionnistes bousculent la règle réaliste, ou les fauves et les cubistes transgressent les règles impressionnistes, and so on… avec les abstraits lyriques ou non, le pop art, l’art minimal, etc. [voir citation de Pierre Bourdieu ci-contre].

Comme l’écrit Alain Boton : « La soi-disant expérience des stoppages-étalon de Duchamp décrit donc bien la création artistique. En conservant son ambivalence : de la part des artistes elle peut être vécue comme une mystique, une recherche extatique, une sortie vers des régions où ne dominent ni le temps ni l’espace et pourtant elle nourrit un processus mécanique de transgression entièrement motivé par la vanité des regardeurs. » [Alain Boton THE LARGE GLASS DEFINITLY EXPLAINED]

« De la même façon, Manet a mis en question le cadre artistique, par exemple le rapport entre le temps de travail et la valeur. J’y ai fait allusion tout à l’heure en évoquant la question du « fini », au sens de « c’est une œuvre bien finie ». Le fini, le léché, le poli, etc., était ce à quoi on reconnaissait l’œuvre d’art. Beaucoup de gens ont remarqué que les esquisses de Couture, le maître de Manet, étaient beaucoup plus belles, du point de vue de leurs canons, que les tableaux qu’il avait finis. Ce jugement fait beaucoup réfléchir sur l’homo academicus : quand je travaille, je me demande toujours si je ne mets pas un peu trop de « fini » dans ce que je fais. Les peintres pompiers étaient des finisseurs, le fini leur prenant beaucoup de temps : s’ils faisaient un tableau sur le régiment du 125e Dragons, ils s’interrogeaient sur la forme des boutons, faisaient des recherches historiques, etc. D’ailleurs, ils étaient jugés sur la véracité historique de leurs oeuvres et étalent des quasi-historiens. La recherche documentaire du point de vue de l’investissement en temps de travail était quelque chose d’effrayant. Or voilà qu’arrivent les Impressionnistes qui introduisent un mode de production tel que l’on peut faire, en beaucoup moins de temps, des choses qui demandaient des mois. Ils mettent en question la valeur — valeur travail, valeur d’usage, valeur d’échange — qui est l’objet de grandes discussions et d’interrogations : ils peignent vite, ils bâclent parfois, et pourtant leurs tableaux atteindront des prix importants. Comment cela se fait-il ? Tout cela est mis en question : l’artiste, la définition de l’artiste, la biographie de l’artiste, etc. Les impressionnistes changent tout, le contexte d’exposition, le lieu d’exposition, le discours à propos de l’art. Ils font, en particulier, des œuvres à propos desquelles il n’y a plus rien d’historique à dire, et donc plus rien à dire — qu’est-ce que vous pouvez dire sur Les Meules (1890-1891) de Monet ? Même dans la peinture d’histoire comme L’Exécution de Maximilien, l’objet n’est plus l’histoire, il faut investir un autre type de culture, de compétence. Peu à peu, de proche en proche, tout est changé et c’est pourquoi cela suscite des résistances très violentes de la part des critiques, parce qu’ils perdent leur job, leurs compétences antérieures ne leur servant plus : ils font dépérir tout un mode de production. C’est pourquoi on ne peut pas étudier l’œuvre en elle-même et pour elle-même : il faut l’étudier comme un « fait social total », c’est-à-dire comme contenant tout ce qu’on considère comme externe et qui en fait pourtant partie ; il faut abolir cette frontière entre l’interne et l’externe, qui est une frontière sacrée, et cesser de mépriser, parce qu’il n’y a pas d’autre mot, les analyses externes de l’œuvre d’art. Et j’espère que je contribuerai un petit peu à détruire ce mépris… » MANET une révolution symbolique Pierre Bourdieu Raison d’Agir/Seuil 2013 p 149

Marel Duchamp photographié devant le « Réseaux des stoppages ». Magazine LIFE Avril 1952 Le centenaire — inachevé — du Grand verre / p. 55


Le domaine du readymade III/V La variété des readymade

« Voir pour écarter le tout fait en série du tout trouvé — l’écart est une opération » Marcel Duchamp note n° 47

Nous l’avons vu dans le chapitre II/V, le terme readymade souffre le plus souvent d’une définition bancale, une définition qui ne prend pas en compte l’ensemble de ce que Duchamp nomme « l’écart », cette opération qui transforme un objet « tout trouvé » en véritable « readymade ». Et il ne suffira pas que n’importe qui, fut-il(elle) un(e) artiste autoproclamé(e) — choisisse un objet déjà réalisé (tout trouvé) pour que celui-ci devienne, — par le simple choix de la personne —, un readymade. Dans leur très grande majorité, les commentaires et tentatives d’explications de ce que sont les readymades s’appuient sur la définition qu’avait établie André Breton dans son texte « Phare de la mariée » (revue Minotaure 1934) : « Objets manufacturés promus à la dignité d’objets d’art par le choix de l’artiste ». Mais André Breton semble avoir fait fi des explications mêmes de Marcel Duchamp. n’évoquant que la partie « tout trouvé » du readymade. Lorsque Duchamp invente et utilise le terme readymade, il parle, lui, de la partie « tout fait », après que « l’écart » ait été opéré. Lorsque Francis M. Naumann, spécialiste mondial incontesté du travail de Marcel Duchamp donne sa définition du readymade, dans « Marcel Duchamp, l’art à l’ère de la reproduction mécanisée « (2004, Hazan ), il perpétue l’ambiguïté en n’évoquant que la partie « tout trouvé » du readymade, c’est à dire en faisant porter à l’artiste la seule responsabilité de la définition. Or « l’écart » doit jouer son rôle, le readymade ne devient readymade que parce que de « tout trouvé », il est mis dans une situation telle qu’il devient une œuvre d’art. Le « tout trouvé » est proposé au monde artistique, il est généralement refusé par le plus grand nombre comme une proposition trop radicale ou trop critique, ou trop éloignée des codes esthétiques en vigueur ; plus tard il est de nouveau regardé par des « esthètes », un petit nombre qui, par souci de singularité, de distinction ou de provocation, va le réhabiliter, le valider et le faire rentrer dans le processus du marché de l’art. Ce n’est qu’à ce moment que l’objet « tout trouvé » devient un readymade. Sous l’apparence d’un objet manufacturé, il est devenu un objet d’art par l’opération sociologique de la validation.

André Breton « Phare de la mariée » (revue Minotaure 1934)

Beaucoup d’artistes s’emparent de la définition conventionnelle pour proposer des objets « tout trouvé » comme readymades. Cependant, ils n’ont pas fait encore la moitié du chemin, la moitié du travail qui les mèneraient à créer un readymade. Beaucoup de critiques, d’historiens de l’art, d’enseignants proposent sans la questionner la définition de Breton. En cela ils prolongent indéfiniment la même méprise.

« Un ready-made est une œuvre d’art sans artiste pour la faire ». Marcel Duchamp 1963

Mais alors, qui la fait, si ce n’est ceux qui sont en position de valider l’objet comme œuvre d’art ? Le centenaire — inachevé — du Grand verre / p. 56


Le domaine du readymade

« Toute faite », la liste des readymades de Marcel Duchamp • bilboquet / 1910

readymade archaïque. cadeau à Max Bergmann

• roue de bicyclette / 1913

readymade à rebours. readymade aidé. [voir lettre à Suzanne 1916] octobre

• pharmacie / 1914

readymade à rebours. [voir lettre à Suzanne 1916] readymade rectifié. cadeau (3 exemplaires)

• égouttoir / 1914

readymade à rebours. [voir lettre à Suzanne 1916] Porte-bouteilles, hérisson bottle rack.

• pulled at 4 pins / 1915

readymade à rebours. [voir lettre à Suzanne 1916] novembre/décembre. New York.

• in advance of the broken arm / 1915

Premier readymade direct. nov. New York. [En prévision du bras cassé]

• Lettre à sa sœur Suzanne / 1916

janvier. utilise pour la première fois le terme « readymade ».

• Woolworth Building / 1916

readymade potentiel. Janvier [note : trouver inscription pour WB comme readymade]

• peigne / 1916

readymade [ 3 ou 4 gouttes de hauteur n’ont rien à faire avec la sauvagerie]

• … pliant,… de voyage / 1916

readymade aidé. [Underwood tywriter cover]

• trébuchet / 1916

readymade. exposé galerie Bourgeois NY avril 1916 [passé totalement invisible]

• porte chapeaux / 1916

readymade. exposé galerie Bourgeois NY avril 1916[passé totalement invisible]

• apolinère enameled / 1916

readymade rectifié.

• à bruit secret / 1916

readymade aidé. cadeau (3 exemplaires à l’origine)

• Rembrandt / 1916.

readymade réciproque (et fictif) [se servir d’un Rembrandt comme planche à repasser]

• fountain / fontaine /1917

readymade aidé. signé R. Mutt. « On n’a que : pour femelle la pissotière et on en vit ».

• sculpture de voyage / 1918

readymade aidé. (disparu par auto-fragilité)

• Le tableau d’oculiste / 1918

readymade potentiel Philadelphia, museum of art

• ready made malheureux / 1919

readymade à distance. cadeau . Lettre à sa sœur Suzanne

• L.H.O.O.Q. / 1919

readymade rectifié.

• chèque Daniel Tzanck / 1919

ready made imité. cadeau

• 50 cc air de Paris / 1919

readymade rectifié. cadeau

• fresh widow / 1920

readymade aidé. signé Rrose Sélavy

• why Not Sneeze, Rose Sélavy ? / 1921

readymade aidé. cadeau nommé Rrose Sélavy

• belle haleine eau de voilette / 1921

readymade aidé. signé Rrose Sélavy

• la bagarre d’Austerlitz / 1921

readymade aidé. signé Rrose Sélavy

• wanted, $2,000 Reward / 1923

readymade rectifié. signé Rrose Sélavy

• obligation Monte-Carlo / 1924

readymade aidé. [Obligation pour la roulette de Monte-Carlo] signé Rrose Sélavy

• porte, 11 rue Larey / 1927

readymade aidé.

• Les hommes au miroir / 1934

ready made littéraire

• boite de cigarette / 1943

(coll. part. / pas d’images)

• allégorie de genre / 1943

readymade aidé. [Portrait de George Washington]

• jeu d’échecs de voyage / 1944

readymade aidé.

• tifs / 1946

readymade aidé. [Dans la boite en valise de luxe à Roberto Matta]

• cadenas à vélo (U) / 1946

readymade. (disparu) [Dans la boite en valise de luxe à William Copley]

• gilet / 1957

readymade aidé. cadeau à Teeny. [boutons en caractères d’imprimerie]

• gilet / 1957

readymade aidé. cadeau à Sarah Barret. [boutons en caractères d’imprimerie]

• gilet / 1957

readymade aidé. cadeau à Benjamin Perret. [boutons en caractères d’imprimerie]

• des délices de Kermoun / 1958

readymade aidé. cadeau [découvert en 1981 / rendu public en 1987]

• sculpture morte / 1959

readymade aidé.

• couple de tablier / 1959

readymade aidé. inclus dans la « boite alerte »

• signed sign / 1963

readymade provoqué. cadeau

• faux vagin / 1963

readymade provoqué. cadeau

• le bouche évier / 1964 • czech Check / 1965

readymade imité. cadeau

• chèque Bruno / 1965

readymade imité. cadeau

• urne funéraire / 1965

readymade provoqué. signé Rrose Sélavy

• trousseau de clés / 1968

readymade provoqué et posthume. octobre Le centenaire — inachevé — du Grand verre / p. 57


Certains ready-made sont altérés ou combinés avec d’autres éléments, ce qui nécessité l’utilisation d’adjectifs qualificatifs tels que aidé, imité, imprimé, rectifié, ou de préfixes comme semi. Le readymade est un objet déjà tout fait, choisi et proposé comme production artistique. On le dit aidé quand l’objet est signé ou qu’il est un assemblage de plusieurs objets ; rectifié ou corrigé quand il est plus ou moins transformé ; imité lorsque c’est la reproduction d’une figure existante ; provoqué lorsqu’il est proposé à MD par quelqu’un d’autre ; il existe aussi un readymade réciproque et un readymade littéraire. Je rajouterais deux catégories : le readymade à rebours et le readymade potentiel. Peut-être aussi un readymade archaïque (pré-readymade) et un readymade posthume. Marcel Duchamp a cette intuition qu’à l’ère moderne, ce n’est plus l’artiste, quelle que soit la sincérité de son travail, qui décide de l’existence même de l’œuvre d’art, mais que ce sont les décideurs. Dans son esprit, à l’époque de l’art moderne, les œuvres d’art n’existent que parce qu’elles ont été refusée puis réhabilitées et que dans ce processus, les artistes sont exclus. Pour Marcel Duchamp, une œuvre de Manet (refusée puis réhabilitée), une œuvre de Picasso (refusée puis réhabilitée), son propre tableau « nu descendant l’escalier n°2 (refusé puis réhabilité), une œuvre impressionniste (refusée puis réhabilitée), une œuvre de Van Gogh (réfusée puis réhabilitée), ce sont déjà des readymades. Ce sont des « tout trouvé » (de la toile avec des pigments disposés par un artisan) et par l’opération de la réhabilitation, ils sont devenus des « tout fait », des readymades. Germa alors dans l’esprit de Marcel Duchamp la nécessité d’une démonstration de cette intuition. Ce sera l’histoire de « Fontain » et du « Grand verre », puis cela deviendra l’histoire de sa vie.

IV/V La saga Fountain Nous fêterons le 9 avril 2017 le centième anniversaire de l’existence d’une œuvre d’art dont l’original n’a jamais été exposé et a très vite été « perdue », mais qui, cent ans plus tard, est sans cesse citée comme l’une des œuvres d’art majeure du siècle. Le 10 avril 1907, c’est le premier jour de l’ouverture de la première exposition de l’association « The Society of Independent Artists » autrement appelée «The big show» au Grand Central Palace de Manhattan, qui permettra de présenter deux-mille pièces d’artistes du monde entier. Une de ces pièces aurait pu être « Fountain », — un urinoir en porcelaine blanche signé R. Mutt — mais un jury exceptionnellement réuni pour statuer sur elle l’a refusée. « Fountain» n’a donc jamais été montrée et a très vite été perdue. Porte-Chapeaux et Fountain (accrochée à un linteau de porte, dans l’atelier de Marcel Duchamp. Vers 1917-1918 ? (photographie issue de «Marcel Duchamp par Neumann - 1999 - Hazan)

Les faits, archi-connus, méritent d’être relatés sous le bon angle. L’association « The Society of Independent Artists » était une association créée à New York en 1916 dans le but d’organiser des expositions annuelles de créateurs modernes dont Marcel Duchamp était membre directeur. Dans les membres du bureau, on retrouvait une majorité des anciens membres de l’Association of American Painters and Sculptors qui avait organisé l’Armory Show en février 1913.

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Le domaine du readymade Le principe de la société était que tout artiste pouvait en devenir membre en remplissant un simple formulaire. Il n’y avait « ni jury, ni récompense » et pour son premier salon, qui se tient à New York à partir du 10 avril 1917, la Société américaine autorisait librement tout membre à exposer l’objet de son choix moyennant un droit s’élevant à six dollars : en principe, aucun artiste ne pouvait être refusé pour « raisons esthétiques ». Un tirage au sort [des lettres de l’alphabet) devait décider de la première œuvre exposée. Ce fût la lettre « R ». Dans ces conditions, Duchamp décide d’envoyer sous le pseudonyme de « R. Mutt » un urinoir en porcelaine (article de sanitaire acheté dans un magasin de la société J. L. Mott Iron Works, à New York) comme sculpture destinée à l’exposition. L’auteur masqué passe alors pour un artiste parfaitement inconnu, originaire de Philadelphie et bien sûr, personne ne reconnaît Duchamp derrière ce nom. Or, « l’appareil sanitaire » envoyé par R. Mutt n’est pas exposé au prétexte que « sa place n’est pas dans une exposition d’art et que ce n’est pas une œuvre d’art, selon quelque définition que ce soit ». La décision est prise par William Glackens, le président de la SIA, au terme d’un vote à la majorité qui a réuni les membres du comité directeur le 9 avril, la veille du vernissage, contrairement au principe suivant lequel il n’y a pas de jury. Les motifs plus précis invoqués pour refuser l’envoi de Richard Mutt auraient été que l’objet est « immoral et vulgaire » et que l’objet est un plagiat ou plutôt une « pièce commerciale ressortissant à l’art du plombier ». Le peintre George Bellows pense qu’il s’agit d’une « blague », mais Walter Arensberg défend Richard Mutt du fait que « le droit d’admission a été payé », qu’« une forme séduisante a été révélée, libérée de sa valeur d’usage » et, ajoute-t-il, que « quelqu’un a accompli un geste esthétique ». Beatrice Wood relate les propos échangés entre Walter Arensberg et le peintre George Bellows : « Nous ne pouvons pas l’exposer, disait Bellows. — Nous ne pouvons pas le refuser, la cotisation a été payée répondit Arensberg. — C’est indécent !, hurla Bellows. — Cela dépend du point de vue », ajouta Arensberg, avec un large sourire [...] Puis, avec la dignité d’un doyen s’adressant à une assemblée, il exposa : « Une forme agréable a été révélée, libérée de sa finalité fonctionnelle, de sorte qu’un homme a clairement apporté une contribution esthétique ». Au moment où Duchamp apprend que l’objet de Richard Mutt est refusé, il démissionne du comité directeur de la société — sans dévoiler toutefois son lien avec R. Mutt — et Arensberg fait de même. L’exposition se déroula normalement et avec succès… sans « Fountain». Photographie d’Alfred Stieglitz imprimée dans la revue «The Blind Man» mai 1917

A la suite de l’exposition, Marcel Duchamp s’organise pour vanter les vertues de «Fountain» dans les colonnes de la revue «The Blind Man» dont il est le co-fondateur, avec Henri-Pierre Roché, Beatrice Wood et Louise Norton. À la demande de Duchamp, Alfred Stieglitz réalise pour The Blind Man une photographie de la Fontaine. Elle est prise devant un tableau de Marsden Hartley. Ce document photographique constitue à ce jour la seule trace de « l’objet d’exposition refusé par les Indépendants » lors de l’exposition de 1917. Stieglitz expose un temps l’objet de Richard Mutt dans sa galerie Le centenaire — inachevé — du Grand verre / p. 59


new-yorkaise, 291, où la photographie a été prise. On ne sait pas ce que l’urinoir est devenu par la suite. Extrait de l’article de Louise Norton dans the blind man n°2 mai 1917 MARCEL DUCHAMP The Richard Mutt Case, Letter to The Blind Man May 1917 Ils disent que tout artiste qui a payé six dollars peut exposer. Mr Richard Mutt a envoyé une fontaine. Sans discussion cet article a disparu et n’a jamais été exposé. Quels ont été les motifs de refus de la fontaine de M. Mutt : 1. Certains ont soutenu qu’il était immoral, vulgaire. 2. d’autres, que c’était un plagiat, une pièce de plomberie. Cependant, la fontaine de M. Mutt est pas immoral, c’est absurde, pas plus qu’une baignoire n’est immoral. Il est un appareil que vous voyez tous les jours dans les vitrines des plombiers. Que Mr Mutt, ait fait ou non de ses propres mains la fontaine n’a pas d’importance. Il l’a CHOISI. Il a pris un article ordinaire de la vie courante, l’a placé de telle sorte que sa signification d’usage a disparu sous le nouveau titre et cela créé un nouveau point de vue, une nouvelle façon de penser cet objet. De la plomberie ? Cela est absurde. Les seules œuvres d’art que l’Amérique ait données sont ses tuyauteries et ses ponts. (…) Le seul ready-made que MD cherche à promouvoir est bien sûr Fountain, cet urinoir en porcelaine posé à l’horizontale sur le côté plat qu’on accroche généralement au mur. (…) Il a compris les relations de l’art marchand et du sacré. Il a perçu que la croisée du regard de l’artiste et de celui du public faisait l’œuvre et son éventuelle renommée, puis sa postérité. D’où cette tentative de sacralisation d’une œuvre qui n’en est pas une, simplement choisie, signée et intitulée, comme pour mener un raisonnement à la limite : considérant un salon d’art contemporain, des artistes qui déposent, des commissaires qui exposent, des visiteurs qui supposent, des critiques qui s’opposent, est-ce que la main de l’artiste encore s’impose ? Ou bien suffit-il que son intention il propose ? (…) Jean Marc Bourdin MD libéré du désir mimétique « D’essence immatérielle, le ready-made n’a par ailleurs aucune importance physique : détruit, il peut être remplacé, ou pas. Nul n’en est propriétaire. ». Marcel Duchamp parle des ready-made à Philippe Collin, Le récit qui suit est le simple constat de l’opération de réhabilitation de «Fountain» par le biais d’une série d’expositions, avec sa cohorte d’Interviews et de publications. Ces différents événements sont issus et commentés par exemple dans «Marcel Duchamp, L’art à l’ère de la reproduction mécanisée» par Francis M. Naumann en 1999 aux éditions Hazan.

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« Fountain », du refus à la réhabilitation 1917. Deux photos attestent de la présence de « Fountain » dans l’atelier de Duchamp, accroché au linteau d’une porte. 1917. Une semaine après l’ouverture de l’exposition, l’urinoir était visible dans la galerie d’Alfred Stieglitz, qui prépara une photographie de son revers, placé contre la surface d’une toile de Marsen Hartley, et publiée dans The Blind Man. L’original de «Fountain» est perdu. 1938. maquette en papier mâché (75 mm de haut) pour modèle et reproduction par un artisan en porcelaine à 25 exemplaires Porte-Chapeaux et Fountain (accrochée à un linteau de porte, dans l’atelier de Marcel Duchamp.

Octobre 1948. Exposition « Twentieth century Art from Louise and Walter Arensberg » au Art Institute de Chicago. Lorsque la collection Arensberg fut exposée à Chicago, tous les critiques commentèrent l’œuvre de Duchamp ; mais dès qu’ils avaient l’occasion de poser des questions à l’artiste, ils lui demandaient presque toujours pourquoi il avait abandonné la peinture. Comme au temps de New-York, toutefois, bien peu firent attention aux readymades. Ceux de la collection Arensberg étaient relativement petits et assez peu importants, la majorité des autres ayant été depuis longtemps perdus ou jetés.

Vers 1917-1918 ? (photographie issue de «Marcel Duchamp par Neumann - 1999 - Hazan)

Septembre 1950. Exposition « Challenge and Defy Extreme Examples by XX Century Artistes, French an Americans » Galerie Sydney Janis New-York. Au printemps 1950, Sidney Janis avait demandé l’autorisation à Marcel Duchamp de réaliser une réplique de Fontaine. Janis chercha dans les marchés aux puces et les brocantes pour découvrir un urinoir ayant l’allure de l’original. La réplique est exposée sur un socle très bas. Fountain. Réplique par Sidney Janis 1950 1953. Exposition « DADA, 1916-1923 » Galerie Sydney Janis New-York. La réplique déjà existante est suspendue au-dessus de la porte d’entrée, associée à une branche de gui. « Hommes et femmes étaient plaisamment invités à se réunir sous cet objet, qui semblait matérialiser dans la pensée de Duchamp un mélange de connotations mâles et Femelles » (William Camfield) 1959. Exposition « Art of the Found Objet » Roy Moyer au Time Life Building de New-York. Duchamp décide d’y exposer son Porte-bouteilles. Il écrit à Man Ray pour lui emprunter la version de 1935-1936 que celui-ci avait gardé dans sa collection. Malheureusement l’objet a été égaré depuis. Duchamp encourage donc son ami à en racheter un exemplaire au Grand Bazar de l’Hôtel de Ville. Man Ray s’exécute et expédie l’objet à New York. Comme Rauschenberg l’écrit dans ses notes, il apprend au cours d’une conversation avec Roy Moyer, l’organisateur de l’exposition, que tout est à vendre et c’est ainsi qu’il se décide à acheter le Porte-bouteilles. Rauschenberg avait déjà rencontré Marcel Duchamp en 1953 à la Stable Gallery. Depuis lors, Jasper Johns et lui-même étaient devenus des proches de l’artiste français. « Les ready-made sont peut-être uniques en tant qu’idée, mais ils ne le sont pas nécessairement en tant que réalisations. Par exemple, Porte-bouteilles original de Duchamp a été perdu et remplacé par un autre que l’on peut voir ici ». (Roy Moyer) Bien que Duchamp eût lancé l’idée du ready-made plus de quarante ans plus tôt, époque à laquelle un petit nombre d’artistes saisirent immédiatement son importance pour l’appliquer à leurs propres œuvres, c’est seulement à la fin des années cinquante et dans les années soixante qu’un petit nombre de conservateurs de musées, de cri-

1916-1918 Henri Pierre Roché, Marcel Duchamp’s Studio

Fountain. Modèle réduit - Galerie Tokoro

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tiques et d’historiens d’art commencèrent à reconnaître son importance dans l’histoire de l’art moderne. Fin des années cinquante, Rauschenberg et Johns commencent à intégrer des objets dans leurs œuvres et se rattachent au travail de Duchamp. 19 janvier 1959. ITW de M.D par George Heard Hamilton pour la BBC « Si l’art est compris comme une réalisation à la main, alors la plupart des ready-made contredisent cette définition, ce qui — pour lui — fait partie de leur raison d’être : « C’est une façon formelle de refuser la possibilité de définir l’art » avril 1959. ITW revue The village Voice par Jerry Tolmer « L’art, qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? Votre vie entière, un esprit productif, peut être une œuvre d’art? Même l’action peut être une œuvre d’art ». 1960. Rauschenberg présenta à Marcel Duchamp le porte-bouteilles, qu’il avait acheté trois dollars à l’exposition « Art in the Found Object ». C’est avec beaucoup d’appréhension que Rauschenberg aborda Duchamp pour lui demander s’il voulait bien le signer. Il devait expliquer plus tard : « J’avais mûrement pesé les raisons philosophiques, esthétiques ou éthiques pour savoir pourquoi et comment je pourrais demander à Duchamp de signer le porte-bouteilles. Je lui demandait s’il voulait bien le signer. Il en fut charmé et Teeny dit Que Marcel signerait naturellement tout ce qu’on voudrait». Duchamp apposa sa signature à l’intérieur et ajouta l’inscription suivante : Impossible de me rappeler la phrase originale », relevant par là l’oubli de ce qu’il avait écrit en 1914. « DADA, 1916-1923 » Galerie Sydney Janis New-York 1953 Exposition « The art of assemblage » au MoMa de New-York -1961

56 ans plus tard, le 9 octobre 2016. Quotidien « le Figaro » : La Fondation Rauschenberg de New York a confié au galeriste de Paris-Salzbourg Thaddaeus Ropac le soin de vendre cette pièce historique de 1959 pour un prix non dévoilé. Elle serait estimée à 10 millions d’euros. 1960. Conférence de Marcel Duchamp « Should the artist go to the college ? » (L’artiste doit-il aller à l’université ?) au Hofstra College à Hempstead (New-York) 1961. Conférence de Marcel Duchamp « Where do we go from here ? » (Maintenant, où allons-nous ?) au Philadephia Museum College 1961. Exposition « The art of assemblage » au MoMa de New-York. Exposition qui va également à Dallas et San Francisco. A cette occasion, conférence de Marcel Duchamp. « A propos of readymades » « Après avoir décrit quelques exemples, il essayait d’expliquer que les ready-made n’étaient pas choisis pour leurs éventuelles qualités esthétiques : « Le choix repose sur une réaction d’indifférence visuelle, avec en même temps une absence totale de bon ou de mauvais goût […], en fait, une anesthésie complète ». Ces remarques avaient sans doute été provoquées par un commentaire fait quelques années plus tôt par le peintre Robert Matherwell (et cité par Seitz dans le texte qu’il écrivit pour le catalogue) : le porte-bouteilles était, selon lui « une forme plus belle que presque tout ce qui se faisait, en 1914, en fait de sculpture ». Duchamp s’efforça de clarifier et de rectifier cette mauvaise interprétation de ses intentions. En privé,

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toutefois, il exprima sa frustration de voir que les jeunes artistes incorporaient son idée de ready-made dans leurs œuvres sans vraiment comprendre ce qu’il avait essayé de faire. Dans une lettre à Hans Richter, il avait déjà fait le commentaire suivant : « Ce néo-dada qu’ils appellent nouveau-réalisme, pop art, assemblage, etc. est une solution de facilité et vit ce que dada a déjà fait. Lorsque j’ai découvert les ready-made, j’ai essayé de disqualifier l’esthétique. Dans leur néo-dada, il sont pris mes ready-made et y ont trouvé une beauté esthétique ; je leur ai jeté un porte-bouteilles et un urinoir à la figure, comme un défi, et voici qu’ils les admirent pour leur beauté esthétique ! » « Je ne veut pas détruire l’art pour qui que ce soit d’autre, mais pour mon propre compte, c’est tout. »

Eve Babitz & Marcel Duchamp 1963 Pasadena par Julian Wasser

Julian Wasser / Andy Warhol, Irving Blum, Billy Al Bengston and Dennis Hopper, at the Opening Reception, Duchamp Retrospective, Pasadena art Museum, 1963

16 février 1963. Ouverture Exposition du 50ème anniversaire de « L’Armory Show » au Munson Williams Proctor Institut à Utica (New-York). 27 avril 1963. Exposition Galerie Buren de Stockholm. 13 Répliques de Ulf LInde. Automne 1963. Exposition « By or of Marcel Duchamp or Rrose Sélavy » au Museum of Art de Pasadena. Première grande rétrospective Duchamp. Réplique Fontaine de Sidney Janis. Présentation de la réplique du Grand verre de Ulf Linde dans la même salle que les readymades. Présence de Hamilton et Andy Warhol. Célèbre séance photo de Julian Wasser. 6 juin 1964. Exposition « Hommage à Marcel Duchamp » à Milan par Arturo Schwarz. Editions de copies de ready-made en 8 exemplaires, signés et numérotés par M.D. + réplique Ulf Linde. Gorsline demande à M.D. de signer un porte-bouteilles qu’il avait trouvé dans une décharge. Duchamp Le centenaire — inachevé — du Grand verre / p. 63


refuse à regret : « Je viens juste de signer à Milan un contrat avec Schwarz, l’autorisant à faire une édition (huit répliques) de tous mes ready-made, y compris le porte-bouteilles. Je me suis donc engagé par écrit à ne plus signer de ready-made, afin de protéger son édition. Mais signature ou pas, votre trouvaille a la même valeur « métaphysique » que n’importe quel ready-made ; il a même l’avantage de ne pas avoir de valeur commerciale ». 14 janvier 1965. Exposition « Not Seen and / or Less Seen of / by Marcel Duchamp / Rose Sélavy, 1904-1964 » Galerie Cordier et Ekstrom à NewYork. 90 œuvres, itinérante de 1965 à 1968 16 ville et 4 pays. ITW par Grace Glueck : « Je ne pense pas que la peinture à l’huile durera encore cinquante ans. Elle va cesser d’exister, comme les manuscrits enluminés. De nouvelles formes de vie et de nouvelles techniques naissent constamment. Pour ce qui est des musées, ils continueront probablement de collectionner des choses, mais ils pourront les stocker sur bandes. On pourra voir une exposition d’art à Tokyo en appuyant simplement sur un bouton ». 1966. Marcel Duchamp. Exposition chez Cordier & Ekstrom Gallery NYC 1965. ITW Don Morisson. Comme celui-ci notait que la sélection des ready-made l’enfermait dans une inévitable contradiction, Duchamp répondit : « La contradiction est toute l’affaire ». Bien qu’il ait toujours proclamé que les ready-made étaient sélectionnés avant tout pour leur manque total de valeur esthétique, il avoua que, le temps passant, ils devenaient si familiers qu’ils finissaient par acquérir une certaine beauté : « Je vais garder quelque chose longtemps, et soudain, horreur ! ça commence à devenir beau. C’est trop fort ! Ce damné hérisson (c’est ainsi que Duchamp appelait son Porte-bouteilles) est devenu un grand souci. Il a commencé à devenir trop beau ». 16 juillet 1966. Rétrospective « The Almost Complet Works of Marcel Duchamp » à la Tate gallery de Londres. Organisée par Richard Hamilton. 240 pièces. Répliques par Hamilton. ITW à la BBC : « [Les ready-made] ne sont pas dans la course des œuvres d’art, voyez-vous, ils ne sont pas considérés comme des œuvres d’art ; ils n’entrent pas dans la compétition de l’argent. Vous n’avez pas besoin de dépenser des masses d’argent pour en avoir et vous pouvez en avoir de toute façon, puisque je dois signer chacun d’eux. telle est leur caractéristique essentielle, ils ne sont pas dans la course […]. Je veux dire qu’ils n’en relèvent pas. »

1966. Marcel Duchamp (with Benedetta Barzini), Cordier & Ekstrom Gallery NYC

Juin à sept 1967. Exposition « Ready-mades et éditions de et sur Marcel Duchamp», Galerie Givaudan, Paris juin 1967. ITW avec Philippe Colin. « Si l’on fait une édition de huit exemplaires, comme pour une sculpture, comme Bourdelle ou un autre, ce n’est pas exagéré. Il y a certaines choses que l’on appelle multiples, qui vont à cinquante, deux cent copies. Là, je ne suis pas d’accord, parce que c’est réellement trop vulgaire. Cela vulgarise d’une façon inutile des choses qui auraient de l’intérêt si elles étaient vues par moins de monde. Il y a trop de gens qui regardent de part le monde ; il est nécessaire de se débarrasser du trop grand nombre de regardants […]. ce n’est pas le problème visuel du ready-made qui compte, c’est le fait même qu’il existe. Il existe pour rentrer dans votre mémoire. Vous n’avez pas besoin de le voir pour entrer dans le domaine du ready-made […]. C’est antérieurement de la matière grise ; ce n’est plus du tout rétinien ».

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Le domaine du readymade

« Je me suis efforcé de me contredire moimême, pour éviter de me conformer à mon propre goût » Cité dans Harriet et Sidney Janis, « Marcel Duchamp, anti-artist », View n°1, mars 1945, p. 18

Affiche Exposition par Marcel Duchamp Galerie Givaudan 1967

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Le domaine du readymade V/V L’expérience fondamentale Nous pouvons ici, désormais, lister les différentes étapes de l’expérience fondamentale de Marcel Duchamp Etablissons la check-list du processus qu’a enclenché Marcel Duchamp avec « Fountain » : 1. M.D. est co-fondateur de l’expo et de l’association de ses organisateurs, la «Société des Indépendants de New-York». Cette association organise, à partir du 10 avril 1917, une exposition «d’art moderne américain» au Grand centrale palace à New-York. 2. M.D. est co-initiateur des règles et conditions d’exposition (entre autres : pas de jury de sélection ; il suffit de payer un droit d’expo et l’on peut exposer ce que l’on veut). 3. M.D. envoie une œuvre comme exposant, mais sous le pseudonyme de R. Mutt, un urinoir signé et intitulé «Fountain». 4. M.D. n’est pas présent lors du comité (irrégulier selon les statuts de l’exposition) qui décide de l’éviction de «Fountain». 5. M.D. démissionne de l’organisation de l’expo, suite à la tenue de ce comité. 6. M.D. est co-fondateur de la revue «The Blind Man». 7. Dans «The Blind Man» n°1, daté du 10 avril 1917, jour de l’ouverture de l’exposition, Pierre-Henri Roché fait un éloge argumenté des statuts et des ambitions de «Société des Indépendants de New-York» 8. M.D. fait photographier «Fountain»par Alfred Stieglietz (photographe très célèbre à l’époque) 9. M.D. écrit et fait écrire des textes vantant les vertus de «Fountain» dans la revue «The Blind Man» n°2, daté de mai 1917, avec la photographie de Stieglitz, authentifiant ainsi la présence de cette pièce dans la mémoire de l’histoire de l’art. 10. «Fountain» est «perdue», l’original n’a jamais été retrouvé. 11. 20 années plus tard, en 1938, les premières répliques, en modèles réduits, sont éditées à 25 exemplaires, pour les besoins de la fabrication des premières «boites en valise», musée portatif fabriqué par Marcel Duchamp. 12. 10 années plus tard encore, en 1948, une première réplique grandeur nature, acceptée par M.D, est exposée par Sidney Janis à New-York. Le processus de réhabilitation est enclenché. 13. etc. [Voir Le domaine du ready-made IV/V La saga Fountain] On peut consulter ici le site «The Fountain Archives» par Saâdane Afif. Depuis 2008, Saâdane Afif recense et recueille toutes les publications où apparaissent l’image de «Fountain». Il est temps de récapituler — avant de poursuivre vers les explications sur le «Grand verre»—, l’ensemble du processus expérimental duchampien. Le domaine du readymade s’est constitué à partir d’une expérimentation que Marcel Duchamp a mise en œuvre en avril 1917. C’est une expérimentation dans tous les sens du terme. M.D. provoque une expérience pour en observer les résultats et il la poursuit systématiquement, afin de vérifier la validité de ses hypothèses de départ et de déduire des connaissances constructives pour le champ de l’histoire de l’art. C’est en ce sens qu’on peut affirmer que Marcel Duchamp, après avoir abandonné l’activité d’artiste, s’est consacré à celle de sociologue,ou d’anthropologue, en tout cas à celle de scientifique dans le champ des sciences humaines. Le centenaire — inachevé — du Grand verre / p. 66


Le domaine du readymade C’est un peu dur à avaler pour beaucoup de commentateurs du champ de l’art, mais ce sont les résultats mêmes de cette expérimentation qui en indiquent la réalité. La réussite de l’expérience de Duchamp, c’est que les readymades sont devenus des œuvres d’art, alors qu’ils avaient été créés en dehors du champ de l’art. Ces readymades ont étés consacrés œuvres d’art en vertu de l’hypothèse que M.D. avait émise, c’est à dire indépendamment des critères esthétiques ou de savoirs-faire artistiques. L’hypothèse de MD : Depuis l’avènement de l’art moderne (avec Courbet et Manet), l’accession au statut d’œuvre d’art échappe à l’artiste pour se reporter sur un mécanisme de choix par des esthètes. Ce mécanisme de choix est caractérisé par : 1° un refus du plus grand nombre (parce que les productions sont jugées trop ceci ou trop cela) ; 2° une réhabilitation par un petit nombre, des esthètes. [Cette hypothèse est déclenchée par l’expérience vécue par Marcel Duchamp lui-même avec sa toile « Nu descendant un escalier n°2 »]. Processus d’expérimentation : Marcel Duchamp choisit un objet repoussoir et trivial (un urinoir), le propose comme œuvre d’art et organise les conditions mêmes de son refus. Voir le descriptif dans les articles : [#5 La saga de Fountain]. Le protocole d’expérimentation : il est rédigé sous forme d’une production plastique singulière appelée le « Grand verre », autrement nommée « La mariée mise à nue par ses célibataires même ». Le « carnet de bord » de la rédaction de ce protocole est consigné sous la forme de « la boîte verte », qui regroupe 93 notes de travail. Ce protocole est codé pour que l’expérience ne soit pas connue des sujets (les amateurs d’art) qui vont y participer. Mais ce protocole est bien rédigé à partir de 1915 (Duchamp prend date de son processus expérimental), soit deux années avant le lancement de l’expérience proprement dite. La multiplication de l’expérience sous la forme de readymades se poursuit dans un premier temps jusqu’à la fin de la réalisation du « Grand verre » en 1923. Puis, jusqu’à la fin de sa vie, Marcel Duchamp viendra alimenter en readymades, de façon fragmentée, cette expérimentation. Le langage : codé, il est nommé par Duchamp le « nominalisme ». Il consiste à substituer à la réalité des éléments étudiés une image, métaphorique et visuelle. Exemples : A chaque fois que sont utilisés par Marcel Duchamp des liquides, des récipients, des gouttes, ces éléments évoquent le « jugement de goût » dans le processus artistique ; A chaque fois que sont utilisés des matériaux ou des formes souples, ces éléments font référence à la vitalité, la liberté du geste artistique. Les résultats : Les résultats de l’expérimentation sont rédigés sous la forme d’un diorama intitulé « Etant donnés 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage… », accompagné d’un manuel d’instructions et tout deux publiés à titre posthume.

Manuel D’instruction pour «Etant donnés...» Marcel Duchamp

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«DANS LE MONDE RÉELLEMENT RENVERSÉ, LE VRAI EST UN MOMENT DU FAUX.» Guy Debord

« La société du spectacle »

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Tenant les « Cœurs volants », par Michel Sima, 1960.


Abstract : l’œuvre de Marcel Duchamp Né en 1887, Marcel Duchamp, est un peintre reconnu par ses pairs cubistes et modernes jusqu’à ce que l’une de ses toiles, Nu descendant un escalier, soit refusée par ses propres amis lors d’un accrochage à Paris. La toile est cependant exposée lors de l’Armory show, le premier grand salon artistique des Etats-Unis en 1913. A cette occasion, la peinture jouit d’une célébrité paradoxale puisqu’elle est la risée du grand public américain (un personnage nu mécanisé, une décomposition des formes encore jamais vue, le titre peint à même le tableau) mais qu’elle est appréciée et vantée par quelques esthètes. Duchamp cesse alors de peindre et s’engage dans une expérimentation autour de ce qu’il nomme Loi de la pesanteur, loi qu’il ne cesse de mettre en scène jusqu’à la fin de sa vie, en 1968. Selon Duchamp, la Loi de la pesanteur est le dispositif social par lequel un objet produit par un artiste ne devient une œuvre d’art et n’accède à la postérité que s’il est dans un premier temps refusé par le plus grand nombre puis réhabilité par quelques-uns. Marcel Duchamp sur un vélo à Blainville 1902

Portrait par Agnès Bellon 1937

En 1917, pour démontrer cette loi, Marcel Duchamp met en place une expérimentation radicale qui consiste à faire advenir un objet déjà tout-fait (un urinoir manufacturée) en objet d’art par la grâce du processus sociologique de la Loi de la pesanteur. Marcel Duchamp avait déjà imaginé le terme de readymade en 1913 pour qualifier des objets choisis par lui afin de montrer que n’importe quel objet peut accéder au statut d’œuvre d’art, pour peu qu’il soit proposé par quelqu’un qui se réclame artiste et qu’il soit « validé » par un petit nombre d’esthètes. En 1917 donc, Marcel Duchamp est le co-organisateur d’une exposition dont il a proposé lui-même le règlement : contre une participation financière symbolique, n’importe qui peut proposer n’importe quelle œuvre. Sous un pseudonyme, Marcel Duchamp fait proposer un urinoir manufacturée signée R.Mutt et appelé Fontaine. Malgré le règlement en place, le jury de sélection dont Duchamp fait également partie refuse l’objet. Marcel Duchamp démissionne alors de l’organisation, fait photographier l’objet par le plus célèbre photographe de l’époque Alfred Stieglitz et créé un magazine The blind man, dans lequel, toujours sous pseudonyme, il fait l’apologie de Fontaine. Marcel Duchamp a tout fait pour que l’objet soit refusé, mais il a aussi tout fait pour que cet objet reste dans les annales de l’histoire de l’art. Perdu et jamais montré, cet objet est pourtant réhabilité quarante années plus tard par quelques galeristes et critiques d’art et ses versions copiées sont exposées dans les musées du monde entier. Simultanément à cette expérimentation, pendant huit années, de 1915 à 1923, Marcel Duchamp exécute une grande image sur verre intitulée La mariée mise à nue par ses célibataires même également appelée Le grand verre. Ce travail se révèle être le diagramme, la mise en image de la Loi de la pesanteur. Mais Marcel Duchamp code ce diagramme et utilise une métaphore mécaniste et sexuelle pour le mettre en image. Pour se faire, Marcel Duchamp invente un langage qu’il nomme lui-même le nominalisme, constitué de mots et de visuels qu’il utilise comme des quasi-rébus. Ce code a très clairement été mis à jour par Alain Boton dans son ouvrage Marcel Duchamp par lui-même, ou presque - éditions FAGE 2012. Pour exemples, dans Le grand verre, l’artiste est représenté sous la forme d’une broyeuse de chocolat de l’époque, les esthètes qui réhabilitent les objets d’art sont représentés par des uniformes et appelés les célibataires, le processus de réhabilitation est représenté par des tamis fabriqués avec de

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Abstract : l’œuvre de Marcel Duchamp

la poussière, l’accession à la postérité est représentée par neufs trous, etc. La métaphore sexuelle est celle de célibataires qui dévoilent, qui mettent à nue la mariée et ainsi l’inséminent pour la faire accéder à la postérité. Conjointement à cette réalisation, Marcel Duchamp produit ce qu’il appelle donc des readymades, des objets ou des matériaux déjà existants sur lesquels il appose un titre/texte et une signature et qu’il offre la plupart du temps à ses amis, hors des circuits marchands de l’art. Ces readymades font partie du dispositif expérimental mis en œuvre par Marcel Duchamp pour démontrer la Loi de la pesanteur. Dans ce sens, ils contiennent tous des indices codés. Par exemple, et toujours selon le décodage mis en lumière par Alain Boton, à propos d’un des premiers readymade Porte-bouteilles : « Un porte-bouteille sert à vider les bouteilles de leurs dernières gouttes après nettoyage. On peut dire qu’il sert à séparer définitivement la bouteille du liquide qu’elle contenait. Or (…) chez Duchamp le liquide représente le jugement de goût et le récipient l’œuvre de l’artiste (tous les récipients, l’urinoir mais aussi les très nombreuses bouteilles que l’on trouve dans sa création). Ainsi le porte-bouteille est l’image même des intentions de Duchamp : séparer ce qui appartient au regardeur, son jugement de goût et comment il fonctionne, et ce qui appartient à l’artiste, à peu près rien, un réceptacle vide. » Ainsi, jusqu’à la fin de sa vie et souvent par l’intermédiaire de son alter-ego inventé Rrose Sélavy, Marcel Duchamp dispersera autant d’indices qu’il produira d’images, d’installations, de scénographies, d’illustrations, d’éditions magazine ou livres, d’artefacts de ses œuvres, de textes, etc.

Portrait par Victor Obsatz 1953

Sa dernière production Etant donné 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage… , travaillée pendant près de vingt années, absolument secrète de son vivant et installée posthumement au musée d’art moderne de Philadephie (USA), est une installation, un diorama qui ne peut être regardé par les spectateurs que par un petit trou creusé dans une porte en bois massive. On y discerne, entre autres, le mannequin d’une femme nue, les jambes écartées, tenant dans une main un Bec auer, une lanterne du début du XXème siècle, sur fond de chute d’eau. Cette installation est l’ultime mise en image par Marcel Duchamp de la Loi de la pesanteur, dans une mise en scène sépulcrale du mécanisme de la postérité dévoilée.

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