Guy masavi la derniere corrida [atramenta net]

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LA DERNIÈRE CORRIDA

Il y avait la foule des grands jours en ce lundi de Pentecôte, une foule de féria, braillarde, imbibée et colorée. Le boulevard Victor Hugo était bondé d’aficionados jeunes et moins jeunes exhibant leur foulard rouge et leur verre de blanc à moitié plein ou à moitié vide. L’ivresse était la seconde nature de la féria, peut-être la première, sa raison d’être sûrement, l’ivresse huppée des bodégas chics, privées, aux accès surveillés, l’ivresse populaire des bodégas vineuses et pisseuses. Vapeurs de vin, de sangria parfumée de cannelle, vapeurs d’urine mêlées de vomis qui se dissipaient dans l’air immobile, lourd et brûlant des ruelles du centre-ville. Partout des refrains de paso-doble, des vocalises roques de flamenco qui vous saisissaient par l’épaule, vous entraînant inexorablement vers le roc de l’amphithéâtre, vers l’espace illuminé, chauffé à blanc, vers le sable ocre de l’arène millénaire. Faites d’ombres et de lumières, savant jeu architectural d’arches fraîches et de gradins brûlés, les arènes de Nîmes attendaient la cinquo de la tarde, l’heure de la corrida. Victor Hugo n’eut pas imaginé un instant donner son nom au boulevard menant à un spectacle consistant à torturer et tuer un taureau devant des spectateurs avinés, spectacle élevé au rang d’un art et devenu patrimoine universel de l’humanité au début du XXIe siècle. D’autres humains ne l’imaginaient pas non plus et s’ils furent longtemps muets, ils portaient haut et fort leurs pensées humanistes, n’hésitant pas à braver les traditions obscures pour ne pas dire 1


obscurantistes des apostats de la tauromachie. C’était les anticorridas. À Barcelone, en Espagne, ces spectacles avaient été interdits et les arènes transformées en centres commerciaux. Passer d’un temple de la torture à un temple du consumérisme n’était guère glorieux, mais ce fut un pas décisif et peu à peu les corridas furent bannies ailleurs. Nîmes et Arles résistaient en France. Mais, l’étau des associations antis se resserrait. Une majorité d’élus du conseil régional pourrait se prononcer contre ce spectacle lors de la prochaine délibération prévue dans quelques heures, tout se tenait à un fil, à une poignée de voix qui basculeraient d’un côté ou de l’autre en fonction des lobbys pros ou anti. En fonction, surtout, de l’opportunisme des élus. L’image humaniste semblait prendre le pas sur celle des traditions, mais hélas, pour le seul sujet de la corrida. Aussi cette féria avait des allures de baroud d’honneur pour les aficionados, et de dernière ligne droite avant la victoire des antis. Un cordon de CRS protégeait les accès aux arènes tandis que des clowns déguisés en toréros défilaient sur les boulevards en provoquant les aficionados. Autant dire que l’ambiance était souvent tendue entre ces deux mondes étrangers l’un à l’autre : les traditions envers et contre toute civilisation, la liberté et l’humanisme envers et contre tout obscurantisme. Souvent, la violence avinée des pros se dressait contre, parfois, la mauvaise foi pacifique des lobbys antis qui n’hésitaient pas à caricaturer la corrida pour mieux frapper les esprits des décideurs. Le monde des traditions contre celui de la raison, mais le raisonnable n’était ni dans un camp ni dans l’autre dès qu’il s’infiltrait dans les couloirs feutrés des institutions. Sur la place de la maison carrée, un groupe d’antis se livrait à une corrida fictive. Rien ne manquait, picador chevauchant un manche à balai à tête d’âne, armé d’un vieux parapluie en guise de pique, nez rouge postiche, toréro en panty, chaussé de pantoufles, un caddy de super marché couvert d’une cape noire faisait office de taureau, un vieux guidon de vélo rappelant un frontal. Un clown poussait la bête sauvage à roulettes qu’un toréro grotesque faisait passer sans grâce dans une muléta noire. Cette farce provoquait un attroupement joyeux devant le rideau de CRS qui interdisait l’accès au boulevard Victor Hugo. Soudain, un homme parmi les spectateurs, emprunta la 2


muléta du « bombero » loufoque. Longue chevelure poivre et sel, ondulante, barbe naissante, marcel blanc sur un petit ventre bedonnant, vieux jeans déchiré et espadrilles rouges, l’homme avait des allures de clodo. Quand il tendit le frêle tissu à deux mètres du caddy en noir, le monstre à roulettes s’élança sur lui avec fougue. L’homme laissa glisser le leurre à ses pieds rentra le ventre pour éviter de justesse le guidon menaçant. Puis, gardant les deux jambes tendues et immobiles, le toréro de fortune se cambra fièrement alors que le charriot et son clown finissaient leur course dans le vide. L’homme au nez rouge trébucha et s’étala sur le pavé. Si la chute provoqua une bronca(7) ce fut d’éclats de rire. Elle était involontaire et le clown, piqué dans sa fierté, s’empara à nouveau de son fauve mobile et fonça sur ce toréro en espadrilles qui se la jouait matador. Mais, celui-ci, face au féroce charriot qui le visait, parvint avec grâce à placer sa muléta sur le frontal imaginaire tout en esquivant, d’un imperceptible écart, le bolide en furie. Ce ne fut plus des rires, mais un olé admiratif qui fusa de la foule. Piqué au vif, le clown devenu triste fit pivoter son charriot pour surprendre à nouveau ce pantin en espadrilles. Avec la même grâce, ce dernier sut transformer cette nouvelle charge en une passe naturelle où le charriot sembla aspiré par le geste lent du maestro en marcel blanc. Des olé fusèrent à nouveau et s’ensuivit une série de charges furieuses du caddy que le toréro de fortune transforma pareillement en passes lentes et élégantes. Le clown essoufflé et lassé s’arrêta là, posant ses coudes sur le manche de son bolide. L’homme, profitant de cet arrêt, se dressa fièrement au-dessus du char de supermarché puis se déséquilibra dans un simulacre de mise à mort posant sa main en fin de course sur l’épaule du clown vaincu, sous les applaudissements des spectateurs conquis par cette fausse corrida paraissant plus vraie que nature. Quelques pro-corridas qui avaient assisté au spectacle portèrent l’homme en triomphe. La parodie tournait en camouflet pour les antis ridiculisés. Alors que le héros éphémère descendait des épaules de l’un de ses admirateurs, une belle femme brune se campa devant lui. Un silence se fit aussitôt, car cette silhouette gracieuse était connue de tous. Sylvie la pasionaria des anticorridas s’écria à son adresse : 3


— J’espère que tu es fier de toi ! Puis elle le gifla de toutes ses forces. La foule s’écarta, tous deux se fixèrent un instant puis se détachèrent du tumulte pour deviser avec force gestes et éclats de voix. Le couple, peu à peu, se dilua dans la multitude en même temps que les clowns. En ce lundi de Pentecôte, la tension était palpable surtout à quelques heures de la corrida de Raphaël de Paula. Seul contre six taureaux, l’icône vivant de la tauromachie faisait son grand retour à cinquante-six ans, un retour en vogue surprise, après vingt ans d’absence. « L’homme qui dansait avec le taureau », tel qu’on le surnommait au sommet de sa gloire, revenait fouler le sable des arènes de Nîmes. Ce retour était une surprise, nul ne l’avait revu une cape à la main de toutes ces années, aucun document, aucune photo n’était sortie de sa propriété andalouse où il se terrait. Affronter ainsi six taureaux sans préparation relevait d’un défi prodigieux, prompt à raviver la flamme ternie de la tauromachie. À l’approche du cinquo de la tarde, un cortège enthousiaste se déversa sur le boulevard puis dans les arènes. Aux aficionados convaincus, se mêlaient des touristes curieux et quelques vieux nostalgiques du grand Raphaël. Mais, pas que… À l’entrée principale puis aux accès des tribunes et des amphithéâtres, des flics fouillaient les sacs à la recherche de banderoles ou d’instruments bruyants pouvant perturber le spectacle. La hantise d’une manifestation des antis occupait la police comme les huiles et les élus pros. L’Europe entière soutenait les défenseurs des animaux. Des images d’activistes pacifiques perturbant une grande corrida ne manqueraient pas d’alimenter les journaux télévisés surtout si les pros manifestaient leur haine et leur agressivité comme ils l’avaient fait en d’autres occasions. La défense de leurs sacro-saintes traditions obscures semblait désinhiber toutes les violences. Les arènes s’emplissaient doucement, un sympathique brouhaha s’élevait peu à peu du bas vers le haut. L’amphithéâtre était déjà bondé, les tribunes et les places numérotées des premières se comblaient lentement de créatures huppées, de chemises blanches et 4


de larges chapeaux. Les costumes de la présidence, les cravates des élus et des officiels, les talons aiguilles de leurs compagnes vinrent parachever la mosaïque snob des aficionados du spectacle morbide qui allait se dérouler. Une exhibition ridicule, qui irait du paséo au son de Carmen où se dévoileraient les acteurs de la tuerie, du péon à l’arrastre(2) chargé de sortir le taureau moribond, de la cavalerie grotesque des picadors harnachés de matelas jusqu’au maestro Raphaël solitaire en tenu goyesque, ce jour-là, unique surprise de ce défilé. Enfin, les Alguazils(1) empanachés en tête iraient chercher les clefs du toril. C’est précisément quand les cavaliers noirs s’apprêtaient à rapporter les précieux caroubles dans un galop débridé que l’indicible, le redouté, l’espéré de tous les médias, se produisit. Une infamante banderole de cinq mètres se déroula tout en bas, face à la présidence à gauche du toril. CORRIDA ÉCOLE DU CRIME Un murmure, des sifflets puis une bronca(8) monumentale s’éleva dans l’arène en même temps que Sylvie la pasionaria saluait le public. Des spectateurs furieux voulurent se jeter sur les perturbateurs, mais un service d’ordre musclé les en dissuada. Un silence s’ensuivit quand Raphaël traversa l’arène calmement en direction de la banderole. Arrivé à sa hauteur, il salua Sylvie et lui tendit son chapeau noir laissant s’écouler sur ses épaules une opulente chevelure poivre et sel, la fière pasionaria lui tendit en retour une cape noire doublée d’un tissu ocre. Quand Raphaël s’agenouilla à une dizaine de mètres du toril derrière sa cape noire étalée au sol. Le silence laissa place à une rumeur familière, la corrida semblait reprendre ses droits, l’émotion aussi, malgré la banderole qui frémissait au vent. Le clairon annonçant la sortie du taureau retentit. La porte du toril claqua et une robe ébène, brillante, drapant un frontal garni de cornes blanches acérées jaillit, frémissante, furieuse et splendide. La bête déchaînée se lâcha vers la tache noire et ocre immobile, qui s’envola soudainement puis disparut de son champ de vision puis de sa trajectoire. Elle vola un instant sur les épaules du maestro qui se releva bientôt dans le dos du taureau. Trois pas de course, un cri 5


roque de Raphaël et l’animal arrêta sa course, se retourna vivement, banda ses muscles, pour ne voir bientôt que ce leurre magnifique, envoûtant, qui le héla, le canalisa, le capta dans une véronique(8) suave, tendue, infinie qui s’acheva pour en appeler une autre, et une autre et encore une autre jusqu’à la rebolera(6) finale où la mante s’envola, aveuglant l’animal un instant pour le stopper net. Le taureau essoufflé et vaincu regarda s’éloigner Raphaël d’un pas lent et gracieux, sous les applaudissements du public. À cet instant, la gifle qui l’avait sonné, il y a quelques heures brûlait sa joue droite, la voix de Sylvie résonnait dans sa tête : Tu es fier de toi ? Oui, il l’était maintenant, après cette série de véroniques que lui seul était capable d’enchaîner sur n’importe quel taureau, capable seul de danser avec cinq-cents kilos de muscles en pleine force, sans artifices, ni piques, ni banderilles, d’avaler dans sa cape une robe noire brillante non maculée de rouge. Le toréro de cape est le prélude de la corrida, un instant vierge de cruauté avant la boucherie qui s’annonce, avant que les picadors fassent leur entrée pour le tercio de piques. Tu es fier de toi ? Il le serait plus encore quand, d’un geste, il chasserait les deux cavaliers ballots armés d’une lance, sous le murmure d’effroi des aficionados. Le larsen d’un micro vint couvrir les clarines du premier tercio de pique. — Mesdames et messieurs ! La présidence reçoit à l’instant un ordre de la préfecture. L’alinéa 7 qui protégeait la corrida de L’article 521-1 du Code pénal réprimant les actes de cruauté commis contre les animaux est supprimé. Cette corrida est donc illégale et je me dois, en regret, d’en interrompre le déroulement. Des hurlements de fureur envahirent l’amphithéâtre antique, les forces de l’ordre qui contenaient les activistes et leur banderole semblaient dépassées et un lynchage s’annonçait. Le taureau oublié trottinait devant les barrières sous la présidence, les péons s’affairaient pour le maintenir loin de Raphaël qui lentement au milieu du tumulte vint rejoindre le centre de l’arène. Il 6


fit quelques pas de danse avec sa cape puis héla l’animal de loin, refit quelques pas rythmés tout en s’approchant du fauve. Le silence se fit. Le taureau se tourna vers lui en grattant le sol, rageur. Raphaël avançait toujours, virevoltant en se drapant de sa cape, captant l’attention de la bête féroce, Il s’arrêta à trente mètres de lui. Tu es fier de toi ? Les mots de Sylvie, son ex-compagne, prenaient soudain leur sens. Tu n’aimes pas les taureaux, tu t’aimes ! Seulement, tu n’es rien sans eux. Tu penses les glorifier en les matant, en les dominant, en les tuant. Mais ils existent sans toi, sans la corrida. Les prairies d’Andalousie comme celles d’Aubrac ont leurs taureaux, ils sont sélectionnés là pour se battre, là pour résister au froid et à la neige. Dans leurs pâturages, où qu’ils soient, ils sont beaux sans toi. Tu les domines parce que, depuis ta naissance, tu ne cesses de répéter ces gestes de gloire, ces gestes de mort. Naturelles, hautes, basses, à droite à gauche, derechazo(10), ton ballet est bien réglé. Le leur ne le sera jamais parce que la mort leur interdira de préparer ton trépas. Les cicatrices qui couvrent ton corps sont tes signes de gloire, ils ne sont en fait que la misère d’un vain combat. Ton expérience n’empêche pas la corne de quelques rares spécimens de t’atteindre. Ce ne sont que quelques rameaux d’une lutte qui cache une forêt de sélections, d’artifices et de tricheries destinées à baisser la tête, la charge et mater la fougue des taureaux. Tout est fait pour que la ronde des naturelles(9) s’inscrive dans le rond de l’arène jusqu’à la mort de la bête. Cette chorégraphie hypnotique et morbide a pu exciter la plume, la mine ou le pinceau de quelques artistes. Si la dramaturgie de l’arène a pu les inspirer un temps, ils ont su en sortir. Les taureaux de Goya ne ressemblent pas à ceux de Picasso. Pablo peignait comme ses maîtres, Picasso peindra en maître. Parce que l’image est plus belle que le geste, que le symbole du taureau que tu assassines. Elle dépasse l’esthétique de ton duel. Pour Picasso son sacrifice expie l’horreur d’un peuple abandonné au fascisme. Toi, on te nomme maestro, mais tu ne dessines que des ronds éphémères de sang et d’ocre dans le sable des arènes. J’ai fait un rêve, celui d’un toréro de cape, comme seul toi sais 7


l’exécuter, pacifique et lent qui clôturerait à jamais la dernière corrida dans un triomphe. Contre tout usage, la péna sur les gradins joua « En “er” mundo », Raphaël « cita »(3) l’animal qui s’élança avec fougue vers le leurre que le maestro fit danser à nouveau, enchaînant trois navarras gracieuses ponctuées d’une demi-Véronique qui mit le taureau dans le vide. Raphaël se campa alors devant le toril et tandis que ses grandes portes s’ouvraient, la dernière charge vint s’évanouir dans l’étoffe d’une chicuelina(4) de rêve. Le taureau magnifique, la tête haute, prit la porte en marchand fièrement et vivant , Sous les acclamations d’une foule en délire. Raphaël ne se retourna pas. Il s’appropria le centre de la piste pour un salut circulaire qui s’acheva dans un baiser envoyé à l’adresse de Sylvie. FIN (1) ALGUAZIL : Au nombre de deux, en tête du paséo, vêtus de noir et coiffés d’un chapeau à plumes, ils sont chargés, sous le contrôle de la Présidence de veiller à l’application du Règlement. Ils remettent également aux toreros les trophées remportés. Ils ont conservé à travers les siècles leur costume datant de Philippe II. (2)ARRASTRE : Enlèvement hors de la piste du taureau mort, traîné par des chevaux au galop. Lorsque la Présidence honore un taureau d’un tour de piste, pour sa bravoure, celui-ci s’effectue au pas, sous les applaudissements du public. (3)CITER : Capter l’attention du taureau, par la voix ou le geste, afin de provoquer sa charge. (4)Chicuelina Dans le monde de la tauromachie, la chicuelina est une passe de cape inventée par Manuel Jimenez « Chicuelo ». (5)Navarras Dans le monde de la tauromachie, la navarra (« navarraise » en français) est une passe de cape, progressivement améliorée par plusieurs matadors. Elle est considérée comme l’ancêtre de la 1. (6)Rebolera Dans le monde de la tauromachie, la rebolera – ou revolera – est 8


une passe de cape qui s’effectue d’une seule main pour terminer une série de lances. (7)Bronca Dans le monde de la tauromachie, on appelle bronca (mot féminin ; de l’espagnol : disputer, gronder) une manifestation bruyante du public en signe de désapprobation ou de mécontentement. (8)véronique : Dans le monde de la tauromachie, la véronique (de l’espagnol : verónica) est une passe de cape. (9) Naturelles : Dans le monde de la tauromachie, la naturelle (de l’espagnol : natural) désigne une passe de muléta considérée comme une des deux manœuvres essentielles dans le toréro classique, la deuxième étant la passe de la main droite ou derechazo(10).

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